METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2013-2014: THE ENCHANTED ISLAND (Pasticcio baroque de Jeremy Sams) le 8 MARS 2014 à 12h (Dir.mus: Patrick SUMMERS Ms en scène: Phelim MC DERMOTT) avec Placido DOMINGO

Le monde de Neptune (Placido Domingo) © The Metropolitan Opera.
Le monde de Neptune (Placido Domingo) © The Metropolitan Opera.

Il n’y a guère qu’au MET où l’on puisse voir des spectacles presque impossibles à imaginer en Europe. Le MET programme peu ou pas d’opéra baroque qui en revanche fait partie de la normalité en Europe, même si Peter Gelb soutient qu’on peut en représenter dans cette salle immense de 4000 spectateurs. Et pour introduire ce répertoire inconnu ici, il a eu l’idée d’un pasticcio à la manière de ce qui se faisait au XVIIIème, c’est à dire d’un spectacle inventé pour mettre en valeur des grands airs (43 morceaux) du répertoire baroque (Haendel, Vivaldi, Campra, Rameau etc…) autour une trame qui pourrait être la quintessence de ce dont le spectateur rêve quand on lui parle de baroque : une histoire de magie (une île enchantée comme celle d’Alcina), un opéra à transformations, des plumes, des ors, une tempête, des vocalises étourdissantes et deux contre-ténors : voilà 3h20 d’un spectacle funnyssime.

Saluts, le 8 mars
Saluts, le 8 mars

Mais le clou est évidemment une distribution grandiose qui garantit la venue du public : Luca Pisaroni, Susan Graham, Danielle de Niese…et Placido Domingo. En même pas 24h, le ténor du jour, Jonas Kaufmann et la légende d’hier et d’aujourd’hui, Placido Domingo. C’est cela le MET, c’est aussi cela d’avoir le plus gros budget du monde…
Le résultat, un triomphe pour un spectacle qu’il faut accepter tel que, sans se poser de questions, sans vraiment s’interroger sur le sens de l’œuvre et surtout en se laissant aller au pur plaisir du kitsch, des effets, des sourires et surtout d’un chant qui est exceptionnel…

C’est le britannique Jeremy Sams qui a conçu le livret (en anglais) inspiré de Shakespeare, appuyé à la fois sur  La Tempête et sur Le Songe d’une nuit d’été : le duc de Milan Prospero (David Daniels, contreténor), s’est retrouvé après une tempête sur une île qu’il a prise à la magicienne Sycorax après avoir été son amant (Susan Graham).

Susan Graham (Sycorax) © Ken Howard/The Metropolitan Opera.
Susan Graham (Sycorax) © Ken Howard/The Metropolitan Opera.

Vieillissant, il veut garantir l’avenir à sa fille Miranda (Andriana Chuchman) et en même temps retourner dans sa patrie, et donc veut la marier au Prince Ferdinand (magnifique Anthony Roth Costanzo, contreténor), qui voyage avec le Roi de Naples sur un vaisseau, et demande à l’esprit Ariel (Danielle de Niese) de créer une tempête pour que le bateau s’échoue sur l’île et que Ferdinand par la vertu de philtres magiques tombe amoureux de Miranda.
Mais voilà : Ariel est maladroit et se trompe de bateau, lançant la tempête contre un esquif transportant deux couples en lune de miel, Helena et Demetrius (Janai Brugger et Andrew Stenson), Hermia et Lysander (Elisabeth DeShong et Nicholas Pallesen). De son côté la magicienne Sycorax envoie son fils Caliban (Luca Pisaroni) mettre un peu de confusion dans tout ce qui se trame et changer les formules des philtres (échangeant du sang de dragon contre du sang de lézard). Le résultat : un joyeux désordre, on ne sait plus qui est amoureux de qui, et en tous cas jamais de la bonne personne ; il faudra l’intervention de Neptune (Placido Domingo) pour que tout rentre dans l’ordre et que Prospero rende l’île à Sycorax, Ariel à sa liberté et retourne à Milan : tout est bien qui finit bien.
Cette baroque fantasy qui dure quand même 3h20, est donc composée d’un tissu d’airs (voir la liste ci-dessous) dont les paroles ont été changées par Jeremy Sams et dont les auteurs ont pour nom Haendel, qui se taille la part du lion, mais aussi Rameau, Vivaldi, Campra, Leclair, Purcell, Rebel et Ferrandini.

Le dispositif © The Metropolitan Opera.
Le dispositif © The Metropolitan Opera.

Le spectacle a été confié à Phelim McDermott et Julian Crouch (qui signe aussi les décors) fondateurs de l’Improbable Theatre, un théâtre de fantaisie où se rencontrent marionnettes, improvisation, comédie et récit. On leur doit aussi le musical The Addams Family, créé à Chicago en 2009 et repris à Broadway en 2010. Ils ont réussi à alterner des visions très traditionnelles de la machine théâtrale (toiles peintes et effets mécaniques pour les bateaux, les tempêtes, l’apparition kitchissime de Neptune) et une utilisation d’une précision incroyable de la vidéo. Ils allient donc ce que l’illusion théâtrale d’hier et celle d’aujourd’hui font de mieux, en un mélange très fluide où l’on passe du trompe d’œil à l’illusion vidéo sans s’en rendre compte ou presque.

©The Metropolitan Opera.
©The Metropolitan Opera.

Ils réussissent aussi à garder une certaine distance, sans jamais verser dans la paillette, et produisant finalement un travail juste, divertissant, et servant le livret de Jeremy Sams et la musique. Du bon spectaculaire en somme.
Jeremy Sams, professionnel de l’écriture, de la musique, de l’orchestration du spectacle vivant a réussi à retravailler et les airs, et les rares récitatifs avec une telle habileté et une telle fluidité qu’on ne remarque pas la diversité de styles (Haendel, Vivaldi et Rameau, ce n’est pas tout à fait pareil) pour privilégier une sorte de vision unitaire, cohérente qui est une fête pour l’oreille et l’œil fait pour attirer vers le baroque un public a priori non encore acquis .
Lors de la première série en 2011-2012, c’était William Christie qui officiait dans la fosse ; c’est cette fois Patrick Summers qui reprend la production. Patrick Summers, directeur artistique du Houston Grand Opera et Principal Guest Conductor du San Francisco Opera est un bon routier, l’un des chefs qui a le plus riche répertoire aux USA. Il dirige cette « partition » avec un orchestre moderne, le menant avec une belle énergie, mais sans génie particulier sinon celui d’accompagner les chanteurs : ne pas chercher là une quelconque fidélité stylistique ou une couleur baroqueuse. Patrick Summers assure la soirée avec suffisamment de professionnalisme pour obtenir un beau succès au rideau final.
Pour cette reprise et selon la tradition, quelques airs ont été changés par rapport à la création, pour s’adapter mieux aux chanteurs, (Jeremy Sams disait qu’il fallait que les airs soient taillés sur mesure à la main pour les voix) ainsi l’air de Rameau que chantait Joyce Di Donato est remplacé par l’air  Sta nell’ircana  d’Alcina pour Susan Graham. Pour Neptune (Placido Domingo) : on est passé de Rameau à Haendel (Tamerlano) pour son air du second acte, tandis que la fameuse scène de Neptune au fond des eaux représentée sur toutes les photos conclut désormais le premier acte, tel un « showstopper » comme on dit sur Broadway …

Tempête...© Ken Howard/The Metropolitan Opera.
Tempête…© Ken Howard/The Metropolitan Opera.

Car l’avantage du pasticcio est une extrême élasticité du propos, une adaptation des airs aux voix (ou à l’état des voix) présentes sur le plateau. Ainsi donc voilà un spectacle qui fera peut-être fuir les puristes ou les ayatollahs, car il va contre les productions historiquement fidèles, les éditions complètes et archéologiques, les instruments anciens, mais qui devrait attirer un public plus bigarré, disponible, et aimant de belles voix et le pur divertissement.

La première série avait été un triomphe de public, cette reprise l’est un peu moins malgré l’énorme succès et bien que la salle soit plus remplie que pour Wozzeck
Pour qu’un tel spectacle fonctionne, au-delà de la mise en scène, il faut évidemment des voix qui puissent répondre aux exigences de cette permanente mise en exposition. Cela se veut une vitrine de ce que peut-être le baroque, il faut évidemment une vitrine scénique et une vraie vitrine vocale.
Hors Placido Domingo-Neptune, qui intervient plus comme Deus ex machina que protagoniste de l’action,

Prospero (David Daniels) © Ken Howard/The Metropolitan Opera.
Prospero (David Daniels) © Ken Howard/The Metropolitan Opera.

c’est Prospero (David Daniels) et Sycorax (Susan Graham) qui se partagent les principaux rôles. David Daniels, l’un des contreténors de référence aujourd’hui impose sa voix très affirmée, une voix qu’il arrive à voiler, à qui il donne une couleur vieillie (le personnage de Prospero monte toute cette affaire parce qu’il arrive à la vieillesse) réussie, mais il domine formidablement l’ensemble du plateau, avec un magnifique second acte, où on lui demande (ainsi qu’à Susan Graham) une plus grande intériorité et une expression plus profonde de la souffrance. Son air I try to shape my destiny – Chaos, confusion qui est en réalité Pena tiranna d’Amadigi di Gaula de Haendel est un des magnifiques moments de la soirée.

De même pour la Sycorax de Susan Graham, à la voix pleine et ronde, peut-être moins sûre aujourd’hui dans les agilités : son deuxième acte et notamment toute la partie finale où l’alternative est se venger (de Prospero) ou pardonner est cependant souverain, avec une belle  science du chant au service de la passion: j’ai beaucoup aimé The time has come. The time is now (en réalité : Morirò, ma vendicata de Teseo de Haendel).

 

Danielle de Niese (Ariel) © Ken Howard/The Metropolitan Opera.
Danielle de Niese (Ariel) © Ken Howard/The Metropolitan Opera.

Danielle de Niese compose un Ariel frais, plein de fantaisie, avec des agilités vocales étourdissantes : la mise en scène la sert, son arrivée au fond de l’eau chez Neptune, dans un scaphandre, est désopilante.

Luca Pisaroni (Caliban) © The Metropolitan Opera.
Luca Pisaroni (Caliban) © The Metropolitan Opera.

Quant à Luca Pisaroni, dans le rôle de Caliban, sous un masque, il est vraiment remarquable de sûreté vocale, de puissance et de présence : il est souvent plus émouvant que comique, dans un rôle qui est totalement caricatural, une très belle prestation qui dépasse celles dans lesquelles il excellait déjà (Leporello, dans la mise en scène de Haneke à Paris).

Il serait injuste d’oublier notamment la très fraîche Miranda de Andriana Chuchman, et dans les deux couples de jeunes mariés, surtout la magnifique Hermia d’Elisabeth DeShong, qui finira sans doute, si d’autres reprises de ce spectacle sont programmées, par s’emparer et triompher du rôle de Sycorax. Chez les hommes, le ténor délicat Andrew Stenson se fait remarquer dans Demetrius (agréable air d’entrée Oh, Helena, my Helen – You would have loved this island venu de Resurrezione de Haendel) mais une notation particulière pour le Ferdinand très fin, à la voix claire et pure, très contrôlée du jeune contreténor Anthony Roth Costanzo.

Placido Domingo (Neptune) © The Metropolitan Opera.
Placido Domingo (Neptune) © The Metropolitan Opera.

Reste Placido Domingo. Impossible à juger à l’aune des autres: il a derrière lui une telle carrière qu’il la porte toujours avec lui et que les spectateurs qui comme moi l’ont suivi depuis 40 ans (je le vis pour la première fois en 1974) ne peuvent le juger avec l’objectivité voulue. Il fait de Neptune un Dieu un peu farfelu, avec des attitudes qui provoquent les rires. Et il apparaît dans cette hallucinante scène au fond de l’eau, très attendue, avec sirènes, chœurs et conques, à la fois sommet d’un kitsch à la Disney, très bien fait sur la scène du MET qui en a vu d’autres en matière de divinités aquatiques (voir le début époustouflant du Rheingold de Lepage) . C’est la scène emblématique de la production et qu’on la voit partout représentée, elle est d’ailleurs quelque peu flashée par les spectateurs.
Un Domingo en majesté, entouré de chœurs et comme sorti d’une comédie musicale des années quarante.
Un Domingo qui chante deux airs toujours avec un peu de problèmes dans les graves, mais qui réussit à maintenir des agilités et surtout des aigus tenus, sûrs, qui mettent en valeur ce timbre encore chaleureux et qui garde sa pureté : la voix est là, la couleur est là, les jeunes qui l’entendent peuvent encore avoir une idée de qui il fut, par ce qu’il est encore. D’après ce que je sais, il a été quelque peu irrégulier lors de ces reprises, et la presse l’a un peu étrillé, mais le jour (il était midi) où je l’ai entendu, c’était vraiment encore étonnant.

J’ai passé un moment délicieux, je me suis laissé faire, totalement aspiré par cette production qu’un critique a comparé méchamment à un Mamma Mia baroque, pourquoi pas, si musicalement on ne se moque pas du monde et si on passe un bon moment ? On n’oserait pas penser un tel spectacle à Bastille (que ne dirait-on pas !), mais il ne déparerait pas, au contraire, au Châtelet d’aujourd’hui.
C’était mon plaisir de l’île enchantée.
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Placido Domingo, Susan graham, David Daniels le 8 mars 2014
Placido Domingo, Susan graham, David Daniels le 8 mars 2014

Les airs, tels qu’ils apparaissent dans le site du MET : http://www.metoperafamily.org/metopera/news/enchanted-island-music.aspx

Overture
George Frideric Handel: Alcina, HWV 34

Act I

1. “My Ariel” (Prospero, Ariel) – “Ah, if you would earn your freedom” (Prospero)
Antonio Vivaldi: Cessate, omai cessate, cantata, RV 684, “Ah, ch’infelice sempre”

2. “My master, generous master – I can conjure you fire” (Ariel)
Handel: Il trionfo del Tempo e del Disinganno, oratorio, HWV 46a, Part I, “Un pensiero nemico di pace”

3. “Then what I desire” (Prospero, Ariel)

4. “There are times when the dark side – Maybe soon, maybe now” (Sycorax, Caliban)
Handel: Teseo, HWV 9, Act V, Scene 1, “Morirò, ma vendicata”

5. “The blood of a dragon – Stolen by treachery” (Caliban)
Handel: La Resurrezione, oratorio, HWV 47, Part I, Scene 1, “O voi, dell’Erebo”

6. “Miranda! My Miranda!” (Prospero, Miranda) – “I have no words for this feeling” (Miranda)
Handel: Notte placida e cheta, cantata, HWV 142, “Che non si dà”

7. “My master’s books – Take salt and stones” (Ariel)
Based on Jean-Philippe Rameau: Les Fêtes d’Hébé, Deuxième entrée: La Musique, Scene 7, “Aimez, aimez d’une ardeur mutuelle”

8. Quartet: “Days of pleasure, nights of love” (Helena, Hermia, Demetrius, Lysander)
Handel: Semele, HWV 58, Act I, Scene 4, “Endless pleasure, endless love”

9. The Storm (chorus)
André Campra: Idoménée, Act II, Scene 1, “O Dieux! O justes Dieux!”

10. “I’ve done as you commanded” (Ariel, Prospero)
Handel: La Resurrezione, oratorio, HWV 47, “Di rabbia indarno freme”

11. “Oh, Helena, my Helen – You would have loved this island” (Demetrius)
Handel: La Resurrezione, oratorio, HWV 47, Part I, Scene 2, “Così la tortorella”

12. “Would that it could last forever – Wonderful, wonderful” (Miranda, Demetrius)
Handel: Ariodante, HWV 33, Act I, Scene 5, “Prendi, prendi”

13. “Why am I living?” (Helena)
Handel: Teseo, HWV 9, Act II, Scene 1, “Dolce riposo”
“With this, now I can start again – Once, once at my command” (Sycorax)
Jean-Marie Leclair: Scylla et Glaucus, Act IV, Scene 4, “Et toi, dont les embrasements… Noires divinités”

14. “Mother, why not? – Mother, my blood is freezing” (Caliban)
Vivaldi: Il Farnace, RV 711, Act II, Scene 5 & 6, “Gelido in ogni vena”

15. “Help me out of this nightmare” – Quintet: “Beautiful, wonderful” (Helena, Sycorax, Caliban, Miranda, Demetrius)
Handel: Ariodante, HWV 33, Act I, Scene 5, recitative preceding “Prendi, prendi”

16. “Welcome Ferdinand – All I’ve done is try to help you” (Prospero)
Vivaldi: Longe mala, umbrae, terrores, motet, RV 629, “Longe mala, umbrae, terrores”

17. “Curse you, Neptune” (Lysander)
Vivaldi: Griselda, RV 718, Act III, Scene 6, “Dopo un’orrida procella”

18. “Your bride, sir?” (Ariel, Lysander, Demetrius, Miranda) – Trio: “Away, away! You loathsome wretch, away!” (Miranda, Demetrius, Lysander)
Handel: Susanna, oratorio, HWV 66, Part II, “Away, ye tempt me both in vain”

19. “Two castaways – Arise! Arise, great Neptune” (Ariel)
Attr. Henry Purcell: The Tempest, or, The Enchanted Island, Z. 631, Act II, no. 3, “Arise, ye subterranean winds”

20. “This is convolvulus” (Helena, Caliban) – “If the air should hum with noises” (Caliban)
Handel: Deidamia, HWV 42, Act II, Scene 4, “Nel riposo e nel contento”

21. “Neptune the Great” (Chorus)
Handel: Four Coronation Anthems, HWV 258, “Zadok the Priest”

22. “Who dares to call me? – Gone forever” (Neptune, Ariel)
Based on Handel: Tamerlano, HWV 18, “Oh, per me lieto”
“I’d forgotten that I was Lord” (Neptune, Chorus)
Rameau: Hippolyte et Aricie, Act II, Scene 3, “Qu’a server mon courroux”

Act II

23. “My God, what’s this? – Where are you now?” (Hermia)
Handel: Hercules, oratorio, HWV 60, Act III, Scene 3, “Where shall I fly?”

24. “So sweet, talking together” –
Vivaldi: Argippo, RV 697, Act I, Scene 1, “Se lento ancora il fulmine”
“Now it’s returning” (Sycorax)
Handel: Alcina, HWV 34, Act III, Scene 1 – “Stà nell’Ircana”

25. “Have you seen a young lady?” (Demetrius, Helena, Caliban) – “A voice, a face, a figure half-remembered” (Helena)
Handel: Amadigi di Gaula, HWV 11, Act III, Scene 4, “Hanno penetrato i detti tuoi l’inferno”

26. “His name, she spoke his name – The rage” (Caliban)
Handel: Hercules, oratorio, HWV 60, Act III, Scene 2 “O Jove, what land is this? – I rage”

27. “I try to shape my destiny – Chaos, confusion” (Prospero)
Handel: Amadigi di Gaula, HWV 11, Act II, Scene 5, “Pena tiranna”

28. “Oh, my darling, my sister – Men are fickle” (Helena, Hermia)
Handel: Atalanta, HWV 35, Act II, Scene 3 – “Amarilli? – O dei!”

29. “I knew the spell” (Sycorax, Caliban) – “Hearts that love can all be broken” (Sycorax)
Giovanni Battista Ferrandini (attr. Handel): Il pianto di Maria, cantata, HWV 234, “Giunta l’ora fatal – Sventurati i miei sospiri”

30. “Such meager consolation – No, I’ll have no consolation” (Caliban)
Vivaldi: Bajazet, RV 703, Act III, Scene 7, “Verrò, crudel spietato”

31. Masque of the Wealth of all the World
a. Quartet: Caliban goes into his dream, “Wealth and love can be thine”
Rameau: Les Indes galantes, Act III, Scene 7, “Tendre amour”
b. Parade
Rameau: Les fêtes d’Hébé, Troisième entrée: Les Dances, Scene 7, Tambourin en rondeau
c. The Women and the Unicorn
Rameau: Les fêtes d’Hébé, Troisième entrée: Les Dances, Scene 7, Musette
d. The Animals
Jean-Féry Rebel: Les Éléments, Act I, Tambourins I & II
e. Chaos
Rameau: Platée, Act I, Scene 6, Orage
f. The Calm
Campra: Idoménée, Act II, Scene 1

32. “With no sail and no rudder – Gliding onwards” (Ferdinand)
Handel: Amadigi di Gaula, HWV 11, Act II, Scene 1, “Io ramingo – Sussurrate, onde vezzose”

33. Sextet: “Follow hither, thither, follow me” (Ariel, Miranda, Helena, Hermia, Demetrius, Lysander)
Handel: Il trionfo del Tempo e del Disinganno, oratorio, HWV 46a, Part II, Quartet: “Voglio tempo”

34. “Sleep now” (Ariel)
Vivaldi: Tito Manlio, RV 78, Act III, Scene 1, “Sonno, se pur sei sonno”

35. “Darling, it’s you at last” (Hermia, Lysander, Demetrius, Helena)
Vivaldi: La verità in cimento, RV 739, Act II, scene 9, “Anima mia, mio ben”

36. “The wat’ry God has heard the island’s pleas” (Chorus)
Handel: Susanna, oratorio, HWV 66, Part III, “Impartial Heav’n!”

37. “Sir, honored sir – I have dreamed you” (Ferdinand, Miranda)
Handel: Tanti strali al sen mi scocchi, cantata, HWV 197, “Ma se l’alma sempre geme”

38. “The time has come. The time is now” (“Maybe soon, maybe now,” reprise) (Sycorax)
Handel: Teseo, HWV 9, Act V, Scene 1, “Morirò, ma vendicata”

39. “Enough! How dare you?” (Prospero, Neptune) – “Tyrant! Merely a petty tyrant.” (Neptune)
Handel: Tamerlano, HWV 18, Act III, Scene 1, “Empio, per farti guerra”

40. “To stray is mortal” (Prospero, Caliban) – “Forgive me, please forgive me” (Prospero)
Handel: Partenope, HWV 27, Act III, Scene 4, “Ch’io parta?”

41. “We gods who watch the ways of man” (Neptune, Sycorax, Chorus)
Handel: L’allegro, il Penseroso, ed il Moderato, HWV 55, Part I, “Come, but keep thy wonted state – Join with thee”

42. “This my hope for the future” (Prospero) – “Can you feel the heavens are reeling” (Ariel)
Vivaldi: Griselda, RV 718, Act II, scene 2, “Agitata da due venti”

43. “Now a bright new day is dawning” (Ensemble)
Handel: Judas Maccabaeus, oratorio, HWV 63, Part III, “Hallelujah”

 

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2013-2014: WERTHER de Jules MASSENET le 7 MARS 2014 (Dir.mus: Alain ALTINOGLU, Ms en scène: Richard EYRE) avec Jonas KAUFMANN

 

Jonas kaufmann, Werther au MET ©  2014 The Metropolitan Opera.
Jonas kaufmann, Werther au MET © 2014 The Metropolitan Opera.

Pour cette nouvelle production de Werther, le MET a programmé le couple Jonas Kaufmann/Sophie Koch qui avait triomphé à Paris dans la mise en scène de Benoît Jacquot en 2011, et pour l’occasion Sophie Koch a fait ses débuts à New York, tout comme le baryton serbe David Bižic qui chante Albert.
La présence de Jonas Kaufmann, un an après son Parsifal encore ici dans les mémoires, donnait évidemment à la production un relief particulier, et ce soir, encore plus puisqu’il était souffrant à la représentation précédente et avait déclaré forfait.
Si cette représentation n’atteint pas la magie de celle de Paris, elle reste de très haut niveau, vocal et orchestral, grâce à un plateau très bien distribué dans les principaux rôles et à un orchestre bien mené par Alain Altinoglu.
Sans doute la mise en scène très plate de Richard Eyre y est-elle pour quelque chose.
Richard Eyre l’a conçue, avec son décorateur Rob Howell (qui signe aussi les costumes), insérée dans une sorte de cadre qui renverrait à ces gravures qu’on trouve dans les maisons bourgeoises et qui raconteraient l’histoire de Werther. Double dispositif : dans la première partie, un espace extérieur, jardin, tables, parasols qui pourrait être l’espace du bonheur et de la légèreté, et pour la deuxième partie (actes III et IV) deux espaces intérieurs, un salon bibliothèque bourgeois lourd,  un peu étouffant (acte III) et la chambre de Werther qui vient s’insérer à l’acte IV, un peu comme chez Benoît Jacquot (il semble que Richard Eyre ait vu le DVD d’un peu trop près…). Accompagnant ce dispositif des projections vidéos (nature, arbre, lettres) qui commentent l’histoire et montrent le cours du temps et la valse des saisons.

Sophie Koch & Jonas kaufmann© 2014 The Metropolitan Opera.
Sophie Koch & Jonas kaufmann© 2014 The Metropolitan Opera.

La mise en scène prend le parti pris de raconter non pas une histoire du XVIIIème siècle, mais contemporaine de l’opéra, une histoire bourgeoise de la fin du XIXème : Charlotte pourrait sortir d’un roman proustien, Sophie est une petite coquette un peu coquine, Albert est un soldat (ce qui expliquerait sa logue absence) qui ressemble étrangement à un officier soviétique : Werther a un costume hors d’âge, longue redingote un peu démodée pour l’époque voulue, mais qui lui donne ce caractère « ailleurs » qui fait tout son charme…
On s’attache à des petits détails, des « petits faits vrais » dirait Stendhal, mais on ne dit rien de fondamental. L’ouverture à rideau ouvert montre la mort de la mère, puis son enterrement : sans doute pour planter le décor et plomber l’ambiance, mais l’effet est inverse : dès la première scène un peu primesautière, cette mère semble avoir été complètement oubliée.
La première partie, plus légère, est même quelquefois un peu ironique, notamment dans la manière de traiter le couple Werther/Charlotte, avec ses hésitations, ses tentatives, ses refus : la salle sourit, voire rit. Et les attitudes éplorées de Werther un peu excessives, attirent là aussi quelques rires.

Le prologue (enterrement de la mère) © 2014 The Metropolitan Opera.
Le prologue (enterrement de la mère) © 2014 The Metropolitan Opera.

On comprend qu’en fait Richard Eyre en imitant ces gravures qui raconteraient l’histoire, insiste sur les attitudes « parlantes », d’où des gestes vaguement caricaturaux, mais cela tombe un peu à plat. Cette volonté de tout montrer (presque comme dans une bande dessinée) fait que, contrairement à la tradition, on voit Werther se suicider, hésiter d’abord à se tirer une balle dans la tête, mais finissant par viser le cœur, avec abondance d’hémoglobine, jusque sur les murs. Quant à la dernière image, suspendue comme dans un final de film, elle montre Charlotte prenant à son tour le pistolet, pendant que les enfants chantent Noël…
Si l’on ne saisit pas que la référence du metteur en scène, ce sont des gravures historiées qui doivent tout décrire pour être comprises du spectateur, on prend la mise en scène pour ce qu’elle est en réalité, une simple illustration, avec quelques jolies images, mais sans vraie distance ni grandes idées.
Mais la vacuité du propos du metteur en scène permet aussi de constater que dramaturgiquement, cette première partie est bien faible, avec des longueurs et des choses un peu inutiles, destinées à faire pittoresque, ou couleur locale : bien sûr, la présence des enfants annonce la scène finale, et leur innocence et leur fraîcheur est un écho aux rêves de Werther, mais on est bien loin de Goethe tout de même. Il faut attendre l’entrée de Werther (ou de Jonas Kaufmann ?) pour que cela prenne corps, pour que s’installent la mélodie et la poésie, et l’intérêt. Mais la nature représentée ici est à la fois attendue et banale, il n’y a rien de Sturm und Drang, tout juste une sorte de jardin anglais, tout juste une représentation bien cadrée d’une nature domestiquée et peu propice aux orages désirés, même si les arbres se glissent dans les interstices des cadres qui forment perspective. Nous ne sommes pas non plus dans le romantisme, et à peine dans le romanesque.

Le dispositif général (acte I) © 2014 The Metropolitan Opera.
Le dispositif général (acte I) © 2014 The Metropolitan Opera.

Il en va autrement musicalement.
La direction d’Alain Altinoglu très attentive aux chanteurs qu’elle ne couvre jamais, prend un parti pris un peu trop léché pour mon goût, mais a l’avantage de mettre en valeur le son de l’orchestre, et les pupitres solistes, comme les violoncelles. Il y a beaucoup de relief, une grande clarté de lecture, non dépourvue d’ailleurs d’une certaine complaisance qui finit par nuire un peu à la relation au plateau. Pour montrer les beautés sonores qui émergent de la fosse, le chef en oublie quelquefois la dynamique dramatique, et manque un peu de tension. Il reste que la couleur de la partition est bien rendue, sans pathos, avec des moments très réussis : toutes les parties plus symphoniques sont vraiment remarquables parce qu’Altinoglu fouille l’orchestre.

La distribution réunie est très honorable dans son ensemble, même si les rôles secondaires sont tenus de manière un peu pâlichonne par Philip Cokorinos (Johann) et Tony Stevenson (Schmidt), tandis que Jonathan Summers incarne un bailli un peu fatigué : la voix qui naguère fut belle manque cette fois de relief et de présence, et le personnage du même coup s’efface .
David Bižic, belle voix de basse chantante qui fait ses débuts au MET, manque encore d’aisance dans la langue française, et donc la personnification s’en ressent : tout le monde n’est pas Tézier qui arrive à faire d’Albert une figure protagoniste et pleine de relief.
Il en va autrement de Sophie, Lisette Oropesa, jeune soprano américaine, à la voix affirmée, qui interprète une Sophie plus mure qu’à l’accoutumée,  douée d’une diction exceptionnelle (supérieure en tous cas à celle de Sophie Koch), d’une voix assez large, et qui donne au personnage un poids un peu différent, aidée par une mise en scène qui en fait une jeune fille gentiment délurée. C’est un nom à retenir car non seulement la prestation est exemplaire, mais elle a prise sur le public qui lui fait un accueil triomphal.
Sophie Koch en Charlotte impose un personnage dramatique et affirmé. La voix remplit sans effort (et même un peu trop) l’immense vaisseau du MET. Il n’y a plus beaucoup de fragilité dans cette Charlotte-là. Il y a trois ans à Bastille, elle avait à la fois cette voix affirmée, cette énergie, mais elle avait aussi une certaine fragilité ; ma Charlotte préférée reste Susan Graham, plus mure, plus apaisante et plus intériorisée.
La fréquentation de rôles lourds, la voix qui incontestablement s’est élargie, font de la Charlotte de Sophie Koch un personnage presque verdien…on sent pointer au loin une Eboli…Ce n’est pas tout à fait ce que j’attends pour Charlotte. De plus, la diction m’est apparue plus relâchée : l’acoustique claire du théâtre faisait qu’on entendait chaque mot de la plupart des autres chanteurs, mais pas les siens, alors qu’elle était la française de la distribution.
Je suis peut-être injuste et un peu trop dur avec un travail qui reste d’un très haut niveau : évidemment le sens dramatique et la présence scénique donnent à sa prestation une rare intensité : elles ne sont pas nombreuses, les Charlotte de cette trempe.

Acte III © 2014 The Metropolitan Opera.
Acte III © 2014 The Metropolitan Opera.

Il faut d’ailleurs un très haut niveau pour tenir la scène face à Jonas Kaufmann. Il était un peu fatigué ce soir, avec quelques petits problèmes dans le suraigu et quelques hésitations au tout début : comme souvent, il a quelque difficulté à entrer en musique, et ses premières paroles sont légèrement pâteuses (je l’avais remarqué et dans Forza et dans Don Carlo à Munich), mais dès que la voix se découvre, se chauffe, s’installe, dès que les aigus sortent, c’est un enchantement.

Acte IV © 2014 The Metropolitan Opera.
Acte IV © 2014 The Metropolitan Opera.

Si Jonas Kaufmann peut chanter aussi bien Werther que Siegmund et bientôt Otello, c’est que sa technique est exceptionnelle et son intelligence du chant rare, c’est surtout qu’il est l’un des seuls à savoir ammorbidire, diraient les italiens, à savoir adoucir et chanter pianissimo et à assurer des mezze voci de rêve, grâce à un contrôle de tous les instants, une science accomplie du chant et une conduite de  souffle époustouflants : la mort de Werther, murmurée, est anthologique. Je l’avais écrit lors de ses représentations parisiennes, seul Alfredo Kraus avec un timbre plus clair, avait un tel contrôle et une telle technique.

Acte III © The Metropolitan Opera.
Acte III © The Metropolitan Opera.

Ce timbre sombre qui caractérise Kaufmann et qui surprend toujours les premières minutes sert évidemment le personnage qu’il interprète, doublé d’une présence charismatique : on ne voit guère que lui lorsqu’il apparaît.
Inutile de tergiverser, c’est un monstre sacré, et on comprend le public debout qui au moment des saluts hurlait Jonas ! Jonas !.
Il reste que je trouve qu’il y avait à Paris une magie juvénile, une émotion qu’on ressentait moins ici : est-ce la mise en scène ? est-ce que Kaufmann ne pourra plus chanter Werther dans quelque temps, lorsqu’il ne fréquentera que d’autres rôles plus larges ? est-ce que j’en attendais trop (c’est toujours possible) ?
Je pense qu’il faudra aller faire un tour au cinéma le 15 mars pour se faire une idée définitive. On le sait fragile et il avait dû renoncer précédemment pour fatigue passagère. Mais fatigué ou pas, il est sans aucune hésitation le plus grand aujourd’hui.
Ce fut quand même un pur bonheur et comme toujours une chance immense de l’entendre, et malgré les menues réserves çà et là, ce fut une grande et belle soirée.[wpsr_facebook]

Les saluts le 7 mars
Les saluts le 7 mars

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2013-2014: WOZZECK d’ALBAN BERG le 6 MARS 2014 (Dir.mus: James LEVINE; Ms en scène: Mark LAMOS)

L'étang...© The Metropolitan Opera
L’étang…© The Metropolitan Opera

Il en a fallu du temps au Wozzeck de Berg pour s’imposer sur les scènes hors d’Allemagne. Une génération au moins. C’est en 1959 que l’opéra fait son entrée au MET, sous la direction de Karl Böhm et depuis, 65 représentations (en 55 ans..). On se demande toujours comment il est possible qu’un tel chef d’œuvre ait éprouvé tant de difficultés à être accepté du public. Et au soir de ce 6 mars, la première de cette reprise, dans la salle, aux fauteuils d’orchestre, l’abondance de jeunes vêtus casual laisse supposer que les places laissées vides ont été bradées.
Pourtant la distribution est de très haut niveau, elle comprend Thomas Hampson, dont ce devait être une prise de rôle et qui, souffrant, a été remplacé par Matthias Goerne par un heureux hasard en récital la veille à Carnegie Hall, Deborah Voigt (c’est aussi une prise de rôle) Peter Hoare, Simon O’Neill, Clive Bailey et c’est James Levine qui dirige: bien que physiquement très diminué (il ne vient pas saluer sur scène et reste dans la fosse), il impose une vision à la fois vigoureuse et très lyrique, une lecture d’une très grande clarté, avec des moments qui séduisent par le rythme et la couleur comme la scène du Biergarten où Marie danse avec le tambour major, qui secouent, comme les deux impressionnants crescendos “en si” du meurtre de Marie. Chaque intermède est marqué par un sens dramatique qui maintient jusqu’au bout une grande tension dans cette course à l’abime qu’est Wozzeck: au total une très grande, une très belle interprétation. On peut préférer une approche plus raffinée (comme celle d’Abbado) ou plus distanciée (Boulez): Levine est ici à la fois théâtral et lyrique: il met en valeur les échos mahlériens de l’oeuvre et réussit à créer quelquefois une couleur étrange qui correspond à ce qu’on suppose être l’âme tourmentée de Wozzeck, et le sentiment d’un temps suspendu: la fin – avec le “coucou” final de l’enfant- est proprement glaçante. Très beau moment.
La soirée est servie par une troupe de chanteurs d’une très grande qualité, comme presque toujours au MET. Matthias Goerne, qui remplace au pied levé Thomas Hampson et qui a travaillé l’après midi même avec James Levine, réussit à créer un personnage halluciné, ailleurs, avec une voix complètement impersonnelle, désengagée, presque désincarnée, grâce à un timbre un  peu voilé qui sert évidemment le propos. Son expérience du Lied, sa manière de dire le texte, son aptitude à ne pas colorer, en font vraiment un très grand interprète. Il compose un Wozzeck presque déjà hors du monde, qui ne s’anime qu’en présence de Marie. La première scène est murmurée, cette voix presque blanche, presque absente fait violent contraste avec celle du capitaine, très composée, cassante, particulièrement colorée de Peter Hoare, qui, après Desportes (Die Soldaten, Zürich, voir le blog), Sharikov (Coeur de chien, Lyon: voir le blog) montre une capacité de composition particulièrement développée: il joue avec sa voix, très ductile, particulièrement malléable et compose un personnage vraiment remarquable dont la voix travaille sur la variation des couleurs alors que Goerne veille à produire un son monocolore ou sans couleur, et qui par contraste parait terriblement humain, au contraire du capitaine.
Deborah Voigt est une Marie à la voix sonore, qui impose une vision très dramatique du personnage, au détriment d’une certaine sensibilité et d’une certaine humanité. Face à un Wozzeck aussi élaboré que celui de Goerne, elle reste, me semble-t-il, un peu extérieure au propos. On pense à ce que ferait une Angela Denoke ou une Waltraud Meier…La Marie de Deborah Voigt n’est pas à dédaigner, mais ce son droit, assuré, quelquefois un peu fixe, ne convient pas au personnage dont elle ne rend pas la fragilité.
Pas de fragilité pour l’excellent tambour major de Simon O’Neill dont on remarque une fois de plus le beau timbre et la voix très présente: la couleur et la manière de chanter conviennent parfaitement à son personnage. Mais c’est le docteur de Clive Bailey qui, avec Peter Hoare, constitue pour moi peut-être la plus agréable surprise: une voix de basse très ductile, qui a une belle aptitude à colorer, à varier le ton, à interpréter; à la fois bouffe et inquiétant, sonore et insinuant mais jamais cabotin: il obtient un succès très mérité.
Mais les rôles de complément sont aussi bien tenus, signalons notamment les deux compagnons de Richard Bernstein et Mark Schowalter, la Margret de Tamara Mumford et l’Andres de Russell Thomas, tous deux diplômés du programme Lindemann pour jeunes artistes promu par le MET et dont la performance est à noter.

Wozzeck au MET © The Metropolitan Opera
Wozzeck au MET © The Metropolitan Opera

La mise en scène de Mark Lamos (un metteur en scène et acteur qui fut le premier américain à mettre en scène un spectacle dans l’ex-Union Soviétique) remonte à 1997: elle était déjà à l’époque bien dépassée. Une vision plutôt plate, fondée sur une ambiance abstraite, aux grands pans géométriques noirs qui délimitent des espaces qu’on suppose mentaux (à cause des ombres projetées qui installent une certaine inquiétude) avec comme seule tache l’étang rouge orange couleur de sang qu’évoque Wozzeck. Du point de vue de la direction d’acteurs, c’est le minimum requis conventionnel: on est aux antipodes d’un Marthaler, d’un Bieito, d’un Chéreau et déjà, 20 ans avant, en 1977, Ronconi avait fait à la Scala  un Wozzeck qui avait bien dix ans d’avance sur cette production…
Seuls moments relativement réussis, les scènes de groupe dans les tavernes (notamment la scène du bastringue du second acte): simplement parce qu’ils insufflent une vie que ce travail ne possède pas. Je défends pour Wozzeck une vision d’où le réalisme n’est jamais absent, quelle que soit la manière dont il est traduit, hyperréalisme du mess des officiers à la Marthaler, raffinerie dont les tuyaux digèrent le monde et les âmes comme chez Bieito, ou village abstrait et concret, monde de formes qui évoquent et délimitent un espace de vie comme chez Chéreau. Ici, l’abstraction n’ajoute rien à l’action, et elle aurait plutôt tendance à l’estomper.
Mais les problèmes de public que connaît le MET ne plaidaient pas en faveur d’une nouvelle production et Peter Gelb a choisi de soigner essentiellement les aspects musicaux et vocaux: de ce point de vue c’est réussi, et c’est une belle représentation qu’il nous a été donné de voir, à laquelle contribue le plaisir de retrouver James Levine qui tient de manière si ferme son orchestre en main: il est l’un des seuls à le faire sonner ainsi, il est vrai depuis 43 ans et 2456 représentations.
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Denorah Voigt (Marie) Thomas Hampson (Wozzeck)   © Cory Weaver 2014 The Metropolitan Opera.
Denorah Voigt (Marie) Thomas Hampson (Wozzeck) © Cory Weaver 2014 The Metropolitan Opera.

METROPOLITAN OPERA NEW YORK: LA SAISON 2014-2015

La saison 2014-2015 du MET est une saison d’attente. Elle l’affiche pas de productions particulièrement stimulantes, mais de nombreuses reprises avec quelques distributions intéressantes ou des chefs solides.
Elle illustre les difficultés de ce théâtre et le délicat management d’une salle immense, au public assez traditionnel, qui ne se renouvelle pas. Les efforts de Peter Gelb pour attirer un nouveau public, plus jeune, donnent des résultats contrastés : renouvellement  des visions scéniques des productions, notamment en faisant appel aux metteurs en scène habitués du Musical (comme pour Rigoletto ou cette année La veuve Joyeuse) ainsi que montage de spectacles « pot pourri » pour implanter le baroque dans cet immense navire (The enchanted Island) n’ont pas produit les effets escomptés. Peter Gelb est discuté, et même si les distributions restent de haut niveau, la politique en matière de chefs reste timide, notamment depuis l’absence des podiums de James Levine pour cause de maladie. L’arrivée de Fabio Luisi comme principal chef invité n’a pas relancé la machine. Fabio Luisi, chef consciencieux, très honnête, rigoureux, mais peu charismatique, manque de cette aura qui fait les grands maîtres de la baguette.
C’est pourquoi le retour en 2013-2014 de James Levine préannonçait une saison 2014-2015 construite autour plusieurs productions dirigées par le chef mythique de la maison, six titres qui reflètent la versatilité d’un chef qui fut d’abord dans les années 70 une référence pour Verdi , puis dans les années 80 et 90 une référence pour Wagner, et qui continua tout au long de sa carrière au MET à diriger les grands piliers du répertoire, y compris Mozart dont il a peu près dirigé tous les titres de référence.
Ainsi sera-t-il au pupitre pour Le nozze di Figaro, Die Meistersinger von Nürnberg, Les contes d’Hoffmann, Ernani, Un ballo in maschera , The Rake’s Progress .
Par ailleurs, la saison sera moins dévoreuse de moyens, avec l’affichage de nombreux standards qui garantissent un public et remplissent les caisses.

La saison prochaine verra six nouvelles productions, dont trois entrées au répertoire :

–        en septembre-octobre Le Nozze di Figaro (James Levine, Richard Eyre) avec une distribution solide à défaut d’être étincelante, Ildar Abdrazakov, Figaro, Marlis Petersen  comme Susanna, Peter Mattei dans le Comte, Marina Poplavskaya la Comtesse, et Isabel Leonard Cherubino  (reprise en décembre sous la direction d’Edo de Waart avec une autre distribution).

–        en octobre 2014, entre au répertoire The Death of Klinghoffer de John Adams, dans une production de Tom Morris, sous la direction de David Robertson. C’est le troisième opéra de John Adams à entrer au Met (après Doctor Atomic et Nixon in China) avec notamment Paolo Szot (le capitaine de l’Achille Lauro) et Alan Opie (Klinghoffer).

–        le 31 décembre et tout janvier  The Merry Widow (Andrew Davis, Susan Stroman), en anglais,  avec Renée Fleming en joyeuse veuve et Nathan Gunn en Danilo, alternant en avril avec un autre cast dirigé cette fois par Fabio Luisi, avec Susan Graham et Rod Gilfry .

–        Fin janvier (et février), une entrée au répertoire du MET, Iolanta de Tchaïkovski/Le Château de Barbe bleue de Bartok (Valery Gergiev, Mariusz Trelinski). Gergiev dirigera (horaires aériens permettant) Anna Netrebko et Piotr Beczala dans Iolanta, qu’ils ont déjà chanté ensemble souvent (à Baden-Baden par exemple, toujours avec  Gergiev) et Nadja Mickael et Mikhail Petrenko dans Le Château de Barbe Bleue.
Dans ces nouvelles productions, notons les noms de Susan Stroman, chorégraphe, spécialiste de Musical pour Die lustige Witwe et Mariusz Trelinski pour Iotanta/le Château de barbe bleue, cinéaste et metteur en scène polonais qui a déjà mise en scène plusieurs opéras pour le théâtre Wielki de Varsovie (il en est le directeur) dont une Manon Lescaut de Puccini en coproduction avec La Monnaie.

–        Du 16 février au 18 mars, entrée au répertoire de La Donna del lago de Rossini, dirigé par Michele Mariotti, très bon spécialiste de Rossini, dans une production de l’écossais Paul Curran (vue à Santa Fé en 2013) avec la meilleure distribution possible : Joyce Di Donato, Daniela Barcellona, Juan-Diego Florez, John Osborn et Oren Gradus

–        En avril, Cavalleria rusticana/Pagliacci (Fabio Luisi, Prod.David McVicar) avec Marcelo Alvarez dans Turiddu et Canio (beau défi), Eva Maria Westbroek dans Santuzza et Patricia Racette dans Nedda
Dans les 18 reprises (sur 24 productions au total) James Levine en dirigera plusieurs :

–        Du 2 au 23 décembre Die Meistersinger von Nürnberg,  dans la vieille mise en scène d’Otto Schenk (il avait été un moment question de monter celle de Stephan Herheim de Salzbourg, mais on reprend une production qui n’a pas été montée depuis 1983…), avec Annette Dasch en Eva, Johan Botha dans Walther, Johan Reuter en Hans Sachs, Johannes Martin Kränzle en Beckmesser, Hans-Peter König comme Pogner

–        Du 28 février au 18 mars Les Contes d’Hoffmann . James Levine succède à Yves Abel (en janvier et jusqu’au 5 février) qui dirigera une distribution très différente, avec une seule chanteuse pour les trois rôles, Hibla Gerzmava, originaire d’Abkhazie, Vittorio Grigolo dans Hoffmann (hum…), Kate Lindsey dans la Muse/Nicklausse et Thomas Hampson dans les quatre rôles du Diable. Levine dirigera en revanche trois chanteuses, Audrey Luna (Olympia…voir la photo de la home page de son site…), Susanna Phillips en Antonia, Karine Deshayes (Giulietta), Elena Maximova dans la Muse/Nicklausse,  Matthew Polenzani en Hoffmann, et Laurent Naouri comme méchant. Choisissez…

–        En mars (jusqu’au 4 avril) Ernani, avec Angela Meade, Francesco Meli, Placido Domingo, Dmitri Belosselskiy (mise en scène Pier Luigi Samaritani, ce qui ne nous rajeunit pas – il fit le Trovatore de Garnier en…1973)

–        En avril (et jusqu’au 9 mai),Un Ballo in maschera (production de David Alden), avec Sondra Radvanovksi, Piotr Beczala (qui ne devrait pas être inintéressant), Dmitri Hvorostovsky et Heidi Stober (en troupe au Deutsche Oper Berlin) dans Oscar

–        En mai également, il dirigera 3 représentations de The Rake’s Progress de Stavinski, avec Stephanie Blythe, Baba la turque et Paul Appleby comme Tom Rakewell. Layla Claire sera Anne Trulove, et Gerald Finley Nick Shadow.

D’autres reprises pourraient intéresser, par le chef, ou par la distribution, ou même quelquefois par les deux :

–        En Septembre-Octobre, Fabio Luisi dirigera Macbeth de Verdi avec Anna Netrebko (qui se lance dans les grands Verdi), Zeljko Lucic en Macbeth, René Pape en Banquo et Joseph Calleja en Macduff (Production de Adrian Noble de 2007)

–        En octobre, Lady Macbeth de Mtsensk de Chostakovitch sera dirigée par James Conlon avec une jolie distribution : Eva-Maria Westbroek, Brandon Jovanovitch (qui commence donc à intéresser les grandes scènes), et l’inusable Anatolyi Kotscherga.

–        En mars et tout début avril, pour ceux qui aiment Massenet, quelques représentation de Manon dans la mise en scène de Laurent Pelly. L’opéra sera dirigé par Emmanuel Villaume qu’on voit en Allemagne et aux USA, mais pas en France, dans une distribution inattendue : Vittorio Grigolo dans Des Grieux (il semble se lancer dans le répertoire français), Diana Damrau dans Manon (la voilà, après Traviata, qui s’intéresse aux grandes dévoyées d’opéra, Russel Braun (Lescaut en alternance avec Michael-Todd Simpson) et Nicolas Testé dans Des Grieux père.

–        Fin Mars  et tout avril, Yannick Nézet-Séguin sera au pupitre pour une reprise de Don Carlo dans la mise en scène de Nicolas Hytner, avec  Yonghoon Lee dans le rôle titre, Feruccio Furlanetto (Filippo II), Simon Keenlyside (Posa), Barbara Frittoli (Elisabetta) et Ekaterina Gubanova (Eboli)

Le tout venant, c’est à dire la caisse…

–        Bohème (Zeffirelli) Dir. Riccardo Frizza avec Ekaterina Sherbachenko/Angela Gheorghiu/Kristine Opolais (Mimi) et Myrto Papatanasiu/Susanna Phillips/Sonya Yoncheva (Musetta) et Brian Hymel en Rodolfo alternant avec Ramon Vargas: 15 représentations entre septembre et janvier pour une production quinquagénaire, cela s’appelle un tiroir-caisse…

–        Carmen (Richard Eyre), un autre tiroir-caisse pour 16 représentations, Dir.Pablo Heras-Casado avec Anita Rachvelishvili, la douce Anita Hartig, Aleksandr Antonenko et Massimo Cavaletti en septembre et octobre, avec des reprises en février et mars sous la direction de Louis Langrée avec Elina Garanca et Roberto Alagna/Jonas Kaufmann (pour les deux dernières de mars)

–        Die Zauberflöte (Julie Taymor) du 6 octobre au 8 novembre. Dir : Adam Fischer, avec Pretty Yende/Miah Persson (Pamina) Ana Durlovski/Kathryn Lewek (Reine de la nuit) Toby Spence (Tamino) Markus Werba (Papageno) et René Pape/Franz-Josef Selig (Sarastro)

–        Aida pour 16 représentations entre novembre et avril sera aussi le troisième tiroir-caisse, dirigé par Marco Armiliato pour 12 représentations jusqu’à janvier avec Ludmilia Monastyrska/Latonia Moore/Marjorie Owens, Olga Borodina alternant avec Violeta Urmana, qui avec juste raison revient aux mezzos (Amneris), Marcello Giordani/Carl Tanner dans Radamès.  Les 4 dernières en avril seront dirigées par Placido Domingo, et donc le MET peut se permettre un cast contrasté: l’horrible Oksana Dyka, Violeta Urmana et Marco Berti et

–        Il barbiere di Siviglia (Barlett Sher), en novembre et décembre. Dir : Michele Mariotti, avec notamment Isabel Leonard (Rosina) Lawrence Brownlee (Almaviva) et Christopher Maltman (Figaro)

–        En décembre et janvier, une reprise d’Hansel and Gretel, en anglais, avec Christine Schäfer (Gretel) et Christine Rice (Hansel), dans la mise en scène de Richard Jones dirigé par Andrew Davis

–        À la même période, La Traviata contribuera à la bonne santé de la trésorerie du MET, pour 12 représentations dirigées par Marco Armiliato, dans la mise en scène désormais fameuse de Willy Decker, avec Ludovic Tézier en Germont pour 10 représentations (jusqu’au 17 janvier) et dans Violetta Marina Rebeka alternant avec Marina Poplavskaya  (qui chantera les 4 dernières) et Stephen Costello et Francesco Demuro alternant en Alfredo.

–        En février et tout début mars, Don Giovanni (Production Michael Grandage) dirigé par Alan Gilbert, le directeur musical du New York Philharmonic, avec Elza van den Heever (Anna), Emma Bell (Elvira, sauf pour la dernière), Kate Lindsey (Zerlina), Peter Mattei (Don Giovanni), Luca Pisaroni (Leporello) le vétéran James Morris (Commendatore, sauf pour la dernière) et le jeune Adam Plachetka, récente découverte de l’Opéra de Vienne en Masetto.

–        10 représentations en mars et début avril de Lucia di Lammermoor dans la mise en scène de Mary Zimmermann que les milanais vont connaître en février 2014. L’opéra de Donizetti sera dirigé par Maurizio Benini avec Albina Shagimuratova en Lucia, Joseph Calleja en Edgardo et Fabio Capitanucci en Enrico.

Pour ma part, les opéras dirigés par James Levine m’intéressent et notamment les deux Verdi (Ballo et Ernani) et Die Meistersinger par curiosité pour une production archéologique et surtout par envie d’écouter James Levine dans un Wagner où je n’ai pas eu encore la chance de l’entendre.
Mais il faut tout de même reconnaître qu’il n’y a pas vraiment de quoi traverser l’Atlantique : on a presque autant chez soi.
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IN MEMORIAM REGINA RESNIK (1922-2013)

Regina Resnik (1922-2013)

Je suis personnellement très affecté par la disparition de Regina Resnik. Nous étions amis, depuis plus de 20 ans. Je l’avais encore rencontrée à New York cet hiver, affaiblie certes par un accident cérébral qui l’empêchait désormais de venir en Europe, mais l’esprit toujours vif, toujours aux aguets, toujours curieuse de ce qui se passait à l’opéra, l’intelligence toujours affûtée, et parlant avec moi tantôt en anglais, tantôt en français, tantôt en italien, dans son appartement sis dans un vieil immeuble du centre de Manhattan qui fut aussi l’atelier de son mari, le peintre lituanien (il était né à Kaunas) Arbit Blatas, disparu en 1999, un des représentants de l’École de Paris.
Vous trouverez sur internet sa biographie détaillée, mais je voudrais simplement rappeler qu’elle est une authentique new yorkaise, d’origine russe, née dans le Bronx, qu’elle a débuté dans Lady Macbeth, qu’elle remplaça Zinka Milanov dans Aida et que très vite, sa carrière de soprano s’est affirmée: elle a travaillé avec tous les grands chefs de l’époque, à commencer par Bruno Walter,  dont il existe un Fidelio (en anglais) avec elle en 1945 (elle avait 23 ans). Elle a été la Sieglinde de Bayreuth en 1953 avec Clemens Krauss et elle était passionnante , et quelquefois irrésistible quand elle racontait son audition avec Toscanini, ou son amitié avec Leonard Bernstein qui l’accompagnait au piano, ou pendant les répétitions avec Wieland Wagner dans la délicate période d’après guerre à Bayreuth deux ans après la réouverture du Festival: elle gardait une très grande admiration pour Wieland et parlait souvent du travail avec lui même si ce qu’elle disait de l’ambiance à Bayreuth montre que ce ne devait pas être toujours très facile. Elle racontait avec gourmandise comment farfouillant chez un disquaire newyorkais, elle avait trouvé un enregistrement du Ring avec des noms inconnus qu’elle avait écouté par curiosité et avait eu la surprise de s’y entendre: le Ring de Clemens Krauss, disparu, était ainsi réapparu.
En 1955 elle  décida de passer mezzo, et elle a toujours revendiqué ce choix. Ses relations difficiles avec Rudolf Bing l’ont empêché de briller au MET comme mezzo, alors qu’elle était l’une des stars d’alors. Mais elle a fait une carrière européenne notamment à Vienne où elle fut la Miss Quickly de Karajan. Elle fut l’une des grandes Carmen des années 60 (elle l’a enregistrée chez DECCA avec Thomas Schippers), sa voix large, profonde, son grave infini, son aigu éclatant, son sens du dire convenait parfaitement à ce rôle qu’elle interprétait de manière certes conforme à l’époque, mais souveraine.
Si vous avez l’enregistrement de l’Elektra de Solti, réécoutez sa Clytemnestre, un chef d’oeuvre d’expressivité, de couleur, d’intelligence . Il y a quelques années je lui avais demandé de me dire ce texte, elle me l’avait récité, et même marqué: elle était impressionnante, à donner le frisson car c’était une actrice éblouissante, avec des yeux prodigieusement expressifs et le bas du visage d’une incroyable mobilité. Quand elle apparaissait en public, il n’y avait d’yeux que pour elle.
La seule fois où je l’ai vue sur scène, ce fut au Théâtre des Champs Elysées, en 1978, dans La Dame de Pique dirigée par Rostropovitch avec Galina Vichnevskaia et Peter Gougalov (au moment de l’enregistrement du CD); elle y chantait la Comtesse. Toute mon existence, je me souviendrai de cette femme, en étole d’hermine blanche, assise (elle était grippée, m’a-t-elle dit plus tard), qui en peu de mots, sans aucun mouvement (elle me racontait que Wieland Wagner lui avait dit “fais le moins de mouvements possible en scène, et tout le monde n’aura d’yeux que pour toi”, et qu’elle avait toujours suivi ce conseil) et ce fut incroyable de tension, de poésie, de présence: si vous mettez la main sur l’enregistrement écoutez attentivement cette scène. Ce fut si incroyable, si tendu, si fort, si vrai que le théâtre a croulé sous les bravos, elle remporta le plus grand triomphe de la soirée. Inoubliable. Combien de fois (et dès que je fis sa connaissance) je lui ai rappelé ce moment qu’elle nous offrit, j’en ai les larmes aux yeux en l’évoquant ici. Elle s’est essayée à la mise en scène, elle fit une Elektra à Strasbourg dans des décors de son mari et elle a terminé sa carrière en remportant un indescriptible triomphe à New York dans A little night music le musical de Stephen Sondheim où elle interprétait Madame Armfeldt (voir youtube où vous constaterez à la fois la diction, l’interprète et la chanteuse) en 1990.
Elle fut l’une des grandes stars du chant, très populaire à New York où elle était très active dans la communauté juive (pour faire vivre le répertoire de poésies ou de chansons juives, pour faire des soirées sur l’humour juif) et très populaire à Vienne.
La dernière partie de sa vie fut consacrée à l’enseignement, c’est évidemment celle où je l’ai côtoyée.
Avec Peter Maag, elle avait fondé la Bottega de Trévise, une sorte d’atelier au sens médiéval du terme, où se côtoyaient jeunes musiciens et jeunes chanteurs pour préparer les productions issues du concours Toti Dal Monte et elle y était une enseignante prodigieuse ce qui n’est pas toujours le cas des anciens chanteurs. En quelques mots, elle analysait une voix et donnait des conseils techniques si clairs que j’ai vu plusieurs fois, en une heure, une voix évoluer et répondre exactement à ce qui était demandé. Elle était toujours exigeante avec les autres comme avec elle même: je l’ai invitée à faire une petite Master Class lorsque j’habitais à Heidelberg: en quatre jours, elle avait composé une vraie soirée, qui avait rencontré un très joli succès: elle était toujours prête, toujours soucieuse de l’effet produit, toujours exacte. Lorsque la Ligue Lombarde a vaincu les élections municipales de Trévise et a voulu fermer le théâtre et dissoudre l’orchestre (ce genre de parti a une relation assez éloignée à la culture) la Bottega a été dissoute et nous avons fondé, avec quelques amis Eurobottega, la bottega europea della musica, une association mue par le même souci de formation de jeunes chanteurs et musiciens, dont elle était l’animatrice et l’âme: l’association a produit entre autres deux opéras  de Schubert Der Vierjährige Posten et Die Zwillingsbrüder qui ont été présentés en Italie et en France, à Royaumont et à l’Opéra de Rennes (alors dirigé par l’excellent Daniel Bizeray) . Elle avait assuré le suivi la formation des jeunes interprètes. Après quelques années de difficultés, nous envisagions de relancer cette association, avec ses conseils et ses encouragements.
Nous nous voyions une à deux fois par an, souvent pour fêter son anniversaire, puis, lorsqu’elle ne put plus voyager depuis 2009,  j’allais la voir lorsque je venais à New York, elle ne manquait jamais de commenter les spectacles du MET, toujours avec sévérité et était friande de récits sur l’actualité de la scène d’aujourd’hui, et d’anecdotes sur tel ou tel chef ou tel ou tel chanteur. C’était une mémoire des années 40, 50, 60, 70 aussi bien en Amérique qu’en Europe. Elle était une référence, déjà, pour moi lorsque je fis sa connaissance: je me souviens, jeune juré du concours Toti dal Monte, j’attendais avec impatience son arrivée (dans un jury où il y avait Magda Olivero et Leyla Gencer, avec Regina, elles étaient nos “trois dames”) et elle vint vers moi en me disant “je suis Regina Resnik”, je lui répondis, “je sais, Madame”, et je lui racontai illico ma soirée de la Dame de Pique, ce qui contribua à nous lier, et nous étions en outre souvent d’accord sur les voix au concours:  une amitié solide en est née, ainsi qu’avec son mari qui était un être extraordinaire de vie et d’humour.

Regina, tes yeux qui savaient être terribles, et en même temps si malicieux, et que tu savais si bien mettre en lumière, ta voix incroyable (car même lorsque tu parlais, tu avais une voix fascinante), ta présence au milieu de tes souvenirs à New York, sorte de gardienne d’un cercle de chanteurs et de peintres disparus, tout cela va terriblement me manquer.
Mais le privilège des artistes, c’est quand même d’être présents par delà la vie et la mort: en ce moment, je suis en train de t’écouter, et, miracle, tu es vivante.
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Regina Resnik

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2012-2013: QUELQUES REMARQUES-RÊVERIES COMPLEMENTAIRES sur PARSIFAL RETRANSMIS le 2 MARS 2013 (Dir.mus: Daniele GATTI, Ms en scène: François GIRARD) avec Jonas KAUFMANN

Décor de la création de Parsifal (Paul von Joukovski pour l’acte II )

J’ai envie de revenir et de rêver un peu sur Parsifal.
L’audition d’hier, liée au souvenir du spectacle le 15, m’a permis de me concentrer plus encore sur la musique, et de constater encore une fois la qualité de la direction de Daniele Gatti. Beaucoup ont noté sa lenteur, qui allait à merveille avec la mise en scène de François Girard, mais elle allait aussi bien avec celle de Stefan Herheim à Bayreuth. On  a perdu pas mal à son départ de la production en 2012. Mais cette lenteur n’est pas uniforme, certaines phrases, dans l’acte II, et même dans l’acte III, sont plus rapides que chez d’autres chefs. Et la lenteur n’est pas un critère à lui seul; on doit aussi souligner chez Gatti la clarté de la lecture, l’appui sur certaines phrases très accentuées,  notables dans ce final extraordinaire qui a provoqué en moi le frisson.
On sait que le plus long Parsifal est celui d’Arturo Toscanini à Bayreuth (bien plus de 4h), dont l’enregistrement a été perdu. Knappertsbusch, la référence des années 50, n’était pas non plus très rapide. C’est Pierre Boulez (1966-1968 et 1970)  qui était le plus rapide selon le tableau qu’on pouvait lire au Musée Richard Wagner de Wahnfried, mais il n’était pas si loin d’Hermann Levi: il avait à l’époque déclaré vouloir revenir au tempo de la création. Toutefois, son Parsifal de 2004 (mise en scène Christoph Schlingensief) était plus lent et beaucoup plus lyrique que sa première version.  Mais peu importe, car l’œuvre a toujours bénéficié, à la scène comme au disque, de remarquables directions musicales; aujourd’hui, Daniele Gatti compte parmi les grandes références.
Dans la direction musicale de l’œuvre ce sont les premiers et troisième actes, fondés à la fois sur du récit et du discours, et sur la cérémonie du Graal qui font pour moi la différence. L’Acte II, qui est le plus théâtral, le plus dramatique, le plus immédiat, le plus accrocheur pour les voix  aussi, est peut-être plus habituel, et constitue une sorte de respiration pour le public. On l’a bien vu à New York où les applaudissements explosaient avant le baisser de rideau. Le public de Bayreuth naguère n’applaudissait pas après le premier acte (ce fut aussi la règle à Paris au temps de Rolf Liebermann: “la fin recueillie du premier acte exclut toute manifestation du public” était-il écrit à l’entrée de la salle): aujourd’hui, cela s’est un peu perdu, avec raison d’ailleurs car cette tradition vient d’une interprétation erronée d’un désir de Wagner. Le deuxième acte permettait donc selon cette tradition au public frustré applaudissements au premier acte de remercier les artistes de manière encore plus chaleureuse, encouragé en cela par l’accord final plus brutal. Au premier acte, la  cérémonie du Graal se termine en deux parties d’abord par une musique plus faible, un peu martiale, que Stefan Herheim avait bien noté en l’accompagnant d’images des débuts de la première guerre mondiale et ensuite par la voix du ciel, plus en accord avec le reste de l’ouvrage. Au contraire le final du troisième acte n’est qu’en enchaînement d’enchantements, l’une des plus belles musiques jamais écrites, transcendée quelquefois par des interprétations hors pair (comme Abbado en décembre 2001 à Berlin, qui avait disposé les chœurs dans tout l’espace de la Philharmonie, donnant tout son sens à l’expression “zum Raum wird hier die Zeit” avec une respiration inouïe qu’il ne retrouvera pas quelques mois plus tard à Salzbourg) ou qu’on trouve dans l’enregistrement DG de Karajan. Ce final en forme de Pâques, de résurrection d’un Monde, Stefan Herheim à Bayreuth en avait fait la Renaissance d’un Monde nouveau issu de la deuxième guerre mondiale et cela fonctionnait à merveille et justifiait à la toute fin l’apparition de la Colombe (supprimée dans la mise en scène de Wieland Wagner, au grand dam de Knappertsbusch) dans cette lumière aveuglante qui inondait le public. Il y a avait parfaite synergie entre la musique extatique la scène et la salle.
Hier à la radio, cette extase était là, accompagnée d’effets physiques qui souvent me prennent à certains moments de Parsifal, frisson, battements de cœur, et puis sentiment le légèreté, de joie, de profond optimisme. Je sais combien ce que j’écris ici peut prêter à sourire, mais Parsifal est l’un des rares opéras à provoquer cela en moi, en tous cas le premier qui l’a provoqué.
Et puis je voudrais revenir sur ces merveilleux chanteurs qui ont inondé de bonheur ce troisième acte. René Pape d’abord que je trouve plus convaincant au troisième qu’au premier acte, Peter Mattei, à la diction si claire qu’on croirait qu’il nous parle. Dans mon compte rendu j’avais parlé de douceur/douleur, c’est exactement je que j’ai ressenti de nouveau. Peter Mattei n’est pas un chanteur wagnérien au sens où ce serait un inévitable dans les distributions wagnériennes: on l’a bien plus entendu dans Mozart (Don Giovanni), dans Bach (Passion selon Saint Matthieu en 1997 avec Abbado), dans Beethoven (Fidelio avec Abbado où il chante le Ministre) on va l’entendre l’an prochain dans Eugène Onéguine. Son répertoire est large, mais cet éclectisme ne le dessert pas, il est devenu l’un des chanteurs de référence sur la scène lyrique aujourd’hui comme beaucoup de chanteurs suédois: son Amfortas est unique, stupéfiant dans la diction, dans l’articulation naturelle de chaque mot, dans l’émotion qu’il sait distiller, sans pathos, sans surjeu, par la simple manière de dire et de colorer le texte.
Kaufmann aussi est étonnant: à la radio, son timbre sombre, presque barytonnant fait un étrange effet à la fin où il intervient aussitôt après Mattei, on a l’impression d’une reprise fraternelle de la parole, d’une succession presque “naturelle” ou même d’une “continuation” plutôt qu’une succession  tant les timbres semblent proches. On sentait moins dans la salle. On peut préférer timbre plus clair (Kollo, King, Vogt) mais là aussi quelle diction, quelle manière de moduler chaque son, de jouer sur le volume, de respirer le texte.
Alors que d’autres amis ont trouvé Dalayman quelconque, un peu linéaire, moins engagée que les autres protagonistes, je l’ai trouvée encore hier soir meilleure que ce que j’entends d’elle d’habitude,  car moi aussi, je l’ai souvent entendue notamment dans Brünnhilde, donnant certes de la voix et des notes sans vraiment donner de la chair. Elle ne fait pas oublier Meier, inoubliable dans ce rôle où elle alliait l’intelligence, la puissance, la sauvagerie et une incroyable sensualité, mais elle est loin de laisser indifférente.
Et de nouveau j’ai éprouvé une certaine gène à écouter Eugenyi Nikitin dans Klingsor, car j’aime les Klingsor qui gardent une sorte de distance froide, qui gardent la distance aristocratique de l’ex-chevalier du Graal, sans devenir une sorte de sorcier grimaçant: la voix de Nikitin est trop souvent grimaçante, dans un univers de mise en scène plutôt retenu, c’est à mon avis une erreur d’analyse  et l’audition radio a confirmé  l’impression en salle  .

Une fois de plus donc, Parsifal a produit son effet. C’est pour moi non l’opéra de l’île déserte, mais l’opéra des origines: j’avais vu début avril 1973 une Walkyrie au théâtre des Champs Elysées par l’Opéra de Berlin Est avec Theo Adam dans Wotan et c’était mon premier Wagner en salle. A la fin du même mois d’avril, un dimanche, le 29 avril 1973, j’avais 20 ans et j’avais osé le Palais Garnier pour un Parsifal qui fut un énorme choc musical et émotionnel (je me précipitai dans une cabine téléphonique à l’entracte pour raconter aux amis cette intensité et ce ciel qui me tombait sur la tête et dans le cœur): Horst Stein dirigeant Donald Mc Intyre (Amfortas) Franz Mazura (Gurnemanz), Joséphine Veasey (Kundry) et Helge Brilioth (Parsifal), ce très solide chanteur qui avait enregistré Siegfried (Götterdämmerung) avec Karajan et qui a fait une assez courte carrière de chanteur wagnérien (encore un chanteur suédois, mort en 1998). Pour l’anecdote, il y avait ce soir-là dans la salle Salvador Dali et Sylvie Vartan: j’étais fasciné par les ors de Garnier et ce public qui alors s’y conformait; et comme lorsque je suis entré dans la salle de Bayreuth pour la première fois, j’avais l’impression de ne pas être à ma place…
Ce choc fut réellement à la fois émotionnel et physique (pour une mise en scène pourtant bien pâle de August Everding, mais alors, tout me convenait!) et a décidé de mon avenir de ( jeune) wagnérien.
Parsifal a été l’œuvre de Wagner que j’ai vue le plus souvent à ce jour et presque la seule jusqu’en 1977 , année de mon premier Bayreuth. J’ai ce privilège d’avoir vu à Bayreuth mon premier Ring complet (Chéreau), mon premier Tristan, mes premiers Meistersinger, mon premier Lohengrin, mon premier Fliegende Holländer.

Mais c’est  Parsifal que j’emporte à la semelle de mes souliers et qui m’accompagne comme une sorte de fétiche. Hier en revenant sur mon émotion à l’audition de la version newyorkaise, je me suis demandé d’où provenait ce goût pour Wagner et cette fascination pour la culture allemande. Bien sûr, je suis germaniste (quelle chance, la plus grande chance de ma vie scolaire! L’allemand devrait être une obligation linguistique et culturelle aujourd’hui à l’école), de ces germanistes qui ont inauguré l’allemand à l’école suite au Traité de L’Elysée, et j’avais un très vieux manuel  (Collection Deutschland) publié avant la guerre, avec certaines pages en gothique(!) et des textes qui parlaient souvent des grands mythes germaniques: Siegfried, Brünnhilde, Lohengrin m’ont ainsi toujours parlé depuis ma classe de 6ème.
Même si le mythe de Parsifal est né des romans arthuriens, Wagner l’a plutôt coloré de méditerranée et d’orient:  il en fait un mythe chrétien et donc oriental (Kundry ne va-t-elle pas jusqu’en Arabie trouver des baumes apaisants pour Amfortas?)(1), Montsalvat est en Espagne (la chapelle du Graal n’est-elle pas à Valence?) mais on se souvient aussi de l’ étrange influence méditerranéenne dans les décors du premier Parsifal: la scène du Graal se déroule dans un décor qui est la réplique de la Cathédrale de Sienne (on peut imaginer mon émotion lors de ma première visite siennoise) et le jardin des filles-fleurs (voir ci-dessus)  imite un jardin de Ravello, sur la côte amalfitaine au sud de Naples (kennst du das Land…):  il n’y a peut être pas de hasard si des chefs italiens furent de très grands interprètes de Parsifal (Toscanini , Abbado, et maintenant Gatti).
J’ai ensuite dans ce plongeon occasionnel dans les souvenirs de jeune admirateur de Parsifal cherché les moments musicaux qui au tout début me bouleversaient : c’était la Verwandlungsmusik( la musique qui accompagne la transformation du premier acte) qui systématiquement me faisait venir les larmes, et l’ensemble des Filles fleurs, notamment “Komm komm holder Knabe” et surtout
“Des Gartens Zier
und duftende Geister” que je trouve toujours une des musiques les plus sensuelles jamais écrites. Combien de fois je me suis passé et repassé la version Boulez, puis la version Solti dans mes jeunes années en écoutant ces deux moments!
Étrangement, quand j’étais jeune, encore plus jeune, j’étais passionné de trains et le nom d’un train TEE le “Parsifal” (Paris-Hambourg) me fascinait. Ce nom que je trouvais magnifique, un peu mystérieux, et en tous cas très évocateur, provoquait en moi immédiatement l’image d’un train vu en contreplongée qui passe à toute vitesse en filant. Le nom même “Parsifal” évoquait alors pour moi vitesse et puissance alors que les mélomanes (et celui que je suis devenu) discutent sans cesse à propos de Parsifal de la lenteur des tempi de tel ou tel chef (à commencer, voir ci-dessus, par Daniele Gatti). De la vitesse et la puissance dans mon enfance, Parsifal s’est bientôt revêtu de lenteur, de majesté et de grandeur. C’est l’écho très proustien du mot qui est ma réalité: les noms wagnériens m’ont toujours fasciné par leur beauté intrinsèque, Parsifal bien sûr (plus que Perceval qui me touche peu), mais aussi Tannhäuser, ou Lohengrin, ou Sieglinde autant de noms qui entre dix et treize ans me faisaient rêver; après treize ans, Wagner s’est installé en moi durablement, et m’a mithridatisé, comme le plus délicieux des poisons.
Parsifal
c’est pour moi  la musique que l’âme écoute au Paradis. J’aimerais croire que l’ange musicien qu’on voit dans “Pala” de Giovanni Bellini à San Zaccaria de Venise, un de mes tableaux préférés, qui diffuse une indicible paix intérieure,  joue Parsifal pour l’éternité.

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Giovanni Bellini, “Pala” de San Zaccaria

(1) on se rappelle que Claudio Abbado pour marquer la fascination de Wagner pour l’Orient, avait utilisé pour les cloches des instruments orientaux énormes qui donnaient un son particulièrement impressionnant et donnaient à la scène de la Verwandlung une sorte de couleur d’apocalypse.



METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2013-2014: LA NOUVELLE SAISON

C’est presque le printemps, et avec le printemps, les fleurs et les promesses des nouvelles saisons. Le MET, presque en même temps que Paris, annonce les fleurs newyorkaises de la saison 2013-2014. 26 titres, et 6 nouvelles productions dont une création américaine, Two Boys de Nico Muhly, et Eugène Oneguine  (Gergiev-Deborah Warner) Die Fledermaus (Adam Fischer-Jeremy Sams) Werther ( Alain Altinoglu – Richard Eyre) Le Prince Igor (Gianandrea Noseda-Dmitri Tcherniakov) et Falstaff, dans la production de Robert Carsen vue à la Scala et à Covent Garden sous la direction de James Levine, qui revient au pupitre du MET diriger deux reprises (Cosi’ fan tutte et Wozzeck) et ce dernier Falstaff.
La politique de Peter Gelb est très discutée: on lui reproche pêle-mêle son coût, ses choix esthétiques, sa politique de communication. La volonté affichée du manager du MET est de rajeunir l’image de la maison, productions surannées, peu de créations, public vieillissant (il y a trois ans, il constatait que son public chaque année vieillissait un peu plus). Donc il essaie de faire appel à la fois à des metteurs en scène vraiment novateurs (Tcherniakov cette année), mais aussi essaie de rajeunir les productions et d’attirer le grand public en même temps (cela ne va pas de soi sur un public plutôt conservateur) en appelant des metteurs en scènes de musical, comme Michael Mayer pour Rigoletto , ou l’an prochain Jeremy Sams pour Fledermaus, à qui il avait déjà confié The enchanted Island (un spectacle pot pourri d’œuvres baroques porté par Placido Domingo qui a remporté une succès immense) qui sera d’ailleurs repris la saison prochaine (toujours avec Domingo et Susan Graham).
Mais la marque du MET, ce sont les distributions qui affichent les grandes stars américaines du chant (Graham, Fleming, Meade, Radvanovski, Racette) mais aussi les autres (Kaufmann, Garanca, Domingo, Alagna, Schwanewilms, Beczala, Villazon, Damrau, Netrebko etc…): en bref tout le chant mondial qui compte défile au MET chaque saison.
Du point de vue des chefs, c’est un peu plus contrasté. Le MET use beaucoup de chefs de répertoire éprouvés, même si chaque saison un ou deux chefs de grand renom descendent dans la fosse. L’an prochain, notons, outre James Levine dont c’est le retour après deux ans d’absence, Valery Gergiev (alternant avec deux autres chefs) en début de saison avec Eugène Onéguine dans une distribution magnifique Anna Netrebko dans son répertoire (alternant avec Marina Poplavskaia), Mariusz Kwiecen alternant avec Peter Mattei et Piotr Beczala avec Rolando Villazon. Valery Gergiev dirigera aussi Le Nez de Chostakovitch dans la mise en scène de William Kentridge, vue à Aix et à Lyon. Notons aussi James Conlon qui dirigera A Midsummer Night’s Dream pour le centenaire de Britten, David Robertson au pupitre de la création américaine de Two Boys (créé à l’ENO de Londres en 2011) dans la mise en scène de Barlett Sher (qu’on commence à bien connaître en Europe, voir son Roméo et Juliette à Salzbourg), Vladimir Jurowski Die Frau ohne Schatten, reprise d’un spectacle de Herbert Wernicke avec Anne Schwanewilms et Torsten Kerl, Edward Gardner dirigera Der Rosenkavalier pour le centenaire de la première au MET (Martina Serafin en Marschallin et Elina Garanca en Oktavian, Mojka Erdmann en Sophie et le  Ochs de toutes les scènes désormais, Peter Rose).  À Adam Fischer est confiée Die Fledermaus dans une mise en scène de Jeremy Sams, avec Susanna Phillips, Christopher Maltman, Christine Schäfer. Distribution de luxe de LElisir d’amore (Netrebko, Schrott, Vargas, Alaimo) mais chef de répertoire (efficace cependant), Maurizio Benini et Barlett Sher comme metteur en scène. Un spectacle à ne pas manquer, peut-être avec Eugène Onéguine le plus excitant sera la reprise de Rusalka de Dvorak, dans la vieille mise en scène de Otto Schenk, dirigé par Yannick Nézet-Seguin, et avec Renée Fleming, Emily Magee, Piotr Beczala, Dolora Zajick dans Jezibaba et John Releya: à mon avis cela vaut la traversée de l’Océan. Autre curiosité , qui manque depuis un siècle au MET, mais je suppose aussi depuis pas mal de temps ailleurs, une nouvelle production du Prince Igor, de Borodine, confiée à la baguette de Gianandrea Noseda qu’on n’attendait pas dans ce répertoire, aux soins du plus attendu Dmitri Tcherniakov qui sans nul doute décoiffera un peu, et une distribution russophone pur sucre dominée par Ildar Abdrazakov, où l’on note Anita Rachvelishvili, Michail Petrenko, et même Oksana Dyka, dont on espère qu’elle est meilleure dans ce répertoire que dans Verdi.
A la même époque que Rusalka et Prince Igor, il fera courir les foules et pleurer Margot (ou Sabrina, ou Jennifer), Jonas Kaufmann pour son unique apparition à New York sera Werther aux côtés de Elina Garanca, sous la baguette sans doute heureuse d’Alain Altinoglu et dans la mise en scène (c’est une nouvelle production) de Richard Eyre, grand metteur en scène de théâtre britannique, et réalisateur, à qui l’on doit la mise en scène de La Traviata dirigée par Solti avec Angela Gheorghiu à Londres en 1995 (avec DVD subséquent) et la plus récente Carmen du MET (Alagna, Garanca). James Levine, Thomas Hampson, Deborah Voigt est l’affiche de la reprise de Wozzeck (mise en scène Mark Lamos). Notons une Sonnambula avec Diana Damrau (mise en scène Mary Zimmermann, direction Marco Armiliato), un Andrea Chénier bien pâle (direction Noseda avec Patricia Racette et Marcelo Alvarez, mise en scène Nicolas Joel), des Puritani antiques (mise en scène Sandro Sequi) mais dirigés par Michele Mariotti, comme à Paris, avec Olga Peretyatko et Mariusz Kwiecien, une Arabella de série avec tout de même Michael Volle, Genia Kühmeier et Malyn Bylström dirigée par Philippe Auguin, et la saison se conclut par une Cenerentola de luxe avec Joyce Di Donato et Juan Diego Florez, dirigée par Fabio Luisi qu’on n’aura pas vu beaucoup dans la saison 2013-2014. J’ai passé sous silence les Bohème et Tosca de répertoire, mais je n’oublie pas Norma avec Sondra Radvanovsky et Kate Aldrich, dirigée par l’ordinaire Riccardo Frizza, et mise en scène par John Copley…tout cela date terriblement, mais c’est Norma, et c’est suffisamment rare pour qu’on en fasse cas.

Une saison variée, qui,  après plusieurs année focalisées sur Wagner, focalise plutôt sur le répertoire slave (Rusalka, Le Prince Igor, Le Nez, Eugène Onéguine) sans un seul Wagner. Si vous envisagez d’aller à New York, et de voir des spectacles du MET, la période octobre-décembre s’y prête (Le Nez, Onéguine), et même si vous voyez Eugène Onéguine sans Gergiev ni Netrebko, vous n’y perdrez pas à entendre Peter Mattei et Marina Poplavskaia sous la direction d’Alexandr Vedernikov, le chef qui a dirigé 9 ans le Bolshoï vaut dans ce répertoire Gergiev (c’est Moscou face à Saint Petersbourg). La deuxième période favorable, c’est février (attention aux neiges!) pour combiner Rusalka, Le Prince Igor, Werther: trois jours de fête lyrique à ne pas manquer . Dernière proposition, avril 2014 en combinant La Cenerentola, I Puritani, Cosi’ fan Tutte. Et si vous préférez d’autres périodes, il y aura toujours au MET quelque chose à se mettre sous la dent avec des distributions en général attirantes (mais pas toujours les chefs souhaités) et des productions passables pour la plupart, et de toute manière au pire New York a d’autres atouts et n’est pas le genre de ville où l’on s’ennuie le soir.
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METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2012-2013: RIGOLETTO de Giuseppe VERDI le 16 Février 2013 (Dir.Mus: Michele MARIOTTI, Ms en scène: Michael MAYER) avec Diana DAMRAU

Questa o quella à Las Vegas ©Sara Krulwich/The New York Times

L’occasion faisant le larron, après le Parsifal d’hier, le MET affichait aujourd’hui à 13h (retransmission dans les cinémas oblige) sa précédente nouvelle production (28 janvier) de Rigoletto mise en scène de Michael Mayer qui a décoiffé la presse et le public parce qu’elle se passe en 1960 à Las Vegas. La distribution comprend Diana Damrau, Piotr Beczala et Zeljko Lucic, trois chanteurs très demandés aujourd’hui, stars ou en en voie de starisation pourrait-on dire.

Appelé par Peter Gelb, le metteur en scène Michael Mayer a transposé l’œuvre dans les années 1960 à Las Vegas au moment du Rat Pack (1): Gelb a un souci avec la moyenne d’âge des spectateurs du MET et veut y amener les jeunes (sont-ils passionnés par Las Vegas en 1960? C’est à voir), il cherche des metteurs en scènes décoiffants, venus du Musical.
La question de la mise en scène se pose fortement au MET, notamment depuis que Peter Gelb en a pris la direction. Celui-ci en effet voudrait amener au MET des metteurs en scène plus modernes, des visions plus contemporaines. Il connaît en même temps son public, assez conservateur, et voudrait en rajeunir la moyenne d’âge, qui a tendance à augmenter. Il doit en même temps retenir ce public, en gagner un autre, par des opérations de communication importantes et sans précédent. D’où des productions qui sont “modernes” mais pas trop, qui décoiffent sans déranger, qui font parler d’elles mais qui ne font pas fouetter un chat. On est loin du Regietheater à l’allemande même si Chéreau a fait son entrée au MET avec De la Maison des morts, de Janacek, coproduite par la Scala, Aix en Provence et le MET.

Implantation scénique Acte I scène 2 et 3 ©Ron Berard/Metropolitan Opera

C’est bien la question qui se pose à la vision de ce Rigoletto. Ce n’est pas la transposition de l’œuvre de Verdi qui fait problème:  j’ai rendu compte de la mise en scène de Jonathan Miller, à l’ENO, qui fonctionne parfaitement depuis 1982 et que j’ai vue en 2009:  cette mise en scène transpose Rigoletto dans Little Italy, au milieu des luttes de clans et des trafics divers. Au MET la transposition renvoie à une Amérique des plaisirs et des pouvoirs officiels et occultes, à un monde de paillettes où l’argent coule à flots de manière insouciante, où tout est facile, y compris le meurtre, où la limite entre le licite et l’illicite reste trouble, mais le parti pris ne va pas jusqu’au bout, n’a aucune valeur symbolique ni idéologique,  devient vite un décor plus qu’une ambiance, et tombe dans la facilité. Quand le Duc entame “questa o quella” entouré de “trucs en plumes” en nouveau Sinatra (micro etc..), c’est assez réussi, et on se dit que ça part bien. Quand Monterone arrive vêtu en sheikh arabe entouré de ses sbires pour prononcer sa malédiction, on note l’anachronisme, les sheikhs arabes n’étaient pas à l’époque réputés fréquenter les casinos et quand pour le moquer de lui Rigoletto se couvre du talit juif (sorte de châle de prière), on ne comprend plus: est-ce pour railler la situation actuelle? est-ce pour faire rire la salle ? Dans ce cas c’est réussi: la malédiction de Monterone (Robert Pomakov, très correct) tombe à plat au milieu des gloussements.

Rigoletto, Acte I ©Ken Howard/MET

Deuxième incohérence, plus grave: on ne comprend plus ce que fait Rigoletto dans cette galère; chez Miller, il était homme de main, âme damnée, et cela fonctionnait. Ici, est-il rabatteur? éminence grise? tous sont en costumes scintillants, il est en cardigan rouge ou vert genre employé de bureau un peu cheap ou en imperméable: homme de l’ombre, mais pourtant bien identifié au milieu des courtisans…la mise en scène  ne l’identifie pas et n’est pas claire, ce qui pour le rôle titre est quand même gênant.
En revanche dès qu’on laisse les ambiances de casino, cela fonctionne mieux, comme la scène entre Rigoletto et Gilda du premier acte, ou même la suivante avec le duc, la fraîcheur de Gilda (même si dans sa petite robe bleue et son imperméable de la même couleur, Diana Damrau a l’air d’une ménagère de moins de cinquante ans, dès qu’elle ouvre la bouche, c’est un monde de fraîcheur et de jeunesse qui s’exhale) donne une vraie couleur à ces scènes.

Acte II ©Sara Krulwich/The New York Times

L’acte II en revanche dans le salon du penthouse du Duc (statue au milieu, escalier qui descend au moins vers les toilettes, vu la manière dont les courtisans en remontent, lustres style MET tant ils imitent les lustres de la salle) avec toujours de chaque côté les tours qui abritent deux ascenseurs qu’on utilise beaucoup, c’est beaucoup moins clair et manque singulièrement d’organisation, avec un chœur et des figurants qui bougent de manière confuse, par exemple quand réapparaît venue du dessous (des toilettes?) Gilda. Si musicalement l’acte II fonctionne assez bien, scéniquement c’est le moins intéressant et le plus brouillon.

Acte II en répétitions La club de Sparafucile ©Ron Berard/Metropolitan Opera

L’acte III représente sur la droite le “club” très privé de Sparafucile et Maddalena, où évolue au lever de rideau une stripteaseuse seins à l’air (gloussements divers en salle) se lovant autour d’un pal avec force gestes sans équivoque (re gloussements), tandis que Maddalena et Sparafucile attendent les clients, et à gauche côté jardin une de ces “belles américaines” dont le coffre enfermera le corps agonisant de Gilda sur fond de néons qui en s’animant font faire les éclairs dans le ciel. Finalement c’est assez réussi, c’est peut-être le moment le plus réussi, par son ironie, par sa crudité (les jeux de Maddalena et du Duc) par sa violence aussi (on voit sur scène l’assassinat assez sauvage de Gilda qu’on cache en général au public) et enfin

Scène finale ©Ken Howard/MET

par cette belle scène de la mort de Gilda dans les bras de son père assis dans le coffre ouvert de la voiture. Le travail théâtral de cet acte est incontestablement construit, avec cet espace séparé en deux, le monde de l’ombre (Gilda/Rigoletto) côté jardin et celui du plaisir, de la nuit, du duc côté cour, avec deux ambiances différentes. Mais l’œil est distrait, et oublie peut-être l’émotion.
Même s’il y a des moments réussis et quelques idées, l’impression prévaut que c’est “much ado about nothing” et que l’histoire remise au XVIème pouvait dire à peu près la même chose, pour moi, c’est un coup de pub pour le MET, un travail à effets pas vraiment abouti et donc superficiellement ficelé, sans étude dramaturgique serrée, et donc un travail inutile, qui n’a peut-être pour seul but d’attirer le public par le parfum des paillettes…
Du point de vue musical, c’est la première fois que j’entendais le chef Michele Mariotti, 32 ans, né à Pesaro (Italie). Il dirige aussi Carmen (ce jour donc, il a à la fois Rigoletto et Carmen à diriger successivement…). Sans être exceptionnelle (apparemment ce ne sera pas le nouveau Toscanini), sa direction est intéressante car il sait bien doser les volumes, donner du rythme et de la palpitation et gérer les crescendo: il reste à donner plus de relief et d’accents, mettre en son comme on met en scène, c’est à dire mieux animer l’orchestre quelquefois un peu plat, mais il écoute les chanteurs et au total la prestation est loin d’être indifférente. Il y a actuellement en Italie une génération de chefs de 25 à 35 ans intéressante et à suivre avec attention.
Aucun des chanteurs n’a démérité, parmi ceux que la distribution a réunis. Seule peut-être Oksana Volkova en Maddalena manque un peu de volume et de grave, ce qui est gênant pour Maddalena mais elle a un si joli corps dont elle sait si bien user en scène qu’on peut oublier un peu la voix.

Rigoletto et Sparafucile Acte I ©Ken Howard/MET

Le Sparafucile de Štephan Kocán est en revanche à signaler parmi les belles surprises: une magnifique voix de basse, un air du premier acte qui a emporté le public enthousiasmé: la voix est belle, sonore, profonde, et le style est impeccable: à suivre!
Piotr Beczala en Duc de Mantoue n’a peut-être pas le charme inhérent au Duc, et peut-être pas la voix traditionnelle attendue dans le rôle, qu’on veut lumineuse, solaire, claire, facile à l’aigu, ductile. Malgré une couleur plutôt sombre et un léger manque de ductilité (en revanche quelle agilité corporelle au troisième acte!) il a bien d’autres qualités: une voix large . un chant  précis et très rigoureux, avec des aigus larges, bien tenus sur le souffle, avec des moments remarquables, sans jamais montrer des difficultés, et on reste étonné de la performance qu’on peut applaudir. Il y a du style, peut-être plus pour Puccini (Calaf, Rodolfo) que Verdi. Mais il est bien rentré dans le personnage voulu, et il construit bien sa voix: il y a beaucoup d’intelligence chez cet artiste et dans ce chant, même s’ il manque un peu de “peps”.
Si Vittorio Grigolo avait toutes ces qualités-là de rigueur et de technique, alors oui ce serait un grand ténor pour Rigoletto. Mais la technique est tellement désordonnée qu’il lui faudra(it) bien du travail pour y arriver.
Željko Lučić, entendu dans un très décevant héraut à la Scala est en revanche un bon Rigoletto (rôle dans lequel à la Scala il alternait avec George Gagnidze): il a la voix, l’intensité, le volume, les aigus (même si quelquefois opaques ou blancs) et surtout la présence indiscutable. Il n’a peut-être pas la  couleur ni la technique d’un italien à la Nucci, mais indiscutablement la prestation est intéressante et le personnage bien campé, il est même très émouvant dans les parties les plus lyriques: les duos avec Gilda sont vraiment réussis. A revoir!

Gilda/le Duc Acte I ©Ken Howard/MET

Enfin, habemus Gildam: je ne sais si Diana Damrau sera une Traviata à succès à la Scala en décembre prochain. Elle est une Gilda en revanche exceptionnelle. La voix est fraîche, claire, la diction impeccable. Évidemment les aigus sont triomphants, appuyés sur le souffle, s’ouvrant de manière régulière avec un contrôle technique exemplaire, mais la voix aussi sait s’élargir et gagner en volume: j’ai l’habitude de Gilda plus légères, avec une personnalité moins affirmée: la Gilda de Damrau est adulte, sait s’affirmer. C’est vraiment la plus belle et la plus sûre Gilda des dernières années, très supérieure à Andrea Rost (Scala avec Muti et Chailly) ou même la très appliquée Elena Mosuc (avec Dudamel en novembre dernier). Elle donne là une leçon de chant et d’interprétation lyrique.

Enlèvement de Gilda ©Ken Howard/MET

Et voilà, en deux jours j’ai ajouté mon tribut au bicentenaire Wagner/Verdi: un Parsifal de très haute tenue, un Rigoletto dans l’ensemble très bien chanté, dans un écrin un peu inutile et plus médiatique que pertinent. Mais ce fut une vraie fête pour le chant, et c’est suffisamment rare pour le souligner. Jj’espère que les spectateurs des cinémas français ont pu apprécier les qualités des artistes de ce Rigoletto: succès pour tous, mais contrastes pour le metteur en scène revenu saluer pour les spectateurs des cinémas du monde. C’était ce soir le Rat Pack(1) du chant lyrique!
Rendez vous au cinéma avec le MET  le 2 mars pour Parsifal

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(1) Le Rat Pack (Club des rats) est un groupe d’artistes dont le leader était Frank Sinatra (avec Sammy Davis, Dean Martin et d’autres) liés au Parti Démocrate et à J.F.Kennedy, mais aussi pour Sinatra à la Mafia,  qui se produisaient à Las Vegas, faisant de cette ville un symbole du divertissement.

Souvenir de week end un peu fou

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2012-2013: PARSIFAL de Richard WAGNER le 15 Février 2013 (Dir.mus: Daniele GATTI, Ms en scène: François GIRARD) avec Jonas KAUFMANN

Acte I © MET Ken Howard

Pour une lecture détaillée de la mise en scène, je vous renvoie à mon compte rendu du Parsifal de l’Opéra de Lyon en mars 2012 car le travail n’est pas fondamentalement différent.

Pour bien de mes amis et connaissances, ce Parsifal ne valait pas la traversée de l’Atlantique: on connaît bien Gatti en France et on ne l’aime pas trop, on a déjà vu la production à l’Opéra de Lyon, et Kaufmann vaut peut-être une messe, mais dans d’autres rôles. Puisque je suis à New York, je ne la pense évidemment pas ainsi.
Peter Gelb a en effet réuni une distribution exceptionnelle pour cette nouvelle production de Parsifal, en coproduction avec l’Opéra National de Lyon et la Canadian Opera Company de Toronto: René Pape en Gurnemanz, Jonas Kaufmann en Parsifal, Katarina Dalayman en Kundry, Peter Mattei en Amfortas et Evguenyi Nikitin en Klingsor. Un tel plateau vaut le voyage, et Daniele Gatti reste l’une des références pour Parsifal aujourd’hui.
Et puis, c’est toujours un plaisir d’aller au MET, de redécouvrir le rituel de l’Opéra new yorkais, sa fontaine intérieure dédiée à Ezio Pinza où vont se désaltérer les spectateurs, ses fauteuils de salle dont chacun est dédié à son donateur, sa galerie de portraits des grandes vedettes du MET au sous-sol, ses programmes minimalistes gratuits, la MET Opera Shop un peu folle où vous trouvez disques, jouets gadgets, mais aussi assiettes, tasses,verre, bijoux, étiquettes de bagages, corsages, robes, casques wagnériens et j’en passe, et ce public très mélangé, sympathique avec lequel il est facile de tenir conversation et dans lequel ce soir circulaient quelques spectateurs vêtus en chevaliers du Graal (robe de chambre et toge) . Oui, tout cela fait plaisir, un très grand plaisir qui fait mesurer aussi la très grande chance d’être là.
Le décor de Michael Levine a dû être élargi pour s’adapter au plateau immense du MET, et quelques costumes fabriqués pour les choristes supplémentaires; sinon, le spectacle vu à Lyon est bien là, toujours aussi ritualisé. François Girard a opté pour un rituel modernisé, se focalisant sur une sorte de rite de la fécondation: le monde du Graal est infécond, le premier acte se déroulant sur une lande désolée où femmes et hommes sont séparés par une sorte de ruisseau sanguinolent, une plaie de la terre qui semble infranchissable: Kundry reste du côté femme (jardin) tandis que tout l’acte se déroule côté cour, là où sont les hommes organisés en groupe compact assis sur des chaises, comme une fleur immense d’où émergeraient un à un les personnages. Dans ce monde figé, Parsifal quand il arrive ne cesse de regarder de l’autre côté notamment Kundry et ils se battent à peu près sur le ruisseau médian; il est déjà ailleurs en arrivant en scène: il ne pourra donc lire le rituel du Graal. Rien de changé à l’acte II (voir le compte rendu lyonnais), sinon que du parterre, vu la pente, il est impossible de voir le lac de sang où évoluent les personnages, ce qui est une grande frustration vu la beauté de l’image, et qui fait perdre aux spectateurs part des idées de la mise en scène: mais on a toujours cette belle image de ce défilé haut et étroit, parsemé d’un éclairage rougeoyant, image métaphorique d’un corps féminin vu de l’intérieur. Quant à l’acte III, où la foule bien séparée au premier acte est cette fois entremêlée, où les costumes se mélangent, se sécularisent où le côté sectaire initial  laisse place à une foule sans règle particulière où femmes et hommes sont mélangés dans ce monde qui est celui de la mort et du rituel funéraire, de la stérilité que Parsifal revivifie en trempant la lance dans le sang du Graal. Seule petite différence,  l’image finale où une femme se lève pour aller vers Parsifal qui la regarde, annonçant une renaissance est bien moins claire qu’à Lyon, le rideau se baissant en même temps que la femme se lève. A mon avis seuls les spectateurs qui connaissaient la fin du spectacle lyonnais ont dû remarquer cette image ici très furtive, et c’est dommage.
François Girard a signé là un spectacle esthétiquement très réussi, a introduit une symbolique (la dialectique stérilité/fécondité) pas souvent exploitée dans Parsifal par les metteurs en scène, tout en gardant une vision fortement ritualisée, qui correspond bien à l’approche musicale de Daniele Gatti, d’un rituel qui ne mime en aucun cas le rituel chrétien, mais qui renverrait plutôt à des rites archaïques et qui insisterait sur simplicité et hiératisme (costumes très essentiels pantalon/chemise blanche, femmes en noir) avec des images fortes et tranchées (noir, blanc et gris pour les actes I et III, rouge et sang pour l’acte II). Le metteur en scène a obtenu d’ailleurs un relatif succès malgré les habituelles huées des premières d’opéra, à New York comme ailleurs.

A ce discours scénique correspond un discours musical magnifiquement dominé par Daniele Gatti, à la tête d’un orchestre des grands jours, même si les cuivres comme souvent au MET restent quelque peu en retrait (attaques pas très propres, quelques accidents), mais le mouvement, la dynamique et le son d’ensemble sont convaincants. J’emploie le mot “dynamique” à dessein, malgré la lenteur du tempo imposé par Gatti, car c’est bien le paradoxe de cette direction musicale, déjà remarquée ailleurs et notamment à Bayreuth: le tempo est lent, mais sans qu’il y ait de longueurs, de moments sans relief, de trous noirs: au contraire, en émergent une dynamique interne, une puissance particulière. La clarté du propos, et des différents niveaux sonores, la manière d’étirer le son, en gardant son épaisseur, qui crée immédiatement tension et intérêt, le volume bien contrôlé, tout fait sens.  Gatti à qui l’on reproche de jouer souvent un peu fort ici joue des volumes avec à propos sans jamais couvrir le plateau ni marquer trop de violence: même le prélude de l’acte II reste à la fois dramatique et contenu: ce qui contribue à créer l’espace théâtral (dans un acte qui est sans doute le plus théâtral des trois), c’est que plus que l’étirement  discours, ce sont les accents qui rythment la musique: c’est sans doute là un reste de”l’italianità” du chef qui permet de créer tension et drame, un chef qui réussit souvent mieux dans le répertoire d’opéra non italien (son Wozzeck est par exemple exceptionnel, c’est l’un des chefs à privilégier pour Berg, qu’il adore). Une direction à la fois dilatée et pleine de relief, qui permet aux chanteurs, à toute l’équipe de chanteurs, d’asseoir le texte et de le dire de manière exceptionnelle, variée, colorée, un texte à la fois joué et chanté . (voir la scène des filles fleurs, si vive et fraîche).
A cet orchestre si bien tenu correspond un chœur nombreux, bien préparé par Donald Palumbo, très en phase avec l’orchestre et dont la diction étonne par sa clarté.
L’équipe réunie, je l’ai dit est parmi celles dont on peut rêver: La Kundry de Katarina Dalayman (ceux qui me lisent un peu savent que j’ai souvent des réserves sur cette artiste) est ici particulièrement convaincante. Son volume vocal correspond à l’exigence d’un rôle implacable et terriblement tendu. Même si ses suraigus sont quelquefois criés, ces cris se justifient pour un personnage  qui oscille au deuxième acte  entre séduction féminine et sauvagerie animale. Il faut reconnaître que les aigus du final de ce deuxième acte ont un tel volume, une telle violence qu’ils frappent l’auditeur: on n’ a pas entendu cela depuis longtemps. En même temps, le tempo de la scène entre Kundry et Parsifal permet à la voix de se contrôler avec rigueur, et de montrer des accents puissants, autoritaires et à la fois très mystérieux et enjôleurs. Une femme, une mère, une sorcière tout à la fois: vraiment magnifique.

Jonas Kaufmann © MET Ken Howard

Le Parsifal de Jonas Kaufmann, qui s’en étonnerait, est magnifiquement chanté, de ce chant contrôlé sur toute l’étendue du spectre qui peut à la fois des aigus puissants (“Amfortas, die Wunde”) et des mezze voci à se damner. Le chant de Kaufmann est toujours surprenant parce qu’il est très expressif, par la modulation vocale, par le contrôle et le jeu sur le volume: on peut passer du forte au murmuré en une seconde et cela fait toujours sens. Kaufmann propose ici un personnage venu d’ailleurs, un avant goût de son Lohengrin, un Ur-Lohengrin à la voix douce et apaisante, mais avec un esprit de décision qui dans le deuxième acte emporte tout, sans jamais se départir d’une certaine “morbidezza”(douceur) vocale qu’on va d’ailleurs entendre tout au long de l’acte III.  Son entrée au final est presque antithéâtrale , parce qu’il émerge de la foule qui s’écarte, sans surgir, mais en entrant simplement:  il est autorité sans être autoritaire, comme son chant.
C’est magnifique et étonnant même si dans ce rôle, aujourd’hui, d’autres sont remarquables aussi, dans un autre style. Il n’est (peut-être…) pas aussi irremplaçable que dans d’autres rôles comme Florestan ou Don Carlo, voire Werther ou Don José. Tiens, il y a quelque chose de Werther dans ce Parsifal-là. Nicolai Schukoff à Lyon, qui chante en ce moment Don José au MET- sans doute aussi la doublure de Kaufmann pour Parsifal (vu les annulations des Siegmund l’an dernier, MET échaudé craint l’eau froide…)- avait une sorte de présence mâle (y compris dans son chant) qui cadrait très bien avec la mise en scène de Girard, même si il y a loin de la coupe aux lèvres quant à la seule beauté du chant, comparé à Kaufmann. Plus loin dans le temps, le Parsifal de Vickers passait de la sauvagerie désespérée à la maturité, une maturité qu’on lisait dans son expression: il était devenu adulte. Il reste pour moi la référence, en écrivant ces lignes, je l’entends encore, je le vois même…
Le rôle de Parsifal n’est ni long ni très difficile à chanter, mais demande un sens de l’interprétation marqué, un chant qui crée bien la différence entre avant le baiser et après, et Vickers savait le montrer.
Jonas Kaufmann a une fois de plus montré quel ténor il est, quel artiste il est, il sait être Parsifal, un grand Parsifal, mais certains diront peut-être pas LE Parsifal de référence, même si dans le jeune homme obstiné du premier acte on lit déjà le personnage futur et son refus du rituel stérile qu’on lui montre et qui ne fonctionne pas, même si l’ intelligence et l’ intuition de cet artiste lui permettent d’offrir une immense composition. C’est quand même phénoménal.

René Pape © MET Ken Howard

René Pape est un très beau Gurnemanz , voix claire, diction impeccable, aigus volumineux et triomphants même si quelques graves sont un peu opaques. Mais dans la galerie des Gurnemanz passés et présents, il déçoit un tout petit peu. Il faut à Gurnemanz incontestablement une voix et beaucoup de résistance (c’est le rôle le plus lourd de Parsifal) et avec Pape nous y sommes, il faut aussi beaucoup d’humanité, beaucoup de nuance dans le chant, et notamment montrer la différence entre Acte I (Gurnemanz est jeune, il a l’âge d’Amfortas) et Acte III, où il est vieux et fatigué. Et là, même si son troisième acte, assez neutre, a une sorte d’inexpressivité voulue de celui qui est las (j’ai trouvé cela vraiment remarquable), je trouve son premier acte relativement moins concerné, un peu indifférent, moins fouillé que ce qu’on peut entendre chez un Kwanchoul Youn aujourd’hui, un Franz Mazura ou un Kurt Moll jadis (il était encore époustouflant avec Abbado en 2002), moins surprenant que Zeppenfeld à Lyon, si jeune, si engagé et même si neuf. Je vais être accusé de pointillisme tâtillon et injuste, vu le succès remporté, mais je dis simplement ce que j’ai ressenti. J’attendais plus “définitif” comme peut l’être son Roi Marke, inégalé à ce jour.
Plus grande est la déception avec Evguenyi Nikitin dans Klingsor. La voix ne réussit pas à s’imposer, et Nikitin ne chante pas avec naturel, mais avec des expressions accusées, une manière de souligner des phrases pour faire le méchant, bref il en rajoute comme si naturellement il n’y arrivait pas ou qu’il était incapable de chanter sans surchanter. Il est difficile de trouver un bon Klingsor: Alejandro Marco Buhrmeister à Lyon était bon, Thomas Jesatko à Bayreuth aussi, chacun dans leur style. Ils étaient bons parce que dans leur chant ils ne surchargeaient pas, Nikitin n’est pas dans le ton. Dommage.
Reste l’Amfortas de Peter Mattei.
Et cet Amfortas-là vaut presque à lui tout seul la traversée de l’Océan. Il y a longtemps, très longtemps (jamais peut-être) que je n’ai pas entendu une telle interprétation. Il y a tout dans ce chant et d’abord une incroyable suavité, une sorte de douceur/douleur christique, la voix est chaude, égale, comme si la douleur était stoïque et à la fois désespérée. Il y a aussi l’émission, la diction qui est un pur modèle d’école, la puissance de la projection dans l’immense salle du MET, il y a simplement un personnage, presque neuf, on n’a jamais entendu cela comme ça. Et ce chant aux accents d’une simplicité presque schubertienne,  fait naître immédiatement dans le public une solidarité presque cathartique, une émotion indicible que le spectateur perçoit dans sa chair . Comment s’étonner qu’il emporte le plus grand triomphe de la soirée? Inoubliable.

Alors oui, ce Parsifal valait l’Océan: malgré les quelques petites déceptions, on est devant une belle production, une distribution exceptionnelle, une direction musicale d’envergure, et tout simplement devant une des plus belles musiques jamais écrites…Et puis, c’est par elle que je suis entré à l’Opéra Garnier, en avril 1973, qui a scellé mon avenir wagnérien, il y a presque 40 ans. Il fallait bien fêter l’entrée dans la folie.

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METROPOLITAN OPERA 2012-2013 (sur grand écran): LES TROYENS d’Hector BERLIOZ (Dir.Mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Francesca ZAMBELLO)

La Prise de Troie © Ken Howard

J’ai eu quelque hésitation à ouvrir mon année lyrique par cette production des Troyens au MET, en direct sur grand écran.  Une mise en scène de Francesca Zambello, que je n’aime pas trop, la direction de Fabio Luisi, qui est toujours respectable mais pour Berlioz? Et Deborah Voigt (Cassandre) qui ne m’enthousiasme pas a priori. Enfin le cast affichait aussi Marcello Giordani dans Enée, dont on pouvait se méfier dans ce rôle.
Mais il y avait Susan Graham dans Didon: à elle seule, elle pouvait justifier que j’affronte les frimas pour aller au cinéma voisin.
Je me suis finalement décidé, et bien m’en a pris, car ce n’était pas Marcello Giordani, mais Bryan Hymel qui chantait Enée et cela faisait deux bonnes raisons d’aller passer la soirée au cinéma.
Et ce fut musicalement, au moins pour “Les Troyens à Carthage”, un émerveillement.

Scène finale © Ken Howard

Passons sur la mise en scène de Francesca Zambello. La production, vieille de 10 ans, n’a pas vraiment d’âge. Madame Zambello sait mettre en images, sait manier les foules, et sait s’inspirer de scènes de la peinture classique, attitudes convenues, bras levés, éclairages efficaces (de James F. Ingalls), torches: elle est la Margherita Wallmann des années 2000:  pas d’imagination, pas d’idées, mais du métier,  de la technique et l’art de savoir composer des tableaux. A conseiller à ceux qui pensent que la mise en scène d’opéra ne doit pas aller au-delà de l’illustration.

La Prise de Troie © Ken Howard

Donc, rien que du banal: Troie en sombre et Carthage en blanc (comme chez Pierre Audi à Amsterdam), un espace unique de jeu, le décor de Maria Bjørnson (du genre métallique) sur deux niveaux, quelques menues idées (Didon assise sur une maquette en construction de la future Carthage, sur laquelle les habitants déposent les bâtiments à peine terminés) Didon d’abord en blanc (costumes de Anita Yavich) puis  en violet, sans doute la couleur de la passion puis qu’Enée revêt à son tour un manteau violet, qu’il abandonne lorsqu’il appareille pour l’Italie. Comme on le voit, cela ne va pas bien loin, sans parler des chorégraphies de Doug Varone, qui n’en finissent pas. Du point de vue conceptuel, un encéphalogramme plat, mais cela se laisse voir sans fatigue.
Musicalement, c’est tout autre chose.

Les Troyens à Carthage “Gloire à Didon” © Ken Howard

On sait que Les Troyens ont eu beaucoup de difficultés à s’imposer sur les scènes. Dans les années 70, la presse spécialisée ne cessait de demander qu’un théâtre ose monter la version complète. Seul Covent Garden avait osé en 1969, et la production fut l’origine de l’enregistrement de référence avec Colin Davis, l’artisan de la “Berlioz Renaissance”, et Jon Vickers dans Enée. Inoubliable.
L’Opéra de Paris a proposé Les Troyens pour l’ouverture de l’Opéra Bastille, en 1990 (l’inauguration de 1989 s’était faite dans un théâtre qui n’était pas en ordre de marche), dans une production de Pier Luigi Pizzi, avec Grace Bumbry et Shirley Verrett, sous la direction de Myung-Whun Chung puis dans la mise en scène de Herbert Wernicke (Production du Festival de Salzbourg) avec Deborah Polaski, Jeanne Michèle Charbonnet et Yvonne Naef avec Sylvain Cambreling au pupitre.
Les Troyens est une œuvre que seuls les grands théâtres peuvent monter, tant elle demande des moyens de production exceptionnels, la mobilisation du chœur et du ballet, une distribution nombreuse et des chanteurs exceptionnels, notamment pour les rôles d’Enée et Didon.
La dernière production de Covent Garden de David Mc Vicar, accueillie de manière assez contrastée, devait être portée par Jonas Kaufmann qui abordait le rôle d’Enée, il y renonça pour raisons de santé: il reste à espérer qu’il puisse la reprendre à San Francisco, Vienne ou à la Scala, qui coproduisent avec Covent Garden.
C’est Bryan Hymel qui a remplacé Kaufmann à Covent Garden. Je l’avais entendu dans Enée dans la production de Pierre Audi à Amsterdam aux côtés de la Cassandre de Eva-Maria Westbroek (Didon à Covent Garden) et de la Didon d’Yvonne Naef (voir l’article en question).

Bryan Hymel

Au MET, il succède à Marcello Giordani qui a assuré en décembre les représentations. Et l’on peut dire que pour ce rôle redoutable entre tous, qui exige des aigus ravageurs, un engagement épique mais aussi une élégance de chant toute particulière dans les moments lyriques (le fameux duo “Nuit d’ivresse et d’extase infinie”), il répond largement à la commande. Déjà je l’avais apprécié à Amsterdam, mais cette fois, il a encore gagné en assurance et en maturité, et les aigus étaient triomphants et sûrs, notamment au dernier acte, où le ténor est particulièrement sollicité. Voilà un ténor bien parti pour les grands rôles français (on pense à Meyerbeer: il vient d’interpréter Robert le Diable à Covent Garden, mais aussi à un autre Berlioz peu joué, le Benvenuto Cellini dont  la production luxuriante de Denis Krief à la Bastille en 1993 est la seule dont je me souvienne). La voix est très bien modulée, la couleur chaleureuse, le timbre séduisant, et le français quasi impeccable grâce à une diction exemplaire. A suivre avec attention.

Deborah Voigt (La Prise de Troie) © Ken Howard

Du côté des dames, Deborah Voigt interprétait Cassandre, immortalisée ces dernières années par Anna-Caterina Antonacci (on se souvient de la production de Yannis Kokkos au Châtelet et à Genève mais aussi l’été dernier à Covent Garden): si la voix pouvait être discutée, l’interprétation était simplement hallucinante. Sur la scène du MET, Deborah Voigt reste désespérément froide et inexpressive. La voix est au rendez-vous, la diction assez satisfaisante, mais Voigt chante toujours de la même façon, avec un visage totalement fixe, qui ne change jamais d’expression, quelquefois même aux dépens des paroles qu’elle prononce. De la technique sans doute, mais aucun art du chant, et évidemment bien peu de sensibilité. Dans la mesure où elle reste en scène quasiment pendant tout l’acte, sa manière de chanter affecte l’ensemble et “La prise de Troie”, qui doit tant à Gluck dont Berlioz se souvient sans cesse, reste un peu en-deçà de ce qu’on attendrait, malgré des chœurs impressionnants et très bien préparés par Donald Palumbo.

Susan Graham © Ken Howard

Tout change dans “Les Troyens à Carthage” où dès son entrée accompagnée par le chœur fameux “Gloire à Didon”, Susan Graham impose un style, qui est LE style: diction exemplaire, expression incroyable de vérité, avec les variations dans la couleur, des gestes accompagnant le texte qui montrent sa parfaite compréhension du propos. Tout y est. Si les aigus semblent un peu plus tendus, ils sont si bien négociés qu’ils passent aisément. Mais c’est dans les moments lyriques et pathétiques que Susan Graham est extraordinaire: le duo “Nuit d’ivresse et d’extase infinie” est à ce titre, avec un Bryan Hymel magnifique, un des grands moments magiques (la musique, en soi est fabuleuse) de la soirée, mais surtout “Adieu fière cité” qui réussit à tirer les larmes; depuis un immense enregistrement de Regina Resnik, je crois n’avoir jamais entendu ce texte dit de cette manière. C’est époustouflant. Je me souviens encore de sa Charlotte à Bastille, bouleversante: elle est ici une immense tragédienne, qui chante avec une intelligence incomparable et sait distiller une émotion indicible. L’intelligence du texte et du chant produisent ce soir un immense moment: c’est aussi le résultat d’une carrière menée sans déplacements incessants, de manière modérée, alternant récitals et quelques rôles, et ménageant la voix.
Et les rôles secondaires sont bien tenus, voire particulièrement soignés et souvent tenus par des chanteurs maison et de jeunes artistes prometteurs ; d’abord le Narbal de luxe de Kwanchoul Youn, basse profonde et sonore qui donne à Narbal une noblesse toute particulière. La Anna de Karen Cargill, mezzo soprano au timbre sombre et velouté , qui a quelques difficultés d’homogénéité entre les registres aigu et grave, mais une belle présence vocale, notamment dans les duos et les ensembles. Une note toute particulière pour deux ténors, le Yopas d’Eric Cutler (déjà vu à Bastille dans ce rôle en 2006, mais aussi dans “Le Roi Roger” en 2009) très appliqué et techniquement impeccable, mais surtout le très  jeune Paul Appleby récemment diplômé du Metropolitan Opera’s Lindemann Young Artist Development Program qui prête à  Hylas une voix à la fois très suave, très douce, très lyrique, et qui sait lui aussi distiller une belle émotion. Un ténor à suivre notamment pour Mozart.
Au pupitre, Fabio Luisi aborde l’œuvre pour la première fois. Fabio Luisi a pratiqué toutes les grandes scènes germaniques pendant la première partie de sa carrière, assurant à Vienne ou à Berlin les représentations de répertoire et donc rompu au changements de style et de tradition. Cette technicité en fait un chef sûr pour un orchestre et n’est sans doute pas étrangère à sa nomination comme “Pincipal Conductor” au MET: moins connu, il ne fait pas d’ombre au directeur encore en titre, James Levine, et il peut assurer aussi bien le Ring (un Ring assez élégant par ailleurs) que Aida ou Ballo in Maschera. Il est aujourd’hui reconnu et lancé dans le circuit des chefs de référence, puisqu’il est directeur musical à Zürich et honoraire à Gênes, sa ville d’origine (alors que pendant des années il n’a jamais dirigé en Italie). En abordant Les Troyens, il maîtrise les masses, tenant ensemble orchestre, chœurs, solistes, de manière solide, mais il sait aussi bien donner énergie et dynamisme aux moments les plus épiques, mais aussi délicatesse et douceur aux moments élégiaques et lyriques (le IVème acte, remarquable à l’orchestre) et très attentif au volume et à la modulation, et très attentif, en bon chef d’opéra, à ne jamais couvrir les voix, notamment au cinquième acte. Il donne vraiment la preuve qu’il est non seulement un technicien de grande sûreté, mais aussi et surtout un bon voire un grand chef qui sait donner couleur et cohérence à une œuvre. On ne l’attendait pas dans ce répertoire, et il y prend sa pleine place. Il est l’artisan de la réussite de la représentation.
Plus généralement, cette représentation est particulièrement emblématique de la bonne santé du chant anglo-saxon et de ses qualités: une distribution entièrement américaine aux qualités notables, notamment dans la diction du français, l’articulation, la projection, et une technique robuste. On accuse souvent cette école de former de bons techniciens, mais peu concernés par les émotions (par exemple Deborah Voigt!) , on a ici aussi l’exemple d’artistes qui savent maîtriser les difficultés techniques et donner à ce qu’ils chantent une puissance d’émotion qui surprend (Graham, Hymel, Appleby). Une vraie leçon pour le chant européen en berne en ce moment et livré à une école russe aux voix puissantes, mais techniquement quelquefois en défaut où les grandes références européennes (Anja Harteros, Anna Netrebko et Elina Garanca ) en ce moment sont largement concurrencées par les américaines (Sondra Radvanovsky, Angela Meade, Renée Fleming, Joyce Di Donato). La force de l’école américaine est qu’elle prépare à tous les répertoires avec une très grande technicité, et produit un résultat le plus souvent au moins très propre. Et avec Hymel, on tient un ténor au timbre clair, aux aigus triomphants, à la diction exemplaire, très adapté au répertoire français, certes, mais où on entend aussi pour le futur un Radamès ou un Florestan. En somme cette soirée retransmise du MET a ouvert 2013 avec l’espoir d’entendre de nouvelles voix solides, qui puissent aider à élargir le spectre du répertoire et à donner de la couleur et de la variété à nos soirées d’opéra.
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Acte III © Ken Howard