OPÉRA DE PARIS 2011-2012: ARABELLA de Richard STRAUSS le 7 juillet 2012 (Dir.mus: Philippe JORDAN, Ms en scène: Marco Arturo MARELLI) avec Renée FLEMING et Michael VOLLE

L’histoire ne repasse pas deux fois le même plat, et si Richard Strauss et Hugo von Hoffmansthal voulaient de nouveau réussir avec Arabella le coup du Rosenkavalier,  force est de constater que la sauce n’est pas montée de la même manière. Certes, les ingrédients se font écho, une Vienne qui valse, une aristocratie qui chancelle, un riche propriétaire terrien disposé à épouser la belle héritière ruinée, une femme travestie en homme, en bref, une situation à la “Gattopardo” transférée dans la Vienne insouciante des années 1860, mais un opéra composé après la chute de l’Empire, et au seuil de l’arrivée du IIIème Reich (1933).
Par ailleurs, le livret n’a pas la rigueur de celui du Rosenkavalier et pour cause, Hoffmansthal est mort en 1929 d’une crise d’apoplexie consécutive à la mort de son fils et n’a pas eu le temps de revoir le livret des actes II et III. Par respect pour sa mémoire, Strauss n’est pas intervenu pour le modifier.
Ce sont les duos Arabella-Zdenka au premier acte, Arabella-Mandryka au deuxième et au troisième qui sont les sommets de la partition, et qui bouleversent l’auditeur, et la Komödie für Musik développe l’art de la conversation, qui nécessite de la part des chanteurs à la fois naturel et art suprême de la diction.
L’histoire est assez simple dans son invraisemblance, une famille aristocratique ruinée cherche à marier l’ainée des deux filles, Arabella, pendant qu’elle fait habiller en garçon la cadette, Zdenka, pour éviter de la doter. Zdenka (habillée en Zdenko) cherche à placer son ami Matteo (dont elle est secrètement amoureuse) auprès d’Arabella, mais celle-ci ne cesse d’éconduire les prétendants, au nom d’un rêve secret (“Der Richtige, wenn’s einen gibt für mich “) qui va évidemment se réaliser dans l’opéra sous les traits d’un étranger qu’Arabella a remarqué. Et cet homme, Mandryka, va se croire trompé suite à une manigance de Zdenka, mais tout rentrera dans l’ordre et tout est bien qui finit bien.
Trois couples et deux générations, Arabella-Mandryka, Zdenka-Matteo, Waldner-Adelaide se partagent donc la scène, une scène un peu vaste que celle de la Bastille pour cette comédie intimiste, qui eût mieux convenu à Garnier.
L’équipe Jordan-Marelli a produit il y a quelques années un joli Capriccio à la Staatsoper de Vienne, avec Renée Fleming et Marelli a déjà produit Arabella à Graz; c’est sans doute ces souvenirs qui ont donné naissance au projet parisien. Le spectacle viennois était joli, construit sur l’idée des miroirs et de la transparence, le spectacle parisien est construit autour d’un espace unique, aux cloisons défraichies et modulables, et d’un plateau tournant qui fait défiler les espaces à peu de frais. Un espace vide, vidé de ses meubles puisque les Waldner sont ruinés et qui laisse percevoir au fond des ombres (parc, immeubles). Le ton dominant est le bleu, couleur du costume d’Arabella, avec quelques taches rouges ou roses (Fiakermilli), Zdenka/Zdenko étant en beige et Zdenka femme en gris (costumes de Dagmar Niefind) .
La mise en scène est sage, et élégante, elle ne problématise rien ou si peu, laisse entendre par allusions les malheurs de l’aristocratie, la fragilité des sentiments (Adelaide et Dominik), la gentille rustrerie du bal des cochers (avec la véritable figure d’opérette qu’est Fiakermilli):

seule idée forte, la valse étourdissante des Arabella qui défilent sous les yeux hallucinés d’un Mandryka en folie, à la fin du deuxième acte. En somme une mise en scène dans la lignée des travaux présentés ces dernières années à l’Opéra. Même le travail sur les acteurs est limité, chacun avec sa personnalité donnant libre cours à sa fantaisie en colorant son personnage.
Du point de vue musical, Philippe Jordan a appuyé bonne part de sa carrière sur ses interprétations straussiennes (Rosenkavalier, Ariadne auf Naxos, Capriccio, Arabella etc…). Aucun doute sur ses capacités à engager l’orchestre, à lui faire produire un son clair, à suivre avec précision chaque pupitre, en bref à produire un travail propre et sans grand reproche. A-t-on eu un exemple de luxuriance straussienne, d’un son miroitant, d’éclats scintillants comme souvent on en attend dans ce répertoire ? Pas vraiment. J’ai trouvé l’orchestre assez éteint au premier acte. Les deuxième et troisième actes réservent à l’orchestre des morceaux de bravoure qui évidemment passent beaucoup mieux, mais dans l’ensemble, au niveau de l’interprétation, cela reste une petite déception. Cela me paraît un peu trop sage et “convenu”, et pour tout dire, peu marqué du sceau de l’originalité.
On ne peut reprocher à Nicolas Joel d’avoir mégoté sur la distribution, qu’on peut qualifier de luxueuse, voire exceptionnelle. On peut difficilement rêver d’une Arabella mieux distribuée sur le papier, encore mieux distribuée que dans la première production de 1981, dominée par Kiri Te Kanawa et Franz Grundheber et dirigée par l’élégant Silvio Varviso. L’œuvre est rare sur les scènes et mérite évidemment cet effort.
Kurt Rydl est un vieux routier de la Staatsoper de Vienne et promène son Waldner avec une efficacité toute professionnelle. Le timbre est encore beau, la voix sonore, même si elle n’est plus ce qu’elle fut, le personnage est bien planté sur le plateau.Même remarque pour

Arabella et Adelaide © opéra national de paris | ian patrick

l’Adelaide de Doris Soffel: celle qui promena sa Fricka sur toutes les scènes du monde et qui reste une des grandes de l’ancienne génération sera peut-être affublée d’un vibrato excessif, mais la voix et le timbre sont encore là, et le personnage est doué d’une incontestable présence.

 

 

 

 

Le Matteo du canadien  Joseph Kaiser semble un peu perdu sur le large plateau de Bastille, et la voix élégante quelquefois étouffée par l’espace, par l’orchestre, avec des aigus un peu difficiles. Il est vrai que Kaiser a été remplacé le 4 juillet, et que la voix n’a peut-être pas retrouvé ses moyens. Il reste que la prestation est loin d’être déshonorante, à défaut d’être exceptionnelle.

De gauche à droite: Kaiser, Kühmeier, Volle, Fleming, Rydl, Soffel

La Fiakermilli de la jeune Iride Martinez, qui va entrer en troupe au Staatsoper de Vienne, est pétillante, avec une présence scénique affirmée. Les aigus et suraigus sont là, la couleur aussi. Le volume un peu moins. Joli Elemer d’Eric Huchet, la voix est élégante et sonore, le timbre agréable.
Venons en aux trois grands protagonistes à commencer par Genia Kühmeier, qu’on pourrait surnommer géniale Kühmeier, tant ses apparitions montrent  dans chaque rôle des qualités vocales exceptionnelles: la voix est sûre, l’aigu éclatant et l’artiste est douée d’une sensibilité qui a prise immédiate sur le public. Elle est une Zdenka idéale, par la fraicheur, par le naturel, par l’émotion qu’elle distille en scène. Elle obtient un triomphe mérité, c’est pour moi la reine du plateau.

Le Mandryka de Michael Volle est lui aussi bien proche de l’idéal. Ce baryton est pour moi l’un des chanteurs exceptionnels de sa génération, d’abord par ses qualités de diction et d’articulation-voilà quelqu’un qui sait converser en musique-, ensuite par l’art de colorer la voix, enfin par un jeu qui donne une idée juste du personnage voulu, cette brusquerie alliée à une sensibilité exacerbée, cette brutalité de l’homme des forêts et cette tendresse tout à la fois. Volle est maître dans l’art d’émouvoir lui aussi. La voix cependant accuse une certaine fatigue, perceptible aussi à Zürich dans Sachs l’hiver dernier, certains aigus sont mal négociés, quelques sons apparaissent un peu rauques, elle n’a plus la sonorité pleine et somptueuse qui faisait chavirer (comme dans son Wolfram à Zürich); peut-être une fatigue passagère, peut être aussi la fréquentation de rôles écrasants (Mandryka est presque tout le temps en scène aux deuxième et troisième actes, dans des registres très tendus). Il reste qu’il est littéralement époustouflant sur scène et qu’il remporte un triomphe mérité.
Last but not least, Renée Fleming, l’une des grandes straussiennes de sa génération, avec sa voix “crémeuse” comme disait Solti, la crème d’une pâtisserie viennoise. Le timbre est toujours magnifique, la rondeur vocale impressionnante, notamment dès qu’elle monte à l’aigu. J’ai cependant toujours eu des réserves sur l’effet qu’elle produit en scène, et la réserve dont elle fait preuve. Autant une Kühmeier est en prise directe avec l’émotion, autant Fleming reste toujours un tantinet distante: cette Arabella est mûre, n’a rien d’une enfant. Vocalement, si elle reste somptueuse, la voix accuse quelques opacités dans le grave, quelquefois détimbré, voire le registre central où elle a perdu en homogénéité, même si l’aigu reste splendide. Alors évidemment, les dernières minutes de l’opéra, où elle est très sollicitée à l’aigu, sont anthologiques. Il est vrai que la cantatrice a l’âge exact où Leontyne Price abandonna la scène, parce qu’elle sentait qu’elle ne pouvait plus donner la pleine mesure de son immense talent.   Renée Fleming est certes toujours une immense chanteuse, mais Dame Nature commence hélas son travail de sape.

Il serait injuste de dire que cette Arabella n’est pas un beau spectacle, et même grâce à sa distribution, un grand spectacle. Avec une mise en scène plus acérée et une direction musicale moins “sage”, peut-être aurait-on eu droit à un spectacle d’anthologie. On veut toujours plus, évidemment, mais “quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a”.
Et l’on a aimé.

[wpsr_facebook]

 

WIENER STAATSOPER 2011-2012: DIE FRAU OHNE SCHATTEN le 17 mars 2012 (Ms en scène: Robert CARSEN, Dir.mus: Franz WELSER-MÖST)

Voilà les hasards du calendrier. Cela fait des lustres que je n’ai pas entendu de Frau ohne Schatten, et coup sur coup, à une semaine de distance, j’ assiste à deux productions qui chacune, sont passionnantes. Ce samedi, c’était à Vienne, et Vienne c’est toujours un lieu particulier pour l’opéra et la musique. A l’opéra c’était l’orchestre de la Staatsoper (autrement dit le fonds du Philharmonique de Vienne) et son chef Franz Welser-Möst, et à 200m de là Andris Nelsons dirigeait le CBSO au Musikverein. On est toujours ému en entrant à l’opéra de Vienne, car on pense immédiatement à tout ce qui s’est passé là dans l’histoire de la musique, et j’avais un pincement au cœur en pensant à mon enregistrement de la Frau ohne Schatten dirigé par Böhm, qui reflète une représentation de 1977 dans ce lieu. Nilsson, Rysanek etc…
La soirée de samedi continue la tradition des grandes soirées viennoises.
La production de Robert Carsen, qui remonte à 1997, a été retravaillée et cette reprise affiche une distribution très solide,  Robert Dean Smith (L’Empereur), Adrianne Pieczonka (L’Impératrice), Barak(Wolfgang Koch), sa femme (Evelyne Herlitzius), et la nourrice (Birgit Remmert) qui fait ses débuts à la Staatsoper.
Musicalement, le grand triomphateur de la soirée est Franz Welser-Möst, et l’orchestre. Qu’importe si les viennois connaissent bien l’œuvre, qu’ils l’ont jouée cet été à Salzbourg (avec Thielemann au pupitre), on reste stupéfait de l’ensemble de l’orchestre, de chaque pupitre, notamment des parties solistes très sollicitées dans les intermèdes musicaux avec une homogénéité, une technique impeccables, un dynamisme qui frappe, notamment au deuxième acte. Etourdissant.

Franz Welser-Möst aime Strauss; il est actuellement l’un des grands chefs pour ce répertoire, et il n’y a aucun doute en l’entendant qu’il offre une prestation d’un exceptionnel niveau. Il emporte l’orchestre, avec une vibrante énergie, une incroyable intensité, une clarté instrumentale exceptionnelle, on entend tous les pupitres, on saisit les équilibres, les systèmes d’échos entre les différents instruments: travail magistral qui fait redécouvrir l’œuvre.  Cela n’efface pas ce qui a été entendu à la Scala samedi dernier, mais il est évident que l’orchestre est d’une autre nature: des violoncelles à faire pâmer, des cuivres impeccables, des bois sublimes (sauf un petit couac à la clarinette): le début du troisième acte  est d’une incroyable netteté et d’une fluidité qui fait qu’on entend à peine le passage d’un instrument à l’autre (basson et violoncelle je crois). Simplement prodigieux.
Portés par cet orchestre superlatif, la plupart des solistes ne sont pas en reste. Robert Dean Smith semble avoir un peu de difficultés  cependant, la voix est toujours claire, juvénile, bien posée, mais le volume un peu insuffisant ne permet pas toujours de passer la rampe, l’orchestre étant très fort, d’autant que la mise en scène le place souvent en arrière, ce qui double la difficulté.
Wolfgang Koch a autorité, humanité, personnalité vocale. Très différent de Falk Struckmann à la Scala, avec un timbre peut être plus séduisant, mais un peu moins puissant, il entre immédiatement dans la lignée des très grands Barak de cette maison et obtient du public un authentique triomphe.
La nourrice de Birgit Remmert, est un peu plus irrégulière. Le début du premier acte est assez froid, la voix s’entend mal, mais peu à peu, l’artiste prend de l’assurance et son deuxième acte est vraiment splendide, mais j’ai préféré Michaela Schuster à la Scala, plus présente dans le personnage et sachant mieux jouer de sa voix.
Aucun doute au contraire lorsqu’on entend Evelyn Herlitzius en femme du teinturier. La prestation est éblouissante scéniquement, un engagement de tout le corps et des tripes, une énergie phénoménale. Certes, le chant n’est pas toujours propre, quelques vilains sons, comme souvent chez cette artiste, notamment au troisième acte mais quel volume, quel engagement, quelle présence. Quand on pense en comparaison à Elena Pankratova à la Scala, on constate des années lumière de différence. Ici un personnage autour duquel tourne tout l’opéra, à Milan, un personnage inexistant, une voix sans personnalité, un rôle qui n’existe pas. Le deuxième acte de Herlitzius est anthologique, son troisième acte plus délicat, la musique est plus lyrique, moins syncopée, et le style de Herlitzius ne convient pas de la même manière (duo initial). Mais quelle prestation tout de même!
Enfin l’impératrice de Adrienne Pieczonka est vraiment exceptionnelle. Son réveil au début de l’opéra est attentif à chaque note, à la moindre petite vocalise (et on sait que ce début est meurtrier), et son troisième acte remarquable. La voix est pleine, ronde, le timbre est charnu, d’une grand beauté, les aigus sont là, chantés et non criés  les passages sont bien négociés, elle obtient avec le chef le plus grande triomphe de la soirée. Une merveille, de la part d’une artiste que j’avais toujours trouvée un peu trop sage.
Les autres rôles sont très bien tenus, notamment Norbert Ernst en jeune homme , mais le Geisterbote de Wolfgang Bankl est  inférieur à celui de Samuel Youn à la Scala. C’est un tout petit rôle, mais les deux interventions doivent marquer, notamment la première, au lever de rideau.  La distribution dans son ensemble n’appelle aucune remarque, on navigue dans le haut niveau.

A cette musique somptueuse correspond une mise en scène qui n’a pas beaucoup vieilli de Robert Carsen et qui fait penser à celle de Claus Guth à la Scala, au moins au début. Intérieur bourgeois, grand lit, Impératrice endormie entourée de Nourrice et Geisterbote en blouse blanche. Mais dès l’apparition de l’Empereur, en arrière plan dans un espace symétrique de la chambre avec effet miroir, séparé de l’impératrice par une imperceptible cloison translucide, on comprend que le sujet sera le couple, le couple sans relation de couple. Par le même jeu apparaît un peu plus tard dans le même espace la chambre de Braak et de sa femme, même meubles,  mais tout est sens dessus dessous. A la belle ordonnance du monde de l’Empereur répond le désordre de celui du teinturier. La femme du teinturier affiche le même costume que l’ impératrice au départ, et Carsen impose un jeu de double qu’on a vu la semaine précédente dans le travail de Claus Guth. Quelques belles images s’appuyant sur la vidéo (rêve de l’impératrice, suspendue dans son lit comme vue de haut avec des images en surimpression), et un troisième acte qui fournit les clefs de lecture de ce travail avec un très beau moment, l’eau qui source de la fontaine émergeant d’une bouteille sur la table de nuit de l’Impératrice. L’impératrice et la nourrice (au moment où elle va la chasser) circulent parmi des corps étendus (morts, inutiles) ce sont-on comprendra plus tard- les corps des couples non formés, ceux-ci dans la scène finale, entourée d’un grand rideau blanc(tout le reste se déroule dans l’obscurité) se lèvent et pendant que se déroule le final forment deux à deux des couples, avec pour finir Barak et son épouse, puis l’Empereur et l’Impératrice, qui enfin se prennent la main, comme symbole de cette humanité retrouvée.

Scène finale © Wiener Staatsoper

Bon c’est une vision un peu sirupeuse qui n’a pas la force du final de Claus Guth, mais qui au moins satisfait nos cœurs de midinettes.

Au total, une soirée splendide quand même, surtout musicalement, grâce à un orchestre époustouflant. Pouvait-il en être autrement avec les viennois, dans leur répertoire? Non bien sûr, mais on a beau le savoir et l’avoir intériorisé, le constater encore une fois est une source d’émotion et de bonheur intense.

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: DIE FRAU OHNE SCHATTEN de Richard STRAUSS le 11 mars 2012 (Mise en scène: Claus GUTH, dir.mus: Marc ALBRECHT)

À la Scala, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Après une dernière d’Aida au mieux discutable du 10 mars, le 11 mars une Première de Die Frau ohne Schatten qui a triomphé, dans une production intelligente de Claus Guth, avec une distribution de bon niveau, et surtout une direction musicale de très grande qualité.
Voilà qui confirme ce que j’écris dans ce blog depuis longtemps sur la Scala: son problème, c’est le répertoire italien car sinon, que de productions intéressantes. Depuis septembre, deux Strauss, un très beau Rosenkavalier et une très stimulante Frau ohne Schatten.
La dernière production de Frau ohne Schatten remonte à 1986, dans une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, d’une grande poésie, dirigée par le grand Wolfgang Sawallisch et reprise en 1999 avec au pupitre Giuseppe Sinopoli. A l’époque je vivais à Milan et Sawallisch s’était plaint des difficultés de l’orchestre à aborder une partition à peu près inconnue de lui. Et pourtant il en était résulté un moment orchestral fulgurant, j’ai encore dans l’oreille ce scintillement sonore qui était magique.
Le public avait pourtant déserté pendant les deux premières représentations, la Platea était clairsemée, des loges vides et peu à peu la voix avait circulé que cette musique valait le détour et les dernières furent jouées à guichets fermés.
Même phénomène 26 ans après, bien des loges vides, bien des trous dans la Platea: le public milanais ne change pas, il lui faut des titres sûrs (comme l’Aida de la veille!!). La Scala reste le plus grand théâtre de province du monde (75% du public dans un rayon de 2km…)… Quel dommage ! Quelle musique en effet, sublime et tellement difficile à jouer et à chanter qu’on l’entend relativement rarement; j’ai pour ma part vu en 1980 sous l’ère Lefort II (en septembre 1980 pour sa prise de fonction) la fameuse production parisienne reprise de 1972 (de Nikolaus Lehnhoff) sous l’ère Lefort I (lorsqu’il avait assuré l’interim avant l’ère Liebermann). En 1980, Christoph von Dohnanyi, Hildegard Behrens, Gwyneth Jones, Walter Berry, René Kollo, Mignon Dunn… le rêve,  celle de Solti à Salzbourg-Pâques  en 1992 avec Cheryl Studer, et celle de Sawallisch dont il était question plus haut en 1986.
La mise en scène de Claus Guth inscrit cette œuvre à peu près à l’époque de sa composition, dans une grande maison bourgeoise (à moins que ce soit dans une clinique chic) où, dans le silence initial, devant un médecin, son mari et une sorte d’infirmière ou de gouvernante (la nourrice), une femme se tord dans un lit de clinique sous leur regard un peu interdit. Puis la musique explose comme un coup de tonnerre, et le fond de scène installé sur une tournette change, et sera le lieu des rêves ou des fantasmes de cette femme, qui va vivre l’opéra en rêve (qui raconte l’histoire d’une femme issue du monde des esprits, qui a épousé l’Empereur, chasseur invétéré, et qui n’est pas humaine car elle ne possède pas d’ombre, et ne peut avoir d’enfants. Elle achète avec la complicité de sa nourrice l’ombre d’une femme du peuple, la femme du teinturier Barak. Mais cette dernière s’aperçoit bientôt de son erreur, qui la mène au bord de la ruine de son couple et du malheur absolu. Quant à l’Impératrice, elle finit par refuser le marché, et alors tout rentre dans l’ordre, l’amour triomphe et les deux couples auront des futurs enfants qu’on entend chanter au final).
Claus Guth, qui aime les décors d’intérieurs très bourgeois (dans son Vaisseau fantôme de Bayreuth, dans son Tristan de Zürich, ou même ses Nozze di Figaro de Salzbourg), nous fait vivre en réalité la souffrance d’une femme inaboutie, d’une grande bourgeoise délaissée par son mari, qui rêve d’une belle histoire de reconquête et des enfants et du mari. A la fin, tout finit comme au début, et la femme se réveille et va voir à la fenêtre en souriant: Rideau. Guth a beaucoup travaillé sur les personnages, non plus épiques comme souvent, mais plutôt issus d’un Drame bourgeois, dans l’atmosphère onirique de cette nuit de femme endormie. Ainsi il joue sur les doubles (l’Impératrice face à la Femme du teinturier), sur les variations incessantes du décor du fond de scène, qui tourne et laisse apparaître tous les moments de l’opéra et les aventures de l’Impératrice, il joue aussi sur la psyché féminine, sur sa douleur fondamentale, notamment au troisième acte où la mise en scène est impressionnante de précision, et dégage une vraie tension  où Emily Magee, l’Impératrice,  est prodigieuse. Un travail d’une clarté  étonnante, jamais provocateur, mais toujours rigoureux et justifié, un travail où la poésie absente au départ revient au troisième acte, un travail chirurgical plus que lyrique, redoutable de justesse. Guth a été naturellement hué par les deux ignorants de la salle, car tout le public sinon a crié son enthousiasme.

A ce travail scénique chirurgical répond une direction au scalpel de Marc Albrecht, qui a fort intelligemment épousé l’option glaciale du metteur en scène. Une direction là aussi d’une clarté et d’une lisibilité frappantes, qui montre un travail d’orchestre particulièrement précis et sous entend un travail de répétitions exemplaire. L’orchestre est absolument en forme ce soir, presque méconnaissable, et Marc Albrecht montre un prodigieux sens théâtral . Vraiment magnifique
Le plateau est plus homogène du côté masculin que féminin: un Empereur exceptionnel de solidité, Johan Botha, qui a la force, la clarté, la puissance, l’éclat, la brillance. Grande prestation, tout comme celle de Falk Struckmann, Barak d’une humanité bouleversante, et qui semble avoir retrouvé les qualités de puissance et d’émotion d’antan, mais notons aussi le splendide Samuel Youn en “Geisterbote” et même le jeune homme de Peter Sonn (Le David des Meistersinger de Zürich le mois dernier) . Tous remportent un considérable succès.
Du côté féminin, un joli Faucon de Talia Or, et surtout une Nourrice magnifiquement défendue par Michaela Schuster, qui sait jouer des couleurs  de sa voix pour camper son personnage, par ailleurs génialement dessiné par la mise en scène, et interprété d’une manière impressionnante.
Une grosse déception devant la femme du teinturier d’Elena Pankratova, plus soucieuse de préparer ses aigus que d’interpréter un rôle à l’éminente valence théâtrale. La voix est à mon avis trop petite pour ce rôle, les aigus y sont, mais tendus, le timbre est banal, et l’ensemble manque de caractère et pour tout dire d’intelligence.
Il en va tout autrement pour Emily Magee. La chanteuse n’a pas tout à fait la voix du rôle (il faudrait qu’elle soit un peu plus large), et son réveil au tout début du premier acte est très hésitant. Il est vrai que la page est redoutable et exige force, contrôle et agilité. Les aigus sont souvent proches du cri, mais l’artiste est intelligente, bonne technicienne, suit le chef et le metteur en scène et réussit à imposer un style qui explose littéralement au troisième acte, où elle est tellement prodigieuse en scène qu’on en oublie aigus ou diaphragme et qu’elle réussit à jouer de ses faiblesses même. Magistrale interprétation d’une intensité qui laisse pantois et épuise les nerfs et les émotions des spectateurs.

Au total, la Scala a réussi là un vrai pari, d’imposer une vision moderne, glaciale, sans concession de cet opéra spectaculaire, et une distribution dans l’ensemble très solide, Pankratova excepté, qui montre encore une fois que dans le temple de Verdi mieux faut jouer du Strauss que de servir le Dieu de la maison en ce moment.
N’importe, c’était une magnifique soirée qui m’a donné l’énergie de rentrer dans la nuit dans mes pénates françaises!

[wpsr_facebook]

LUCERNE FESTIVAL 2011: Andris NELSONS dirige l’orchestre du CONCERTGEBOUW (WAGNER, STRAUSS, CHOSTAKOVITCH) le 4 septembre 2011

 

Royal Concertgebouw Orchestra (Mariss Jansons au centre)
Photo: Simon van Boxtel

 

 

Évidemment, j’aurais secrètement voulu entendre Mariss Jansons diriger son orchestre du Concertgebouw. Mais j’ai beaucoup d’intérêt pour Andris Nelsons, et je suis curieux de l’entendre dans le répertoire le plus large, pour me faire une idée complète de ses talents. Et puis, j’ ai moins l’occasion d’entendre l’orchestre du Concertgebouw que d’autres grandes phalanges: le même jour Pollini et le Concertgebouw à Lucerne, cela ne se refuse pas.
C’est un programme éclectique qu’a proposé ce soir le l’orchestre du Concertgebouw, une première partie brève (25 minutes) faite de l’ouverture de Rienzi de Wagner et de la Danse des sept voiles de Salomé, de Richard Strauss, et en seconde partie la Symphonie n°8 de Chostakovitvch appelée quelquefois “Stalingrad”.
L’ouverture de Rienzi est le morceau le plus connu du “Grand Opéra” de Wagner, interdit de Bayreuth (en 2013, si les financements sont trouvés, Christian Thielemann dirigera Rienzi sous une tente, où seront aussi donnés les autres opéras de jeunesse, les Fées, et la Défense d’aimer, avant le Festival.) On en connaît un enregistrement de référence, dirigé par Wolfgang Sawallisch, chez Orfeo, écho de représentations munichoises. Andris Nelsons dirige avec un tempo plus lent (cette lenteur qu’on a aussi remarqué dans Lohengrin), détaillant l’architecture avec une grande précision, et exaltant les différents niveaux sonores, comme s’il voulait montrer combien le grand Wagner est déjà présent dans cette œuvre appelée le “meilleur opéra de Meyerbeer”, il en résulte une fresque symphonique somptueuse, très rythmée, et très sensible: l’émotion est là, oui, même dans cette musique un peu méprisée.
Un moment éclatant et épique, qui contraste un peu avec le second extrait, la Danse des Sept voiles de Salomé de Richard Strauss, dont Nelsons fait une sorte de suite d’orchestre, très impressionnante. L’absence de scène (et l’on sait que ce morceau est toujours très attendu) amène l’auditeur à se concentrer sur la musique, qui devient sous la baguette de Nelsons, un festival de couleurs, de toutes sortes, loin du décadentisme, et très proche de ce XXème siècle commençant qui va porter très vite à l’Ecole de Vienne. Une vision  très symphonique, diffractée en sons qui explosent, et où les bois éblouissants de l’orchestre du Concertgebouw stupéfient. Moment grandiose.
           Andris Nelsons (Photo Marco Borggreve)

Andris Nelsons est un chef d’opéra, il l’a prouvé là où il est passé, et dernièrement à Bayreuth pour Lohengrin. Il fut aussi le lointain successeur de Richard Wagner puisqu’il eut lui-aussi la charge de directeur musical de l’Opéra de Riga, capitale de la Lettonie, sa patrie. Compatriote de Mariss Jansons, il en fut aussi l’élève (privé), et sans doute sa formation musicale le prédispose à diriger Chostakovitch. En effet, d’une famille de musiciens, lui-même trompettiste dans l’orchestre de Lettonie, il a étudié la direction d’orchestre à Saint Petersbourg, comme les grands musiciens des états baltes, à commencer par Mariss Jansons lui-même, qui fut l’assistant de Evgueni Mravinski au Philharmonique de Leningrad. La tradition interprétative de Chostakovitch part évidemment de Saint Petersbourg et de Mravinski, créateur de la Symphonie n°8 en novembre 1943. Ainsi, Andris Nelsons, formé à l’école de Saint Petersbourg et à celle de Jansons a-t-il sans doute profité de cette grande tradition qui, partie de Mravinski, passe par ses deux assistants successifs Kurt Sanderling et Mariss Jansons. Il était donc intéressant d’écouter un représentant de la nouvelle génération des chefs issus de la tradition petersbourgeoise.
Andris Nelsons est un chef démonstratif, dont les gestes et le corps accompagnent la musique et les rythmes sur le podium, il rappelle bien sur Mariss Jansons, par sa manière de tenir la baguette notamment, et par la manière de se mouvoir, tête, expression faciale, gestes des épaules. Tout concourt à indiquer aux musiciens l’expression, là où chez Abbado tout passe par la main gauche et le visage, là où chez Rattle tout passe par une expression  grimaçante du visage. Cette énergie dépensée sur le podium souligne sa jeunesse (il est né en 1978), mais sa manière de diriger est très différente de celle de Gustavo Dudamel, dont le long passage par l’orchestre des  jeunes du Venezuela, a donné certes beaucoup d’énergie et d’expression du corps, mais surtout une précision du geste et du regard qui doit donner aux orchestres une très grande sécurité. Nelsons, c’est d’abord une boule d’énergie.
Et il faut bien reconnaître que l’interprétation de la Symphonie n°8 fut, évidemment grâce au concours de cet orchestre magique, un immense moment musical, vraiment bouleversant. Cette symphonie, classée parmi les symphonies de guerre (elle succède à la Symphonie Leningrad) n’est pas vraiment une symphonie à programme, même s’il a plu aux exégètes de créer une succession créatrice de sens (n°7 Leningrad, n°8 Stalingrad) puisque le parcours proposé est une vision évidemment tragique de la guerre, mais qui se termine par des rappels de l’adagio initial qui envisagent un apaisement ou un futur plus serein né des victoires de l’armée rouge. Le début décrit une tension entre le drame (contrebasses et violoncelles) et une mélodie presque mahlérienne aux violons. Si les deux premiers mouvements sont bien identifiés, les trois derniers s’enchaînent sans interruption et la symphonie se termine par un allegretto qui mélange des échos tragiques du passé, des mélodies populaires d’inspiration plutôt pastorale, et des rappels du premier mouvement, adagio. Les mesures finales s’abîment jusqu’au silence de notes à peine effleurées. Extraordinaire.
Nelsons ménage de violents contrastes, retient l’orchestre et le fait murmurer (les violoncelles et les contrebasses sont phénoménaux), ou exploser, et sa lecture est d’une très grande clarté, et fait très nettement émerger les architectures, loin d’être une lecture massive, c’est au contraire une lecture très dynamique, qui exalte aussi les sons individuels. Cela permet d’entendre et d’exalter les solistes de l’orchestre et surtout les cuivres et les bois sublimes notamment dans le solo initial pris à un tempo très lent, du dernier mouvement (rappelons pour mémoire que Lucas Macias Navarro, Hautbois solo, est aussi le Hautbois solo du Lucerne Festival Orchestra). La Symphonie ménage des moments très marquants aux solistes de l’orchestre et cela permet évidemment de vérifier que l’Orchestre du Concertgebouw est tout simplement stupéfiant.
Sans diminuer le mérite du chef, on se demande avec pareille phalange si l’on peut faire autre chose que du sublime. Précision redoutable, engagement, mais aussi  très grande simplicité d’approche et de comportements, pas de gestes spectaculaires générateurs d’applaudissements triomphaux, ils jouent, simplement, ils font de la musique avec cette sécurité d’âme que seuls les authentiques artistes possèdent et qui naît sans doute de la tradition musicale hollandaise
Est-ce le plus grand orchestre du monde actuellement comme le disent certains ? Force est de constater qu’à chaque fois que je l’entends (il y a deux ans à Londres dans Mahler, il y a trois mois à Amsterdam dans Tchaïkovski, ce soir à Lucerne), c’est une vraie stupéfaction. La présence à leur tête de Mariss Jansons, chef médiatiquement discret, souriant, chaleureux et humain,  immense musicien, y est sans doute pour quelque chose, et ils ont été  précédemment dirigés pendant des années par un autre chef d’envergure qui fait penser à Jansons par sa discrétion et ses qualités musicales, Bernard Haitink (la relation à Chailly, prédécesseur de Jansons, fut plus contrastée).
Andris Nelsons bénéficie donc à la fois de cet orchestre proprement miraculeux, et de la tradition dont il a hérité par ses maîtres et sa famille: cela donne une soirée marquante, soldée par un triomphe mérité  (standing ovation, longs applaudissements, mais pas de bis…). Il fallait une fois de plus aller à Lucerne ce soir là, le ciel noir au dessus du lac fut illuminé par cette extraordinaire flaque d’éternité.

NB: je vous conseille d’écouter cette symphonie dans l’enregistrement de Jansons dirigeant le Pittsburgh Symphony Orchestra, avec un bonus qui montre Jansons en répétition: vous comprendrez sans doute ce que j’entends par “chef discret, souriant, chaleureux et humain,  immense musicien”.

PS: Après plus de 10 jours, la symphonie de Chostakovitch me poursuit, et j’ai des souvenirs intenses de ce concert. Quelques amis croisés à Lucerne qui ont vu beaucoup de concerts du festival 2011 considèrent que ce dimanche 4 septembre fut le sommet de cette année. Ce fut vraiment un très grand moment. Mes souvenirs recréent l’émotion qui m’a étreint, et même la multiplient.

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2010-2011: ELEKTRA de Richard STRAUSS (19 novembre 2010)(ms en scène Christoph NEL, dir.mus Stefan SOLTESZ)

 

elektra-540-2.1290373200.jpgPhoto Grand Théâtre de Genève

Cette Elektra genevoise a de quoi attirer, Jeanne-Michèle Charbonnet dans le rôle titre, et Eva Marton comme Clytemnestre sont des têtes d’affiche non négligeables. Par ailleurs Stefan Soltesz dans la fosse, un habitué des grandes scènes allemandes qui fut notamment assistant  de Karl Böhm était une garantie de qualité. Au-delà du plaisir de réécouter ce qui fut pour moi l’une des grandes émotions de ma vie musicale (avec Nilsson, Rysanek, Varnay et Böhm il est vrai), cette soirée fut seulement passable.
La surprise vient de la merveilleuse Chrysothemis de Erika Sunnegårdh, une voix lumineuse d’une grande pureté, des aigus faciles, une technique de fer, c’est elle indiscutablement qui non seulement est la révélation de la soirée, mais qui en plus domine de très loin les deux autres dames. Pour elle, on ne regrette pas le voyage. Un nom a suivre désormais partout.

On aime Eva Marton pour ce qu’elle fut, une des grandes stars des années « post-Nillsson », que j’entendis notamment dans Elektra, à Vienne avec Abbado, dans l’Impératrice avec Sawallisch à la Scala (une Femme sans ombre bouleversante mise en scène par Ponnelle), et même à Bayreuth dans Tannhäuser. La voix était solide, résistante, mais jamais bouleversante, ni vraiment « animée ». Il en est de même pour sa Clytemnestre, plutôt plate. La voix a des restes encore notables, mais l’interprétation, les inflexions vocales nécessaires sur un texte où chaque mot doit être distillé (écoutons Resnik chez Solti !) restent largement en-deçà de ce qu’on pouvait attendre. Du dialogue de deux monstres qui forme le pivot de l’œuvre, il reste alors bien peu, et c’est dommage.

elektra-614.1290373240.jpgPhoto Grand Théâtre de Genève

Jeanne-Michèle Charbonnet a un jeu très (trop ?) engagé qui n’est pas servi par sa voix, visiblement peu adaptée au rôle : un vibrato très gênant, de vilains aigus, jamais pleins, jamais réussis, des cris. On sait qu’Elektra est redoutable, mais dans cette prestation il n’y a rien de vraiment convaincant. Jeanne-Michèle Charbonnet était une Isolde crédible dans ce même théâtre, et propose en général des prestations de grande qualité, elle est ici une Elektra vocalement à côté, qui peine face à  la voix ensoleillée de sa Chrysothémis. Seul le moment de la rencontre avec Oreste crée une tension réelle, peut-être aussi à cause du très bon Oreste de Egils Silins, et peut-être parce que la musique est plus lyrique et moins sauvage, ce qui convient mieux à la  voix de Madame Charbonnet. L’Aegisth de Jan Vacìk est traditionnel, les servantes du début sont très irrégulières, certaines sont même difficilement supportables.
L’orchestre de la Suisse Romande est plutôt techniquement au point, la direction de Stefan Soltesz est claire et fluide à défaut d’être sauvage et paroxystique, et tout cela reste sans vrai relief.

La mise en scène de Christoph Nel, un metteur en scène habitué des scènes allemandes, (tout comme la costumière Bettina Walter) s’appuie sur l’impressionnant dispositif construit par Roland Aeschlimann, une sorte de forteresse fissurée à l’esthétique très Bauhaus qui ne cesse de tourner sur elle-même. L’espace interne n’est qu’entrevu (un bureau, une lampe) mais jamais utilisé. Le drame se joue à l’extérieur (l’histoire du mythe est évoquée plusieurs fois) et on sent bien qu’à l’intérieur se joue une histoire sanglante par des images fortes de cadavres qui sortent des fenêtres,  mais aucune dialectique intérieur/extérieur n’est lisible, alors qu’Elektra est structurellement DEHORS, et les autres structurellement DEDANS. L’espace en effet ne structure pas le jeu et devient essentiellement décoratif, alors que l’on aurait pu s’appuyer sur la hauteur, les dessous, le centre. Ainsi on se fatigue vite de ce tourniquet incessant qui très rapidement n’apprend plus rien sur l’œuvre Les costumes assez sobres de Bettina Walter soulignent une sorte de quotidien sans âme, Clytemnestre est vêtue comme une ménagère de plus de cinquante ans, et Elektra en négligé, mais Chrysothémis d’une blancheur candide, presque une mariée ou un ange, frappe incontestablement et montre l’intérêt que le personnage a pu provoquer dans l’équipe de mise en scène.

Il en résulte un spectacle sans vrai caractère, qui, malgré le bain de sang final,  n’a pas la sauvagerie animale d’autres mises en scène (Kupfer, Friedrich) ou qui n’est pas soutenu par un vrai propos (Dodine à Salzbourg) . Les idées ne sont pas poussées jusqu’au bout, et comme la musique ne suit pas vraiment, on sort avec  Erika Sunnegårdh dans le cœur et l’oreille, et c’est tout.

elektra-867-2.1290373258.jpgPhoto Grand Théâtre de Genève

Le CD et le Mythe: ELEKTRA de RICHARD STRAUSS à L’OPERA DE PARIS (KARL BÖHM, BIRGIT NILSSON, LEONIE RYSANEK, ASTRID VARNAY ) (21 avril 1975)

Un rapide regard sur un site de vente de disques, je repère cette Elektra de légende, je la commande, là voilà en boucle dans mon lecteur, car la magie renaît immédiatement . Depuis cette Elektra, je cherche à éprouver sur toutes les scènes possibles une émotion qui soit semblable à celle qui m’a étreint en 1974 et 1975 (et non 1973 comme il est écrit sur le disque!), lors des représentations parisiennes: la seule qui fut interdite au vulgum pecus fut justement celle du disque, qui correspondait à une représentation  offerte par le chef de l’Etat, Valéry Giscard d’Estaing , à Walter Scheel, Président de la République Fédérale allemande en visite officielle en France. Sinon je vis les 4 de 1974 (avec Christa Ludwig en Clytemnestre) et les 3 restantes de 1975 (avec Astrid Varnay en Clytemnestre). L’audition de cette version, au son correct mais évidemment pas  hifi, remet les pendules à l’heure: le souvenir ne trompe pas,  il n’y a pas de comparaison possible ni avec le disque, ni avec les représentations auxquelles j’ai assisté ensuite, qui furent autant de recherches d’une émotion comparable et pourtant j’ai vu Eva Marton et Abbado, Gwyneth Jones et Solti, Hildegard Behrens et Maazel, Deborah Polaski, avec Abbado et von Dohnanyi, autant dire les grandes Elektra des trente dernières années, et les plus grands chefs. Mais personne n’égale pour moi le vieux Böhm déchainé et les dames (Nilsson, Rysanek, Varnay) en état de grâce.Je me suis livré à une écoute comparative de la scène d’entrée d’Elektra (Agamemnon, Agamemnon, wo bist du?) avec deux autres versions légendaires, Mitropoulos (avec Inge Borkh) et Karajan (avec Varnay)…l’urgence de l’orchestre, l’extraordinaire cri chanté de Nilsson procure le frisson. Est-ce le lien entre l’audition et mon souvenir? Est-ce le fait que cette Elektra fut ce qui fit basculer ma vie de mélomane de la passion à la folie et que je garde ce souvenir en moi comme l’un des dons les plus précieux que l’art m’ait donné? Peut-être…je sais bien que l’émotion esthétique dépend beaucoup des contextes dans lesquels on l’éprouve et non pas seulement de l’oeuvre d’art elle-même. Mais tout de même, les contrebasses qui concluent la scène des servantes, le crescendo orchestral et l’entrée d’Elektra: “Alleine”…tout projette l’auditeur dans une autre dimension. J’avais le souvenir d’une direction paroxystique, violente, inquiète, presque psychotique, et la direction est tout cela et elle accompagne et seconde les voix comme rarement, il y a quelque chose de fusionnel entre l’orchestre et les voix, et notamment celle de Nilsson. Certes, Böhm et Nilsson ont tant travaillé ensemble que ces rencontres ne pouvaient qu’être miraculeuses.Et d’une jeunesse inouïe: on sait combien la musique de Strauss est consubstantielle à l’art de Böhm, mais diriger avec cette violence et cette énergie incroyables à 81 ans (il est né en 1894), cela tient du miracle. J’ai bien le souvenir de ses sauts sur le podium (il dirigeait assis), de sa vivacité, de la clarté cristalline de sa direction, de la concentration de l’orchestre (les musiciens en avaient très peur, et le respectaient avec vénération): sa direction porte le plateau et le galvanise.
Birgit Nilsson reste pour moi la voix la plus incroyable jamais entendue à dans une salle d’Opéra. A 57 ans (elle est née en 1918) la voix est d’une fraîcheur, d’une énergie et d’une puissance uniques, avec  son impressionnant physique (elle avait un immense “coffre”) elle était un vrai personnage en scène, sans même esquisser le moindre geste. Et on entend le personnage dans ce disque, on entend la violence, la haine, la joie (oh ces “Orest!” dans la scène de reconnaissance de son frère!);une prestation superlative, sans doute unique dans les annales.

Leonie Rysanek à côté de ce monstre existait tout autant: on connaît l’incroyable énergie de cette artiste sur scène, et la puissance et la chaleur de cette voix: elle se refusa à chanter Elektra et Isolde sur scène par référence à Nilsson, mais elle enregistra une vidéo (dernier enregistrement de Böhm – terminé dit-on par Bernstein- qui reste encore une référence). Elle fut la Chrysothemis de réference et le duo Elektra-Chrysothemis (troisième tableau de l’oeuvre) restera un choc impossible à oublier, ni même à reproduire. La voix était d’une puissance et d’une présence sans égales, et se différenciait parfaitement de Nilsson: la voix de Nilsson était coupante, c’était de l’acier trempé, presque inhumain. Celle de Rysanek avait la chaleur du bronze, la luminosité de l’or, et l’humanité en plus. Elle emporta à Paris un triomphe mérité égal à celui de Nilsson.
Et avoir sur une même scène la Brunnhilde des années 50 et l’Elektra des années 60, Astrid Varnay, était  un privilège unique: le vrai cadeau de Rolf Liebermann. La Clytemnestre de Christa Ludwig (en 1974) avait légèrement déçu, elle était très légèrement en-deçà de ses deux collègues: Astrid Varnay sera pour moi Clytemnestre pour toujours. Je regrette amèrement de ne jamais avoir vu celle de mon amie Regina Resnik parce que sa prestation dans l’enregistrement de Solti est stupéfiante (il me suffit de l’avoir vue dans la Comtesse de la Dame de Pique en 1978 avec Rostropovitch pour comprendre quelle Clytemnestre elle pouvait être!), mais on a en Varnay sans doute son alter-ego.
Astrid Varnay avait exactement le même âge que Nilsson,  la voix n’avait plus cependant en 1975 sans doute la même solidité: mais j’ai encore dans l’oreille ses inflexions, ses rictus, sa diction, elle fut une Clytemnestre, à la fois terrible, mais aussi peureuse, méfiante, cruelle: le duo avec Nilsson est glaçant (Ah, ce rire final!), les deux monstres qui partagèrent les mêmes rôles et les mêmes scènes sont l’une et l’autre étonnantes,  le disque rend parfaitement cette délirante tension.
Ce qui frappe, c’est d’abord que texte et musique sont d’une étonnante clarté. Il est rare que les grands chanteurs ne soient pas de grands “diseurs”. Et aussi bien Nilsson que Rysanek et Varnay ont une parfaite diction on entend le texte, on entend aussi le ton, la couleur. Quelle sensation, même si çà et là on perçoit de menus défauts de justesse (ce fut chez Rysanek à la fin de sa carrière un vrai problème, voir sa Kundry de 1982 à Bayreuth…) qu’alors je n’avais pas perçus, pris par le drame qui se jouait sur scène!

Les messieurs dans Elektra (comme souvent chez Strauss) sont presque des comparses, on notera le très bel Oreste de Hans Sotin, à l’époque au sommet de son art, et l’Egisthe très correct de Richard Lewis. Mais toute la compagnie est à la hauteur de l’événement: on constate encore une fois que l’orchestre de l’Opéra de Paris est à l’époque tout à fait exceptionnel, comparable aux plus grands!

J’ai voulu signaler ce disque, dont l’acquisition s’impose à mon avis pour tout mélomane avide de témoignages historiques à la fois de ce qu’était le chant des années 1970, mais aussi ce qu’était l’Opéra de Paris, pour marquer le principal jalon de mon parcours musical, construit essentiellement sur deux spectacles fondateurs, pour des raisons différentes, cette Elektra et le Ring de Chéreau à Bayreuth. Viendront ensuite Boccanegra d’Abbado-Strehler , Rosenkavalier avec Kleiber et Gwyneth Jones, et la Lulu de Chéreau-Boulez.

Mais la stupéfaction née de la rencontre avec l’émotion brute dans sa totale violence, c’est cette Elektra qui me la donna.

ELEKTRA
Richard Strauss,
Böhm, Nilsson, Rysanek, Varnay, Orchestre et Choeurs de l’Opéra de Paris (2CD, Golden Melodram GM 3.0008)
  http://www.goldenmelodram.com

OPERA DE PARIS 2009-2010, Opéra-Bastille: SALOME, de Richard Strauss,(Dir.mus: Alain ALTINOGLOU, Ms en Scène: Lev DODINE) le 22 novembre 2009

            Salomé n’est pas une œuvre mal servie,ni par le disque, ni par la scène. Le mythe de l’enfant qui devient femme, qui fait tourner (et tomber) les têtes et dont la tête tourne elle-même est un grand classique du XXème siècle. La Légende Dorée de Jacques de Voragine raconte cette histoire que les Evangiles évoquent de manière incidente sans s’appesantir, puisque le nom de la jeune fille (qui signifie paix) n’est même pas cité, la peinture depuis la fin du moyen âge s’en est maintes fois emparé, et Flaubert dans Hérodias en fait une héroîne décadente, reprise par Huysmans (et Moreau), puis par Wilde   . De cette légende, Richard Strauss s’appuyant sur Oscar Wilde a tiré une histoire sulfureuse d’érotisme, d’inceste, de meurtre. Je rappelle que le texte de Wilde est écrit en français, et que Strauss lui même a proposé une version de Salomé en Françaislégèrement différente de la version allemande, enregistrée en son temps par Kent Nagano avec les forces de l’Opéra de Lyon. A la scène, on a vu en Europe de bonnes productions, quelquefois grandes, celle légendaire de Karajan à Salzbourg qui lança la grande et regrettée Hildegard Behrens, Bob Wilson à la Scala (avec pour un soir,Caballé), Luc Bondy à Salzbourg encore (et ailleurs) (avec une stupéfiante Malfitano), André Engel à la Bastille en 1994 (avec Huffstodt), et Lev Dodin ensuite (avec une belle distribution dominée par Karita Mattila, dont la belle production est reprise par Nicolas Joel cette année. Au disque, on a entendu toutes les voix possibles, de Welitsch à Nilsson, de Caballé à Behrens, cette dernière restant la Salomé de mon coeur, avec Karajan au pupitre, coup de tonnerre dans un ciel serein.

La reprise à l’Opéra- Bastille d’une production qui remonte à 2003 est très honorable, sans être exceptionnelle. On retrouve avec plaisir la vision de Dodine, ce drame des individus, dans un espace très ouvert (la terrasse du Tétrarque probablement à Masada) et aussi étouffant, dominé par un  clair de lune qui ne s’éclipse qu’au moment où Jochanaan est décapité, aux lumières mystérieuses de Jean Kalman: Lev Dodin a conçu un travail entre le cercle étroit des protagonistes, pas de figurants, pas de festin, pas de foule, les juifs, les gardes, les nazaréens sont spectateurs, disssimulés derrière un mur et l’espace est libéré pour les quatre protagonistes, Jochanaan, Salomé, Hérode, Hérodias. Cette solitude pesante marque ce travail intéressant,  qui fait de Salomé une jeune fille qui devient femme qui joue de sa séduction de manière à la fois innocente et perverse, et non une femme monstrueuse: elle joue comme avec les jouets de son âge, et n’a aucune distance par rapport à son jeu, y compris le plus tragique et sanglant. Le couple Hérode-Hérodias, tout de jaune vêtu ( de ce jaune qui est la couleur du déssèchement, de la fin et quelquefois de la fin de la vie) -est une tache un peu vulgaire dans ce décor nocturne. Salomé revêt d’ailleurs le manteau d’Hérodias après la danse des Sept Voiles. rejoignant d’une certaine manière la malédiction familiale (dont une légende dit d’ailleurs qu’elle meurt, en France, vers Saint Bertrand de Comminges…). Une mise en scène qui souligne à la fois la tragédie et le dérisoire, la décadence et la perversité, et qui au fond laisse peu de place à Jochanaan, à la présence plus fantasmatique que réelle.
L’ensemble de la distribution est très homogène, des petits rôles tenus avec conscience et interprétés avec l’ironie voulue (les juifs)aux quatre rôles essentiels, notons d’abord le cinquième rôle, celui de Narraboth, la première victime du charme vénéneux de la Princesse, à qui Xavier Mas prête sa voix claire et bien timbrée. Une petite déception pour le Jochanaan de Vincent le Texier. La voix manque de cette profondeur et de cette largeur qu’on attend du prophète (on se souvient de Van Dam avec Karajan ou même de Bernd Weikl) même si la qualité intrinsèque du chant est sans reproche. Thomas Moser, comme tous les grands ténors en fin de carrière, aborde ce rôle de “composition” en enlaidissant sa voix, mais tenant quand même les notes les plus hautes de manière impressionnante, c’est pour moi le plus convaincant et même le plus saisissant, Julia Juon a une présence forte en scène, mais a un peu tendance à crier et c’est dommage. Quant à Camilla Nylund, elle n’a ni la puissance, ni l’érotisme de sa compatriote Karita Mattila. Elle joue plus l’enfant capricieuse que la femme dévorée de désir. Elle reste un peu froide en scène, on se souvient  aussi de Jones, de Behrens, et même de Caballé qui remplaçait des atouts physiques discutables par des atouts vocaux incroyables et on y croyait! La voix, qui tient certes avec honneur ce rôle redoutable, reste un peu en deçà de ce qu’on souhaiterait, alors  même que l’orchestre ne la couvre jamais. Une déception donc, on attendrait plus sauvage, plus félin, plus pervers. Elle ne semble pas entrée dans ce rôle, ni dans cette logique.

C’est l’orchestre qui donne le plus de satisfaction: la direction de Alain Altinoglu, jeune chef français que l’on commence à voir de New York à Berlin, est très attentive, précise, claire, jamais débordante! Avec un tempo plutôt lent, un volume toujours contrôlé, il souligne la phrase musicale, notamment cet orientalisme décadent si  marquant, il délimite les niveaux sonores, fait tout entendre, avec un soin  qui peut-être au total pour mon goût étouffe un peu l’ivresse musicale. Une belle prestation néanmoins.

Au total, une représentation de bon niveau, ” une bonne représentation de répertoire”, avec une légère frustration  qui se marque sur les deux principaux protagonistes, au volume  à mon avis insuffisant, sur ma soif d’érotisme pervers non étanchée, sur mon désir d’ivresse sonore pas totalement satisfait.

Il reste que mes voisins sont sortis bruyamment juste avant la fin, écœurés par la vision de Salomé embrassant la tête de Jochanaan: 104 ans après la première, Salomé épate encore le (deux?) bourgeois des matinées dominicales!

SALOME (1905)

MUSIQUE DE RICHARD STRAUSS (1864-1949)
LIVRET TIRÉ DE LA PIÈCE D’OSCAR WILDE DANS UNE TRADUCTION ALLEMANDE DE HEDWIG LACHMANN

Alain Altinoglu Direction musicale
Lev Dodin Mise en scène
David Borovsky Décors et costumes
Jean Kalman Lumières
Jourii Vassilkov Chorégraphie
Valerii Galendeev Collaboration artistique

Thomas Moser Herodes
Julia Juon Herodias
Camilla Nylund Salomé
Vincent Le Texier Jochanaan
Xavier Mas Narraboth
Varduhi Abrahamyan Page der Herodias
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke Erster Jude
Eric Huchet Zweiter Jude
Vincent Delhoume Dritter Jude
Andreas Jäggi Vierter Jude
Gregory Reinhart Fünfter Jude
Nahuel Di Pierro Erster Nazarener
Ugo Rabec Zweiter Nazarener
Nicolas Courjal Erster Soldat
Scott Wilde Zweiter Soldat
Antoine Garcin Ein Cappadocier

Orchestre de l’Opéra national de Paris

 

Gustavo Dudamel et l’orchestre national des jeunes du Venezuela Simon Bolivar à la Salle Pleyel (24 octobre 2009)

Il y a un phénomène Gustavo Dudamel: partout où il se produit, et quel que soit l’orchestre, il provoque un enthousiasme exceptionnel, voire délirant chez le public, mais aussi dans l’orchestre. Il ne s’agit pas vraiment de saluer une interprétation nouvelle, une voie inconnue dans laquelle ce jeune chef prodige nous entraînerait, il s’agit d’abord de prise incroyable sur les publics et les orchestres, de chaleur communicative, de sympathie innée, mais aussi de technicité hors pair au pupitre. C’est bien ce qui s’est passé hier 24 octobre à la Salle Pleyel, où le concert s’est terminé dans un délire comme la vénérable salle n’en connaît guère depuis quelques années, pour la première visite en France (il est temps! tous les pays d’Europe l’ont déjà reçu) de l’orchestre national des jeunes du Venezuela Simon Bolivar.

Au programme, le concerto pour violon de Tchaïkovski (soliste Renaud Capuçon) et la Alpensinfonie de Richard Strauss . Ce qui a frappé dans le concerto pour violon, c’est non l’interprétation acrobatique mais froide de Capuçon, qui joue la virtuosité technique plus que la sensibilité, mais la couleur de l’orchestre qui accompagnait, le regard très présent du chef sur le soliste, la finesse des attaques, l’épaisseur du son, le sens des rythmes. Je connais Dudamel depuis neuf ans, il a depuis ses débuts (sa première tournée européenne remonte à 2000, et je l’ai entendu à Hanovre pour la première fois lors d’EXPO 2000, il avait 19 ans) une incroyable technique de direction, c’est un chef authentique, qui sait rassurer un orchestre, qui domine parfaitement sa partition (il dirigeait hier sans) et qui a des gestes d’une précision et d’une lisibilité exceptionnels. Sans doute avoir dirigé un orchestre de jeunes pendant 10 ans lui a-t-il appris à être un pédagogue du pupitre avant d’être un chef, il accompagne l’orchestre et le conduit: un maestro et un vrai maître au sens de ces botteghe médiévales où les compagnons apprenaient auprès d’un maître. Mais il a en plus mûri ses approches, un peu superficielles me semblait-il y a quelques années, il mûrit vite: quelle différence entre son Mahler 2005 et son Mahler 2008! C’est cela qu’on sent dans ce Tchaïkovski tout sauf démonstratif, la poésie est là présente, non dans le violon, mais dans l’orchestre. Surprenant.

La Alpensinfonie de Strauss, sorte de Wanderung (randonnée) dans la montagne, du matin au soir, de la nuit à la nuit, surprend par sa fluidité et la maîtrise du son malgré l’incroyable nombre d’exécutants(l’orchestre se déplace toujours en grand nombre, ils sont plus ou moins 200 sur le plateau), l’option “scénique” de faire débuter et finir dans une semi pénombre montre aussi le souci du spectaculaire et une approche moins traditionnelle du concert classique, qui est au Venezuela un authentique phénomène de jeunes. On est frappé par la virtuosité technique des pupitres (les bois et les cuivres notamment) et la manière de suivre pas à pas les propositions du chef. On est aussi frappé par les contrastes, les pianissimi obtenus sont d’une finesse rare, et les fortissimi ne sont pas renforcés par le nombre des musiciens: ce qui domine, c’est la clarté de la construction, la lisibilité de l’approche, la volonté de souligner certaines couleurs, ici Mahler, là Wagner, de jouer le lyrisme très charnel, la violence de la nature et d’une nature qui reste domptée par la musique, une nature authentiquement culturelle. Il en résulte une ambiance qui s’impose au public qui suit dans un silence impressionnant avant d’exploser dès la dernière note.


Hier soir, Frédéric Mitterrand, Ministre de la culture, remettait en fin de concert la croix d’officier de la légion d’honneur à José Antonio Abreu, fondateur du Sistema des orchestres vénézuéliens, où plus de 300 orchestres de jeunes, 300000 jeunes sur 26 millions d’habitants (1%) sont engagés dans la pratique orchestrale, comme une alternative à la vie désœuvrée des bidonvilles et des cités pauvres, en une pyramide qui conduit au sommet à faire partie de cette phalange miraculeuse, qui est l’une des plus virtuoses au monde, et sans doute l’une des plus enthousiastes et engagées. Abreu reçoit désormais une pluie de prix, car son œuvre unique au monde replace la musique et l’art au centre du tissu social, et surtout, permet à un public neuf, sans préjugés, de s’emparer de la musique classique. Gustavo Dudamel me disait qu’au Venezuela, les concerts de musique classique sont remplis de jeunes, et de plus en plus de pays notamment en Amérique Latine, cherchent à reproduire le miracle vénézuélien. Gustavo Dudamel recevait ensuite, très ému, la croix de chevalier des Arts et Lettres, et le concert se termina, pour la joie du public où de nombreux drapeaux du Venezuela étaient agités et créaient une ambiance de folie à Pleyel, par trois bis, le Mambo du West Side Story de Bernstein, une danse très rythmée sans doute d’un compositeur sud américain, et la Marche de Radestsky en guise d’adieu. Un grand moment, une magnifique soirée, un public estomaqué et ravi. Merci les jeunes!