INTERVIEW: SERGE DORNY, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L’OPÉRA DE LYON

Serge Dorny

Il se passe toujours quelque chose sous le péristyle de l’Opéra de Lyon: danseurs de hip-hop en performance, ou pendant l’été un café-concert avec orchestres de jazz : jeunesse et vivacité sont les caractères de cette maison qui affiche dans ses statistiques hors public scolaire une moyenne d’âge du public de 47 ans  (moyenne française: 50 ans) et 25% de public de moins de 26 ans, la plus haute proportion de jeunes à l’Opéra en Europe. C’est ce qui frappe pour n’importe quelle représentation dans ce théâtre que ce soit Sancta Susanna de Hindemith ou La Traviata de Verdi : la salle de Jean Nouvel est remplie de jeunesse.
96,1% de taux de fréquentation des opéras pour une programmation sans concessions : tel est l’Opéra national de Lyon. 10 ans après son arrivée à la tête de cette maison, la plus importante en France après Paris, Serge Dorny, son directeur  formé à l’école belge qui a commencé sa carrière à l’ombre de Gérard Mortier, nous parle de son parcours, de ses idées, et des principes de sa programmation.

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Vous êtes d’origine belge, et il semble y avoir une tradition managériale en Flandres qu’on retrouve à Amsterdam, au festival des Flandres, et à la Monnaie depuis Mortier. Qu’en dites-vous ?

J’ai une reconnaissance profonde pour Gerard Mortier. J’ai fait mes premiers pas avec lui, comme dramaturge à La Monnaie et c’était une époque extraordinaire. La Monnaie s’ouvrait  sur l’avenir, avec une page blanche à écrire, une dynamique de jeune couple, une équipe neuve investie autour du projet de Mortier qui nous mobilisait et nous conduisait. Ce que m’a appris Mortier, même si nous avons des parcours différents, c’est l’énergie, c’est l’engagement, c’est la persévérance infatigable et la capacité à communiquer : voilà ce qui m’a guidé et qui m’a inspiré dans mon parcours.

Comment votre carrière vous a amené à Lyon ?

J’ai un autre parcours que Gérard Mortier, moins linéaire : je n’ai pas fait toute ma carrière dans le domaine du théâtre lyrique. Après avoir été dramaturge à La Monnaie, j’ai été – comme Mortier d’ailleurs – directeur artistique du Festival des Flandres, où j’ai pu développer la notion de programmation construite sur une dramaturgie, en inventant des passerelles artistiques. Puis j’ai été directeur général et artistique du London Philharmonic Orchestra où j’ai pu gérer des ensembles artistiques (comme à l’Opéra) qui sont  le noyau d’une maison car chœur et orchestre et ballet sont des forces permanentes à qui il faut apporter  énergie et envie pour que, chaque soir, ils puissent se dépasser. Ainsi mes deux expériences antérieures m’ont permis de construire des bases solides pour la direction d’un Opéra.

Que diriez-vous du public de l’Opéra de Lyon quand vous êtes arrivé,  et de celui d’aujourd’hui, quelle évolution constatez-vous ?

En 2002, le public de Lyon était surtout constitué de fidèles, d’abonnés, d’un noyau très présent, mais aussi très exclusif, qui s’était un peu approprié l’Opéra. La ville a évolué grâce au pôle universitaire qui attire des populations très différentes, grâce à l’implantation de multinationales importantes, Euronews, Interpol. Tout cela a contribué à l’élargissement et à l’accueil de publics qui pensaient souvent que l’Opéra ne leur était pas accessible parce qu’il appartenait aux abonnés. L’abonnement peut en effet exclure un certain public pour qui « l’opéra c’est complet ». Aujourd’hui, la part des abonnements est de 23%, et la mixité sociale de la cité se retrouve dans la salle : 25% de notre public a moins de 26 ans, 52% de notre public a moins de 45 ans. Cela me permet d’avoir foi en l’avenir de l’Opéra et de ne pas avoir l’impression de diriger un mausolée.

Et puis, dans la mesure où ce théâtre est financé par 80% d’argent public, il est nécessaire d’avoir une maison ouverte et accessible à toutes les populations.

Serge Dorny, @JL Fernandez

Enfin, si on veut que le théâtre lyrique soit vivant et ouvert, il faut constamment élargir et enrichir le répertoire, pour rendre l’opéra riche d’avenir. Le brassage des publics le permet car ces spectateurs sont très ouverts à la diversité des répertoires, très curieux d’oeuvres rares et de découvertes, d’oeuvres connues et moins connues. Voilà ce que j’essaie de développer à l’Opéra de Lyon.

A l’Opéra de Lyon, j’ai voulu donner toute sa places au public jeune ; avec des dispositifs tarifaires : chaque année 3000 lycéens de la région ont accès aux spectacle avec une formation pour les enseignants et des rencontres avec les artistes ; nous avons également initié une démarche et des actions destinées à de jeunes habitants de quartiers en grande fragilité sociale : l’Opéra de Lyon est un acteur culturel, mais aussi un acteur citoyen. Il s’agit pour nous de prendre part à la vie de la société, de nous y enraciner, bref de nous situer au centre de la cité et non plus  à sa périphérie. On s’approprie l’Opéra de manière différente que dans le passé. La société désormais considère légitimes l’Opéra et son financement public. Cela tisse peu à peu une relation de confiance qui nous permet de programmer avec succès un répertoire spécifique : le festival 2011-2012 a été rempli à 95% avec des oeuvres aussi rares que Sancta Susanna, Von Heute auf Morgen ou Une Tragédie Florentine

 

Comment caractérisez-vous le répertoire de l’Opéra de Lyon

C’est un répertoire très varié : en 2011-2012, on y  trouve le répertoire traditionnel, Parsifal, Carmen, en 2012-2013,  Fidelio ou Macbeth, mais aussi des créations, comme Claude de Thierry Escaich (sur un livret de Robert Badinter[1]). La saison dernière, on y a vu des œuvres rares comme Sancta Susanna de Hindemith, Le Nez de Chostakovitch et cette année on verra par exemple Il Prigioniero de Dallapiccola. Même Capriccio de Richard Strauss n’est pas une œuvre si fréquemment jouée. Ainsi même quand on représente du répertoire, on le représente autrement, sous un prisme complètement différent.

 

Comment vous situez-vous par rapport à votre rayonnement territorial ?
En région Rhône-Alpes, l’Opéra est présent avec des représentations chorégraphiques, des concerts. Mais notre présence dans la région est conditionnée par les coûts et les équipements : seules les scènes bénéficiant d’équipements techniques adaptés peuvent nous accueillir. Pour surmonter l’obstacle technique, nous avons inventé des solutions : nous développons de petites formes – cette saison Der Kaiser  von Atlantis, de Viktor Ullmann – dont les premières représentations sont données à la Comédie de Valence ; nous organisons également des vidéotransmissions qui permettent d’aller vers le public, de rencontrer un autre public qui ne vient pas nécessairement à l’Opéra. En été, la vidéotransmission est gratuite, en plein air avec une œuvre populaire – La Traviata, Porgy and Bess, Carmen… : on est présent dans l’ensemble de la région, dans des grandes comme des petites villes. L’Opéra a la capacité de fédérer les personnes autour d’une œuvre lyrique et d’un événement festif. Cela répond aussi à  notre mission de rayonnement régional. Cela crée une première rencontre avec l’art lyrique, c’est une force d’ouverture qualitative.

La salle est là, elle l’était avant moi, elle le sera après. Je la prends et je l’accepte. Je ne peux faire autrement. Mais j’aime cette architecture, ce théâtre, cette salle. C’est un geste architectural que j’aime parce qu’il interroge le genre opéra. Nouvel a mêlé le nouveau à l’ancien, les a fait se rencontrer : c’est un regard sur  l’avenir qui traverse et transcende le passé. Le bâtiment est une installation d’art plastique et d’art visuel, marqué par la sensualité du noir, la dramaturgie du noir ; par le mat et le brillant. Dans la salle il y a une concentration visuelle extraordinaire qui est dirigée vers le plateau. Certes, le bâtiment a des défauts mais quel bâtiment n’en a pas ?

Justement les questions techniques. Comment pouvoir coproduire avec le MET qui a des dimensions très différentes. Comment faire des coproductions avec les théâtres plus vastes comme la Scala, le Met, Vienne?

Nous avons déjà fait de nombreuses coproductions, avec le Theater an der Wien (Lulu), avec le festival d’Aix-en-Provence (Le Nez, Le Rossignol), avec la Scala (Lulu et bientôt Le Comte Ory). Une coproduction part d’une rencontre d’hommes et d’esprits autour d’une œuvre et d’un metteur en scène.

Parsifal Acte II, production de François Girard ©Copyright Opéra de Lyon 2012

C’est ainsi que nous avons eu l’idée, avec Peter Gelb, de faire appel à François Girard pour Parsifal. François Girard a fait 70% de ses mises en scène lyriques à l’Opéra de Lyon, c’est une longue histoire et une longue complicité entre François Girard et moi. Peter Gelb avait travaillé avec François Girard sur un film. Girard a travaillé aussi beaucoup avec la Canadian Opera Company de Toronto. Ce sont ces rencontres appréciées avec François Girard qui ont réuni trois directeurs d’opéra qui s’apprécient. Enfin, c’est une entreprise énorme que de monter un Parsifal : il faut réunir des moyens financiers et humains

Les dimensions sont très différentes, la scène du Met est très grande et celle Toronto est similaire à celle de Lyon. Ce qui a été fait à Lyon, c’est la base commune du projet qui sera élargie au Met (on y ajoute des éléments latéraux et en hauteur). Lorsqu’il y a coproduction entre des scènes très différentes, il est essentiel que la première ait lieu dans le lieu qui pose le plus de contraintes techniques.

Vous avez fait des  Wagner en nombre, Tristan, Lohengrin, Parsifal… Pourquoi avoir fait Tristan et Parsifal?

Parce qu’ils vont ensemble comme un couple d’opposés. Dans le premier projet de Tristan imaginé par Wagner, Parsifal apparaissait au chevet de Tristan au troisième acte. Et parce que les deux œuvres posent des questions voisines,  elles posent toutes deux la question de la relation homme/femme, l’une résolue par l’abstinence – Parsifal –, l’autre par la consommation, Tristan.

Et Meistersinger ?

C’est pour moi une œuvre absolue, sans doute le sommet. Mais elle pose encore plus de problèmes que Parsifal en termes d’organisation, de masses artistiques et de distribution, mais j’ai très envie de donner les Meistersinger à Lyon.

L’Opéra de Lyon a un système différent : un mélange de répertoire et de stagione. La stagione permet de donner du temps et de la maturation aux nouvelles productions et le répertoire permet de les exploiter : la vérité est au centre ! Le système de demain sera sans doute un mélange, même pour les théâtres lyriques allemands avec des périodes d’alternance du répertoire, et des périodes consacrées aux nouvelles productions qui ont besoin de temps pour être préparées.. A Lyon, avec nos moyens spécifiques, j’ai imaginé le festival annuel : une concentration de répertoire donné sur une période limitée, avec une troupe de chanteurs en résidence pour un mois, participant à deux ou trois œuvres. Ce système permet qualité et diffusion et, pour le public, le festival constitue une série de rendez-vous au quotidien.

© Georges Fessy

Comment vous est venue l’idée du Festival ?

Je voulais que l’Opéra de Lyon existe différemment dans la cité, et donc je voulais par des idées et des projets multiples lui donner une autre manière d’exister dans la ville : l’activité estivale du péristyle en fait partie par exemple. L’Opéra, par le Festival, se trouve au cœur de la cité au quotidien parce qu’il y a représentation tous les jours, et tous les jours l’Opéra est lieu de partage et d’échange. Le Festival c’est souvent une même population qui revient et qui parle de ce qu’elle a vu le soir précédent, de ce qu’elle va voir le lendemain, qui partage les émotions vécues et les désaccords. Du même coup, dans la ville, l’Opéra existe, comme un débat au quotidien. Le Festival c’est aussi une façon de mélanger les répertoires, comme en 2012 où l’on a mélangé Le Triptyque de Puccini et des œuvres d’autres compositeurs écrites à cette période de créativité intense dans les arts visuels, le cinéma, le théâtre, la musique et l’opéra.

Cette année vous  proposez en ouverture de saison Macbeth, de Verdi dans une mise en scène de Ivo van Hove. Il y a une école flamande très active dans la mise en scène, Van Hove, Perceval, Cassiers…

Les premiers travaux de Ivo Van Hove que j’ai vu au théâtre, c’était Shakespeare : Macbeth. Cette expérience m’a énormément marqué. C’est un théâtre très engagé qui donnait à Shakespeare une énorme actualité, comme si le texte avait été écrit aujourd’hui. Il lui donnait une grande lisibilité. Shakespeare est une littérature universelle qui appartient à toutes les cultures. Van Hove a cette capacité de rendre cela pertinent (il vient de faire L’Avare de Molière en ce sens). Je voulais revisiter Macbeth de Verdi par le biais de Shakespeare à travers Ivo van Hove. Il n’a jamais mis en scène cet opéra de Verdi et pourtant ce sujet l’accompagne depuis le début de sa carrière. Le sujet de Macbeth c’est comment le pouvoir arrive à éliminer tous ceux qui gênent : les sorcières lui disent ce qu’il veut entendre, cela se réalise  parce qu’il le veut. Regardez ce qui se passe aujourd’hui en Syrie. C’est Macbeth. Autour d’Assad, il y a des aiguillons qu’il croit et qui le poussent. Regardez les oppositions silencieuses, regardez les indignés devant Wall Street ou devant le parlement anglais : ils ne veulent rien de précis, mais ils veulent que cela change. Tout cela est dans Shakespeare.

L’école flamande – en théâtre et en danse – est effectivement en plein essor, avec une grande effervescence dans le nord du pays ; c’est un pays qui se ferme politiquement et qui s’ouvre artistiquement ; c’est la force de ces artistes que de vivre sur des frontières, qui sont des enrichissements pour créer de l’identité. On a besoin d’affirmer une identité, pour créer une telle écriture de création, un tel vocabulaire qui permet d’être reconnu, de dépasser les frontières et de devenir universel.

Qu’est ce qui reste à faire à Lyon, avez-vous un rêve?

Chaque saison est le résultat d’un rêve. Le répertoire lyrique est tellement vaste, il y a tellement d’œuvres que je souhaite présenter. Comment  les présenter ? Comment  les juxtaposer ? Depuis que je suis là, on a représenté 70 à 80 titres : il reste une marge énorme, il faut continuer à développer et surprendre constamment, le public, le regard et l’écoute. Il faut continuer à enrichir le répertoire avec des commandes. Chaque année il y a une création : cette saison Claude Gueux de Thierry Escaich sur un livret de Robert Badinter ; plus tard un opéra de Michel Tabachnik sur Walter Benjamin, avec un livret de Régis Debray ; il y aura aussi un projet de Michel van der Aa, Sunken Garden. Et puis il y a ce projet citoyen avec ce bâtiment implanté dans la périphérie lyonnaise qui s’appelle la Fabrique Opéra, centre de ressources pour les habitants : espace de conception, de fabrication, de répétition, d’insertion autour de l’opéra : un projet ambitieux. Voilà les rêves!


[1] Robert Badinter, rappelons-le, a fait voter l’abolition de la peine de mort en France en 1981.  Il écrit  là son premier livret d’opéra, à partir d’une œuvre de Victor Hugo qui plaide contre la peine de mort.

 

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OPÉRA DE LYON 2012-2013 : MACBETH de Giuseppe VERDI le 13 octobre 2012 (Dir.mus : Kazushi ONO, Ms en scène Ivo VAN HOVE)

Scène finale / ©Jean-Pierre Maurin Opéra National de Lyon

J’ai trouvé l’une des clefs de la représentation, en écoutant la radio hier, rentrant après cette première de Macbeth de Giuseppe Verdi: la barbarie, disait la voix, c’est par exemple aujourd’hui Goldman Sachs. C’est bien ce que nous dit la mise en scène de Ivo van Hove qui considère le monde de la finance comme le vrai pouvoir du jour. Ainsi s’opère la transposition du monde gris, brumeux et sauvage du Moyen âge écossais au monde gris et tout aussi sauvage du Vatican de la finance, Wall Street. La sauvagerie en costume-cravate, la barbarie du pouvoir au sein de La Banque, les constructions mafieuses, les complots, la soif éternelle du pouvoir utilisant les leviers du jour. Voilà la réponse à la question : que nous dit Macbeth aujourd’hui ?

La radio (décidément !) ce matin m’a donné la seconde clef du spectacle, une clef encore plus universelle que tous les lecteurs de littérature connaissent ;  elle était exprimée par Michel Bouquet (invité de Rebecca Manzoni sur France Inter): la grande pièce de théâtre (on pourrait dire la grande littérature) s’en sort toujours quel que soit le contexte historique, elle a toujours quelque chose à dire, on la retourne, et elle donne sa réponse. Ainsi parlait Michel Bouquet au sujet du « Roi se meurt », ainsi pourrait-on parler du Macbeth de Shakespeare, et du Macbeth de Verdi. Plaquez la pièce à la réalité du jour, pressez-la, et elle donne son jus, toujours recommencé et toujours frais.
Ainsi le décor de Jan Versweyveld est-il unique, un espace tragique délimité par de vastes espaces gris sur lesquels se projettent des images  de Tal Yarden (comme à Amsterdam dans Der Schatzgräber), toujours en négatif et noir et blanc, donnant l’impression du rêve, de l’irréel, de la représentation mentale, et derrière des bureaux qui courent tout autour, des écrans qui projettent tantôt des graphiques, des chiffres comme dans les salles de marchés, tantôt les images mentales des personnages non sans humour (chat noir, crapaud, selon les recettes des sorcières ou des extraits de dessins animés –dont « Ma sorcière bien aimée »- mettant en scène les sorcières).

Les sorcières/ ©Jean-Pierre Maurin Opéra National de Lyon

Le rideau se lève sur une salle de marché où les sorcières sont des traders ou des conseillères (en communication bien sûr). Image frappante, traversée par une femme de ménage qui va être le témoin muet et permanent du drame, dont le rôle va s’éclairer à la fin surprenante. Dans cette première scène, elle nettoie les déchets laissés par les traders-sorcières, qui pendant leur sabbat, puisent dans les ordures (essentiellement du papier hygiénique) et les jettent au sol. Dans ce monde dont l’enfer est figuré en projection par l’Empire State Building, tous nos tics high teck sont sarcastiquement montrés: le roi Duncan est mort et tous les employés pianotent sur leurs mobiles pour tweeter la nouvelle, la lettre de Macbeth  est lue par la Lady sur son Ipad, déjà utilisé dans « le Misanthrope » de la Schaubühne (cf compte rendu), du même Ivo van Hove, vu aux ateliers Berthier ce printemps (cf autre compte rendu).
La grande différence entre Shakespeare et Verdi, c’est que Verdi isole le couple en éliminant de nombreux personnages, et surtout, le montre bousculé, apeuré, féroce parce qu’effrayé devant le crime initial commis. Ainsi l’espace conçu très vaste (tout le plateau) montre-t-il très souvent le couple seul , traversé par ses doutes, se jetant à corps perdu dans le meurtre , et en même temps quelque part émouvant :

Acte IV / ©Jean-Pierre Maurin Opéra National de Lyon

le merveilleux quatrième acte où pendant la scène du somnambulisme lady Macbeth en combinaison noire, pieds nus, tour à tour évite puis cherche Macbeth (qui a abandonné le costume cravate, signe de la caste, de la bande pourrait-on dire) en chemise défaite.
Dans le monologue de Macbeth qui suit,

Monologue de Macbeth(Acte IV) / ©Jean-Pierre Maurin Opéra National de Lyon

c’est Macbeth qui tue « tendrement » la Lady, scène magnifique, d’une terrible justesse.
De même la scène du banquet et du brindisi, devenue une réception du personnel de la banque, où le spectre apparaît en projection sur les écrans, en autant d’images mentales de Macbeth démultipliées, et où à la fin, certains membres du personnel, déstabilisés, dont Macduff, rangent leurs affaires (dont les ordinateurs, ou les sacro-saints mugs) dans des = cartons et quittent le navire comme les rats. Images réelles ou images mentales, c’est bien le doute qui se glisse lorsque les crimes commis sont montrés comme en filigrane sur les cloisons géantes, meurtre de Duncan, initial, geste originel, isolé, meurtre de Banco, plus mafieux, exécuté dans un parking par des tueurs à gage (casque de moto etc…).
A ce monde de la barbarie en cravate, se construit et s’oppose le monde de ceux qui disent non, en habits « casual », qui sont en fait ces indignés de Wall Street (le mouvement OWS : Occupy Wall Street) qui ont tant interrogé les chroniqueurs, et qui vont porter la fin optimiste de la pièce. Car ne l’oublions pas, Macbeth se termine par une note d’espoir extraordinaire  et un hymne de victoire et d’espoir « L’aurora che spuntò / Vi darà pace e gloria ! » (l’aurore qui vient de pointer vous donnera paix et gloire).
À la barbarie du monde de la finance répond l’espoir venu de la rue, du « peuple », symbolisé par cette femme de ménage que j’évoquais, qui assiste à tout le drame, et qui court ouvrir les portes au peuple de la rue qui va envahir la salle des marchés, témoin muet, inexistant pour tous les protagonistes (ils évoquent leurs crimes devant elle, tant elle est invisible, tant elle ne compte pour rien) et elle écoute, enregistre, intériorise, pour finalement courir vers ce peuple qui assiège le lieu du pouvoir, vers les siens : elle envahit au milieu de siens, le saint des saints bancaire.

"Figli, o fgli miei" Dmytro Popov/ ©Jean-Pierre Maurin Opéra National de Lyon

Ce peuple, il doit émouvoir et c’est la vidéo qui donne l’émotion comme dans un storytelling : la scène du chœur « patria oppressa » et le magnifique monologue de Macduff prennent leur sens dans la vidéo réalisée « en direct », avec des gros plans sur les visages tendus (un peu comme au début de la Flûte enchantée de Bergman, toutes proportions gardées), sur le chanteur, magnifique , dont le chant prend une valeur sensible extraordinaire quand il est démultiplié par la vidéo. Et c’est ce peuple opprimé qui se libère et envahit « la banque » au total pacifiquement.  Ainsi tout se termine-t-il par une image d’espoir, une sorte d’arbre de Birnam joyeux  qui s’élève comme un ballon, pendant que Macbeth, qui n’est pas mort, semble écrasé par ce qui arrive, hagard, couvert d’une couverture, à qui Macduff vient porter à boire : alors ce qu’on vient de voir pendant 2h50 n’était-il qu’un rêve ? Les traders écrasés sont-ils laissés là sans plus aucun instrument de pouvoir ? Comment se reconstruira l’avenir ? Autant de questions sans réponses.  Cette fin optimiste, voire naïve n’est-elle pas qu’un faux semblant ? Voilà les questions qui restent sans réponses à la fin de ce travail étonnant, qui a laissé perplexe bon nombre de spectateurs : quand l’équipe de Ivo van Hove vient saluer, pas d’explosion, applaudissements intenses, mais seulement polis, et quelques buhs.

A cette réalisation étonnante et si juste, si fluide, si bien conduite (mouvements du chœur, direction d’acteurs d’une incroyable précision), correspond une réalisation musicale de haut niveau, homogène, emmenée par l’orchestre si bien préparé de Kazushi Ono. Une interprétation sans vraie touche de lyrisme, avec moins de raffinement que d’autres sans doute mais à la précision chirurgicale (au sens où l’on qualifie de « chirurgicales » les frappes des bombardements) et froide, rendue encore plus sensible par l’acoustique si sèche de l’Opéra de Lyon. Kazushi Ono propose un Verdi peu « italien », qui ne se laisse pas entraîner par les rythmes, les palpitations, les intermittences du cœur, une lecture plus « objective » (si ce mot a un sens en matière de direction musicale) que sensible (dans la même œuvre, à la Scala, il avait été mal accueilli), une lecture, si je peux me permettre, passée au moule de Chostakovitch, où Ono excelle. Cela va évidemment très bien et sonne très juste au regard de la vision du metteur en scène:  on est là en pleine cohérence. Le chœur est magnifiquement emmené par son chef Alan Woodbridge.
La distribution provient de manière étrange presque exclusivement de l’est et des anciens territoires soviétiques, réservoirs presque inépuisables de voix, et de grandes voix : Evez Abdulla (Azerbaïdjan), Iano Tamar (Georgie), Dmytro Popov (Ukraine), Victor Antipenko (Russie), Ruslan Rosyev (Turkmenistan);  seul Riccardo Zanellato qui prête sa belle voix de basse puissante à Banco (mais sans le timbre envoûtant et si émouvant de Christian Van Horn à Genève) marque la présence italienne dans les rôles principaux de la distribution.
Iano Tamar est Lady Macbeth, elle est scéniquement superbe dans sa robe verte, tache de couleur au milieu de ce monde gris, de ce vert qui est aussi celui des chiffres projetés par millions sur les écrans;  actrice remarquable, sensible, aux gestes tour à tour brutaux et tendres, sachant exprimer envie et amour, certitudes et doutes, sa présence est stupéfiante : il est d’autant plus regrettable que la voix, puissante néanmoins, ne suive pas. Lady Macbeth n’a pas besoin d’une « belle » voix charnue, mais d’une voix pleine qui soit expressive, mobile (mezzo-soprano qui soit aussi colorature), agile, qui sache avec aisance monter au suraigu, mais aussi tomber dans les graves, qui sache donner de la couleur. La voix de Iano Tamar est grande, il y a incontestablement des moments magnifiques, sentis, mais dans les moments clés, qui réclament de l’agilité et de la souplesse, il y a problème : sons fixes, suraigus tirés, montée à l’aigu difficile, même si le chant est contrôlé, peu ou pas d’agilité, et le fameux contre ré-bémol final de la scène de somnambulisme bien loin du “fil di voce” demandé par Verdi. La voix ne convient pas vraiment au rôle, et c’est regrettable car le personnage est stupéfiant, d’un bout à l’autre.
A cette Lady Macbeth, grande, sculpturale, correspond un Macbeth plus petit, au physique d’un Ceaucescu jeune, qui marque déjà les rapports au sein du couple. La voix de Evez Abdulla est vraiment bien posée, bien contrôlée, avec un savant travail sur les mezze-voci, sur la « morbidezza », sur la diction d’une grande clarté, également : elle démontre souplesse et douceur, avec un très beau timbre clair, et une belle projection malgré un volume relativement limité. La personnalité scénique est moins affirmée que celle de sa partenaire, au moins dans la première partie mais on doit reconnaître que ses troisième et quatrième actes sont vraiment magnifiques. Une belle voix de baryton qui mérite une belle carrière internationale, on sent un Posa possible derrière ce Macbeth, car il en a l’incommensurable douceur. Un Macbeth qui n’a pas la force sauvage d’un Cappuccilli, mais qui a une puissance d’émotion qui amènerait le public à lui pardonner. Remarquable.
On l’a dit, Riccardo Zanellato a une belle voix de basse, puissante, profonde, émouvante, et une belle personnalité scénique : son air « Come dal ciel precipita » est un des grands moments de la soirée. Mais le plus beau moment de chant, il est donné par le Macduff de Dmytro Popov, jeune ténor inconnu d’une trentaine d’années, qui dans « O figli, o figli miei » montre à la fois une voix large, puissante, très contrôlée, à l’aigu sûr, au timbre magnifique, à la diction parfaite. On entend derrière à l’évidence un Hermann de la Dame de Pique, mais aussi Don José (qu’il va faire à Sydney) ou le Prince de Rusalka. Retenez ce nom : si le marché ne ruine pas cette voix extraordinaire, il pourrait faire une très grande carrière et être un des ténors qu’on s’arrache.
Belle (et brève) prestation du Malcolm de Viktor Antipenko, à la voix forte, bien contrôlée, jeune chanteur qui a à peine terminé sa formation aux USA (Philadelphie, New York) et des deux rôles secondaires,  la Dame (Kathleen Wilkinson, dont la voix dans les ensembles surnage sans difficultés) et le médecin (le jeune Ruslan Rozyev, frais émoulu de l’Opéra Centre Galina Vichnevskaia, fabrique très efficace de chanteurs).
Au total, une fois de plus un spectacle passionnant, musicalement de niveau très homogène et d’une grande intensité,  scéniquement original, qui montre que lorsque la transposition fait sens et se trouve réalisée avec justesse et intelligence, elle contribue à éclairer la lecture des grands chefs d’œuvre de notre patrimoine. Une fois de plus l’Opéra de Lyon contribue au renouvellement du genre, en maintenant une pleine exigence artistique, sans concession, et une fois de plus,  Ivo van Hove se montre un des grands d’aujourd’hui dans une mise en scène d’une acuité exemplaire, encore plus ciblée que dans Der Schatzgräber, d’Amsterdam il y a quelques semaines. Il ne vous reste plus qu’à aller voir ce spectacle qui ouvre avec honneur la saison 2012-2013 de Lyon.

Duo final / ©Jean-Pierre Maurin Opéra National de Lyon

ANNEXE:
Extrait du dossier de presse que tout spectateur reçoit avec le programme de salle et que vous pouvez trouver sur le site de l’Opéra de Lyon: http://www.opera-lyon.com

Macbeth, notre contemporain

Macbeth, selon Ivo van Hove, est une réflexion sur le pouvoir. Macbeth veut être roi, et lady Macbeth veut être reine. « J’ai pensé, dit-il, à ce qu’était le pouvoir aujourd’hui. Il est clair qu’il n’est plus entre les mains des politiques. En Europe, le monde de la finance et des affaires domine le politique. Si Verdi avait écrit l’opéra aujourd’hui, je suis sûr qu’il l’aurait situé dans le monde de la finance, un monde dont le seul objectif est d’accroître ses bénéfices. » Sur cette base, les sorcières – qui seront, aussi bien des sorciers – deviennent des conseillers en communication, forts en storytelling, dispensateurs d’« éléments de langage », si influents que Macbeth se soumet à leurs prophéties auto-réalisatrices. « Macbeth pourrait dire non ! Mais il accepte parce qu’il veut ce qu’ils disent. Les conseils ne deviennent vérité que parce que Macbeth veut les reconnaitre comme tels. »

Un film américain récent, Margin Call, de J .C. Chandor, qui décrit la lutte pour le pouvoir de tradersnew-yorkais durant la crise de 2008 a inspiré Ivo van Hove et son scénographe, Jan Versweyveld. Dans ce contexte, le château royal n’est plus une demeure gothique perdue dans les brumes d’Ecosse, mais un gratte-ciel de cinquante étages au cœur d’une cité financière. De si haut, le reste du monde paraît absent. On baigne dans les nuages, dans le tonnerre et les éclairs. Seule, la silhouette d’un aigle vient frôler les vitres et rappeler la place que la pièce et l’opéra accordent aux éléments : « Dans les monologues, comme dans les arias, il y a des comparaisons avec les animaux et la nature. C’est le monde subjectif de Macbeth, une nature à l’état brut, qui apparaitra sous forme de vidéos, comme si on était dans la tête de Macbeth. » Et il y aura aussi des vidéos tournées en direct, notamment pendant le banquet du couronnement, filmé comme un événement mondain. La nature, la dimension fantastique, certes. Mais que reste-t-il des rebelles anglo-écossais de Malcolm et Macduff et de l’avancée de la forêt de Birnam ? Avec une logique imparable, Ivo van Hove les fait revivre à travers le mouvement Occupy Wall Street (OWS) – homologue des « indignés » européens. « C’est le mouvement le plus intéressant de ces dernières années. Ils ne manifestent pas pour demander plus de travail, ils disent : il faut s’arrêter et réfléchir. Avant leur éviction par la police, ils sont restés sous leurs tentes à New York, en débats, en chansons, comme une nouvelle communauté. Ce mouvement est comme la forêt de Birnam pour moi. Je veux le voir investir le gratte-ciel, portant ses tentes comme les branches des arbres. Les OWS militent pour la recherche d’un nouveau futur. Ils sont porteurs d’une espérance. C’est exactement ce qu’il y a dans le Macbeth de Verdi, la naissance d’un espoir. »

/Jean-Louis Perrier

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OPÉRA DE LYON 2011-2012 : CARMEN de Georges BIZET le 5 juillet 2012 (Ms en scène : Olivier PY, dir.mus : Stefano MONTANARI)

Le décor

Comme toutes les productions d’Olivier Py, cette Carmen était très attendue, trop peut-être, parce qu’une certaine déception est au rendez-vous, scéniquement comme musicalement, malgré le côté très séduisant du spectacle, malgré le succès public, les longs applaudissements à la fin, la retransmission TV le 7 juillet dans toute la région Rhône Alpes.
C’est ma troisième Carmen en quelques mois, après le luxe de Salzbourg, après la  solidité de Venise, voici les Folies lyonnaises, Folies au sens de Folies Bergères, puisque loin de l’Espagne, c’est à une Carmen meneuse de revue du « Paradis Perdu » qu’Olivier Py nous convie.

Une vision du décor, à plusieurs niveaux © Stofleth

Un décor énorme de Pierre-André Weitz, tournant sur lui-même et tour à tour scène et premier rang de spectateurs, entrée et billetterie, coulisses, magasin à accessoires, loges, mur couvert de graffitis,  taverne de Lillas Pastia, souvent sur deux ou trois niveaux, avec à gauche une façade d’hôtel borgne, à droite un poste de police assez borgne aussi, des costumes très paillettes , de superbes lumières de Bertrand Killy et une volonté de tisser, tresser réalité et fiction, spectacle et récit, Bizet et Mérimée  de manière de plus en plus étroite jusqu’à la fin où tous les protagonistes deviennent des personnages de la revue. L’entrée de Don José dans la bande de contrebandiers, c’est en fait une entrée dans la troupe du « Paradis Perdu », pour y jouer le personnage du clown, si bien qu’au troisième acte on a l’impression de passer de Carmen à I Pagliacci, tant les situations sont mises en parallèle.
Bien sûr, les transpositions imposent une vraie gymnastique pour rendre le livret cohérent avec la proposition et pour permettre au spectateur d’y retrouver ses petits. Le texte très intéressant de Py inséré dans le programme de salle (Carmen comme revanche des sans grades et des marginaux ou des artistes sur l’ordre bourgeois: “c’est la revanche des perdants et des exclus, la revanche poétique et érotique de tous les pauvres” écrit-il) se retrouve dans la proposition scénique, dans la mesure où la troupe d’acteurs est composée de marginaux, acteurs-danseurs le jour, contrebandiers ou dealers la nuit, vision sulfureuse du monde du spectacle qui est bien dans l’ordre du regard petit-bourgeois ou de la tradition catholique d’ancien régime, mais je n’ai pas retrouvé dans la production de Py le souffle de son texte.

Carmen en Eve © Stofleth

Carmen gagne-t-elle en légitimité, en richesse, en épaisseur par rapport à une vision traditionnelle de l’œuvre de Bizet.  Pas sûr. Pas sûr non plus que toute cette machinerie, qui distrait le regard et satisfait l’amateur de “spectacle” soit une aide à se concentrer sur la problématique. Ce serait plutôt un facteur de dilution menant à voir le monde comme représentation ou comme apparence, et faire du personnage de Carmen un objet en vitrine, comme on le voit au-dessus de la billetterie du « Paradis perdu » ou une icône de femme fatale, une Lulu bis, entourée d’animaux d’une ménagerie à la Jérôme Bosch ou apparaissant comme

Carmen en Eve (2)© Stofleth

l’Eve de Cranach lorsqu’elle chante la Habanera, un serpent vivant autour du cou et assise sur un Léopard…
Olivier Py est un artiste, et il a donc des idées séduisantes, il sait organiser une scène: belle idée que le “doudou” rouge tenu par Don José, témoignage de l’amour de Carmen (à la place de la rose), dont le même se retrouve tenu par Escamillo au troisième acte : lorsque chacun exhibe son doudou rouge, l’effet est garanti.
Le traitement de Micaela, qui n’est pas non plus la frêle jeune fille de la tradition est digne d’intérêt : comme chez Calixto Bieito, leur baiser est loin d’être chaste. La scène du duo « parle-moi de ma mère » du premier acte  est d’ailleurs remarquablement réglée: Don José, troublé par des apparitions périodiques de Carmen qui l’aimantent  disparaît sans cesse dans les bras de la bohémienne à l’insu de la jeune fille;  c’est l’un des moments forts de la production.
Au total, je n’ai pas vu dans cette production  d’une qualité incontestable une vision si novatrice de Carmen. Py  se laisse aller à occuper l’espace de manière certes très acrobatique, sans laisser de répit au spectateur, mais sans non plus le surprendre. Une fois comprises les intentions et les principes du spectacle on toucherait presque (je dis bien presque) aux rives de l’attendu, voire de l’ennui. Certes, la surprise de l’image finale, où après sa mort, Carmen se relève dès que le rideau du « Paradis perdu » est baissé, devant un Don José interdit…tout n’était que fiction : faut-il donc croire à Carmen ? Le personnage à la fois frais et joyeux de Berganza dans la  production légendaire de Piero Faggioni à Edimbourg (1977), puis à Paris en 1980 (à la Scala en 1984-85, ce furent Verrett et Baltsa) m’est apparu soudain bien plus profond, bien plus riche de potentialités, bien plus vrai. Cette Carmen de Py est pour moi plus un exercice de style qu’un spectacle de référence. Je sens plus de maniérisme que de philosophie, plus d’affectation que de tripe.
Musicalement, nous n’y sommes pas non plus, et c’est sans doute encore plus délicat. Choisir un  chef et une Carmen venus du répertoire baroque a une signification réelle quant au rôle de la musique dans l’économie du spectacle. José Maria Lo Monaco est une Carmen dotée de beaux graves profonds, mais sans aigus et sans volume ; ajoutez à cela un vrai problème de diction (français totalement incompréhensible) et vous aurez les raisons qui font qu’on ne peut donner vraiment crédit à l’opéra de Lyon de ce choix, même si le dernier acte et le duo avec Don José est très bien mené et tenu, et même si l’artiste a une splendide présence scénique, elle est carrément inaudible dans les ensembles et devient opaque dès qu’elle monte à l’aigu . Les réserves de cette voix sont faibles, et les morceaux de bravoure passent un peu dans l’indifférence du public qui a du mal à applaudir.

Carmen et Don José © Stofleth

Yonghoon Lee est un Don José vocalement crédible, joli timbre sombre, très méditerranéen, puissance,  diction relativement bonne. Mais reste des problèmes de calibrage : dans une salle comme Lyon, aux dimensions relativement réduites, la voix part avec une puissance mal contrôlée quelquefois, alors qu’à d’autre moments on l’impression qu’elle n’est pas bien projetée  (notamment dans le registre central) avec des difficultés à chanter piano et à colorer (l’artiste est habitué aux rôles verdiens lourds) assez gênantes dans ce rôle qui demande beaucoup de contrôle et un art consommé de la modulation. Bref, il n’a pas vraiment le style, même s’il en a le volume et le format. Il reste que c’est un bel artiste et une voix de ténor à exploiter dans d’autres répertoires.
L’Escamillo de Giorgio Caoduro a un peu les mêmes problèmes que José Maria Lo Monaco : Escamillo doit avoir dans la voix cette « mâle assurance » et ce brillant superficiel exigé par le rôle. Ruggero Raimondi excellait dans cette composition. Ici, même si le timbre est agréable, la voix manque de volume et la montée à l’aigu est difficile : la gorge se resserre systématiquement au lieu de s’ouvrir. Le registre central est maîtrisé, le reste manque vraiment de technique.
Évidemment, seule française des quatre protagonistes, Nathalie Manfrino n’a pas de mal à triompher du texte (l’Opéra de Lyon aurait peut-être pu trouver en France une ou deux voix françaises aussi bien adaptées aux rôles que la distribution définitive arrêtée) : elle remplace Sophie Marin Degor prévue initialement et se sort du rôle de manière contrastée, mais honorable globalement. Le timbre est joli, très clair, elle sait colorer, mais au premier acte les aigus sont systématiquement courts : elle n’est pas aidée par une direction musicale très galopante qui laisse peu de souffle aux chanteurs. A l’inverse, son air du 3ème acte « je dis que rien ne m’épouvante » est beaucoup mieux dominé, plus intense, plus vibrant. Elle obtient le plus gros succès de la soirée, et c’est mérité.
Les autres rôles sont très correctement distribués et tenus : le Dancaïre (Christophe Gay) et le Remendado (Carl Ghazarossian) qui se travestissent dès le 2ème acte jusqu’à la fin (pour les besoins de la contrebande), donnent un vrai rythme au quintette, qui est réalisé dans un décor sur trois niveaux, les chanteurs passant de l’un à l’autre, ce qui ne facilite pas l’exactitude métronomique demandée pour sa réalisation ; les choses se passent avec bonheur cependant grâce à la Frasquita d’Elena Galitskaya et la jolie Mercedes d’Angélique Noldus, qui font un excellent trio des cartes, très bien réglé par la mise en scène d’ailleurs, encore sur plusieurs niveaux,
La direction musicale de Stefano Montanari est animée, très novatrice, et produit des sons inhabituels dans Carmen, avec des effets syncopés: longs silences, notes tenues très marquées, à l’orchestre, au chœur et chez les chanteurs, mais aussi rythme haletant, très sec (coups de timbales sourds par exemple), mais aussi son des cordes assez retenu, qui donne une couleur particulière de course à l’abîme, et qui laisse peu de respiration aux voix. Le résultat est quand même très séduisant, on n’a pas le relief sonore habituel, mais on a une incroyable énergie et une belle vitalité . Je crois d’ailleurs que et Py et Montanari voulaient un son qui puisse trancher avec l’habitude, et soit le moins « XIXème bourgeois » possible. Stefano Montanari qu’on connaît pour le répertoire baroque, surtout pour ses qualités de musicien chambriste et pour ses beaux Mozart à Lyon propose donc une Carmen un peu « ailleurs », et ce n’est pas  désagréable: c’est pour moi le plus convaincant de la soirée. Le chœur dirigé par Alan Woodbridge suit cette pente, avec bonheur là aussi.
A une semaine de distance, j’ai ainsi vu deux productions importantes de Carmen parties de deux présupposés différents. Bieito en fait une « espagnolade moderne » en prenant à rebours les clichés sur l’Espagne et les gitans et en proposant une fête sensuelle, Py offre la représentation du mythe dans une sorte de vision en abyme où le personnage de Carmen perd finalement en substance, devenant une icône plus qu’un personnage et où à chacun est assigné un rôle dans la clownerie de la vie. Mais l’éternelle histoire de Carmen rattrape la fiction dans la fiction qu’on a voulu construire et les troisième et quatrième actes, même présentés comme des représentations de revue, restent les plus directement intenses, et les plus” vrais”, comme si la réalité de l’histoire originelle dépassait la fiction de Py, ou que le théâtre était la vie : mais on en est depuis longtemps convaincu.
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Troisième acte © Stofleth

OPÉRA DE LYON 2011-2012: L’ENFANT ET LES SORTILÈGES de Maurice RAVEL/ LE NAIN d’Alexander VON ZEMLINSKY (dir.mus: Martyn BRABBINS, ms en scène: Grzegorz JARZYNA) le 27 mai 2012

Le Nain ©Stofleth/Opéra de Lyon

Poursuivant le sillon ouvert avec le Festival PucciniPLUS, l’Opéra de Lyon propose de nouveau un diptyque d’œuvres des années 20, L’Enfant et les sortilèges, livret de Colette, de Maurice Ravel (1925, direction Victor De Sabata), Der Zwerg (Le nain) d’Alexander von Zemlinsky d’après “L’anniversaire de l’Infante” d’Oscar Wilde (1922 direction Otto Klemperer). A la fin de cette saison, le spectateur lyonnais aura acquis une connaissance assez approfondie d’œuvres emblématiques d’une période mal connue des amateurs d’opéra, pour qui souvent ces années se limitent à la création de Wozzeck et de Turandot. Les deux œuvres dialoguent par leur thème, bien sûr, dans l’un la méchanceté d’un enfant sur les objets et les animaux qui l’entourent, dans l’autre la méchanceté d’une adolescente trop gâtée qui se moque d’un homme détruit par sa laideur, et qui finit par en mourir, mais aussi par leur contexte musical,  quand on sait que Zemlinsky chef d’orchestre a dirigé Ravel (l’Heure espagnole) à la fin des années 20 au Krolloper de Berlin alors dirigé par Otto Klemperer, mais aussi en 1908 la première viennoise d’Ariane et barbe bleue, ou celle d’Erwartung de Schönberg à Prague en 1924. Ravel et Zemlinsky sont porteurs  de cette circulation de la nouveauté musicale, qui contraindra Zemlinsky à fuir les nazis dès 1933. Notons aussi que deux géants de la direction musicale, De Sabata et Klemperer, ont créé les deux œuvres l’une à Monaco, l’autre à Cologne et que deux grands de la littérature, Colette et Oscar Wilde, sont à l’origine des livrets. Bref, un appariement riche de culture, propre à développer la curiosité. De Sabata, maître ès direction musicale aussi bien dans le répertoire italien (rappelons sa Tosca avec Callas, inégalée encore aujourd’hui), que dans le répertoire germanique (son Tristan), et Klemperer, qui vers la fin de sa vie était statufié dans le rôle de mythe vivant, et qui fut dès le début de sa carrière le soutien de tant d’innovations musicales, un”moderne” au sens le plus révolutionnaire du terme.
Pour ces deux œuvres, Serge Dorny a réuni des distributions faites de jeunes (membres du Studio de l’Opéra de Lyon, encore tout neuf) et d’artistes déjà confirmés, un chef spécialiste du répertoire du XXème siècle, Martyn Brabbins, et, en coproduction avec la Bayerische Staatsoper de Munich (qui l’a présentée en Février 2011, et reprise en juillet et novembre 2011, dirigée par Kent Nagano) , la production d’un metteur en scène polonais dans la ligne de la nouvelle scène polonaise, Grzegorz Jarzyna.

Grzegorz Jarzyna

Inévitablement, en bon ancien combattant de l’Opéra Liebermann, L’Enfant et les sortilèges évoque pour moi la magnifique production (venue de la Scala) de Jorge Lavelli, couplée avec Oedipus Rex, de Stravinski, dirigée par un extraordinaire Seiji Ozawa, avec Maria-Fausta Gallimini, Jocelyne Taillon, Christiane Eda-Pierre, Roger Soyer, Michel Sénéchal. une production retransmise à la TV (Antenne 2, 24 mai 1979) et tombée dans je ne sais  quelles oubliettes. Une production qui, reprise aujourd’hui, aurait sans doute autant de succès, tant elle est intemporelle, fabuleuse d’humour et de poésie. Fabuleuse, oui, digne de la plus belle des fables.
Car dans les deux cas, c’est bien de fables qu’il s’agit. Dans l’un, Grzegorz Jarzyna place l’action dans le cadre d’un tournage de film dont le décor serait construit dans un container de semi-remorque, comme un univers de cirque où la maison serait mobile, comme une maison de poupée aussi “plus vraie que nature”, dont l’enfant agiterait les mécanismes, gentiment ou méchamment. (Voir les extraits vidéo de Munich)

L'Enf
L'enfant, le Fauteuil, la Bergère, L'Horloge ©Stofleth Opéra de Lyon

Les solutions trouvées dans les costumes d’Anna Nykowska Duszynska ne manquent pas d’élégance, le fauteuil et la bergère sont assis sur fauteuil et bergère, et ont un costume du tissu dont les meubles sont revêtus, l’horloge comtoise recouvre le chanteur, la tasse chinoise et la théière coiffent comme des chapeaux les chanteurs qui de meuvent et dansent (la théière verse du thé dans la tasse géante),

L'Enfant et les sortilèges ©Bayerische Staatsoper

les costumes d’animaux sont très réussis, notamment le chœur des grenouilles ou l’écureuil et les chats. Évidemment, le “tournage” s’interrompt peu à peu, comme s’il laissait l’accès direct au monde enchanté, sans la distance ou la médiation des caméras. Toute la première partie dans la maison reste un peu éloignée du spectateur, dont l’œil doit jouer entre la vidéo géante, avide de gros plans, et la vision d’ensemble, en fond de scène, le devant étant occupé par les caméras et les soi-disant techniciens vidéos.

©Stofleth Opéra de Lyon

La scène du jardin est laissée libre par la levée spectaculaire du semi-remorque, qui libère le plateau, devenu une sorte de clairière occupée par les animaux.
La direction de Martyn Brabbins est légère, élégante, mais peut-être un peu en retrait, en mineure. Le son reste par trop intimiste, et l’acoustique de la salle ne favorise pas une écoute claire de l’orchestre, alors que l’on connaît la complexité de cette orchestration, avec des instruments quasi expérimentaux, et une volonté de pasticher des formes qui jalonnent toute l’histoire de la musique, dans la fosse comme sur le plateau. L’impression de légèreté recouvre en réalité une réelle complexité, et un orchestre important, qui ne correspond en rien à l’impression produite. La direction ne rend pas clairement cette complexité, et souvent on n’entend pas bien l’orchestre.
La distribution est équilibrée, faite de jeunes chanteurs, souvent puisés dans le Studio de l’Opéra de Lyon,  sans voix exceptionnelles, même si l’enfant de Pauline Sikirdji, du Studio de l’opéra de Lyon a un très beau médium, large, et sonore. L’horloge, rôle tendu, est bien défendue par Jean-Gabriel Saint-Martin, Simon Neal (le Fauteuil, l’arbre) est une basse assurée et élégante, Mercedes Arcuri est un soprano léger (le feu/le rossignol) qui souffre de quelques problèmes de justesse. Dans l’ensemble cependant, cette distribution jeune défend bien la partition, même si on aimerait dans les rôles de pure composition (la théière, la rainette) un peu plus de “composition” justement. Je me souviens du grand Michel Sénéchal, irrésistible en théière chez Lavelli. Il n’en demeure pas moins que c’est un joli spectacle, avec un chœur remarquable, comme souvent à Lyon (et le choeur est important dans cet opéra) qui a prise sur le public comme on peut le vérifier aux longs applaudissements qui le concluent.
Il en va différemment de Der Zwerg, de Zemlinsky, que j’ai vu une fois, à Genève, en 2002, dans une mise en scène de Pierre Strosser , et dirigé par le grand Armin Jordan, très à l’aise ce répertoire, avec une approche très claire, très fluide, et en même temps particulièrement dramatique. Le Nain d’alors était David Kuebler, magnifique, Don Estoban Detlev Roth, qui aujourd’hui fait une grande carrière wagnérienne, l’infante Donna Clara Elzbieta Smytka et Ghita Iride Martinez. Cet opéra d’1h20 est une authentique tragédie, un conte cruel que Villiers de L’Isle Adam n’aurait pas renié, et dont Oscar Wilde le décadent a fait son miel.
Le Sultan offre à l’infante pour son anniversaire un Nain qui chante merveilleusement mais qui est affligé d’une laideur repoussante dont il n’a pas idée, ne s’étant jamais vu dans un miroir. Il se prend pour un chevalier étincelant, l’infante et la cour en jouent, le Nain tombe amoureux de la jeune fille et le jeu tourne au drame quand l’infante décide qu’il faut lui déciller les yeux, et qu’il finit par se découvrir dans un miroir. Le Nain en meurt de douleur.
La mise en scène de Grzegorz Jarzyna m’est apparue plus serrée, plus rigoureuse, plus sentie que celle de l’Enfant et les sortilèges. L’espace scénique unique reste la clairière, sorte de lieu de ces jeux d’enfants cruels, voire mortels, des miroirs, deux voitures américaines des années cinquante décapotables, dignes de la “Fureur de vivre”, ou de ces films d’une jeunesse dorée qui s’amuse, des costumes modernes, colorés, mais qui renvoient par leur forme à Velasquez, eh oui, et les reflets des miroirs, au fond, ainsi que le costume de l’infante, renvoient discrètement, mais clairement, aux Ménines, mais aussi aux premières pages des “Mots et les Choses” de Foucault. C’est bien l’histoire d’une image de miroir qui montre ce qu’on refuse, ce qu’on ne voit pas, ce qu’on ne veut pas voir, une histoire de reflet qui est au centre de l’œuvre. L’allusion à Velasquez, qui révèle les laideurs par la peinture (voir les portraits de Philippe IV), me paraît assez claire.
Dans cet espace unique, une cour artificielle, des costumes surfaits, des couleurs criardes, une perruque rousse (comme l’Enfant précédemment), qui stylise les coiffures des Ménines ou des infantes peintes par Velasquez, un monde stylisé de vilains petits monstres, où le Nain serait presque “normal”, à peine un peu tordu, dans son costume noir de clown en négatif.
La mise en scène travaille avec précision les duos, la place des personnages,

©Bayerische Staatsoper

l’utilisation très efficaces des deux voitures et la froideur de tout cet univers de l’apparence, où le cœur n’a point sa place. Seul le Nain (et Ghita) portent l’humanité en eux. Le reste n’est que marionnettes: d’ailleurs, l’Infante pose sur le corps sans vie du Nain une poupée la représentant qui ressemble furieusement à une vilaine marionnette.
A ce très beau travail scénique, qui présente des solutions efficaces et au total assez simples (en contraste avec la complexité de l’utilisation du semi-remorque dans l’Enfant et les sortilèges) correspond une réalisation musicale de très bonne facture. Martyn Brabbins fait mieux sonner l’orchestre (il est vrai que l’orchestration de Zemlinsky est plus spectaculaire que celle de Ravel, et moins en finesse), lui donne beaucoup de relief, beaucoup de présence. Je préférais Armin Jordan, mais “quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a”.
La distribution est composée de professionnels plus aguerris que dans l’Enfant et les sortilèges: Karen Vourc’h, soprano lyrique, qui a préféré le chant à la belle carrière de physicienne qui l’attendait, a une voix assez puissante, bien posée, et une belle maîtrise technique dans l’Infante, qu’elle interprète avec la froideur et la cruauté voulues, une vraie tête à claques , la Ghita de Lisa Karen Houben, soprano lirico spinto au timbre clair, au volume important, est remarquable: elle passe du rôle glacé au début de l’œuvre à une humanité profonde à la fin, en prenant soudainement conscience de la cruauté du jeu, et du même coup, le chant devient émouvant, la voix prenante. Une artiste à suivre.
Le Don Esteban de Simon Neal est aussi une réussite, voix chaude, belle présence (aidée

©Bayerische Staatsoper

par un costume  et une perruque un peu surréalistes).
Le Nain de Robert Wörle porte dans sa voix un peu nasale la tragédie qui va se jouer et qui le prédispose aux rôles de composition (Mime par exemple), mais la voix est souvent aux limites. Le rôle est très tendu à l’aigu, avec un orchestre volumineux, et on sent des difficultés à maîtriser ces aigus, et donc la justesse, et on entend quelques moments un peu approximatifs, mal négociés. Le personnage est bien campé, très présent, assez bouleversant à la fin, mais le chant reste quelquefois en dessous de ce qu’on attendrait. J’y verrais plus un Bernard Richter, ou un Klaus Florian Vogt, qui ont les aigus et le timbre du rôle (mais bien sûr pas le physique…) mais en plus une puissance qui m’apparaît chez Wörle un peu étriquée. Il reste que sa belle présence et sa prestation, même avec ses faiblesses, restent très honorables.

Au total, dirais-je, encore une belle proposition lyonnaise, qui passe la rampe et trouve un chaleureux accueil du côté du public dans la lignée de la programmation novatrice et sans concession qui est la marque de fabrique de cette maison. Avec une logique supplémentaire, qui voit une coproduction avec Munich, dont le directeur musical n’est autre que Kent Nagano qui officia longtemps comme directeur musical à Lyon. Ce spectacle imaginatif, intelligent et bien mené musicalement est un bel exemple de travail cohérent, attentif, ouvert comme on aimerait en voir plus souvent sur nos scènes.
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Salut final - Lyon

 

OPERA DE LYON 2012-2013: LA PROCHAINE SAISON

La prochaine saison de l’Opéra de Lyon a été présentée vendredi 9 mars, avant la première de Parsifal, par Serge Dorny.
Après la très lourde saison 2011-2012, (Puccini Plus, Parsifal, Carmen, Le Rossignol et le Nez, notamment) la saison suivante marque toujours une grande ambition, avec des œuvres passionnantes et souvent rarement jouées. .
La ligne très clairement affichée par Lyon de choix de mises en scène et d’approches modernes est confirmée notamment par l’ouverture de saison, un MACBETH de Verdi dirigé par Kazushi Ono (il l’ a déjà dirigé à la Scala) et une mise en scène de Ivo van Hove qui fera de Macbeth notre contemporain. L’appel à Ivo Van Hove, l’un des metteurs en scène européens les plus radicaux sera sans doute très discuté. (Voir mon compte rendu de son Misanthrope, de Molière, qui va être représenté fin mars aux ateliers Berthier à Paris (Odéon)). Il sera chanté notamment par le baryton Evez Abdullah et  la soprano Iano Tamar. Ce Macbeth répond à la thématique générale de l’année, dédiée au pouvoir, aux tensions de la société et du monde.(Octobre 2012)
Tensions religieuses, avec le MESSIE de Haendel, dirigé par Laurence Cummings et mise en scène par la grande Deborah Warner avec notamment Andrew Kennedy et Catherine Wyn-Rogers.(Décembre 2012)
Tensions entre l’homme et l’animal avec LA PETITE RENARDE RUSEE, de Janaček dans la mise en scène de André Engel et Nicky Rieti, qu’on a aussi vu à l’Opéra Bastille, qui est un spectacle produit par l’Opéra de Lyon, dirigé par l’excellent Tomáš Hanus, avec Jeannette Fischer (Janvier Février 2013).
Un des moments importants de la saison sera la présentation de L’EMPEREUR D’ATLANTIS de Ullman au théâtre de la Croix Rousse, dirigé par Jean-Michaël Lavoie et mise en scène par Richard Brunel. Cette œuvre composée au camp de Theresienstadt et jamais jouée jusqu’en 1975 est une des grandes oubliées du XXème siècle, dans une musique qui prolonge bien les opéras présentés dans le festival Puccini PLUS cette année avec ses échos de Weill, Hindemith ou le jazz. (Février 2013)

CAPRICCIO, de Richard Strauss, dans une belle distribution (Emily Magee) et dirigée par Bernard Kontarsky sera présentée en mai 2013 dans une mise en scène de David Marton. Voilà une oeuvre très peu présentée en France, qui est centrée sur les tensions entre parole et musique dans l’opéra. Cette œuvre écrite pendant la deuxième guerre mondiale, souligne les grands principes de la culture allemande, en contrepoint de la barbarie nazie.

LA FLÛTE ENCHANTÉE de Mozart conclura la saison avec la participation des jeunes du studio de l’opéra de Lyon. Elle sera dirigée par Stefano Montanari, connu du public lyonnais puisqu’il a dirigé le Festival Mozart, et mise en scène par Pierrick Sorin (juin et juillet 2013).

La saison prochaine, en mars et avril 2013, le FESTIVAL portera sur les tensions entre justice et injustice, quatre œuvres sont affichées, avec tout d’abord
Une création , à partir de Claude Gueux de Victor Hugo, CLAUDE, de Thierry ESCAICH, dirigée par Jérémie RHORER, sur un livret de Robert BADINTER et dans une mise en scène d’Olivier PY
– FIDELIO
, de Beethoven, avec Nikolai Schukoff dans Florestan (Leonore n’est pas encore connue) dans une mise en scène du vidéaste Gary Hill (l’un des grands de l’art vidéo avec Bill Viola) et dirigé par Kazushi Ono.
Et en une soirée, dirigée également par Kazushi Ono et mise en scène d’Alex OLLÉ (La Fura dels Baus)
IL PRIGIONIERO de Luigi Dallapiccola, avec Magdalena Maria Hofmann et martin Winkler (qu’on a vus dans le Festival Puccini PLUS cette année)
ERWARTUNG de Schönberg, avec Magdalena Maria Hofmann

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OPERA DE LYON 2011-2012: PARSIFAL de Richard WAGNER (dir.mus: Kazushi ONO, ms en scène: François GIRARD) le 9 mars 2012

Acte II ©Opéra de Lyon

Pour une structure comme Lyon avec ses espaces assez réduits, monter Parsifal est une lourde entreprise et des problèmes techniques ont dû contraindre à annuler la Première , le 6 mars. On doit d’autant plus  remercier Serge Dorny d’avoir osé l’entreprise, lui qui propose, en coproduction avec le MET et la Canadian Opera Company de Toronto, un spectacle de très haut niveau musicalement et scéniquement.
On a vu bien des rêves interprétatifs sur Parsifal:  Rolf Liebermann à Genève en avait fait l’œuvre du “Day after”, après une explosion atomique, un Tchernobyl universel, Schlingensief à Bayreuth en avait fait une sorte de “Urwerk”(oeuvre originelle), plongeant dans nos rites les plus primitifs, mais posant aussi la question de l’art et de sa fin (aux deux sens du terme), Herheim toujours à Bayreuth en fait une métaphore du parcours historique de l’Allemagne depuis le XIXème siècle et un symbole universel de paix (on se souvient que les nazis accusaient l’œuvre de pacifisme et l’avaient interdite ). Et puis il y a toutes les visions messianiques, faisant de l’œuvre une sorte de substitut de”mystère”, l’expression Festival scénique sacré étant alors prise au pied de la lettre.
François Girard se range plutôt dans ce dernier cas, en orientant  la question vers l’idée de la connaissance mystique par la connaissance charnelle, et celle de fécondation, au centre du propos.
Cet artiste québecois  compte à son actif aussi des travaux cinématographiques (c’est son premier métier), mais aussi des mises en scène de spectacles divers, il a notamment mis en scène l’un des derniers spectacles du Cirque du Soleil à New York, mais on lui doit aussi en 2007 le film”Soie”, d’après un roman d’Alessandro Baricco. C’est un artiste éclectique, soucieux des effets visuels de ses spectacles qui utilisent bien sûr les éclairages ou la vidéo, ce qui correspond bien à la tendance actuelle des derniers spectacles du MET. Son Parsifal est plutôt hiératique, avec des actes I et III en noir et blanc, et un acte II marqué par le rouge. Il est difficile au départ de repérer une ligne de mise en scène: la clef (c’est du moins ce que j’en ai senti) arrive au second acte, pour moi le plus réussi des trois. Pour essayer de comprendre le propos, je vais donc partir du second acte, qui se passe dans un étroit défilé très haut, avec un arrière plan une fente vers le jour, qui va bientôt être couverte d’une projection vidéo d’une sorte de fleur rouge, aux formes qui se tordent et qui font irrésistiblement penser au conduit vaginal, et en même temps à une plaie, la plaie qui ne se cicatrise pas d’Amfortas. Les personnages évoluent sur un plateau recouvert d’une immense mare de sang, les filles fleurs tiennent toutes une lance, capturée sans doute à l’occasion des pièges tendus aux chevaliers du Graal par Klingsor.
La scène entre Kundry et Parsifal va se dérouler dans ce même espace, et une sorte de procession apporte le lit fatal, comme un dais, qu’on dépose au centre et qui lui aussi va se maculer de sang. Parsifal fait donc une sorte de voyage initiatique à l’intérieur de la femme, du sang menstruel, de la connaissance de ce monde qui lui est interdit, et qui du même coup éclaire les deux autres actes. On comprend alors pourquoi au premier acte il nous est projeté des images identifiables au départ comme des dunes désertiques, mais dans un second moment comme une peau féminine, vue de très près, un corps aux ondulations régulières qu’on reverra au troisième acte: c’est un monde, qu’on voit de l’extérieur  sans le pénétrer. On comprend aussi du même coup pourquoi la dernière image du spectacle est celle d’une femme qui se dresse dans le chœur agenouillé et s’approche de Parsifal, qui se détourne du Graal pour la regarder: cette femme, c’est la colombe finale dont parle le livret. Ainsi, de la femme interdite au nom de la chasteté qui finit par dessécher le monde et le rendre stérile (voir le Graal au début du troisième acte, rempli de fosses où l’on enterre les corps, un royaume qui meurt, mais voir aussi l’acte II, où le sang menstruel est un sang qu’on rejette, qui marque une fin de cycle) Parsifal libère le Graal de cette chasteté extérieure et stérile, en associant la femme à une “pureté” accueillie en Dieu, gage de la pérennité d’un royaume du Graal (d’où évidemment la future conception rendue possible d’un futur Lohengrin, fils de Parsifal…): Parsifal serait celui qui inclut la femme et la dédiabolise, rendant ainsi la mort de Kundry, victime expiatoire, logique, elle qui a été la figure permanente de la femme diabolique.
Car se pose clairement la signification de l’adoration du sang du Christ conservé dans le Graal, et François Girard montre au 3ème acte un rituel de fertilité, la lance étant trempée dans la coupe du Graal. Voilà une symbolique qui a le mérite de la clarté, mais qui éclaire au moins pour Girard le rite du Graal qui est un rite de régénérescence,  et Girard tire le fil jusqu’au bout faisant du monde de Klingsor un monde de stérilité; voilà qui éclaire aussi les relations du sang à la terre, et le ruisseau de sang du premier et du troisième acte qui partage le sol aride, et qui illustre le propos de l’affiche du spectacle par ailleurs.

L'image de l'affiche du spectacle ©Opéra de Lyon

Dans ce ruisseau, Kundry comme Parsifal vont puiser. Sang et terre, cela rappelle les rites des sacrifices où le sang devait pénétrer à même la terre pour la féconder. Parsifal comme mythe de la fécondation, voilà l’idée apportée par François Girard.
La réalisation du spectacle en efface tout ce qu’on pourrait tirer de choquant. Même l’érotisme fort du second acte n’est en rien traité de manière provocatrice. Et l’intérêt du travail de François Girard est qu’il peut aussi se laisser voir (les images sont souvent puissantes, et superbes) sans rentrer dans les arcanes de la signification ou de la sursignification.
De cette ligne directrice alors s’expliquent le premier acte, très ritualisé, où sont nettement séparés les femmes (voilées de noir comme des veuves) présentes sur scène et regroupées à gauche, mais en quelque sorte inutiles, et les hommes, groupés à droite (séparés des femmes par le ruisseau de sang) et assis en un cercle compact d’où émergent les personnages (Amfortas), ainsi aussi en montrant  Klingsor mimer  les gestes d’Amfortas du 1er acte, il lie les deux personnages de manière plus profonde. Klingsor étant le soleil noir d’Amfortas. Ainsi enfin, le personnage même de Klingsor est “humanisé”, Alejandro Marco-Buhrmeister par son timbre et sa diction l’éloigne d’une figure caricaturale de “méchant” de bande dessinée, comme on le voit trop souvent. Quand à Parsifal, son humanité est soulignée, au point même d’en faire discrètement un objet de désir “visible” (il est souvent torse nu). Au troisième acte il troque son costume contre une chemise blanche, comme les autres hommes du Graal, universalisant ainsi sa démarche et son rôle non de Roi mais de “primus inter pares”.
Au troisième acte, domine, comme souvent l’image de la mort et de la désolation, la même terre du premier acte est percée de trous, de tombes préparées qui montrent que peu à peu le monde du Graal expire, les chaises sur lesquelles les hommes étaient assis au premier acte sont abandonnées, gisant en tas et dispersées. Femmes et hommes sont mêlés, il ne reste rien du rite et de son organisation géométrique du premier acte: en cela d’ailleurs, Girard est conforme à la tradition.
On le voit, les détracteurs pourront parler de psychanalyse de pacotille, d’autres pourront reprocher l’excès de sang, et son côté morbide, d’autres enfin pourront même dire qu’en réalité, rien de neuf sous le soleil. Mais il reste que cette approche forme un tout cohérent, très construit, logique et très bien réalisé.
Car il faut aussi saluer la qualité technique du spectacle, qui a mis à rude épreuve les équipes de l’opéra de Lyon: si l’on a bien compris, Lyon a essuyé les plâtres à cause de l’indisponibilité du plateau du MET pour de longues répétitions. La beauté de certaines scènes, la précision des mouvements: tout cela en fait un très beau spectacle.
Du côté musical, la démarche de Kazushi Ono, dans une salle à l’acoustique aussi sèche que la salle de Jean Nouvel est une démarche analytique, d’une grande clarté, révélant chaque pupitre, sans exagérer l’aspect symphonique, mais adaptant sa direction au cadre relativement intimiste de la salle, il en résulte une lecture très serrée, et l’orchestre lui répond avec une grande maîtrise: on sent les répétitions derrières, et on se dit que l’Opéra de Lyon a de la chance d’avoir un vrai directeur musical.
Serge Dorny a aussi réuni pour ce rendez-vous exceptionnel une très belle distribution. Le groupe des filles fleurs fait honneur à l’opéra de Lyon, malgré la difficulté à chanter dans cette mare immense qui inonde le premier acte. On sait qu’il est difficile en effet de réunir des voix homogènes qui puissent ensemble, avoir la rondeur et la suavité, voir l’érotisme requis pour ces rôles. Il faut une parfaite intégration des timbres et je dirais qu’on y est presque arrivé, malgré quelques singularités vocales trop “audibles”.
Le Klingsor d’Alejandro Marco-Burmeister n’a pas le timbre ni la diction démoniaque des Klingsor habituels, ce n’est ni un Kelemen, ni un Mazura. Mais il a en scène une sorte de flegme, de distance, qui en fait un personnage d’autant plus dangereux qu’il a dans la voix une sorte de douceur qui le rapproche de l’Amfortas de Gerd Grochowski , qui lui est magnifique d’humanité, et d’intensité. Son timbre chaud, sa diction remarquable en font l’un des meilleurs Amfortas de ces dernières années, d’une très forte intensité et même d’une certaine poésie. Georg Zeppenfeld n’a pas le timbre de basse profonde des Gurnemanz habituels mais on sait désormais qu’il compte parmi les grandes basses wagnériennes de ce temps, rappelons pour mémoire son Henri l’Oiseleur du dernier Lohengrin de Bayreuth. Il est moins âgé, moins distancié, plus engagé, et le récit du premier acte est particulièrement vivant, par les inflexions, par l’interprétation, par les variations de couleur de la voix. Magnifique.

Kundry, Acte II ©Opéra de Lyon

La Kundry d’Elena Zhidkova sans être une Kundry exceptionnelle a une intensité et un engagement forts; la voix est là, sans cette touche de sauvagerie animale qui fait les grandes Kundry et qui fait que Waltraud Meier a marqué le rôle à tout jamais. Cela reste très honorable et son deuxième acte (qui est tout le rôle) reste passionnant.

Final Acte II ©Opéra de Lyon

Le rôle de Parsifal n’est pas l’un des plus passionnants du répertoire, du “jeune fou” blond comme les blés de Peter Hoffmann à un Jon Vickers au-delà du monde et des hommes, et à la diction suffocante d’émotion contenue qui en fait pour moi le plus grand Parsifal que j’ai pu entendre, on a tout vu et entendu. Ce n’est pas non plus l’un des plus difficiles à chanter: c’est justement ce qui en fait une sorte de défi: il faut rendre le personnage “intéressant”. Nicolai Schukoff y réussit, grâce à un bel engagement, à une voix bien posée, puissante ( même si on dénote quelque menu problème dans les passages à l’aigu) et surtout grâce un timbre qui lui donne une couleur à la fois dramatique et lyrique : on connaît la qualité de cet artiste, de plus en plus réclamé pour les rôles de ténor dramatique, mais il a lui aussi une chaleur et une douceur de timbre particulières. Ce qui frappe d’ailleurs dans l’ensemble de cette distribution masculine est qu’on y a trouvé des chanteurs adaptés à cette salle, qui n’ont pas besoin de s’égosiller, où la richesse et la suavité, voire la sensualité des timbres peut s’épanouir et donne une qualité d’ensemble très homogène.
Au total la conclusion s’impose: allez voir ce spectacle qui se donne tout le mois de mars jusqu’au 25, c’est un très beau moment de musique, c’est un très beau moment visuel, qui honore une fois de plus notre deuxième scène nationale, mais première par l’intérêt de sa programmation.

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Salut final

OPERA DE LYON 2011-2012: FESTIVAL PUCCINI PLUS le 9 février 2012 – SANCTA SUSANNA (Paul HINDEMITH) (Dir.Mus: Bernhard KONTARSKY) / SUOR ANGELICA (Giacomo PUCCINI) (Dir.Mus: Gaetano d’ESPINOSA)

Sancta Susanna ©Stofleth

Chaque année, l’Opéra de Lyon centre une partie de sa programmation autour d’un festival thématique, construit autour de productions existantes regroupées ou de nouvelles productions, ce fut Pouchkine, ce fut Mozart, c’est cette fois Puccini qui permet aussi de présenter Schönberg, Hindemith, Zemlinsky : la salle est pleine. Le public lyonnais est habitué depuis longtemps (en fait depuis Erlo et Brossmann) à une programmation hors des sentiers battus, il est disponible et ouvert. Les distributions sont faites de chanteurs qui se partagent les œuvre affichées, comme une petite troupe réunie ad hoc. Ainsi de Sancta Susanna où l’on retrouve la Susanna (splendide) de Agnes Selma Weiland, qu’on a vu dans Gianni Schicchi, la Klementia de Magdalena Anna Hofmann, qu’on a vue dans la femme de Von heute auf morgen, l’Angelica de Csilla Boross, vue dans Giorgetta de Il Tabarro, ou la Zia principessa de Natascha Petrinski qui était Zita de Gianni Schicchi et La Frugola de Il Tabarro.

Sancta Susanna ©Stofleth

Cette dernière soirée est peut-être la plus surprenante. D’abord parce que – il faut bien l’avouer – qui a déjà entendu Sancta Susanna? Les opéras majeurs de Hindemith (Mathis le Peintre, Cardillac)  sont déjà peu joués, le plus connus de ses opéras mineurs, Neues vom Tage, est très rarement exhumé, et Sancta Susanna, une explosion de vingt-cinq minutes à la thématique plus que sulfureuse n’est pratiquement jamais joué. Raison de plus pour applaudir à ce choix, qui bien sûr se met en perspective par rapport à Suor Angelica, et qui datant de 1922, est entre Zemlinsky et Schönberg, plus proche peut-être du premier que du second.
Entre Suor Angelica, drame sulpicien qui n’est pas à mon avis l’une des plus grandes réussites de Puccini, et Sancta Susanna, qui est pour moi non seulement une vraie surprise, mais une œuvre qui mériterait d’être mieux connue et appréciée, il n’y a de commun que le lieu: le couvent.
L’histoire de Sancta Susanna a provoqué à la création (Mars 1922 à Francfort) un immense scandale qui n’est sans doute pas étranger à la difficile carrière de l’oeuvre. L’argument touche en effet au monde fantasmatique des religieuses enfermées dans un couvent (ce n’est pas nouveau, et c’était déjà au Moyen âge (Boccace) au XVIIème (les diables de Loudun) ou au XVIIIème (La Religieuse de Diderot) une problématique qui donnait lieu à littérature ou débat: rappelons pour mémoire qu’en 1966, le secrétaire d’Etat à l’information d’alors, Yvon Bourges, avait fait interdire -à la demande du Général de Gaulle, on l’ a su depuis- le film de Jacques Rivette, Suzanne Simonin, La Religieuse de Diderot. L’affaire se poursuivit jusqu’en 1975…Ce n’est pas si ancien.
L’argument est assez simple, pour cette oeuvre de 25 minutes, dont le livret est la pièce du poète expressionniste August Albert Bernhard Stramm “Sancta Susanna, Ein Gesang der Mainacht” (Sainte Suzanne, un chant de la Nuit de Mai)(création à Berlin en 1918). Dans un couvent, Klementia, une soeur enfermée depuis 40 ans, voit une apparition de Sainte Suzanne. Suzanne, personnage de la Bible, accusée à tort de tromper son mari avec un jeune homme. Suzanne protège Klementia, terrorisée par la vision d’une soeur emmurée vivante pour avoir caressée le visage du Christ. Sancta Susanna pose le fantasme féminin au cœur de la problématique, mais l’œuvre est elle-même au centre d’une trilogie consacrée à la femme. En 1921, à Stuttgart, Fritz Busch crée “Mörder, Hoffnung der Frauen” (assassin, espoir des femmes) et das Nusch-Nuschi mais se refuse à créer Sancta Susanna. Le “Trittico” de Hindemith ainsi ne verra pas le jour et Sancta Susanna est créée non sans difficultés à francfort l’année suivante.
25 minutes d’explosion musicale violente dans une mise en scène noire dominée par un Christ géant. l’espace est noir, à l’opposé de l’espace de Suor Angelica, immaculé. Les interrogations de Klementia se projettent de manière fantasmatique par l’apparition du couple servante/valet sous forme d’acrobates qui s’exercent au-dessus de Klementia (très belle Magdalena Anna Hofmann) terrassée. Leurs répliques sont dites par Klementia elle-même, en proie à une sorte de vision-dédoublement.
La scène vide et sombre, avec au centre un piédestal sur lequel s’offrent tour à tour Klementia, puis Susanna et dominé par un Christ géant qui se penchera sur Susanna offerte et nue (étonnante et magnifique Agnès Selma Weiland)pour protéger Klementia sous les anathèmes des religieuses et de la vieille nonne. Les nonnes sont grimées de signes cabalistiques qui leur donnent l’allure de vagues sorcières.De cette œuvre courte se dégage un vrai choc final: une femme nue sous un Christ, et un chœur de nonnes criant Satan Satan…Eros reprimé et Thanatos sont les questions posées par cette soirée: on aimerait voir le tryptique entier…
Bernhard Kontarsky qui a découvert la partition la dirige avec sa précision habituelle. Cette musique qui (au niveau de tout le tryptique) ironise sur Wagner, Mahler et Strauss, en utilise aussi les mêmes moyens, un symphonisme décanté qui sied bien à l’acoustique de cette salle, une violence particulièrement acérée, un refus du lyrisme qui l’oppose directement à Suor Angelica, qui paraît bien fade à côté.

Suor Angelica ©Stofleth

Là où l’espace était noir, il est blanc, là où il restait ouvert, il est clos dans une forme rectangulaire qui rappelle le cube (élargi dans ce cas) de Tabarro et Gianni Schicchi. Là où Sancta Susanna montrait un Christ à qui on s’offrait, on a ici une Sainte Vierge sulpicienne géante. En bref, un cloître apaisé, peu inquiétant où les nonnes semblent vivre des jours réglés et apaisés. Angelica se réfugie dans les herbes et les plantes, dont elle a acquis une fine connaissance. La visite de la Zia Principessa, tache noire dans cet océan de blanc immaculé, rompt cette apparente harmonie. Natascha Petrinsky s’en sort avec les honneurs, même si on aimerait (je me souviens de Viorica Cortez dans ce rôle en fin de carrière, elle était effrayante) un mezzo encore plus profond, plus noir.Csilla Boross en revanche n’a ni le lyrisme ni la rondeur, ni la tendresse voulue par Suor Angelica, les aigus sont criés, fixes, la voix est froide: toutes les Giorgetta ne sont pas des Angelica et il eût mieux fallu la distribuer à une voix plus tendre (pourquoi pas Ivana Rusko, jolie Genoveva), même si Angelica est un vrai lirico-spinto.

Suor Angelica ©Stofleth

La mise en scène est assez pauvre l’apparition de l’enfant perdu d’Angelica émergeant de la fontaine centrale semble un bébé enfermé dans le formol qui émerge. C’est peut-être voulu, c’est peut-être aussi la conclusion de cette vision clinique assénée par tout ce blanc, mais cela reste loin de la tendresse de la musique à ce moment. Musique magnifiquement éclairée une fois de plus par Gaetano d’Espinosa, qui a réussi à donner une unité aux trois soirées en débarrassant Puccini de toute la mièvrerie dans laquelle on l’enferme quelquefois et en offrant une direction précise attentive et collant parfaitement au propos général de la programmation. Ce Puccini-là est bien en phase avec ses confrères germaniques.
Et voilà, trois soirs qui ont sans doute changé quelque chose dans la vision qu’on a de Puccini, qui ont donné un “Plus” comme le dit le titre du festival. Mais qui ont permis de mettre la lumière sur une période de la musique d’opéra foisonnante, qui voit naître et Turandot, et Wozzeck, mais aussi tant d’œuvres injsutement tombées dans l’oubli des programmateurs et que Lyon a magnifiquement reproposées. On a envie de les réentendre rapidement, peut-être dans d’autres contextes: à quand le Tryptique d’Hindemith?

Prochain passage obligé par Lyon, un Parsifal qui promet beaucoup, en mars prochain, (Kazushi Ono, François Girard, avec le ténor dont on parle Nicolai Schukoff, Gerd Grochowski (magnifique Gunther, magnifique Kurwenal) en Amfortas et Georg Zeppenfeld en Gurnemanz (il fut excellent à Bayreuth l’an dernier dans Henri l’oiseleur du Lohengrin de Neuenfels) et Elena Zhidkova en Kundry, qui est une chanteuse de très bon niveau. Rendez-vous à Lyon entre deux Veuves Joyeuses à Paris en mars!

 

OPERA DE LYON 2011-2012: FESTIVAL PUCCINI PLUS le 8 février 2012 – EINE FLORENTINISCHE TRAGÖDIE (Alexander von ZEMLINSKY) (Dir.Mus: Bernhard KONTARSKY)- GIANNI SCHICCHI (Giacomo PUCCINI)(Dir.Mus: Gaetano d’ESPINOSA)

Gianni Schicchi © Stofleth

Une tragédie florentine…et une comédie florentine, car Gianni Schicchi conclut le Trittico par ce clin d’oeil amoral (et dantesque, puisque l’histoire vient de Dante – Enfer, chant XXX, 31-45
E l’Aretin che rimase, tremando
Mi disse:” Quel folletto è Gianni Schicchi…”).
Florence est au centre de la soirée, une Florence des bourgeois enrichis, celle de Simone chez Zemlinsky comme celle du défunt Buoso Donati, chez Puccini. D’un côté Oscar Wilde et de l’autre Dante, voilà les horizons d’attente de cette soirée fort bien composée. Saluons au passage la belle politique de livres-programmes de l’Opéra de Lyon. De vrais livres, sans publicité, sans papier glacé, au prix d’un livre de poche bien documenté, bien construit. On  forme un public fidèle et compétent aussi avec les programmes…
Cette soirée diffère sensiblement des autres, dans la mesure où le spectacle de Zemlinsky est une reprise de la production 2007 de Georges Lavaudant  (l’opéra Eine florentinische Tragödie a été créé en France en 1989, il n’y a pas si longtemps…), tandis que David Pountney propose une nouvelle production de Gianni Schicchi, pas représenté à Lyon depuis 1967.

Une tragédie florentine ©Stofleth

Lavaudant inscrit Une tragédie florentinedans un espace réduit, triangulaire, aux proportions bouleversées, un angle de salle de réception aux murs obliques, au style presque cubiste, aux ombres déformées, avec une longue table sur laquelle se vautre au lever de rideau la femme saturée du plaisir donné par Guido Bardi, le fils du Duc de Florence. Le mari, Simone, revient.

Une tragédie florentine ©Stofleth

La femme est habillée de rouge passion, les hommes sont en noir, presque interchangeables, d’ailleurs , femme et amant sont des rôles presque de figuration. C’est Simone (l’excellent Martin Winkler) qui tient toute la place dans la partition. La mise en scène de Georges Lavaudant sait créer la tension, et suivre la musique expressionniste de Zemlinsky, avec ses jeux d’ombres perpétuellement décalés par rapport au réel, ombres immenses qui écrasent les personnages réels. Simone dès son entrée comprend plus ou moins la situation, mais commence une sorte de jeu du chat et de la souris entre  Simone et Bardi, on lui vend de merveilleuses pièces de de tissu, il achète tout au prix double, et Simone commence à voir se clarifier la situation, d’autant qu’à peine il disparaît, les deux amants se retrouvent et se lovent l’un à l’autre. Vocalement, Martin Winkler est à la fois impressionnant vocalement et scéniquement, il incarne le rôle et use de sa voix (qui est grande) avec extrême intelligence. Thomas Piffka n’est pas vraiment aidé par le rôle de Guido, qui ne lui permet pas de montrer ses possibilités vocales, non plus que la soprano  Gun-Brit Barkmin qui compose cependant un personnage inquiétant et fascinant.

Une tragédie florentine ©Stofleth

La musique de Zemlinsky (Maître de Schönberg) est généreuse, rappelle les grands anciens, Wagner, bien sûr, mais aussi les contemporains comme Strauss. Elle se situe dans la lignée d’autres œuvres comme Die Tote Stadt de Korngold. C’est une musique charnue, opulente, expansive, que l’acoustique sèche de l’opéra cette fois ne sert pas vraiment, on aimerait plus de réverbération, pour créer correspondance avec les jeux d’ombre de la scène. Kontarsky arrive  malgré l’acoustique ingrate à faire parler avec chaleur et précision cette musique qui se conclut non par le meurtre de Guido par Simone, mais par sa conséquence un peu ambiguë: les répliques finales (Bianca: “Tu es si fort, pourquoi ne me l’avais-tu pas dit”, Simone: “Tu es si belle, pourquoi ne me l’avais-tu pas dit”) semblent réconcilier le couple sur le cadavre de Guido, mais dans la mise en scène de Lavaudant sonnent aussi de manière sourdement inquiétante, Simone semble à la fois enlacer et étrangler Bianca. La Tragédie n’est pas close.

Gianni Schicchi ©Stofleth

Face à ce retournement, un autre retournement, de testament celui-là dans le seul opéra bouffe écrit par Puccini, Gianni Schicchi, petit chef d’œuvre d’humour musical qui met en scène une famille apparemment éplorée par le décès d’un riche propriétaire, en attente de testament. Quand celui ci est découvert,  la famille se découvre déshéritée au profit de moines. On appelle le malin Gianni Schicchi, un bourgeois de peu, à l’instigation de Rinuccio, le fils de la famille, qui est amoureux de Lauretta fille de Schicchi. Ce dernier  se fait passer pour mourant, redicte un testament au Notaire en sa faveur. La famille ne peut répliquer sous peine de sanctions terribles (“Addio Firenze, addio addio cielo divino…”). Et tout est bien qui finit bien, y compris pour Rinuccio et Lauretta, les amoureux.

Face au décor hiératique du Zemlinsky, celui de Gianni Schicchi est au contraire chargé, et s’y développe le thème de la boite et du cube déjà vu dans Tabarro. Le défunt est dans un cube central, fermé par un rideau rouge, comme le théâtre d’une énorme farce, et la scène est encombrée de coffres forts, qu’on va ouvrir peu à peu pour chercher le testament et qui ne renferment que des boites de sauce tomate et de spaghettis. La famille est au complet, de tous âges, de vieillard au bébé, et le chœur de lamentations est une réussite au départ, ainsi que l’attaque explosive de l’orchestre. Werner Van Mechelen, le Michele de Tabarro, est cette fois Gianni Schicchi, il réussit moins dans ce rôle bouffe que dans le taciturne Michele. Il manque de cette verve innée que possédait un Bacquier par exemple dans ce rôle, il est trop sérieux. Natascha Petrinski, la Frugola de Tabarro,(et Zia principessa de Suor Angelica), est ici une Zita impeccable, autoritaire, expressive. Saimir Pirgu, remplaçant Benjamin Bernheim, montre comme toujours sa voix de ténor claire, techniquement bien posée, un peu limitée à mon avis pour les aigus du rôle, mais cela passe globalament. La Lauretta de Ivana Rusko, sur les épaules de qui tiennent la représentation tant tout le monde attend l’air fameux, répond aux attentes, même si la voix n’a pas pour mon goût le velouté voulu ni la douceur. Elle en a l’énergie cependant. La direction de Gaetano d’Espinosa est précise, claire, accompagne les chanteurs avec une grande précision (comme dans Tabarro), et laisse apparaître la richesse de l’orchestration et l’humour de Puccini dans l’utilisation des instruments au service de la comédie et des situations, et l’orchestre est valorisé, avec un rythme plus rapide que d’habitude (le début est explosif et fulgurant!) . Une mise en scène au total assez sage, mais juste, mais bien équilibrée, une direction musicale vraiment adéquate, une troupe de chanteurs de bon niveau. Encore une fois, la soirée se termine dans la joie et les spectateurs sont nombreux à fredonner l’air de Lauretta. Une belle soirée encore à l’actif de l’Opéra de Lyon.

Gianni Schicchi ©Stofleth

OPERA DE LYON 2011-2012: FESTIVAL PUCCINI PLUS – VON HEUTE AUF MORGEN (Arnold SCHÖNBERG)(Dir.Mus: Bernhard KONTARSKY) /IL TABARRO (Giacomo PUCCINI)(Dir.Mus: Gaetano d’ESPINOSA)

Von heute auf morgen © Stofleth

Comme on est heureux en constatant qu’il y a des programmateurs intelligents et fins, qui ne se moquent pas du public et qui lui proposent des soirées séduisantes, équilibrées, et sans racolage culturel ou distributions bling bling. Comme on est heureux en constatant qu’il y a des publics ouverts, disponibles, jeunes et heureux. Comme on est heureux qu’enfin Puccini soit libéré de son image vériste et rapproché de cette musique “nouvelle”qui fit quelquefois scandale, et qu’il aimait: on sait qu’il aimait beaucoup le Pierrot Lunaire, par exemple. Qu’on est heureux enfin de découvrir ou redécouvrir des œuvres peu familières de nos salles, comme Von heute auf morgen ou Sancta Susanna ou même comme cette Florentinische Tragödie qu’on voit un peu plus, mais encore trop rarement.
Bref l’opéra de Lyon en programmant ce Festival Puccini Plus, nous a donné du vrai bonheur: par -10° l’autre soir (le 8 février) le public sortait du théâtre en chantant le fameux air de Lauretta de Gianni Schicchi…Merci à Serge Dorny.
Alors je vais aborder ces spectacles soir par soir, en essayant de communiquer au lecteur ce bonheur d’avoir assisté à ce qu’on aimerait avoir tout les soirs à l’opéra, des mises en scènes solides, des distributions équilibrés, des chefs de qualité.
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Von heute auf morgen, opéra en un acte écrit entre 1928 et 1929, a été créé en 1930 à Francfort. C’est une œuvre très rarement donnée, je l’ai découverte à l’occasion d’une présentation en version de concert en Allemagne, en 1994,  à Ludwigshafen, où la division “Affaires culturelles” de BASF avait invité l’Ensemble Intercontemporain et Pierre Boulez à illustrer musicalement une série de manifestations autour de la Neue Sachlichkeit (nouvelle objectivité), il s’en est suivi une tournée de ce concert à la Scala, à Rome, à Vienne, et l’année suivante au Châtelet (1995). Je n’ai pas trace de représentations scéniques, mais seulement d’un film des Straub (Jean-Marie Straub et Danièle Huillet), très précisément construit autour de cette œuvre (Du jour au lendemain, 1997). D’ailleurs, ce film sera projeté lors d’un cycle dédié aux Straub par la cinémathèque de Grenoble le 2 mars 2012 à 22h, Salle Juliet Berto à Grenoble. A voir absolument!!

 

Von heute auf morgen © Stofleth

Von heute auf morgen est une manière d’opéra bouffe, en voici rapidement l’argument (il est de Schönberg lui-même et le livret de Max Blonda, pseudonyme de son épouse Gertrude Schönberg).
Un mari et sa femme rentrent chez eux après une soirée passée chez des amis. L’homme, fasciné par une amie d’enfance de sa femme, prend brusquement conscience de la différence qui existe entre l’élégante créature avec laquelle il a discuté toute la soirée et sa brave “ménagère” d’épouse. Sa femme dissimule son dépit en tentant de  détourner la conversation, et lui fait gentiment remarquer qu’il se laisse aveugler “par n’importe quelle créature qui semble être à la mode”. Elle pressent soudain la menace qui pèse sur son bonheur et, pour éveiller la jalousie de son mari, lui raconte à son tour comment ce soir, un célèbre ténor lui a fait la cour. L’homme, piqué au vif, se moque d’elle. Alors, dans un élan d’impatience, elle le menace de lui montrer de quoi elle est capable, et que, faute d’intuition, il ne soupçonne pas. Elle aussi pourrait être moderne si elle le décidait et on verra bien ce qu’il adviendra de lui si elle se met à être “une femme d’aujourd’hui”.

Von heute auf morgen © Stofleth

“Mama, was sind das, moderne Menschen?” (Maman, c’est quoi des gens modernes?)est la question posée par l’enfant, dernière réplique de l’opéra, au baisser de rideau. Entre temps, le couple s’est retrouvé, et a ignoré la proposition libertine de l’amie et du chanteur venus les chercher. La question posée par l’opéra de Schönberg est celle du couple, face aux tentations et à la routine. Giorgetta, 25 ans, épouse de Michele, 50 ans, y répond tout autrement, et y succombe, séduite par le beau Luigi, 20 ans, ouvrier de son mari. C’est que il Tabarro (tiré d’une pièce de Didier Gold, La houppelande, vue par Puccini à Paris en 1912) est à l’autre pôle qui ignore la modernité citée par le couple de Schönberg. Chez Schönberg, une conversation, une communication transparente qui conduit à une décision “du jour au lendemain”, chez Puccini, un monde fait de silences, de mensonges, de soupçons qui conduit au drame et au meurtre. Deux manières de voir le couple, l’une héritière d’un XIXème englué dans les valeurs bourgeoises, l’autre tentée par une modernité amorale, mais qui retourne aux valeurs bourgeoises.  Si l’œuvre de Puccini a eu une grande fortune scénique, celle de Schönberg au contraire a été critiquée dès le départ, à commencer par Otto Klemperer qui ne veut pas la jouer au Kroll Oper ou même Boulez qui a dit d’elle qu’il s’agissait “d’un des rares faux pas de Schönberg”. Si l’argument semble léger, la composition en est très complexe et le livret lui-même pose bien des questions. Si les Straub s’en sont emparés, c’est qu’il s’agit d’une œuvre plus épaisse, sous sa légèreté apparente, et moins évidente qu’il n’y paraît. Encore une fois, l’opposé de la lecture de Tabarro.
Deux metteurs en scène, John Fulljames (Von heute auf morgen), David Pountney (Il Tabarro), mais même décorateur (Johan Engels), et même créatrice de costumes (Marie-Jeanne Lecca), et deux chefs, qui remplacent Lothar Koenig souffrant, Bernhard Kontarsky, chef expérimenté, spécialiste incontesté de la musique du XXème, et un jeune chef sicilien d’une trentaine d’années, Gaetano d’Espinosa qui dirigera tous les Puccini.
John Fulljames traite l’œuvre comme une sorte de séquence cinématographique (des sièges devant la scène, où l’installent l’amie et le chanteur) où se succèderaient des plans, structurés par de perpétuels changement de décor, qui rend cette conversation plus variée, comme si les décors étaient des variations sur la notion très relative de modernité, plus vive, plus colorée qu’attendu: le décor est géométrique, fait de couleurs vives,  très “moderne” selon la représentation qu’on a des intérieurs dits “modernes” à différentes époques. Il en résulte une grande fluidité, et aussi une vraie théâtralisation d’une œuvre souvent considérée comme irreprésentable. Notamment par le jeu et la présence de l’amie et du chanteur, spectateurs muets ou intervenants “en transparence” avant même leur entrée en scène. Tout cela est très réussi.

Il Tabarro ©Stofleth

A l’inverse, il Tabarro se joue dans un décor gris et fixe, structuré par un cube gris, sorte de container figurant la péniche, avec un éclairage sombre et des jeux d’ombres qui construisent  une atmosphère pesante dès le début, éclairée un instant par la Frugola (Natasha Petrinski, très bonne), ou par le célèbre duo sur Paris entre Luigi et Giorgetta, où la mélodie de Puccini n’est que faussement souriante, et terriblement nostalgique d’un paradis perdu qui n’ouvre pas sur un futur lumineux.
L’équipe de chanteurs est vraiment en phase avec le propos dans les deux opéras. Dans Schönberg, Wolfgang Newerla et Magdalena Anna Hofmann composent un couple qui maîtrise parfaitement l’art de la conversation en musique tandis que Rui dos Santos compose avce bonheur un chanteur ténorisant plus soucieux de l’apparence que de la profondeur, on le sent rien qu’à la manière de projeter la voix. Le metteur en scène utilise l’employé du gaz comme projection érotique (il faudrait faire un sort aux pompiers, facteurs ou employés du gaz, comme projection des rêves érotiques secrets des ménagères de plus ou moins de cinquante ans…). La direction musicale est lumineuse, et pour une fois, la sécheresse de l’acoustique de la salle avantage l’audition, on y entend toutes les notes, tous les niveaux, tous les instruments, et on touche vraiment à cette complexité dont il était question plus haut. Bernhard Kontarsky rend lisible et claire une œuvre déjà bien défendue sur le plateau. Il en résulte un travail d’une très haute qualité, et l’heure passe avec une grande rapidité, avec une visible adhésion du public.

Il Tabarro ©Stofleth

En regard, un Puccini lui aussi d’une cristalline clarté. Gaetano d’Espinosa fait entendre la complexité, les singularités qui font comprendre la parenté de Puccini avec la modernité musicale. Son Puccini n’est jamais tonitruant, jamais vulgaire, toujours raffiné,  et accompagne les chanteurs avec beaucoup d’attention. L’équipe de chanteurs est là aussi exemplaire, dans les petits rôles (Il talpa de Paolo Battaglia, par exemple) comme dans les grands: le Michele de Werner van Mechelen plus en phase que dans Gianni Schicchi à mon avis, est saisissant de retenue et d’inquiétante placidité, et la voix noire à souhait. Belle découverte que le jeune brésilien Thiago Arancam, voix bien posée, claire, assez forte, et bonne technique. Un ténor à suivre. La soprano dramatique hongroise Csilla Boross, une voix forte (qui chante fréquemment Abigaille), qui sait monter à l’aigu, et correspond bien à Giorgetta (plus qu’à Suor Angelica qu’elle chante aussi) remporte un succès notable et mérité.
Au total, une soirée dont le succès montre l’emprise sur le public, et qui par le contraste des deux œuvres, permet au spectateur de se construire efficacement la connaissance d’une période encore peu explorée dans nos salles. Deux spectacles très différents, mais d’égale qualité. Exactement ce qu’on attend d’une vraie soirée d’opéra.

Il Tabarro ©Stofleth
Von heute auf morgen ©Stofleth


OPERA DE LYON 2011-2012: LE NEZ de Dimitri CHOSTAKOVITCH (Ms.en scène William KENTRIDGE, Dir.Mus: Kazushi ONO

Une fois de plus, ce spectacle a fait mouche: l’Opéra de Lyon ne désemplit pas et chaque soir c’est un triomphe: Le Nez, de Dimitri Chostakovitch, qui l’eût cru, est le spectacle à ne pas manquer de cette rentrée. Les quatre représentations d’Aix avaient créé la curiosité et l’événement, Lyon propose sept représentations (dernières le 20 octobre) avec la même distribution ou presque. Le fait d’avoir déjà vu la production permet de se concentrer sur des détails, de mieux appréhender le texte (même si les sous-titres sont très mal placés, et je ne sais ce que peuvent en voir les spectateurs des 5ème et 6ème balcons), et surtout de revivre l’intense plaisir connu la première fois. Cette oeuvre est une explosion d’inventivité, de jeunesse, d’ironie, une sorte de dessin animé sonore que la production de Kentridge renforce sans jamais écraser la musique. L’explosion visuelle qui correspond à cette explosion sonore ne gêne jamais l’audition, mais la renforce sans cesse, et construit une telle solidarité entre scène et fosse qu’on pourrait se demander si l’on ne tient pas là une sorte de version définitive…Il aurait fallu aller voir cette année la production de Zurich (Ingo Metzmacher au pupitre et Peter Stein à la mise en scène), qui a connu sa dernière le 8 octobre, pour se faire une idée claire. Il reste que les deux petites heures passées à Lyon sont un indicible plaisir.
Un plaisir parce que le spectacle repose solidement sur les trois pieds du trépied lyrique:
– une direction d’orchestre au petit poil, d’une redoutable précision, encore plus qu’à Aix peut-être, qui suit avec une minutie métronomique les éléments du spectacle qu’elle accompagne presque comme si elle illustrait, elle commentait ce qui se passe en scène, comme une musique de film. Kazushi Ono fait un travail magnifique avec l’orchestre de l’Opéra de Lyon, (les musiciens ont l’air de s’amuser comme des fous!) dans un répertoire où il excelle
– une distribution exemplaire, où chacun est à sa place, dans le jeu comme dans la voix. la voix de Vladimir Samsonov sonne mieux dans la salle plus petite de l’Opéra de Lyon. On retrouve avec plaisir le désopilant Ivan de Vassily Efimov, et naturellement l’exceptionnel sergent de Andrei Popov. Tous (c’est la même distribution qu’à Aix) sont vraiment excellents acteurs et remarquables chanteurs: on note encore une fois leur diction exceptionnelle et leur engagement prodigieux
– une mise en scène étonnante, qui ne laisse pas un instant de répit, qui nous entraine dans un tourbillon d’images mais qui en même temps est un remarquable travail historique sur le constructivisme russe, sur le monde intellectuel de l’époque, mais aussi sur la société russe dans ses racines et sa diversité. Elle utilise la vidéo, le cinéma d’animation, les collages, et explose sans cesse en images diverses: la scène du journal est encore une fois l’une de mes préférées, mais la première scène du coiffeur est aussi à la fois surprenante et exacte, collant remarquablement au texte de Gogol. J’ai déjà écrit un compte rendu lors de ma première vision à Aix, je n’ai qu’à ajouter une seule chose: Allez-y, allez-y, allez-y, c’est jusqu’au 20 octobre, risquez si vous n’avez pas de billet, il y a toujours de places de dernier moment.