DISQUES CD & DVD: MES ENREGISTREMENTS PRÉFÉRÉS/ AIMER ERNANI, de Giuseppe VERDI et faire le point.

Ernani. Voilà un opéra relativement rare sur les scènes, encore que le MET l’ait programmé cette année avec Angela Meade. Très rare à Paris en tous cas, alors que le livret est calqué sur la pièce de Victor Hugo. Je n’ai pas souvenir d’un Ernani à l’Opéra de Paris, en tous cas pas dans les 50 dernières années. J’en ai vu qu’un seul, à la Scala, dirigé par Riccardo Muti dans la distribution A (Domingo Freni Bruson Ghiaurov) et la distribution B (Millo, Surjan, Bartolini, Salvadori) dirigée elle par Edoardo Müller, dans la mise en scène contestée de Luca Ronconi.
Créé à la Fenice de Venise en 1844, il eut un succès immédiat et fut très vite repris dans les opéras du monde. Classé dans les opéras de jeunesse, de deux ans postérieur à Nabucco, il en a les difficultés vocales, notamment pour le rôle d’Elvira, qui est un rôle exigeant agilité et puissance, et dont on n’a pas vraiment de titulaires aujourd’hui. A la Scala, c’est le seul rôle pour lequel Freni fut critiquée (mais elle fut aussi critiquée pour son Aïda avec Karajan à Salzbourg) et à entendre le disque et surtout au souvenir de la représentation, il semble qu’elle s’en sorte avec les honneurs. Je me suis donc fait une écoute confrontée entre trois enregistrements très différents :
Maggio Musicale Fiorentino de 1957 (Dimitri Mitropoulos, avec Anita Cerquetti, Mario del Monaco, Ettore Bastianini, Boris Christof

– Scala 1982 (Riccardo Muti, Mirella Freni, Placido Domingo, Renato Bruson, Nicolai Ghiaurov)
-MET 1962 (Thomas Schippers, Leontyne Price, Carlo Bergonzi, Cornell MacNeil, Giorgio Tozzi)

Je n’ai pas écouté les enregistrement alternatifs, même si je connais bien celui de RCA, peut-être mieux chanté encore par Leontyne Price, car elle y a un meilleur phrasé (enregistré à Rome, elle a peut-être bénéficié de répétiteurs locaux )

La version ci-dessous est sensiblement équivalente à l’autre version du MET, mais outre que je préfère Bergonzi à Corelli, baryton (Mario Sereni) et basse (Cesare Siepi) diffèrent

ErnaniCorelli

 

(NB)J’aimerais attirer l’attention sur la collection du MET, éditée chez Sony, qui présente quelques unes des grandes représentations dans les années 50-60, dans des distributions fabuleuses, même si les chefs sont quelquefois moins connus (Ex. une Walkyrie avec Nilsson, Rysanek, Ludwig, Vickers, Stewart) et à des prix très raisonnables.

Mais revenons à Ernani.
On remarque que dans les trois cas, les distributions sont d’un très haut niveau. Ce type d’opéra ne peut justement passer que dans ces conditions-là. Une remarque à ce propos, un DVD du MET affiche Pavarotti avec l’Elvira de Leona Mitchell. Leona Mitchell est une belle chanteuse, avec un registre central puissant,  mais qui ne peut rivaliser dans Elvira avec les autres têtes d’affiche dont il est question ici.

 

MI0001036564L’enregistrement de 1957 a un avantage certain, c’est qu’il affiche Dimitri Mitropoulos, un de ces chefs rigoureux, imaginatif, novateur, remarquables d’honnêteté et de modestie, et surtout excellent chef d’opéra dans Mozart, dans Verdi, et excellent chef symphonique par exemple dans Mahler (il est mort en répétant à la Scala la 3ème symphonie de Mahler). Il fut présent au MET dans les années 1950, en permanence: Rudolf Bing lui rend un hommage vibrant dans son livre “5000 nuits à l’Opéra”. Ce fut une chance pour le théâtre d’avoir sous la main un chef de cette envergure qui faisait l’ordinaire du théâtre et garantissait un extraordinaire niveau musical. Il sait à la fois alléger, donner une extraordinaire dynamique, accompagner, il a un sens dramatique aigu, souvent électrisant, suit à merveille les chanteurs; et et il dirige une équipe de rêve de l’époque, Mario del Monaco, aux moyens insolents, (ah! son aigu final de l’air initial “Mercè diletti amici”) mais toujours pour mon goût en équilibre instable pour la justesse, Bastianini d’une solidité à toute épreuve, et Christoff qui comme d’habitude, n’arrive pas à me convaincre autant qu’un Ghiaurov (avec Muti) ou même que Giorgio Tozzi (avec Schippers). Anita Cerquetti qui chante un peu à l’ancienne,  mais dans l’aria “Ernani Ernani involami” elle fait toutes les notes et même plus, avec cadences et c’est sublime, même si la cabalette “M’è dolce il voto ingenuo” semble la gêner un peu (ralentissement du tempo).
716sAAcunMLL’enregistrement de 1962 a un avantage, qui s’appelle Leontyne Price, au faîte de sa puissance et de ses moyens et un autre nommé Carlo Bergonzi c’est à dire ce qu’il y a à peu près de mieux dans Verdi. Quant à Thomas Schippers, emporté par un cancer du poumon à 47 ans en 1977, c”est un chef à qui l’on doit de grands enregistrements (Carmen avec Regina Resnik,  Ernani avec Leontyne Price chez RCA etc…) qui a collaboré avec Leonard Bernstein et qui fut très lié à Gian Carlo Menotti dont il a créé plusieurs œuvres. Sa présence au MET dans les années soixante nous vaut entre autres cet Ernani et des Meistersinger (toujours chez Sony). Il a 29 ans lorsqu’il monte sur le podium pour diriger Ernani, il le fait de manière énergique,  impose un tempo rapide, un halètement typiquement verdien et cela électrise le public. Quant à Carlo Bergonzi, il est fait pour Verdi: il a la largeur vocale, la solidité, les aigus, l’homogénéité. Malgré les coupures, traditionnelles au MET, malgré l’absence de reprises, cet enregistrement a la vigueur de la scène, avec une Leontyne Price extraordinaire de facilité, elle a le volume, les aigus déconcertants,  la dynamique, le contrôle sur la voix, la technique: la chanteuse née pour Verdi, et douée d’un timbre exceptionnel, même si en matière de phrasé il y a mieux : sur scène au MET, Leontyne Price est souvent difficilement compréhensible (comme je l’ai écrit plus haut, dans son Ernani chez RCA, fait en Italie, c’est meilleur de ce point de vue)

81LgY6ryTmLEnfin, l’enregistrement de Muti est bien évidemment meilleur du point de vue du son. Il est repris des représentations de la Scala de décembre 1982. C’était la deuxième apparition de Muti au pupitre de la Scala (sa première fut “Le nozze di Figaro”, dans la production de Strehler adaptée à la Scala, celle qu’on voit aujourd’hui à Bastille) et la première dans Verdi, brevet nécessaire pour accéder au poste de directeur musical (qu’il prendra en 1986). A l’époque, Muti était auréolé de ses Verdi électriques, explosifs, prodigieux de vitalité réalisés à Florence: les temps changèrent à la Scala, quand, au lieu de diriger Verdi , il se mit à le penser. Et ce fut d’un ennui mortel.  Mais cet Ernani avait bien le parfum des Verdi florentins,  même si ce fut un demi-succès notamment à cause de l’échec total de la mise en scène de Luca Ronconi, qui eut des conséquences sur la dynamique et les mouvements des chanteurs.

Mais musicalement, quel chef d’oeuvre! Pourquoi? D’abord parce que Muti, qui était alors réputé pour être d’une rigueur extrême sur les dérives de la tradition, refusant par exemple dans Trovatore l’Ut final de “Di quella pira”, propose une version qu’on peut dire presque définitive. Dans Ernani, pas d’ornementations, une grande rigueur mais un rythme explosif dès le départ (Choeur “Evviva beviam beviam”), comme souvent chez lui à cette époque (voir sa Traviata avec Scotto et Kraus) . Freni dans Elvira se place sans doute en retrait par rapport à Cerquetti, pour les ornementations, et à Price, dont elle n’a pas la puissance ni le volume. Mais elle a le sens dramatique, l’énergie, et le style, et surtout, elle est le personnage. Elvira, c’est un condensé de toutes les difficultés, volume d’Aida, agilités d’Odabella (Attila), lyrisme d’Amelia (Boccanegra). A l’époque, Freni chantait Elisabetta de Don Carlo, Aida à Salzbourg, elle chantait encore évidemment Amelia du Simon Boccanegra. Elle avait le volume, la rondeur vocale, le dramatisme dans la couleur. Au disque, elle apparaît  une Elvira très séduisante, très lyrique. Je ne suis peut-être pas objectif , mais je le revendique: je ne critiquerai jamais  Mirella Freni qui m’a tant et tant donné sur scène mais en l’occurrence je pense être juste. Les autres protagonistes, Renato Bruson, à la voix de velours, impeccable de style et Nicolaï Ghiaurov, toujours impressionnant et prodigieux de présence dans un rôle pas si difficile pour une basse, sont à mon avis supérieurs à leurs prédécesseurs; quant à Domingo, s’il n’a plus tout à fait les aigus, il a la chaleur, le timbre, la rondeur, l’engagement, l’humanité. Dans l’ensemble, à cause de Muti, et à cause de l’homogénéité du cast, cet enregistrement, qui a pour moi le parfum du souvenir (et ça compte), reste le plus complet et le meilleur du marché.
Certes, les autres ne sont pas négligeables, loin de là, et ils sont aussi accessibles à un prix très compétitif . Alors, vous ne voulez pas acquérir Muti, offrez-vous d’un coup Mitropoulos et Schippers (un des trois). Mais surtout, surtout, écoutez Ernani, un des plus beaux opéras de Verdi, trop peu connu en France, et qui mériterait une grande production (avec…Harteros par exemple).
Les enregistrements réalisés depuis Muti ne présentent pas d’intérêt, sauf le DVD du MET avec Luciano Pavarotti (aux aigus difficiles) qui bénéficie du Verdi massif, symphonique, énergique de James Levine, l’Elvira très correcte de Leona Mitchell (mais qui à mon avis n’arrive pas à égaler les autres), Sherill Milnes, toujours froid, n’a pas l’élégance stylistique d’un Bruson, et a perdu les aigus, un peu opaques, un Raimondi qui chante Silva comme Scarpia, et donc est bien loin de la profondeur de Ghiaurov.
Mais surtout évitez Bonynge Pavarotti Sutherland, complètement hors jeu.[wpsr_facebook]

Mirella Freni dans Ernani (Scala 1982)
Mirella Freni dans Ernani (Scala 1982)

 

 

 

 

DER RING DES NIBELUNGEN AU MET 2011-2012: EN GUISE DE BILAN

MET, 28 avril 2012, 10h30

Au terme de ce voyage outre Atlantique, je voudrais un peu tirer les bilans de ce Ring, vu dans son intégralité du 26 avril au 3 mai, mais vu aussi en salle de cinéma, et aussi partiellement l’an dernier, puisque j’ai vu La Walkyrie (cette fois avec Jonas Kaufmann, mais sans Levine, ni Luisi) . Cette idée m’est venue en lisant un article bilan extrait d’un blog frère du site de The New Yorker, qui soulignait l’accueil particulièrement frais de cette production, les critiques négatives, l’attitude de Peter Gelb, le charismatique manager du MET. Beaucoup en soulignent les aspects traditionnels, les insuffisances, et affichent préférences marquées pour la production précédente de Schenk. Ce qui est en jeu aussi, c’est la manière dont la production a été ” vendue” par Peter Gelb et son sens de la pub. Tout cela a généré une grosse attente, et une grosse déception.
Le pari de Robert Lepage a été de proposer une production exclusivement fondée sur des effets visuels, pour une œuvre qui certes en réclame, mais qui contient aussi de nombreuses scènes dialoguées où les effets sont forcément limités. Quand l’œuvre appelle du spectacle (Or du Rhin, Walkyrie acte III, Siegfried Actes II et III, Götterdämmerung scène I,1 ) cela fonctionne, mais l’œil du spectateur s’habitue vite aux effets et la surprise joue de moins en moins: de fait c’est le Götterdämmerung qui apparaît le plus faible, le moins imaginatif, le plus ennuyeux. En jouant l’image, Lepage joue aussi l’imagerie, une sorte d’imagerie d’un style très proche de la bande dessinée qui fonctionne quelquefois (Le Dragon) mais qui tombe à plat aussi. Enfin, Lepage semble oublier qu’il y a des personnages qui interagissent, qui projettent aussi sur le spectateur une image. Les seuls personnages vraiment intéressants pour qui Lepage ait prévu un vrai statut semblent Wotan et peut-être Alberich, la face solaire et la face sombre: mais ils ne tiennent apparemment que parce qu’ils sont incarnés, par des artistes extraordinaires comme Bryn Terfel et Eric Owens. Je serais spectateur l’an prochain, je me méfierais des changements de distribution…Pour le reste, ils font ce qu’ils veulent, ou presque, s’ils sont bons, cela fonctionne (Mime: Gerhard Siegel) sinon ils font ce qu’ils font toujours sur la scène dans le Ring (Katarina Dalayman). Les costumes (sauf Wotan) sont sans intérêt, et quelquefois les scènes sont ridicules (le cortège de mariage final de l’acte II du Crépuscule, qui pourrait être sorti d’un Crépuscule des années 20. Enfin, et c’est pour moi symptomatique, la différence projection en HD sur écran et vision scénique n’est pas si grande, tellement l’espace scénique est écrasé par la machinerie.
Bien sûr, il y a une volonté idéologique de ne pas tenter quelque chose du côté du Regietheater, mais de se cantonner au théâtre didascalique, d’illustration précise. Mais alors, il faut le faire bien, il faut organiser des mouvements intelligents, faire en sorte que quelque chose se passe entre les gens, faire circuler les émotions et la sensibilité. Je n’oublierai pas les tableaux frappants,  les filles du Rhin, la descente au Nibelheim, la montée au Walhalla, la Chevauchée des Walkyries, l’arrivée du Brünnhilde sur son cheval ailé, les adieux de Wotan, le Dragon,  l’entrée de Wotan au troisième acte de Siegfried. Mais ce ne sont que des tableaux. Le  reste est plutôt plat et notamment le final de Götterdämmerung à mon avis totalement raté. Robert Lepage a qui l’on doit tant de rêves scéniques, tant de poésie sur les plateaux (Rappelez vous son Rossignol, ou sa Damnation de Faust), s’est laissé prendre au piège de la machinerie. Et c’est dommage, même si cela ne mérite pas toujours les invectives de la presse américaine.
D’un point de vue musical, c’est un peu différent.
Fabio Luisi a été très apprécié par le public, un public habitué depuis une génération au  Ring de James Levine (offert une vingtaine de fois en une trentaine d’années), seul chef ayant été à la baguette pour un Ring au MET depuis la fin des années 70. Alors certes, le son un peu moins massif de Luisi, sa direction souvent raffinée, plus claire, laissant entendre bien des phrases cachées, suivant les chanteurs avec une redoutable précision, frappe un public habitué à son son plus massif, plus symphonique, plus grandiose et plus lourd.
J’ai apprécié les qualités de Luisi, très attentif aux voix comme un chef italien qui se respecte. Mais je n’ai pas lu de ligne précise sinon une préparation bien faite; c’est une direction qui reste un peu anonyme, sans l’ivresse sonore d’un Karajan, sans la précision, le cristal  et la dynamique d’un Boulez, sans le symphonisme et le dramatisme d’un Barenboim. C’est “bien”, c’est très propre, et très contrasté: quelquefois franchement ennuyeux (Walkyrie acte I, Crépuscule actes I et II), quelquefois aussi extraordinaire, voire éblouissant (Walkyrie acte III, Tout Siegfried et notamment l’acte III). Et donc Fabio Luisi n’a pas démérité, très loin de là. Il a toute sa place au pupitre d’un Ring.
C’est du point de vue de la distribution que viennent les meilleures surprises et les motifs de satisfaction. Reconnaissons que Peter Gelb n’a pas eu de chance: un chef renonce pour raisons de santé, un Siegfried annule pour raisons de santé, et les annulations ou les remplacements: Jonas Kaufmann, Waltraud Meier, Eric Owens…Il faut les ressources de la grande maison pour trouver des substituts.
Et pourtant malgré ces accidents , que de trouvailles vraiment exceptionnelles, à commencer par Stephanie Blythe, mezzo extraordinaire, dont la Fricka  réussit à captiver totalement malgré un physique un  peu trop développé. Citons aussi le jeune Siegfried de Jay Hunter Morris, qu’on va voir arriver bientôt sur nos scènes, j’en fais le pari, il a la jeunesse et la jovialité du personnage, la voix tient vaillamment la distance, à quelques savonnages près. Wendy Bryn Harmer, jeune soprano dont la Freia laisse deviner une future Sieglinde, voix un peu métallique mais puissante, et bien posée. Eric Owens, une basse de caractère, exceptionnel, qui compose un Alberich extraordinaire d’humanité blessée, et de puissance bridée et frustrée. Rien que pour eux, pour découvrir ces extraordinaires recrues du chant wagnérien, le voyage se justifie. Et puis il y a ceux que l’on connaît déjà et qui offrent des prestations phénoménales: qui pensait que Gerhard Siegel (Le Loge d’Aix) que j’estimais déjà auparavant, avait une voix aussi puissante aux couleurs aussi variées? quelle palette! une composition mémorable en Mime qui le rapproche de Zednik. Hans-Peter König exceptionnel aussi bien dans Fafner, dans Hunding, dans Hagen, réussit à chanter sans noirceur, en diffusant à chacun des personnages (Hunding et Hagen) une humanité qui surprend et étreint. Iain Paterson, qui réussit chacun des rôles qu’il interprète, avec sa technique remarquable et un chant varié et coloré: un interprète né. Et puis le dernier, mais pas évidemment le moindre: Bryn Terfel ne compose pas Wotan, il est Wotan, un Wotan à la voix claire, lumineuse, un Wotan à la fois sarcastique et d’une ironie mordante qui pèse chaque mot, chaque inflexion, doué d’une diction exceptionnelle, d’une voix qui se projette sans effort et qui prend mille couleurs, inutile de comprendre le texte (parfaitement clair d’ailleurs) pour comprendre ce Wotan là. Inoubliable, grandiose, à garder dans l’antre aux souvenirs dorés.
Alors on oubliera le remplaçant valeureux (et malheureux) de Jonas Kaufmann, Franz van Aken, au souffle trop court pour Siegmund, mais aux qualités de timbre et de diction intéressantes, la Waltraute anonyme de Karen Cargill. Et surtout la contre-performance de Katarina Dalayman, Urlanda Furiosa du moment, avec un chant parsemé de cris stridents, inélégants, sans aucune homogénéité.
On le voit, en 17h de musique, il y a eu des moments de jouissance absolue et même de larmes quand musique, chant, et images se fondent: Adieux de Wotan dans Walküre et entrée de Wotan au 3ème acte de Siegfried sont des moments que personne ne peut oublier: du miel pour l’âme. J’y ajouterai le Siegmund de Jonas Kaufmann entendu l’an prochain, urgent, bouleversant, au chant éblouissant.
Pour ce miel, oui,  cela valait la peine : depuis mon retour ces images se superposent, et je suis heureux.

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012: DER RING DES NIBELUNGEN, GÖTTERDÄMMERUNG, le 3 mai 2012 (Dir.mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Robert LEPAGE) avec Jay Hunter MORRIS et Katarina DALAYMAN

Acte II (photo de répétition) ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Distribution

Direction musicale: Fabio Luisi
Brünnhilde: Katarina Dalayman
Gutrune: Wendy Bryn Harmer
Waltraute: Karen Cargill
Siegfried:Jay Hunter Morris
Gunther: Iain Paterson
Alberich: Richard Paul Fink  (remplaçant Eric Owens)
Hagen:Hans-Peter König

La production

Mise en scène: Robert Lepage
Metteur en scène associé: Neilson Vignola
Décor: Carl Fillion
Costumes: François St-Aubin
Lumières: Etienne Boucher
Artiste Vidéaste : Lionel Arnould

Nous voici donc au terme du voyage. Après une semaine exacte de représentations, et après un prologue et deux jours, voici venir le Crépuscule des Dieux. Et la soirée ne nous laissera pas trop de regrets.
Des quatre soirées c’est indiscutablement la plus faible au niveau de la mise en scène, et le chant y est très contrasté.
Du point de vue scénique, Robert Lepage et son équipe se sont visiblement fatigués, et le pari de tenir 17h de musique avec un seul décor (la fameuse machine) qu’on a déjà tourné dans tous les sens, et qui en a vu de toutes les couleurs (avec un peu de grincements quelquefois) est ici perdu. Il y a quand même des trouvailles: le voyage de Siegfried sur le Rhin (radeau remuant avec Grane et Siegfried)

Arrivée chez les Gibichungen ©Ken Howard, Metropolitan Opera

et l’arrivée de Siegfried chez les Gibichungen (le radeau aborde une sorte de plage) sont des images somptueuses, faire de Grane un automate géant (on s’y trompe au départ) est aussi une bonne idée.

Scène des Nornes ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Les Nornes filant un fil qui est dans leur main une corde très épaisse qui se démultiplie dans les 24 pales de la machine, est une vision à la fois forte et logique: les Nornes font de gros efforts pour filer cette corde épaisse qui résume tous les destins du Monde, et qui se démultiplie en fils; quand la machine s’affole, les fils se déchirent et c’est le drame. Pour le reste, les scènes se déroulent souvent devant un décor fixe (le palais des Gibichungen, tout le deuxième acte et une bonne partie du premier, ainsi que la fin du troisième) et là peu de solutions spectaculaires: l’idée de projeter une sorte de tronc géant dans lequel l’espace serait sculpté, avec ses stries circulaires qui donnent une idée du temps qui passe n’est pas mauvaise non plus, mais finit par lasser, et les statues des Dieux au deuxième acte (Fricka, Wotan, Donner) et à la fin du troisième (les mêmes plus Freia et Froh) qui s’écroulent à l’embrasement du Walhalla sont aussi une bonne idée.
Que des bonnes idées alors? Non, pas vraiment. On en a assez de voir des effets avec l’eau (les filles du Rhin qui sont sur un rocher, l’un des chasseurs qui lave son manteau, Siegfried qui se rince les mains, Günther qui se rince les mains ensanglantées du sang de Siegfried et qui transforme les Rhin en fleuve de sang) désormais le spectateur est habitué. On est las aussi de voir, dans ces scènes qui demandent vraiment une direction d’acteurs, quelque chose de sommaire et archi vu et revu. Robert Lepage a choisi de suivre les didascalies et de respecter au millimètre le livret. Bravo diront les Vestales, mais qu’est ce qu’on s’ennuie! Pas une seule vraie idée de théâtre, pas de véritable travail sur les gestes, pas d’occupation de l’espace: la machine empêche le chœur de se déployer et la grande scène de l’acte II, impressionnante au départ, tourne à vide, l’arrivée d’Alberich et la scène avec Hagen n’ont aucun mystère (Ah! Chéreau, le Rhin argenté, la pleine lune) et le cortège de mariage final est complètement ridicule (voulu?). La scène de la mort de Siegfried a été vue des dizaines de fois de cette manière et ce Rhin qui cataracte un peu en arrière plan est lassant. Quant à la scène finale, elle est ratée: certes, tout ce bois qui s’embrase, certes, Brünnhilde qui enfourche Grane comme il y a des lustres Marjorie Lawrence sur un vrai cheval (sans doute un rappel en forme d’hommage), mais le bûcher de Siegfried qui s’éloigne peu à peu comme sur des roulettes, c’est maladroit, mais l’Anneau lancé aux filles du Rhin, ce n’est pas clair, mais la noyade de Hagen, c’est assez mal fait, mais les statues qui tombent, c’est un peu attendu. Où est le final inoubliable de l’Or du Rhin, ou de la Walkyrie? Seule image qui reste, c’est la dernière, retour à l’origine et à cette première image du Rhin qui remue (la machine en contre jour sur fond bleu profond) qui va à l’unisson avec la musique et qui fait un bel effet (comme au départ de l’Or du Rhin d’ailleurs). On l’impression que les ressources de la machine sont impuissantes face à l’organisation dramaturgique wagnérienne: la Marche funèbre même, pour laquelle on attendrait quelque chose de grandiose, reste plate et sans émotion.
Dans le genre, je ne peux que conseiller le Ring de la Fura dels Baus, à Valence ou Florence l’an prochain, le Crépuscule des Dieux est un très grand moment, bien supérieur à celui-ci.

La direction de Fabio Luisi, qui a remporté un grand succès (malgré quelques hueurs isolés) est une direction trop lente au premier acte (plus de deux heures), mais qui se dynamise au fur et à mesure, avec quelques accidents dans les cuivres au début du troisième acte et dans l’appel au cor de la scène II de l’acte III. C’est dans l’ensemble un travail respectable, propre, sans vraie originalité, sans véritable lecture personnelle, mais qui accompagne le plateau de manière très attentive. Seul Siegfried m’a totalement convaincu dans la fosse.
Les voix sont là aussi contrastées: Hans-Peter König est un très grand Hagen, comme toujours à la fois noir et  humain, comme sait le rendre ce chanteur exceptionnel: des graves larges et profonds, des aigus triomphants, une belle présence en scène: voilà qui fait le grand triomphe de la soirée. Iain Paterson est un Günther efficace, le rôle est ingrat (comme celui de Gutrune) et il réussit à rendre le personnage intéressant grâce à une voix bien posée et puissante, grâce à une diction exemplaire. Eric Owens malade a été remplacé au dernier moment par l’Alberich de la semaine prochaine, Richard Paul Fink, très correct, mais à la prononciation un peu pénible, et dont la voix plus claire n’a rien à voir avec la composition magistrale d’Owens: les spectateurs de la semaine prochaine y perdront.
La Waltraute de Karen Cargill a la voix et les aigus, elle a le timbre, mais elle n’a pas ce qu’il faut pour Waltraute: le charisme. Il faut une chanteuse de mélodies: Fassbaender était merveilleuse, Waltraud Meier, annoncée , mais ayant tôt renoncé sans doute – elle a assuré les représentations de février- est un phénomène scénique et de diction du texte. Madame Cargill fait honnêtement son métier, mais n’a pas le relief nécessaire.
Wendy Bryn Harmer dans Gutrune est une chanteuse intéressante, même si elle a tendance à un peu crier ses aigus. Si elle travaille bien, elle sera sans doute une Sieglinde avec laquelle il faudra compter: puissance, présence, volume. Elle a tout pour promettre.
Les trois Nornes (Maria Radner, Elizabeth Bishop, Heidi Melton) et les filles du Rhin (Erin Morley, Jennifer Johnson Cano, Tamara Mumford) sont très en place et souvent intenses (pour les Nornes), aucun problème d’ensemble ni de couleur.
Jay Hunter Morris, le jeune texan (de Paris, Texas), que le MET a été chercher  pour remplacer le Siegfried prévu à l’origine, Gary Lehman tombé gravement malade est une vraie trouvaille: il “assure” comme on dit de bout en bout, et connaît l’art de l’esquive quand la note est dangereuse (quelques suraigus du rôle sont redoutables), il en résulte une interprétation assez fraiche, une jolie  couleur  sans jamais forcer, et avec une voix qui n’est pas si grande, mais bien dominée. Il obtient un vrai succès du public qui lui fait un accueil presque semblable à celui de König.
Katarina Dalayman en revanche était loin d’être au mieux de sa forme, même si nous n’avons pas eu trop de cris à la place des aigus. La voix n’était aucunement homogène, les graves inexistants (c’est habituel chez elle) et une alternance non dominée de plusieurs niveaux vocaux. La scène finale est assurée, mais les suraigus sont vilains, et l’intensité inférieure à ce qu’on connaît d’elle. Sa prestation dans les trois Brünnhilde est très largement en dessous de ses prestations parisiennes ou salzbourgeoises.
On le voit, au total ce ne fut pas le Crépuscule de nos rêves, mais il ne gâche pas le Ring dans son ensemble, avec un Rheingold et un Siegfried magnifiquement chantés, avec un Wotan anthologique, avec un Mime supérieur, avec une Fricka de rêve et une Sieglinde merveilleuse… On n’oubliera pas de sitôt un final de Walkyrie à couper le souffle et à tirer les larmes, et un Rheingold qui déploie tous les sortilèges de l’illusion et du théâtre. C’est une production sans nul doute importante pour ce qu’elle affirme de l’œuvre et pour son parti pris didascalique, pour ce retour au texte que tant de spectateurs appellent de leur vœux . Mais elle pèche par l’absence de théâtre d’acteurs, par l’inexistence d’un travail continu sur les personnages et par essoufflement sur la durée.
Enfin, c’est aussi une production qui a beaucoup souffert musicalement, avec de multiples remplacements et qui malgré tout, parce que le MET est un grand théâtre, réussit à convaincre dans l’ensemble, grâce à Terfel, Siegel, Kaufmann quand il est là, Westbroek, Morris, Owens, Paterson et König, allez, ça n’est déjà pas mal!!
Alors, on est quand même triste et  mélancolique de quitter New York et de voir s’éloigner pour un temps l’esplanade du Lincoln Center. Il y a trois Ring l’an prochain au MET, mais avec une distribution moins stimulante: il faudra sans doute attendre quelques années pour une grande reprise avec de nouveau, les justes chanteurs.
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METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012: DER RING DES NIBELUNGEN, SIEGFRIED, le 30 AVRIL 2012 (Dir.mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Robert LEPAGE) avec Bryn TERFEL, Jay-Hunter MORRIS et Katarina DALAYMAN

Siegfried terrassant le Dragon ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Mais pourquoi ces cris? Katarina Dalayman, comme dans Walküre, mais de manière encore plus accusée, a remplacé toutes ses notes aiguës et suraiguës par des  cris stridents. Sans cesse, et pendant tout le duo du troisième acte. Cela n’avait pas mal commencé pourtant avec un joli “Heil dir Sonne!” et puis dès que les difficultés  nombreuses du duo sont apparues, les cris sont apparus avec, à en devenir gênants voire franchement dérangeants. Le public ne lui a pas réservé l’ovation que les autres ont reçue, et certains mêmes derrière moi ont hué. Ainsi madame Dalayman avait-elle trois voix clairement identifiables, les graves, comme toujours chez elle, inaudibles, le registre central, assez beau et large, et puis le registre aigu, fait de cris. Crispant. Si Madame Dalayman se met à chanter comme cela, je crains pour les dizaines de Brünnhilde auxquelles elle est promise les années prochaines. J’ai toujours eu des réserves envers cette chanteuse, plusieurs fois exprimées dans ce blog, mais j’avoue que je ne l’ai jamais entendue avec un tel défaut, si accusé.
Fatigue passagère? Espérons-le, mais comme c’était désagréable!
C’était d’autant plus désagréable que le reste de la distribution a  vraiment été extraordinaire, et que nous avons assisté à un Siegfried parmi les plus beaux de ces dernières années musicalement parlant.
Siegfried requiert, plus que les autres jours du Ring, un travail sur la diction, sur la composition, sur la vérité du dialogue pendant les deux premiers actes. C’est sans doute en ce sens le plus théâtral et pas forcément le plus spectaculaire (Dragon excepté, et encore, cela dépend ce qu’on en fait). La partie la plus spectaculaire est évidemment l’arrivée de Siegfried sur le rocher au troisième acte. Mais pour le reste, les chanteurs dialoguent, chantent en duo, sur le proscenium. Si rien n’est construit au niveau théâtral, si le jeu n’est pas travaillé, on risque le trou noir.
Ce fut magnifique d’abord grâce à l’extraordinaire performance de Gerhard Siegel dans Mime, qui allie composition, expressivité, volume (c’est un Mime à voix large et forte) et une diction parfaite (il est allemand et cela s’entend). Sans doute aujourd’hui le plus grand Mime, et en tous cas pour moi l’un des plus grands depuis l’immense Heinz Zednik (qui n’avait pas la voix grande de Siegel, mais qui écrase encore tous les autres par l’interprétation). Gerhard Siegel ne fait pas une caricature, ne compose pas un être plein de tics comme on le voit quelquefois. Il en fait un “simple” méchant, dont on n’a même pas pitié (alors que quelquefois, ce gnome nous fait pitié), un lâche, un raté dont on pressent l’échec. Prodigieux.
Eric Owens montre encore en Alberich le grand artiste qu’il est: la voix est puissante, profonde, le personnage inquiétant et animal, la diction est là aussi exemplaire (et il n’est pas allemand!),  c’est vraiment un des meilleurs Alberich qu’on puisse entendre depuis Günter von Kannen. Il faudrait évidemment l’inviter en Europe, il est de la pâte à triompher à Bayreuth.
Ne boudons pas notre plaisir à réécouter le Fafner de Hans-Peter König, qui a l’art de donner aux personnages qu’il interprète de sa voix ténébreuse et profonde, une grande humanité: son monologue à Siegfried est un modèle  (tout comme son Hunding, que je n’arrive pas à trouver totalement méchant), il offre à voir toute l’ambiguïté du genre humain.

Bryn Terfel, Der Wanderer ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Quant à Bryn Terfel, il est tout simplement prodigieux. Il emplit la scène à lui seul, il est Wotan. Le personnage a vieilli, cheveux longs et blancs, qui contraste avec Siegfried, longs cheveux blonds frisés, comme un Wotan adolescent. Son Wanderer est vaguement clochardisé, mais il n’est en rien las, en rien fatigué sauf lorsque Siegfried rompt sa lance (Zieh hin! ich kann dich nicht halten!). Son entrée au premier acte est imposante, son appel à Erda au troisième, perché sur la machine en équilibre tout simplement grandiose. Quant à la manière de dire le texte, à la manière de tourner les difficultés (qu’il n’affronte peut-être plus avec la facilité d’antan) en colorant le texte, par une expressivité pleine d’humour (la salle rit), quant à sa manière de lancer les aigus, il n’y a rien à dire, il n’y a qu’à rester admiratif devant le grand art: voilà un chanteur qui est évidemment une authentique incarnation, qui devient une référence: tous les autres Wotan devront se mesurer à cette aune-là. Pas un seul aujourd’hui ne l’égale. Il n’y a qu’à rester bouche bée, émerveillé. Rien que pour lui, cela vaut le voyage et la traversée de l’océan.

Jay-Hunter Morris (Siegfried) ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Le Siegfried de Jay-Hunter Morris, est surprenant de jeunesse et de fraîcheur, il appelle la sympathie immédiate. Certes, l’accent de l’allemand n’est pas toujours un modèle, mais la diction est bonne, appliquée, et la voix, sans être grande, reste toujours d’égale puissance sans accuser la fatigue, et le timbre est joli (ce n’est pas le cas de tous les Siegfried), il aborde les difficultés des aigus avec une bonne technique de respiration qui masque peut-être les quelques limites de la voix: au contraire de sa partenaire, il ne force pas les aigus, il ne force pas la voix, il ne crie pas. c’est un ensemble très équilibré: on adhère immédiatement au personnage qui sait être émouvant (on a quelquefois des Siegfried agaçants, un peu bébêtes, ou foufous, ce n’est pas le cas ici) et qui est toujours souriant, un Siegfried qui donnerait foi en l’avenir. Très convaincant
C’est un peu plus contrasté du côté féminin.
L’oiseau de la jeune Erin Morley (diplômée de programme de formation des jeunes de la fondation Lindemann) est élégant, mais sans volume: on ne l’entend pas toujours très clairement. Patricia Bardon est très engagée comme Erda, mais les graves font quelquefois un peu défaut, ce qui dans le rôle, est un peu gênant. Elle n’a pas la voix d’outre tombe nécessaire, à la Anna Larsson. Mais comme je l’ai écrit pour Rheingold, le registre central et les aigus sont très impressionnants. Bonne prestation.
De Katarina Dalayman tout a été dit.
Mais la (relative) surprise vient de l’orchestre: un orchestre chatoyant, plein d’énergie, de couleurs, des cordes charnues, un son clair, un tempo juste: Fabio Luisi, pour la première fois peut-être depuis le début de ce Ring, est totalement convaincant, en phase avec le plateau, avec la dynamique qu’il faut: son prélude du troisième acte est prodigieux de force, son duo final prodigieux de lyrisme. Une réussite. On n’est plus dans la direction propre et précise à laquelle il nous avait habitués, on est vraiment dans l’interprétation, on plonge totalement dans l’œuvre.
A Dalayman près, voilà un Siegfried exemplaire, musicalement enthousiasmant, vocalement prodigieux. Standing ovation, pour la première fois depuis le début de ce Ring.
Quant à la mise en scène, elle continue de montrer ses limites.

Siegfried, Acte I ©Ken Howard, Metropolitan Opera

Grâce à la science du jeu d’un Terfel, d’un Siegel ou d’un Owens, les scènes du premier et du second  acte sont bien construites, et excitent l’intérêt. Les effets scéniques de projection vidéo sur la “machine” sont toujours impressionnants: les effets d’eau, de cascade, de bassin sont incroyables, la nature sauvage avec ses animaux, serpents, insectes est prodigieuse de réalisme  non plus que l’oiseau, qui vole de branche en branche, jusqu’à la poitrine de Siegfried ou

Siegfried traverse les flammes ©Sara Krulwich/The New York Times

Siegfried (doublé par un acrobate) qui traverse les flammes. On l’a dit, l’entrée de Wotan émergeant de l’eau  au 3ème acte et le tableau de Erda, gris et argenté, sont frappants, le tableau final du rocher, plein de verdure au centre (le gel de Walküre naisse la place à une nature qui renaît) et sur les côtés les flammes qui continuent de jaillir,  est d’une grande beauté, très suggestive. Mais à force de ne rien voir venir  dans le jeu scénique et les mouvements que ce qu’on voit sur toutes les scènes du monde (le duo Siegfried/Brünnhilde est affligeant de banalité) , et notamment dans l’ancienne mise en scène de Schenk sur cette même scène, pas franchement différente dans l’esprit (enlevez la machine et remettez les vieux décors, vous aurez les même mouvements), on trouve cela un peu ennuyeux. C’est dommage.
Il est vraiment regrettable que cette mise en scène ait tout axé sur le visuel, et bien peu sur le théâtre. Certes, le visuel est souvent à couper le souffle, avec ses images à la Druillet, comme ce Dragon de bande dessinée qui sent son carton-pâte, un peu comme un décor à la Méliès, mais un peu de théâtre en supplément eût été bienvenu.
Allons, ne faisons pas la fine bouche: en sortant, nous nous disions tous que ce Ring décidément, et malgré ses accidents ou ses limites, valait le voyage: c’est sans doute aujourd’hui l’un des mieux distribués, on en a quelquefois plein les yeux, et le plus souvent plein les oreilles: vivement jeudi pour Götterdämmerung.
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Siegfried, par Peter Doig

 

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012 : VĚC MAKROPOULOS (L’affaire Makropoulos) de Leoš JANÁČEK le 27 avril 2012(Dir.mus:Jiři BĚLOHLÁVEK, Ms en Scène: Elijah MOSHINSKY) avec Karita MATTILA

Karita Mattila – AP Photo/ ©Metropolitan Opera, Cory Weaver

Entre deux Wagner, le MET proposait, outre la fameuse Traviata de Willy Decker avec Natalie Dessay, la première de la reprise de Věc Makropoulos, dirigé par Jiři Bělohlávek et avec Karita Mattila. Une telle distribution ne pouvait que m’intéresser, d’autant que je n’ai pas entendu Mattila depuis plusieurs années.
Věc Makropoulos est une étrange histoire, au centre de laquelle une femme, Emilia Marty, une Diva célèbre, a vécu 337 ans: elle est connue au long des âges sous le nom d’Elina Makropoulos, d’Ellian Mac Gregor, ou Eugenia Montez (car on comprend que sur 3 siècles elle ne peut pas garder la même identité) . Ayant bu un élixir de vie éternelle fabriqué par son père, Hieronymus Makropoulos,et qui perd au fil du temps ses pouvoirs; Elina, qui arrive au terme de ses 300 et quelques années, vient à Prague retrouver la formule écrite par son père, qui va lui permettre de repartir encore pour un long bail de vie:  elle doit donc récupérer des papiers qui se trouvent dans la famille Prus, qui est en procès avec la famille Gregor, dont Albert Gregor, descendant d’un fils illégitime de Prus et d’Ellian Mac Gregor. Après avoir récupéré le précieux papier, et après avoir provoqué le suicide de Janek Prus, le fils du baron Prus, elle est démasquée, elle est lasse de la vie et donne le papier à la jeune Kristina, fille du clerc Vitek, qui le brûle. Elina/Emilia tombe, morte.
L’Affaire Makropoulos, naît en 1922, quelques années après ce sera la Lulu de Pabst, en 1929, puis celle de Berg commencée en 1929 et inachevée. Ce sera aussi la Turandot de Puccini, en 1926. Autant d’histoires de femmes fatales, fatales aux hommes, et ici fatale aux hommes et fatale au temps.
Il est clair que pour jouer une Diva, il faut une Diva, c’est à dire non seulement quelqu’un qui ait une voix, et quelle voix!, mais aussi qui dès son apparition capte le regard du spectateur. Angela Denoke est de celles là, et Karita Mattila aussi, bien évidemment.
On se souvient du spectacle parisien (et madrilène) de Krzysztof Warlikowski où le metteur en scène avait transposé cette histoire dans le mythe cinématographique, faisant d’Emilia une Marilyn Monroe, avec au fond un gigantesque King Kong, dans une ambiance hollywoodienne des années trente. C’était un spectacle frappant, par sa justesse et la qualité impressionnante de la mise en scène et des interprètes.
La mise en scène du cinéaste et homme de théâtre australien Elijah Moshinsky a été montée en 1997 pour Jessie Norman, dans une version anglaise dirigée par David Robertson. Elle est reprise ici en langue tchèque et pour Karita Mattila, qui a eu un peu de déboires ces dernières années (notamment pour sa Tosca). C’est une mise en scène qui se passe dans les années 40 ou 50, probablement fondée elle aussi sur les Divas de cinéma ou sur le phénomène Diva: au fond, un gigantesque portrait de Emilia Marty, qui ressemble quelque peu à Marilyn Monroe elle aussi, notamment quand elle apparaît en scène en tailleur bleu ciel et coiffure blonde platinée. Les décors d’Anthony Ward sont impressionnants, en premier le cabinet du docteur Kolenaty, avec ses centaines de tiroirs à dossiers qui montent au plafond, comme une sorte de mémoire historique que la pièce, une sorte de thriller, va devoir élucider (Ronconi avec une autre Diva, Raina Kabaïvanska,  et en italien, à Turin avait fait avec sa décoratrice Margherita Palli une sorte de lieu bibliothèque qui étourdissait. Certains ont fait remarquer qu’Emilia Marty est à peu près aussi vieille que l’opéra, et voyaient dans l’œuvre un hommage à ce que les italiens appellent le “Divismo” , d’autres notent que c’est la seule œuvre de qui se déroule dans un univers citadin, bien rendu par le décor ici.

©Klotz/Metropolitan Opera

Le deuxième acte est la scène vide de l’opéra, on vient de jouer Aida, et un sphinx géant trône au milieu de la scène. Ce peut-être un rappel d’Aida certes, mais pourquoi pas une double référence à Verdi et Mankiewicz (référence à l’entrée triomphale de Cléopâtre/Elizabeth Taylor) pour rester dans l’idée de divismo. La Diva n’a pas d’âge, elle est éternelle, comme la  Callas, ou la Malibran.

©Sara Krulwich The New York Times

Le dernier acte est un salon, que la Lulu de Berg ne contredirait pas. Voilà le centre de gravité de l’œuvre, traversée par une Karita Mattila qui nous fascine de bout en bout, au début quand elle entre en scène, à la fin lorsqu’elle raconte sa vie et sa vérité.
Karita Mattila a tout pour ce rôle, le physique, magnifique (lorsque le rideau se lève sur le salon du troisième acte, où elle gît sur un sofa, après une nuit d’amour, elle en est même troublante), la voix est somptueuse de bout en bout: son entrée en scène est magistrale, ses aigus sont larges, triomphants, puissants, ses graves prodigieux, avec un immense volume: une incarnation, presque définitive, qui me restera dans la mémoire.
Elle est entourée de bons chanteurs, à commencer par un revenant, Richard Leech, qui il y a 20 ans était le grand ténor qui laissait espérer une carrière énorme faite de Faust ou de Duc de Mantoue, et qui a disparu des scènes européennes. On le retrouve avec une voix  claire, très tendue (il chante beaucoup en force) mais sans erreurs. Belle surprise.
Autre bonne surprise, le Prus de Johan Reuter, un timbre de baryton basse de très bonne facture, comme le Dr Kolenaty de Tom Fox ou surtout le joli Vitek du ténor Alan Oke. Le jeune Matthew Plenk chantait le malheureux Janek, avec vigueur et engagement et surtout, une très jolie Kristina qui faisait ses débuts au MET, Emalie Savoy, délicieuse de fraîcheur.
Bref une distribution équilibrée, qui entourait la Diva de manière avantageuse.
La direction de Jiři Bělohlávek est comme toujours très élégante, très précise, qui fait moins sonner l’orchestre comme on en a l’habitude dans la musique rutilante de Janáček, mais qui lui garde une clarté et une lisibilité qui constitue un modèle du genre. Certains ont mis cette relative discrétion de l’orchestre sur le compte de répétitions insuffisantes à cause du Ring, je n’en suis pas si sûr, mais c’est peut-être un parti-pris, pour cet opéra à texte, sans chœur, sorte de conversation en musique, qui aurait pu d’ailleurs être jouée sans entractes (1h45 de musique environ) et qu’on a divisé avec deux entractes au contraire, au risque de perdre un certain fil dramatique.
Le résultat sur le public a été immédiat, standing ovation, hurlements pour Karita Mattila: la Diva avait encore frappé.

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012: DER RING DES NIBELUNGEN, DIE WALKÜRE, le 28 AVRIL 2012 (Dir.mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Robert LEPAGE) avec Bryn TERFEL, Franz VAN AKEN(remplct Jonas KAUFMANN), Eva-Maria WESTBROEK

MET, 28 avril 2012, 10h30

J’ai déjà rendu compte deux fois de cette production, une fois au cinéma, et tout le monde était présent, dans la fosse comme sur le plateau, une fois dans la salle, et James Levine s’était fait remplacer. Ce matin (la représentation était à 11h), c’est Jonas Kaufmann qui a fait défaut, au grand dam de tous les spectateurs, au point que Peter Gelb lui même est venu sur scène faire l’annonce avec beaucoup d’humour, puisque le remplaçant est à la ville l’époux de la Sieglinde du jour, Eva-Marie Westbroek. Franz van Aken devait être dans la salle, il sera sur scène et a sauvé la représentation.
Cette Walküre révèle clairement le prix et le défaut de la  production de Robert Lepage: dès que la dramaturgie impose un travail sur l’acteur et sur les rapports entre les personnages, comme tout le premier acte, ou la longue scène de Wotan au deuxième acte, alors sauve qui peut: les chanteurs font ce qu’ils veulent ou ce qu’ils peuvent, cela devient ennuyeux, l’espace de jeu est très réduit (le proscenium est assez étroit), et pour peu que le chef ralentisse le tempo à l’extrême pour permettre au chanteur en difficulté (ici Siegmund) de chanter,  cela devient mortel.
En revanche, quand le spectaculaire reprend le dessus (chevauchée des Walkyries, Adieux de Wotan) alors cela redevient sublime, voire inoubliable, à pleurer comme dans le troisième acte de ce jour.
La représentation a navigué entre ces extrêmes, et pour finir on sort quand même sonné de ce troisième acte chavirant et d’un Bryn Terfel totalement bouleversant, provoquant une très grande émotion.
Alors que l’Or du Rhin est un festival de trouvailles et de réalisations visuelles, la Walkyrie impose une certaine fixité scénique, décor unique du premier acte, longues scènes dialoguées du deuxième: le premier acte, dirigé avec des tempos trop ralentis (on espère toujours que cela va se dynamiser, se réveiller, mais non! Presque jusqu’à la fin, cela se traîne: cela pourrait convenir jusqu’à la sortie de Hunding et au monologue de Siegmund (Wälse!), cela ne convient plus du tout dans le duo Sieglinde/Siegmund qui devrait illustrer montée du désir,  joie de l’amour,  foi en l’avenir.
On peut arguer que Fabio Luisi, très attentif aux voix, ait voulu aider le ténor Franz van Aken qui chantait au MET pour la première fois, sans répétitions ou presque, et surtout sans aucune idée du volume de la salle. En dirigeant lentement, il permet au chanteur de prendre ses marques, mais en même temps il a épuisé son souffle. Franz van Aken a chanté Siegmund dans un remplacement à la Scala, et n’a pas abordé le rôle depuis plusieurs mois. La voix au début apparaît claire, bien posée, avec un joli timbre, mais assez vite le souffle va manquer. Les “Wälse” sont moyennement tenus et surtout ne sont pas projetés, on les entend, mais avec un volume bien inférieur à ce qui est habituel. L’artiste défend la partition, mais en ménageant son souffle, par exemple pour lui permettre d’aborder le redoutable “Wälsungen” final (que même Vickers a raté jadis au MET) en sécurité, et de fait, cette fois, le son est là, la projection, et la force. C’est surtout au deuxième acte que les choses se sont gâtées, lorsqu’il chante en coulisse juste avant le combat, on l’entend à peine, et il finit presque en parlant. Il a assuré au premier acte, et s’est écroulé au second. Vu les circonstances et vu qui il remplace, on ne peut le juger qu’avec une grande indulgence: reconnaissons qu’il a sauvé la situation, et que le matériel vocal n’est pas négligeable.

Franz van Aken et Eva-Maria Westbroek ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Eva-Maria Westbroek, son épouse à la ville, mais pas sa soeur, comme Peter Gelb l’a souligné par allusion dans son discours au public, en revanche montre comme toujours à la fois son engagement et sa force et un chant à la fois dramatique et tendre. Elle est une de ces chanteuses qui possède à la fois la puissance et le sens dramatique, mais une couleur d’une très grande humanité, d’où un son qui prend le spectateur aux tripes et qui le bouleverse. Au premier acte, on la sent attentive à ne pas écraser son partenaire, ses quelques mesures du troisième acte sont chavirantes. C’est aujourd’hui à mon avis la Sieglinde de référence.
La Brünnhilde de Katarina Dalayman est bien connue puisqu’elle la chante sur de nombreuses scènes, dont Paris, dont Salzbourg, dont Aix. Ce soir, elle a été en dessous de ses prestations habituelles: les “Hojotoho” sont brutaux et se terminent par des cris stridents, non tenus, et les aigus vont être souvent criés. Ainsi, les défauts habituels (graves absents) sont là, et s’ajoutent des cris qui remplacent des notes qu’habituellement cette chanteuse aborde sans difficultés. Voix non homogène, manque de legato, manque de négociation des passages, Madame Dalayman ce soir n’était pas au mieux de sa forme. Attendons la suite.
Magnifique comme d’habitude le Hunding à la fois brutal et humain (il réussit cette performance qui consiste à être les deux à la fois) de Hans-Peter König, voix profonde, sonore, présence indiscutable, voilà un chanteur qui déçoit rarement.
Magnifique comme d’habitude l’exceptionnelle Stephanie Blythe dans Fricka: elle a tout, les graves sonores, les aigus, l’homogénéité et son arrivée dans son char est impressionnante et réussit à conjuguer son physique très(trop) avantageux, et son statut: le personnage s’impose, et envahit la scène. C’est éblouissant.
Et puis il y a Bryn Terfel: bien qu’il ne soit pas toujours au mieux du point de vue technique (sa dernière note au troisième acte est brutalement lancée, sans préparation, sans passages, et surprend), il est incroyable d’humanité. Il a une manière de dire le texte, avec clarté, en donnant une inflexion à chaque mot, avec cette voix à la fois douce et puissance, ce timbre clair, et cette énergie du désespoir qui en fait un Wotan irremplaçable. Son deuxième acte était déjà impressionnant, aidé aussi par certaines idées: quelle arrivée, quelle image!

Walküre Acte II ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Ou comme cet œil gigantesque qui semble fixer la salle : tout la mise en scène, absente du plateau, malgré quelques belles images, était dans sa voix, colorée et expressive, mais surtout il réussit à faire un troisième acte anthologique, qui tire les larmes. Rien que ce troisième acte justifie le voyage! Et de plus, Luisi dirige vraiment l’orchestre, avec lyrisme, avec chaleur, avec justesse, et enfin, les images stupéfiantes se succèdent et donnent à l’ensemble un cadre grandiose:

Chevauchée des Walkyries ©Ken Howard/Metropolitan Opera

les huit Walkyries chevauchant les pals de la machine (applaudissements à scène ouverte),

Arrivée de Brünnhilde Acte III ©Ken Howard/Metropolitan Opera

l’arrivée de Brünnhilde avec la machine mimant les ailes dorées de Grane, la montagne enneigée du duo avec Wotan d’où des avalanches scandent les moments clés, et

Image finale ©Ken Howard/Metropolitan Opera

l’image finale, hallucinante, de cette Brünnhilde endormie, tête en bas, figée dans un ilot glacé et entouré de flammes: tout contribue à secouer le spectateur et à l’envahir d’émotions inoubliables.

Ajoutons pour finir quelques idées de mise en scène, comme l’évolution des costumes et des attitudes: les Dieux dans l’Or du Rhin étaient un peu sauvages, comme cette chevelure de Wotan qui cache son oeil et qu’on retrouve dans la chevelure de Siegmund et Sieglinde: cette fois, Wotan, souverain installé, est en armure étincelante, il est coiffé, et son oeil est caché par un cache oeil, Fricka arrive en grand appareil, sur un trône stylisé décoré de cornes de boucs (sont chariot dans la légende est traîné par des boucs): ces Dieux sont “arrivés”, “installés” quand sous eux se déroulent des aventures sauvages. L’histoire évolue, et une fois de plus, c’est par le visuel qu’on perçoit cette évolution.
Ainsi, et malgré les incidents de la représentation, malgré çà et là des imperfections parfois lourdes, il restera de ce moment l’incroyable émotion finale, qui efface tout le reste, et qui marquera le souvenir. Il en est sans doute ainsi des grands spectacles, ils laissent une marque, malgré tous les incidents du parcours, et ils frappent au cœur, une seule fois, peut-être, mais de manière définitive.
“C’est pour ces moments là qu’il vaut la peine de vivre”(Stendhal)

MET, 28 avril 2012, 10h45

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012: DER RING DES NIBELUNGEN, DAS RHEINGOLD, le 26 AVRIL 2012 (Dir.mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Robert LEPAGE) avec Bryn TERFEL et Stéphanie BLYTHE

Certes, ce spectacle n’est plus une découverte depuis que le MET a initié les retransmissions en direct, mais c’est autre chose de le (re) découvrir en salle. A voir la multiplication des Ring “intégraux” programmés la saison prochaine dans les théâtres, et les tarifs affichés (à la Scala par exemple! Mieux vaut aller à Berlin, on aura la même production et le même chef pour bien moins cher) on comprend que la programmation d’un Ring soit vécue comme un événement. Ainsi au MET: grands calicots en façade, public des grands soirs, pas une place libre, et quelques spectateurs qui poussent l’application à s’affubler de casques à cornes, pour montrer qu’on entre dans le Ring comme en religion ou comme dans une secte. Peter Gelb, le manager du MET n’avait pas lésiné sur les interviews pour vanter cette production, l’une des entreprises les plus complexes du MET. Il est donc temps de découvrir dans son ensemble la production de Robert Lepage, et surtout de vérifier que le pari tient bien la route des quatre opéras. L’autre pari de Peter Gelb, c’était d’afficher une distribution exceptionnelle (Terfel, Voigt, Kaufmann, Westbroek etc…) nous verrons comment la distribution de ce deuxième Ring (à peu près identique aux représentations des années précédentes, mais avec Katarina Dalayman à la place de Deborah Voigt dans Brünnhilde) tient elle aussi la route. Enfin, et c’est là le gros changement, James Levine a dû abandonner le pupitre pour raisons de santé et le laisser au premier chef invité , l’italien Fabio Luisi.
Fabio Luisi est un de ces chefs qu’on a vu pendant des années en Allemagne, en Suisse, en Autriche diriger beaucoup de représentations de répertoire à l’opéra, et être à la tête de quelques orchestres européens comme l’OSR, l’orchestre de la Suisse Romande. Il n’avait jamais dirigé ou presque en Italie (il est génois). C’est un chef qui, vu sa carrière, a beaucoup d’opéras à son répertoire personnel, ce qui évidemment est un atout pour un théâtre. Son arrivée au MET et à la direction musicale de ce Ring a provoqué un de ces phénomènes d’agence artistique, qui le fait proposer désormais  dans diverses institutions: il est vrai que Fabio Luisi appartient à l’écurie Columbia (Cami) comme la plupart des chefs de renom: on dit toujours que c’est Ronald Wilford qui fait et défait les carrières, lance un chef, en retient un autre, puis le relance plus tard. C’est donc le moment pour Fabio Luisi, premier chef au MET, directeur musical de l’Opéra de Zurich à partir de septembre, directeur musical honoraire du Teatro Carlo Felice de Gênes, et invité dans plusieurs productions à la Scala. Il aura fallu un peu de temps, mais le temps est arrivé.
On va donc découvrir aussi un chef, dans la plus redoutable des épreuves: les 17h de la Tétralogie wagnérienne.

Fabio Luisi

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En sortant de ce Rheingold, l’impression est contrastée, même si globalement positive. C’est incontestablement la mise en scène qui impressionne, et surtout le pari technologique qui  secoue et assomme. Robert Lepage, nous l’avons déjà écrit, a choisi non la “mise en scène” mais la “mise en images”, comme si l’opéra était une succession de tableaux ou de planches de bandes dessinées, mise les unes à côté des autres, stupéfiantes,  chacune prise dans son unicité et sa singularité, scandées par les transformations impressionnantes du dispositif scénique unique pendant tout le Ring, cette machine constituée de pales énormes tournant autour d’un axe prenant les formes les plus diverses et sur lesquelles des projections changent tout, en une seconde, eau, graviers, feu, cabanes, Walhalla etc…Voilà un dispositif créateur d’images souvent inoubliables: l’eau mouvante du Rhin en contrejour pendant le prologue,

Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

le mur d’eau (vidéo) et les Filles du Rhin nageant et chantant suspendues à un fil, un peu comme à la création en 1876, leur arrivée au fond de l’eau sur du gravier qui glisse au moindre de leurs mouvements: voilà des moments qui frappent le spectateur; j’avoue même avoir été étreint d’une certaine émotion lorsqu’ont commencé à monter les premiers accords du prologue et qu’en même temps que naissait le son, commençaient insensiblement à naître les images.
Autres images incroyables,

Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

la descente au Nibelheim, comme un grand escalier vu de haut avec les personnages suspendus qui semblent monter et descendre l’escalier (procédé d’ailleurs déjà vu notamment chez Ronconi – dans Lodoiska et Tsar Saltan), ou bien sûr,

la montée au Walhalla finale où les dieux marchent le mur vertical sur lequel l’arc en ciel est projeté. On ne répétera jamais l’incroyable force de ces images, qui à la fois guident notre imagination et semblent peupler des rêves d’enfants.
Mais voilà: c’est tout.
Car la mise en scène, les rapport des personnages entre eux, le jeu théâtral même, tout cela n’a pas été vraiment travaillé, comme si l’image à elle seule suffisait, comme si la place des personnages sur le plateau ou le proscenium réglait la mise en scène. Réduction de l’aire de jeu au proscenium ou quelquefois aux espaces permis sur et par la machine, gestes traditionnels et convenus, éloignement relatifs des personnages entre eux dans les duos, pas de travail sur le corps, pas de vrai travail de théâtre: l’histoire est livrée, telle quelle, mais pas interprétée. Il y a un refus marqué d’entrer dans une quelconque “lecture”, mais aussi dans une démarche de pur théâtre d’acteurs. Il y a de jolies idées: Wotan qui masque son oeil par une longue mèche, Loge au cheveux de flamme, qui marche toujours avec la projection de flammes à ses pieds, Donner aux chaussures qui lancent des éclairs, mais ce sont des idées-images, des idées-effets. On revient à un théâtre qui rappelle les grandes constructions baroques du XVIIème, où l’on détruisait des théâtres pour construire les machines de théâtre et leur permettre d’occuper la scène construite pour elles.
Du point de vue de la direction musicale, on peut sans conteste possible dire combien le travail de Luisi est fouillé, précis, laisse percevoir les constructions, les parties instrumentales solistes, l’architecture. En ce sens, tout est en place.
Est-ce pour autant une lecture, avec un parti pris? J’ai mes doutes. La partition apparaît aplatie, comme si on en voyait les plans, mais ni l’édifice ni le style. Le tempo est lent (2h40 de musique), la dynamique en est le plus souvent absente, ainsi que le relief.
Une splendide autoroute, sans aspérités, totalement attendue.
On aimerait quelquefois que les “nerfs” prennent le dessus, on aimerait être interpellé ou frappé. Eh non, rien de tout cela, la direction est élégante, mais frappée d’insensibilité, elle accompagne les images, mais elle ne les magnifie pas, mais elle ne les éclaire pas.
Du côté des chanteurs, on a incontestablement une équipe de très grand niveau, voire quelquefois tout à fait exceptionnelle. Bryn Terfel est vraiment un “personnage” dans Wotan, il l’impose sur scène, où l’on a souvent d’yeux que pour lui. Mais il a raté complètement son début, et la voix n’a plus le brillant d’antan. On avait remarqué à la Scala dans Leporello qu’il ne chantait plus avec le timbre exceptionnel d’il y a quelques années. Par  rapport à mon souvenir de la projection de Rheingold, ou même de sa Walkyrie dans la salle du MET, quelque chose me semble avoir disparu de ce qui faisait de ce chanteur un exceptionnel Wotan. Néanmoins, peu à peu, l’assurance vient et la deuxième partie est bien meilleure, l’artiste semble être à nouveau dans le rôle, et s’affirmer.

Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

Eric Owens dans Alberich, qui n’a pas la puissance qu’on attendait à l’entendre au cinéma, a le timbre et la couleur, la profondeur, le sens inné de l’interprétation: la prestation est exceptionnelle d’intensité, il est ce personnage sombre et blessé qu’on attend, c’est depuis longtemps l’Alberich le plus convaincant qu’il m’ait été donné d’entendre. Les géants (Franz Josef Selig et Hans-Peter König) ont la profondeur sépulcrale des basses, mais aussi l’humanité et sont doués d’une exceptionnelle diction. Une très grande prestation. Les Dieux sont aussi de très bon niveau, Donner – Dwayne Croft, un jeune, tout à fait intéressant- et Froh, le très bon Adam Diegel, voix claire, sonore, très en place, une couleur à la Klaus Florian Vogt à ses débuts. Mime, c’est Gerhard Siegel, comme toujours convaincant, comme toujours très expressif, comme toujours doué de cette intelligence de l’interprétation et de cette diction claire des grands chanteurs. Magnifique.  Loge était ce soir, à cause de l’absence de Stefan Margita, souffrant, remplacé par Adam Klein. Son timbre un peu baritonal au départ, ses hésitations faisaient craindre une interprétation un peu pâle: il s’est bien rattrapé avec l’échauffement et s’est “installé” dans le rôle, avec la puissance, l’intelligence et le jeu voulus. Bonne surprise donc.
Du côté des femmes, un beau trio de filles du Rhin, suspendues à un fil, qui bougent et chantent à la fois, ce sont de jeunes chanteuses bénéficiaires du programme Lindemann de formation des jeunes artistes (comme Dwayne Croft signalé plus haut), qui méritent d’être citées Erin Morley, Jennifer Johnson Cano, Tamara Mumford. Très jolie Freia, à l’aigu sonore, puissant, au timbre un peu métallique cependant, mais dans l’ensemble particulièrement convaincante de Wendy Bryn Harmer: un nom encore jeune (titulaire de la bourse Lindemann citée ci-dessus)  mais une voix incontestablement intéressante. Patricia Bardon, sans avoir les graves profonds d’Anna Larsson, est une Erda très défendable, avec un magnifique registre central et une voix très engagée, qui défend une belle interprétation.
Je garde le meilleur pour la fin: l’extraordinaire Fricka de Stephanie Blythe.

Stephanie Blythe et Bryn Terfel Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

Quand on a une voix pareille, pareille intelligence du chant, pareil sens de l’interprétation, pareille capacité à colorer et peser chaque mot, pareille puissance et pareille présence, tout est permis, y compris des rondeurs excessives. Elle est un pur produit du chant américain et chante presque exclusivement aux USA: quel directeur intelligent saura se l’attacher en Europe? Elle va venir chanter Azucena à Berlin aux côtés de Anja Harteros dans Trovatore, il faut courir l’écouter, ventre à terre. On avait compris à qui on avait affaire en l’écoutant au cinéma, on reste étonné de la performance tout à fait exceptionnelle, c’est avec Eric Owens la triomphatrice de la soirée. On n’avait pas entendu pareille Fricka depuis des lustres.
Ne tirons pas trop tôt les bilans, mais il est incontestable que vocalement et aussi techno-scéniquement, on est devant un très grand spectacle, qui frappe le spectateur (quel triomphe!), malgré les doutes sur la direction musicale et malgré la “mise en scène” au sens strict, cela vaut le voyage: au moins on entend vraiment chanter du Wagner, au moins, on est écrasé par le livre d’images, et donc on sort en spectateur heureux.
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Photo © Ken Howard/The Metropolitan Opera

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012 sur grand écran le 11 février 2012: GÖTTERDÄMMERUNG (le Crépuscule des Dieux) de Richard WAGNER (Dir.mus: Fabio LUISI, ms en scène Robert LEPAGE)

 

Scène finale

J’ai du Ring, enfouies dans mon cœur et ma mémoire, des images, qui ne me quittent jamais: le final du deuxième acte de Walkyrie, chez Chéreau. Toujours chez Chéreau, l’ouverture du rideau au deuxième acte de Siegfried, incroyable de mystère et d’angoisse, l’ouverture du même rideau au deuxième acte du Crépuscule, avec ce Rhin reflétant la lune, une des images les plus poétiques du Ring, la marche funèbre de Siegfried chez Kupfer, où devant une fosse béante contenant le cadavre, face à face de chaque côté de la fosse Wotan et Brünnhilde se regardaient… ce sont quelques exemples.

Mort de Siegfried

Ce Ring sera aussi un Ring d’images, car Le MET a désormais son Ring. Avec le Crépuscule des Dieux présenté ces derniers jours, Peter Gelb, le manager du MET achève l’une des entreprises les plus complexes de l’histoire de ce théâtre. Depuis cinq ans, Robert Lepage et sa structure “Ex machina” préparent l’aventure. Et l’aventure a connu des remous: James Levine abandonne le pupitre l’an dernier après la Walkyrie pour raisons de santé et le Siegfried prévu, Gary Lehman, est lui aussi contraint d’abandonner cette prise de rôle pour raisons de santé. Pourtant, le succès reste au rendez-vous, grâce à la reprise in extremis de la direction musicale par l’inattendu Fabio Luisi, et par une trouvaille texane, le jeune ténor Jay Hunter Morris, qui assume en Siegfried une prise de rôle redoutable. Un Siegfried de plus sur le marché, à la veille du bicentenaire de Wagner, cela ne se refuse pas, d’autant que celui-là s’en sort avec tous les honneurs, et dans Siegfried, et dans le Crépuscule. On a plus de Siegfried dans les tiroirs que de Manrico en ce moment !!
Le pari de Lepage est double:
– un pari scénique: après l’ère des metteurs en scène “Regietheater”, revenir à une imagerie, revenir à la fidélité scrupuleuse au livret, revenir à l’histoire, sans “interprétation”, sans distance: recréer un livre d’images à usage des wagnériens, revenir à une certaine tradition.
– un pari technologique: utiliser un vocabulaire technique très avancé au service d’une vision traditionnelle, et s’appuyer sur les éléments les plus modernes de l’informatique, de la vidéo, de l’animation, des éclairages.
La structure de Robert Lepage, Ex Machina, a donc créé une machine, élément unique et permanent de l’appareil scénique, composée de pals triangulaires qui bougent autour d’un axe, créant des figures, des espaces, des surfaces de toutes sortes et tour à tour plateau, escalier, radeau, fleuve, chevaux, ailes…sur lesquels des vidéos sont projetées, produits d’animations étonnantes de réalisme. Il en résulte un véritable tour de force, et des images sublimes, d’une beauté étonnante, en symbiose avec la musique. Le jeu autour de l’eau, tantôt calme, tantôt agitée, tantôt ensanglantée (à la mort de Siegfried) est étonnant, l’apparition des Nornes et toute la première scène, qui joue à la fois sur les pals de la machine, sur les cordes qui en émergent, sur la lumière orange qui colore le fond, est aussi un moment saisissant, tout comme le voyage de Siegfried sur le Rhin, sur un radeau avec son cheval Grane, une sorte d’automate recouvert d’une armure. En général toutes les transitions musicales apparaissent magiques, et la transformation de la scène est une source toujours renouvelée de fascination. La vidéo était aussi utilisée par la Furia dels Baus à Valence et Florence, et cette mise en scène est sans doute l’une des plus intéressantes des dernières années, mais elle avait la volonté de donner un sens, de commenter l’action. Ici la fonction de la vidéo est exclusivement décorative, jamais fonctionnelle. On ne reviendra pas sur l’extraordinaire performance technique et sur la perfection des effets, même si les gros plans peuvent en atténuer la magie scénique. Mais pour avoir vu en salle La Walkyrie, je peux vous assurer de l’incroyable illusion provoquée par le dispositif, par ailleurs parfaitement silencieux.
Mais face à cette perfection de l’illusion théâtrale, on serait heureux s’il y avait autre chose sur le proscenium où se déroule toute l’action qu’une plate illustration . Si on enlève “la machine” et si l’on met de la toile peinte à la place, on se retrouve avant Wieland Wagner, peut-être même avant Alfred Roller…Robert Lepage est quelqu’un de trop fin pour ne pas avoir voulu ce retour, mais a-t-il vraiment voulu cette absence de “commentaire”? Il ne se passe rien entre les personnages, le jeu est fruste, les mouvements contraints par l’ espace réduit. Alors certes, quand Waltraud Meier apparaît, la tragédie entre en scène, et quelque chose comme un frisson passe, tant la chanteuse est Waltraute, elle est, elle ne joue pas, elle l’est avec ses yeux, avec son corps, avec ses tensions, avec ses gestes, ce sont 15 minutes d’exception. Mais les autres protagonistes sont souvent gauches, où ne font aucun mouvement. La Brünnhilde de Deborah Voigt a toujours le même regard, peu expressif, des gestes stéréotypés. Le Siegfried de Jay Hunter Morris est un peu plus vivant, avec une curieuse manière de faire tourner Nothung avec ses mains, comme une enfant qui joue certes, mais de manière un peu trop répétitive. Quelques moments voulus par Lepage où le philtre d’oubli est troublé par quelques évocations de Brünnhilde et du passé enfoui et où Siegfried fronce les sourcils, semble au bord de la syncope..mais répété trois ou quatre fois, cela frise le système et même le ridicule. Hans Peter König (Hagen, excellent), Iain Paterson (Gunther, remarquable)  et la jeune Wendy Bryn Harmer (Gutrune) sont plus expressifs avec leur corps ou avec leur regard. Le plus cohérent est Eric Owens (Alberich) à la composition scénique et vocale saisissante. Les scènes canoniques (le chœur des vassaux, la mort de Siegfried, et même le monologue final de Brünnhilde) sont réglées de la manière la plus conforme qui soit, sans invention (allez, si, Gunther s’empare de Nothung à la mort de Siegfried et après avoir serré les mains du cadavre, en ordonnance le transfert) .

On a donc des scènes strictement réglées par le livret, mais des mouvements et  une mise en espace un peu décevants. Quelques excellentes idées cependant: le cadre du palais des Gibichungen, fait de bois, comme un immense tronc coupé donc on verrait les cercles concentriques renvoyant à un passé lointain et mythique, les statues des Dieux (Wotan, Fricka, Donner) devant lesquelles se déroule tout le second acte, et

Embrasement du Walhalla

ces mêmes statues qu’on verra au loin s’enfoncer à l’embrasement du Walhalla, un final   assez attendu, pas aussi spectaculaire qu’on souhaiterait, succession de tableaux sans vrai chaos, malgré la manière dont Deborah Voigt s’immole, à cheval (mécanique),  claire allusion à Marjorie Lawrence, qui on le sait, fut la première à traverser les flammes de la scène de l’immolation à cheval au MET en 1935:  et une dernière image  où la machine mime le mouvement du Rhin calmé qui est d’une grande beauté, mais où l’or ne brille pas, comme le livret le demanderait…Est-ce intentionnel?
Avis contrasté sur la mise en scène  donc: il me semble qu’on a privilégié l’effet technologique et qu’on n’a pas vraiment voulu s’attaquer au texte, mais seulement l’accompagner ou l’illustrer. Lepage parlait beaucoup de cinéma à l’entracte. Il a privilégié du cinéma les effets spéciaux. Mais le Ring n’est pas Star Wars…Alors, à la fin, lorsque le rideau tombe, on n’a rien appris de fort.
Musicalement, l’absence de James Levine permet de découvrir Fabio Luisi. Ce chef, qui a fait l’essentiel de sa carrière dans les théâtres germaniques et en Suisse, mais pratiquement pas en Italie (il est génois), semblait être promis à être un chef de répertoire de bonne facture car il dirige aussi bien Massenet que Verdi ou  Wagner mais pas un chef de premier plan. Son Siegfried et son Crépuscule montrent une toute autre envergure. Une direction raffinée, claire, contrastée, qui épouse les chanteurs sans les étouffer, un tempo un peu lent pour mon goût et mes habitudes, notamment au premier acte, mais une vraie direction, avec une vraie couleur. C’est vraiment une très bonne surprise. Et les grands morceaux symphoniques (La marche funèbre, les dernières mesures) sont vraiment de grands moments musicaux (même si l’orchestre a eu – dans les cuivres- quelquefois quelques  faiblesses).

La distribution n’appelle pas de reproche, chacun est à sa place et l’ensemble est très homogène, de cette homogénéité de classes supérieure qui caractérise les grands théâtres. Même s’il attaque peu frontalement les notes très aiguës du rôle, Jay Hunter Morris a bien gagné son brevet de Siegfried, le chant est contrôlé, le timbre est agréable, il ne crie jamais, ne pousse jamais, la diction est assez bonne et l’élégance est toujours au rendez-vous. Deborah Voigt est très solide en Brünnhilde. Je la trouve meilleure que dans Walkyrie. Elle va jusqu’au bout du rôle apparemment sans souffrir, la voix est forte, la diction satisfaisante. Elle reste à mon avis un peu fade, c’est  un chant souvent uniforme, sans véritable  “interprétation”, sans incarnation, sans peser chaque mot comme le fait la miraculeuse Waltraud Meier dans Waltraute. Dans un rôle qui exige contrôle et concentration, qui doit vraiment saisir le spectateur, cette grande Dame que je suis depuis ses début fulgurants à Bayreuth compose une Waltraute anthologique (et c’est très difficile). La jeune Wendy Bryn Harmer est une Gutrune intéressante, vocalement très présente. Dans ce rôle un peu ingrat, elle réussit à capter l’attention, un peu comme Jeanine Altmeyer jadis à Bayreuth avec Chéreau. Le Hagen de Hans Peter König est tout simplement exemplaire, il a le physique du rôle, la voix est forte, profonde, un très bon Hagen – et ils ne sont pas légion en ce moment. Les grands Gunther non plus, tant le rôle est ingrat, comme celui de Gutrune. On le distribue quelquefois à des artistes un peu pâles. Eh bien, Iain Paterson qui est un excellent chanteur, que j’ai toujours vu réussir dans ses prestations jusqu’ici, est un grand Gunther, il est pleinement dans le rôle, avec des expressions du visage vraiment frappantes, et surtout la voix est belle, l’expression juste, la diction parfaite, voilà une véritable interprétation. Enfin, l’Alberich de Eric Owens est une belle surprise aussi, avec comme je l’ai dit une composition physique frappante, mais surtout une vraie voix d’Alberich (on l’avait déjà remarqué dans l’Or du Rhin) ce qui est rare: excellent. Mon Alberich à moi, c’est Zoltan Kelemen, mort trop tôt, qui m’a littéralement frappé à Bayreuth en 1977 et 1978, hélas inconnu aujourd’hui (cherchez ses disques, il est Klingsor dans le Parsifal de Solti). Immense, inoubliable.
Filles du Rhin et Nornes sont plutôt bonnes, la scène des filles du Rhin est très réussie. Celle des Nornes est aussi remarquable, visuellement et musicalement.

Au total une belle soirée, avec les réserves d’usage car voir au cinéma c’est bien, et en salle c’est beaucoup mieux. C’est un Ring de qualité, mais qui ne tient pas toutes les promesses qu’on avait mis sur lui. Je ne sais donc s’il vaut la traversée de l’Océan…On m’a dit que celui de Munich (Kent Nagano/Andreas Kriegenburg) commençait très bien…ce serait plus facile !

Acte II

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012 sur grand écran le 10 décembre 2011: FAUST de Ch.GOUNOD (Dir: Yannick Nezet-Séguin, Ms en scène: Des McANUFF avec Jonas KAUFMANN)

Après le Faust pour le moins discuté de l’Opéra de Paris, le MET propose cette saison un Faust dirigé en distribution A par Yannick Nézet-Séguin (en distribution B ce sera Alain Altinoglu) avec Jonas Kaufmann (en B Roberto Alagna, en C Joseph Calleja ), René Pape, Marina Poplavskaia. La production est celle de l’américano-canadien Des McAnuff, en coproduction avec l’ENO (English National Opera) de Londres où elle a été présentée en ouverture de saison 2010 avec Toby Spence, ce qui ne devait pas être mal non plus. Des Mc Anuff, actuellement directeur du Stratford Shakespearean Festival of Canada,    qui a reçu de nombreux prix dans sa carrière, est considéré comme un très bon metteur en scène de Musical, ce qui n’est pas dégradant dans le monde anglo-saxon.
Sa production du Faust est loin d’être indigne sans être convaincante: prenant le mythe de Faust dans son aspect métaphysique, il fait de Faust un savant qui renonce à la science après Hiroshima et Nagasaki, tout comme le fit Jacob Bronowski en 1945. Le rideau se lève sur une vision d’Hiroshima et un laboratoire qui pourrait être celui d’un scientifique des années 1940, mais très vite, le Faust de Gounod et ses désirs bien terrestres reviennent en force, et ce n’est qu’à la fin, après l’apothéose de Marguerite, qu’on revoit le laboratoire, le Faust vieilli du début terminer le verre de poison et s’écrouler, mort. Ou bien Satan l’a laissé remonter des enfers, ou bien tout cela n’était qu’un fantasme de vieillard ravagé par le doute et les regrets. Est-ce utile? Pas vraiment, on n’en apprend pas plus. Intéressant seulement l’idée qu’on est en 1945, et qu’on revient en 1914, à la vieille de la première guerre mondiale quand Faust redevient jeune: McAnuff situe très précisément l’intrigue, qu’il inscrit dans l’histoire et donne ainsi une logique à son approche.
Entre les deux, Des McAnuff, dans un décor unique et monumental de Robert Brill, propose une vision souvent dramatique, très réaliste du mélodrame de Gounod, avec quelques idées intéressantes et (qu’on espère) ironiques, comme l’entrée de Marguerite au paradis, dont la voie lui est montrée par un majordome qui la salue, ou comme les tremblements qui saisissent Mephisto à la vue d’une croix, ou comme le jeu avec le coffret à bijoux que Dame Marthe essaie de subtiliser, ou même le jeu très poétique des fleurs dans la scène du jardin: le bouquet de Siebel sert pour les échanges des amoureux. Quelques scènes ont une véritable efficacité, la mort de Valentin par exemple, très bien réglée ou même la scène de l’église, où il apparaît clairement que le discours du diable et celui des paroissiens qui sont à la messe sont bien voisins (comme chez Martinoty).
Et puis on reconnaît  des éléments de l’intertexte ordinaire faustien depuis Lavelli, comme l’idée de Faust comme double de Mephisto, ou comme le retour des soldats éclopés et frappés par les horreurs de la guerre (le flash d’une photo provoque une crise hystérique d’un soldat) . Le  paradis est un monde aseptisé en blouse blanche, l’enfer (La nuit de Walpurgis) est le monde des brûlés d’Hiroshima, un monde de monstres construit par les blouses blanches… Au total, un spectacle pas tout à fait convaincant (c’était la Première, il y a eu des huées pour le metteur en scène…), mais qui se tient. On reste perplexe sur le message délivré, car le Faust de Gounod est bien loin de Marlowe….

 

Ce qui fait la force de la soirée, c’est évidemment l’aspect musical, qui laisse hélas loin, très loin derrière ce que nous avons pu entendre à Paris. Nous avons assisté à une performance vocale vraiment exceptionnel grâce à un trio de choc, certes, mais aussi des rôles secondaires parfaitement tenus: malheureusement, ni Dame Marthe (Wendy White)  ni Wagner (Jonathan Beyer), pourtant valeureux ne sont cités dans le cast du site du MET. Le Valentin de Russell Braun, est intense, possède une diction exemplaire comme toute la distribution et une belle puissance: encore un baryton à retenir, et le Siebel de la canadienne Michèle Losier a une présence plus forte que d’habitude, surtout vocalement bien planté, une très belle performance.
J’ai dit être peu sensible au chant de Marina Poplavskaia, vue à Londres dans l’Elisabetta de Don Carlo, et à Salzbourg dans Desdemona de l’Otello de Verdi. Une chanteuse au point mais un peu indifférente, voilà ce que je ressentais. Ce n’est pas du tout le cas de sa Marguerite, très engagée, très incarnée, aux gestes précis et élégants-cette dame a sûrement fait de la danse-, au visage très expressif, et à la voix à la fois lyrique et dramatique de vrai lirico-spinto, enfin une Marguerite qui émeut et qui porte en elle un destin. Magnifique.
Magnifique aussi le Mephisto de René Pape, au chant très contrôlé, très attentif à chaque parole, à la modulation de chaque note, cherchant à contrôler le souffle, alléger le son, chanter piano, un chant sculpté et une voix de bronze, incroyablement puissante, présente. C’est immense, pas d’autre mot, et quelle diction!
Enfin Jonas Kaufmann, dont on ne sait que vanter, comme René Pape, un chant techniquement parfait, contrôlé, modulé, avec un souci du détail dans la manière de dire le texte qui stupéfie. Le contre Ut de son air “Salut demeure chaste et pure” ne sera sans doute pas aussi plein et éclatant que celui de Gedda jadis, mais il est là, avec un diminuendo s’il vous plaît. Et la puissance, et l’intelligence, et le français parfait. Bref c’est le Faust d’aujourd’hui, comme c’est le Werther, et comme ce sera sans doute très vite le Samson.
Devant cette distribution parfaite, chapeau bas car réunir sur un plateau un cast sur lequel rien n’est à redire, sauf l’immense satisfaction et l’envie d’applaudir à tout rompre devant l’écran est suffisamment rare pour être signalé.
Le chœur avait mal commencé, la scène de la kermesse était incompréhensible, et on remarquait des erreurs de rythme et des décalages, puis cela s’est arrangé et les ensembles des derniers actes furent très réussis.
Quant à l’orchestre, Yannick Nézet-Séguin a su accompagner les mouvements scéniques avec beaucoup de précision, et a surtout montré dans les scènes très lyriques (le jardin) un souci de la couleur, du détail, une précision et une clarté de lecture tout à fait exceptionnelles. Une vraie direction, à la fois énergique, variée, claire, qui donne une véritable unité à l’ensemble.
En bref, on filerait bien à New York pour entendre ce Faust en salle ( encore 3 représentations dans ce cast – jusqu’au 20 décembre) .
Il y a avait bien 400 personnes dans la salle de cinéma, la plus grande de ce Multiplex: dans les villes sans opéra, c’est une aubaine, mais n’est-ce pas aussi un danger pour les théâtres d’opéra sans gros moyens que cette concurrence-là, nos édiles n’auront pas trop de scrupule je pense, à préférer les cinémas aux théâtres coûteux à entretenir et coûteux en personnel à rémunérer. Il reste que ce fut un vrai beau moment et que le MET a réussi à fidéliser partout un public, les autres théâtres suivent à grand peine.

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2011-2012 sur grand écran le 5 novembre 2011: SIEGFRIED de Richard WAGNER (Dir.mus: Fabio LUISI, ms en scène Robert LEPAGE)

Duo de l’acte III

(Photos personnelles capturées au débotté, en attendant de récupérer des photos  du MET)

Voilà donc la troisième page de ce Ring new-yorkais. Le battage publicitaire autour de cette production a été obscurci par deux accidents notoires. Gary Lehmann prévu pour Siegfried atteint d’un virus est arrêté depuis le printemps dernier. Il est affiché dans les trois séries du Ring complet ce printemps (Avril-mai), mais pour l’instant il est remplacé par un chanteur peu connu,  Jay Hunter Morris qui était sa couverture. James Levine qui a de gros problèmes de santé depuis deux à trois ans est tombé cet été et a annulé tous ses concerts. S’il est affiché pour le Ring de Printemps, il est remplacé y compris dans le Götterdämmerung de cet hiver par Fabio Luisi. Le MET a nommé en conséquence Fabio Luisi “principal conductor”, sorte de doublure du directeur musical. Fabio Luisi est  peu connu en France, et même dans son pays d’origine, l’Italie (il est génois). Il a fait une carrière essentiellement en Allemagne (il a été à Berlin, à Dresde et a fait beaucoup de répertoire dans les opéras germaniques (Munich, Vienne…) et en Suisse (Orchestre de la Suisse Romande), c’est un bon chef, réputé pour bien faire travailler l’orchestre, un de ces chefs de confiance qui peut vous sauver une situation difficile.
Siegfried n’est pas le plus populaire des opéras de Wagner, et dans le Ring il a une place un peu à part: c’est une œuvre où la conversation (notamment à l’acte I) est particulièrement importante, où la comédie alterne avec le drame (Mime est un personnage de caractère particulièrement intéressant), qui se clôt sur une perspective optimiste. c’est une œuvre sans femmes pendant deux actes. Je pensais ce soir à un film de Fassbinder que j’ai vu la semaine dernière (Welt am Rad, traduit je crois par “Sur le fil”), c’est l’histoire de la fabrication d’un monde virtuel entièrement programmé qui échappe à ses créateurs, parce qu’en programmant un monde faits d’êtres virtuels, doués de sentiment etc..ils ont produit des êtres aux réactions humaines, donc imprévisibles, tout en étant virtuelles. Je me disais que le Ring, c’est bien l’histoire d’êtres programmés par Wotan, qui tour à tour  lui échappent . Siegfried en est l’exemple typique, sa naissance, son éducation, sa libération, sa rencontre avec Brünnhilde, tout cela est soigneusement programmé, et tout s’écroule parce que les deux humains, à cause de leur passion,  gauchissent l’ordre des choses,  Siegfried brise la lance de Wotan,  qui , comprenant tout à coup quel risque il prend, cherche à empêcher que se déroule un ordre des choses qu’il a lui même programmé…Au risque de me répéter, je pense que l’on n’est jamais allé aussi loin que Chéreau dans l’analyse des mécanismes internes de l’œuvre. Sa mise en scène, qui pour Siegfried n’avait pas totalement convaincu à l’époque, avait notamment été critiquée pour le 2ème acte, avec ce dragon- jouet poussé par des machinistes, et l’oiseau dans sa cage. L’attention au jeu, l’extrême engagement des chanteurs (et notamment le Mime de Heinz Zednik) en avait fait à mon avis le moment le plus authentiquement théâtral du Ring (avec le IIème acte de Walkyrie) malgré un Siegfried bien pâlot/falot.
Lepage, je l’ai déjà dit,  change totalement le point de vue. Il ne s’agit pas de chercher dans le texte des jeux métaphoriques et des renvois à des réalités extérieures à l’histoire, il ne s’agit pas de se pencher sur les significations, il ne s’agit “que” de raconter une histoire, comme on raconterait un conte à des enfants, ou comme les histoires que vivent les ados accrocs de jeux de rôles ou de jeux vidéo. Pas de lecture idéologique du texte, mais une lecture purement linéaire et à la fois très moderne, car elle renvoie à des pratiques d’aujourd’hui (le dragon est vraiment un dragon de cinéma d’animation). Aussi doit-on une fois encore, et peut être encore plus pour cette représentation souligner la performance technique qui se cache derrière le spectacle, des vidéos réglées avec une précision d’horloge par l’artiste Pedro Pires, nouveau venu dans l’équipe,  (l’oiseau qui parle, qui se réfugie dans les mains de Siegfried par exemple au début du 3ème acte, ou les jeux sur l’eau au 1er acte, notamment quand Siegfried refroidit Notung sous l’eau qui coule en cascade). On pouvait craindre des effets répétitifs, car désormais quand on a vu les autres spectacles, on comprend le propos technique et le dispositif scénique. Eh bien pas du tout! La mise en scène réussit à surprendre, tout en gardant d’ailleurs les mêmes défauts. On va d’ailleurs commencer par là.
En effet, le jeu se réduit souvent au proscenium, ou sur l’espace en pente de la “machine” articulée, ce qui veut dire peu de possibilités de mouvement malgré l’énormité du plateau du MET réduit à une portion congrue. Ce qui veut dire aussi que les rapports entre les personnages restent assez peu travaillés. En termes de mise en scène, tout cet aspect est assez faible et demeure très largement illustratif. Il y a tout de même des idées, par exemple, l’évocation de la naissance de Siegfried pendant le prélude, mais le seul moment de “vraie” mise en scène, c’est la magnifique scène entre Erda (Patricia Bardon, royale) et le Wanderer (Bryn Terfel, impérial), la manière dont le Wanderer sort la liste des runes de sa lance, l’étale sur le sol et rampe dessus est impressionnante, réduisant ensuite la lance allégée de ses runes à un maigre bout de métal que Siegfried aura tôt fait de briser, le jeu des deux personnages très légèrement érotique (jeu des affleurements entre le Wanderer et Erda, dont l’accouplement a produit Brünnhilde…) est aussi impressionnant. Tout le reste est souvent du déjà vu, avec un duo final entre Brünnhilde et Siegfried très pauvre en inventivité scénique et avec des personnages singulièrement paralysés alors qu’ils devraient être ravagés par la passion (au moins Siegfried), un duo final assez raté dans l’ensemble.
Là en revanche où Lepage est vraiment souverain, c’est dans le traitement des individus, dans la manière de jouer sur leurs expressions, qui sont pour tous d’une rare justesse. Un  exemple, lorsque Wotan dit “Zieh hin! ich kann dich nicht halten!” ( “va, je ne puis t’arrêter!”) après avoir eu sa lance brisée par Siegfried à l’acte III, il sort en esquissant un sourire qui est une très belle trouvaille: vaincu mais heureux…Une grande réussite aussi grâce au beau Siegfried de Jay Hunter Morris, qui réussit la transformation d’un Siegfried un peu “échevelé”, un peu ado retardé du 1er acte, en jeune adulte rendu mature par le sentiment de l’amour et la rencontre avec la femme, par des détails à peine perceptibles des expressions du visage, des gestes moins agités. Un magnifique travail d’une précision et d’une attention rares (on est loin du travail grossier d’un Gunter Krämer):  il est vrai que Lepage est servi par une distribution d’une rare homogénéité à tous niveau, tous ou presque ont une diction éblouissante (Gerhard Siegel en Mime! Bryn Terfel en Wanderer, mais aussi Patricia Bardon ou l’Alberich splendide de Eric Owens) ; beau travail que celui sur les costumes (de François Saint Aubin, les mêmes que pour Rheingold, mais salis, vieillis et rapiécés (notamment pour Mime, Alberich et Fafner). Belle idée enfin que celle d’un Wanderer vieilli, aux cheveux blancs, qui apparaît face à la crinière dorée et éclatante de Siegfried comme un vrai grand père.
Au delà de ce travail souvent très attentif sur les individus, l’ensemble dégage une indéniable poésie, de cette poésie qu’on attend des livres de contes pour enfants, images d’un monde lointain aux couleurs atténuées, un monde qu’on pourrait voir aussi en BD ou comme je l’ai dit dans des films d’animation, un travail où la vidéo et le numérique se mêlent à l’action en se tissant aux personnages “réels” sur la scène et ne sont pas des éléments surajoutés qui font “décor”, c’est cette interaction qui est passionnante et qui en fait une œuvre d’aujourd’hui, ou une “œuvre d’art de l’avenir” pour paraphraser qui vous savez…
A ce travail scénique correspond un travail musical de très grande qualité. j’étais en correspondance téléphonique aux entractes avec une amie très “lyricomane” qui à New York était dans la salle, pour vérifier si mes intuitions étaient justes ou démenties par ce qu’elle entendait. Comme nous avons eu les mêmes sentiments, j’écris sous la réserve d’entendre la représentation en salle mais avec cette garantie là. Du côté du chant, il y aurait d’abord à dire “Habemus Wotam( ou Wotanem?)”. Bryn Terfel est inaccessible dans ce rôle, il en a la puissance, le timbre, l’intelligence, la diction. Il a tout. Claudio Abbado l’avait bien senti il y a déjà plus de douze  ans quand nous avions échangé après un Don Giovanni à Ferrare ( où Terfel chantait Leporello) , il m’avait dit, “C’est un Wotan, un Wotan!”.  Qu’il fasse Hans Sachs ou Wotan, c’est un modèle, allez-y dès qu’il est affiché quelque part …en attendant le futur Wotan que finira bien par chanter Michael Volle, qui le lui offrira?
On sait que Gerhard Siegel est un chanteur de très bon niveau, son Mime est un rôle de référence pour lui, il en endosse l’aspect physique, mais aussi les inflexions, la diction parfaite, il est ce personnage tragi-comique qui le rend si passionnant de bout en bout, un des rôles les plus subtils de la Tétralogie, qu’il faut confier à des chanteurs qui ont un parfait sens du texte et une intelligence sensible et aiguisée.
Hans-Peter König réussit dans les sept minutes de présence à être émouvant, à marquer le rôle et à faire de ce court moment un vrai moment d’arrêt et de méditation. Eric Owens en Alberich confirme l’excellente impression de l’Or du Rhin en personnage à la fois grotesque et pathétique avec une voix forte, bien timbrée, et pour lui aussi une diction modèle. J’ai dit tout le bien que j’ai pensé de l’apparition d’Erda et de Patricia Bardon, vêtue d’une robe de cristaux de mica, et brillant de feux nocturnes, qui est vraiment une Erda imposante,  Mojka Erdmann, dans l’oiseau  est elle aussi sans reproche.
Venons en au couple Siegfried/Brünnhilde en commençant par Deborah Voigt, pour qui j’avais nourri quelque doutes et une vraie déception dans Walküre.

Je continue à ne pas trouver la voix exceptionnelle, à déplorer un jeu fruste, sans palpitation aucune, étranger à l’action, sauf des mimiques un peu ridicules et souvent identiques et donc répétitives, mais le redoutable troisième acte passe mieux vocalement que je ne le craignais. La prestation est donc très honorable.

Quant à Jay Hunter Morris, de Paris, Texas, la production le présente comme un texan un peu perdu débarqué dans la grande ville…la voix n’est pas extraordinaire de volume, les notes suraiguës ont sérieusement tendance à être savonnées (très habilement, il faut le dire), la diction est quelquefois approximative, son troisième acte est fatigué et laisse voir les limites de la voix, mais il est d’un tel naturel, d’une telle justesse en scène, d’une telle sensibilité musicale qu’il réussit à emporter très largement l’adhésion: la composition évolutive du personnage est admirable, ce n’est plus le même entre le 1er et le 3ème acte et nous avons là une composition en Siegfried qui impressionne. Belle, très belle performance que de réussir à faire oublier des défauts de cette manière et même de les récupérer au service de son personnage.
Don au total, une distribution supérieure à ce qu’on a vu ces derniers temps sur les autres grandes scènes, avec la présence écrasante d’un Wotan d’exception.

Dans la fosse, Fabio Luisi a réussi  à se démarquer de James Levine, qui officie dans Wagner au MEt depuis quarante ans…On connaît la manière Levine, un son compact, une ceraine lenteur, un grand symphonisme qui donne quelquefois une certaine ivresse, un Wagner qui fait masse et qui impressionne. Avec Luisi, on a cultivé pour Siegfried une approche plus analytique, beaucoup moins compacte et monumentale ( il dit lui même que Siegfried nécessite une approche plus subtile, à cause de l’aspect théâtral, de comédie que l’œuvre revêt quelquefois) et qui suit l’action de manière exceptionnelle, comme l’accompagnement d’un film, on entend chaque pupitre, la clarté de l’approche donne un sentiment de grande élégance, et d’un vrai naturel. C’est vraiment une grande représentation, un travail remarquable et Luisi a réussi à s’imposer . Il faudra compter avec lui et il confirme ce qu’on sait des approches italiennes de Wagner, souvent lumineuses, élégantes, l’autre voie pour Wagner.

Au total, évidemment, l’envie de sauter par dessus l’océan pour aller assister au Ring complet en avril me titille sérieusement, dans une distribution modifiée et avec Levine (au moins sur le papier). Et le 11 février, je serai devant l’écran pour Götterdämmerung.  Malgré les accidents, et malgré un rendu scénique irrégulier (ah, ce troisième acte!), on a là une production majeure de ces dernières années.