Pour la deuxième année le festival de Bayreuth propose Parsifal, dans la vision du metteur en scène norvégien Stefan Herheim et sous la direction de Daniele Gatti. Une fois de plus, cette vision m’a séduit par sa pertinence et par l’acuité du regard porté sur l’oeuvre. Herheim s’attaque à la réception de Parsifal et à son adéquation à l’histoire allemande récente. Il s’attaque notamment à la tendance allemande à se confier à un sauveur, thème également traité par Wagner dans Lohengrin. Il essaie de montrer à la fois l’œuvre dans son contexte historique, et de rendre visible d’autres aspects, notamment les relents psychanalytiques des rapports à la mère qui conduisent une très grande partie du spectacle, une mère d’ailleurs étrangement ressemblante au portrait de Germania, qui accompagne toute la représentation et auquel Parsifal s’identifie au troisième acte. Ainsi, le premier acte se déroule-t-il devant la villa Wahnfried, demeure de la famille Wagner dans une Allemagne wilheminienne assez kitsch, triomphante sous l’aile protectrice de l’aigle (tous les personnages sont ailés…), et se termine-t-il sur le départ à la guerre, la fleur au fusil, en 1914. Le deuxième acte s’appuie sur les visions d’horreur de la première guerre mondiale, qui portent en leur sein à la fois l’insouciance des années folles (les filles fleurs) et l’arrivée du nazisme, mal absolu organisé par Klingsor, « ange bleu » (il a le costume de Marlène Dietrich) ange exterminateur. L’impressionnant final de l’acte montre le décor couvert de croix gammées et de symboles nazis, allusion directe à l’implication de la famille Wagner, que Parsifal détruit et fait littéralement exploser: n’oublions pas que l’œuvre fut interdite par les nazis pour « pacifisme ». Le troisième acte débute dans une atmosphère de type « Allemagne année zéro », dans un décor de ruines fumantes (Villa Wahnfried fut bombardée, et détruite, et seulement reconstruite à l’occasion du centenaire du Festival en 1976), et on l’a dit, Parsifal réapparaît en Germania telle qu’elle est représentée dans le portrait Germania de Friedrich August von Kaulbach (1914). L’enchantement du vendredi saint est une représentation de la scène de Bayreuth (sans doute une allusion au Neues Bayreuth) et par un jeu de miroir, c’est la salle qui se reflète, comme métaphore de l’implication du peuple dans la reconstruction et la nouvelle Allemagne, que la conclusion de l’œuvre assoit définitivement: la salle du Graal n’est plus la vaste nef de cathédrale du premier acte (reproduction du décor original) mais le Bundestag, le globe lumineux qui tourne un clair rappel de la coupole du Reichstag d’aujourd’hui, Parsifal, une fois sauvé Amfortas, disparaît, son œuvre est achevée, il a rendu l’Allemagne à elle-même et la vision finale d’une colombe très lumineuse, qui éclaire toute la salle reflétée dans un immense miroir fait de l’œuvre non plus une oeuvre mystique (beaucoup des aspects religieux sont effacés) mais clairement politique et idéologique. La réalisation technique en est étourdissante, et montre à la fois les possibilités du plateau et l’ingéniosité des dispositifs de changement à vue imaginés par la décoratrice Heike Scheele. Ceux qui ont vu à la Monnaie de Bruxelles en décembre dernier la magnifique Rusalka de Dvorak, mise en scène par la même équipe, peuvent aisément se les représenter. A cette réalisation scénique remarquable, typique du Regietheater allemand, qui règne depuis quelques années à Bayreuth, sous l’influence de Katharina Wagner, qui vient, avec sa demi-soeur Eva, de reprendre les rênes du Festival, correspond une direction d’orchestre très lente, très mystique: en cela, elle ne répond pas toujours, notamment au premier acte, à la vision du metteur en scène, mais cette adéquation se construit peu à peu pour rendre le troisième acte littéralement stupéfiant. Gatti sculpte chaque son et a parfaitement su tirer parti de l’acoustique et des particularités de la fosse. Alors que ce chef ne m’a pas toujours convaincu par le passé, je suis resté très impressionné, et l’an dernier et cette année, par sa prestation, même si ce qu’a fait Boulez dans cette même salle en 2002-2003 reste pour moi la référence absolue. Je suis moins convaincu par le chant: aucun des éléments de la distribution ne m’est apparu pleinement en phase avec l’œuvre. Le Gurnemanz de Kwanchoul Youn est en deçà de ses prestations précédentes: la voix fatigue au troisième acte, elle est souvent noyée dans le flot orchestral, ce qui à Bayreuth est rarissime. La Kundry de Mihoko Fujimura est très musicale, l’artiste est remarquable de précision, d’intelligence, mais elle ne sera jamais une Kundry. Elle n’en a ni les moyens (les suraigus du deuxième acte sont criés), ni la personnalité, ni la sensualité: on ne croit pas une seconde à sa puissance de séduction. A mon avis, cette artiste de très grande qualité se fourvoie dans le rôle. Le Parsifal de Christopher Ventris est lui aussi un ton en dessous. Si la composition est acceptable, la voix n’est pas (et n’a jamais été) de celles qui marquent. L’Amfortas de Detlev Roth manque singulièrement d’intensité vocale, et reste plutôt plat. Thomas Jesatko est un Klingsor impressionnant scéniquement, très honnête vocalement.
Au total, une belle représentation stimulante scéniquement, intéressante musicalement, qui tout de même marque les difficultés actuelles du Festival a réunir des distributions convaincantes (on peut le vérifier depuis quelques années) : ce n’est pas par pénurie de chanteurs wagnériens, car on peut aujourd’hui assister partout à des représentations magnifiquement chantées. ce fut le cas à Bayreuth ces dernières années lorsque Nina Stemme chantait Isolde aux côtés du Tristan de Robert Dean Smith, mais c’était la direction musicale qui là n’était pas tout à fait à la hauteur…Ces difficultés montrent tout le travail que les deux nouvelles prêtresses du lieu doivent accomplir les prochaines années. Attendons avec confiance.
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