CONCERT DU NOUVEL AN: Variations sur un thème à BERLIN, DRESDE, VENISE

En dehors DU concert du Nouvel An, les télévisions allemands ont retransmis deux concerts de Saint Sylvestre (Silvesterkonzert), celui des Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle (à 18h30 le 31 sur ARD), et celui de la Dresdner Staatskapelle dirigée par son chef Christian Thielemann (à 17h35 le 31, sur ZDF), tandis qu’ARTE proposait le concert du Nouvel An de La Fenice, dirigé par Diego Matheuz, l’assistant de Claudio Abbado qui commence à faire une belle carrière en Italie. Le concept fait florès.
Les concerts de Noël, de Nouvel An, de Saint Sylvestre sont des événements habituels des scènes germaniques, c’est l’occasion de manifester tout ce que la musique peut avoir de festif, mais aussi de rassembler le public autour de son orchestre – on sait que cette relation particulière de l’orchestre au public est très importante en Allemagne, dans toutes les villes où il y a un théâtre et un orchestre.
Je me souviens de Soirées de Saint Sylvestre à la Philharmonie, dirigées par Abbado, suivies d’agapes, de soirées dansantes, dans les espaces du bâtiment de Scharoun. C’est souvent l’occasion soit de jouer des programmes d’œuvres populaires, ou des programmes un peu décalés (en 2002, Sir Simon Rattle proposa le musical “Wonderful town” de Leonard Bernstein, qui fut l’un des grands moments de ma vie de mélomane), ou des programmes d’opérettes, de ces opérettes ou de ces pièces légères qu’on prend très au sérieux en pays germanique: Strauss est réputé très difficile à jouer vraiment dans l’esprit “viennois”. Cette tradition a gagné l’Italie avec le “concert de Noël” de la Scala (cette année Dudamel dans la 2ème Symphonie de Mahler) et surtout le concert du Nouvel An de La Fenice, qui j’espère, ne cherche pas à faire concurrence avec celui de Vienne, parce que là c’est raté d’avance.

La polémique a précédé les deux “Silvesterkonzerte” de Berlin et Dresde, puisque les chaînes généralistes allemandes ARD et ZDF se concurrençaient à peu près à la même heure, l’une (Berlin) dans un programme très dansant, mais des grandes danses du répertoire symphoniques (Danses slaves de Dvorak, danses hongroises de Brahms, L’Oiseau de feu de Stravinski, la Danse des sept voiles de Salomé, mais aussi le concerto pour piano et orchestre de Grieg, avec Evgueni Kissin en soliste), la Staatskapelle de Dresde proposant un programme Franz Lehar, beaucoup plus conforme à la tradition qui préfère l’opérette à la musique “sérieuse” ce soir-là.
Rien n’est le fait du hasard. Le concert berlinois reste un concert traditionnel, avec une volonté de proposer un programme peut-être plus thématique, mais le plus souvent ouvrant le répertoire sans trop laisser  s’éloigner des rives de la musique dite “sérieuse”. On entendit Abbado dans des soirées italiennes, Verdi, Rossini, certes, ou  proposant des extraits symphoniques acrobatiques (comme le dernier mouvement de la VIIème de Beethoven à un train d’enfer, qu’il affectionne particulièrement). Il est conforme à l’esprit d’ouverture de l’orchestre et permet de l’entendre dans divers registres, dont certains inhabituels, d’autre non. C’est un moment de convivialité, point trop mondain (au contraire de Vienne) même si Angela Merkel en est une fidèle, mais la chancelière n’est pas du tout une mondaine. En ce sens, le concert de ce 31 décembre a répondu aux attentes: Sir Simon Rattle étant un maître du “spectaculaire”, et affectionnant les répertoires un peu dansants (son Oiseau de feu à ce titre était particulièrement en phase), j’ai personnellement beaucoup aimé le concerto de Grieg et Kissin, dans un très bon soir.
Face aux Berliner Philharmoniker, valeur consacrée qui ne se confronte pas aux Viennois dans leur répertoire ni dans leurs horaires (encore que le concert du Nouvel An de Vienne est aussi le soir précédent un “Silvesterkonzert”) , la Staatskapelle de Dresde dirigée par Christian Thielemann apparaît comme une challenger dans un combat de Titans. C’est que l’installation de Thielemann à Dresde, après ses tribulations et son échec munichois, apparaît comme le point de référence d’une certaine tradition germanique, avec un orchestre qui en est le symbole immuable et un chef qui en a fait son fond de commerce. Ainsi a-t-on face à face, un orchestre qui serait celui de l’ouverture et la modernité (Berliner Philharmoniker et Rattle) et un orchestre qui porterait la grande tradition (Dresde et Thielemann). Alors il est logique que dans la tradition des pays germaniques, Dresde offre un concert Franz Lehar, dédié aux airs d’opérette les plus connus, en une soirée traditionnellement “légère”, qui fasse lointain écho au concert de Vienne, autre grande référence de la tradition. Et puis, depuis longtemps maintenant, Christian Thielemann cultive la figure des grands Kapellmeister du passé, alors qu’il a peut-être plus de succès en Autriche qu’à Berlin, sa ville, où il a eu aussi une expérience contrastée. Il y a derrière ces deux concerts mis en exergue et en concurrence quelque chose de plus qu’une simple émulation musicale.

Et la Fenice…? Il ne faut pas se leurrer, la Fenice de Venise n’est plus aujourd’hui un théâtre pour les vénitiens, comme le sont les salles de Berlin ou Dresde pour les habitants , la ville de Venise (60000 habitants) n’a pas une assise de public suffisante. C’est un théâtre à la réussite contrastée au niveau artistique, mais depuis sa restauration après le dernier incendie, un lieu d’attirance touristique fort. Une soirée à La Fenice, c’est quelque chose qui fait rêver, entre une matinée à l’Accademia et un repas à “La Colomba”. Le niveau actuel du théâtre est honnête sans plus, et ne peut être comparé à celui de La Scala, de Rome ou de Florence. L’opération “Concert du Nouvel An” est une opération d’image, qui repose sur le nom de Venise, sur la gloire passée de son théâtre et le mythe qu’il génère, notamment chez les touristes chic et choc et qui ne répond à aucun concept, sinon celui de copier le concept viennois à la mode italienne (Disons “Verdi au lieu de Strauss” pour faire bref), y compris avec le ballet, comme à Vienne. Il s’achève toujours par le “libiamo” de Traviata (créée à Venise). Concept plaqué, pour moi sans aucun intérêt mais qui correspond sans doute à une niche de marché, du petit marché de la musique classique à la TV, et qui permet à ARTE de se singulariser et de cultiver le fantasme vénitien du public, français notamment. Musicalement honnête sans plus (Diego Matheuz est un très bon chef certes, qui deviendra quelqu’un avec lequel compter, mais comment rivaliser aujourd’hui  avec Rattle, Thielemann ou Jansons), le concert de la Fenice est une opération plaquée, sans aucun intérêt artistique clair, mais avec un intérêt touristique et donc économique certain.

Comme on le voit, le concept de concert de Saint Sylvestre ou de Nouvel An se vend bien sur nos TV qui souvent (ARTE excepté) découvrent que la musique classique existe entre le 25 décembre et le 1er janvier, paillettes, rêve, fleurs, musique légère, ballets, tous les ingrédients de la fête y sont. Mais l’artistique cette année était à Vienne et à Berlin, à Dresde ensuite, et pas trop à Venise.
Le concept construit au fil des ans par Vienne, qui repose sur une vraie tradition, est artistique (le choix du chef y est déterminant: on a vu combien les concerts donnés par Carlos Kleiber sont devenus des mythes) et s’est peu à peu coloré depuis les vingt ou trente dernières années, à cause du tourisme, de l’élargissement du public des spectateurs, il reste à mon avis le modèle du genre, et aussi un modèle d’équilibre entre exigences médiatiques et artistiques. Mais le Philharmonique de Vienne a inventé le nouveau concept de Sommerkonzert (concert d’été), en plein air, gratuit, cette année dirigé par Gustavo Dudamel, en écho au concert donné en juin par les Berliner Philharmoniker à la Waldbühne (que Dudamel a dirigé d’ailleurs), version “popu” qui compense le concert du Nouvel An, qui est particulièrement exclusif…

THEATER BASEL 2009-2010(Théâtre de Bâle): LA GRANDE DUCHESSE DE GEROLSTEIN vue par Christoph MARTHALER avec Anne Sofie VON OTTER (16 janvier 2010)

 

FINI DE RIRE

Depuis la mémorable « Vie parisienne » présentée en 1998 à la Volksbühne de Berlin sous la direction de Sylvain Cambreling, spectacle éblouissant qui a été un vrai tournant dans la manière de lire l’opérette, Christoph Marthaler ne s’était plus attaqué à Offenbach. Il avait alors choisi  d’en proposer la version complète. Un choix totalement opposé préside à la mise en scène de La Grande Duchesse de Gérolstein.

Ceux qui attendaient ou espéraient une version complète dans l’édition critique de Jean-Christophe Keck telle qu’elle avait été proposée en 2004 par le Châtelet et puis enregistrée avec l’équipe réunie autour de Marc Minkowski et Felicity Lott en seront pour leurs frais. Prenant prétexte des problèmes d’édition récurrents chez Offenbach et particulièrement sensibles dans une œuvre qui dès la création a été modifiée suite à des réactions négatives du public dès le deuxième acte, Marthaler ne propose en fait de l’ensemble de l’œuvre qu’une lecture complète du premier acte, en première partie, puis une lecture très personnelle et loin de la bonne humeur du Mozart des Champs Elysées en seconde partie: c’est au-delà du rire, ou peut-être derrière le rire qu’il nous invite à regarder en convoquant Bach, Haendel, Brahms et quelques menus fragments d’Offenbach. Le chef Hervé Niquet, -encore un baroqueux tenté par Offenbach (après Harnoncourt et Minkowski)- participe volontiers de l’opération puisque de chef et presque acteur dans la première partie, il n’est qu’acteur dans la seconde, celle du temps qui stagne et qui se perd.

Loin d’être une entreprise de destruction c’est à une vision de l’espace imaginaire  ouvert par La Grande Duchesse que nous sommes conviés, puisque Marthaler s’attache à un aspect unique et grave, qui est la guerre et l’antimilitarisme. On sait que l’œuvre a incontestablement une portée politique, et d’ailleurs la censure du second Empire s’en était inquiétée : elle a été présentée au théâtre des Variétés, en 1867, à l’occasion de l’exposition universelle, et tous les souverains d’Europe ont vu cette satire féroce du militarisme, des cours et de leurs petitesses, des faveurs gratuites, de la politique confisquée au peuple,  du bon plaisir du souverain fondé sur l’humeur du moment. C’est tout cela qui est présent au premier acte, les autres actes se développant autour d’une intrigue de cœur qui n’intéresse pas Marthaler.
Rappelons brièvement l’histoire : Le général Boum (Christoph Homberger
) et le baron Puck (Karl-Heinz Brandt )ont décidé de faire la guerre pour distraire leur souveraine qui s’ennuie, et qui ne veut pas épouser le prince Paul (Rolf Romei, correct)à qui elle est promise. Au moment où la Grande Duchesse passe les troupes en revue, elle repère un soldat qui monte la garde et en tombe amoureuse. Celui-ci, puni pour avoir embrassé sa belle, la jeune Wanda, devient en quelques minutes, de simple soldat, capitaine, puis général, baron et bientôt général en chef. Il part à la guerre et revient vainqueur (Marthaler s’arrête là). Au retour de la guerre, la duchesse cherche en vain à séduire le héros vainqueur. De dépit, elle rejoint les comploteurs composés de tous ceux à qui cette élévation a complètement enlevé pouvoir et influence. Après quelques péripéties, la Grande Duchesse dégrade le jeune Fritz qui retourne à son anonymat, et à ses amours, et finit par accepter d’épouser le prince Paul, en disant « quand on n’a pas ce que l’on aime, on aime ce que l’on a ».
De cette intrigue un peu faiblarde, Marthaler s’attache à montrer la guerre, – on va jusqu’à entendre une citation de Clausewitz !- dans ses aspects les plus caricaturaux puis les plus terribles. La guerre ne frappe jamais (ou rarement) ceux qui la décident, elle frappe ceux qui la font. Le propos de Marthaler, malgré l’ironie, le burlesque, le clownesque, est aussi sérieux que l’entreprise de Chaplin dans Le Dictateur.
160120101472.1263855889.jpgLe début est un grand moment. Le décor énorme, d’Anna Viebrock (qui signe aussi les costumes) représente au niveau supérieur un bâtiment des années 60, vitré, avec ses boiseries modernes de type hall d’Orly (ou d’hôtel) dominé par le fameux portrait de Sissi par Franz Xavier Winterhalter (qu’on trouve à la Hofburg de Vienne), et au rez-de-chaussée une porte avec code (cela a son importance), un magasin de vêtements féminins à la mode, et un marchand d’armes (Raphael Clamer), nouvellement installé, qui passe son temps à ranger sa vitrine (un canapé couleur treillis, sur lequel reposent des mitraillettes amoureusement disposées). Tout est vide, pas un humain.  Le marchand d’arme arrive, puis peu à peu quelques membres de la cour au dessus, et un pianiste devant un piano désaccordé qui joue …l’ouverture des Maîtres chanteurs. Toutes ses interventions seront essentiellement wagnériennes d’ailleurs (mort d’Isolde, Parsifal…). Puis arrive sur scène un soldat, portant un instrument, qui descend dans la fosse encore vide, puis peu à peu la scène et la fosse se remplissent, en haut, la cour en vêtements de cocktail des années 60, mais avec des coiffures quelquefois second empire, en bas, dans la fosse, un orchestre de soldats en treillis. Tous ces gens sont un peu erratiques, et ce monde ne semble pas très organisé, aussi, un des acteurs demande à la cantonade « Gibt es ein Regisseur im Publikum » (« Y-a-t-il un metteur en scène dans la salle » ?) Les dialogues sont en allemand, les parties chantées en français.

Le chef arrive alors bousculant portes et spectateurs, un général de Gaulle mâtiné de Louis de Funès, s’excusant de son retard, la musique monte de la fosse et c’est..Tannhäuser….Le chef hurle, puis l’opérette commence : en vingt minutes, ce début a complètement conquis la salle et installé le rire, la bonne humeur, et l’humour grinçant. Une divine surprise, jouée, mimée, construite à la perfection.

L’entrée de la Grande Duchesse, une étonnante Anne-Sofie von Otter, vêtue comme Elisabeth II les pires jours, est aussi un grand moment : elle pénètre dans le magasin de mode féminine et essaie un tailleur…en treillis lui aussi, puis change bientôt pour revêtir ses atours officiels. Tout cela pendant que le premier acte se déroule au dessus : le public pris entre tous les mouvements, les différents lieux, les différents gags, ne sait pas toujours où donner de la tête et les rires fusent, mais jamais ensemble, au gré des regards qui courent sur l’ensemble de la scène. Tout le premier acte se déroule entre le hall de la cour et le rez-de-chaussée où le marchand d’arme, lorsqu’il ne range pas sa vitrine (barrée d’un NEUERÖFFNUNG (ouverture récente, nouvelle) énorme, tire sur des cibles, les coups de feu répétés provoquant les célèbres « l’ennemi ! l’ennemi ! » du général Boum.

Il est difficile de rendre compte avec précision de tous les détails de ce travail théâtral, qui suit dans un rythme précis, voire métronomique la musique d’Offenbach : Marthaler connaît la musique, et n’oublie jamais qu’on est à l’opéra…tout apparaît logique, justifié, en phase avec le propos du texte, en prise évidente avec le public. En me relisant je me rends compte combien on pourrait y voir une sorte de fantaisie gratuite et destructrice : rien de tout cela. Le public est d’abord désarçonné, étonné, puis très vite rentre dans cette logique, et répond en écho par sa participation au regard dévastateur qui préside à la scène et si la deuxième partie étonne à nouveau par le parti pris radical de s’éloigner de l’œuvre, le spectateur est si bien conduit par le metteur en scène qu’il accepte sans barguigner tout le spectacle, qui est tout sauf provocateur : rien là-dedans n’est vraiment en contradiction avec ce que l’œuvre dit.

Mais poursuivons : le départ de Fritz à la guerre s’accompagne du départ de tous les hommes de la cour, et de tout l’orchestre, au son de la marche funèbre de Siegfried (dans Götterdämmerung) jouée au piano. Le chef se retrouve seul, les quelques membres de la cour et la Duchesse restés « à l’arrière » passent alors le temps dans une oisiveté angoissante, s’usant dans la boisson et le ton change, même si certes, çà et là, le burlesque réapparaît : les rires se font plus isolés, plus désordonnés, moins francs, le pianiste se met à jouer en continuo avec un violoncelliste, le seul soldat resté dans la fosse, les airs baroques extraits de Bach ou du Giulio Cesare de Haendel, ou le début du Deutsches Requiem de Brahms. C’est à une sorte de pantomime lente et silencieuse que Marthaler nous convie, une pantomime qui fait taire Offenbach. Le retour de Fritz fait penser à celui des soldats éclopés du célèbre Faust de Lavelli. La guerre n’est jamais une guerre d’opérette, et Fritz revient seul, sérieusement amoché, n’arrivant pas à marcher et entamant son air, en chutant dans la fosse, en s’écroulant. Lui aussi s’enfonce dans la nuit qui a envahi l’espace. Et puis la duchesse entre chez le marchand d’armes, s’endormant sur le canapé dans la vitrine avec deux mitraillettes dans les bras. Rideau.

gerolstein004_g.1263855355.jpgPhoto Tanja Dorendorf

La guerre a tué la musique, restée à l’état de fragments, elle a tué l’orchestre, elle a tué la cour : on a  fini de rire depuis longtemps. Lire ce regard là, à la lumière des trois guerres qui vont opposer allemands et français, dont la première commence à peine trois ans après la première de la Grande Duchesse, donne une véritable perspective, d’autant qu’Offenbach est à cheval sur les deux cultures, et que ses œuvres sont systématiquement données de part et d’autre du Rhin : mais en 1867, il raille devant Bismarck (qui a vu l’œuvre dans sa traduction allemande) les petits états germaniques ridicules qui disparaîtront en 1870 sous la férule de la Prusse, et devant Napoléon III les petitesse et la vacuité de la cour ; quant au Tsar, il court à la descente du train voir La Grande Duchesse (Hortense Schneider) dont le costume est une claire référence à son aïeule la Grande Catherine : tout ce que dit l’œuvre va bien au-delà de son intrigue, et c’est cet au-delà auquel s’est attaché Marthaler.

 

 

On n’a donc pas là un spectacle en marge de l’œuvre, mais un tout cohérent, et musical : Anne Sofie von Otter est une duchesse qui va chanter Offenbach mais aussi Haendel et Bach et elle est le personnage au-delà de toute éloge, dans la démarche, dans le port, dans la mimique, même si la voix était fatiguée ce soir là (une annonce avait été faite). Le Fritz de Norman Reinhardt est vocalement sans doute plus pâle, et son français est totalement inaudible mais l’exigence scénique auquel il est soumis dans la deuxième partie est notable. Les autres membres de la distribution sont acceptables ou médiocres, dans leur prestation vocale, mais incarnent totalement leur pesonnage. Quant aux acteurs de Marthaler (Jürg Kienberger et sa voix délirante de fausset qui ose chanter Haendel en duo avec Anne-Sofie von Otter, Ueli Jäggi en secrétaire privé et Christoph Homberger en général Boum) ils sont désopilants voire phénoménaux dans leur manière de mimer le chant ou la musique ou de se mouvoir, sans oublier la drôlerie du pianiste Bendix Dethleffsen : il y a quelque chose du génie des Marx Brothers là-dedans.

Quant à l’orchestre, il est dirigé avec vaillance, légèreté et une précision étonnante. L’attention à ce qui se passe sur scène est constante, et on lit dans l’engagement d’Hervé Niquet (dont les répliques sont en Français et non en allemand), et dans son application à faire le pitre pince sans rire soit envers les spectateurs, soit sur scène, une adhésion authentique à l’entreprise.

Une fois de plus, Christoph Marthaler de retour dans la ville de ses débuts, (tout comme Anne Sofie von Otter) réussit à surprendre, en s’engouffrant dans la brèche ouverte par une partition pas encore fixée, en s’engageant aussi dans un travail de théâtre à la précision d’orfèvre et dans un regard d’une acuité glaçante, comme dans la plupart de ses spectacles (rappelons-nous la magnifique lecture de Traviata à Paris), même si je garde intact le souvenir de la « Vie parisienne » que cette Grande Duchesse n’effacera sans doute pas(1) : qui lui proposera les Contes d’Hoffmann ou Orphée aux Enfers ?

Triomphe absolu, public ravi, pas une seul voix discordante : il y en eut à la Première, on pouvait s’en douter. Il faut aussi saluer l’imagination et l’ouverture de ce théâtre (salué par le mensuel Opernwelt comme le meilleur théâtre de langue allemande en 2009) qui propose depuis plusieurs années une programmation ouverte, des spectacles très contemporains et des mises en scène qui savent poser question : c’est Bâle, ville franchement ouverte sur l’art d’aujourd’hui, qui draine  un public venu d’Allemagne ou de France respirer un air d’opéra neuf, stimulant, ouvert, intelligent. Amis d’Alsace ou d’ailleurs, courez-y.

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(1)  Au théâtre, à la Volskbühne de Berlin une fois par saison (cette saison c’est déjà passé depuis novembre 2009) se joue l’un des spectacles les plus attachants et les plus accomplis, une fête de l’acteur, du théâtre et de l’émotion, Les légendes de la Forêt viennoise de Horvath. Si Avignon, qui va célébrer Marthaler, pouvait reprendre ce spectacle, l’un des plus beaux de la scène européenne des vingt dernières années ce serait une divine surprise.

OPERA DE LYON 2009-2010: TCHERIOMOUCHKI (MOSCOU, QUARTIER DES CERISES) (D.Chostakovitch) (17 décembre 2009)

МОСКВА ЧЕРЕМУШКИ

C’est une reprise, d’un spectacle présenté en création française en 2004, mais l’opéra est encore plein, le public joue le jeu, et la soirée est l’une de celles dont on sort heureux. Dimitri Chostakovitch, écrivait à son propos: ” Je meurs de honte…C’est ennuyeux, sans talent, stupide…”. Il était bien dur avec un travail souriant, bien construit, avec des mélodies séduisantes souvent inspirées (notamment les ballets) de la tradition populaire russe et une orchestration comme toujours très élaborée dont l’ instrumentation exemplaire est mise en valeur par le travail du  jeune chef ukrainien Kirill Karabits qui dirige cette production avec efficacité et allant. L’oeuvre est intéressante à un plus d’un titre: historiquement, elle marque un moment clé de l’histoire de l’Union Soviétique, en plein coeur de la réaction Kroutchévienne au stalinisme, et à la transformation de Moscou, architecturalement et socialement, par un programme de logements sans précédent. Beaucoup de moscovites vivaient dans des conditions précaires, dans des vieux immeubles insalubres, entassés à plusieurs familles, exploitant le moindre recoin. La construction de vastes cités dortoirs représentait un horizon particulièrement enviable pour des habitants entassés dans des logements exigus: découverte d’un certain confort moderne, installation dans des appartements plus vastes, espoir dans un futur souriant et évidemment salut à la gloire de l’état soviétique garant de ces progrès, tout cela est contenu dans une oeuvre “de circonstance”, servant évidemment la gloire du régime. Il y a aussi pour tempérer cette vision idyllique, l’évocation des passe droit, des fonctionnaires corrompus, d’une administration dictatoriale et quelquefois injuste, les bons couples bénéficiant de la politique sociale du régime, les méchants fonctionnaires essayant de profiter de leur position dans la Nomenklatura pour en tirer de multiples avantages sur le dos des petits, mais tout est bien qui finit bien et finalement l’amour triomphe. Voilà en gros la trame de l’oeuvre. Musicalement, on reconnaît toute la fascination de Chostakovitch pour des formes largement puisées dans le Jazz, pour la valse, et l’ambiance musicale est bien celle des célèbres suites de jazz. Toute cette veine n’est pas toujours exploitée par les théâtre et on doit rendre justice à l’Opéra de Lyon pour sa politique originale.
Pour cette reprise, Serge Dorny a réuni une distribution largement slave, qui cependant s’exprime en français dans les dialogues, dans l’ensemble homogène et de qualité, comme toujours à Lyon, avec tout particulièrement la séduisante Lidotchka d’Elena Semionova et le Boris très efficace du jeune syrien Nabil Suliman, voix claire, bien posée, sonore personnage très bien dessiné, la Lioussa de Elena Galitskaia, après un début un peu pâle, affirme de plus en plus sa voix légère de soprano, bonnes prestations de Michael Babajanyan (le méchant Drebedniov) et de Alexander Gerasimov (le gérant corrompu Barabachkine). Quelques réserves en revanche pour le Sergueï du ténor Andreï Ilyushnikov, qui n’arrive pas à négocier les notes aigus, toujours criées et détimbrées, le reste de la distribution est sans reproche et se trouve parfaitement en phase avec cette oeuvre efficace, rythmée. Le choeur est allègre à souhait. La mise en scène de Jérôme Deschamps et Macha Makeieff, qui signe aussi le décor monumental qui nous plonge dans les années soixante avec une ironie appuyée, est un travail à la fois distancié et tendre, en s’appuyant sur les personnages familiers de leur univers (l’employée dessinée par Marie Christine Orry est vraiment désopilante). Rien de nostalgique, mais une adaptation au rythme endiablé, très rapide s’appuyant sur une succession de scènes brèves et de ballets bien réglés par Anne Martin sur le style du réalisme soviétique. Un travail au total très séduisant, qui fonctionne sur le public de Lyon comme toujours plein de jeunes, en visite à l’Opéra grâce à la très belle opération de la Région Rhône-Alpes “Lycéens à l’Opéra” qui draine de nombreuses classes de toute la région, et notamment les coins les plus reculés.

A la même époque, Bernstein composait West Side Story, à la carrière que l’on connaît, il est amusant de mettre en rapport et en contraste les deux oeuvres. Quant à Chostakovitch, il accepta l’adaptation filmique de l’opérette faite par le cinéaste Gerbert Rappaport, qui eut un bien plus gros succès que la version scénique, et qui aida le musicien à accepter son oeuvre,un peu isolée dans toute sa production symphonique. C’est en tous cas un spectacle à voir, qui rend pleinement justice au musicien, et dont on peut féliciter l’Opéra de Lyon dirigé par Serge Dorny, dont l’intelligente artistique s’affirme d’année en année.