BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015 – MÜNCHNER OPERNFESTPIELE 2015: ARABELLA de Richard STRAUSS le 17 JUILLET 2015 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: Andreas DRESEN)

Acte II, dispositif général) ©Wilfried Hösl
Acte II, dispositif général) ©Wilfried Hösl

J’ai souvent écrit dans ce blog que Richard Strauss a deux maisons, Vienne et Munich. À Munich, il est chez lui, dans sa patrie de naissance. L’opéra est son théâtre. Il y a une tradition straussienne qui remonte à loin: dans les quarante dernières années, c’est à Munich que Wolfgang Sawallisch a présenté tous les opéras de Strauss, c’est à Munich que Carlos Kleiber a réservé ses Rosenkavalier de légende.
Au Festival cet année, deux opéras de Strauss, Die schweigsame Frau dont nous avons rendu compte dans ce blog à l’automne 2014, et une nouvelle production d’Arabella, confiée à Philippe Jordan qui a ainsi conduit, en l’absence du GMD Kirill Petrenko à Bayreuth, les deux moments les plus forts du Festival, le Tristan und Isolde des adieux au rôle de Waltraud Meier, et cette Arabella superbement distribuée.
Kirill Petrenko va en 2016 participer pour la première fois au Festival de Juillet, où sont présentées les nouvelles productions de l’année la plupart du temps dans les distributions des premières  et quelques reprises de prestige : il y dirigera Tosca (Kaufmann, Harteros, Terfel), Der Rosenkavalier (Harteros, Groissböck, Sindram, Hanna-Elisabeth Müller), South Pole (la création de l’année avec Hampson et Villazon), Die Meistersinger von Nürnberg (Kaufmann) qui concluront le 31 juillet le Festival en revenant à une tradition profondément enracinée qui veut que la dernière représentation de la saison soit Die Meistersinger von Nürnberg : Wolfgang Sawallisch n’y manqua jamais.
Enfin, signalons que les Festspiele 2016 présenteront pour la première fois au répertoire de la Bayerische Staatsoper un opéra de Rameau, Les Indes Galantes (Ivor Bolton Siri Larbi Cherkaoui) au Prinzregententheater.
Le Festival, c’est en quelque sorte le témoignage (et la confirmation) que cette maison est l’une des plus prestigieuses du monde.
L’Arabella munichoise, ce sont d’abord deux étoiles, Anja Harteros, la star maison, au firmament, et Hanna-Elisabeth Müller, la nouvelle star montante, c’est ensuite un chef réputé pour ses Strauss, Philippe Jordan, et un metteur en scène venu du cinéma et de la TV, accessoirement né à l’Est, Andreas Dresen. C’était presque une garantie sur le papier, c’est un must après l’avoir écoutée, moins après l’avoir vue.
La production d’Andreas Dresen n’est pas en effet de celles qu’on rangera dans les travaux définitifs sur l’œuvre, comme la plupart des productions d’Arabella d’ailleurs, dont personne ne se souvient tant elles sont inodores et sans saveur, sinon celle de la crème fouettée gorgée de sucre. Qui se souvient encore de la dernière apparue sur le marché international, signée Florentine Klepper, au Festival de Pâques de Salzbourg puis à Dresde?
Il est vrai que le livret de Hoffmannsthal n’est pas forcément l’un des plus réussis, même si il a quelques vertus littéraires et quelques moments ou répliques émouvantes (Matteo à Zdenka Acte III : O du mein Freund ! du meine Freundin !).

 Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl
Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl

Un couple d’aristocrates désargentés et ruinés par la passion du jeu du mari, négocie au plus offrant sa fille aînée Arabella, pendant qu’il dissimule la cadette Zdenka pour éviter de devoir la doter, et la fait passer pour un garçon. Des deux héroïnes, Zdenka est sans doute la plus attachante. C’est par elle qu’arrive involontairement le nœud de l’intrigue (mince) au deuxième acte et c’est par elle qu’il se dénoue volontairement au troisième. Zdenka est secrètement amoureuse de son « ami » Matteo, fasciné par Arabella dont il reçoit des lettres fraîches et passionnées, écrites en fait par Zdenka qui ainsi lui avoue son amour en se faisant passer pour sa sœur, puisqu’elle ne doit pas apparaître au monde comme une fille. Zdenka se fera passer pour Arabella pendant leur première nuit d’amour, enchanteresse, et c’est ce qui qui provoque la “crise” dans le livret.

De son côté Arabella, courtisée avec insistance par trois jeunes nobles, a été frappée par le regard d’un bel étranger ténébreux qu’elle a croisé et qui se trouve être à Vienne pour la rechercher. Le comte Waldner, père d’Arabella, a en effet proposé sa fille à son vieil ami richissime Mandryka, mort entre temps, et dont le Mandryka actuel se trouve être le neveu. Unique héritier de son oncle, il a donc reçu la lettre de Waldner et la photo d’Arabella : il en est tombé immédiatement amoureux.

Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Arabella (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl
Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Arabella (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl

Voilà l’essentiel de l’intrigue, bien grêle, qui mêle un regard attendri sur une Vienne dont l’aristocratie fout le camp, et sur les émois des jeunes filles. « À quoi rêvent les jeunes filles » voire « À l’ombre des jeunes filles en fleurs » pourraient être les sous-titres de cette histoire si Musset et Proust ne les avaient pas préemptés. Fin crépusculaire d’un modèle social, regard attendri sur la psyché féminine, y compris celle d’Adélaïde, la mère des deux sœurs, voilà les éléments de ce livret écrit à la fin des années 20 (Hoffmannsthal meurt en 1929) et créé en juillet 1933 dans les premiers mois du nazisme. D’ailleurs c’était Fritz Busch, dédicataire, qui devait le créer mais celui-ci (qui n’était pas juif) avait déjà quitté l’Allemagne nazie et c’est Clemens Krauss et sa femme Viorica Ursuleac qui le créèrent à Dresde avec un immense succès.
Le metteur en scène refuse, et c’est sans doute la seule chose qu’on puisse vraiment lui créditer, le côté crème fouettée qu’on aime tant dans Strauss depuis qu’un critique a trouvé la voix de Renée Fleming, l’Arabella des dernières années, « crémeuse », une expression aussi fascinante que vide. Comprenne qui peut.
Pas de sucrerie, pas de complaisance sur ce monde sombre, à dominante noire et rouge du drapeau nazi, dans un décor monumental représentant sous toutes ses coutures deux volées d’escaliers qui se croisent en svastika stylisée et arrondie. D’ailleurs, à la fête de l’anniversaire d’Arabella, on croise de nombreux officiers en uniforme noir et bottes cirées qui nous rappellent quelque chose. Si l’histoire devrait se passer vers 1860, elle est créée en juillet 1933, une date évidemment qui sonne sinistre dans l’histoire de l’Allemagne. Andreas Dresen a donc souligné à la fois l’ambiance et l’époques, plutôt maussades : on ne rit pas vraiment à cette fête et même Fiakermilli a plutôt l’air d’une domina en rut que de la joyeuse mascotte des fiacres de carnaval.

Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl
Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl

Car l’anniversaire d’Arabella vire à l’orgie générale où la Fiakermilli s’use en vocalises de jouissance (comme dans l’Alcina d’Aix, voir ce blog) sous les coups de boutoir d’un Mandryka désespéré.
Comme vous le devinez, quand on est désespéré par un amour qu’on croit ruiné, on se jette dans les plaisirs les plus bestiaux  pour noyer son chagrin. Dresen nous montre une société usée, supposée prête à se donner corps et âme au nazisme. Les parents, Adélaïde et Waldner, sont assez caricaturaux eux aussi, produits du temps, produits de l’aristocratie ruinée, disposés à s’offrir au premier venu pourvu qu’ils puissent en récupérer un peu d‘argent.
En dehors de cet acte central qui donne la couleur à l’ensemble, peu de choses à dire sinon que la mise en scène ne dérange pas, et que au troisième acte, la grande scène de l’aveu de Zdenka est plutôt bien traitée, grâce à une Hanna-Elisabeth Müller miraculeuse de jeunesse, de fraîcheur et de naturel. Face à elle Anja Harteros, forcément plus mûre, plus femme, un tantinet plus rêche et distante, compose un personnage qui non seulement ne s’en laisse pas compter par les hommes, mais découvre sa faiblesse en croisant le regard d’un Mandryka magnifiquement campé par Thomas Johannes Mayer, beaucoup plus cohérent avec le profil de hobereau bûcheron décrit par Hoffmannsthal qu’un Thomas Hampson, trop élégant (à Salzbourg) : l’aristocrate décadente et hésitante, qui refuse l’amour d’hommes qu’elle fait sauter comme crêpes à la chandeleur, tombe amoureuse d’un sauvage au grand cœur, par chance richissime. Anja Harteros, dont on découvre dans ces rôles straussiens (c’est aussi évident dans sa Maréchale) la subtilité, les petits gestes un peu gauches et si vrais, les hésitations, mais aussi une certaine générosité, y fait montre d’une vraie profondeur.
Si c’est la mise en scène qui a permis de dégager ces caractères (que Florentine Klepper avait à Salzbourg soigneusement laissés dans leur crème fouettée), alors il faut remercier Andreas Dresen qui au moins a monté une Arabella un peu plus agressive et un peu moins gnan gnan que d’habitude.
Mais c’est ce soir la musique et ses deux trépieds, direction et chant, qui nous emportent.
Je le dis avec d’autant plus de netteté que je ne suis pas un fanatique de l’approche musicale de Philippe Jordan, même si c’est un bon chef pour Strauss. On retrouve sa précision, sa netteté, ses lignes bien dégagées et sa prise sur l’orchestre. Tout est au point, tout est propre, mais cette fois-ci c’est aussi expressif. Et beaucoup plus expressif, beaucoup plus dynamique qu’à l’accoutumée. Sans doute aussi l’extraordinaire qualité de l’orchestre et sa familiarité avec l’univers de Strauss y sont pour quelque chose. Sans doute enfin l’incroyable engagement du plateau n’y est pas étranger, mais tout de même, je n’avais pas entendu ce Jordan-là depuis longtemps et il est l’un des artisans, sans aucun doute possible, du triomphe de la soirée. Il porte l’orchestre et le plateau à incandescence, bien plus chaleureux et bien plus sensible qu’un Thielemann soucieux de précision sonore millimétrée, mais incapable de transmettre toute chaleur et tout allant prêts à s’exhaler.
Le plateau est de ceux qui emportent totalement l’adhésion et pas seulement à cause des deux stars féminines de la soirée. C’est d’abord un plateau homogène et engagé, où la troupe de Munich confirme une fois de plus un degré de qualité étonnant. La manière de composer la distribution montre aussi un haut degré de professionnalisme : jusqu’au moindre petit rôle, y compris les deux acteurs jouant Jankel (Tjark Bernau) et Djura (Vedran Lovric).
Heike Grötzinger promène son beau mezzo dans la cartomancienne (die Kartenaufschlägerin), les « trois comtes » amoureux, sont remarquables, à commencer par le Lamoral de luxe de Steven Humes, déjà à Salzbourg l’an dernier, mais qu’on a l’habitude de voir dans des rôles de basse wagnérienne, mais aussi les deux membres de l’ensemble munichois, le Graf Dominik d’Andrea Borghini, baryton formé à l’opéra studio de Munich, et Dean Power, le ténor irlandais qui semble être ici de toutes les distributions et toujours excellent.

Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl
Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl

On aurait aimé peut-être une Fiakermilli moins acide que la jeune norvégienne Eir Inderhaug: la voix fait les aigus demandés, l’actrice fait le rôle de Domina excitée voulu par la mise en scène , mais la composition d’ensemble est bien moins séduisante que d’autres Fiakermilli (Daniela Fally l’an dernier à Salzbourg ou plus loin dans le temps, Natalie Dessay qui était tout simplement phénoménale) : c’est proche du cri, cela manque de rondeur, c’est légèrement vitriolé et donc pas très agréable.
Kurt Rydl semble inusable : il était déjà Publio dans ma première Clemenza di Tito à Salzbourg (Levine)…en 1979. La voix a toujours un grave sonore, mais évidemment quelques accrocs, mais la composition est vraiment remarquable de naturel et d’efficacité dans ce père roublard et désespérant.

Waldner (Kurt Rydl) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl
Waldner (Kurt Rydl) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl

Doris Soffel à 67 ans reste impressionnante ; déjà son naturel en scène, ce côté à la fois aristocrate un peu passée (dans sa robe de chambre) au premier acte et un tantinet vulgaire au deuxième acte (elle s’éclipse pour quelques galipettes avec l’un des trois comtes), pour être maternelle et pétrie d’humanité au troisième acte.  La mise en scène lui donne aussi un rôle plus élaboré et la voix est toujours puissante, toujours présente, toujours sans vraie faille : une vraie composition.

Matteo (Joseph Kaiser) & Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller ©Wilfried Hösl
Matteo (Joseph Kaiser) & Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller ©Wilfried Hösl

Le Matteo de Joseph Kaiser est bien connu, c’est même l’un des rôles que le ténor américain promène dans à peu près tous les opéras du monde. Il m’a semblé un peu en retrait vocalement ce soir, certes toujours efficace en scène, mais un Daniel Behle l’an dernier à Salzbourg était plus émouvant, plus intérieur, moins superficiel. La prestation reste très propre, mais sans couleur ni vraie personnalité musicale.
Thomas Johannes Mayer ne chante pas Mandryka, il est Mandryka: toutes ses attitudes, son jeu sont une incarnation du personnage voulu par Hoffmansthal, un sanguin au grand coeur, peu au fait des usages sociaux de l’aristocratie viennoise. Et cette facilité dans le rôle, on la retrouve dans un chant magnifique, comme on ne l’avait pas entendu depuis longtemps. On retrouve ses qualités intrinsèques comme un sens de la parole et une diction exemplaires, mais en plus il y a la puissance, il y a l’éclat, il y a même la jeunesse d’une voix qui semblait prématurément vieillie. Ce sont de véritables retrouvailles avec un artiste dont on connaît l’intelligence et la sensibilité, et qui fait montre ce soir de toutes les qualités qu’on craignait disparues au vu de certaines représentations difficiles ces dernières années.

Arabella (Anja Harteros) &  Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) ©Wilfried Hösl
Arabella (Anja Harteros) & Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) ©Wilfried Hösl

Et nos deux sœurs : depuis l’an dernier, nous connaissons la Zdenka d’Hanna-Elisabeth Müller qui a déjà triomphé à Salzbourg à Pâques, un pur produit maison, formée à l’opéra studio de Munich et désormais membre de la troupe, d’une incroyable fraîcheur  et d’une sûreté vocale impressionnante. Elle a dans la voix un étonnant potentiel d’émotion. Son troisième acte est éblouissant de tendresse : le personnage est rendu dans ses moindres replis, il y a la timidité, il y a l’allant et l’élan, il y a la fraîcheur, il y a aussi la résolution, au-delà de toute honte bue.
Dans toute la partie travestie, elle est aussi vraie. En bref, on y croit, grâce à une voix vibrante, aux aigus triomphants. Le fameux duo du premier acte Ich red’im Ernst entre Arabella et Zdenka est peut-être le plus beau entendu sur une scène depuis longtemps, avec une harmonie entre les deux voix, une homogénéité que je n’ai pas trouvée depuis des lustres : on en tremblait tant c’était bouleversant.
Aurait-on trouvé une future Lucia Popp ?

 Anja Harteros (Arabella) © Wilfried Hösl
Anja Harteros (Arabella) © Wilfried Hösl

Enfin, Anja Harteros, pour qui c’est une prise de rôle s’inscrit d’emblée dans la légende des Arabella : je l’ai rarement entendue si naturelle et si émouvante. Certes, Strauss lui va bien, car elle lui donne une vie avant de lui donner une voix. Elle est en scène plus jeune femme que jeune fille, très maternelle avec Zdenka, elle est avec les trois comtes un peu coquette, et quand elle est seule en scène, elle retrouve une fraîcheur et une insécurité de jeune fille. Et toutes ces inflexions se retrouvent dans une voix d’ailleurs un tout petit peu hésitante au départ, et puis qui rapidement reprend son assise (le duo dont il était question précédemment est évidemment une merveille) avec des aigus d’une facilité et d’un éclat déconcertants, mais surtout des accents d’une vérité aujourd’hui unique. L’art du chant à son sommet. Un chant décidé, un chant quelquefois presque agressif, un chant incarné pour une incarnation unique d’une Arabella enfin sortie de la Chantilly et qui crie la vie, et qui crie la femme, et qui crie l’amour. Pour tout dire, je suis émerveillé par cette interprétation rayonnante.

Et ce bonheur qu’elle semblait partager avec la salle lors des saluts, éclairait son visage comme je l’ai rarement vu.
Voilà une soirée mémorable, comme il y en eut pas mal ces derniers jours à Munich, et comme il y en a souvent dans les Strauss joués dans cette maison.

Habemus Arabellam, pour de longues années. [wpsr_facebook]

Anja Harteros le 17 juillet 2015
Anja Harteros le 17 juillet 2015

 

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: DAS RHEINGOLD (L’Or du Rhin), mise en scène Guy CASSIERS, direction Daniel BARENBOIM (19 mai 2010)

Les images se réfèrent aux reprises berlinoises

 

Après les déboires du Ring précédent, dirigé par Riccardo Muti, on attendait impatiemment l’Or du Rhin, confié pour la musique à la baguette de Daniel Barenboim et pour la mise en scène au flamand Guy Cassiers, directeur du Toneelhuis d’Anvers, une des figures les plus emblématiques du théâtre aujourd’hui. Le spectacle qui en sort, s’il est musicalement impeccable (Barenboim signe là une de ses interprétations les plus originales, parmi tous les Ring qu’il a dirigés), est aussi scéniquement fort, mais déconcertant par ses présupposés, sa nouveauté, et sa complexité. Deux longs articles éclairent dans le programme de salle la démarche de Cassiers, et leur lecture est plus qu’utile, elle serait même indispensable avant le lever de rideau. Le spectacle est complexe par ses exigences techniques, par le sens des images, par la présence obsessionnelle de danseurs qui collent aux chanteurs, les mettant quelquefois en porte à faux, par la multiplicité des regards et des points de vue: la complexité naît de l’exigence de regarder les chanteurs, mais aussi leur image video, ou les images qui accompagnent les scènes, et qui elles aussi racontent, quelquefois en décalage, l’histoire de l’Or du Rhin.

 

Alors commençons par l’interprétation musicale qui nous est apparue trancher avec ce que Daniel Barenboim propose habituellement: une direction bien sûr très attentive, mais aussi très analytique, qui ne laisse passer aucun détail musical, qui met en relief des phrases qu’on n’entendait pas forcément, qui suit avec scrupule le déroulement scénique, avec lequel elle apparaît totalement en phase (d’ailleurs, les dramaturges qui analysent les propositions de Cassiers citent Barenboim abondamment dans le programme). Il en résulte un travail tendu à l’extrème, au tempo bien plus lent que d’habitude, mais jamais ennuyeux ou à contresens,  moins éclatant, moins “Furtwänglerien” – on sait que Furtwängler est un des grands maîtres de Barenboim dans les interprétations wagnériennes- mais d’une redoutable précision, d’une grande rondeur sonore: il obtient de l’orchestre de la Scala une maîtrise technique qu’on ne lui connaissait pas depuis longtemps, et qui renoue avec la grande tradition wagnérienne de cet orchestre (depuis Toscanini, en passant par De Sabata,  Furtwängler, Sawallisch, Kleiber, Abbado et même Muti, qui a dirigé le Ring, le Vaisseau Fantôme et Parsifal avec des succès divers…). Barenboim est clairement beaucoup plus à son aise que dans Boccanegra ou Carmen, et il nous apprend des choses sur l’oeuvre. Il est accompagné d’une équipe de chanteurs avec laquelle il a sculpté le texte et travaillé la diction avec une si grande rigueur que même telle ou telle faiblesse vocale – très contingente – est compensée par un réel plaisir du texte qui est dit, infléchi, coloré, mâché avec une telle science (on dirait quelquefois du Lied) que l’on ne peut que saluer le travail de préparation, auquel  les exigences du metteur en scène ne sont pas étrangères, tant Cassiers dans tout son théâtre fait dire le texte à ses acteurs d’une manière quasi pointilliste (on le remarque même lorsque c’est du neerlandais que nous ne comprenons pas a priori).

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René Pape (Wotan)

Evidemment, le Wotan de René Pape domine, voix profonde, sonore, d’une étonnante clarté et lisibilité, avec une étendue remarquable dans une partie très sollicitée dans ce prologue. Sans avoir le relief et la violence expressive d’autres (Kelemen, von Kannen), Johannes Martin Kränzle a une présence marquée, et travaille la couleur vocale et l’interprétation de manière exemplaire, une sorte d’Alberich tout de violence rentrée. Le Mime de Wolfgang Ablinger Sperrhacke, qui ne m’avait pas particulièrement convaincu à Paris, est ici beaucoup plus à l’aise et compose un vrai “négatif” de son frère Alberich, avec le même sens du texte. Une fois de plus, on a trouvé un Loge de référence, une sorte de monsieur Loyal légèrement clownesque, Stefan Rügamer, qui va sans doute marquer le rôle: tout y est, présence vocale et physique, inflexions ironiques marquées, technique de fer, science des mots ! En revanche, les géants me semblent bien pâles, avec un Fasolt (Tigran Martirossian) en réelle difficulté dans les passages (des moments vraiment gênants ou le chant devient râclure) et une voix en arrière, jamais projetée, comme s’il se forçait à chercher au plus profond des sons qu’il ne sait pas produire naturellement, et un Fafner bien pâle (Timo Riihonen). Froh (Marco Jentzsch) et Donner (Jan Buchwald, un vrai physique de composition) sont honnêtes sans plus et pâles comme il convient à leurs rôles. A part Anna Larsson (Erda d’une altière noblesse et d’une sépulcrale beauté) dont on connaît la voix de contralto qui fait le tour du monde et qui propose une intervention impressionnante de justesse, Doris Soffel et Anna Samuil déçoivent un peu. Doris Soffel interprète d’une manière exemplaire et sa diction est un modèle du genre, sa tenue en scène et le personnage campé font que les regards se concentrent sur elle, mais la voix n’est plus ce qu’elle était, même si sa prestation reste fort honorable, plus marquante par sa présence que par sa voix; Anna Samuil malgré une voix bien posée, n’a pas l’épaisseur voulue pour le rôle, (mais j’ai en tête Helga Dernesch avec Solti à Paris!) et la voix ici manque de dramatisme: j’aime les Freia qui peuvent être des Sieglinde, car alors, le rôle gagne en dramatisme et n’est pas confiné aux larmes d’une jeune fille perdue. Les filles du Rhin, Aga Mikolaj, Maria Gortsveskaya, Marina Prudenskaya, sont irréprochables, dans une scène à la mise en scène la plus complexe qui soit, il y a longtemps que je n’avais pas entendu un trio aussi juste. Comme on le voit, malgré quelques faiblesses, la distribution réunie  fait honneur à la  Scala, quant à Barenboim, il était là dans un grand soir où il a mis toute son équipe et son orchestre au service de la “Gesamtkunstwerk”, de l’oeuvre d’art totale que Wagner appelait de ses voeux.

 

Le travail de Guy Cassiers est exemplaire sur le plan dramaturgique, pas toujours d’une clarté cristalline sur scène, et sans doute ce travail mérite-t-il peut être quelque affinage pour les représentations berlinoises et les futures représentations du Ring en 2013. Autrement dit, autant les présupposés impressionnent, autant le résultat scénique à certains moments reste-il en deçà des attentes, notamment toutes les scènes avec l’ensemble des dieux, qui apparaissent répétitives, malgré de belles idées. Sans doute les chorégraphies (de Sidi Larbi Cherkaoui), omniprésentes et inattendues chez un public wagnérien, finissent-elles par lasser alors qu’elles sont un élément porteur de la vision “déconstruite” du metteur en scène, sans doute aussi la nécessité d’avoir l’oeil partout, en ensemble,  sur les chanteurs, sur les projections vidéo, sur les danseurs, pour recomposer une vision syncrétique et globale, perturbe-t-elle nos habitudes de spectateur, car ce qui se passe sur les écrans n’est pas toujours une reprise exacte de la scène, mais en éclaire les enjeux. Quant aux danseurs, leur fonction diffère selon les moments: ils collent aux dieux car ils  sont la représentation de leurs sentiments ou de leurs émotions et les empêche presque de se mouvoir, ils en sont une gêne permanente (voulue) dans les mouvements des chanteurs. En effet, les dieux restent assez fixes, ils n’expriment rien avec le corps (contrairement à Chéreau), et sont bloqués par un espace difficile et des circulations contraintes sur des pontons étroits passant sur des étendues d’eau : ainsi les Dieux omnipotents sont-ils déjà dans la contrainte et l’impuissance, d’où une chorégraphie qui montre le mouvement “intérieur”que les corps n’expriment pas. Cassiers aime dans son théâtre utiliser tous les arts de la scène et du mouvement, théâtre, danse, vidéo, et le tout en même temps: au spectateur de reconstruire le puzzle déconstruit qui est offert, car chaque élément n’est pas à voir séparément, mais en un tout. Cette approche convient à la scène initiale des filles du Rhin: elles apparaissent en chair et os, mais en même temps sur un écran géant, quand l’une chante, l’autre se mire devant une caméra qui reprend ses gestes et ses mimiques, dans une vision aquatique glauque, noire ou boueuse. Ce qui explique clairement qu’ainsi démultipliées, elles échappent à Alberich qui ne comprend plus rien, n’attrapant ni les corps, ni les ombres ni les images. C’est une très grande réussite scénique et esthétique. Autre réussite, la scène du Nibelheim, où Alberich trône dans une sorte de régie couverte de caméras, qui reprennent l’espace et le projettent sur écran dans les moindres détails, à la manière de big brother ou loft story, sorte de téléréalité redoutable où rien n’échappe à l’oeil du maître. Les danseurs sont là ses esclaves, ils n’expriment aucun sentiment, mais sont des objets, tour à tour trône, Tarnhelm, dragon, grenouille: les scène de transformations sont étonnantes, et là aussi, l’effet théâtral est impressionnant.

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Anna Larsson (Erda)

Impressionnante aussi l’apparition d’Erda, qui monte des profondeurs et ne cesse de monter, perchée sur une immense robe de plusieurs mètres de haut, qui domine ainsi les dieux et les hommes (une peu comme la Reine de la Nuit dans la vision de Bob Wilson à la Bastille).
La conséquence, c’est une sorte de continuité, sans jamais baisser le rideau, et donc une fluidité des changements à vue (ce qui évidemment est conforme à ce que Wagner voulait et multiplie la tension scénique), mais aussi une sorte d’unicité de l’espace, comme si la scène devenait la scène du monde dans sa globalité, Nibelheim (le bas),  Terre,  Dieux (le ciel, le haut)et qu’en réalité les choses se confondaient déjà dans l’unicité d’un univers perdu d’avance. Car au delà des scènes dans leur détail, la vision de cet Or du Rhin est très noire: tout est déjà joué, et il n’y a aucun espoir. Les filles du Rhin évoluent déjà en eau trouble, une eau troublée par un monde déjà en déliquescence, notre monde où toute réalité n’est déjà plus que virtuelle ou numérique, et le rideau se ferme sur une scène désertée annonçant déjà la suite (La Walkyrie) où Loge sautille ironiquement devant les désastres futurs, et une musique ronflante et creuse (celle que Wagner écrit, pleine d’ironie terrible) illustre  la victoire à la Pyrrhus des Dieux engloutis par un Walhalla inquiétant (une sorte de bas relief de corps d’enfants aux formes torturées).
Dans cette vision très actuelle (décors technologiques de Enrico Bagnoli, magnifiques costumes de Tim van Steenbergen), novatrice à n’en pas douter (incroyable travail video de Arjen Kleerkx et Kurt d’Haeseleer), certaines scènes semblent inachevées: d’abord, l’analyse n’est pas totalement nouvelle: Chéreau lui même montrait le cortège des dieux entrant à reculons dans le Walhalla enfin conquis, Peter Stein à Paris en faisait des membres d’un salon mondain impuissants (déjà) à maîtriser la marche du destin – Cassiers n’en est pas loin -, mais Chéreau, comme Stein et comme d’autres, travaillaient beaucoup sur la relation entre les êtres, sur l’acteur, sur la personne. Ici il n’y pas de travail sur la psychologie de l’acteur, car le jeu est réduit au minimum, et c’est l’ensemble de la contruction, video, chanteurs, danseurs, qui fait sens ensemble et non pas séparément, corps déconstruits, rôles déconstruits, vision déconstuites que le spectateur doit reconstituer pour donner sens (en lisant le programme, cela vaut mieux). Ainsi les géants n’apparaissent-ils géants que dans la projection de leur ombre, et face à leurs ombres, l’ombre de Freia minuscule fait sens, mais ces ombres ont une vie autonome sur l’écran, et ne sont pas les projections de ce qui se passe sur le devant le la scène: ainsi dans les ombres même des géants, se projettent des corps disloqués, en souffrance renvoyant sans doute au monde du travail destructeur que les géants symbolisent. Il en résulte un ensemble fascinant à n’en pas douter, qui laisse une foule d’interrogations, jamais d’indifférence, mais qui en même temps n’arrive pas à convaincre tout à fait. On se demande si l’ennui qui quelquefois pointe son nez n’est pas voulu, pour induire une sorte de lassitude, de fatigue à l’aube même d’une histoire, qui apparaît après cet Or du Rhin presque inutile, et si la suite ne serait plus trois journées, mais trois soubresauts d’une bête déjà agonisante.

Je ne peux que conseiller le voyage de Milan, avant fin mai, ou à Berlin, en automne, pour vous faire une idée plus claire que celle que je puis exprimer: une réussite musicale et une grande interrogation scénique, mais comme pour tous les spectacles de Cassiers, qui laissent toujours un goût étrange en bouche. Et si vous ne connaissez pas Cassiers, rendez-vous à Avignon cet été ou à Grenoble en automne pour faire connaissance avec cette approche fascinante et si particulière.

Une seule certitude: rien à voir avec la médiocrité grise de la production parisienne, à Milan au moins, les méninges fonctionnent, à s’en faire mal.

NB: Ce Rheingold est retransmis le 26 mai à 20h en direct de la Scala sur MEZZO .