BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015 – MÜNCHNER OPERNFESTPIELE 2015: ARABELLA de Richard STRAUSS le 17 JUILLET 2015 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: Andreas DRESEN)

Acte II, dispositif général) ©Wilfried Hösl
Acte II, dispositif général) ©Wilfried Hösl

J’ai souvent écrit dans ce blog que Richard Strauss a deux maisons, Vienne et Munich. À Munich, il est chez lui, dans sa patrie de naissance. L’opéra est son théâtre. Il y a une tradition straussienne qui remonte à loin: dans les quarante dernières années, c’est à Munich que Wolfgang Sawallisch a présenté tous les opéras de Strauss, c’est à Munich que Carlos Kleiber a réservé ses Rosenkavalier de légende.
Au Festival cet année, deux opéras de Strauss, Die schweigsame Frau dont nous avons rendu compte dans ce blog à l’automne 2014, et une nouvelle production d’Arabella, confiée à Philippe Jordan qui a ainsi conduit, en l’absence du GMD Kirill Petrenko à Bayreuth, les deux moments les plus forts du Festival, le Tristan und Isolde des adieux au rôle de Waltraud Meier, et cette Arabella superbement distribuée.
Kirill Petrenko va en 2016 participer pour la première fois au Festival de Juillet, où sont présentées les nouvelles productions de l’année la plupart du temps dans les distributions des premières  et quelques reprises de prestige : il y dirigera Tosca (Kaufmann, Harteros, Terfel), Der Rosenkavalier (Harteros, Groissböck, Sindram, Hanna-Elisabeth Müller), South Pole (la création de l’année avec Hampson et Villazon), Die Meistersinger von Nürnberg (Kaufmann) qui concluront le 31 juillet le Festival en revenant à une tradition profondément enracinée qui veut que la dernière représentation de la saison soit Die Meistersinger von Nürnberg : Wolfgang Sawallisch n’y manqua jamais.
Enfin, signalons que les Festspiele 2016 présenteront pour la première fois au répertoire de la Bayerische Staatsoper un opéra de Rameau, Les Indes Galantes (Ivor Bolton Siri Larbi Cherkaoui) au Prinzregententheater.
Le Festival, c’est en quelque sorte le témoignage (et la confirmation) que cette maison est l’une des plus prestigieuses du monde.
L’Arabella munichoise, ce sont d’abord deux étoiles, Anja Harteros, la star maison, au firmament, et Hanna-Elisabeth Müller, la nouvelle star montante, c’est ensuite un chef réputé pour ses Strauss, Philippe Jordan, et un metteur en scène venu du cinéma et de la TV, accessoirement né à l’Est, Andreas Dresen. C’était presque une garantie sur le papier, c’est un must après l’avoir écoutée, moins après l’avoir vue.
La production d’Andreas Dresen n’est pas en effet de celles qu’on rangera dans les travaux définitifs sur l’œuvre, comme la plupart des productions d’Arabella d’ailleurs, dont personne ne se souvient tant elles sont inodores et sans saveur, sinon celle de la crème fouettée gorgée de sucre. Qui se souvient encore de la dernière apparue sur le marché international, signée Florentine Klepper, au Festival de Pâques de Salzbourg puis à Dresde?
Il est vrai que le livret de Hoffmannsthal n’est pas forcément l’un des plus réussis, même si il a quelques vertus littéraires et quelques moments ou répliques émouvantes (Matteo à Zdenka Acte III : O du mein Freund ! du meine Freundin !).

 Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl
Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl

Un couple d’aristocrates désargentés et ruinés par la passion du jeu du mari, négocie au plus offrant sa fille aînée Arabella, pendant qu’il dissimule la cadette Zdenka pour éviter de devoir la doter, et la fait passer pour un garçon. Des deux héroïnes, Zdenka est sans doute la plus attachante. C’est par elle qu’arrive involontairement le nœud de l’intrigue (mince) au deuxième acte et c’est par elle qu’il se dénoue volontairement au troisième. Zdenka est secrètement amoureuse de son « ami » Matteo, fasciné par Arabella dont il reçoit des lettres fraîches et passionnées, écrites en fait par Zdenka qui ainsi lui avoue son amour en se faisant passer pour sa sœur, puisqu’elle ne doit pas apparaître au monde comme une fille. Zdenka se fera passer pour Arabella pendant leur première nuit d’amour, enchanteresse, et c’est ce qui qui provoque la “crise” dans le livret.

De son côté Arabella, courtisée avec insistance par trois jeunes nobles, a été frappée par le regard d’un bel étranger ténébreux qu’elle a croisé et qui se trouve être à Vienne pour la rechercher. Le comte Waldner, père d’Arabella, a en effet proposé sa fille à son vieil ami richissime Mandryka, mort entre temps, et dont le Mandryka actuel se trouve être le neveu. Unique héritier de son oncle, il a donc reçu la lettre de Waldner et la photo d’Arabella : il en est tombé immédiatement amoureux.

Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Arabella (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl
Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Arabella (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl

Voilà l’essentiel de l’intrigue, bien grêle, qui mêle un regard attendri sur une Vienne dont l’aristocratie fout le camp, et sur les émois des jeunes filles. « À quoi rêvent les jeunes filles » voire « À l’ombre des jeunes filles en fleurs » pourraient être les sous-titres de cette histoire si Musset et Proust ne les avaient pas préemptés. Fin crépusculaire d’un modèle social, regard attendri sur la psyché féminine, y compris celle d’Adélaïde, la mère des deux sœurs, voilà les éléments de ce livret écrit à la fin des années 20 (Hoffmannsthal meurt en 1929) et créé en juillet 1933 dans les premiers mois du nazisme. D’ailleurs c’était Fritz Busch, dédicataire, qui devait le créer mais celui-ci (qui n’était pas juif) avait déjà quitté l’Allemagne nazie et c’est Clemens Krauss et sa femme Viorica Ursuleac qui le créèrent à Dresde avec un immense succès.
Le metteur en scène refuse, et c’est sans doute la seule chose qu’on puisse vraiment lui créditer, le côté crème fouettée qu’on aime tant dans Strauss depuis qu’un critique a trouvé la voix de Renée Fleming, l’Arabella des dernières années, « crémeuse », une expression aussi fascinante que vide. Comprenne qui peut.
Pas de sucrerie, pas de complaisance sur ce monde sombre, à dominante noire et rouge du drapeau nazi, dans un décor monumental représentant sous toutes ses coutures deux volées d’escaliers qui se croisent en svastika stylisée et arrondie. D’ailleurs, à la fête de l’anniversaire d’Arabella, on croise de nombreux officiers en uniforme noir et bottes cirées qui nous rappellent quelque chose. Si l’histoire devrait se passer vers 1860, elle est créée en juillet 1933, une date évidemment qui sonne sinistre dans l’histoire de l’Allemagne. Andreas Dresen a donc souligné à la fois l’ambiance et l’époques, plutôt maussades : on ne rit pas vraiment à cette fête et même Fiakermilli a plutôt l’air d’une domina en rut que de la joyeuse mascotte des fiacres de carnaval.

Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl
Mandryka (Thomas Johannes Mayer ) & Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl

Car l’anniversaire d’Arabella vire à l’orgie générale où la Fiakermilli s’use en vocalises de jouissance (comme dans l’Alcina d’Aix, voir ce blog) sous les coups de boutoir d’un Mandryka désespéré.
Comme vous le devinez, quand on est désespéré par un amour qu’on croit ruiné, on se jette dans les plaisirs les plus bestiaux  pour noyer son chagrin. Dresen nous montre une société usée, supposée prête à se donner corps et âme au nazisme. Les parents, Adélaïde et Waldner, sont assez caricaturaux eux aussi, produits du temps, produits de l’aristocratie ruinée, disposés à s’offrir au premier venu pourvu qu’ils puissent en récupérer un peu d‘argent.
En dehors de cet acte central qui donne la couleur à l’ensemble, peu de choses à dire sinon que la mise en scène ne dérange pas, et que au troisième acte, la grande scène de l’aveu de Zdenka est plutôt bien traitée, grâce à une Hanna-Elisabeth Müller miraculeuse de jeunesse, de fraîcheur et de naturel. Face à elle Anja Harteros, forcément plus mûre, plus femme, un tantinet plus rêche et distante, compose un personnage qui non seulement ne s’en laisse pas compter par les hommes, mais découvre sa faiblesse en croisant le regard d’un Mandryka magnifiquement campé par Thomas Johannes Mayer, beaucoup plus cohérent avec le profil de hobereau bûcheron décrit par Hoffmannsthal qu’un Thomas Hampson, trop élégant (à Salzbourg) : l’aristocrate décadente et hésitante, qui refuse l’amour d’hommes qu’elle fait sauter comme crêpes à la chandeleur, tombe amoureuse d’un sauvage au grand cœur, par chance richissime. Anja Harteros, dont on découvre dans ces rôles straussiens (c’est aussi évident dans sa Maréchale) la subtilité, les petits gestes un peu gauches et si vrais, les hésitations, mais aussi une certaine générosité, y fait montre d’une vraie profondeur.
Si c’est la mise en scène qui a permis de dégager ces caractères (que Florentine Klepper avait à Salzbourg soigneusement laissés dans leur crème fouettée), alors il faut remercier Andreas Dresen qui au moins a monté une Arabella un peu plus agressive et un peu moins gnan gnan que d’habitude.
Mais c’est ce soir la musique et ses deux trépieds, direction et chant, qui nous emportent.
Je le dis avec d’autant plus de netteté que je ne suis pas un fanatique de l’approche musicale de Philippe Jordan, même si c’est un bon chef pour Strauss. On retrouve sa précision, sa netteté, ses lignes bien dégagées et sa prise sur l’orchestre. Tout est au point, tout est propre, mais cette fois-ci c’est aussi expressif. Et beaucoup plus expressif, beaucoup plus dynamique qu’à l’accoutumée. Sans doute aussi l’extraordinaire qualité de l’orchestre et sa familiarité avec l’univers de Strauss y sont pour quelque chose. Sans doute enfin l’incroyable engagement du plateau n’y est pas étranger, mais tout de même, je n’avais pas entendu ce Jordan-là depuis longtemps et il est l’un des artisans, sans aucun doute possible, du triomphe de la soirée. Il porte l’orchestre et le plateau à incandescence, bien plus chaleureux et bien plus sensible qu’un Thielemann soucieux de précision sonore millimétrée, mais incapable de transmettre toute chaleur et tout allant prêts à s’exhaler.
Le plateau est de ceux qui emportent totalement l’adhésion et pas seulement à cause des deux stars féminines de la soirée. C’est d’abord un plateau homogène et engagé, où la troupe de Munich confirme une fois de plus un degré de qualité étonnant. La manière de composer la distribution montre aussi un haut degré de professionnalisme : jusqu’au moindre petit rôle, y compris les deux acteurs jouant Jankel (Tjark Bernau) et Djura (Vedran Lovric).
Heike Grötzinger promène son beau mezzo dans la cartomancienne (die Kartenaufschlägerin), les « trois comtes » amoureux, sont remarquables, à commencer par le Lamoral de luxe de Steven Humes, déjà à Salzbourg l’an dernier, mais qu’on a l’habitude de voir dans des rôles de basse wagnérienne, mais aussi les deux membres de l’ensemble munichois, le Graf Dominik d’Andrea Borghini, baryton formé à l’opéra studio de Munich, et Dean Power, le ténor irlandais qui semble être ici de toutes les distributions et toujours excellent.

Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl
Fiakermilli (Eir Inderhaug) ©Wilfried Hösl

On aurait aimé peut-être une Fiakermilli moins acide que la jeune norvégienne Eir Inderhaug: la voix fait les aigus demandés, l’actrice fait le rôle de Domina excitée voulu par la mise en scène , mais la composition d’ensemble est bien moins séduisante que d’autres Fiakermilli (Daniela Fally l’an dernier à Salzbourg ou plus loin dans le temps, Natalie Dessay qui était tout simplement phénoménale) : c’est proche du cri, cela manque de rondeur, c’est légèrement vitriolé et donc pas très agréable.
Kurt Rydl semble inusable : il était déjà Publio dans ma première Clemenza di Tito à Salzbourg (Levine)…en 1979. La voix a toujours un grave sonore, mais évidemment quelques accrocs, mais la composition est vraiment remarquable de naturel et d’efficacité dans ce père roublard et désespérant.

Waldner (Kurt Rydl) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl
Waldner (Kurt Rydl) & Adelaide (Doris Soffel) ©Wilfried Hösl

Doris Soffel à 67 ans reste impressionnante ; déjà son naturel en scène, ce côté à la fois aristocrate un peu passée (dans sa robe de chambre) au premier acte et un tantinet vulgaire au deuxième acte (elle s’éclipse pour quelques galipettes avec l’un des trois comtes), pour être maternelle et pétrie d’humanité au troisième acte.  La mise en scène lui donne aussi un rôle plus élaboré et la voix est toujours puissante, toujours présente, toujours sans vraie faille : une vraie composition.

Matteo (Joseph Kaiser) & Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller ©Wilfried Hösl
Matteo (Joseph Kaiser) & Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller ©Wilfried Hösl

Le Matteo de Joseph Kaiser est bien connu, c’est même l’un des rôles que le ténor américain promène dans à peu près tous les opéras du monde. Il m’a semblé un peu en retrait vocalement ce soir, certes toujours efficace en scène, mais un Daniel Behle l’an dernier à Salzbourg était plus émouvant, plus intérieur, moins superficiel. La prestation reste très propre, mais sans couleur ni vraie personnalité musicale.
Thomas Johannes Mayer ne chante pas Mandryka, il est Mandryka: toutes ses attitudes, son jeu sont une incarnation du personnage voulu par Hoffmansthal, un sanguin au grand coeur, peu au fait des usages sociaux de l’aristocratie viennoise. Et cette facilité dans le rôle, on la retrouve dans un chant magnifique, comme on ne l’avait pas entendu depuis longtemps. On retrouve ses qualités intrinsèques comme un sens de la parole et une diction exemplaires, mais en plus il y a la puissance, il y a l’éclat, il y a même la jeunesse d’une voix qui semblait prématurément vieillie. Ce sont de véritables retrouvailles avec un artiste dont on connaît l’intelligence et la sensibilité, et qui fait montre ce soir de toutes les qualités qu’on craignait disparues au vu de certaines représentations difficiles ces dernières années.

Arabella (Anja Harteros) &  Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) ©Wilfried Hösl
Arabella (Anja Harteros) & Zdenka (Hanna-Elisabeth Müller) ©Wilfried Hösl

Et nos deux sœurs : depuis l’an dernier, nous connaissons la Zdenka d’Hanna-Elisabeth Müller qui a déjà triomphé à Salzbourg à Pâques, un pur produit maison, formée à l’opéra studio de Munich et désormais membre de la troupe, d’une incroyable fraîcheur  et d’une sûreté vocale impressionnante. Elle a dans la voix un étonnant potentiel d’émotion. Son troisième acte est éblouissant de tendresse : le personnage est rendu dans ses moindres replis, il y a la timidité, il y a l’allant et l’élan, il y a la fraîcheur, il y a aussi la résolution, au-delà de toute honte bue.
Dans toute la partie travestie, elle est aussi vraie. En bref, on y croit, grâce à une voix vibrante, aux aigus triomphants. Le fameux duo du premier acte Ich red’im Ernst entre Arabella et Zdenka est peut-être le plus beau entendu sur une scène depuis longtemps, avec une harmonie entre les deux voix, une homogénéité que je n’ai pas trouvée depuis des lustres : on en tremblait tant c’était bouleversant.
Aurait-on trouvé une future Lucia Popp ?

 Anja Harteros (Arabella) © Wilfried Hösl
Anja Harteros (Arabella) © Wilfried Hösl

Enfin, Anja Harteros, pour qui c’est une prise de rôle s’inscrit d’emblée dans la légende des Arabella : je l’ai rarement entendue si naturelle et si émouvante. Certes, Strauss lui va bien, car elle lui donne une vie avant de lui donner une voix. Elle est en scène plus jeune femme que jeune fille, très maternelle avec Zdenka, elle est avec les trois comtes un peu coquette, et quand elle est seule en scène, elle retrouve une fraîcheur et une insécurité de jeune fille. Et toutes ces inflexions se retrouvent dans une voix d’ailleurs un tout petit peu hésitante au départ, et puis qui rapidement reprend son assise (le duo dont il était question précédemment est évidemment une merveille) avec des aigus d’une facilité et d’un éclat déconcertants, mais surtout des accents d’une vérité aujourd’hui unique. L’art du chant à son sommet. Un chant décidé, un chant quelquefois presque agressif, un chant incarné pour une incarnation unique d’une Arabella enfin sortie de la Chantilly et qui crie la vie, et qui crie la femme, et qui crie l’amour. Pour tout dire, je suis émerveillé par cette interprétation rayonnante.

Et ce bonheur qu’elle semblait partager avec la salle lors des saluts, éclairait son visage comme je l’ai rarement vu.
Voilà une soirée mémorable, comme il y en eut pas mal ces derniers jours à Munich, et comme il y en a souvent dans les Strauss joués dans cette maison.

Habemus Arabellam, pour de longues années. [wpsr_facebook]

Anja Harteros le 17 juillet 2015
Anja Harteros le 17 juillet 2015

 

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: SALOMÉ de Richard STRAUSS le 29 MARS 2014 (Dir.mus: Asher FISCH; Ms en scène: William FRIEDKIN)

 

Nadja Michael © Wilfried Hösl
Nadja Michael © Wilfried Höslr.

Salomé n’est pas un rôle facile à distribuer. Il exige en effet de la part de la chanteuse un engagement physique notable, en particulier si elle exécute elle-même la danse des sept voiles, mais pas seulement. Il exige aussi une performance vocale qui sollicite tout le spectre, du grave jusqu’au suraigu. C’est pourquoi dans celles qui l’ont chanté ou enregistré, on trouve des personnalités aussi différentes que Hildegard Behrens, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Karita Mattila, Montserrat Caballé, Catherine Malfitano, plus près de nous Angela Denoke, Nina Stemme…Pour ma part, dans les disques qui nous restent, j’ai un faible pour Karajan et Behrens, sans doute l’enregistrement moderne le plus époustouflant (qui lança d’ailleurs définitivement Behrens), et dans les plus anciens, pour Ljuba Welitsch et Fritz Reiner. Ljuba Welitsch a en effet ce qui manque à bien des chanteurs, la couleur de la femme enfant, l’expression ironique de la perversion, un sens du phrasé inouï, une diction d’une incroyable clarté. La diction, pour un livret qui est dans ses grandes lignes la pièce d’Oscar Wilde me paraît indispensable, plus que dans d’autres opéras. On doit tout comprendre, tout entendre, car Salomé, c’est d’abord du théâtre.
Dans mon parcours de mélomane, j’ai rencontré quelques Salomé : évoquons pour le plaisir un soir à Pleyel où Nilsson (à 65 ans environ) avait mis à son programme scène finale du Crépuscule des Dieux et scène finale de Salomé (oui..oui..) et en bis les Hojotoho de Walkyrie.. sacrée Birgit…Elle était encore glaçante dans sa Salomé…même en concert, même avec tous ses voiles.
J’ai entendu Malfitano, qui reste pour moi la plus convaincante au niveau scénique, dans la mise en scène de Luc Bondy au temps où il faisait du très bon théâtre, enfant plus que femme, adolescente curieuse, dans son habit de petite fille…impressionnante. J’ai aussi entendu Caballé qui remplaçait au pied levé à la Scala Carmen Reppel malade lors de la première de la production de Robert Wilson, où les chanteurs chantaient en oratorio quand la trame se déroulait en arrière scène (ce qui ne pouvait que convenir à Montserrat Caballé). C’était assez stupéfiant, même si la diction n’était pas toujours au rendez-vous. On retient de Caballé le bel canto, on oublie les Sieglinde et les Salomé, on oublie qu’elle fut en troupe en Allemagne. Quant à Camilla Nylund à Bastille, elle m’avait laissé froid.
Comment décrire ma Salomé idéale ? Disons pour résumer que c’est un format Dessay avec une voix Nilsson ou Rysanek…Une jeune fille aux pantoufles en duvet de colibri(…)plus légère qu’un papillon (…)comme une âme vagabonde et semblait prête à s’envoler telle qu’elle est décrite par Flaubert dans Hérodias, un oiseau fragile d’apparence, incroyablement puissante en réalité. Pour comprendre Salomé, peut-être mieux que Wilde, il y a Flaubert qui a le don de dessiner des silhouettes aussi justes et vraies qu’un tableau impressionniste. Vous conviendrez que je ne l’ai pas encore rencontrée, cette Salomé-là, car ni Caballé, ni Nilsson, ni même Malfitano ou Stemme n’ont le format Dessay ou la fragilité d’un oiseau duveteux…
Les Stemmolâtres vont se précipiter à Zürich entendre la grande Nina : elle aura à n’en point douter la voix, mais pour le reste ? Dans un opéra où le reste justement est déterminant ? Il faudrait peut-être entendre Anja Kampe, très engagée scéniquement, format moyen et vocalité adaptée, qui a chanté le rôle à Turin.

Salomé (en 2006) © Wilfried Hösl
Salomé (en 2006) © Wilfried Hösl

Étant venu à Munich pour Boris, j’en ai profité pour voir cette reprise de Salomé, dans ce théâtre génétiquement straussien, production de William Friedkin (vous vous rappelez ? le réalisateur de L’exorciste…) créée par Angela Denoke, et donc exigeant de la part de la chanteuse une présence phénoménale, un engagement physique encore plus marquant.
Nadja Michael est l’une de ces brûleuses de planches, et aussi de voix, qui s’engage totalement dans un rôle. Elle est aujourd’hui l’une des Salomé les plus réclamées. Cette forte nature aime les rôles qui brûlent : elle fut Médée de Cherubini à Bruxelles et au TCE, les yeux s’en souviennent, certains disent méchamment, les oreilles aussi. Elle fut à Madrid Poppea: elle n’était pas la Poppea baroque au style contrôlé, mais elle était une telle personnalité qu’on pouvait (presque) tout pardonner.
Elle est une Salomé version femme fatale : si on est un prophète pur, tranquille et bougon, mieux vaut ne pas la rencontrer… Denoke montrait paraît-il sa poitrine, l’un des must de la mise en scène. Madame Michael reste à peu près correcte, mais d’emblée, elle met son corps en exposition, en robe noire fendue pour laisser passer des cuisses longues et musclées, un corps sans cesse offert, un corps d’ailleurs qui n’a rien de celui d’une adolescente perverse, mais d’une femme pleinement consciente de ce qu’elle montre et de ce qu’elle offre aux regards.

On doit reconnaître que rarement à l’opéra on a vu une artiste se mouvoir avec cette aisance, cette assurance, et chanter en même temps.
Le chant de Nadja Michael est beaucoup discuté que son physique : avec un tel engagement quelques problèmes sont compréhensibles. La voix manque d’homogénéité : elle a des graves puissants et des aigus triomphants, c’est d’ailleurs sans doute dans l’aigu qu’elle est la plus convaincante malgré un vibrato quelquefois excessif. Mais elle a des difficultés à contrôler des écarts violents et à chanter piano : il ne faut pas compter sur des notes retenues, modulées, il ne faut pas non plus compter sur une diction toujours impeccable : elle se jette dans le chant comme sur Jochanaan.
Il reste que la prestation est étonnante. On a rarement vu une telle Salomé, vibrante, violente, exigeante, imposante par la personnalité et prodigieuse de charisme : dès qu’elle apparaît, on ne voit qu’elle. Il est clair que la performance écrase les défauts, et que Nadja Michael emporte –ce n’est que justice- un immense succès.
Le Jochanaan d’Alan Held a un beau timbre, bien contrôlé, avec une diction impeccable comme souvent chez les chanteurs anglo-saxons, mais une projection qui ne permet pas de donner, notamment dans ses premières interventions cette puissance ni cette couleur d’outre-tombe qui marque tant chez certains autres interprètes du rôle. Lorsqu’il est en scène au pied de ce décor en aile de lave refroidie si impressionnante (magnifique création de Hans Schavernoch), cela va mieux, mais ce Jochanaan n’arrive pas à s’imposer vocalement surtout face à la vipérine Salomé de Nadja Michael. Une prestation de qualité, honnête sans être exceptionnelle.
Gabriele Schnaut est Herodias. Cette artiste, qui fit partie dès 1977 du Ring de Chéreau à Bayreuth, ne m’a jamais convaincu. Mezzo devenu soprano, elle reste néanmoins l’un des piliers des théâtres allemands pendant les quarante années suivantes. La voix était forte, assez puissante, mais pour moi, elle manquait singulièrement d’expressivité. La voix garde un certain relief dans Herodias, mais la mise en scène ne l’avantage pas : elle apparaît en robe longue élégante, un peu salonarde, pas très concernée et plus spectatrice que protagoniste : il est difficile d’exister face à cet Herode, Andreas Conrad, impressionnant (il était un bon Mime à Genève).

Nadja Michael/Andreas Conrad © Wilfried Hösl
Nadja Michael/Andreas Conrad © Wilfried Hösl

Son tétrarque est vraiment remarquable : personnalité, jeu sur les intonations, grande variété d’expressions, et puissance qui étonne grâce à une belle projection. Ce vrai ténor de caractère, très créatif vocalement, partage le plus gros succès de la soirée avec Nadja Michael.
Le Narraboth de Joseph Kaiser est très vaillant, ne fait pas de faute de chant, est aussi assez émouvant dans sa manière d’aborder le rôle, mais la voix est trop claire, trop petite aussi et n’arrive pas toujours à dominer le flot sonore émergeant de la fosse.  Un peu plus de puissance et il aurait été très convaincant.
Il faut aussi rendre justice aux autres rôles tous tenus par des membres de la troupe, à commencer par le page d’Okka von der Damerau, voix de mezzo nette, parfaitement audible, au grave somptueux et à l’aigu facile : ses interventions initiales sont vraiment remarquables. Les cinq juifs sont eux aussi excellents, notamment les ténors maison Ulrich Reβ et Kevin Conners. Je voudrais signaler aussi le premier soldat de Torben Jürgens, qui lui est de la troupe de Düsseldorf: très belle voix de basse, d’une grande douceur, diction d’une rare clarté, timbre particulièrement chaleureux. Artiste dont on va rapidement entendre parler à mon avis.

Salomé (en 2006) © Wilfried Hösl
Salomé (en 2006) © Wilfried Hösl

Comme c’est quelquefois le cas quand de grands réalisateurs de cinéma se mettent à l’opéra, la mise en scène de William Friedkin (qui a plusieurs mises en scène d’opéra à son actif) n’apprend pas grand chose sur la lecture du livret. Nous sommes dans une approche traditionnelle : Hérode est par exemple comparable à tous les Herode de toutes les scènes du monde, à commencer par l’archéologique production viennoise en style « Secession » de Boreslav Barlog ; cette approche très descriptive est seulement un travail sur le personnage de Salomé, qui est pratiquement toute la pièce, en en exaltant la puissance érotique, en en faisant un corps offert, mais un corps de femme, trop femme et pas assez enfant pour mon goût. Salomé a quelque chose de Lolita, et Nadja Michael  n’en a rien, strictement rien. Friedkin exploite le filon de la fascination physique et fait de cette Salomé une érotomane, ce qu’à mon avis le personnage n’est pas.
Ce qui est réussi, frappant, impressionnant même c’est le décor géométrique en cadres enchassés blancs de Hans Schavernoch, qui bouge sans cesse, en créant des espaces multiples, très bien éclairés par Mark Jonathan. Avec des ruptures : ces structures blanches, fendues au sol pour laisser passer des profondeurs la voix du prophète, qui s’ouvrent pour laisser apparaître une sorte d’aile de lave gigantesque au pied de laquelle gît Jochanaan.

Apparition de Jochanaan © Wilfried Hösl
Apparition de Jochanaan © Wilfried Hösl

C’est esthétiquement très réussi et l’œil ainsi peut regarder et écouter…
On écoute donc Asher Fisch dans une direction musicale qui sans être exceptionnelle, sans être notable, est meilleure que ce qu’on a entendu de lui dans Verdi (Don Carlo et Forza del Destino). Certes, il ne faut pas chercher dans la fosse la clarté et la manière de valoriser les instruments qu’on trouvait chez Petrenko la veille, ni sa pureté géométrique. Mais l’orchestre sonne, et Fisch propose une honnête Salomé de répertoire qui défend bien l’œuvre, même si au départ les équilibres ont eu un peu de mal à se mettre en place. Une direction sans autre couleur qu’une exécution propre de la partition, ce qui est déjà quelque chose et sans prétention au bon sens du terme. Un travail d’habile artisan.

Beau succès général, sans être triomphal : une soirée ordinaire de l’opéra de Munich, ce qui est déjà mieux que dans bien des théâtres de répertoire comparables.
Entre le magnifique Boris de la veille et cette Salomé honorable, ce fut un week-end  où le soleil était dehors et dans la salle, même si à la sortie il a fallu affronter le monde du foot qui fêtait le Bayern champion : bière, hurlements et culottes de peau…on préfère nettement la peau de Madame Michael .[wpsr_facebook]

Saluts, le 29 mars 2014 (Munich)
Saluts, le 29 mars 2014 (Munich)

FESTIVAL d’AIX EN PROVENCE 2010: ALCESTE de C.W.GLUCK (Ivor BOLTON; Christof LOY) (6 juillet 2010)

Depuis les années 50, Gluck n’a pas quitté l’affiche des grands théâtres. Souvenons-nous, Liebermann ouvrit Garnier en 1973 certes avec Le nozze di Figaro, mais aussi avec Orphée et Eurydice – production moyenne- mais Gedda, quand même! Quant à Alceste, avec Callas et Giulini, à la Scala en 1954, mais aussi avec Verrett impériale à Paris en 1985, avec Jessie Norman (et Gedda) à Munich; souvenons aussi de Flagstad, de Gencer, plus récemment d’Antonacci oiu de Von Otter. A la Scala avec Muti en 1987, ce fut Rosalind Plowright. Autant dire que les grandes stars ont voulu se confronter au rôle. Un rôle de star, dans toute la noblesse du grand style, au milieu de colonnes (Pizzi…) sensées évoquer le monde mythologique, dans le rythme majestueux d’un Gluck grandiose et statufié. Au delà du célébrissime “Divinités du Styx”, de nombreux airs, de nombreux choeurs restent ancrés dans les souvenirs.
alceste.1278852294.jpgPascal Victor / Artcomart

Rien du hiératisme tragique et grandiose dans la vision de Christof Loy à Aix en Provence, ni d’ailleurs dans celle du chef Ivor Bolton: on flirterait même avec le contraire. Alceste devient une sorte de drame bourgeois très dix-neuvième siècle, dans un décor minimaliste (murs blancs, larges baies) de Dirk Becker, et se déroule au milieu d’enfants dont Alceste est la mère (on dirait presque la mère supérieure…). L’histoire telle qu’elle est traitée m’a fait penser à “Victoria et Albert” et l’Admète de Joseph Kaiser, pourtant très honorable, n’existe pas beaucoup. Ces enfants (en fait le choeur vêtu d’habits d’enfants avec leurs jouets et leurs excès), occupent sans cesse l’espace scénique et deviennent le personnage principal, de manière systématique et répétitive. Il ne se passe pas grand chose d’autre en scène. Alceste vêtue ( costumes de Ursula Renzenbrink) d’abord en mère très bourgeoise, puis en noir -pour le deuil d’Admète-, puis en blanc (comme les victimes de sacrifices) officie au milieu de cette juvénile et vaine agitation. La noblesse de la tragédie lyrique est effacée, les signes baroques (costumes) renvoyés au statut de déguisement à la fin, ou même de marionnettes siciliennes: l’enfer est une sorte de caverne d’Ali Baba où tous les jouets d’enfants sont entassés. Ces jouets qui deviennent les dons que l’on fait aux Dieux pour les calmer. Quant à Hercule, on dirait le Célestin de l’Auberge du Cheval Blanc, un personnage rajouté, inutile dans le contexte, vaguement enfantin et ridicule dont on nous fait bien voir que l’intervention est vidée de son sens. Ce n’est pas dépourvu de beaux moments, notamment lorsqu’Alceste chante, lorsque le choeur-enfants offre ses jouets en ex-voto, lorsqu’aussi, au début, le spectateur devine le drame à travers les portes closes de la chambre royale, mais cela reste un peu trop “artificiel” pour mon goût.

alcestem39621.1278852194.jpgPascal Victor / Artcomart

La distribution est dominée par Véronique Gens. Une Alceste à la fois noble et très simple, très directe, très peu lointaine, une Alceste au contraire proche et non pas habitée par le hiératisme et la noblesse mythologiques, plus mère et épouse que reine. La voix est comme toujours très bien posée, la projection impeccable, les aigus triomphants. Mais cela reste pour mon goût un peu froid, même si le personnage et la couleur vocale sont en pleine cohérence avec les désirs du metteur en scène. C’est une belle Alceste, sans être mon Alceste préférée. Joseph Kaiser, ténor entendu l’an dernier dans Jenufa (magnifique) à Munich, est un très bon Admète, même si la mise en scène ne permet pas à une forte personnalité de s’imposer. Il a l’air un peu perdu, un peu éberlué de ce qui lui arrive (c’est dans le rôle…), mais la voix est présente et la performance très honorable, de même celle du grand Prêtre (vêtu en clergyman) de Andrew Schroeder. Thomas Oliemans ne s’en tire pas mal du tout dans son personnage d’Hercule de pacotille (j’ai dit Célestin de l’Auberge du Cheval Blanc, on pourrait dire aussi une sorte de Loge inoffensif). Le choeur (English Voices) dirigé par Timothy Brown est remarquable, d’autant qu’il lui est beaucoup demandé dans cette mise en scène où les enfants s’amusent, se battent, et sont tour à tour délicieux et insupportables. L’intervention finale d’Apollon (Joao Fernandes, qui chante aussi le Coryphée) vient du choeur et le Dieu est l’un de ces Dieux de carton-pâte qui fait toute l’ironie de la fin, un peu calquée sur les costumes des opéras baroques du XVIIIème qui en fait un jeu mimétique et tout à la fois ironique et destructeur.

Les Freiburger Barockorchester, en résidence à Aix, jadis dirigés par l’excellent Thomas Hengelbrock, sont aujourd’hui régulièrement dirigés par des grands spécialistes du baroque (Herreveghe, Bolton, Jacobs), leur jeu sur instruments d’époque donne ce son quelquefois surprenant et tranchant pour Gluck, qu’on a plutôt l’habitude d’entendre par des formations traditionnelles dans les grands théâtres d’opéra. Le tempo inhabituellement rapide et sec d’Ivor Bolton et sa direction sans vraie nuances m’a empêché de retrouver quelquefois des moments choraux magnifiques et installés dans mes souvenirs, ou même l’approche ronde et majestueuse que Muti avait pu imprimer en 1987 à la Scala.  En bref, je ne suis pas convaincu par l’approche musicale (bruyamment remise en cause par un spectateur le soir de la seconde représentation à laquelle j’assistais).
Au total, c’est une impression contrastée qui domine: ce n’est pas un spectacle à négliger, car certaines idées sont bonnes, l’ensemble est cohérent, la distribution honorable et très homogène, mais il ne nous laissera pas une marque inoubliable, ni même notable, une bonne soirée, une expérience pas totalement convaincante, passable dirons nous…

Mais il y avait la douce nuit aixoise, écrin subtil du théâtre de l’archevêché, bien plus magique que le glacial Grand Théâtre de Provence.