OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: FESTIVAL “MÉMOIRES” – TRISTAN UND ISOLDE, de Richard WAGNER le 18 MARS 2017 (Dir.mus: Hartmut HAENCHEN; Ms en scène: Heiner MÜLLER)

Acte II ©Stofleth

 

Voir le compte rendu (David Verdier ) de cette même représentation dans Wanderer

Les souvenirs sont si vifs de cette production qui marqua tant le Festival de Bayreuth qu’on ne peut réprimer une surprise au lever de rideau. Certes, on retrouve les éclairages si troubles, si pâles, on retrouve cette impression de vide et en même temps d’enfermement, on retrouve ce hiératisme des figures, mais elles ne sont plus lointaines, et la scène n’est plus ce halo qu’on voyait de la salle de Bayreuth, et elle ne nous semblait pas si pentue.
La salle de Bayreuth n’est pas l’Opéra de Lyon, et le rapport scène-salle n’a rien à voir.

À Lyon, les effets voulus par le metteur en scène Heiner Müller et le décorateur Erich Wonder (décors reconstruits par Kaspar Glarner), ne peuvent coïncider puisque la salle est à l’italienne avec fort rapport de proximité. Le travail de Müller joue sur l’éloignement, sur des figures entrevues, presque translucides : ainsi à Lyon voyons-nous au contraire les chanteurs très près, les petits gestes, les mouvements infimes, tout ce qu’on ne voyait pas ou presque pas à Bayreuth. Il faut donc se réhabituer et ne pas superposer les images.

La question de ce festival, celle de faire revivre des productions disparues (qui fera l’objet d’une réflexion dans ce blog) était au centre des regards divers sur ce Tristan und Isolde de Heiner Müller, qui a tant marqué les mémoires des spectateurs du Festival de Bayreuth. Car il y avait à la fois dans les discussions d’entracte ceux qui avaient vu le spectacle à Bayreuth, et ceux qui n’y étaient pas : le sens du défi de Serge Dorny était bien de proposer cette production à ces derniers, évidemment en majorité (écrasante) dans la salle de l’Opéra de Lyon. Il reste qu’un certain nombre de journalistes plus mûrs avaient le souvenir de Bayreuth, ce qui ne manque pas de perturber le regard critique sur le travail de Müller vu aujourd’hui.
C’est cette idée qui pervertit le regard. La production de Müller, conçue visuellement pour une salle en amphithéâtre à vision exclusivement frontale, avec un recul physique important de la majorité des spectateurs (aussi bien au parterre que dans les loges, balcon et galerie du Festspielhaus), ne répond pas de la même manière dans une salle aussi intime (1100 spectateurs) que celle de l’opéra de Lyon, avec ses visions latérales en grande hauteur, et son parterre réduit, rapproché, à la pendance légère quand Bayreuth a une pendance forte. Car là-aussi les choses diffèrent : alors que les dimensions de la scène en largeur et hauteur sont proches de celles de Bayreuth (même si la profondeur est très différente), la pendance de la salle de Bayreuth est forte et détermine des perspectives à corriger sur la scène (en modifiant la pendance de la scène) pour avoir l’effet de plat en vision du plateau.

Dernière remarque, la mémoire pouvait être aussi pervertie par la distribution de Bayreuth, étincelante (Waltraud Meier, Siegfried Jerusalem, Daniel Barenboim). Que ces noms soient liés à une vision, à un contexte, à des souvenirs émus, c’est évident. Mais comme les chanteurs ne peuvent plus chanter ces rôles et que Daniel Barenboim est sur d’autres projets, forcément la question de savoir comment d’autres prendraient le relais se posait.

La direction de Hartmut Haenchen n’a franchement rien à envier à celle d’autres chefs, aussi (sinon plus) prestigieux. Au niveau du concept, de l’approche, de l’effet produit, nous sommes aussi sur des sommets. C’est alors une affaire de goût, une « Geschmacksache » qui n’a rien à voir ni avec la production ni avec le rendu réel de l’œuvre. Enfin, l’insertion de nouveau chanteurs dans la production, avec le niveau pointilleux de la reconstitution à laquelle a procédé l’Opéra de Lyon, n’a pas été à mon avis problématique, c’est je le répète, la position relative du spectateur à Lyon qui peut faire penser que la direction d’acteurs et que le jeu sont différents. Mais les chanteurs se sont bien insérés dans l’exigence de Heiner Müller, retranscrite par son collaborateur de toujours Stephan Suschke à qui avaient déjà été confiées les reprises de la production à Bayreuth après la disparition de Heiner Müller en 1995.

Les regrets éternels ne peuvent faire office de critique : je suis moi-même traversé par les images de Bayreuth, et j’ai par ailleurs d’autres souvenirs tenaces qui pervertissent quelquefois mon jugement (Nilsson dans Elektra par exemple). Fallait-il laisser inviolée une production qui avait autant frappé, musicalement et scéniquement, au nom de l’œuvre d’art éphémère qu’on emporte avec soi dans les labyrinthes de sa mémoire ? C’est une discussion possible, mais le spectacle que nous avons vu à Lyon est aussi fascinant tout en étant autre. Pour moi la réponse est donc claire.
Ce qui marque dans cette production, c’est justement son caractère lointain et éthéré, une manière de reproposer le mythe sans rien qui soit anecdotique ou trivial. À peine un meuble (le fauteuil éculé sur lequel git Tristan au troisième acte), et pour le reste des signes. L’espace est clos, mais en même temps translucide et vaporeux, léger, avec des éclairages (l’immense Manfred Voss, repris ici par Ulrich Niepel) qui jouent sur de faibles, très faibles contrastes, et qui caressent la scène plutôt que l’éclairer, et des matériaux qu’on suppose très peu « matérialisés » justement (tissu, tulle) qui rappelleraient l’architecture japonaise. On a souvent interrogé Heiner Müller sur son rapport au travail de Wieland Wagner, dont il disait n’avoir vu que des photos, mais  ce rapport est bien ce qui ressort dans l’imaginaire du spectateur qui n’a pas vu les mises en scène bayreuthiennes de Wieland.
On avait le souvenir d’êtres tout aussi lointains, désincarnés, comme dans un univers déjà au-delà, comme dans ce deuxième acte nocturne où la lumière d’un bleu profond épouse et caresse une armée de cuirasses, témoins muets, rappelant un monde de chevalerie que la légende même de Tristan met à mal, dont la variation des éclairages montre quelquefois, émergeant, trois ou quatre cuirasses qui figureraient ces témoins tapis. La cuirasse, un objet particulièrement identifiable, qui pourrait renvoyer à quelque concrétude, est ici elle aussi désincarnée, abstraite : les personnages circulent dans cet univers d’une manière géométrique et semblent émerger d’un champ (cela m’a fait penser en revoyant la scène, au magnifique champ de coquelicots du Prince Igor vu par Tcherniakov) comme si ces cuirasses n’étaient plus que des traces d’un monde jadis végétal, mais aujourd’hui métallisé d’où toute nature s’est envolée. La puissance de l’image est telle que le souvenir qu’on en a de Bayreuth et ce qu’on en voit sont ici presque congruentes.
On avait oublié un premier acte dont les espaces de jeu sont délimités par des rais de lumière et des taches de couleur, par des espaces géométriques seulement tracés par la lumière comme si les personnages étaient enfermés, certes, mais par des lois, des règles indistinctes et impossibles à figurer. Cette fixité, la manière aussi dont les personnages se meuvent, la lumière pâle d’un soleil qui n’ose être franc contribue à cette ambiance étrange, qui rappelle quelque chose du théâtre Nô (les costumes sont d’ailleurs du japonais Yohji Yamamoto). Les personnages sont-ils d’ailleurs des personnages, tant le jeu des ombres et des lumières nous empêche de les toucher, tant les mouvements sont contraints et limités, tant tout charnel est absent de cette vision, qui pourtant est bouleversante, parce que dans cette fixité, tout mouvement prend un relief immédiat. L’apparition de Tristan à l’acte II, dans l’ombre, côté jardin, semble être une apparition en transparence, par la subtilité des éclairages, et peu à peu la silhouette se précise et entre dans le champ.

Daniel Kirch et Alejandro Marco-Buhrmester Acte III ©Stofleth

Le lever de rideau à l’acte III est un moment magnifique « comme avant »: le rideau se lève très lentement, sur un univers uniformément gris, au sol jonché de gravats, au point que le fauteuil où gît Tristan semble être un rocher. Le costume de Tristan et de Kurwenal, les mêmes, mais l’un noir (Kurwenal) l’autre gris (Tristan) se fondent avec l’ensemble. On avait le souvenir de cette scène terrible, et elle surgit de nouveau, telle quelle, dans sa misère qui repend à la gorge. On a du mal à identifier les costumes à première vue, et de loin à Bayreuth ils n’apparaissaient pas avec cette précision, ce sont des redingotes déchirées (avec gilet et chemise) qui furent des « habits », et qui ne sont plus que haillons de ce qui fut : constat d’une déchéance qui ferait presque surgir les deux personnages d’un univers à la Beckett. Entre l’image noble des cuirasses de l’acte II, image d’ordre, image rangée, référencée, colorée et les gravats universels du III, il y a toute la béance du malheur.
Seule l’apparition d’Isolde va changer cet univers au final, d’abord revêtue d’un lourd manteau gris – encore – dont elle va recouvrir le cadavre de Tristan, puis d’une robe grise aussi, pendant la bataille finale où elle reste d’une fixité statufiée, comme déjà abstraite. Pour la Liebestod, le décor prend des couleurs dorées (magnifique impression du mur qui discrètement passe du gris à l’or), et Isolde se débarrasse de sa robe terrestre pour ne garder que sa robe dorée et céleste, éclairée, cérémonielle, qui brille au loin, couleur d’un soleil qui accueille les morts chez les égyptiens ou les incas, couleur d’une transfiguration finale dont on gardera longtemps l’image. Un deuil qui entre de plain-pied dans le mythe.
C’est bien ces univers à la fois différents et unifiés par la forme et les matières utilisées, et surtout par des éclairages qui déterminent complètement une ambiance, par leur imprécision (comme la différence entre peinture au dessin et peinture à la couleur) qui donnent unité à l’ensemble. Alors, on rentre peu à peu dans cet univers, très inhabituel, et qui propose un spectacle autre par la nature différente des deux salles, et semblable parce qu’il prend le spectateur à la gorge, comme il le prenait à Bayreuth.
L’autre gageure était d’oser une autre distribution, tant celle de Bayreuth avait marqué, avait incarné cette production. Il fallait oser une autre Isolde que celle mythique de Waltraud Meier, un autre Tristan et oser un autre chef. À la luxuriance, la tension dramatique, la couleur de Daniel Barenboim, succède le hiératisme de Hartmut Haenchen. Hiératisme parce que Haenchen comme pour son Elektra travaille la partition, sans y ajouter des intentions, mais laissant la musique dire ce qu’elle a à dire, en n’accélérant jamais le tempo, en veillant à une très grande clarté de la lecture, où l’on constate une fois de plus le travail approfondi mené avec l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, qui sonne comme rarement on l’a entendu. Cette fois-ci dans la fosse, car contrairement à ce qu’on pense, point n’est besoin d’un orchestre géant pour Tristan, l’acoustique relativement sèche de la salle correspond trait pour trait à la direction musicale. Une direction qui ne laisse pas échapper une note ni un instrument, qui soigne le fil continu, sans exagérer jamais les aspects dramatiques, mais sans jamais rendre l’œuvre plate ou uniforme (si l’on peut rendre plat un Tristan). Par rapport à Parsifal, Haenchen a peu dirigé Tristan et d’une certaine manière son approche est encore neuve, elle est au moins autre, et sans doute pour mon goût plus convaincante que son Parsifal (aussi bien à Paris qu’à Bayreuth d’ailleurs), dès le premier accord, celui si fameux, les choses sont en place et on comprend que ce sera une grande chose. Peut-être le moment le plus réussi, celui qui est le plus lacérant aussi est le prélude du troisième acte, tout à fait extraordinaire. Une chose est sûre en tous cas, Hartmut Haenchen a réussi à mener l’orchestre de l’Opéra de Lyon à des sommets, aux cordes extraordinaires, avec un son très maîtrisé, sans scories aucunes, et une remarquable précision. Un orchestre cristallin, limpide, d’une clarté qui fait contraste avec l’univers indécis de la scène, cet univers où les personnages évoluent sans se regarder, marchent comme des automates (Tristan au premier acte), dans un espace vide où les formes font lumière, et d’où résonne d’un son franc, net, et d’où émergent les merveilles de la partition. C’est ce système de correspondance baudelairienne, où les couleurs et les sons se répondent chacun dans leur ordre, qui fascine, comme si l’un alimentait l’autre en une ténébreuse et profonde unité.
Très différent de l’approche de Kirill Petrenko dans cette même salle, avec un orchestre qui a magnifiquement progressé grâce au travail de Kazushi Ono, Hartmut Haenchen propose donc un Tristan complètement convaincant parce qu’une fois de plus jamais narcissique, jamais sirupeux, préférant le Bauhaus à l’univers du Palais Garnier et n’invitant jamais l’auditeur à se rouler dans les volutes sonores et moirés d’un Wagner bourgeois à la Thielemann. Et il en sort un Tristan d’une grandeur simple, d’une infinie tristesse et d’une infinie lumière.

 

On attendait aussi la distribution, qui proposait l’Isolde et le Roi Marke de 2011, Ann Petersen et Christof Fischesser, et une prise de rôle dans Tristan, celle de Daniel Kirch, ainsi que dans Brangäne chantée par Eve-Maud Hubeaux, jeune et valeureuse chanteuse française dont on entendra parler. Une distribution qui a montré qu’il est inutile d’afficher les gloires du moment pour faire un bon Tristan.
Annoncée souffrante, Ann Petersen a donné un exemple à suivre de chant maîtrisé, jamais pris en défaut même si çà et là on sentait que la voix n’était pas au mieux de sa forme, mais sans jamais rater un aigu ou faire défaut de projection ou de couleur. Les difficultés d’ailleurs ne se notaient pas aux aigus, clairs, bien projetés, maîtrisés, mais plutôt à la ductilité dans les parties centrales. Peu importe au fond, tant elle a su donner au personnage son poids, avec l’avantage, pour ceux qui avaient déjà vu le spectacle à Bayreuth, ou même en vidéo, d’avoir physiquement certaines ressemblances avec Waltraud Meier… On est surtout admiratif du travail sur le texte effectué avec le chef, qui donne à son interprétation une grande profondeur et une très grande expressivité. Dans une mise en scène où le corps s’exprime a minima, tout le poids doit être donné par le dire : et chaque nuance, chaque intention est donnée, chaque mot est sculpté, dans un chant jamais hurlé, jamais excessif. Nul doute qu’Ann Petersen, qui propose une interprétation plus élaborée et encore plus approfondie qu’il y a six ans avec Kirill Petrenko, peut être considérée parmi les Isolde qui comptent, plus dignes d’intérêt que celles de certaines stars plus en vue parce que plus appuyées sur la couleur et le texte que sur la puissance vocale.
La distribution telle qu’elle a été constituée est contrastée, et peut-être moins homogène que ce à quoi l’Opéra de Lyon nous a accoutumés. Le choix de Daniel Kirch comme Tristan (une prise de rôle) pouvait se justifier car c’est un chanteur qui fait une honorable carrière en Allemagne ; je l’avais vu dans Die Meistersinger von Nürnberg à Karlsruhe et sa prestation était convaincante. Mais Walther n’est pas Tristan.
D’abord, se préparant sans doute au redoutable troisième acte, il semble être un peu inhibé dans les deux premiers, avec une voix moins projetée, qui provoque un décalage avec la voix d’Ann Petersen notamment pendant le duo du deuxième acte, et surtout sans vraiment colorer, sans vraiment interpréter ni travailler sur le texte, souvent monocorde et inexpressif. Certes il chante, sans scories, mais sans personnalité, d’une manière très grisâtre et sans grande imagination, malgré un joli timbre et un grain vocal intéressant.
Au troisième acte, la voix est indiscutablement mieux projetée, mais le long texte reste dit de manière plutôt plate, sans vrais accents, et presque un peu ennuyeuse. Je le souligne à nouveau : il ne fait pas de faute de chant particulière, mais il propose un chant sans particularité ni caractère, et c’est évidemment problématique dans une mise en scène où le dire est si important.
De plus Daniel Kirch manque un peu de cette tenue scénique, qui exige une raideur qui marque l’Isolde d’Ann Petersen, et qui marquait aussi jadis l’attitude de Siegfried Jerusalem, presque statufié. Ainsi donc, même scéniquement, notamment au premier acte, il semble mal s’insérer dans l’ambiance voulue par la mise en scène, mal se conformer à cette rigidité qui doit être le caractère de ce début.
Magnifique surprise en revanche la Brangäne d’Eve-Maud Hubeaux, jeune mezzo française née à Genève, à la voix vibrante, magnifiquement projetée, au timbre plutôt clair (qui lui permettra de chanter Eboli la saison prochaine sur la scène de Lyon) qui paraît au premier acte un peu hésitante, mais qui prend de l’assurance dans un magnifique deuxième acte. Le texte est dit avec grande précision, le volume est réel, mais jamais exagéré. Tout cela est bien contrôlé. Une chanteuse qu’on va suivre avec beaucoup d’intérêt.
Le Marke de Christof Fischesser est remarquable, qui travaille le texte avec une grande finesse et une grande intelligence, dont la voix jeune donne au personnage une couleur inattendue sur toute la tessiture. La prestation est aussi bien du point de vue de l’interprétation et de l’expression que du point de vue strictement musical un modèle de contrôle et de raffinement. Il me semble aujourd’hui encore supérieur qu’à Lyon lors de la dernière production de Tristan en 2011, où il était déjà un Marke notable. Il a moins chanté Marke que d’autres rôles (on l’a vu notamment en Pogner à Munich dans les derniers Meistersinger), mais nul doute qu’il va vite devenir un Marke de référence.
Alejandro Marco-Buhrmester, le Günther de Castorf, annoncé aussi souffrant, était Kurwenal. Certes, la voix n’avait peut-être pas face à l’orchestre la projection habituelle et l’artiste s’est un peu ménagé. Il reste que là où peut-être la force manquait – et encore-, l’intelligence du chant a suppléé car ce Kurwenal était très attentif à chaque mot : il faut saluer l’expressivité, notamment pendant le magnifique troisième acte où il est presque un double de Tristan, dans le même costume en haillons, partageant avec lui la misère et l’attente. La question du double qui se pose au troisième acte était d’ailleurs aussi centrale au premier acte, où à Brangäne/Isolde au premier plan, répondait dans l’ombre au fond de la scène Kurwenal/Tristan, aux attitudes similaires, accroupis au fond dos à dos tels un groupe sculpté d’une statuaire antiquisante. Alejandro Marco-Buhrmester est un artiste remarquable, doué d’une voix au timbre chaud, d’une émission impeccable et faisant toujours preuve d’un souci notable de la couleur. Malgré le refroidissement, la prestation fut à la hauteur de l’enjeu.
Thomas Piffka était Melot ; très souvent dans les distributions, le rôle est un peu sacrifié : c’est le méchant, le traître et il intervient au total de manière très limitée. Mais on sait que quelquefois ce type de rôle peut déparer une distribution par ailleurs construite et soignée. C’est ici ce qui se passe, où ce Melot à la voix grinçante, à la limite de la justesse, aux attaques hasardeuses et à l’expressivité inexistante gâche un peu l’ensemble par des interventions décalées (deuxième acte !). Autant la veille dans Aegisth cela pouvait passer, car Aegisth est un rôle de caractère auquel on peut donner une couleur vraiment caricaturale, autant dans Melot cela ne passe pas et on a vu la différence quand un Melot est vraiment bon (au TCE et à Rome par exemple, la saison dernière avec le Melot de Andrew Rees). En revanche, rien à redire des « petits » rôles, Patrick Grahl (ein Hirt, ein junger Seeman) et Paolo Stupenengo (qui appartient au chœur) dans le Steuermann.

Il reste qu’en dépit de quelques problèmes de distribution, tant le rendu de l’orchestre que la force de la production font de ce Tristan un très grand moment d’opéra avant que de nostalgie, et que l’opération, difficile est une réussite à porter au crédit de la magnifique idée de ce Festival.[wpsr_facebook]

Liebestod ©Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2016-2017: FESTIVAL “MÉMOIRES” – ELEKTRA, de Richard STRAUSS le 17 MARS 2017 (Dir.mus: Hartmut HAENCHEN; Ms en scène: Ruth BERGHAUS)

©Stofleth

Voir aussi la critique de David Verdier dans Wanderer

Après un magnifique Couronnement de Poppée de Klaus Michael Grüber, voilà la stupéfiante Elektra de Ruth Berghaus, je mets en avant les metteurs en scène et non les compositeurs, parce que la force de l’idée de ce festival « Mémoires », c’est la célébration de la mise en scène comme révélation d’une œuvre.   En sortant de l’Elektra triomphale de Lyon, qui faisait renaître un spectacle né en 1984 à Dresde, aux temps de la DDR – é!ément déterminant – et disparu en 2009 en pleine santé, même si la production jouée près de 80 fois avait fait son temps à la Semperoper, se confirme l’idée qu’il y a des mises en scène qui sont des œuvres dont la puissance jamais ne s’éteint. Nous avons la chance avec Elektra d’être devant un opéra rarement médiocre musicalement, un peu plus souvent scéniquement.

Ce que nous montre Berghaus, c’est le Regietheater, dans sa grandeur brechtienne, avec son effet immédiat sur le public, y compris physique, et ce que nous montre le spectacle dans son ensemble, confié musicalement à Hartmut Haenchen qui créa la production à Dresde, c’est que le travail conjoint metteur en scène-chef d’orchestre, lorsqu’il est profondément lié à une construction conceptuelle partagée, aboutit au chef d’œuvre. On m’accusera sans doute de superlatifs inutiles et répétitifs, mais le spectacle que nous avons vu à Lyon dépasse tout ce que nous avons vu récemment en matière d’Elektra, et que le travail musico-scénique effectué place cette production (de 1984) au-delà de ce qui s’est fait depuis, y compris ce qui s’est fait de meilleur.

La direction de Hartmut Haenchen se place dans la lignée des Böhm, des Barenboim, des Abbado, nous sommes à un très haut niveau, fait de rigueur et de simplicité : on joue les notes, des notes qui se suffisent à elles-mêmes et qui ne sont pas surjouées : apparaît alors l’extraordinaire construction de la composition straussienne, sa subtilité, ses moments retenus, son lyrisme, son extrême raffinement : et l’orchestre de l’Opéra de Lyon a été mené au sommet par ce chef à la rigueur bien connue et à la disponibilité infinie envers les musiciens. Et on voyait le chef, au geste épuré, mobile mais pas trop, et en tous cas jamais spectaculaire, qui était l’autre personnage de l’œuvre, parce que la mise en scène de Berghaus fait de l’orchestre un personnage, un ensemble d’acteurs dans un dispositif de théâtre sur le théâtre, dans un dialogue visible avec les chanteurs, dont les modulations épousent celles de l’orchestre, qui jamais ne les couvre, dans un dispositif où, sur scène, chacun doit veiller à contrôler le volume. Les chanteurs la plupart du temps perchés sur le décor-plongeoir de Hans Dieter Schaal devaient à la fois jeter un œil sur le chef, plus bas, chanter vers la salle, et jouer dans un espace de quelques mètres carrés.

On aurait pu croire que le volume de l’orchestre aurait couvert et tout emporté comme un tsunami sonore : il n’en est rien et ce n’est pas là la moindre surprise que de voir l’énorme phalange réussir à maîtriser les volumes : on sait que c’est l’impossibilité de mettre tout l’orchestre en fosse à Dresde qui est à l’origine du dispositif scénique, et que sa reprise à Lyon a été suggérée par Hartmut Haenchen parce que la fosse de Lyon ne peut accueillir non plus Elektra en fosse. Le chef réussit à jouer sur les contrastes sonores, et sur le contrôle du son jusqu’au presque rien et à l’ineffable en ne faisant que ce qui est écrit, sans jamais chercher l’effet. L’orchestre de l’Opéra de Lyon dans cette production n’a rien à envier à d’autres phalanges plus prestigieuses, ou médiatiquement plus favorisées. C’est un travail de joaillerie époustouflante qu’a effectué Hartmut Haenchen, et en même temps un travail d’une rare « objectivité », quelque chose de la Neue Sachlichkeit de la fin des années vingt (encore les années Brecht), une entreprise qui projette l’œuvre de Strauss dans son futur et puisque Haenchen lui-même déclare qu’Elektra est l’irruption e Strauss dans la musique contemporaine : nous sommes aux antipodes d’une direction narcissique, qui ferait du son pour le son, qui nous montrerait le chef au miroir de son ego. Il y a là les notes, dans leur sécheresse et jamais sèches, prodigieusement tendues, et il y a là volonté de ne rien « surfaire », et tout aboutit à une multiplication de la tension, un peu comme le chef Hermann Scherchen mettait les salles à genoux par un Boléro de Ravel métronomique et sans autre effet que l’exécution des notes dans leur agencement sans jamais accélérer les tempi ou le volume. Haenchen impose une Elektra autosuffisante, dans un dispositif scénique où les musiciens deviennent des profils d’une œuvre et non des outils pour l’œuvre.

© Stofleth

Le dispositif scénique donne la première place à l’orchestre, masse imposante à vue qui s’interpose entre le spectateur et les chanteurs qui émergent de la mer des instruments: les rares fois où les chanteurs chantent au bas du décor ils sont derrière l’orchestre et deviennent des ombres dont le chant est étouffé par la masse, voire disparaissent dans l’anonymat de l’orchestre, et là aussi, le jeu scène-orchestre est impressionnant. C’est bien cette articulation entre le dispositif scénique et ses exigences en arrière-plan, devant un cyclorama, avec l’orchestre au premier plan, qui produit un effet inattendu, et sans doute voulu celui d’un orchestre accompagnant un film muet.. Le cyclo derrière le décor, le jeu des ombres, les mouvements et les gestes même des chanteurs (Clytemnestre !) rappellent en effet les films expressionnistes muets (un comble dans une œuvre à l’énorme volume sonore): le monde même qui a vu naître la vocation de Bertolt Brecht.
Car le travail de Ruth Berghaus, reconstitué par Katharina Lang (Staatsoper Berlin), est un travail multipolaire, qui s’intéresse à l’histoire d’Elektra, qui s’interroge sur le sens du mythe, en 1984 en République Démocratique Allemande, dans une Allemagne encore séparée en deux, où les créateurs de l’Est commencent à travailler (ou émigrer) à l’Ouest.
Berghaus a fait quatre Elektra : à la Staatsoper de Berlin (appelée alors Deutsche Staatsoper) en 1971, puis à Mannheim en 1980. A Dresde en 1984, le théâtre de l’Est au plus grand prestige qui avait vu naître l’Elektra de Strauss accueille celle est alors l’une des stars de la mise en scène, déjà accueillie à l’ouest et toujours contestée, qui a dirigé le Berliner Ensemble à la mort d’Hélène Weigel en 1971, et qui depuis 1980 travaille aussi à l’ouest, puisqu’elle n’a plus de charges officielles en DDR. C’est Ruth Berghaus qui commence à mettre en scène les textes de cet autre auteur de la DDR qu’est Heiner Müller. En 1984, elle s’intéresse désormais uniquement à l’opéra, elle qui fut d’abord chorégraphe, puis metteur en scène de théâtre. Elle fera une dernière Elektra à Zürich en 1991.

Mais la production de Dresde reste sans doute la plus marquante, à cause de la solution scénique globale qu’elle adopte avec Hans Dieter Schaal, le décorateur qui va travailler avec elle sur une dizaine de productions, une solution originale et impressionnante, percher les chanteurs sur un plongeoir en béton, mettre l’orchestre en dessous comme une « mer musicale », un plongeoir qui est en même temps une sorte de tour de guet où veille jalousement une Elektra chienne de garde dont c’est le domaine.
Quand le rideau se lèvre, très lentement, et fait découvrir les pieds, puis les jambes des musiciens assis, puis l’orchestre dans son ensemble puis le plongeoir sur toute la hauteur de scène (de fait les surtitres sont latéraux), l’image est déjà impressionnante en soi, puis saisissante lorsqu’on voit les servantes chassant les mouches d’un lieu encore malgré le temps passé baigné des remugles sanglants du meurtre d’Agamemnon : ce plongeoir, c’est le lieu de l’assassinat. On sait en effet qu’Agamemnon est tué dans son bain. Et du bain au plongeoir, il n’y a qu’une logique brechtienne à interpeller. La construction de béton est abandonnée, avec son armée de servantes qui chassent les mouches d’un espace, devenu tombeau abandonné, le Tatort, lieu du crime auquel Elektra s’accroche et qu’elle protège, installée et attachée par des cordes, comme un chien, et réfugiée dans le coin droit, seul endroit sans rambarde, où le béton est brisé dont on imagine bien que c’est là que le crime a eu lieu. Cet appendice de béton donnant sur le vide, c’est son espace, elle y monte et elle s’y couche, comme le chien sur la tombe de son maître, c’est ainsi couchée, regardant sa mère Clytemnestre perchée en haut du décor que débutera leur dialogue.

©Stofleth

Lorsque les servantes dans la première scène l’évoquent sans aménité, elle erre entre elles, presque l’une d’elles, en robe grise, pendant que le spectateur observe en haut à gauche une silhouette qu’on pourrait croire prête à intervenir, qui est une représentation d’Elektra, une statue acrotère d’un temple, accrochée en position d’amazone, comme si elle était en fuite. Cette image fixe accentue le sens désespéré de l’histoire : elle évolue au premier niveau, sur une plateforme de quelques mètres carrés qu’elle ne peut parcourir puisqu’elle est attachée ;mais au deuxième niveau, il y a une sorte de vigie centrale et cette image d’Elektra fuyant, fixe un mouvement immobile, celui d’Elektra, l’héroïne impuissante qui fait tout faire par les autres (Oreste, Chrysothémis).
Peu d’outils, aucun élément anecdotique, mais seulement du symbolique : Clytemnestre aux cheveux roux, vaguement sorcière avec son long sceptre-bâton qu’elle va ficher dans la niche centrale du décor, en réalité le sceptre d’Agamemnon, rappelant ainsi le rêve que Chrysothémis raconte à sa sœur  dans la tragédie de Sophocle : On dit que Clytemnestre aurait vu notre père à nous deux reparaître devant elle et qu’il aurait planté dans notre foyer le sceptre qu’il portait jadis, avant qu’Égisthe le lui eût pris. De ce sceptre alors aurait jailli une jeune pousse capable de couvrir à elle seule de son ombre toute la terre de Mycènes. Tel est le récit que je tiens d’un homme qui se trouvait là lorsqu’elle exposait son rêve au Soleil. (Le récit existe aussi chez Euripide).

Ce geste spectaculaire de Clytemnestre, qui plante le sceptre dans la niche, intervient juste avant qu’elle ne descende de sa vigie pour entamer son monologue Ich habe keine gute Nächte. Ce geste va faire de ce long sceptre le regard d’Agamemnon sur toute l’œuvre, qui s’éclairera une fois le double meurtre accompli. Autre détail : la hache qu’Elektra cherche est figurée par une pièce de bois rectangulaire, rouge comme le sang, comme le couvercle ensanglanté d’une cache.
Quand Oreste arrive il est vêtu dans le même gris que sa sœur, dans la fraternité terrible unie dans la vengeance et dans le sang..
Nous sommes dans un univers symbolique, distancié, un univers vaguement effrayant avec ses ombres portées, avec ses éclairages (magnifiques) de Ulrich Niepel, très mobiles qui changent de couleur, qui sont tour à tour crus ou chauds, et qui rendent le spectacle fascinant, comme la coloration écarlate du cyclo à la fin, quand le sang de nouveau a coulé dans le palais d’Agamemnon et que tout est accompli.
Mais nous sommes aussi dans un univers où tout obéit au livret de Hofmannsthal, sans aucune initiative qui en transformerait le sens. La scène initiale des servantes, dont la conversation porte sur Elektra, clairement comparée soit à un chat sauvage au début puis à la fin comme une chienne, se termine par une sorte de rituel où deux servantes lui enfilent un manteau-camisole, qui dissimule son corps et ses mains, c’est ce manteau qui est attaché, comme si enfiler le manteau lui donnait après la scène des servantes, le rôle théâtral qu’elle doit jouer et qu’on veut qu’elle joue, comme si Elektra jouait un rituel au quotidien, entrait en scène au quotidien pour jouer son rôle de chienne attachée à sa niche-tombeau, comme si seule l’animalité pouvait la qualifier. D’ailleurs, dès qu’Oreste a accompli ce qu’il doit, elle se libère et abandonne son manteau. Cette ritualisation renvoie Elektra et l’ensemble des Atrides à une composition huilée où les costumes (de Marie-Luise Strandt) fixent les fonctions : Elektra et Oreste en gris, de ce gris même du cyclo, Chrysothémis en jaune (chryso…en or), et Clytemnestre en rouge, mais d’un rouge jamais éclatant, couleur de sang séché, avec cette longue étole dont Elektra va s’envelopper, comme si elle s’enveloppait dule sang paternel . On reconnaît bien là l’approche déictique et didactique chère à Brecht.

©Stofleth

Autre élément de fidélité à Hofmannsthal, le rire de Clytemnestre à la fin de l’entrevue avec Elektra est l’un des plus longs et des plus spectaculaires qu’on ait entendus (Et Lioba Braun s’en donne à cœur joie), mais nous sommes aussi dans un univers où Elektra se donne toujours à voir, perchée au-dessus du volcan ou de l’océan sonore comme rappel de l’inexorable. Dernier élément hautement symbolique, qui apparaît à la scène finale, pendant qu’Elektra meurt enveloppée du manteau d’Egisthe, Oreste et Chrysothémis guettent quelque chose au loin, comme si le drame qui venait d’exploser en son moment paroxystique annonçait une suite, comme si alors ce plongeoir qui était mémoire et exclusivement mémoire devenait cette tour de guet où l’on guette un futur qui ne vient pas (à la manière du Rivage des Syrtes, de Julien Gracq), subtil moyen pour Berghaus de souligner la période, l’avenir incertain des républiques du bloc oriental, et l’attente anxieuse de la suite (nous sommes cinq ans avant la chute du mur). Oreste ne cessera de guetter de haut en bas du décor, avant de disparaître, guetteur vain d’un monde incertain.
Comme on le voit, comme sur ce plongeoir il y a plusieurs étages et plusieurs niveaux, il y a plusieurs éléments qui s’imbriquent. De la libération mortifère d’Elektra à une libération aux contours incertains, qu’on attend et qu’on ne voit pas venir.
J’ai d’abord voulu évoquer la performance époustouflante de l’orchestre, puis la mise en scène, parce que l’orchestre en scène devient le foyer sur lequel se concentrent les regards et le fonctionnement du spectacle : ce spectacle prodigieux exige une direction aussi austère que le dispositif scénique, sans volutes, une direction qui sans jamais être plate ou sans âme, vibre de la seule force d’une musique déchainée qui quasiment fait naître ou surgir le drame sans jamais seulement l’accompagner. Tel est le travail de Haenchen.

Scène finale©Stofleth

A ce couple chef-mise en scène répond l’engagement d’une distribution vraiment exceptionnelle par son intelligence : dans une œuvre où on a souvent l’impression qu’il suffit de voix énormes pour que tout passe, c’est l’inverse qui se produit, tout passe parce que les voix d’abord chantent et souvent subtilement.
C’est bien là la surprise de la soirée. On s’attendait à un ouragan sonore, et on a le son, sans l’ouragan. Une prosopopée du son qui se dresse devant nous et qui nous fascine, nous implique totalement, tant le texte, tant les subtilités de la partition nous atteignent en direct, droit au but. Ce travail sur le texte, c’est évidemment la direction musicale qui le détermine, parce qu’elle veille avec rigueur et précision pointilliste à ce que les chanteurs ne soient jamais couverts, malgré l’écran orchestral au premier plan. Bien sûr, la position élevée des chanteurs le permet, mais l’impression qui ressort est bien un travail de projection particulièrement élaboré.
Déjà, les servantes, qui bougent de haut en bas, s’entendent chacune avec un timbre et un volume particulier, et la cinquième servante, la plus jeune et la seule qui défende l’héroïne, avec un regard qui rappelle celui de Kundry vers Parsifal « Ich will die Füße ihr salben und mit meinem Haar sie trocknen », est d’ailleurs très crânement chanté par Marianne Croux. Voix claire, haute, magnifiquement projetée du haut même où Elektra veille habituellement.
Les rôles de complément, le précepteur d’Oreste (Bernd Hofmann), jeune et vieux serviteur (respectivement Patrick Grahl et Paul Henry Vila) s’insèrent de manière fluide dans le flot sonore et toutes les servantes, dans ce chœur très diversifié soit dans l’expression soit dans le volume n’appellent aucune remarque. Thomas Piffka dans Egisthe a la voix un peu abîmée qui convient, mais on y aimerait pour ces courtes interventions plus de caractère et plus de manière, on aimerait un chant grinçant, on a un chant sans âme. L’Oreste de Thomas Fischesser est remarquable : son timbre clair et chaud, à la couleur juvénile, la projection impeccable, la diction et l’articulation exemplaires font de son intervention et notamment son duo avec Elektra un moment clé, tant les deux voix se répondent, entre l’urgence (Elektra) de l’une et l’étrange sérénité de l’autre. On se souviendra aussi longtemps de la manière lente dont il s’éloigne, traversant comme suspendu et étranger les transes des deux sœurs et l’agitation des servantes et de l’orchestre déchainé, et disparaissant lentement tantôt dans la lumière et tantôt dans l’ombre, en guettant on ne sait quoi dans une fixité hallucinée.

©Stofleth

La Clytemnestre de Lioba Braun secoue aussi le spectateur, d’abord par ses cris bestiaux au moment où Oreste la frappe, mais aussi par son rire convulsif à la fin de la scène avec Elektra : elle a su rendre parfaitement l’errance du personnage entre humanité et bestialité, entre tension angoissée et recherche désespérée d’apaisement. Lioba Braun est une vieille connaissance de la scène allemande, une de ses artistes qui n’a jamais été de premier plan, même si elle a chanté un peu partout les grands rôles du répertoire, dont Brangäne dans production Heiner Müller/Barenboim à Bayreuth, mais toujours solide, toujours sans reproche, incarnant toujours de manière intéressante les personnages (je me souviens d’une Kundry frappante). Elle a d’ailleurs dans Clytemnestre la sauvagerie et la douleur d’une Kundry vieillissante : elle sculpte chaque mot, distille chaque expression, et utilise une voix « qui fut » mais qui n’est plus tout à fait, de la manière merveilleuse et prodigieuse des grandes dames du chant dont la technique et l’intelligence supplée aux inévitables problèmes d’usure. Son spectre vocal, qui va du contralto au soprano (Kundry, Brangäne, Eboli, Marschallin et même Isolde), lui permet des ruptures de ton, des changements de registres brutaux, une expressivité audacieuse qu’on n’entend pas toujours dans ce rôle. Elle la joue expressionniste : une artiste à la Edvard Munch. Impressionnante.
Katrin Kapplusch, en troupe à Essen, chante les sopranos dramatiques, de Lady Macbeth à Turandot, de Tosca à Rusalka. Elle campe une intense Chrysothemis, particulièrement à l’aigu qu’elle soutient avec force et grande justesse de ton.
Il lui manque peut-être un peu d’homogénéité dans la voix, notamment les centres et les passages, pas toujours bien négociés, mais l’engagement et la présence sont tels, les aigus (dans la scène finale) sont tellement bien projetés et épanouis qu’on oublie les quelques menus problèmes techniques de ligne de chant. C’est l’intensité qu’on retient, et la présence et aussi l’émotion.

©Stofleth

J’ai suffisamment dans ce blog émis des réserves sur Elena Pankratova, à qui je reprochais un chant puissant, au volume immense, mais sans subtilité ni autre intérêt que le volume, pour saluer aujourd’hui sans réserve une performance exceptionnelle. D’abord, elle a le physique exact de Birgit Nilsson ce qui dans le rôle campe un profil ! Elle n’en a pas la voix, mais elle en a la présence.
Ce qui surprend, c’est que là où l’on s’attendait à du volume, on a une incroyable variété de tons, d’approches, d’expressions. Le travail avec le chef sur le texte, la manière dont l’orchestre soutient, fait que jamais on a entendu Pankratova aussi fragile d’une certaine manière, aussi contrastée, aussi colorée. Son Elektra a une sorte de grandeur tragique dans sa fixation obsessionnelle, dans son rôle de chienne enchaînée, et en même temps dans son extrême fragilité, qu’elle sait rendre dans sa voix que j’ai rarement entendue aussi diversifiée dans l’expression. Si les aigus sont bien là, mais pas aussi puissants qu’on pourrait penser, il y a surtout tout le reste et c’est le reste qui est passionnant. Elle est tour à tour butée, émouvante, terrible, bourreau et victime. On a entendu de très grandes Elektra à commencer par Herlitzius, ou Polaski, ou Behrens et bien sûr Nilsson ; Elena Pankratova se place dans cette lignée : c’est une très grande performance qu’elle a offerte au public lyonnais.

Au sortir de ce spectacle, on ne peut que souligner l’extraordinaire travail d’une Berghaus visionnaire, qui projette à la face du spectateur une complexité qui n’a d’écho que dans la complexité sonore illustrée par la direction musicale, dans un système allégorique qui révèle en même temps la puissance du mythe, qui ne cesse de renaître, quels que soient les temps. Ces gens qui guettent angoissés le futur forcément noir d’un monde tragique, c’étaient les habitants de la DDR en 1984, et aujourd’hui, c’est évidemment nous, au bord du plongeoir d’où nous risquons de chuter. [wpsr_facebook]

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 4 JUIN 2016 (Dir.mus: Kirill PETRENKO;Ms en scène: David BÖSCH)

Acte III Festwiese Hans Sachs (Wolfgang Koch) ©Wilfried Hösl
Acte III Festwiese Hans Sachs (Wolfgang Koch) ©Wilfried Hösl

Die Meistersinger von Nürnberg avec Kirill Petrenko, c’est une de ces rencontres qu’on attend avec impatience, tant l’œuvre est un opéra de chef, et tant les expériences wagnériennes de Kirill Petrenko, et notamment Das Rheingold, l’œuvre qui du point de vue de l’exploitation du théâtre et du dialogue de théâtre s’en rapproche le plus, nous ont préparés à un type d’approche qui convient merveilleusement à ce chef. On connaît depuis octobre (la magnifique production de Berlin) le prodigieux Sachs de Wolfgang Koch, et on en attend ici la confirmation. On ne connaît pas en revanche le Walther de Jonas Kaufmann, qui devrait donner une idée de ce que peut-être le « bel canto » germanique .
Source d’interrogation aussi, la production de David Bösch, un artiste qu’on voit désormais affiché sur toutes les scènes allemandes; lorsqu’il fit son Simon Boccanegra à Lyon, il était inconnu. C’est, deux ans après, une star de la mise en scène. Les choses vont vite.
Pour ceux qui ne connaissent pas bien l’œuvre, je conseille vivement aux lecteurs hispanophones, et même aux autres car l’intercompréhension des langues romanes est une réalité, la lecture de l’article propédeutique d’Alejandro Martinez sur Les Maîtres Chanteurs, Wagner et la Tradition .
J’ai si souvent écrit ces dernières années sur Die Meistersinger von Nürnberg que je ne veux pas (trop) me répéter. Je renvoie donc le lecteur à mes articles sur la production de Karlsruhe de Tobias Kratzer et celle de Berlin d’Andrea Moses d’octobre dernier  toutes deux référentielles, pour des raisons différentes. Celle de Berlin passionnante au niveau scénique était emportée par une distribution et une direction musicale exceptionnelles. Les deux productions posent les grandes questions qui sous-tendent l’œuvre de Wagner, qui reste pour moi la plus complexe et la plus riche de toute sa production, celle de Karlsruhe pose la question artistique et celle de la réception scénique, et celle de Berlin pose la question de l’Allemagne, l’Allemagne d’aujourd’hui, face à une œuvre qui a été malgré elle emblématique du nazisme.
La production de David Bösch montre qu’il connaît parfaitement les dernières productions de l’œuvre, notamment depuis Katharina Wagner à Bayreuth qu’il cite (utilisation du pot de peinture et du pinceau, et Festwiese devenue une sorte de concours Eurovision, ici Pognervision), mais aussi la valorisation des « Maîtres chanteurs » des générations précédentes (belle trouvaille de la production berlinoise, citée ici par la mise en valeur du Kothner de Eike Wilm Schulte, 76 ans et grande référence des années 80 et 90), ou le traitement du personnage de Sachs, qui n’est pas très éloigné du traitement qu’en donne Andrea Moses à Berlin. On peut aussi se demander si l’idée du départ final des amoureux n’est pas venue d’une connaissance directe ou indirecte de la production de Pierre Strosser à Genève (2006) où Eva (Anja Harteros) et Stolzing (Klaus Florian Vogt) partaient, valise à la main, après avoir refusé la dignité de Maître Chanteur.
Tout cela pour dire que les regards sur Die Meistersinger von Nürnberg, depuis une dizaine d’années, ont profondément évolué, et on peut dire que l’approche très sarcastique et prodigieusement intelligente de Katharina Wagner à Bayreuth a libéré le regard.

Backmesser (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl
Backmesser (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl

J’ai lu un peu de bêtises sur l’approche de David Bösch, qui est tout sauf légère et humoristique, malgré la présence de gags (l’expression d’ailleurs ne me plaît pas parce qu’elle ne correspond pas à la situation) : le personnage de Beckmesser ici n’est pas du tout ridicule ; pour s’en persuader il suffirait de rappeler la pantomime du 3ème acte où, entrant dans la maison de Sachs assis dans son fauteuil roulant (après le charivari du 2ème acte), il est surpris par Eva et lui offre timidement un bouquet, qu’elle finit après une hésitation par refuser. Tant de choses ici traversent l’esprit, l’hésitation d’Eva, visiblement touchée, le regard désespéré de Beckmesser, sa volonté destructrice – il veut brûler le camion de Sachs en maniant un bidon d’essence, puis ses papiers, et aussitôt après il s’apprête à se servir du Lied comme mèche pour se supprimer, début d’une attitude qui culminera à la scène finale par son suicide après avoir tenté d’abattre Sachs- c’est juste avant d’allumer la mèche-Lied qu’il lit le papier et comprend qu’il faut le garder-; c’est assez mal parti pour en faire un clown, mais j’attends qu’on me le prouve. Même son chant du 2ème acte, perché sur un élévateur en posture instable, est motivé : bien sûr, au premier degré cela fait rire, mais ensuite, l’instabilité est emblématique de la situation du personnage et surtout la position hasardeuse sur une plateforme instable provoque naturellement une instabilité vocale que Sachs s’empresse de traduire en fautes à coups de marteau.

Backmesser 5Markus Eiche) & Hans Sachs (Wolfgang Koch) sc.finale ©Wilfried Hösl
Backmesser (Markus Eiche) & Hans Sachs (Wolfgang Koch) sc.finale ©Wilfried Hösl

Ce Beckmesser-là, tragi-comique, est assez proche de celui de Katharina Wagner, isolé, incompris, en marge. Et Markus Eiche par son chant noble et sérieux, à l’opposé des simagrées d’un Bo Skovhus à Paris, est cohérent avec la vision scénique : il n’est jamais ridicule, mais bien plutôt pathétique. Son apparition finale avec son costume à paillettes et son Marcel à résilles, accentue le décalage et l’éloignement d’avec les autres, lui aussi y joue son destin d’individu, lui aussi se sait comme Walther, en marge de ce petit monde, et il va jusqu’au bout, pour se singulariser, pour se faire remarquer d’Eva, désespérément.
David Bösch replace Die Meistersinger von Nürnberg dans l’écrin voulu par Wagner, celui d’une petite communauté utopique qui ne cesse de se survivre à elle-même, c’était chez Andrea Moses à Berlin, dans l’Allemagne reconstruite à la recherche d’une identité qui ne soit pas un nationalisme, c’est ici à travers la petite communauté très fermée, comme une zone de non-droit ou de droit autonome, d’une « cité » ( j’ aime l’expression, qui renvoie aussi bien à l’entité politique de l’antiquité grecque qu’à l’entité sociale de nos banlieues), monde de béton couvert d‘antennes paraboliques. On le voit aussi à la manière dont la police – le Nachtwächter – est traitée, comme venue de l’extérieur, qui dérange la vie du groupe et qui finit par être molestée (ballet des matraques faisant le signe de croix finissant en bagarre menaçante dont Beckmesser est aussi la victime). C’est bien ici un monde d’aujourd’hui qui est représenté, comme si d’ailleurs on y tournait le film des Meistersinger, le décor du premier acte est un plateau de tournage et on y voit au fond les façades décor qui cadrent le deuxième acte. Un film, c’est à dire encore un monde encore plus clos, une histoire fermée, avec un début, une ligne, et surtout une fin…

Backmesser (Markus Eiche) & Hans Sachs (Wolfgang Koch) ©Wilfried Hösl
Backmesser (Markus Eiche) & Hans Sachs (Wolfgang Koch) ©Wilfried Hösl

Sachs, maître chanteur et maître chausseur, est un artisan vagabond, c’est ce qui lui reste du Walther qu’il a dû être jadis. Et sa camionnette Citroën (le type H né en 1948) est bien la trace qui reste de cette vie de jadis, elle est une présence symbolique forte (marquant aussi la génération de Sachs), mais en même temps une menace d’absence et de départ, lieu géométrique de ce monde où l’artisanat devient aussi le foyer de l’art (voir le discours de David sur le chant au premier acte) : mais la camionnette de Sachs, d’où sortent les chaussures parfaites et l’art parfait des maîtres est un tout petit monde, loin de l’utopie universaliste et platonicienne rêvée par Wagner : après les crises, après les regards divers sur la signification de l’œuvre, arrive la modernité d’un tout petit monde, une sorte de village gaulois où certains survivent (Sachs) d’autres ont réussi comme Pogner avec sa belle voiture, son costume blanc et sa chemise noire, qui suscite le concours de chant ou ce qu’il en reste pour afficher sa générosité, sa réussite, mais aussi le dévoiement des valeurs voulues par Wagner.

Ce monde des Maîtres, vu par Bösch, est un monde déjà à l’imparfait. Et l’arrivée de Stolzing, bien vivant, bien présent, bien d’aujourd’hui, un vagabond-wanderer avec son sac et sa guitare, est dès le début contradictoire avec ce monde ; d’ailleurs, dès la première scène, il entraîne Eva en la tirant de sa procession pour la pousser dans un pick-up. L’enlèvement hic et nunc avant celui projeté du 2ème acte. Le petit monde de « Nürnberg-la-cité » est aussi traversé au sens propre par la religion (plusieurs fois le signe de croix) et par cette procession initiale bien ordonnée et bien traditionnelle d’où Eva est extraite, dont l’ordre est dérangé par un Stolzing qui n’a rien à faire des curés : un monde moderne, certes, un monde à part, certes, mais un monde de religion fossile d’où les Lumières sont bien absentes. Notre aujourd’hui en somme.
Dans cet espace, studio de tournage (tout noir…le noir et le gris sont les couleurs dominantes de la scène), studio de répétition, tout le premier acte, où se cristallise le débat autour de l’art, se déroule à la fois, traditionnel et non. L’arrivée des apprentis et des jeunes est beaucoup plus désordonnée, malgré leurs costumes de pensionnaires d’institution religieuse, la mise en ordre de l’espace pour la réunion, autour d’une estrade qui ressemble à un ring qui prend dans certaines mises en scène un temps infini est ici réduite à son minimum. Le gouvernement des maîtres et leur histoire est marquée par des classeurs qu’on apporte ou qui sont perchés sur les échafaudages. On voit bien que tout n’est que survivance ou archive, Die Meistersinger von Nürnberg sous respirateur, et Walther ne prend pas ces rites ou ces restes de rites avec grand sérieux. Son attitude rappelle en plus souriant, plus « gentil », moins insupportable, celle du Stolzing vu par Katharina Wagner. Kaufmann est impayable, irrésistiblement sympathique dans ce rôle de Walther-qui-s’en-fout. Car Bösch ne voit dans Walther que celui qui va chercher à conquérir Eva « à la régulière » en essayant de devenir maître. Le personnage de Walther est cohérent d’un bout à l’autre de l’opéra, jusqu’au bout, il reste un Wanderer, jusqu’au bout, il poursuit son but unique, conquérir Eva, et jusqu’au bout, il reste aussi un artiste qui passe sans égard pour les pères ou les maîtres. D’ailleurs, furieux d’avoir été refusé, il brise le buste de Wagner à la fin de l’acte I.
À l’acte II, quand le couple (comme dans Tristan) se retrouve seul, que Lene-Brangäne s’est effacée, ils finissent par se cacher derrière la camionnette, mais sans cesse Walther observe ce qui se passe entre Sachs et Beckmesser, et notamment, il entend la leçon de chant donnée par Sachs.
David Bösch est un conducteur d’acteur remarquable et donne à chacun un rôle, un petit geste, une attitude. Tout est profondément vital, tout est naturel et fluide, rien d ‘apprêté, rien de théâtral au sens péjoratif du terme, ce petit jeu de Walther dans cette scène, où Kaufmann est magistral, prodigieux de naturel, en est l’un de ces exemples. D’ailleurs l’attitude du personnage, sa manière de se tenir en scène, sa manière de poser le corps, tout cela est très précisément travaillé : quand Kaufmann chante le Lied pour le concours, il n’a plus du tout la même attitude de chanteur que lorsqu’il s’y essaie dans les autres actes et c’est là l’une des idées très originales du travail mené sur Stolzing.
L’histoire que nous raconte Bösch, c’est l’histoire douce-amère de la fin des Maîtres, ou plutôt, de l’impossibilité de mener une utopie collective dans le monde d’aujourd’hui où l’individu revendique son existence et son bonheur privé, c’est évidemment le cas de Beckmesser, à la fois complexé par Sachs et vraiment amoureux d’Eva,  qui essaie d’investir le concours aux fins de reconnaissance artistique et amoureuse, et qui finit par l’autodétruire, c’est le cas de Stolzing, qui ne se lance dans la conquête du titre de Maître que pour conquérir Eva, d’ailleurs à peine a-t-il fini son air au troisième acte qu’il grimpe à la tribune vers elle, indifférent aux vivats de la foule. Il poursuit ce but et n’en a rien à faire des Maîtres Chanteurs, avec un égoïsme d’ailleurs marqué et une relation à Sachs au total assez indifférente.

David (Benjamin Bruns) et Walther (Jonas Kaufmann) Acte I ©Wilfried Hösl
David (Benjamin Bruns) et Walther (Jonas Kaufmann) Acte I ©Wilfried Hösl

Pour une fois, Madgalene et David existent sur le plateau, grâce aux personnalités scéniques marquées de Okka von der Damerau et Benjamin Bruns, qui campe un David qui serait presque un jeune Beckmesser, soucieux de respecter à la lettre toutes les règles, dans son costume mal coupé et son style vieillot, qui suscite la raillerie de ses amis. Ceux-ci réussissent à le saouler à la fin, et il manque de vomir sur le trophée (autre signe de la fin des maîtres) en une parodie de la parodie : là où Beckmesser s’écrabouille, David n’en est pas si loin, l’élève de Sachs ivre risque de ruiner le bel ordonnancement de la fête.
Le traitement des femmes n’est pas l’essentiel de la comédie de Wagner : une Anja Harteros avait réussi à faire exister Eva. Il faut attendre le troisième acte pour que la personnalité de Sara Jakubiak s’impose, mais l’apparition de Magdalene déguisée en Mélisande dans la loge de proscenium, pendant que Beckmesser la séduit restera une des images désopilantes de cette soirée, qui n’en compte pas tant que ça.
On le voit, nous sommes loin d’un spectacle superficiel et passe partout. David Bösch réfléchit sur le sens de l’utopie wagnérienne aujourd’hui et sur sa survivance, au même titre que d’autres traditions (voir les jolies photos du programme de salle, comme toujours luxueux) de vie collective (le foot) et de fêtes de la cité, aux prises avec la marchandisation. La Festwiese, avec ses vidéos mal fichues, mal montées, ses images qui sautent, l’ironie de la Pognervision avec la mire de l’Eurovision, les commentaires projetés qui ressemblent aux aboiements des animateurs TV, jusqu’à la manière un peu vulgaire dont est annoncé le Kothner de Eike Wilm Schulte, tout cela nous indique à la fois le souci de mimer un monde désormais obligé, mais avec les moyens du bord. Et quand tout est dit, quand la fête est finie et que sous des paillettes désormais hors de propos Stolzing part avec Eva, les écrans se coupent et deviennent neigeux. La fête et finie et les banderoles s’écroulent. Loin de faire une simple actualisation, Bösch impose une vision grise de la survivance des traditions et de ce que la collectivité y investit, en s’appuyant en même temps sur les travaux qui l’ont précédé, en les rappelant, et il rejoint le pessimisme de Katharina Wagner. La production d’Andrea Moses à Berlin était plus souriante, plus ouverte, la collectivité finissait par vaincre et l’optimisme était de rigueur. Chez Bösch, la mort de Beckmesser marque aussi une certaine mort d’un art ritualisé et fossilisé, au point que m’a traversé l’esprit de voir sur scène la mort de la musique classique ou de l’opéra…Ainsi, on se trouve devant une mise en scène sérieuse, profonde, passionnante même, d’une grande intelligence, même si j’ai personnellement préféré et Kratzer (Karlsruhe) et Moses (Berlin).

Charivari de l'acte II (final) ©Wilfried Hösl
Charivari de l’acte II (final) ©Wilfried Hösl

Pourtant, rien de fossilisé dans ce que nous avons entendu, mais au contraire l’exemple même de la vitalité, dominé par un chef d’orchestre, je devrais dire un homme-orchestre du nom de Kirill Petrenko. Bien évidemment, je vais rappeler d’abord la question centrale de la Gesamtkunstwerk chez Wagner, et notamment dans Meistersinger, où la musique n’accompagne pas les chanteurs et le plateau, parce qu’elle est elle-même le plateau. Autant ce que Bösch montre sur scène est l’invasion de la revendication individuelle face aux manifestations collectives, autant ce que montre Petrenko dans la fosse, c’est une aventure collective, où scène et fosse sont profondément et subtilement tressés, où il n’y a pas de « vedettes », où les chanteurs ne cherchent pas à briller, à faire du son. Dans cette approche, le son, y compris dans la Festwiese, n’est pas le but, ni la représentation, mais il est exactement ce que voulait Wagner, la fête collective, la manifestation collective d’une utopie qui est utopie musicale. Ce qui me frappe d’abord, c’est que l’histoire que Bösch nous raconte ne peut fonctionner qu’avec une approche qui mobilise plateau et fosse dans l’expression d’une musique globale où personne ne prend le pas sur l’autre, c’est l’aventure collective du théâtre musical qui nous est racontée ici, avec une attention aux paroles, avec une attention à la moindre des mesures, au moindre des instruments (jusqu’aux sourdines, traitées pour chaque instrument – les cuivres !- de manière diversifiée) qui devient alors personnage d’un univers collectif. N’en déplaise aux « adorateurs » du son bien sonore qu’on entend souvent dans cette œuvre, n’en déplaise aux amateurs de pâmoisons wagnériens, Petrenko ne travaille pas le son, mais sans cesse le ton, et le sens. Il essaie à chaque moment de trouver le ton juste d’une situation et donc, par force, il n’y a pas de moments musicaux, mais une continuité, une linéarité dramatique qui force l’admiration, et l’admiration éperdue. On avait déjà remarqué cela dans son Ring à Bayreuth, ce souci d’épouser les mouvements du drame, sans se laisser aller à l’onanisme sonore. C’est une vision de Wagner sans doute nouvelle, et qui demande une précision redoutable, parce que si l’on entend tout, et même ce qu’on a jamais entendu, dans la moindre modulation, c’est pour que l’action se déroule, pour que Gesamtkunstwerk fasse sens par un travail d’orfèvre qui a dû demander à l’orchestre – phénoménal – un engagement de tous les instants pour ne jamais se faire entendre pour se faire entendre mais pour faire entendre. Tout va ensemble ici et l’extraordinaire accueil du public (une petite trentaine de minutes de triomphe), les rappels à n’en plus finir, les hurlements à l’arrivée sur scène du chef, sont aussi l’expression d’une surprise. On n’arrivait pas à réaliser que cela pouvait aussi sonner comme ça. Car c’est le drame qui prime et la parole ; la parole, car c’est une comédie, et une comédie en musique. C’est la parole qui dicte ses lois à la musique, et qui dicte les sourdines, les silences, la retenue. D’où l’extrême soin à la diction de chacun des protagonistes, d’où aussi – oserais-je ce sacrilège ?- une manière de faire qui rappelle le rôle de la musique dans l’opérette, qui accompagne l’action, qui entoure les paroles. C’est un Wagner de « forme opérettique », avec un volume sonore volontairement contenu quelquefois, avec une « légèreté » qu’on n’avait jamais entendue ainsi dans l’œuvre. Quand on entend ce que Petrenko fait de Fledermaus, on comprend ce qu’il peut faire de Meistersinger.
Que le lecteur m’excuse : j’essaie simplement d’expliquer ce que cette direction a de singulier, combien elle imprime à l’œuvre qu’on a si souvent surgonflée au niveau sonore un regard qui se dilue sans cesse dans les dialogues, dans les mots, des mots qui sont des maîtres mots parce qu’il n’est question dans cette œuvre sur l’art que de l’art du dire, que des mots et de leur agencement, que de poésie. Et littéralement, Petrenko prend Wagner au mot, et cela devient magique, parce qu’on comprend alors tout de la signification de l’œuvre. Il ne prend pas prétexte d’un moment (le prélude du 3ème acte, voire le quintette – au demeurant parfait, si singulier et si simple – c’est cette simplicité même qui provoque l’émotion) pour montrer les muscles, il évoque une situation, et la mise en scène intelligemment ouvre le rideau avant la fin du prélude, pour montrer une continuité, pour montrer une méditation, car le prélude du 3ème acte, ce n’est pas de la musique, c’est l’âme de Sachs qui déjà, a renoncé volontairement. Ainsi trouve-t-on dans ce travail et l’eau et le feu, et la lumière et l’ombre, une énergie et doublée d’une intensité incroyables, presque démoniaques, et en même temps une linéarité et une fluidité qui stupéfient.
Alors, au service d’une conception si neuve, si radicale aussi, Kirill Petrenko le démiurge a mis tout le monde « au diapason » : le chœur d ‘abord, le magnifique chœur de la Bayerische Staatsoper, qui peut-être jamais n’a chanté avec cet engagement : le “Wach’auf ”  du début de la Festwiese, tenu au-delà du raisonnable et pour notre enchantement et notre étonnement fut un signal, le signal du texte, qui parle de l’universalité, d’occident à orient, qui parle de jour, qui respire à lui seul. Même impression au final du 2ème acte, où j’ai l’habitude d’entendre un orchestre rythmer le crescendo, et Petrenko place le chœur au centre de la tension et du rythme, c’est le chœur qui fait tension et crescendo. Dans ce crescendo rossinien où chez Rossini l’orchestre palpite pour faire palpiter le chœur ou les ensembles, c’est ici une démarche presque inversée où c’est le chœur, les voix humaines, les fragilités ou les solidités humaines, qui conduisent la scène. Ce fut unique.
Il faudrait pour rendre justice à ce travail de dentelle musicale envisager non seulement d’évoquer le plateau et les solistes, mais chaque pupitre pris individuellement, tant chaque pupitre constitue un personnage singulier dans cette vision globale : l’orchestre, comme le plateau est récit, est histoire. Nous ne sommes pas dans une configuration habituelle où l’orchestre accompagne les solistes, et ainsi « commenterait », nous sommes dans une configuration d’une action partagée, sans aucun commentaire, puisque la musique est action, puis le soliste est action. Dans la comédie, effectivement, il y a une volonté de mise en relief des événements et des effets de situations en direct.
J’ai souvent interpellé la scène d’entrée de Beckmesser dans le bureau de Sachs au troisième acte où la musique de Wagner détermine les gestes et les mouvements du personnage (à moins que ce ne soit l’inverse), mais en tous cas invente un fonctionnement qui sera largement repris dans le dessin animé plus tard. Dans la mise en scène de Bösch, où Beckmesser est en fauteuil roulant, la pantomime est d’autant plus difficile, et la mise en scène réussit à suivre aussi les mouvements de la musique en élargissant la pantomime : entrée de Beckmesser, arrivée d’Eva, don du bouquet, refus d’Eva, désespoir de Beckmesser, recherche de vengeance, bidon d’essence, renonciation, allumage raté d’une allumette pour brûler les papiers de Sachs ou s’immoler soi-même et enfin découverte du Lied. Tout cela, en rythme, tout cela en suivant les mouvements de la musique, à moins dans ce cas que ce ne soit la musique qui ne suive les mouvements de Beckmesser et notamment la dialectique action-renonciation-vengeance. L’interaction est totale et musique et mise en scène se contraignent l’une l’autre. On ne peut donc parler du plateau comme une entité autonome, chaque parole, chaque geste, chaque couleur trouvant un écho précis dans l’orchestre – d’où cette impression de découverte de sons nouveaux, d’interventions ou de phrases musicales nouvelles. Simplement, Kirill Petrenko révèle par ce travail incroyable l’extrême complexité de la partition, l’extrême foisonnement d’une musique exclusivement dédiée à colorer le texte et ne fonctionnant jamais de manière autonome. Alors, comme dans la fosse, le plateau doit refléter cette complexité de la parole qui génère elle-même ses propres notes, et d’une partition qui est – Wagner lui-même le disait- au service du texte. Si l’on ne perçoit pas la prééminence du texte, on perd ce qui fait la singularité de cet opéra, et ce qui en fait en quelque sorte la vision théorique de Wagner sur la Comédie, un substitut du livre de la Poétique d’Aristote qui est perdu . C’est pourquoi Strauss réussit si bien à Petrenko : son Rosenkavalier, la version féminine de l’histoire de Meistersinger, est aussi référentiel car c’est aussi une comédie en musique, et en écho.

Pogner (Christoph Fischesser) et Walther (Jonas Kaufmann) Acte III ©Wilfried Hösl
Pogner (Christoph Fischesser) et Walther (Jonas Kaufmann) Acte III ©Wilfried Hösl

Ainsi du destin de Jonas Kaufmann sur ce plateau où tous de Sachs au dernier des choristes, et jusqu’au dernier des pupitres, participent à l’élaboration collective d’un texte et jouent « en collectif » la musique de cette œuvre dont la mise en scène conteste la pérennité. Œuvre collective, cela veut dire que personne, ni orchestre, ni voix ne doit avoir de prééminence, que seul le déroulé textuel doit éclairer. D’où un orchestre qui semble étouffé à certains moments, vouloir qu’il sonne plus n’est que la preuve d’une incompréhension fondamentale et de l’œuvre, et de l’entreprise ici mise en jeu. Jonas Kaufmann a été jugé par certains « peu à l’aise », moins à l’aise que dans d’autres rôles, « en petite forme », ou un peu discret. Pourtant, je pense qu’il a donné ici une vraie leçon, une leçon de modestie, une leçon d’intelligence, une vraie leçon artistique. Il ne cesse, tout au long de l’œuvre, de mimer le parcours artistique qui part du premier air du premier acte, maladroit, mais riche de potentiel au départ, pour arriver à la « maîtrise » du Lied de la Festwiese, où immédiatement, par la franchise de l’attaque, par l’alternance d’héroïsme et de lyrisme, par l’engagement même, il montre à la fois que c’est un chant de maître, qu’il donne tout, qu’il se jette dans l’arène, mais non pas pour le plaisir de dire un beau texte et de chanter un bel air, mais pour conquérir sa belle : le chevalier qui dédie à sa belle son tournoi, parcours inverse d’un Tannhäuser qui oublie Elisabeth et le monde où il est lors du tournoi, pour défendre une thèse et un art…Le Walther de David Bösch et de Jonas Kaufmann est un vagabond de l’art, – il le dit d’ailleurs – dont les seuls règles sont l’inspiration et la fureur de l’instant. Le monde des maîtres et des règles lui est inconnu, et il va s’y soumettre non pour faire de l’art mais pour séduire et conquérir. Walther pour être cohérent avec lui-même ne peut devenir maître, qui signifierait soumission au travail. La soumission au travail, elle est temporaire : la fin justifie les moyens. Walther est un voyageur (avec bagage) qui dès la première scène se trouve prêt à enlever Eva dans un pick-up. Cette revendication individuelle de bonheur personnel, c’est l’art qui va lui permettre de la satisfaire : des maîtres il se moque du début à la fin. C’est bien l’anti-Beckmesser, qui pour les mêmes raisons que lui (la conquête d’Eva) va se réfugier derrière les règles dont l’autre se moque, tous deux chantent remarquablement, mais l’un est libre et l’autre pas.Et il n’y a pas d’art sans liberté. Walther est bien voleur de feu.
Alors l’acteur Kaufmann se montre d’une liberté et d’une agilité étonnantes en scène, jamais de cabotinage, jamais de posture, il joue et chante avec un naturel confondant, et surtout, il sait graduer son chant : il chante très bien du premier au troisième acte, sans aucun doute, mais comme m’a dit un ami « c’est drôle, il ne chante pas comme d’habitude », comme si on ne reconnaissait pas dans ce Walther-là la star dont on a l’habitude. Effectivement, il chante très bien mais sans jamais exagérer, sans « maniérer » la parole, sans même ses mezze voci dont les vociomani font des gorges chaudes. L’enjeu de tout ce parcours, c’est de chanter le Lied final et de montrer la différence. Pour la première fois, j’ai perçu la différence entre le chant magnifique qui précédait, mais encore habituel, et le chant extra-ordinaire du Lied, fait d’énergie, de douceur, de désir frémissant, fait d’une personnalité conquise, comme Sachs le lui a enseigné, conquise et conquérante. Ce passage-là, d’un chant « amateur » plein de potentialités au chant dominé et « maîtrisé », Kaufmann nous l’a fait percevoir, et c’est au sens propre, magistral.

Sachs (Wolfgang Koch) Eva (Sara Jakubiak) Walther (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl
Sachs (Wolfgang Koch) Eva (Sara Jakubiak) Walther (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl

Le cas de Wolfgang Koch est différent. Koch est avant d’être un chanteur, un diseur : jamais il ne donnera de la voix pour la voix, mais il en donnera s’il faut pour la situation, pour le jeu, pour le texte. Je me souviens, lorsque tout jeune, il fit avec Boulez « Von heute auf morgen » de Schönberg, comment il savait colorer, comment déjà il infléchissait la voix et la pliait au sens. On peut difficilement comprendre son chant si l’on n’a pas dans l’oreille son deuxième acte de Walkyrie, peut-être le plus magistral jamais entendu en ce qui concerne l’expressivité et l’émission. Il y avait dans la fosse un certain Petrenko, qui épousait chaque mot. C’est ce qui se passe ici, du chant habité par le sens, où ce qui se dit est primordial, où entendre chaque inflexion est essentiel, parce que toute l’œuvre est là. Sachs ne cesse de parler des mots, je l’ai déjà évoqué, et Wagner veut produire ce que Sachs dit, et veut montrer le tissu inextricable du texte, du sens et de la musique, faisant de la musique un chant proféré. Ce qui frappe dans ce chant, c’est – on me pardonnera ce truisme, c’est qu’il est chanté, c’est que la parole seule ne peut rien si elle n’est pas chantée, c’est que le sens vient de l’alliance du verbe et de la note, c’est que le texte est expressif parce qu’il est chanté, mais chanté pour produire du sens et pas du son. Il est à l’unisson de Petrenko, et c’est aussi pourquoi ils travaillent bien ensemble. Koch n’est pas un artiste qui s’affiche, n’est pas un histrion, mais c’est un artisan de la parole, et en ce sens, il ne chante pas Sachs, il est Sachs. Il est au moins le Sachs voulu par ce chef, un Sachs profond, un Sachs humain et un Sachs authentiquement artisan, dans le rôle et dans son interprétation. Et dans une perspective très différente à Berlin, avec un Barenboim au sommet, il réussissait aussi à transmettre cette magistrale leçon de modestie, à servir humblement les paroles et un texte, avec une musicalité et une expressivité rares. Bien sûr, dans une perspective de ce type, inutile de chercher la note qui ou que…il cherche d’abord la note en situation, mais la voix laisse tout le temps entendre son potentiel, sans jamais en abuser. Hawlata était un Sachs d’une rare intelligence, qui servait magnifiquement la « conversation », mais pas la note…Volle avait les deux, et la profondeur de la basse, mais avait du mal à tenir la distance d’un rôle écrasant. Koch c’est d’abord un extraordinaire naturel, avec une voix qui n’a pas la profondeur de certains Sachs, mais qui a en revanche la chaleur, la clarté, la sonorité, voire une certaine jeunesse, celle du cœur et pas celle de l’âge, et qui sait, tout comme Kaufmann, se fondre dans un ensemble, dans une troupe, et Meistersinger est un opéra de troupe. Magistral, lui aussi. Leçon de chant, leçon d’intelligence, leçon de profondeur, leçon de modestie.
Markus Eiche est Beckmesser, il fait partie de ces Beckmesser à la voix magnifique. Volle en fut un, anthologique plus que son Sachs à mon avis, Hermann Prey en fut un, incroyable de dignité et merveilleux chanteur. Eiche n’est jamais une caricature, il affronte le rôle sans cesse avec cette voix chaleureuse et profonde, sans rien abdiquer, et même s’il est maladroit et si le personnage est autodestructeur. Ce n’est jamais un comique, même dans les situations les plus périlleuses (au deuxième acte) ; rarement dans une mise en scène Beckmesser fut plus émouvant, y compris lorsqu’il arbore ce costume à paillettes impossible à la fin : bien sûr il fait rire, mais de ce rire fataliste et vaguement gêné, pas le rire devant le clown, mais devant le décalé, celui qui se trompe, celui dont on sait qu’il court à l’échec. Et donc un rire un peu triste. Markus Eiche est lui aussi un modèle de diction et d’élégance de l’expression. Voilà un chanteur (de la troupe de Munich) qui ne déçoit jamais dans les rôles qui l’embrasse, et qui une fois de plus démontre qu’il se classe parmi les grands. C’est aussi pourquoi j’ai moins apprécié le Beckmesser de Skovhus à Paris, certes bon acteur, mais dont la voix ne trahissait jamais la grandeur désolée du personnage.
David est dans cette mise en scène un personnage plein de relief, et Benjamin Bruns, un des très bons ténors de la jeune génération, est un David de haut vol, qui rejoint les grands David du passé (Graham Clark par exemple). Son chant est très contrôlé, et d’autant plus qu’il joue le personnage de l’élève appliqué, celui qui applique les règles du chant enseignées par Sachs : il doit être en quelque sorte la voix de son maître. Et il est vraiment accompli dans ce rôle. Son premier acte est tout à fait convaincant, il est doué d’une diction de très grande qualité et il a ce chant un peu « italien » avec des effets, qui colle parfaitement à un personnage qui « chante tout en s’exerçant à chanter » ; il y a chez David un côté Beckmesser dont on espère que la relation avec Magdalene l’éloignera, car Beckmesser est avant tout terriblement seul, quand David ne l’est pas ; sauvé par Magdalene (ah ces noms bibliques, David, Eva, Magdalene, Hans, comme pour rendre encore plus utopique le monde évoqué par les Maîtres), il a un avenir…
Justement, Magdalene n’est jamais un rôle facile, comme une ombre d’Eva, une Brangäne un peu plus funny quand même, et j’ai rarement entendu une Magdalene convaincante, mais Okka von der Damerau excelle dans la mise en valeur et vocale et scénique, bref dans la révélation d’un rôle qui ne semble pas vraiment intéresser habituellement. La voix est claire, puissante, très présente, le personnage bien posé, vif, jeune, plein d’entrain. Okka von der Damerau est un pilier de la troupe de la Bayerische Staatsoper, totalement engagée, très populaire auprès du public, jamais décevante, et avec une voix puissante, bien projetée, qui donne ici à Magdalene un relief particulier qui la fait vraiment exister.

Sachs (Wolfgang Koch) & Eva (Sara Jakubiak) ©Wilfried Hösl
Sachs (Wolfgang Koch) & Eva (Sara Jakubiak) ©Wilfried Hösl

Anja Harteros était prévue au départ pour Eva. Pour l’avoir vue à Genève, où elle révéla une Eva tendue, dramatique, vocalement supérieure. Je sais ce que nous avons perdu. Eva est difficile à distribuer car la voix doit être corsée (troisième acte très exigeant), même si le rôle est celui d’une jeunette. Si Freni avait chanté du répertoire allemand, c’eût été un rôle idéal pour elle. J’ai eu la chance d’entendre Lucia Popp, et ce fut inoubliable aussi. Mon cœur oscille donc entre Lucia Popp et Anja Harteros à la scène. Au disque, j’ai bien de la tendresse pour la jeune Gwyneth Jones avec Böhm à Bayreuth. Sara Jakubiak , de la troupe de Francfort, est un soprano américain attentif à l’expression et à la diction, même si elle est un peu pâle au moins dans les deux premiers actes. Elle révèle au troisième acte une présence vocale et dramatique notable et bienvenue, qui corrige l’impression un peu effacée qui semblait prédominer, Il est vrai aussi que la mise en scène, qui marque très nettement l’évolution des personnages, en fait au troisième acte un être plus adulte, plus conscient de soi, alors que dans les deux autres actes elle est plutôt une jeune fille amoureuse et un peu joueuse. Et avec la maturité du personnage vient une voix plus affirmée, mieux dominée, plus convaincante. Mais on le sait, dans Meistersinger, les femmes n’ont pas (trop) la part belle, et même Eva, avec ses ambiguïtés notamment dans son jeu avec Sachs, n’est pas si innocente voire un tantinet perverse. Si Kratzer à Karlsruhe avait vraiment insisté sur cet aspect, Bösch s’y intéresse moins, faisant d’Eva une femme qui cherche tout de son côté pour rejoindre Walther, quitte à instrumentaliser Sachs, et (presque) Beckmesser. Walther et Eva instrumentalisent Sachs, mais Eva à la fin revient embrasser Sachs rêveur assis sur l’estrade du concours…un baiser qui se veut tendre mais qui est cruel.
Habillée un peu comme une poupée (on dirait Olympia), Eva est aussi la projection de tous ces hommes, une sorte de muse qui est un peu effacée par tous ces regards qui se projettent sur elle. Et son troisième acte est aussi un moyen de casser ce statut et d’en faire non une poupée qu’on essaie d’investir, mais une femme qui choisit, et Jakubiak rend bien cet aspect.
Tout le reste du plateau est vraiment remarquable témoignant de la qualité de la troupe de la Bayerische Staatsoper, dont la plupart des Maîtres sont issus, des maîtres moins investis que dans la mise en scène de Berlin, où ils étaient presque leurs propres personnages. On signalera Tarek Nazmi dans le Nachtwächter (un rôle que Friedemann Röhlig, qui ce soir chante Hermann Ortel, avait remarquablement tenu à Bayreuth) et bien sûr Christoph Fischesser, un Pogner assez jeune, dans son habit blanc un peu m’as-tu vu, un peu vulgaire et dans sa belle voiture. La voix est expressive, plus claire qu’habituellement pour Pogner (Groissböck à Paris avait une voix plus profonde) et le personnage a cette discrète maladresse du « parvenu », c’est assez bien vu par David Bösch.

Pogner (Christoph Fischesser) et Kothner (Eike Film Schulte) ©Wilfried Hösl
Pogner (Christoph Fischesser) et Kothner (Eike Film Schulte) ©Wilfried Hösl

Enfin, last but not least, l’appel au vétéran Eike Wilm Schulte pour Kothner, l’ancien « Merker », lui qui fut aussi un interprète de Beckmesser s’inspire de l’idée d’appeler des anciennes gloires du chant pour les Maîtres à Berlin. Au seuil de ses 77 ans, Eike Wilm Schulte a encore une voix forte, marquée, sonore et c’est aussi le sens de cette œuvre que de marquer la continuité des traditions et la transmission de l’art.
Une soirée inoubliable, voilà ce que furent ces Meistersinger munichois, non pour tel ou tel, mais pour un travail d’ensemble, un travail de troupe au sens noble du terme où tous ont concouru au triomphe final, choristes, musiciens, chanteurs, parce qu’ils ont été orchestrés, collectivement et individuellement, par un Petrenko démiurgique, dont la capacité à embrasser la totalité du plateau et des musiciens en même temps ne laisse de fasciner. Il en résulte un travail d’une précision et d’une intelligence qui stupéfient, un travail artisanal sur le texte, le son, les voix qui ressemble à s’y méprendre à ce que David évoque à Walther au premier acte. Nous avons vraiment assisté à une leçon de Maître, qui est la leçon des Maîtres-Chanteurs de Wagner. Notre « Merker » personnel a inscrit cette soirée en lettres d’or sur notre grimoire lyrique, si bien qu’on est déjà plongé dans les agendas pour voir quand ces Meistersinger miraculeux, uniques, j’ai écrit ailleurs historiques et je le maintiens, seront reproposés. [wpsr_facebook]

Acte III Lied final de Walther (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl
Acte III Lied final de Walther (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl

FESTIVAL D’AIX-EN PROVENCE 2014: DIE ZAUBERFLÖTE de W.A.MOZART le 11 JUILLET 2014 (Dir.mus:Pablo HERAS-CASADO; Ms en scène: Simon MC BURNEY)

L'une des belles images de cette soirée ©  De Nederlandse Opera  Clärchen & Matthias Baus
L’une des belles images de cette soirée © De Nederlandse Opera Clärchen & Matthias Baus

NB: incertitudes sur les crédits photos, certaines provenant d’Amsterdam (2012) et d’autres d’Aix.

En programmant La Flûte Enchantée, Bernard Foccroulle est au cœur de la tradition d’Aix, née autour de Mozart. En la confiant à Simon Mc Burney, il la place résolument du côté de l’enchantement et du visuel. En appelant un orchestre composé d’instruments anciens (comme pour les trois productions du Festival), il veut imprimer une couleur à la mode et en même temps une approche particulière du son, correspondant mieux à une recherche d’authenticité qu’on poursuit sans jamais évidemment l’atteindre : nous sommes des oreilles du XXIème siècle et non du XVIIIème, et nous écoutons comme on le fait au XXIème siècle. En confiant pour l’essentiel l’œuvre à des chanteurs jeunes, il répond à une des fonctions du Festival qui est de révéler.
Du point de vue de la programmation, c’est sans conteste cohérent, et globalement réussi, vu le succès auprès du public.
Le Grand Théâtre de Provence, au style architectural post-mussolinien cher à Vittorio Gregotti n’a pas une acoustique facile, et dans cette production, le plateau vide dessert le retour du son :  quand les chanteurs sont en fond de scène, on ne les entend pas. En revanche, au proscenium, on les entendrait presque trop.
Ce plateau mettant à nu les grilles, avec des dispositifs comme cette double scène suspendue qui monte ou descend selon les moments, et avec les techniciens sur les côtés qui écrivent les nombreux textes  ou font des bruitages , tout rappelle évidemment l’univers de Peter Brook : la référence est explicite , mais ce qui fait le caractère des spectacles de Simon Mc Burney, c’est l’utilisation avec une étonnante fluidité de dispositifs vidéo non illustratifs, mais intégrés à l’action, mais créateurs d’action, et qui donnent d’étourdissants résultats, comme dans Cœur de Chien de Raskatov, vu à Lyon en janvier dernier.

Scène finale ©
Scène finale © Pascal Victor/ArtcomArt

Il y a dans Zauberflöte quelque chose qui annonce Parsifal : deux royaumes antagonistes, celui de la nuit et du jour, comme dans Parsifal celui du Mal et du Bien et qui chacun proviennent du même monde originel, un héros voyageur qui vient de l’un pour aller vers l’autre, une résolution harmonieuse où le royaume de la Nuit/du Mal est vaincu. Les chœurs cérémoniels, un Sprecher qui annonce Gurnemanz (dans son rôle de « portier » du temple), des épreuves (pour Parsifal, les filles-fleurs et Kundry sont aussi des épreuves), et Simon Mac Burney installe cette idée de royaume clos, gouverné par une sorte de Conseil – au début du second acte- qui va statuer sur Tamino et Pamina. C’est d’ailleurs l’un des meilleurs moments de ce spectacle, où le plateau suspendu sert de table de conseil autour de laquelle sont assis les dignitaires en costume gris et cravate, comme nos politiques sans couleur d’aujourd’hui.

Papageno & Papagena © De Nederlandse Opera  Clärchen & Matthias Baus
Papageno & Papagena © De Nederlandse Opera Clärchen & Matthias Baus

S’il faut chercher la couleur, c’est ni sur les costumes des compagnons de Sarastro, ni sur le plateau nu, l’espace vide si cher à Peter Brook à qui encore une fois cette mise en scène doit beaucoup, mais chez Papageno et Papagena, en rose fuchsia, un Papageno qui tient un peu du vagabond, comme chez Carsen (à l’Opéra de Paris cette année), accompagné d’un groupe agitant des feuilles de papier figurant les oiseaux (un peu répétitif).
Mc Burney investit l’espace intégral de la scène, de l’orchestre et de la salle, comme espace unique, et donc évidemment, tous les discours bien-pensants de Sarastro s’adressent en priorité au public, Sarastro étant vu comme un homme très politique.

Reine de la Nuit (Amsterdam)  © De Nederlandse Opera  Clärchen & Matthias Baus
Reine de la Nuit (Amsterdam) © De Nederlandse Opera Clärchen & Matthias Baus

Grande surprise qui a provoqué bien des commentaires, la Reine de la nuit porte canne et circule en fauteuil roulant, manière de montrer à la fois la perte de son pouvoir, et sa volonté de vengeance, née de la frustration y compris physique. Du même coup, le pardon final accordé par Sarastro dans cette mise en scène apparaît évidemment comme un geste de clémence à la Titus (rappelons que les deux œuvres sont de la même année) et donc éminemment politique, mais en même temps un geste de simple humanité envers un être diminué et donc humilié. Carsen allait beaucoup plus loin dans cette alliance Sarastro/Reine de la Nuit, en en faisant des alliés qui montaient toute l’aventure de Tamino – Pamina.
Mais ce qui frappe dans le travail de Simon Mc Burney, c’est à la fois des choses dites, d’autres suggérées, d’autres évoquées, mais pas de propos clair qui donnerait une clef à l’œuvre ou sinon au moins une direction. Les idées pullulent, diverses, ironiques, souriantes, dramatiques, les images sont quelquefois frappantes (comme Le couple Tamino-Pamina évoluant comme dans les airs), mais pour moi moins évidentes que dans Cœur de chien. On reste dans une vision syncrétique, attendue, assez banale de la Flûte enchantée, séduisante sur le moment et procurant d’excellents souvenirs, mais au bout de quelques jours, il n’en reste pas vraiment de trace profonde, une sorte de superficialité signifiante, dirait Barthes.

Epreuves..©.De Nederlandse Opera  Clärchen & Matthias Baus
Epreuves..©.De Nederlandse Opera Clärchen & Matthias Baus

Visiblement l’équipe musicale a adhéré au propos, et la mise en scène porte ce travail d’équipe, qui donne à l’ensemble une fraîcheur sinon inédite, du moins évidente. À commencer par l’orchestre, mené avec vigueur, avec précision, avec dynamisme mais aussi avec profondeur par le jeune Pablo Heras-Casado, aussi à l’aise dans ce répertoire que dans le contemporain où il excelle, Profondeur, parce qu’il fouille la partition, il en isole des phrases inédites, donne une vraie couleur à l’ensemble, avec beaucoup de finesse. Et les Freiburger Barockorchester, pour moi l’une des grandes références en matière d’orchestre d’instruments anciens, le suivent avec un son d’un relief et d’une justesse inhabituels dans ce type de formation ; à part de menues scories aux bois, c’est vraiment un son net, plein, et quelquefois subtil qui est produit, et qui donne une couleur d’incroyable jeunesse à l’opéra de Mozart. Dans un répertoire aussi attendu et aussi connu, c’est exceptionnel.
Du côté de la distribution, Bernard Foccroulle a misé sur une équipe jeune, une sorte de concentré du chant de l’avenir. J’ai déjà évoqué les problèmes acoustiques qui naissent souvent de la position sur scène; certains cependant n’ont pas cependant la belle homogénéité que réclame le chant mozartien.

Ce n’est pas le cas du Tamino de Stanislas de Barbeyrac. J’ai déjà plusieurs fois évoqué dans des rôles moins importants les qualités de ce chanteur.

Tamino © Pascal Victor/ArtcomArt
Tamino © Pascal Victor/ArtcomArt

Il compose ici un vrai Tamino, avec une voix bien assise, et justement très homogène sur l’ensemble du registre, sans jamais forcer, avec une sûreté technique à noter. La voix est large, sonore, l’allemand est vraiment excellent, parlé ou chanté. Il a ce que certains Tamino n’ont pas, à savoir une couleur mâle, ce qui m’a vraiment fait penser qu’il aborderait un jour, avec cette voix si bien calibrée et si solide, des rôles comme Lohengrin (pensons à des carrières à la Gösta Winbergh, qui fut un splendide Tamino et qui finit par aborder Lohengrin). Une seule petite réserve, dans la première partie notamment, le chant est un peu monotone et manque d’incarnation, la capacité à colorer les mots peu exploitée encore. Il reste que pour moi, un ténor est né, et un ténor d’un type dont nous n’avons pas d’exemple actuellement dans les artistes français. S’il est prudent, j’y crois vraiment ; attendons son Belmonte qui devrait particulièrement lui convenir.

Tamino et Pamina © Pascal Victor/ArtcomArt
Tamino et Pamina © Pascal Victor/ArtcomArt

La Pamina de Mari Eriksmoen est aussi particulièrement intéressante. Quelques problèmes dans le medium au départ, peut-être un Ach ich fühl’s insuffisamment allégé, et non moins émouvant, mais une vraie présence vocale, des aigus sûrs, dominés, un timbre clair, une voix bien projetée, peut-être une des meilleures Pamina entendues ces dernières années, qui devrait néanmoins, pour faire aussi bien que Julia Kleiter, alléger et travailler un peu l’interprétation et l’expression de la fragilité. Et sa voix s’alliait avec bonheur à celle de Stanislas de Barbeyrac. L’un et l’autre appellent peu de réserves.
Même si l’ensemble de la distribution fonctionne bien, les autres protagonistes n’ont pas montré des qualités vocales totalement maîtrisées, à commencer, et c’est une déception, par Christoph Fischesser, que j’ai aimé à chaque fois que je l’ai entendu, dans Mozart, dans Beethoven, dans Wagner, mais qui manque ici d’assise vocale. Un Sarastro, c’est d’abord un grave sonore, qu’il n’a pas, ou du moins qu’il n’avait pas ce soir là. Belle diction en revanche, et impressionnant dans le parlato : on lui demandait plus.
La Reine de la Nuit d’Olga Pudova a en revanche les aigus, dont le fameux contre fa qui sort avec franchise et netteté, et qui est même tenu. Elle a aussi les piqués de Der Hölle Rache et les agilités subséquentes: elle triomphe donc par le feu d’artifice. En revanche il lui manque le medium et un peu de grave : il est vrai qu’elle chante souvent en fond de scène et que cela ne la sert pas, pas plus que chanter en fauteuil roulant ou avec une canne. Pourtant, la voix est large, elle n’est pas une voix de rossignol, et c’est heureux pour ce rôle.

En suivant Papageno...© Pascal Victor/ArtcomArt
En suivant Papageno…© Pascal Victor/ArtcomArt

Le Papageno de Thomas Oliemans est vraiment magnifique d’humanité et de tendresse en scène, il est le personnage, sans excès, sans simagrées, dans sa simplicité première, et dans son naturel. Il chante avec le même naturel, sans jamais faire de manières. Mais malheureusement son émission est trop engorgée, il chante tout en arrière et l’ensemble manque de projection et de présence vocale. La voix a des difficultés à sortir. C’est pour moi une question de pure technique, car du point de vue de l’intelligence du personnage, c’est rafraichissant et juste.
Le Monostatos d’Andreas Conrad m’a fait penser au Mime excellent qu’il est. J’apprécie son émission naturelle, son refus des artifices des ténors de caractère, sa diction impeccable, sa clarté dans l’expression et son art de la modulation. Voilà un interprète. Maarten Koningsberger est un bon Sprecher, bien sonore, avec une voix solide et très musicale pour un rôle confié souvent à des gloires du passé (j’ai entendu Hans Hotter là dedans…).
Les trois enfants venus de la Chorkademie de Dortmund étaient vraiment magnifiques, et même stupéfiants par la diction, même s’ils étaient grimés en morts vivants, comme des enfants de cette Reine de la Nuit diminuée, comme des émissaires d’un monde de trolls . Les trois Dames en revanche ne m’ont pas laissé une impression indélébile (Ana-Maria Labin, Silvia de la Muela, Claudia Hückle) avec des problèmes d’ensemble et quelques fautes de mesure.
Et juste un petit mot pour Regula Mühlemann, une Papagena très fraîche, et qui me ravit à chaque fois que je l’entends, la prochaine fois dans un rôle moins épisodique j’espère.
Le public était heureux et a fait un triomphe. Un beau moment d’opéra, parfait pour un festival, car c’était la fête pour les spectateurs. Mais ce n’était pas un miracle : les  réussites absolues de la Flûte enchantée sont très rares. Pour que l’enchantement devienne miracle, il faut une touche de divin. Cela demande d’ attendre un peu. [wpsr_facebook]

Mari Eriksmoen © Pascal Victor/Artcomart
Mari Eriksmoen © Pascal Victor/Artcomart

OPERA NATIONAL DE LYON 2010-2011: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER (Dir.mus.: Kirill PETRENKO, Mise en scène: Alex OLLÉ – La FURA dels BAUS) le 7 juin 2011.

3ème acte (Photo Stofleth)

Très belle réussite que ce Tristan und Isolde lyonnais. C’est pourtant un spectacle qui a connu quelques vicissitudes, annulation du metteur en scène prévu initialement, annulation pour cause de maladie du ténor américain Gary Lehmann prévu pour Tristan (c’est lui qui devrait être le Siegfried du Ring New Yorkais. C’est Alex Ollé, l’un des deux metteurs en scène de la Fura dels Baus, qui a pris la relève de l’un, et Clifton Forbis celle de l’autre. Monter Tristan n’est jamais une mince affaire. Et on note dans le public de Lyon à la fois un comportement inhabituel (quelques départs aux entractes plus nombreux ) et des applaudissements très chaleureux, cadencés, mais qui n’atteignent pas certains triomphes des années précédentes. Wagner est rare à Lyon, et l’initiative de Serge Dorny est d’autant plus méritoire. L’an prochain d’ailleurs, ce sera le tour de Parsifal, dirigé par Kazushi Ono, dans une mise en scène de François Girard (et coproduit avec le MET). Quand un Tristan est programmé, dans une production qui promet, et avec un chef de cette envergure, il n’y a pas à tergiverser, on y va.
C’est Alex Ollé qui assure la mise en scène, et non Carlos Padrissa, le plus échevelé des deux. Dans une œuvre essentiellement faite de duos, sans vraie scène d’ensemble (même si le final du premier acte est quelquefois l’occasion d’introduire une note de spectaculaire comme chez Sellars ou Chéreau). Alex Ollé choisit de se concentrer sur le symbolique et sur les protagonistes, ainsi ne voit-on pas Marke arriver à la toute fin du premier acte, tout se passe en “off” et Tristan reste seul en scène. Dans un espace essentiel, un plateau tournant pour le bateau, un fond de ciel nocturne (avec étoiles filantes…) puis une demie”austère”, dit le programme de salle,  sphère apparaît, qui est une lune, ou une simple tache de lumière, un Maquette du 1er acte, photo la Fura dels baus

cyclorama sur lequel sont projetées des images de mer houleuse, brumeuse ou calme. Les chanteurs sont bien dirigés, et Alex Ollé propose des mouvements plutôt vifs, notamment dans le traitement de Brangäne, jeune, nerveuse, vive. Une image inhabituelle de la servante et confidente d’Isolde, tout comme Kurwenal, plus ironique, plus méprisant plus violent avec les deux femmes, avec des gestes correspondant plus nettement au texte chanté.

Au Maquette du deuxième acte (Photo la Fura dels baus)

deuxième acte, la sphère est sur la scène, côté interne, et figure le château du Roi Marke, avec ses meurtrières, ses portes étroites ses escaliers qui se démultiplient par les jeux d’ombres et de lumière en des formes presque abstraites. Cette sphère semble entourer, protéger les amants de l’extérieur et, dit le metteur en scène, elle reflète (par des vidéos qui sont projetées) refléter leur imaginaire.

Au troisième acte, la sphère est retournée, et elle n’offre qu’un mur écrasant à voir, où Tristan est rejeté vers l’extérieur, comme écrasé. Ainsi ce sont des images qui nous sont offertes, des images souvent fortes, esthétiquement belles, avec un traitement des personnages assez vif (Marke par exemple) et quelques libertés: ici on se tue à coup de fusils, avec des balles qui claquent. Un travail sage, mais dans l’ensemble très cohérent, et assez beau à regarder. Avec de très beaux moments (mort d’Isolde, entrée de Marke, duo d’amour). Un bel écrin pour une équipe de chanteurs très honorable: Ann Petersen ne m’avait pas du tout convaincue dans Freia à Paris il y a une année. La voix est aiguë, assez stridente, et ne semblait pas avoir la ressource nécessaire pour ce rôle qu’elle chante à Lyon pour la première fois: au premier acte, quelques cris désagréables, quelques problèmes de justesse. Peu à peu, les choses s’améliorent, la voix  s’élargit, le registre central est plein, elle nous gratifie de très beaux et surprenants piani et pianissimi filés (avec un orchestre il est vrai supérieur dans l’art de les accompagner) et au total, la prestation d’Ann Petersen est vraiment intéressante, et le personnage est rendu dans sa vérité. Le premier acte m’a beaucoup moins convaincu que le deuxième. quelques difficultés mineures dans la “Liebestod”, sans doute dues à la fatigue, mais l’ensemble est très honorable et souvent convaincant. Clifton Forbis dans Tristan peine aussi à rentrer dans le personnage au premier acte, mais cela s’améliore au deuxième et surtout au troisième, vraiment magnifique, avec des moments de très grande intensité…Tristan convient mieux à cette voix que Florestan, qu’il avait chanté il y a quelques années avec Abbado (Baden-Baden, Reggio Emilia…) et dans lequel il s’était perdu. Même si la voix a un peu vieilli,  il a pour Tristan la force, la projection et un assez joli timbre. Marke est Christoph Fischesser, noté dans Rocco à Lucerne avec Abbado l’an dernier (voir l’article d’août 2010). Belle présence scénique, jeu émouvant, et engagement avec une voix bien posée, une diction modèle et une belle puissance. Le Kurwenal de Jochen Schmeckenbecher est lui aussi doué d’une belle présence, et la qualité du jeu est notable, avec une très belle voix de baryton, une belle diction, et de la puissance aussi. A noter le Melot du jeune Nabil Suleiman, au timbre de très grande qualité, un habitué de Lyon où j’ai plusieurs fois noté la qualité de cet artiste. La toute jeune Brangäne (là aussi une prise de rôle) de Stella Grigorian a de belles qualités de volume et une jolie pâte vocale, mais elle n’a peut-être pas l’épaisseur requise pour le rôle, cela se sent particulièrement au deuxième acte dans les “Habet Acht “. les autres rôles sont très correctement  tenus par le ténor Viktor Antipenko (Ein junger Seemann, ein Hirt) et par le jeune baryton Laurent Laberdesque (Ein Steuermann).

Mais c’est évidemment la direction exceptionnelle de Kirill Petrenko, dont la carrière devient vraiment importante (en 2013, il succède à Kent Nagano à la Bayerische Staatsoper, il dirigera  aussi le Ring du bicentenaire de Wagner à Bayreuth). Sa direction très adaptée à l’ambiance relativement intime de l’Opéra de Lyon,  accentue les moments de pur lyrisme,  fait entendre des phrases souvent rarement mises en valeur, la manière dont le violoncelle solo du prologue du 3ème est mise en valeur, exaltée même, donne une couleur bouleversante à ce moment. Les grands moments symphoniques ne produisent jamais de gros son, mais au contraire tous les équilibres sont respectés, les voix jamais couvertes, le début du second acte, et l’introduction du duo en crescendo passionnel rappelle l’approche d’Abbado, exceptionnelle en ce début de second acte qui sera exceptionnel de bout en bout On note aussi une très grande élégance dans le geste (la main gauche), bref, un chef qui simplement fait de la musique, et d’une manière tout à fait extraordinaire.

La conclusion s’impose donc, rien que pour écouter l’approche de Petrenko, ce Tristan vaut le voyage, mais pour tout le reste aussi, si vous aimez Wagner, si vous êtes curieux d’artistes encore jeunes abordant ces rôles écrasants, si vous aimez les belles productions solides alors, courez-y, il y a je crois encore quelques places (jusqu’au 22 juin).