BAYERISCHE STAATSOPER (MUNICH) 2012-2013: DER RING DES NIBELUNGEN de Richard WAGNER, DAS RHEINGOLD le 23 janvier 2013 (Dir.mus:Kent NAGANO, Ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Le Rhin vu par Andreas Kriegenburg © Wilfried Hösl

On a beau avoir derrière soi nombre de Ring(s), depuis mon premier à Bayreuth en 1977, c’est toujours le cœur ému et serré qu’on entend l’accord de mi bémol majeur qui ouvre le Rheingold. C’est toujours le début d’une aventure, l’entrée d’une sorte de galerie qui vous aspire pour vous enlever du monde, et vous conduire de plus en plus vite: on a l’impression que le Ring nous aspire à toute vitesse vers le Crépuscule, et l’on finit par compter avec regrets le temps qui reste: je me souviens, c’était systématique avec Chéreau, je commençais à angoisser, oui angoisser, au moment où je savais que je ne verrais plus le fameux rocher des Walkyries, l’un des plus beaux décors jamais construits, avec les magiques éclairages qui l’accompagnaient.
Pour moi, un Ring est une aventure, toujours recommencée et jamais vraiment la même. Lorsque cette aventure se passe dans la seconde Mecque wagnérienne, le Bayerische Staatsoper de Munich, dans le théâtre même de la création de Rheingold, alors évidemment, la machine psychique, mythique, émotionnelle du mélomane wagnérien commence à faire mouvoir ses engrenages intérieurs qui font battre le cœur encore plus vite, qui font revenir aux origines de ses propres passions musicales (cela tombe bien, c’est Rheingold, l’opéra des origines), et qui du même coup efface toutes les références personnelles du passé pour vivre pleinement celles qui s’offrent ce soir à nous.
Et cela tombe vraiment à point nommé: ce que veut nous faire vivre le metteur en scène Andreas Kriegenburg (1) c’est le récit, le simple récit du mythe, de ce mythe toujours recommencé du début et de la fin des dieux. L’impression qui immédiatement s’instille c’est que cette histoire est infinie, et qu’on ne va pas suivre un récit linéaire, mais un récit cyclique.
Ce qui nous frappe en ce début de Rheingold, c’est que ce que nous voyons pourrait être une vision “post-crépusculaire”: les dieux sont morts, et les hommes sont là, vivant dans une sorte d’innocence première. Au moment où le public s’installe, sur la scène, une centaine de figurants vêtus de blanc, installés pour un immense pique-nique, bavardant, flirtant, riant, buvant et mangeant dans une ambiance qui ne serait pas sans rappeler un immense “déjeuner sur l’herbe”, une sorte de Ur-Welt d’avant la chute incroyablement apaisant, faire d’un Eros discret mais aussi de “Philia”(2). D’autant que dans cette foule, on aperçoit au fond une fille du Rhin devisant agréablement avec Wotan et un géant, ou Alberich en grande conversation avec Froh. Avant le théâtre, il n’y a qu’une humanité oisive et pacifiée. Le théâtre naît lorsque la crise explose: les personnages sont en place, depuis l’aube du monde, et il vont jouer l’éternel recommencement du monde où à la paix voulue fait place le désir, l’envie, la soif de pouvoir et d’or: que je jour disparaisse ou que le jour renaisse, la paix reste étouffée par les soifs des hommes ou des dieux, qui mènent à l’abîme et à l’explosion finale: telle est l’histoire cyclique, très simple, qui se met en place dès que ces hommes en blanc se lèvent, se dénudent presque complètement, et se peignent en bleu, de ce bleu profond à la Yves Klein qui sera celui du Rhin. Ce qui était étalement oisif de la paix devient immédiatement théâtre, et vision.

Les filles du Rhin © Wilfried Hösl

Car les filles du Rhin nagent dans un Rhin fait de corps enlacés, qui remuent érotiquement au son du prélude, en une chorégraphie (de Zenta Haerter) très claire et très organisée produisant une image qui renvoie au Venusberg de Tannhäuser (ce serait plutôt ici un “Venusfluß”), un Venusberg où Eros et même Agapè voire Philia seraient unis. Car l’enjeu est bien celui là: pour garder l’or, dans le Rhin, il faut aimer, et l’or lui même n’est qu’un corps doré, une sorte de statue dorée endormie portée par d’autres corps. Ainsi, ce Rhin qui est un fleuve de corps enlacés est bien ce qui fait la vie, une vie d’amour, qui va justifier que celui qui va s’emparer de cet or inondé d’amour ne peut que renoncer à l’amour. Cette logique apparaît avec une évidence cristalline, l’évidence de l’eau pure du Rhin, source de vie. On pense du même coup que le retour de l’Or aux filles du Rhin, à la fin du Crépuscule, va recréer ce lieu de la première fraîcheur et de l’innocence première, et du même coup engendrer d’autres histoires de désir et de pouvoir. Le Ring est bien un cycle, justement par qu’il est “Ring”.
Cette première scène, totalement neuve, d’une intelligence et d’une simplicité surprenantes, va donner sa couleur à tout ce prologue. Andreas Kriegenburg, qui est plus un homme de théâtre qu’un homme d’opéra, qui il y a trois ans ne s’intéressait pas à Wagner et qui en pensait ce que pensent toux ceux qui ne l’aiment pas, a été séduit par le récit, et va entreprendre de raconter ce récit que, dit-il, les hommes se racontent pour l’éternité. c’est le récit d’un monde qui ne cesse de se raconter, le Mythos pur, la parole mythique dans sa traduction la plus simple.

D’où des choix totalement à rebours de ce qu’on a vu récemment: on est à rebours d’un Ring qui serait envahi de technologie, Cassiers à Berlin et Milan serait plutôt sur la ligne de Kriegenburg, mais il a choisi la technologie la plus acrobatique pour dire cette histoire, ce qui brouille un peu les pistes, Lepage à New York encore plus, mais on sait qu’il s’est vite essoufflé à raconter une histoire de bande dessinée en utilisant de manière systématique une structure qu’il tord dans tous les sens, mais au bout de 16 heures, on en a assez et on a tout vu. Kriegenburg va aussi a rebours du Regietheater traditionnel où toute histoire en raconte une autre (histoire du capitalisme, histoire du pouvoir, histoire du désir) où le Walhalla peut être Germania (chez le triste Krämer à Paris) où la transposition est un principe irréductible.

Le réveil de Wotan (Scène 1) © Wilfried Hösl

Au contraire de tout cela Kriegenburg  va créer avec son décorateur Harald B.Thor une série de solutions et d’images faites d’élément premiers: décor conçu comme une immense boite de bois, quelques cubes, et des effets presque exclusivement créés par des corps, des êtres, une humanité qui va être le Rhin, ou la structure même des géants, ou le socle cendré sur lequel évolue Erda, ou le Walhalla lui même lorsqu’il n’est pas réduit à un coup de pinceau blanc, ou l’arc en ciel final, figuré par des plaques dorées sur lesquelles courent lumières et brouillard portées par ces “servants”, avec un efficace travail sur la lumière de Stefan Bolliger.
Les Dieux, tous en cheveux blonds platinés ou blancs, en costume d’aujourd’hui, smoking et chemise ouverte pour Wotan, robe noire très seyante et hauts talons pour Fricka, légèrement plus “fun” mais pas trop pour Fricka, les géants en bleu de travail (ça c’est plus commun), et costume négligé pour Alberich, tandis que les filles du Rhin sont en robe claire “vert d’eau” (il fallait au moins ça!)quant à Loge, il arbore un costume rouge de Monsieur Loyal avec canne à pommeau qui le fait ressembler à un vieux Dandy un peu fatigué avec de longs cheveux blancs à la Liszt: aucun “costume” qui identifierait monstres ou dieux, ou sirènes. Mais le spectateur identifie facilement qui est qui, car le travail de Kriegenburg porte sur la clarté et la simplicité: tout est d’une grande fluidité.
Deux exemples de cette simplicité, dans la scène du retour de Nibelheim, les Dieux vieillis par l’absence de Freia, rentrent en scène incapables de faire un pas et avec chacun deux servants leur mettant les jambes l’une devant l’autre, ou bien, dans la scène précédente, dite de “Nibelheim”, pour rendre Alberich invisible, ce sont des figurants pointant des lampes de mineur très puissantes sur le public qui rendent aveugle le public et du même coup Alberich invisible aux yeux de tous. Le Dragon est un serpent en flammes, éclairé par les lampes de mineur ou la grenouille finale est une jeune danseuses toute menue. Solutions simples, claires, lisibles,

Scène de Nibelheim © Wilfried Hösl

Cette scène d’ailleurs, obtenues en soulevant le plateau qui devient ainsi une pente glissante, laissant au fond voir un filet de lumière où passent les ouvriers portant inlassablement l’or, tableau inspiré des mines africaines d’or ou de diamant et des conditions de travail épouvantables qui y règnent,  les ouvriers meurent, et chaque cadavre tombe dans un trou dont s’échappe une haute flamme à chaque chute, un univers d’esclavage proche de conditions concentrationnaires.

Un Géant © Wilfried Hösl

De même les géants apparaissent sur de grands cubes formés d’amoncèlement de cadavres, chaque pouvoir se construisant sur la mort de l’humain.
Si l’ensemble du livret est scrupuleusement suivi et illustré, quelques idées de lecture sont assez riches, comme le meurtre de Fasolt, rendu possible parce que Loge, alimentant la malédiction de l’or et donc orientant le destin,  donne un poignard à Fafner pour lui faciliter la tâche, ainsi aussi de la relation de Fasolt à Freia, qui est rendue plus subtile dans la mise en scène parce qu’elle est réciproque: Freia est visiblement séduite, et il y a de la tendresse dans la réunion des deux personnages. Ainsi donc lors de la montée au Walhalla, quand tous les dieux sont réunis seule Freia est isolée sur la droite, plus hésitante, voire résistante, quand les filles du Rhin chantent à trois, telles trois grâces perdues, et que le Rhin (toujours représenté par les figurants) n’exprime plus que des timides mouvements.

Scène finale © Wilfried Hösl

Ainsi donc ce qui caractérise ce travail c’est d’abord l’inventivité, née aussi d’une volontaire simplicité, qui n’est jamais simple illustration plate, mais toujours l’occasion de créer une imagerie qui fasse sens. Et cette volonté de faire sens donne à l’ensemble une grande finesse et une grande subtilité (c’est l’évidence de la scène des filles du Rhin) par des images qui illustrent, signifient, et aussi annoncent quelque chose de l’histoire qui est raconté.
A ce remarquable travail correspond un travail musical de haute volée de Kent Nagano. Je sais bien que ce chef n’est pas trop aimé en France, malgré le beau travail qu’il fit jadis à Lyon, et qu’on l’estime souvent froid, mécanique, sans âme. Beaucoup le considèrent à l’opposé d’un univers wagnérien fait de puissance, de lyrisme, du sublime.
De fait son approche dès le prélude surprend, car le son est très clair, les groupes très bien identifiés, comme dans une sorte de Lego musical fait de briques qui ne se lient pas vraiment ensemble. On est surpris par cette relative absence de legato, mais en même temps, on sent une cohérence avec l’univers très “geométrique” de l’espace. Pourtant, dès la fin du prologue et la scène du Rhin, cette construction sert de manière tellement évidente la lisibilité du projet scénique, qu’elle construit et devient l’armature même de la Gesamtkunstwerk, et alors, on trouve même dans ce travail du lyrisme, un attendrissement et de l’âme. Il n’est pas étonnant qu’il obtienne un fulgurant triomphe au baisser de rideau, car , avec l’orchestre extraordinaire de la Bayerische Staatsoper, rompu à ce répertoire, d’une précision et d’une netteté qui devraient être un modèle (les cuivres! – avec quelques problèmes au tout début cependant-les bois!), il est l’artisan de la réussite de la soirée.
Venons en au point moins rutilant de la soirée, une distribution dans l’ensemble assez pâle, qui révèle des chanteurs de haut niveau, mais qui crée aussi de la déception.
Un point cependant positif pour tous, la diction du texte, exemplaire. Le texte est entendu, reconnu, coloré d’une manière tout à fait exceptionnelle et c’est quand même chez Wagner le point crucial. Même lorsqu’il n’est pas chanté de manière exceptionnelle, le fait qu’il soit dit et entendu est (presque) suffisant. Dans l’ensemble, les chanteurs ne sont pas exceptionnels, même s’ils sont tous dans l’ensemble solides. C’est le cas des deux géants, Thorsten Grümbel et Steven Humes, qui ont des voix claires, Fasolt est presque tendre (mais le rôle le veut…), très bien posées, mais qui ne sont pas ces voix profondes à la Salminen qu’on attend généralement. C’est le cas des deux dieux Froh et Donner (Sergey Shorokhodov et Levente Molnár) au style élégant et particulièrement ce dernier dans l’appel final (Heda, heda hedo), c’est aussi le cas d’Elisabeth Kulman, un modèle de diction du texte, mais qui n’a pas la présence vocale d’une Sophie Koch (qui sera Fricka à Munich cet été) ou même d’une “vétéran” comme Doris Soffel, il lui manque une autorité et une présence qu’elle n’a pas vraiment et une vie intérieure, c’est une Fricka un peu distante et froide, malgré le joli jeu du début de la scène 2 avec les chaussures de Wotan.
En revanche les filles du Rhin, Evi Nakamura (Woglinde) et notamment Angela Brower (Wellgunde) et Okka von der Damerau (Floßhilde) magnifiques, composent un trio modèle, d’une extraordinaire musicalité et d’une sensualité naïve rarement aussi bien mise en valeur.

Erda et Wotan © Wilfried Hösl

La Erda de Catherine Wyn-Rogers bénéficie de l’incroyable écrin que lui offre la mise en scène, arrivée dressée sur un socle de corps cendrée, elle frappe immédiatement, et son chant, bien timbré, au grave somptueux, accompagné par un orchestre que j’ai trouvé étonnant dans cette scène, mystérieux, profond, prenant, prend un écho qu’on n’imaginait pas. Enfin, la contrition de Wotan, Dieu du jour, et ex amant de la nuit, et la manière dont il va se lover à ses pieds, est une image d’une infinie tendresse. Vraiment une réussite, dont on ne sait si c’est l’art de Kriegenburg ou l’art de Wyn Rogers qui la provoque.
Grosse déception la Freia de Aga Mikolaj, plus pâle, qui souffre peut-être de son personnage de blonde platinée un peu stupide, la voix est techniquement posée, mais n’a pas la réserve d’aigu qui fait que dans toute Freia on entend une future Sieglinde en écho. Son chant manque d’engagement, de présence: pas d’âme, pas de vibration, le chant d’une poupée. Dommage pour ce qui devrait être la voix la plus passionnée du plateau.
Grande réussite en revanche pour les deux Nibelung: l’Alberich bien connu, vibrant et assez juvénile de Johannes Martin Kränzle, au chant d’une humanité déchirante, le chant d’un oiseau blessé et qui fait mal, se montre capable de donner tant de couleurs dont celle de l’émotion:  la scène du Rhin, où il est déshabillé par les corps-Rhin, est scéniquement et vocalement impressionnante (plus par le style et la couleur d’ailleurs que par le volume)  et celle où Wotan et Loge lui volent l’anneau, est saisissante: tenu prisonnier par la lance de Wotan qui court le long se ses deux bras, sous les manches de son veston, il prend un aspect presque christique. Grand moment.
Ulrich Reß, un chanteur “maison” est aussi un Mime exemplaire, aux accents à la Vogt, avec une voix fortement nasalisée et au volume conséquent. Bel exemple de chant de caractère parfaitement maîtrisé.
Egils Silins, baryton basse letton,  est un Wotan parmi les plus solides du moment, mais pas forcément des plus spectaculaires. le timbre est assez clair, charnu, la couleur est agréable. Les aigus ne sont pas parmi les plus marquants, mais l’ensemble du personnage est bien dessiné. Ce n’est pas un des Wotan qui vous marquent une génération, mais c’est quand même un artiste qui accompagne avec honneur la représentation et très demandé par les théâtre en ces temps où les Ring poussent comme les champignons après l’orage.

Loge et Wotan © Wilfried Hösl

Enfin, Stefan Margita dans Loge, qui n’a pas du tout la mobilité scénique qu’on a pu voir chez Gerhard Siegel par exemple, mais qui a une ductilité dans la diction qui époustoufle, une diction qui donne au texte les mille couleurs dansantes d’un flamme. Rarement j’ai entendu un texte plus intelligemment et plus justement dit, projeté, mâché. Il a un peu perdu dans les aigus par rapport à Jenufa  (il y chantait un magnifique Laca) que j’entendis dans ce théâtre il y a quelques années, mais il reste un tel artiste et propose un personnage d’une telle élégance qu’on peut dire “Chapeau bas”.

En conclusion, ce Rheingold est vraiment une réussite, même avec quelques voix un peu en deçà de ce qu’on pourrait espérer de Munich, grâce à une mise en scène surprenante, très neuve, très fidèle en même temps à l’histoire et au récit et à une direction pleinement en phase et particulièrement précise et claire.
Il reste à gagner le pari de la durée. Il reste environ 14h de spectacle et il faut que les fruits passent la promesse des fleurs. Ce soir, les fleurs étaient si nombreuses que l’aventure dont je parlais au début n’est pas sans risque. En tous cas, cette soirée a donné une couleur qui évidemment excite la curiosité et l’envie du spectateur. Il a soif de voir les promesses de l’Or se réaliser. [wpsr_facebook]

(1) Andreas Kriegenburg, né à Magdeburg en 1963, est l’un des metteurs en scène les plus en vue en Allemagne aujourd’hui. Il a commencé comme menuisier au Théâtre de Magdeburg, il a été metteur en scène résident au Thalia Theater de Hambourg, il est aujourd’hui depuis 2009 résident au Deutsche Theater de Berlin (auprès de l’intendant Ulrich Khuon). Son expérience à l’opéra (outre ce Ring) se limite à une belle édition de Wozzeck au Bayerische Staatsoper.
(2) Juste pour préciser rapidement et schématiquement: Eros, c’est l’amour physique, Agapè, l’amour spirituel, et Philia l’amitié. Le monde de Kriegenburg avant la chute à mon avis donne à voir un monde syncrétique qui unirait toutes les formes d’amour.

 

Les figurants


MAGYAR ÁLLAMI OPERAHÁZ (OPÉRA D’ÉTAT) BUDAPEST 2012-2013: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER de Richard WAGNER le 19 janvier 2013 (Dir.Mus: Ralf WEIKERT, Ms en scène: János SZIKORA)

Le décor de Éva Szendrényi

On en répètera jamais assez l’agrément de la salle de l’Opéra de Budapest: une salle de grandeur moyenne, assez somptueusement décorée dans le plus pur style XIXème siècle, inspirée de la Staatsoper de Vienne dont aujourd’hui la décoration originelle a disparu après les bombardements de la guerre, vaguement  inspirée aussi du Palais Garnier, inauguré en 1875, l’année du début de la construction de celui de Budapest -inauguré en 1884 – le long d’une rue chic de la ville, la rue Andrassy: c’est ce qu’on appelle un monument qui a de l’esprit, c’est à dire du souffle, et qui rappelle la place de la grande tradition musicale hongroise.
D’ailleurs si vous envisagez Budapest, je vous conseille d’y aller entre le 16 et le 25 mars, puisqu’on donne à l’Opéra Bank Ban,  le chef d’oeuvre de Erkel, le véritable opéra national hongrois.
Ce soir c’est la Première d’un Fliegende Holländer, contribution de l’Opéra au bicentenaire Wagner, mais dans la version originale composée à Paris de 1841 (la première eut lieu à Dresde sous la direction de Wagner lui-même, en 1843) sans la rédemption finale composée en 1860 pour un concert parisien et reprise dans l’édition  de 1894 (traduction en français de Ch.Nuitter) . J’ai entendu cette version au Festival de Bayreuth dans une mise en scène restée fameuse et inégalée depuis, à Bayreuth et ailleurs de Harry Kupfer (1978) avec Simon Estes, Lisbeth Balslev, Matti Salminen et dirigée d’abord par Dennis Russell Davies, puis par Peter Schneider et Woldemar Nelsson, c’est ce dernier qui dirige l’enregistrement Philips  de la production (CD et DVD) dont je vous conseille vivement l’achat. J’évoque cette production d’abord parce que c’est l’une des plus impressionnantes mises en scène que j’aie pu voir à l’Opéra, ensuite parce Kupfer utilise la version 1841 et la met en valeur en construisant une scène finale inoubliable en pleine cohérence avec la musique. La version de 1841, outre à appeler Daland, Donald et Erik, Georg, diffère de la version traditionnelle exécutée dans les opéras par le final de l’ouverture sur le thème fortissimo du Hollandais et non sur celui beaucoup plus doux de la rédemption tel qu’il est exposé dans la ballade de Senta et tel qu’il conclut l’opéra traditionnellement au moment où Senta et le Hollandais montent au ciel. Le final lui même de la version 1841 est conclu par deux accords fortissimo séparés par un long silence (qui fait penser au final de l’Elektra de Strauss) ce qui change à mon avis le regard que le metteur en scène doit porter sur l’œuvre. Wagner avait donc initialement composé un final brutal, très dramatique, qui pouvait à la fois insister sur une fin violente et fermée, et sur une absence de rédemption. Avec un final violent, c’est le destin humain de Senta qui est au centre, avec un final réécrit autour de la Rédemption, c’est au contraire le destin “post mortem”, symbolique, des deux amants qui est souligné. N’oublions pas qu’en 1860, Wagner sort de l’aventure avec Mathilde Wesendonck, et qu’il vient de finir la composition de Tristan et Isolde, il est donc complètement différent de ce qu’il était en 1841 et évidemment tient un tout autre discours sur l’amour.
Avant de rendre compte de ce que propose Budapest, je voudrais revenir sur l’analyse de Harry Kupfer dans sa mise en scène, qui a profondément marqué évidemment toute la génération de metteurs en scène suivante, et qui reste, je le répète, inégalée, si marquante qu’elle est restée programmée à Bayreuth sept fois avec une éclipse d’un an entre 1978 et 1985, ce qui est exceptionnel.
Le propos de Kupfer est de concentrer l’action sur Senta, qui reste en scène pendant toute l’œuvre, tenant dans ses mains le portrait du Hollandais, accrochée à sa fenêtre d’où elle guette l’être aimé et rêvé, et d’où elle rêve l’action de l’opéra. On passe donc tour à tour de la vie “réelle” (où Daland négocie avec un inconnu un mariage arrangé de sa fille) à la vie rêvée (où Senta se rêve offerte au Hollandais) avec un dispositif scénique mobile aux changements de décor étourdissants de rapidité de Peter Sykora: un exemple, le duo Senta/Hollandais se déroule devant un vaisseau qui n’est qu’un immense

Le Duo Senta/Hollandais dans la version Kupfer

bouquet de fleurs, tel que le voit Senta. Au final, Senta accrochée à sa fenêtre et vivant intensément le don qu’elle fait d’elle au Hollandais finit par se jeter dans le vide et l’image finale est son corps disloqué, sous le regard effaré des autres et de Erik. Rideau.
Kupfer a traduit en scène ce que la musique dit, alors que, et c’est bien là la contradiction du spectacle vu à Budapest, la mise en scène de János Szikora se déroule sans considération pour la version choisie. Autrement dit, le jour où l’opéra programmera la version révisée (et habituelle), cette mise en scène fonctionnera dans son ensemble, et même, fonctionnera mieux, puisque l’image finale (une fois que le Vaisseau a coulé) montre face à face Senta et le Hollandais, unis pour toujours tournant l’un autour de l’autre en se regardant face à face: autrement dit la rédemption sur la scène sans la rédemption dans la musique, ce qui oblige d’ailleurs le chef à ralentir le tempo du final, pour empêcher la césure violente des deux accords finaux et la trop grande évidence de la contradiction scène musique.
On peut évidemment objecter que l’idée de rédemption est dans le livret, y compris en 1841, mais le fait même que Wagner ait décidé de revoir la partition, montre qu’il considérait que sa musique ne le disait pas assez, et un metteur en scène doit s’engouffrer à mon avis dans cette ambiguïté.

L’implantation scénique

Rien de tout cela dans le travail de János Szikora, qui ne fait qu’illustrer de manière pâle le propos, suivant le livret sans véritablement travailler au moins le ressort psychologique des personnages ni les capacités d’acteur de la distribution: attitudes convenues, aucun travail sur les interactions, utilisation fruste de l’espace, solutions maladroites (apparitions du Hollandais sans invention ni théâtralité). C’est Éva Szendrényi la décoratrice qui par l’utilisation de la lumière (notamment la lumière noire) et de la vidéo essaie de proposer des images qui sont quelquefois assez réussies, quelquefois étonnamment banales, voire ridicules (Erik arrivant en scène revenant de chasse avec deux canards morts à la ceinture)… pour le reste, pas grand chose à se mettre sous la dent. On est d’autant plus déçu qu’il doit bien y avoir en Hongrie de jeunes metteurs en scène prometteurs, dans le sillon d’Arpad Schilling, né en 1974, le plus grand metteur en scène hongrois, qui a présenté un spectacle récemment à Chaillot sur les roms (Noéplanète) et qui s’est mis à l’opéra par un Rigoletto au Bayerische Staatsoper. Bref, on aimerait que l’opéra de Budapest s’ouvre à des visions plus actuelles.
Musicalement, l’impression reste aussi contrastée, mais globalement le spectacle fonctionne, d’autant que, je l’ai écrit par ailleurs, la troupe de Budapest est solide et permet de présenter des spectacles de bonne tenue.

Ralf Weikert, le chef, est un vieux briscard de la scène, originaire de Sankt Florian (un lieu prédestiné par Bruckner…) et formé au Conservatoire Bruckner de Linz, qui a dirigé dans de nombreux festivals (à Salzbourg et même à Aix en Provence) et dans de nombreux théâtres européens (il a été directeur musical de l’Opernhaus Zürich). Sa direction est attentive à mettre en valeur les pupitres de l’orchestre, quelquefois un peu lourdement et de manière trop appuyée, au détriment de la dynamique d’ensemble, notamment au début, elle a de grandes qualités de clarté et de précision. Elle est moins dynamique et moins fluide qu’on attendrait, même si peu à peu, la couleur s’améliore et le dramatisme s’installe vraiment. Il reste que certains choix de tempo m’apparaissent bien lents, et un peu pesants. Mais dans l’ensemble cela reste très honorable. L’orchestre lui-même (il s’agit  de l’Orchestre de l’Opéra  de Budapest qui a fusionné en 2011 avec l’ Orchestre Philharmonique de Budapest- une sorte de modèle viennois) est incontestablement un bon orchestre, avec des cuivres ici particulièrement sollicités et sans scories, et des cordes de très bonne qualité -tradition hongroise oblige -, la petite harmonie m’est apparue d’un niveau un peu moins abouti, mais dans l’ensemble, cet orchestre de tradition est incontestablement un bel outil.   Et rien à dire sur le chœur, magnifiquement préparé par Máté Szabó Sipos qui donne notamment au troisième acte et malgré une chorégraphie ridicule une impressionnante preuve de maîtrise technique et musicale.
Quant à la distribution, presque entièrement maison, elle est dominée par Giorgina Lukacs (Gyöngyi Lukács en hongrois), dont on connaît la carrière internationale, une grande voix, impressionnante, très haut perchée, vaguement criarde et pas exempte de scories techniques dans les passages, mais surtout un timbre froid, métallique, coupant, pour une Turandot ou une Lady Macbeth (qu’elle chante d’ailleurs) mais pas forcément pour une Senta, dont l’humanité et la fragilité exigent aussi plus de modulation, une couleur moins uniforme, une interprétation vocale plus assise: ici on a un bloc de son et de glace, et un jeu inexistant. On entend, mais on ne sent rien.

Thomas Gazheli en Hollandais

Le Hollandais de Thomas Gazheli, baryton basse allemand n’a pas montré, du moins au début dans son monologue d’entrée “Die Frist ist um“, des qualités de projection et d’interprétation marquées, trop occupé à faire en sorte que la voix sorte. Néanmoins le timbre est beau, la voix est assez claire, et peu à peu la voix sort mieux, mais on sent l’effort important de l’artiste pour projeter. Il y a eu de très beaux moments notamment le duo avec Senta mais je pense qu’avec le Hollandais, ce chanteur intéressant est à sa limite.
Le Donald/Daland de András Palerdi est honnête, une basse moins profonde que chantante, et qui ne convient pas vraiment à mon avis à Daland. Mais le chanteur s’en sort et l’impression est neutre. Ce n’est pas un Daland marquant pour alimenter nos souvenirs, mais la prestation passe sans déshonneur.

Senta et Georg (Erik)

Les deux ténors de la distribution sont intéressants, Georg (Erik) est Attila Fekete que j’avais déjà remarqué dans Hunyadi László qui confirme mon impression: un joli timbre à la Vogt, voix claire, bien timbrée, un soin donné à la couleur, une technique solide, on sent percer un Lohengrin dans cet Erik. Un ténor à suivre, plus peut-être pour certains Mozart (Belmonte, Tamino) et Wagner que pour Verdi qu’il chante beaucoup.
L’autre ténor István Horváth, est un jeune ténor de la troupe, voix légère mais très bien posée, un peu tendue à l’aigu, mais qui tient la route dans la chanson initiale. A suivre aussi.
Enfin Mary est chantée par Annamária Kovács, une Mary solide .
On le voit, une distribution qui sans être exceptionnelle, défend l’œuvre et contribue à la réussite d’une soirée qui musicalement  tient un niveau très honorable, mais qu’on aurait aimé beaucoup plus inspirée dans la mise en scène. C’est quand même toujours un vrai bonheur d’être à Budapest et outre les fameux thermes (je vous conseille les Thermes Rudas) ceux qui y viendront pourront aussi profiter de cette maison d’opéra solide, qui propose un répertoire très large aussi bien national, qu’international et qui permet de passer une bonne soirée, comme celle passée ce 19 janvier, à des prix très raisonnables.[wpsr_facebook]

Voir une bande annonce vidéo du spectacle sur http://fidelio.hu/zenes_szinhaz/galeria/nezze_meg_velunk_a_bolygo_hollandit

BERLINER PHILHARMONIKER: LA SUCCESSION DE SIR SIMON RATTLE EST OUVERTE

Sir Simon Rattle ©Urs Flueeler/AP

Il y a quelques jours, Sir Simon Rattle a annoncé qu’il ne prolongerait pas son contrat à la tête du Philharmonique de Berlin au-delà de 2018. La nouvelle a fait buzz dans le petit monde de la mélomanie, en devenant même “Rattle quitte le Philharmonique de Berlin”, faisant croire un instant en une décision à effet immédiat. Cette nouvelle qui en soi ne constitue pas une immense surprise: après 16 ans d’exercice, on peut penser que Sir Simon Rattle a envie de faire autre chose et de mener sa carrière différemment, mais remet la question des grands orchestres et des grands chefs au centre de la discussion, et cela, c’est sain.
Moi-même je considérais déjà que le premier prolongement de contrat de Sir Simon Rattle était  dû moins à une adhésion franche de l’orchestre à son chef qu’à l’absence de successeur possible dans le paysage musical de la première décennie des années 2000.
Dans la presse spécialisée d’aujourd’hui, on lit souvent que l’Orchestre Philharmonique de Berlin n’est plus ce qu’il a été, qu’il n’est plus la meilleure phalange du moment, et dans les classements effectués par telle ou telle revue musicale, il apparaît supplanté qui par les Wiener Philharmoniker, ou par le Concertgebouw.
Et pourtant, la nouvelle du départ de Rattle secoue si fortement le petit monde de la musique classique,  tout en réjouissant la presse spécialisée qui va pouvoir fleurir ses marronniers, que l’on sent bien que cet orchestre-là n’est pas tout à fait comme les autres.
D’abord parce que l’ensemble des musiciens constitue un groupe autonome qui choisit ses nouveaux membres, et qui choisit son chef: une république particulièrement jalouse de son autonomie et de ses choix. Dernière décision en date, la fin encore très discutée de leur présence au Festival de Pâques de Salzbourg, créé pour eux par Herbert von Karajan en 1967, motivée par une affaire de gros sous. Il n’est d’ailleurs pas encore prouvé qu’ils gagneront à leur transfert à Baden-Baden.

Les Berliner Philharmoniker ont un statut très particulier et très symbolique qui va au-delà de celui d’un simple orchestre. Leur histoire de près de 130 ans, les chefs qui les ont dirigés au long du XXème siècle, Hans von Bülow, Arthur Nikisch,  Wilhelm Furtwängler, Herbert von Karajan, Claudio Abbado sont devenus des mythes, et souvent des mythes vivants, tout cela contribue évidemment à installer l’orchestre dans une sorte de Panthéon: je me souviens de mon excitation lorsque je les entendis pour la première fois, à Pleyel, dirigé par Karajan dans les années 70.
La fréquence de mes voyages à Berlin pour les écouter avec Abbado dans les années 90 a fait que c’est sans doute l’orchestre que je connais le mieux aujourd’hui.
C’est évidemment Herbert von Karajan qui a installé l’orchestre dans le statut médiatique qu’il a gardé encore aujourd’hui: une politique d’enregistrements qui a couvert à peu près tout le répertoire classique et qui fait qu’encore aujourd’hui “Karajan+Berliner Philharmoniker” de Berlin est un binôme qui fait vendre. Moi-même, je conseille à mes amis moins mélomanes que moi d’acheter Karajan lorsqu’ils hésitent, car de toute manière, ils auront la garantie du très haut niveau, même là où l’on peut discuter telle ou telle interprétation.
J’ai eu la révélation  de cette ivresse incroyable du son Karajan lors de l’exécution en 1980 du dernier acte de Parsifal à l’Opéra Garnier, où l’orchestre était en fosse, et les trois protagonistes (José Van Dam, Peter Hoffmann, Francine Arrauzau) sur la scène nue. Cette impression inoubliable n’a été concurrencée que par l’exécution du Parsifal d’Abbado à la Philharmonie de Berlin en novembre/décembre 2001, toujours avec les Berliner évidemment.
Il y a une “marque berlinoise”, et les discussions infinies sur la disparition du son Karajan me semblent bien byzantines. Le son Karajan est inséparable  de sa volonté d’obtenir des musiciens le son parfait au disque et au concert, de soigner un dessein sonore, peut-être au détriment d’un discours musical (encore que les derniers Bruckner de Karajan furent et sont encore hallucinants), d’où aussi des choix vocaux qui ont pu paraître étranges, faits pour le disque plus que pour la scène (à commencer par son Ring enivrant et étonnant à la fois, mais aussi sa Tosca avec la jeune Fiamma Izzo d’Amico, ou la Turandot avec l’improbable Katya Ricciarelli).
Son enregistrement de Parsifal reste pour moi la référence pour qui cherche à se rendre compte de ce que pouvaient être les Berliner Philharmoniker au temps du son Karajan.
L’arrivée d’Abbado fut rappelons-le une immense surprise dans le monde musical. personne ne s’y attendait, et Abbado lui-même était en train de signer avec le New York Phiharmonic. Cette arrivée marquait la volonté de l’Orchestre de rompre avec une période et un règne qui n’avaient pas été de tout repos les dernières années et où les orages entre l’orchestre et son chef avaient été fréquents: Karajan était un être autoritaire, il commandait et ne concevait aps l’idée même de contradiction. Abbado arriva à Berlin dans la figure du “primus inter pares”, plus ouvert à la discussion, laissant les musiciens plus libres de leurs choix: on connaît ses méthodes de répétitions qui provoquèrent l’agacement de musiciens habitués aux exigences très précises de Karajan. Il y eut naturellement des polémiques, dont celle du magazine Der Spiegel, où étaient impliqués des musiciens de l’orchestre, et à laquelle le renoncement d’Abbado n’est pas étranger. En réalité, et les musiciens les moins favorables au chef le reconnaissent eux-mêmes ce sont les deux ans après sa maladie en 2001-2002 qui ont totalement changé les relations musicales entre l’orchestre et le chef, ainsi que les interprétations,  et qui ont fait taire toutes les discussions. Il suffit d’écouter la seconde intégrale Beethoven ou les derniers Mahler pour s’en persuader.
La venue de Sir Simon Rattle a correspondu à un autre besoin: il n’y avait pas de chefs germaniques qui pouvaient répondre au défi, Mariss Jansons, que les musiciens voulaient sortait d’un grave problème cardiaque et ne se sentait pas l’énergie suffisante pour assumer une charge qui rappelons-le n’a rien à voir avec celle d’un directeur musical ordinaire: il y a de très nombreux concerts à Berlin, toutes les tournées à assumer, et le Festival de Pâques de Salzbourg (ou de Baden-Baden) à gérer. Il fallait à la fois quelqu’un de plus jeune, de plus disponible: Sir Simon Rattle avait fait ses preuves comme chef du CBSO (City of Birmingham Symphony Orchestra) pendant 18 ans, qu’il avait porté au sommet des orchestres britanniques, il avait un répertoire très ouvert et ses interprétations du répertoire allemand étaient sinon indiscutées, du moins bien acceptées. Il arrivait aussi avec des idées nouvelles en terme de communication, en terme de relation avec le territoire et avec le monde éducatif. Tout en étant musicalement aussi ouvert qu’Abbado, qui avait élargi le répertoire, et rajeuni fortement les cadres de l’orchestre, il pourrait ouvrir le travail à des domaines moins explorés par Abbado (le XVIIIème, le répertoire français) et avoir une vraie stratégie de communication.
Indiscutablement, de ce point de vue, Sir Simon Rattle a réussi. C’est un vrai communicant, chaleureux, sympathique, ouvert, qui a créé des dispositifs riches (Zukunft@philharmonie devenu un programme éducatif financé par la Deutsche Bank à l’offre variée et élargie). Il a ouvert à des répertoires peu pratiqués par l’orchestre (le répertoire français, ou le répertoire XVIIIème, ou même le répertoire américain, oùRattle excelle). Cela reste discutable sur le répertoire allemand:  Brahms notamment et dans une moindre mesure Beethoven ne sont pas vraiment appréciés par une partie du public: c’est moins le cas pour Mahler ou Wagner (voir le Ring d’Aix). Rattle a une approche qui m’apparaît plus artificielle, trop construite, trop superficielle, une sorte de mise en scène très précise du son qui frappe (par exemple dans sa Symphonie n°2 de Mahler “résurrection”) dans l’ensemble assez froide, même si elle peut impressionner. Tout cela ne palpite pas, et a singulièrement tendance à se regarder au miroir. On reste extérieur. Je ne suis pas un fan de Rattle, sauf dans certains Wagner (Parsifal) ou dans tout le répertoire américain. Je me souviens du concert de la Saint Sylvestre 2002 où il a proposé Gershwin et Bernstein, et notamment Wonderful Town de Leonard Bernstein qui est l’un de mes plus beaux souvenirs.
Aujourd’hui, l’orchestre est profondément rajeuni, bien plus mixte qu’auparavant, bien plus international qu’auparavant et évidemment la mémoire du passé de Karajan devient floue, d’autant que les musiciens qui l’ont connu partent  ou sont le point de partir inévitablement à la retraite (comme Wilfried Strehle le remarquable altiste, très impliqué dans les formations de chambre et très lié à Daniel Barenboim).
D’un côté le profil de l’orchestre change et de l’autre va se poser la question d’un choix décisif pour les prochaines décennies.
A mon avis l’alternative est plutôt une alternative de génération: ou bien les musiciens choisissent un chef encore trentenaire ou à peine quadra,

Gustavo Dudamel

de type Gustavo Dudamel (37 ans en 2018) bien installé au niveau médiatique, extraordinaire “concertatore”, magnifique technicien de la battue, d’une redoutable précision, qui m’apparaît cependant moins inspiré et moins novateur ,

Andris Nelsons

 

 

ou surtout Andris Nelsons (40 ans en 2018), qui remportent de grands succès en concert, mais qui ne remplissent pas encore la salle. Peut-être dans cinq ans seront ils arrivés à maturité? Il reste qu’un tel choix voudrait dire prendre un chef pour au moins 20 ans sinon plus et recommencer une aventure à la Karajan.
Rappelons qu’Herbert von Karajan est arrivé à leur tête à 47 ans, qu’il est resté 34 ans en charge mais dans la génération quadra-quinqua,  je ne vois pas vraiment de chef susceptible d’être choisi. Je vois plutôt une alternative dans les sexagénaires (mais ni Daniele Gatti, 57 ans en 2018, par exemple, aux relations contrastées avec le public, ni Ingo Metzmacher, 61 ans en 2018, aux relations orageuses avec les orchestres qu’il a dirigés, y compris à Berlin), on pourrait citer  Christian Thielemann – il aura 59 ans en 2018 – qui pourrait être un choix logique (il est berlinois, il est aimé du public, il enregistre, il dirige actuellement la Staatskapelle de Dresde, l’un des très grands orchestres de tradition en Allemagne), mais je ne pense pas que les options musicales et  idéologiques de Christian Thielemann correspondent à ce qu’est aujourd’hui l’orchestre de Berlin. Il y aurait Riccardo Chailly (65 ans en 2018) qui a dirigé le Concertgebouw et qui dirige actuellement avec grand succès l’orchestre du Gewandhaus de Leipzig,  inattaquable sur le répertoire allemand de la fin du XIXème (Bruckner – Mahler), celui du XXème et sur le répertoire d’opéra. Mais il sort lui-même d’une lourde alerte de santé, et je ne le sens pas vraiment comme un choix possible. Il y aurait enfin de nouveau Mariss Jansons, mais il a déjà décliné la sollicitation et je ne vois pas de raison qu’il accepte à 75 ans ce qu’il a refusé à 59 ans. Il dirige certes deux orchestres actuellement mais j’ai l’impression (peut-être me trompé-je…) qu’il va laisser le Concertgebouw à Andris Nelsons, qui le dirige beaucoup, pour se consacrer exclusivement  à l’orchestre de la Radio Bavaroise (Bayerischer Rundfunk). Il reste que ce serait une transition glorieuse en attendant qu’un chef de la jeune génération actuelle arrive à 45-50 ans… C’est de toute manière pour moi le seul chef possible dont le prestige corresponde exactement à celui de l’orchestre.
Des journaux ont cité Daniel Barenboim: depuis la mort de Karajan, on le cite comme challenger sur le Philharmonique de Berlin. Il est à Berlin l’autre chef, celui de la Staatskapelle de Berlin, l’orchestre de la Staatsoper avec qui il entretient actuellement des relations un peu difficiles, et reste le directeur musical de l’Opéra d’Etat. Que lui apporteraient de plus les Berliner Philharmoniker, à 76 ans en 2018 ? Riccardo Muti n’est pas envisageable, avec les relations entretenues avec Berlin aux temps d’Abbado, et de plus en ce moment, il est un peu en marge (mais ce qui est vrai aujourd’hui peut évoluer dans cinq ans) et aura quant à lui 77 ans en 2018. N’oublions pas deux outsider:

Franz Welser-Möst ©Roger Mastroianni

Franz Welser-Möst (Staatsoper Wien et Cleveland Orchestra, 58 ans en 2018) qui est à Vienne, et qui malgré ses éminentes qualités n’a jamais vraiment réussi à se hisser au rang des top ten et surtout

Esa Pekka Salonen © Nicho Sodling

Esa Pekka Salonen (à la tête actuellement du Philharmonia, 60 ans en 2018) qui pourtant n’a pas dirigé l’orchestre de Berlin si mes comptes sont bons depuis au moins 10 ans. Ce serait néanmoins un choix plein de sens, car c’est un chef qui a réussi aussi bien à Los Angeles qu’actuellement au Philharmonia.

Il faudra donc scruter les chefs invités dans les deux prochaines années: à n’en pas douter, certains parmi eux seront les “papabili” et les programmes, notamment qui dirige le répertoire allemand. C’est un concert Brahms particulièrement inspiré et tout récent qui avait motivé l’élection d’Abbado en 1989 (1).
Je vous renvoie donc aux concerts programmés par le Philharmonique de Berlin pour essayer de deviner le futur élu. Un bon motif pour aller à Berlin où les prix des concerts, qui ont augmenté, restent quand même raisonnables: pour les mélomanes non parisiens, je les engage encore plus fermement, un week end à Berlin coûte globalement moins cher qu’un week end à Paris, avec la garantie d’une plus-value musicale incontestable au rapport qualité-prix convaincant. Un petit exemple: une amie emmène ses élèves à Berlin: une soirée à l’Opéra Comique de Berlin coûte 5 Euros par tête pour des scolaires. Qui peut s’aligner à ce prix à Paris? Il faut aller à Berlin!!
Je vous dis tout de même les choix de mon cœur, qui n’ont évidemment que peu à voir avec les choix d’un orchestre, car il faut aussi tenir compte des retombées économiques de ce type de choix et de l’aura médiatique de l’élu, et de son pouvoir marchand en termes de disques (si disques il y a encore en 2018) ou d’enregistrements: Mariss Jansons (et ce serait une solution d’attente), Andris Nelsons, Esa Pekka Salonen. Trois hommes du nord…Attendons.

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Berlin: La Philharmonie © Manfred Brückels

(1) A ce propos ceux qui sont intéressés à la carrière d’Abbado auront intérêt à se reporter au site japonais (pages en anglais)  Claudio Abbado Shiryokan qui tient un scrupuleux état de tous les concerts de Claudio Abbado depuis le début de sa carrière.

METROPOLITAN OPERA 2012-2013 (sur grand écran): LES TROYENS d’Hector BERLIOZ (Dir.Mus: Fabio LUISI, Ms en scène: Francesca ZAMBELLO)

La Prise de Troie © Ken Howard

J’ai eu quelque hésitation à ouvrir mon année lyrique par cette production des Troyens au MET, en direct sur grand écran.  Une mise en scène de Francesca Zambello, que je n’aime pas trop, la direction de Fabio Luisi, qui est toujours respectable mais pour Berlioz? Et Deborah Voigt (Cassandre) qui ne m’enthousiasme pas a priori. Enfin le cast affichait aussi Marcello Giordani dans Enée, dont on pouvait se méfier dans ce rôle.
Mais il y avait Susan Graham dans Didon: à elle seule, elle pouvait justifier que j’affronte les frimas pour aller au cinéma voisin.
Je me suis finalement décidé, et bien m’en a pris, car ce n’était pas Marcello Giordani, mais Bryan Hymel qui chantait Enée et cela faisait deux bonnes raisons d’aller passer la soirée au cinéma.
Et ce fut musicalement, au moins pour “Les Troyens à Carthage”, un émerveillement.

Scène finale © Ken Howard

Passons sur la mise en scène de Francesca Zambello. La production, vieille de 10 ans, n’a pas vraiment d’âge. Madame Zambello sait mettre en images, sait manier les foules, et sait s’inspirer de scènes de la peinture classique, attitudes convenues, bras levés, éclairages efficaces (de James F. Ingalls), torches: elle est la Margherita Wallmann des années 2000:  pas d’imagination, pas d’idées, mais du métier,  de la technique et l’art de savoir composer des tableaux. A conseiller à ceux qui pensent que la mise en scène d’opéra ne doit pas aller au-delà de l’illustration.

La Prise de Troie © Ken Howard

Donc, rien que du banal: Troie en sombre et Carthage en blanc (comme chez Pierre Audi à Amsterdam), un espace unique de jeu, le décor de Maria Bjørnson (du genre métallique) sur deux niveaux, quelques menues idées (Didon assise sur une maquette en construction de la future Carthage, sur laquelle les habitants déposent les bâtiments à peine terminés) Didon d’abord en blanc (costumes de Anita Yavich) puis  en violet, sans doute la couleur de la passion puis qu’Enée revêt à son tour un manteau violet, qu’il abandonne lorsqu’il appareille pour l’Italie. Comme on le voit, cela ne va pas bien loin, sans parler des chorégraphies de Doug Varone, qui n’en finissent pas. Du point de vue conceptuel, un encéphalogramme plat, mais cela se laisse voir sans fatigue.
Musicalement, c’est tout autre chose.

Les Troyens à Carthage “Gloire à Didon” © Ken Howard

On sait que Les Troyens ont eu beaucoup de difficultés à s’imposer sur les scènes. Dans les années 70, la presse spécialisée ne cessait de demander qu’un théâtre ose monter la version complète. Seul Covent Garden avait osé en 1969, et la production fut l’origine de l’enregistrement de référence avec Colin Davis, l’artisan de la “Berlioz Renaissance”, et Jon Vickers dans Enée. Inoubliable.
L’Opéra de Paris a proposé Les Troyens pour l’ouverture de l’Opéra Bastille, en 1990 (l’inauguration de 1989 s’était faite dans un théâtre qui n’était pas en ordre de marche), dans une production de Pier Luigi Pizzi, avec Grace Bumbry et Shirley Verrett, sous la direction de Myung-Whun Chung puis dans la mise en scène de Herbert Wernicke (Production du Festival de Salzbourg) avec Deborah Polaski, Jeanne Michèle Charbonnet et Yvonne Naef avec Sylvain Cambreling au pupitre.
Les Troyens est une œuvre que seuls les grands théâtres peuvent monter, tant elle demande des moyens de production exceptionnels, la mobilisation du chœur et du ballet, une distribution nombreuse et des chanteurs exceptionnels, notamment pour les rôles d’Enée et Didon.
La dernière production de Covent Garden de David Mc Vicar, accueillie de manière assez contrastée, devait être portée par Jonas Kaufmann qui abordait le rôle d’Enée, il y renonça pour raisons de santé: il reste à espérer qu’il puisse la reprendre à San Francisco, Vienne ou à la Scala, qui coproduisent avec Covent Garden.
C’est Bryan Hymel qui a remplacé Kaufmann à Covent Garden. Je l’avais entendu dans Enée dans la production de Pierre Audi à Amsterdam aux côtés de la Cassandre de Eva-Maria Westbroek (Didon à Covent Garden) et de la Didon d’Yvonne Naef (voir l’article en question).

Bryan Hymel

Au MET, il succède à Marcello Giordani qui a assuré en décembre les représentations. Et l’on peut dire que pour ce rôle redoutable entre tous, qui exige des aigus ravageurs, un engagement épique mais aussi une élégance de chant toute particulière dans les moments lyriques (le fameux duo “Nuit d’ivresse et d’extase infinie”), il répond largement à la commande. Déjà je l’avais apprécié à Amsterdam, mais cette fois, il a encore gagné en assurance et en maturité, et les aigus étaient triomphants et sûrs, notamment au dernier acte, où le ténor est particulièrement sollicité. Voilà un ténor bien parti pour les grands rôles français (on pense à Meyerbeer: il vient d’interpréter Robert le Diable à Covent Garden, mais aussi à un autre Berlioz peu joué, le Benvenuto Cellini dont  la production luxuriante de Denis Krief à la Bastille en 1993 est la seule dont je me souvienne). La voix est très bien modulée, la couleur chaleureuse, le timbre séduisant, et le français quasi impeccable grâce à une diction exemplaire. A suivre avec attention.

Deborah Voigt (La Prise de Troie) © Ken Howard

Du côté des dames, Deborah Voigt interprétait Cassandre, immortalisée ces dernières années par Anna-Caterina Antonacci (on se souvient de la production de Yannis Kokkos au Châtelet et à Genève mais aussi l’été dernier à Covent Garden): si la voix pouvait être discutée, l’interprétation était simplement hallucinante. Sur la scène du MET, Deborah Voigt reste désespérément froide et inexpressive. La voix est au rendez-vous, la diction assez satisfaisante, mais Voigt chante toujours de la même façon, avec un visage totalement fixe, qui ne change jamais d’expression, quelquefois même aux dépens des paroles qu’elle prononce. De la technique sans doute, mais aucun art du chant, et évidemment bien peu de sensibilité. Dans la mesure où elle reste en scène quasiment pendant tout l’acte, sa manière de chanter affecte l’ensemble et “La prise de Troie”, qui doit tant à Gluck dont Berlioz se souvient sans cesse, reste un peu en-deçà de ce qu’on attendrait, malgré des chœurs impressionnants et très bien préparés par Donald Palumbo.

Susan Graham © Ken Howard

Tout change dans “Les Troyens à Carthage” où dès son entrée accompagnée par le chœur fameux “Gloire à Didon”, Susan Graham impose un style, qui est LE style: diction exemplaire, expression incroyable de vérité, avec les variations dans la couleur, des gestes accompagnant le texte qui montrent sa parfaite compréhension du propos. Tout y est. Si les aigus semblent un peu plus tendus, ils sont si bien négociés qu’ils passent aisément. Mais c’est dans les moments lyriques et pathétiques que Susan Graham est extraordinaire: le duo “Nuit d’ivresse et d’extase infinie” est à ce titre, avec un Bryan Hymel magnifique, un des grands moments magiques (la musique, en soi est fabuleuse) de la soirée, mais surtout “Adieu fière cité” qui réussit à tirer les larmes; depuis un immense enregistrement de Regina Resnik, je crois n’avoir jamais entendu ce texte dit de cette manière. C’est époustouflant. Je me souviens encore de sa Charlotte à Bastille, bouleversante: elle est ici une immense tragédienne, qui chante avec une intelligence incomparable et sait distiller une émotion indicible. L’intelligence du texte et du chant produisent ce soir un immense moment: c’est aussi le résultat d’une carrière menée sans déplacements incessants, de manière modérée, alternant récitals et quelques rôles, et ménageant la voix.
Et les rôles secondaires sont bien tenus, voire particulièrement soignés et souvent tenus par des chanteurs maison et de jeunes artistes prometteurs ; d’abord le Narbal de luxe de Kwanchoul Youn, basse profonde et sonore qui donne à Narbal une noblesse toute particulière. La Anna de Karen Cargill, mezzo soprano au timbre sombre et velouté , qui a quelques difficultés d’homogénéité entre les registres aigu et grave, mais une belle présence vocale, notamment dans les duos et les ensembles. Une note toute particulière pour deux ténors, le Yopas d’Eric Cutler (déjà vu à Bastille dans ce rôle en 2006, mais aussi dans “Le Roi Roger” en 2009) très appliqué et techniquement impeccable, mais surtout le très  jeune Paul Appleby récemment diplômé du Metropolitan Opera’s Lindemann Young Artist Development Program qui prête à  Hylas une voix à la fois très suave, très douce, très lyrique, et qui sait lui aussi distiller une belle émotion. Un ténor à suivre notamment pour Mozart.
Au pupitre, Fabio Luisi aborde l’œuvre pour la première fois. Fabio Luisi a pratiqué toutes les grandes scènes germaniques pendant la première partie de sa carrière, assurant à Vienne ou à Berlin les représentations de répertoire et donc rompu au changements de style et de tradition. Cette technicité en fait un chef sûr pour un orchestre et n’est sans doute pas étrangère à sa nomination comme “Pincipal Conductor” au MET: moins connu, il ne fait pas d’ombre au directeur encore en titre, James Levine, et il peut assurer aussi bien le Ring (un Ring assez élégant par ailleurs) que Aida ou Ballo in Maschera. Il est aujourd’hui reconnu et lancé dans le circuit des chefs de référence, puisqu’il est directeur musical à Zürich et honoraire à Gênes, sa ville d’origine (alors que pendant des années il n’a jamais dirigé en Italie). En abordant Les Troyens, il maîtrise les masses, tenant ensemble orchestre, chœurs, solistes, de manière solide, mais il sait aussi bien donner énergie et dynamisme aux moments les plus épiques, mais aussi délicatesse et douceur aux moments élégiaques et lyriques (le IVème acte, remarquable à l’orchestre) et très attentif au volume et à la modulation, et très attentif, en bon chef d’opéra, à ne jamais couvrir les voix, notamment au cinquième acte. Il donne vraiment la preuve qu’il est non seulement un technicien de grande sûreté, mais aussi et surtout un bon voire un grand chef qui sait donner couleur et cohérence à une œuvre. On ne l’attendait pas dans ce répertoire, et il y prend sa pleine place. Il est l’artisan de la réussite de la représentation.
Plus généralement, cette représentation est particulièrement emblématique de la bonne santé du chant anglo-saxon et de ses qualités: une distribution entièrement américaine aux qualités notables, notamment dans la diction du français, l’articulation, la projection, et une technique robuste. On accuse souvent cette école de former de bons techniciens, mais peu concernés par les émotions (par exemple Deborah Voigt!) , on a ici aussi l’exemple d’artistes qui savent maîtriser les difficultés techniques et donner à ce qu’ils chantent une puissance d’émotion qui surprend (Graham, Hymel, Appleby). Une vraie leçon pour le chant européen en berne en ce moment et livré à une école russe aux voix puissantes, mais techniquement quelquefois en défaut où les grandes références européennes (Anja Harteros, Anna Netrebko et Elina Garanca ) en ce moment sont largement concurrencées par les américaines (Sondra Radvanovsky, Angela Meade, Renée Fleming, Joyce Di Donato). La force de l’école américaine est qu’elle prépare à tous les répertoires avec une très grande technicité, et produit un résultat le plus souvent au moins très propre. Et avec Hymel, on tient un ténor au timbre clair, aux aigus triomphants, à la diction exemplaire, très adapté au répertoire français, certes, mais où on entend aussi pour le futur un Radamès ou un Florestan. En somme cette soirée retransmise du MET a ouvert 2013 avec l’espoir d’entendre de nouvelles voix solides, qui puissent aider à élargir le spectre du répertoire et à donner de la couleur et de la variété à nos soirées d’opéra.
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Acte III © Ken Howard

 

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 27 décembre 2012 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Ms en scène: Claus GUTH, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS)

Il ne reste que quelques mots à rajouter à ce qui a déjà été dit…pour conclure sur cette ouverture de saison.
L’autre jeudi à la Scala, ce fut la dernière de cette série de Lohengrin, et ce fut un feu d’artifice. On comprenait bien que pour la dernière, les chanteurs donneraient tout alors qu’on avait craint , comme c’est quelquefois le cas à ces dates, des changements de distribution de dernière minute. Rien de tout cela; ils étaient tous là, Kaufmann, Harteros, Pape, Tomasson, Herlitzius et Lucic.
Pour ma part j’avais choisi d’être en haut, en galerie, là où selon Paolo Grassi se trouvent les racines du théâtre, là où sont les habitués, les passionnés, les hueurs, là où tout le monde se retrouve à l’entracte pour discuter passionnément de ce qui vient de se passer, bref, là où le théâtre vit et respire.
Et, cela n’a pas manqué, nous avons commencé à évoquer avec les vieux amis et les vieux habitués le Lohengrin d’Abbado de 1981, et la mise en scène de Giorgio Strehler, qui faisait de Lohengrin un héros médiéval mythique, armures rutilantes, décors dorés, miroirs en reflets infinis, étourdissement de lumière: bref, le Lohengrin de toutes les fascinations et un Abbado qu’on découvrait dans Wagner (c’était son premier Wagner) un Wagner allégé, souple, d’une clarté cristalline, d’une rare élégance, sans aucune lourdeur, lyrique à faire fondre les cœurs. Un miracle.
A la date même où, trente et un an avant exactement, je voyais pour la seconde fois le Lohengrin d’Abbado, je me trouve donc à la Scala pour ce Lohengrin de Barenboim, si différent dans l’esprit, si différent dans sa réalisation, et tout aussi miraculeux pour des raisons différentes.
Le miracle ce soir s’appelle Jonas Kaufmann, qui a rendu ce troisième acte sublime, avec un ‘Im fernem Land” tout en pianissimi comme la dernière fois, mais encore plus épurés, encore plus maîtrisés, et notamment ce “Taube”, parti du fond du silence, puis au son de plus en plus projeté, tenu, puis redescendant sur un fil de souffle et de son, pour retrouver le silence originel. Et qui provoque les larmes. Jamais entendu cela ainsi.
Jonas Kaufmann est la preuve que même avec une voix intrinsèquement “normale”, dont la couleur n’est pas exceptionnelle, ni l’étendue, mais avec une exceptionnelle intelligence et une maîtrise de l’art (au sens de technique), on arrive à construire l’exception, la singularité, on arrive à l’incomparable. Kaufmann réussit à être un vrai acteur en scène, et un véritable acteur dans la voix. Ce que veut le metteur en scène, il le transmet dans l’expression. Pour ce Lohengrin qui est tout sauf triomphant, la tristesse est portée par cette voix jamais tonitruante, presque hésitante, qui finit pas bouleverser. Quant à ceux qui disent que la voix est engorgée, et coincée, mieux vaut les renvoyer à leurs chères études: pardonnez leur mon Dieu, car ils ne savent pas ce qu’ils disent.
Bouleversant aussi le personnage voulu par Guth, un personnage qui n’existe que par ce que projettent en lui les autres, et qui ne peut échapper à ce destin qui est de ne pas s’appartenir. La mise en scène de Guth est elle-aussi d’une grande intelligence qui enferme Lohengrin, comme au début du deuxième acte, dont le prélude est habituellement dédié au couple Ortrud/Telramund, et qui montre cette fois sur fond de cette musique funèbre et inquiétante, un Lohengrin enfermé, qui ne réussit pas à sortir, qui voit toutes les portes fermées, qui essaie de s’échapper, mais qui est condamné à rester. De même dans un étonnant respect du livret , se construit devant nos yeux ce mariage qui n’en finit pas, sans cesse interrompu, où Elsa, puis Lohengrin, s’écroulent, refusent, regardent le public avec des yeux hallucinés et incrédules, où l’accomplissement final sous les yeux rapprochés du couple Ortrud/Telramund, porte en soi l’échec et l’adieu.
Je ne reviens pas sur un troisième acte d’abord élégiaque avec cette magnifique trouvaille du bassin où l’on joue, où l’on est soi-même, avec les merveilleux jeux de reflets des personnages dans l’eau. Moment magique où les cœurs semblent se donner, où les âmes semblent se rapprocher, qui se transforme vite en cauchemar, où Elsa de frêle jeune femme devient presque une dominatrice, les mains sur les hanches, telle Ortrud (c’est saisissant) devant un Lohengrin écrasé et dominé.
Autre miracle que Anja Harteros, soprano lirico spinto qui peut tout chanter avec un égal bonheur: c’est une grande Traviata, une Elisabetta phénoménale, ce sera sans doute aussi une Aida extraordinaire, mais aussi une Maréchale unique, une Eva qui enfin existe en scène, et une Elsa qui réussit à transmettre à la fois la fragilité et une certaine dureté; avec une voix d’une qualité exceptionnelle, des aigus triomphants, une tenue de souffle modèle, elle domine tous les moments de la partition, mais son deuxième et troisième acte sont incroyables de fraicheur, de tension, de mélancolie. Le duo avec Ortrud, et tout le troisième acte sont proprement anthologiques.
Ce soir, Tomas Tomasson a réussi à exister fortement, ce qu’il n’avait pas réussi au moins le 18: la voix portait et l’artiste, doué de grandes qualités d’acteur et d’une présence exceptionnelle, grâce aussi à une diction peu commune, a tellement donné, a tellement forcé une voix trop légère pour le rôle (redoutable de tension de bout en bout), qu’il a raté lourdement plusieurs notes au deuxième acte (les italiens disent “calato”), et que la respiration allait contre le son, qui sortait mal dominé pour donner au total à la fin de l’acte de bien vilains moments: dommage, mais je reste indulgent, je trouve cet artiste intelligent et très “juste”.
De même Evelyn Herlitzius, elle aussi douée d’une exceptionnelle intelligence, a cette capacité à masquer par des cris d’une vigueur et d’une puissance incroyables, les insuffisances d’une voix fatiguée, et notamment au dernier acte, coincée dans la gorge et presque rabougrie. C’était à la fois dur à entendre et en même temps ces sons rauques étaient tellement dans le personnage qu’elle a obtenu au final un triomphe, mérité et oui et non.
René Pape comme toujours impérial, même si un peu fatigué par moments, car il sait à merveille dire un texte avec la moindre des inflexions, ce qui est chez Wagner essentiel. Des défauts vocaux impardonnables dans Verdi peuvent passer chez Wagner s’ils sont masqués par une diction impeccable. Quant à Zelko Lucic, il n’est pas à sa place dans la distribution, il n’existe pas comme héraut, mais reste passable.
Mais grâce à Kaufmann et Harteros, tout passe, d’autant que Barenboim a fait des miracles que même les amis les moins indulgents ont reconnus. Un prélude abbadien à force de légèreté, avec ces miroitements si particuliers de sons filés, à peine perceptibles. Une énergie juvénile, imposant des contrastes, des rythmes, des ruptures. Des sons de l’orchestre notamment dans les cuivres, inattendus par leur sûreté et leur justesse, un prélude du troisième acte qui fut un ouragan: en bref, il fut miraculeux lui aussi et a entraîné l’ensemble du plateau jusqu’à l’explosion (avec un chœur des très grands jours de la Scala) par la tension qu’il a imprimée.
Alors voilà, les gens debout hurlant leur enthousiasme, une Scala des très grands jours emportée par la passion, un bonheur sans mélange, une joie très largement partagée, même si certains à côté de moi faisaient la moue (comment peut-on?). Enfin une direction d’orchestre, enfin des chanteurs à la hauteur de cette scène pour un Wagner qui restera dans les mémoires. La Saison du Bicentenaire Wagner est ouverte “alla grande”,   reste à ouvrir celle du Bicentenaire Verdi, et là ce sera plus grinçant. Verdi dans sa maison est moins à l’aise que Wagner son invité. Mais ce soir, oublions! La Scala était en ce 27 décembre à la place légendaire qui est la sienne, elle était à la hauteur de ce qu’elle est dans mon cœur ; souhaitons-lui, souhaitons-nous une grande saison.
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TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 18 décembre 2012 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Ms en scène: Claus GUTH, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS)

Acte III Photo Monika Rittershaus

Je l’ai écrit précédemment, Lohengrin est l’opéra de Wagner le plus populaire en Italie, peut-être parce que c’est le premier à y avoir été représenté, et en tous cas le plus lié à l’histoire de la Scala. Ne faisons pas non plus l’erreur de croire que cet orchestre, à part Verdi, Rossini et Puccini, ne peut rien jouer. Il y a une vrai tradition wagnérienne, et de vrais grands chefs wagnériens en Italie, aujourd’hui par exemple Daniele Gatti et Claudio Abbado qui à chaque fois qu’il a abordé Wagner (Lohengrin, Tristan und Isolde, Parsifal) a laissé des traces profondes. Mais se souvient-on du Parsifal légendaire de Toscanini à Bayreuth, le plus long de tous les Parsifal de Bayreuth, dont on a perdu toute trace sonore? Et Victor De Sabata, qui n’a pas fait seulement une Tosca resté la référence avec Callas, mais a dirigé aussi à Bayreuth Tristan und Isolde, et Antonino Votto, plus connu pour sa Gioconda, qui a dirigé Lohengrin à la Scala.
Inversement, de très grands chefs wagnériens ont dirigé Wagner à la Scala, à commencer par Willhelm Furtwängler, en 1951, pour un Ring resté tellement dans les mémoires (il y a un enregistrement) que les vieux milanais l’évoquent encore avec émotion, et il est aussi venu diriger Meistersinger. Plus récemment, Wolfgang Sawallisch (qui a dirigé pratiquement tout Wagner à Milan), Carlos Kleiber (Tristan und Isolde), mais aussi en remontant le temps Hermann Scherchen (Rienzi), Lorin Maazel (Tristan) André Cluytens (Der Ring des Nibelungen), Karl Böhm (Meistersinger), Herbert von Karajan (Tristan, Die Walküre, Lohengrin), Hans Knappertsbusch (Der Fliegende Holländer, Tristan) …Quel théâtre peut aligner dans Wagner au long de son histoire tant de chefs de référence?

Au-delà des polémiques de magazines (le président de la République n’aurait pas assisté au Lohengrin inaugural pour manifester sa mauvaise humeur devant le choix de Wagner pour l’ouverture de saison qui est aussi celle du bicentenaire de Verdi), on avait eu aussi des polémiques lorsque Riccardo Muti avait ouvert par Parsifal, un supplice pour les VIP de la “Prima”.
Devant le spectacle auquel nous avons assisté, verba volent. Ce spectacle comptera sans doute parmi les pierres miliaires de la production scaligère: une production intelligente et riche, une compagnie pour l’essentiel extraordinaire, un chef inspiré: le résultat, un triomphe, des hurlements prolongés, et même les abonnés du Turno C restant en salle pour applaudir: autant dire un exploit. Et pour couronner le tout, la présence de Anja Harteros dans Elsa, de retour d’un long refroidissement qui a motivé son remplacement pendant 4 représentations.

Acte II Photo Monika Rittershaus

Claus Guth a concentré son regard sur les deux femmes, Elsa et Ortrud, pour marquer leurs destins et leurs choix opposés, d’où le noir de l’une et le blanc de l’autre pour les  costumes, d’où des robes identiques au second acte (comme chez Neuenfels à Bayreuth) l’une noire, l’autre  blanche, d’où quelquefois le pantalon d’Ortrud face à l’éternelle robe blanche d’Elsa. Ortrud la conquérante et la dominatrice qui choisit le pouvoir terrestre face à Elsa la rêveuse, la victime, réfugiée dans le fantasme. D’où un décor contrasté, une structure fixe: des coursives de bois et métal, comme la cour intérieure d’un immeuble cossu, et sur l’espace central une part réaliste (tapis, table, fauteuils) où sont Telramund et le Roi et une part fantasmée (végétation, roseaux, un tronc d’arbre, un piano comme une sorte d’irruption du monde du conte) dans le monde d’Elsa, qui sera aussi celui de Lohengrin.
Dans cet univers très marqué, plus de cygne, mais des signes de cygne, des traces, quelques plumes. Des épées juste quand c’est nécessaire (le combat) et un Lohengrin comme surgi des rêves d’Elsa, qui ressemble étrangement au frère disparu dont Elsa ne se console pas. Une Elsa faible, qui ne cesse de s’écrouler, de s’évanouir, même au moment du mariage, soutenue par Lohengrin et par la Roi, comme si tout cela lui faisait peur, comme si elle refusait l’avenir qui s’ouvre, comme si elle restait en-deçà des exigences que Lohengrin fait porter sur elle.

Apparition de Lohengrin (Acte I)

Un Lohengrin tout aussi perdu qu’Elsa, son arrivée est comme fortuite, au milieu de la foule, qui apparaît au départ en position foetale, né au monde perclus de secousses, peureux, une sorte de “paumé”, pieds nus, un homme parmi les hommes forcé à accomplir le destin (le combat), mais qui est mal taillé pour le rôle du héros. En bref, deux héros qui ne sont pas bien là où ils sont.

Anja Harteros et Jonas kaufmann

Face à eux, le couple Telramund, mené par Ortrud, sorte d’image bourgeoise:

Acte I

Ortrud corrigeant l’enfant Elsa qui s’exerce au piano, comme la vilaine gouvernante, ou la belle-mère, une sorte de Madame Fichini des Malheurs de Sophie. Telramund ne porte pas d’uniforme, comme le Roi ou Gottfried: il est habillé en “civil”.

Jonas Kaufmann et Tomas Tomasson

Peu à peu se construit le récit, un peu terne au premier acte, où Elsa est souvent perchée dans son arbre, à part, comme extérieure à l’action, qui devient plus intense évidemment au deuxième, où la musique et le chant se tendent, et bouleversante au troisième acte: tandis qu’Ortrud les observe du haut d’une coursive, Elsa et Lohengrin évoluent dans une sorte de locus amoenus,  dans les roseaux et dans l’eau: on pense à Horace, on pense aussi à Pelléas et Mélisande, on pense au grands amants dans cet univers végétal et fantasmatique, qui va devenir univers de cauchemar quand Elsa est prise par son délire questionneur, avec une violence inaccoutumée, notamment quand elle s’installe comme dominatrice face à un Lohengrin recroquevillé et suppliant, ou quand surgit Telramund. L’eau qui scandait l’amour et les jeux amoureux devient lieu de combat.
La fin est aussi bouleversante: c’est la fin du rêve, Ortrud se suicide sur le corps de son mari, Lohengrin “meurt” à l’apparition de Gottfried, comme si Elsa faisait disparaître le fantasme, elle-même disparaît et s’efface devant Gottfried alors que le chœur, qui a toujours été spectateur très passif de l’action, sur les coursives ou autour des protagonistes, regarde le désastre, interdit: comme les parole du Roi sonnent faux,  paroles du politique ignorant des enjeux réels: dans cette mise en scène où tout est concentré sur les deux couples, les autres (le Roi et le héraut) apparaissent comme des comparses presque inutiles) et le choeur commente, tout en restant absent. A la différence de Neuenfels qui faisait du chœur un élément actif et central à Bayreuth, Guth l’écarte de l’enjeu réel. Il n’y pas de lecture “sociale”, comme chez Neuenfels, mais une lecture psychologique, concentrée sur les individus.
J’ai trouvé le premier acte néanmoinsun peu répétitif et ennuyeux, et je n’étais pas convaincu, même vocalement et malgré un René Pape impérial. Dès le deuxième acte, dès que le piège commence à se refermer, tout change et le spectateur est complètement pris dans l’action, pour aboutir au troisième acte à un émerveillement.

Évidemment au service de ce projet (que j’estime tout de même moins convaincant que celui de Neuenfels à Bayreuth, mais tout aussi pessimiste) une compagnie qui aura marqué cette production, même si c’est à des degrés divers.
Tómas Tómasson ne démérite pas dans Telramund, mais il est à l’évidence en retrait: de belles qualités de diction, d’expression, de jeu. Mais il faut dans Telramund une présence vocale qu’il n’a pas, et on ne l’entend pas notamment dans les graves. Certes, dans le contexte de la mise en scène, un Telramund vocalement plus effacé peut se justifier, surtout face à une Ortrud vocalement et scéniquement brûleuse de planches (Evelyn Herlitzius), mais il reste qu’on préfère des Telramund vocalement plus présents.  En face, Ortrud le dévore littéralement, avec sa présence, sa voix énorme pas toujours contrôlée, aux sons quelquefois rauques qui peuvent indisposer mais qui dans le contexte sont incroyablement vrais: l’invocation aux dieux païens est totalement inoubliable! Très grande Ortrud, dans la lignée de celles qui en ont fait des incarnations légendaires.
Entre les deux couples, le Roi de René Pape est à la fois tellement présent vocalement et tellement spectateur et même effacé, ou effaré par les enjeux des deux couples. Il reste extérieur, mais son premier acte restera gravé dans les mémoires car aussi bien dans la diction, dans la projection, dans la présence vocale, il est irremplaçable. Dans le contexte de la mise en scène, le héraut est très effacé, relégué dans les coursives et la voix de Zeljko Lucic ne convainc pas: mauvaise diction, pas de grande élégance, voix un peu opaque,  il n’est visiblement pas dans son répertoire.
Anja Harteros faisait sa première apparition, personnage grêle à l’opposé d’Annette Dasch, moins petite fille et plus jeune femme psychotique, avec son physique déjà tragique et ses longs cheveux noirs qui rappellent Callas dans la Traviata de Visconti. La voix est au début hésitante, elle ne s’impose pas. Mais dès le deuxième acte, on ne sait plus quoi admirer de la tenue de souffle, du volume, de la technique, des aigus, de la présence vocale si différente de Herlitzius et si complémentaire:  son duo du troisième acte est littéralement bouleversant. Et évidemment, au rideau final, le triomphe, total, sans contestation possible, qui fait crouler toute la salle. Elle est pour moi aujourd’hui la plus grande, sans conteste.
Enfin Jonas Kaufmann. On peut discuter à l’infini des mérites comparés de Klaus-Florian Vogt et de Jonas Kaufmann. Vogt a une voix sans doute d’une très jolie qualité, sans doute plus adaptée au rôle, voix étrangement nasale qui lui donne vocalement une personnalité autre, de héros qui vient d’ailleurs, une voix qui tranche, qu’on peut aimer ou qu’on peut détester. Kaufmann a une voix plutôt sombre, qui correspond à cette tristesse intrinsèque que Wagner voulait pour son personnage. Mais surtout Jonas Kaufmann a une technique qui laisse totalement assommé. Un contrôle vocal  qui rend son “In fernem Land” entièrement pianissimo non seulement inoubliable, mais carrément unique. La voix quand c’est nécessaire est très présente, mais c’est dans les parties “piano” qu’il est  incomparable, et qu’il diffuse une émotion qui va jusqu’au frisson. Et là aussi dans le contexte d’une mise en scène où le héros est tout sauf triomphant, ce parti pris d’une cohérence rare, renforce évidemment l’effet produit. Je vous économise les superlatifs, mais prenez les tous et vous serez dans le vrai.
Le chœur de la Scala, très bien préparé par Bruno Casoni, était particulièrement en forme ce soir, mais l’orchestre était lui carrément époustouflant. Daniel Barenboim l’emporte dans une sarabande extraordinaire où les contrastes sont très accentués, très vigoureux voire triomphants (prélude du troisième acte), mais réussit aussi à retenir le son (prélude de l’opéra, et notamment merveilleux prélude du deuxième acte: on se croirait dans le deuxième acte du Crépuscule des Dieux, avec ses couleurs obscures et sa lenteur. Une grande merveille. Barenboim est à l’opposé du lyrisme et de la dynamique d’Abbado, mais il est d’une telle présence, d’une telle puissance dramatique, d’une telle clarté qu’il fait de ce Lohengrin à lui seul, un morceau d’anthologie, au sens propre: de tous les Lohengrin vus ces dernières années, y compris celui qu’ il a dirigé à Berlin il y a quelques années (Mise en scène Stephan Herheim) celui-ci est à mettre en archive, en exemple de ce qu’est Wagner en 2012 et de l’enthousiasme qu’il peut déchaîner dans un théâtre. Et puis, à chaque fois que dans ce lieu surgit l’anthologie, surgit en même temps une intense émotion qui crée cette magie unique du théâtre milanais. Hier soir, vers minuit, on était tous frappés, et on nageait tous dans le bonheur. C’est cela aussi quelquefois la Scala.
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Zeljoko Lucic, René Pape, Jonas Kaufmann

THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2012-2013 : MÉDÉE de Luigi CHERUBINI le 16 décembre 2012 (Dir.Mus : Christophe ROUSSET, Ms en scène : Krzysztof WARLIKOWSKI)

Nadja MIchael – ©-Maarten-Vanden-Abeele

Depuis 1986, au Palais Garnier, les spectateurs portent dans leurs souvenirs la Médée de Cherubini incarnée jusqu’à l’incandescence par Shirley Verrett dans la mise en scène de Liliana Cavani. Depuis, nos directeurs généraux de l’Opéra n’ont pas considéré que l’œuvre valait reprise ou nouvelle production. Une erreur de plus à l’actif de ceux qui disent défendre le répertoire français. Car peut-on discuter l’appartenance de Cherubini au monde français, lui qui fut deux décennies  durant directeur du Conservatoire, lui qui eut avec Lodoïska le plus grand succès de la révolution française, lui le représentant d’un néo-classicisme musical dont la très fameuse coupole, décor de Médée de Ezio Frigerio à l’opéra (c’était une production du Comunale de Florence je crois), inspirée des coupoles en trompe d’oeil à la Andrea Pozzo se voulait une illustration, illustration d’un monde à la fois rigide et renversé, dont les lignes verticales semblaient vaciller, illustration du monde à la fois figé et renversé où évoluait Médée, l’étrangère, la colchidienne échouée dans un monde grec qui l’a bafouée et répudiée.
Combien de tragédies évoquant Médée au XVIIème, à commencer par celle de Corneille, inspirées plus ou moins de la pièce homonyme d’Euripide, chef d’œuvre parmi les chefs d’œuvres, que je vis à Epidaure avec l’immense tragédienne grecque Alika Katseli, souvenir d’adolescence resté gravé dans ma mémoire pour la vie entière: je la vois encore partir sur son char, dans la douce brise du soir, devant 14000 spectateurs médusés.
Et “ce poison que Médée apporta dans Athènes” que Phèdre cite dans son dernier monologue chez Racine fait de Médée sa sœur en passion et en destin. C’est dire que Médée ne peut échapper à une bête de scène, que ce soit Callas qui la ressuscita avec Bernstein en fosse à la Scala, ou Verrett qui s’en empara, ou plus tard la Antonacci avec Kokkos au Châtelet. C’est la première condition: au monstre qu’ est Médée, il faut l’incarnation d’un monstre des planches, et un monstre vocal pour les redoutables pièges de la partition. Bref, on peut imaginer qu’aujourd’hui elles sont bien peu nombreuses celles qui peuvent conjuguer pareilles monstrueuses qualités.
Cherubini, qui a vécu en France de 1788 jusqu’à sa mort en 1842, et qui dirigea le Conservatoire de Paris pendant vingt ans, est aujourd’hui un peu laissé de côté par les directeurs d’opéras, alors que Weber, Beethoven, Wagner, mais aussi Brahms lui vouaient une admiration sans bornes et lui ont emprunté beaucoup. A peine plus jeune que Mozart de quatre ans, il a digéré la révolution gluckiste, les évolutions mozartiennes (dont il cite des passages des Nozze di Figaro dans Lodoïska, chef d’œuvre à peine connu en France et jamais représenté scéniquement), Haydn, et par le symphonisme qu’il développe dans ses opéras ou opéras comiques (incendie dans Lodoïska,  tempête dans Médée), il est un homme du XIXème, et ce n’est pas un hasard si Weber contribue largement à sa fortune en Allemagne et si  Beethoven lui emprunte bien des motifs. Mais Brahms lui vouait un culte, au point d’être enterré avec la partition de Lodoïska sous sa tête. Trésor méconnu, auquel un chef comme Riccardo Muti s’est largement consacré, il est surtout connu aujourd’hui par Médée, opéra inspiré de la tragédie de Pierre Corneille, sur un livret de François Benoît Hoffmann.
Il paraît que ce très beau spectacle signé Krzysztof Warlikowski a été interrompu à la Première plusieurs fois par les sifflets d’un public imbécile et ignorant, que Paris sait secréter. Je trouve insupportable que ce public, supposé savoir qui est Warlikowski, vienne souffrir bruyamment et empêcher les autres de suivre normalement un spectacle. On peut évidemment siffler, mais au baisser de rideau, et non à la manière des malotrus pendant le spectacle. C’est pitoyable. Bien heureusement, la dernière fut triomphale, avec de longs applaudissements et des hurlements de joie à l’apparition du metteur en scène polonais.
Abondance de matière dans ce spectacle à qui veut en rendre compte, un moment fort, esthétiquement beau, très travaillé, tout en tension. D’abord, l’actualité récente aux Etats-Unis, avec ces enfants massacrés dans une école, non seulement montre que les monstres sont parmi nous, mais rend une glaçante actualité à la vidéo projetée sur le rideau doré du décor, elle qui montre une école, des institutrices, et un monde d’enfants qui est l’un des motifs centraux du travail du metteur en scène. Les deux enfants qui vont être massacrés jouent au proscenium pendant que le public s’installe. Ils sont en permanence sur scène, dessinant sur les murs, ballotés entre Créon, Jason, et Médée, refusant de suivre Dircé la fiancée de Jason, ils circulent parmi le chœur, et apparaissent comme des otages du drame. Un drame qui se déroule dans un décor unique, fait de verre, de miroirs sans tain, de reflets, d’échafaudages et de lumières d’une crudité à la limite du supportable. Un drame dont l’espace central est un espace tragique, assimilable à l’orchestra du théâtre grec, où évoluent chœur et protagonistes. Un espace délimité par une cloison miroir, un peu comme dans son Iphigénie en Tauride à Garnier, qui reflète chef et salle, et prolonge les jeux de perspective, notamment celle de la langue de sable qui court le centre de l’espace, sorte de no-mans land où les personnages abdiquent leur visage social pour être eux-mêmes. L’idée est assez simple, et suit exactement les mouvements de la musique : Jason en épousant Dircé choisit un destin banal, sert une ambition minable, lui qui avait vaincu des monstres en conquérant la Toison d’or. Le monde de Corinthe est un monde à l’image de cette ambition, rabougri, minable, petit bourgeois, à l’opposé de l’exigence tragique (voir les costumes des dames de la cour, dans un piteux défilé années 50, un peu à la manière de Marthaler dont Warlikowski visiblement s’inspire).  La passion de Médée est une passion en débat avec les Dieux, une exigence du tout, qui suffoque devant le choix de Jason. Ainsi Jason est-il d’emblée à la fois rejeté, mais en même temps reste désirable, et intensément désiré, comme dans les dilemmes habituels du monde tragique. Comme Phèdre qui se déteste parce qu’elle aime Hippolyte, et parce qu’elle sait en même temps qu’Hippolyte n’est pas le héros dont elle a rêvé. Elle sait qu’elle aime quelqu’un qui n’en vaut pas la peine et elle continue de l’aimer, donc elle se méprise tout en allant jusqu’au bout. Médée envers Jason n’est pas loin de cette posture. Si Jason est devenu affreusement banal, il ne vaut plus la peine d’être aimé, et pourtant elle l’aime et le désire et donc ne peut qu’aller jusqu’à la destruction suprême, celle dictée par les Dieux, pour rester conforme au mythe qu’elle se construit d’elle-même. En ce sens, en quelque sorte, tuer ses enfants est la preuve d’amour suprême, ce qu’elle peut offrir à la fois de meilleur et de pire pour correspondre à son image et à son passé. Jason est un personnage de vaudeville, Médée est une héroïne tragique.
Médée est  autre. Et Warlikowski, en la faisant surgir tout de noir vêtue, au milieu de cette pâle blancheur d’un mariage convenu, fait surgir Amy Winehouse dans la Noce chez les petits bourgeois, avec ce qu’elle traîne derrière elle de soufre, de déglingue, de marginalité, mais de sublime génie en même temps : il faut voir s’asseoir Nadja Michael pour comprendre cette irruption, de côté, sans entrée théâtrale et centrale mais latérale et presque clandestine, et qui fait néanmoins qu’on a désormais plus d’yeux que pour elle, tout sauf une desperate housewife. Elle est autre, et tous veulent l’exclure tout en subissant sa fascination. Elle ne quittera plus la scène, avec  ses jambes effilées,avec son corps tatoué omniprésent qui attire les hommes et leur fait peur, c’est l’étrangère au sens fort, avec qui on va jouer à « je t’aime je te tue », qui attire comme l’inconnu et qui effraie.
Il y a toujours un espace de l’intimité chez Warlikowski sur le vaste plateau qui fixe le déroulé du drame, cet espace, c’est cette fois une commode à gauche de la scène, sur laquelle on pose tous les symboles, dont la Toison d’or, et dans les tiroirs desquels on sort et on range les accessoires intimes et les linges. C’est de là que Médée sort la robe empoisonnée de Dircé. La fin est une trouvaille extraordinaire : Médée revient non plus en noir mais dans un pantalon d’un bleu criard et avec un teeshirt sous lequel elle dissimule quelque chose, qui la fait apparaître comme enceinte : elle vient de tuer ses enfants et redevient mère. Sous le teeshirt, les pyjamas ensanglantés des petits, qu’elle va ranger calmement dans la commode non sans les avoir soigneusement pliés, comme une maman, et son devoir de mère accompli,  elle fume une cigarette, et rentre sur le plateau sur lequel est tombé le lourd rideau de fer doré. On entend une explosion. Fin. Grandiose.
A cette production très attentive, aux éclairages magnifiques (la vidéo qui court sur les artistes du chœur à la fin semblant les habiller est un moment étonnant) aux exigences très pointilleuses en matière de jeu correspond une réalisation musicale moins convaincante, mais néanmoins honorable.
D’abord, le choix de proposer cette œuvre exécutée par un orchestre sur instruments anciens, au son mat, sans vraie réverbération, même remarquable comme ce soir (il paraît que ce ne fut pas toujours le cas cette semaine) fait à mon avis perdre tout le côté « musique de l’avenir » de la musique de Cherubini. Cette musique dont le symphonisme a un caractère évident, me paraît mieux sonner « symphonique » avec un orchestre ordinaire. Je ne vois pas ce qu’apporte de plus ce choix, même si le rythme, le dramatisme, le halètement tragique sont présents. Christophe Rousset mène tout son monde avec un tempo très rapide (l’ouverture !) et de forts contrastes aussi bien dans les rythmes que dans le volume sonore.
Les chœurs de Radio France sous la direction de Stéphane Petitjean sont nobles à souhait même si on préfèrerait peut-être plus de volume.

Médée et Jason

La distribution dans l’ensemble m’est apparue plutôt pâle, notamment dans les rôles de complément: les servantes de Ekaterina Isachenko ou Anne-Fleur Inizan par exemple, ou même la Dircé de Elodie Kimmel, problématique en ce dimanche (certains amis ayant vu d’autres représentations soutenaient qu’elle a été meilleure), avec ses aigus criés, son manque d’homogénéité dans la ligne de chant, son grave inexistant.
Vincent Le Texier promène toujours son timbre chaud, et sa présence naturelle et donne à Créon une vraie humanité, en positif comme en négatif. Le Jason de John Tessier est totalement inexistant, mais c’est aussi le rôle qui le veut mais la voix, dont le timbre est assez joli, ne sort pas vraiment: aucune présence dans les ensembles ni dans les duos.
Reste la jeune Varduhi Abrahamyan, Néris vraiment émouvante, au timbre de velours, chantant avec vrai engagement et véritable intensité : elle existe, elle, et pleinement…rappelons qu’aux côtés de Callas on avait trouvé une Néris qui débutait et qui fit une carrière assez intéressante, elle avait nom Teresa Berganza.
Et puis il y a Nadja Michael, bête de scène, à la présence naturelle grâce à un corps magnifique, que Warlikowski fait bouger vraiment beaucoup ( trop sans doute) et qui par son timbre sombre, la manière de colorer la voix, le volume, l’homogénéité, fait vraiment la différence, malgré des faiblesses de justesse et une absence de rigueur stylistique que la composition du personnage masque Si le personnage voulu par Warlikowski est autre, la voix l’est également : un volume très large, des aigus quelquefois un tantinet criés mais dans l’ensemble dominés , qui fait incontestablement la différence entre tout le reste de la distribution et elle. Tout le premier acte est assez gluckiste dans la couleur, aimable, sans grande originalité : dès qu’elle entre en scène, c’est un tout autre enjeu, une tout autre partition et la voix est d’un tout autre niveau. Certes, on pourrait souhaiter une diction quelquefois plus claire, et de l’expression plus marquée, mais toute la distribution s’efforce de chanter le français et de le dire, sans vraiment y réussir dans ces dialogues modernisés remplaçant les dialogues originaux évidemment démodés, où Krzysztof Warlikowski et Christian Longchamp font dire aux personnages un texte neuf qui correspond à l’analyse psychologique qu’ils ont voulu faire passer, mais qui ne correspond pas forcément toujours à l’effectivité de la situation, d’où un sentiment quelquefois de décalage entre le texte et le chant accentué par l’amplification du dialogue,  marque de “l’actualisation”, mais que je trouve singulièrement dérangeant et inutile, sauf à faire de l’effet sur certains mots: sexe, sperme; là on est un peu dans la mode. Autre décalage, voulu lui aussi, celui du début du second acte, où l’on entend « Oh, Carol ! » de Neil Sedaka (1958), certaines oreilles sensibles n’ont paraît-il pas supporté cette intrusion sacrilège d’une musique profane dans le bel ordonnancement sacré de l’opéra. Dans le contexte cela fonctionnait assez bien, inutile donc de pousser des cris d’orfraie.
Tout ce bruit autour du scandale supposé d’une production déjà ancienne (Amy Winehouse était en vie lors de la première de Bruxelles) est encore une illustration du « Much ado adout nothing ». C’est une belle production, mais pas forcément la meilleure de Warlikowski, dont on a en tête le très beau Parsifal ou le Roi Roger. Ce travail cependant  fait honneur au théâtre et confirme la place éminente de Warlikowski dans le paysage théâtral d’aujourd’hui.  Il nous reste à attendre une production sur instruments modernes, avec une distribution plus équilibrée à l’Opéra peut-être. Il reste que l’après-midi a été fructueux, que cette musique est vraiment stimulante, et belle, et profonde, et qu’elle mérite mieux qu’une notice dans une encyclopédie et une poignée de spectateurs braillards.
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OPÉRAS EN EUROPE ET AILLEURS 2012-2013 (5) : SPECTACLES A RETENIR – SUISSE – ZÜRICH – GENÈVE

Il y a en Suisse de très bons théâtres, à commencer par Bâle (Theater Basel), qui est sans doute l’un des meilleurs théâtres du monde germanique, où Christoph Marthaler produit régulièrement des spectacles magistraux, un théâtre voué à la modernité qui ose explorer systématiquement le répertoire avec des clefs contemporaines. En ce moment (décembre) un joli Ballo in Maschera mis en scène par Vera Nemirova. Le théâtre de St Gallen, Theater St Gallen, un peu plus traditionnel, mais qui accorde de l’importance aux voix. Celui qui je préfère reste le minuscule théâtre de Bienne/Biel ,où la dimension réduite donne à la représentation la qualité d’une représentation de salon, allez-y! cela vaut vraiment la peine de vivre cette expérience très intime.
Mais la vie lyrique suisse est dominée par ses deux plus grandes institutions, très différentes, et par les moyens, et par l’esprit que sont
– l’Opernhaus Zürich, dans sa salle XIXème aux dimensions moyennes, au bord du lac de Zürich, qui sort d’une longue période où Alexander Pereira (l’actuel intendant du Festival de Salzbourg) en a fait une des références du monde lyrique européen, et qui vient d’être confié depuis 2012 à Andreas Homoki, lui même venu de la Komische Oper de Berlin. C’est un théâtre de répertoire à l’allemande
– le Grand Théâtre de Genève, au plateau immense, à la vaste salle, construite en référence au Palais Garnier au XIXème siècle et qui est un théâtre de stagione à la française, est dirigé par Tobias Richter, qui a longtemps présidé aux destinées de la Deutsche Oper am Rhein de Düsseldorf. Il succède à des générations de managers français, Jean-Claude Riber, Hugues Gall, Renée Auphan, Jean-Marie Blanchard et dispose de moyens inférieurs à ses prédécesseurs et en tous cas largement inférieurs à Zürich.

OPERNHAUS ZÜRICH

Zürich est désormais à portée de TGV en quatre heures de Paris, et cela peut valoir le déplacement de voir un certain nombre de spectacles. Jusqu’à ce jour, Zürich a offert des productions qui toutes, se tiennent, et défendent de manière très honorable tous les répertoires. Dans les premières qui peuvent vraiment intéresser, notons en ce mois de décembre Der Fliegende Holländer, de Wagner,  première production de Andreas Homoki à Zürich, dirigé par Alain Altinoglu avec une distribution intéressante, Anja Kampe en Senta, Bryn Terfel en Holländer (sauf fin décembre), Matti Salminen en Daland avec des représentations en décembre, janvier, juillet. A noter qu’on pourra voir cette production à la Scala dirigée par Hartmut Haenchen avec Bryn Terfel et Anja Kampe mais avec Ain Anger au lieu de Matti Salminen fin février début mars. Les amoureux de Wagner et des productions zurichoises reviendront pour Tannhäuser (mise en scène Harry Kupfer)en janvier et début février, sans Metzmacher, mais avec Marc Albrecht au pupitre, toujours avec Vesselina Kassarova en  Venus, Peter Seiffert en Tannhäuser, mais Thomas Hampson en Wolfram et surtout Anja Harteros en Elisabeth, et pour Parsifal (mise en scène excellente de Claus Guth) fin mars début avril (on ne va pas savoir où donner de la tête entre celui de Munich, de Vienne, de Salzbourg, tous plus somptueux les uns que les autres), dirigé par Mikko Franck avec Angela Denoke en Kundry, Evguenyi Nikitin en Amfortas et Stuart Skelton en Parsifal, mais hélas Jan-Hendrik Rootering en Gurnemanz, rôle pour lequel à mon avis il a passé l’âge.

La salle de Zürich

Ceux qui voudront voir Waltraud Meier en Santuzza de Cavalleria Rusticana peuvent faire le voyage en janvier pour la reprise de l’opéra qui commence le 1er janvier (dir.mus: Alexander Vedernikov, ms en scène Grischa Asagaroff) avec Zoran Todorovitch et Lucio Gallo entre autres.
En février, bicentenaire Verdi oblige, une nouvelle production de Rigoletto, mise en scène par la jeune Tatjana Gürbaca qui avait raté sa mise en espace de Fidelio avec Abbado à Lucerne, dirigée par Fabio Luisi, nouveau directeur musical de Zürich, qui succède à Daniele Gatti. La distribution, honnête,  comprend Saimir Pirgu en Duc, Quinn Kelsey en Rigoletto, Alexandra Kurzak en Gilda et Christof Fischesser en Sparafucile. Fabio Luisi en profitera pour diriger une reprise de La Bohème (Mise en scène Philippe Sireuil) avec Inva Mula et Stefano Secco.
En mars, création de l’opéra de Peter Eötvös, Drei Schwester (Les trois soeurs), mis  en scène de Herbert Fritsch et dirigé par Michael Boder, qui est un très bon chef. Mais le 7 avril, première de Lady Macbeth de Mzensk, de Chostakovitch (avril, début mai, juin) dirigé par Theodor Currentzis en avril et Vassily Sinaisky en mai et juin, avec Kurt Rydl et Gun-Brit Barkmin en Katerina Ismailova et dans une mise en scène de Andreas Homoki. Avril est un mois dédié au baroque puisque sont affichée une reprise de Rinaldo de Haendel (mise en scène Jens Daniel Herzog dans des décors de Claus Guth)  et une première de l’Opernstudio de Zürich, Der geduldige Socrates (La patience de Socrate) de Telemann créé en 1721. Passonbs sur un Falstaff de grande série en avril mai, arrêtons-nous quelque peu en mai sur une Traviata dont l’intérêt réside dans la Violetta de Diana Damrau (Mise en scène Jürgen Flimm, dir.mus Keri-Lynn Wilson), mais signalons la première d’une nouvelle production de Don Giovanni, dirigée par le jeune Robin Ticciati et mise en scène par Sebastian Baumgarten, dont les amoureux de Wagner connaissent le Tannhäuser de Bayreuth(!) avec Peter Mattei, désormais Don Giovanni mondial, et Pavol Breslik en Ottavio, Marina Rebeca en Anna et Julia Kleiter en Elvira (Mai et tout le mois de juin). En juin également, une reprise de Rusalka dirigé par Eivind Gullberg Jensen dont je me méfie après une mauvaise Bohème à Oslo et un Fidelio très moyen à Madrid et la saison se termine par une grande reprise en juillet (Der Rosenkavalier) et deux premières, celle d’une fantaisie spéciale autour de Wagner, Richard Wagner: wie ich Welt wurde (comment je devins monde) mise en scène par Hans Neuenfels, ce qui promet vu l’imagination du sieur Neuenfels, et tout à la fois théâtre et musique (avec Catherine Naglestad) et celle de La Straniera, opéra de Vincenzo Bellini, mis en scène par Christof Loy (cela ne promet rien de bon…) dirigé par Fabio Luisi et dont l’attraction est la grande Edita Gruberova (juin/juillet), toujours bon pied bonne voix.

Quant au Rosenkavalier (reprise de la mise en scène de Sven-Erik Bechtolf qui clôt la saison, il réunira “alla grande”, Fabio Luisi au pupitre, Nina Stemme, Vesselina Kassarova,Rachel Harnisch et Alfred Muff: de quoi faire le voyage.
Comme on le voit, de grandes reprises, et des premières contrastées, qui marquent une nouvelle couleur donnée par Andreas Homoki aux productions, et peut-être des choix de chanteurs et de chefs qui peuvent être discutés après l’ère du Prince A.Pereira. Mais la saison mérite qu’on ne s’arrête pas seulement à l’UBS quand on va Zürich!

 

Le Grand Théâtre de Genève

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE

Fonctionnement tout différent à Genève, selon le système stagione, avec environ une production par mois et quelques concerts lyriques de stars internationales.
Après un Barbier de Séville, une création autour de Rousseau de Philippe Fénelon (JJR, citoyen de Genève)et un Samson et Dalila moyen dont j’ai rendu compte, en décembre 2012, Tobias Richter a programmé une opérette de Arthur Honegger, Les aventures du roi Pausole. Il programme chaque année au moins une rareté du répertoire français et c’est une initiative très bienvenue. La mise en scène est de Robert Sandoz, la direction musicale de Claude Schnitzler, et le rôle du roi Pausole est assuré par Jean-Philippe Lafont. Fin janvier et en février, c’est au tour de La Traviata, de Verdi, dans une mise en scène de David Mc Vicar, en coproduction avec le Welsh National Opera et le Gran Teatro del Liceu,  jouée à peu près chaque jour du 28 janvier au 12 février avec trois distributions en alternance, trois Violetta, Maia Alexandres, Agneta Eichenholtz, et Patricia Ciofi, deux Alfredo, Leonardo Capalbo et Daniel Johansson et deux Giorgio Germont, Tassis Christoyannis et Simone del Savio, le tout dirigé par Baldo Podic.
En mars, le très attendu Rheingold, prologue du Ring des Nibelungen de Richard Wagner dont le chef sera Ingo Metzmacher. La mise en scène est du très vieux routier Dieter Dorn, et la distribution est dominée par le Wotan de Thomas Johannes Mayer, le Fasolt d’Alfred Reiter et la Fricka d’Elisabeth Kulman.

La salle du Grand Théâtre

Fin avril, Madama Butterfly, de Puccini, dirigée par Alexander Joel, un habitué de Düsseldorf, avec la Cio Cio San d’Alexia Voulgaridou, jolie Mimi, mais sera-t-elle une Butterfly? L’artiste est  émouvante en tous cas. Pinkerton sera Arnold Rutkowsky, et Suzuki Isabelle Henriquez. La mise en scène est confiée à Michael Grandage.
En juin, la saison se clôt sur une nouvelle production de Rusalka de Dvorak, venant du Festival de Salzbourg mise en scène de Sergio Morabito et Jossi Wieler et dirigée par Dmitri Jurowski. Loin d’être à la hauteur de la merveilleuse Rusalka de Stephan Herheim (Bruxelles, Graz, Barcelone), cette production se laisse quand même voir, et m’a laissé un assez bon souvenir. Les trois principaux rôles féminins sont de très bon niveau: Jezibaba, c’est Brigitte Remmert, la princesse étrangère Nadia Krasteva et Rusalka Camilla Nylund qui chantait déjà le rôle à Salzbourg,  considérée comme la Rusalka du moment.
Suivant le Grand théâtre depuis des années, j’ai l’impression que Tobias Richter n’a cependant pas encore réussi depuis qu’il est en poste à trouver une vraie couleur à ce théâtre. Des distributions plutôt ordinaires, des mises en scènes très germaniques, et pas toujours réussies (abus de Christof Loy!) des chefs souvent moyens, le feu d’artifice imaginatif qu’avait su proposer Jean-Marie Blanchard n’est pas au rendez-vous. On a plutôt l’impression d’une programmation de théâtre de répertoire à l’allemande, du genre Düsseldorf ou Francfort, qu’une vraie programmation dans le style qu’avaient imposé un Hugues Gall ou un Blanchard. On s’ennuie un peu à Genève en ce moment, et je ne vois jamais le théâtre plein. Gageons que le Rheingold, ou même l’actuel Roi Pausole vont faire mentir cette impression. Il faut bien reconnaître que les productions de Traviata (malgré Mc Vicar) ou de Butterfly n’ont pas musicalement de quoi exciter vraiment et dans l’ensemble les choix de distribution sont souvent discutables ou pâlichons, en tous cas insuffisamment recherchés à mon avis: Genève qui peut se payer une ou deux fois par an des chanteurs très reconnus, voire des stars, comme Diana Damrau, devrait plutôt renifler les futures stars (comme jadis Jonas Kaufmann dans La Damnation de Faust en 2003 ou Anja Harteros dans Meistersinger) et explorer le marché des grands espoirs, or, la direction artistique se limite souvent à la série B .
Lyon, à 150km, a une offre désormais bien supérieure, et en qualité, et en imagination, et en créativité.[wpsr_facebook]

INTERVIEW: SERGE DORNY, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L’OPÉRA DE LYON

Serge Dorny

Il se passe toujours quelque chose sous le péristyle de l’Opéra de Lyon: danseurs de hip-hop en performance, ou pendant l’été un café-concert avec orchestres de jazz : jeunesse et vivacité sont les caractères de cette maison qui affiche dans ses statistiques hors public scolaire une moyenne d’âge du public de 47 ans  (moyenne française: 50 ans) et 25% de public de moins de 26 ans, la plus haute proportion de jeunes à l’Opéra en Europe. C’est ce qui frappe pour n’importe quelle représentation dans ce théâtre que ce soit Sancta Susanna de Hindemith ou La Traviata de Verdi : la salle de Jean Nouvel est remplie de jeunesse.
96,1% de taux de fréquentation des opéras pour une programmation sans concessions : tel est l’Opéra national de Lyon. 10 ans après son arrivée à la tête de cette maison, la plus importante en France après Paris, Serge Dorny, son directeur  formé à l’école belge qui a commencé sa carrière à l’ombre de Gérard Mortier, nous parle de son parcours, de ses idées, et des principes de sa programmation.

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Vous êtes d’origine belge, et il semble y avoir une tradition managériale en Flandres qu’on retrouve à Amsterdam, au festival des Flandres, et à la Monnaie depuis Mortier. Qu’en dites-vous ?

J’ai une reconnaissance profonde pour Gerard Mortier. J’ai fait mes premiers pas avec lui, comme dramaturge à La Monnaie et c’était une époque extraordinaire. La Monnaie s’ouvrait  sur l’avenir, avec une page blanche à écrire, une dynamique de jeune couple, une équipe neuve investie autour du projet de Mortier qui nous mobilisait et nous conduisait. Ce que m’a appris Mortier, même si nous avons des parcours différents, c’est l’énergie, c’est l’engagement, c’est la persévérance infatigable et la capacité à communiquer : voilà ce qui m’a guidé et qui m’a inspiré dans mon parcours.

Comment votre carrière vous a amené à Lyon ?

J’ai un autre parcours que Gérard Mortier, moins linéaire : je n’ai pas fait toute ma carrière dans le domaine du théâtre lyrique. Après avoir été dramaturge à La Monnaie, j’ai été – comme Mortier d’ailleurs – directeur artistique du Festival des Flandres, où j’ai pu développer la notion de programmation construite sur une dramaturgie, en inventant des passerelles artistiques. Puis j’ai été directeur général et artistique du London Philharmonic Orchestra où j’ai pu gérer des ensembles artistiques (comme à l’Opéra) qui sont  le noyau d’une maison car chœur et orchestre et ballet sont des forces permanentes à qui il faut apporter  énergie et envie pour que, chaque soir, ils puissent se dépasser. Ainsi mes deux expériences antérieures m’ont permis de construire des bases solides pour la direction d’un Opéra.

Que diriez-vous du public de l’Opéra de Lyon quand vous êtes arrivé,  et de celui d’aujourd’hui, quelle évolution constatez-vous ?

En 2002, le public de Lyon était surtout constitué de fidèles, d’abonnés, d’un noyau très présent, mais aussi très exclusif, qui s’était un peu approprié l’Opéra. La ville a évolué grâce au pôle universitaire qui attire des populations très différentes, grâce à l’implantation de multinationales importantes, Euronews, Interpol. Tout cela a contribué à l’élargissement et à l’accueil de publics qui pensaient souvent que l’Opéra ne leur était pas accessible parce qu’il appartenait aux abonnés. L’abonnement peut en effet exclure un certain public pour qui « l’opéra c’est complet ». Aujourd’hui, la part des abonnements est de 23%, et la mixité sociale de la cité se retrouve dans la salle : 25% de notre public a moins de 26 ans, 52% de notre public a moins de 45 ans. Cela me permet d’avoir foi en l’avenir de l’Opéra et de ne pas avoir l’impression de diriger un mausolée.

Et puis, dans la mesure où ce théâtre est financé par 80% d’argent public, il est nécessaire d’avoir une maison ouverte et accessible à toutes les populations.

Serge Dorny, @JL Fernandez

Enfin, si on veut que le théâtre lyrique soit vivant et ouvert, il faut constamment élargir et enrichir le répertoire, pour rendre l’opéra riche d’avenir. Le brassage des publics le permet car ces spectateurs sont très ouverts à la diversité des répertoires, très curieux d’oeuvres rares et de découvertes, d’oeuvres connues et moins connues. Voilà ce que j’essaie de développer à l’Opéra de Lyon.

A l’Opéra de Lyon, j’ai voulu donner toute sa places au public jeune ; avec des dispositifs tarifaires : chaque année 3000 lycéens de la région ont accès aux spectacle avec une formation pour les enseignants et des rencontres avec les artistes ; nous avons également initié une démarche et des actions destinées à de jeunes habitants de quartiers en grande fragilité sociale : l’Opéra de Lyon est un acteur culturel, mais aussi un acteur citoyen. Il s’agit pour nous de prendre part à la vie de la société, de nous y enraciner, bref de nous situer au centre de la cité et non plus  à sa périphérie. On s’approprie l’Opéra de manière différente que dans le passé. La société désormais considère légitimes l’Opéra et son financement public. Cela tisse peu à peu une relation de confiance qui nous permet de programmer avec succès un répertoire spécifique : le festival 2011-2012 a été rempli à 95% avec des oeuvres aussi rares que Sancta Susanna, Von Heute auf Morgen ou Une Tragédie Florentine

 

Comment caractérisez-vous le répertoire de l’Opéra de Lyon

C’est un répertoire très varié : en 2011-2012, on y  trouve le répertoire traditionnel, Parsifal, Carmen, en 2012-2013,  Fidelio ou Macbeth, mais aussi des créations, comme Claude de Thierry Escaich (sur un livret de Robert Badinter[1]). La saison dernière, on y a vu des œuvres rares comme Sancta Susanna de Hindemith, Le Nez de Chostakovitch et cette année on verra par exemple Il Prigioniero de Dallapiccola. Même Capriccio de Richard Strauss n’est pas une œuvre si fréquemment jouée. Ainsi même quand on représente du répertoire, on le représente autrement, sous un prisme complètement différent.

 

Comment vous situez-vous par rapport à votre rayonnement territorial ?
En région Rhône-Alpes, l’Opéra est présent avec des représentations chorégraphiques, des concerts. Mais notre présence dans la région est conditionnée par les coûts et les équipements : seules les scènes bénéficiant d’équipements techniques adaptés peuvent nous accueillir. Pour surmonter l’obstacle technique, nous avons inventé des solutions : nous développons de petites formes – cette saison Der Kaiser  von Atlantis, de Viktor Ullmann – dont les premières représentations sont données à la Comédie de Valence ; nous organisons également des vidéotransmissions qui permettent d’aller vers le public, de rencontrer un autre public qui ne vient pas nécessairement à l’Opéra. En été, la vidéotransmission est gratuite, en plein air avec une œuvre populaire – La Traviata, Porgy and Bess, Carmen… : on est présent dans l’ensemble de la région, dans des grandes comme des petites villes. L’Opéra a la capacité de fédérer les personnes autour d’une œuvre lyrique et d’un événement festif. Cela répond aussi à  notre mission de rayonnement régional. Cela crée une première rencontre avec l’art lyrique, c’est une force d’ouverture qualitative.

La salle est là, elle l’était avant moi, elle le sera après. Je la prends et je l’accepte. Je ne peux faire autrement. Mais j’aime cette architecture, ce théâtre, cette salle. C’est un geste architectural que j’aime parce qu’il interroge le genre opéra. Nouvel a mêlé le nouveau à l’ancien, les a fait se rencontrer : c’est un regard sur  l’avenir qui traverse et transcende le passé. Le bâtiment est une installation d’art plastique et d’art visuel, marqué par la sensualité du noir, la dramaturgie du noir ; par le mat et le brillant. Dans la salle il y a une concentration visuelle extraordinaire qui est dirigée vers le plateau. Certes, le bâtiment a des défauts mais quel bâtiment n’en a pas ?

Justement les questions techniques. Comment pouvoir coproduire avec le MET qui a des dimensions très différentes. Comment faire des coproductions avec les théâtres plus vastes comme la Scala, le Met, Vienne?

Nous avons déjà fait de nombreuses coproductions, avec le Theater an der Wien (Lulu), avec le festival d’Aix-en-Provence (Le Nez, Le Rossignol), avec la Scala (Lulu et bientôt Le Comte Ory). Une coproduction part d’une rencontre d’hommes et d’esprits autour d’une œuvre et d’un metteur en scène.

Parsifal Acte II, production de François Girard ©Copyright Opéra de Lyon 2012

C’est ainsi que nous avons eu l’idée, avec Peter Gelb, de faire appel à François Girard pour Parsifal. François Girard a fait 70% de ses mises en scène lyriques à l’Opéra de Lyon, c’est une longue histoire et une longue complicité entre François Girard et moi. Peter Gelb avait travaillé avec François Girard sur un film. Girard a travaillé aussi beaucoup avec la Canadian Opera Company de Toronto. Ce sont ces rencontres appréciées avec François Girard qui ont réuni trois directeurs d’opéra qui s’apprécient. Enfin, c’est une entreprise énorme que de monter un Parsifal : il faut réunir des moyens financiers et humains

Les dimensions sont très différentes, la scène du Met est très grande et celle Toronto est similaire à celle de Lyon. Ce qui a été fait à Lyon, c’est la base commune du projet qui sera élargie au Met (on y ajoute des éléments latéraux et en hauteur). Lorsqu’il y a coproduction entre des scènes très différentes, il est essentiel que la première ait lieu dans le lieu qui pose le plus de contraintes techniques.

Vous avez fait des  Wagner en nombre, Tristan, Lohengrin, Parsifal… Pourquoi avoir fait Tristan et Parsifal?

Parce qu’ils vont ensemble comme un couple d’opposés. Dans le premier projet de Tristan imaginé par Wagner, Parsifal apparaissait au chevet de Tristan au troisième acte. Et parce que les deux œuvres posent des questions voisines,  elles posent toutes deux la question de la relation homme/femme, l’une résolue par l’abstinence – Parsifal –, l’autre par la consommation, Tristan.

Et Meistersinger ?

C’est pour moi une œuvre absolue, sans doute le sommet. Mais elle pose encore plus de problèmes que Parsifal en termes d’organisation, de masses artistiques et de distribution, mais j’ai très envie de donner les Meistersinger à Lyon.

L’Opéra de Lyon a un système différent : un mélange de répertoire et de stagione. La stagione permet de donner du temps et de la maturation aux nouvelles productions et le répertoire permet de les exploiter : la vérité est au centre ! Le système de demain sera sans doute un mélange, même pour les théâtres lyriques allemands avec des périodes d’alternance du répertoire, et des périodes consacrées aux nouvelles productions qui ont besoin de temps pour être préparées.. A Lyon, avec nos moyens spécifiques, j’ai imaginé le festival annuel : une concentration de répertoire donné sur une période limitée, avec une troupe de chanteurs en résidence pour un mois, participant à deux ou trois œuvres. Ce système permet qualité et diffusion et, pour le public, le festival constitue une série de rendez-vous au quotidien.

© Georges Fessy

Comment vous est venue l’idée du Festival ?

Je voulais que l’Opéra de Lyon existe différemment dans la cité, et donc je voulais par des idées et des projets multiples lui donner une autre manière d’exister dans la ville : l’activité estivale du péristyle en fait partie par exemple. L’Opéra, par le Festival, se trouve au cœur de la cité au quotidien parce qu’il y a représentation tous les jours, et tous les jours l’Opéra est lieu de partage et d’échange. Le Festival c’est souvent une même population qui revient et qui parle de ce qu’elle a vu le soir précédent, de ce qu’elle va voir le lendemain, qui partage les émotions vécues et les désaccords. Du même coup, dans la ville, l’Opéra existe, comme un débat au quotidien. Le Festival c’est aussi une façon de mélanger les répertoires, comme en 2012 où l’on a mélangé Le Triptyque de Puccini et des œuvres d’autres compositeurs écrites à cette période de créativité intense dans les arts visuels, le cinéma, le théâtre, la musique et l’opéra.

Cette année vous  proposez en ouverture de saison Macbeth, de Verdi dans une mise en scène de Ivo van Hove. Il y a une école flamande très active dans la mise en scène, Van Hove, Perceval, Cassiers…

Les premiers travaux de Ivo Van Hove que j’ai vu au théâtre, c’était Shakespeare : Macbeth. Cette expérience m’a énormément marqué. C’est un théâtre très engagé qui donnait à Shakespeare une énorme actualité, comme si le texte avait été écrit aujourd’hui. Il lui donnait une grande lisibilité. Shakespeare est une littérature universelle qui appartient à toutes les cultures. Van Hove a cette capacité de rendre cela pertinent (il vient de faire L’Avare de Molière en ce sens). Je voulais revisiter Macbeth de Verdi par le biais de Shakespeare à travers Ivo van Hove. Il n’a jamais mis en scène cet opéra de Verdi et pourtant ce sujet l’accompagne depuis le début de sa carrière. Le sujet de Macbeth c’est comment le pouvoir arrive à éliminer tous ceux qui gênent : les sorcières lui disent ce qu’il veut entendre, cela se réalise  parce qu’il le veut. Regardez ce qui se passe aujourd’hui en Syrie. C’est Macbeth. Autour d’Assad, il y a des aiguillons qu’il croit et qui le poussent. Regardez les oppositions silencieuses, regardez les indignés devant Wall Street ou devant le parlement anglais : ils ne veulent rien de précis, mais ils veulent que cela change. Tout cela est dans Shakespeare.

L’école flamande – en théâtre et en danse – est effectivement en plein essor, avec une grande effervescence dans le nord du pays ; c’est un pays qui se ferme politiquement et qui s’ouvre artistiquement ; c’est la force de ces artistes que de vivre sur des frontières, qui sont des enrichissements pour créer de l’identité. On a besoin d’affirmer une identité, pour créer une telle écriture de création, un tel vocabulaire qui permet d’être reconnu, de dépasser les frontières et de devenir universel.

Qu’est ce qui reste à faire à Lyon, avez-vous un rêve?

Chaque saison est le résultat d’un rêve. Le répertoire lyrique est tellement vaste, il y a tellement d’œuvres que je souhaite présenter. Comment  les présenter ? Comment  les juxtaposer ? Depuis que je suis là, on a représenté 70 à 80 titres : il reste une marge énorme, il faut continuer à développer et surprendre constamment, le public, le regard et l’écoute. Il faut continuer à enrichir le répertoire avec des commandes. Chaque année il y a une création : cette saison Claude Gueux de Thierry Escaich sur un livret de Robert Badinter ; plus tard un opéra de Michel Tabachnik sur Walter Benjamin, avec un livret de Régis Debray ; il y aura aussi un projet de Michel van der Aa, Sunken Garden. Et puis il y a ce projet citoyen avec ce bâtiment implanté dans la périphérie lyonnaise qui s’appelle la Fabrique Opéra, centre de ressources pour les habitants : espace de conception, de fabrication, de répétition, d’insertion autour de l’opéra : un projet ambitieux. Voilà les rêves!


[1] Robert Badinter, rappelons-le, a fait voter l’abolition de la peine de mort en France en 1981.  Il écrit  là son premier livret d’opéra, à partir d’une œuvre de Victor Hugo qui plaide contre la peine de mort.

 

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OPÉRAS EN EUROPE ET AILLEURS 2012-2013 (4) : SPECTACLES A RETENIR – VIENNE

Vienne vaut évidemment à elle seule un article sur les saisons de ses opéras. Il y a à Vienne de la musique partout, concerts au Konzerthaus, au Musikverein, Wiener Philharmoniker, Wiener Symphoniker, opéra à la Staatsoper, mais depuis quelques années une saison spécifique au Theater an der Wien, mais aussi à la Volksoper, pour voir des opérettes traditionnelles ou de l’opéra comique en allemand, et puis s’il reste du temps, des pièces de théâtre au Burgtheater (suivies ou précédées d’une halte aux cafés Central ou Landmann) ou à l’Akademie Theater (Halte au café Schwartzenberg avant ou après, un de mes favoris). En bref, vos soirées seront toutes occupées. Je vais m’intéresser à la Staatsoper, la “Haus am Ring”, qui trône au centre de la ville, accessible par tous les métros et quasiment tous les trams, à quelques centaines de mètres de la Stephansdom ou à un pas de l’hôtel Sacher et de ses “Sachertorte” à emporter ou consommer sur place. Et puis, un café à recommander derrière l’opéra, le Café Mozart. mon café préféré à Vienne est un peu plus loin, c’est le Café Diglas, Wollzeile 10, une rue qui est parallèle à la Stephansdom et perpendiculaire à la Rotenturmstrasse qui va vers la Schwedenplatz, au bord du canal du Danube.

LA STAATSOPER WIEN:

On joue pratiquement tous les soirs à l’Opéra de Vienne, environ 300 soirs par an. C’est un opéra de répertoire. On joue par exemple entre le 13 et le 18 décembre, Otello, La Bohème, Il barbiere di Siviglia, La Sonnambula, Il barbiere di Siviglia et Otello encore , puis le 19 c’est la Première de la nouvelle production d’Ariadne auf Naxos (celle de Salzbourg cet été). J’ai passé des nuits de queue sous les arcades de l’opéra pour écouter les productions d’Abbado, ou pour les ouvertures de saison le 1er septembre ou pour cet incroyable concert (1er septembre 1979) donné en l’honneur de l’inauguration de la Cité des Nations Unies, réunissant, excusez du peu Montserrat Caballé, José Carreras, Placido Domingo, Piero Cappuccilli, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Sonia Ghazarian, Siegfried Jerusalem, René Kollo, Nicolai Ghiaurov, ma chère Agnès Baltsa, Edita Gruberova, Sherill Milnes, Ruza Baldani…suivi la même semaine d’une IXème de Beethoven avec les Wiener Philharmoniker et dirigée par Leonard Bernstein, avec Gwyneth Jones, René Kollo, Hanna Schwarz, Kurt Moll, dont il a été fait un disque. Le tout en places debout, placées au fond du Parkett (fauteuils d’orchestre) , plus ou moins là où on les avait placées à Paris avant le stupide et ridicule changement qui les a mises quelque part dans les hauteurs.
Souvenirs souvenirs…le public de Vienne est un vrai public amoureux des voix et de l’opéra, avec des embrasements délirants pour certaines stars de la baguette ou de la voix comme José Carreras dans les années 80, ou aujourd’hui Anna Netrebko, Elina Garanca ou Christian Thielemann. Dirigé pendant une vingtaine d’année par l’impresario Joan Holender qui a eu plutôt une politique de stabilité sans invention ni événements marquants (sauf quelques Rosenkavalier dirigés par Carlos Kleiber), la Staatsoper Wien est dirigée depuis 2010 par Dominique Meyer, ancien directeur du TCE, un vrai passionné de musique et d’opéra, amoureux des Wiener Philharmoniker, qui a redonné à la maison une direction, avec le directeur musical Franz Welser Möst, un chef plutôt ouvert, qui a un répertoire lyrique très large après un long passage à Zürich, ce qui est nécessaire dans une telle maison, où l’opéra est une véritable industrie.
Dans un théâtre où les productions doivent durer (certaines remontent aux années 50), pour être complètement amorties, où certaines anciennes productions sont conservées parce qu’elles sont devenues “cultes” (comme le Rosenkavalier d’Otto Schenk ou sa Fledermaus), où les anciennes gloires du chant viennent chanter les petits rôles de Bohème (j’ai vu ainsi Erich Kunz dans Benoît!), le mot tradition a un sens, et la presse veille au grain. L’Opéra de Vienne est une institution publique qui vaut ici autant que l’armée autrichienne…
Alors, dans cette saison 2012-2013 déjà bien entamée, que va-t-on voir de stimulant? D’abord, toute l’année, chaque soir, il y a des reprises qui peuvent intéresser, vieilles productions, mais quelquefois jeunes chefs ou distributions stimulantes: si vous voyez par exemple affichée Anita Hartig dans Pamina ou Mimi, allez-y séance tenante, c’est une jeune chanteuse magnifique, promise à une très grande carrière qui est sur le point d’exploser.
En décembre, une nouvelle production d’Ariadne auf Naxos, mise en scène de Sven-Eric Bechtolf, qu’on a vu à Salzbourg cet été. La distribution en est différente: c’est Franz Welser Möst, GMD de Vienne, qui dirige, et Strauss est l’un de ses compositeurs de prédilection, et la distribution, très différente de Salzbourg, est alléchante: Christine Schäfer en Komponist, Stephen Gould en Bacchus et Krassimira Stoyanova en Primadonna, avec une Zerbinetta peu connue, Daniela Fally. Dans les reprises un Barbiere di Siviglia qui sera bien mieux distribué en mars, une Sonnambula sans grand intérêt et un Otello avec le trio Johan Botha, Falk Struckmann, Soile Isokoski, ce qui n’est pas mal, et la direction de Bertrand de Billy, le chef français qui ne dirige jamais en France et qu’on a bien tort de négliger. Donc, un week-end incluant Otello et Ariadne pourrait être programmé.
Un nouvel an à Vienne, avec le fameux concert du Nouvel An dirigé cette année par Franz Welser Möst et une Fledermaus au Staatsoper , moyennement distribuée, mais avec le grand acteur Peter Simonischeck dans Frosch et puis une Zauberflöte dirigée par le jeune Cornelius Meister dont on dit grand bien outre Rhin, et avec Anita Hartig dans Pamina (Mise en scène: Marco Arturo Marelli – celui qui a fait Arabella à Bastille) pourrait être un programme stimulant, mais Noël ne vaut pas Pâques, on va le voir.
En janvier, à part la continuation d’Ariadne et Zauberflöte, notons une Italiana in Algeri dirigée par l’excellent Jesus Lopez-Cobos dans la vieille mise en scène mythique de Jean-Pierre Ponnelle, avec, encore et toujours, Agnès Baltsa dans Isabella (elle chante le rôle depuis plus de 30 ans, elle l’a enregistré avec Abbado et elle n’y était pas convaincante: mais résistera-t-on à la voir encore une fois brûler les planches, même avec les réserves probables sur la performance vocale). Notons aussi un Rosenkavalier dirigé par Jeffrey Tate dans la mise en scène mythique de Otto Schenk avec Angela Denoke dans la Marschallin et Peter Rose dans Ochs. On pourrait si on du temps à perdre voir le Nabucco de Giuseppe Verdi dirigé par Jesus Lopez-Cobos, mais dans une distribution sans éclat et une mise en scène de Günter Krämer qui devrait être un repoussoir.  Enfin, on ne manquera pas un  must: une reprise de La Dame de Pique, dirigée par Marko Letonja, dans la mise en scène de Vera Nemirova, avec l’Hermann de l’inusable Neil Shicoff, toujours bouleversant même avec une voix désormais instable, la notable Lisa de Marina Poplavskaia, mais on courra surtout pour la Comtesse de Grace Bumbry, légende vivante qu’il faut absolument aller voir une fois dans sa vie . Je vais peut-être faire le voyage pour elle.
La fin du mois de janvier aura sa première d’une nouvelle production de La Cenerentola de Rossini, avec au pupitre Jesus-Lopez Cobos, dont la présence à Vienne est largement exploitée: Dominique Meyer se sera souvenu qu’à l’Opéra de Paris déjà,  Rolf Liebermann avait fait appel à lui pour cette œuvre (mise en scène Jacques Rosner) avec deux distributions où alternaient Teresa Berganza et Frederica von Stade. La distribution est intéressante dans la mesure où l’on y trouve tous les jeunes rossiniens d’aujourd’hui, Dmitry Korchak ténor vu à Paris dans La Muette de Portici, plus apprécié pour ses Rossini que son Auber, Vito Priante, excellent baryton de la jeune génération italienne (vu à Lyon dans Figaro des Nozze di Figaro) et tous les excellents plus anciens: Alessandro Corbelli, toujours remarquable et Ildebrando d’Arcangelo qui chantera Alidoro. Angelina sera Tara Erraught, jeune mezzo irlandaise dont on fait grand cas.
La fin du mois de janvier aura aussi sa reprise verdienne, avec Ballo in maschera, l’impossible à réussir, dirigé par Philippe Auguin, mise en scène de Gianfranco de Bosio (une mise en scène déjà vieille à sa création, imaginons aujourd’hui!) avec Roberto Alagna qui n’a peut-être plus la voix pour le rôle, Sondra Radvanovsky, la seule Amelia possible aujourd’hui, mais elle a été très fatiguée et Gabriele Viviani dans Ankarström. Mmmm…disons que j’ai mes doutes.
L’événement de février étant le traditionnel Bal de l’Opéra (Opernball), pas de production notables, sinon des reprises de productions archéologiques: Tosca, à peu près 60 ans d’âge (Margherita Wallmann: en 1979, année où je la découvris, on en était déjà à la 275ème représentation), Salomé une bonne quarantaine d’années (production de Boreslaw Barlog) dirigée tout de même par Peter Schneider, avec une distribution très honnête: Michaela Schuster (Herodias), Thomas Moser (Herodes), James Rutherford (Jochanaan) et Camilla Nylund dans le rôle de Salomé. A noter en 1990  quand je vis cette production, c’était avec Behrens et Rysanek…
Le mois de mars ouvre notamment sur une reprise du Don Giovanni de Jean-Louis Martinoty, relativement critiqué à sa création, dirigé par Louis Langrée, avec Ildar Abdrazakov dans le rôle titre, Erwin Schrott comme Leporello, le Don Ottavio de Toby Spence, la Anna de Marina Rebeka, et l’Elvira de Véronique Gens, une distribution très défendable, et un Elixir d’Amore de remplissage. On reverra ensuite une reprise de La Traviata de Jean-François Sivadier (celle d’Aix en Provence), dirigée par Paolo Carignani avec Marlis Petersen et Rolando Villazon(!), et des Nozze di Figaro (avec Anita Hartig en Susanna), dirigé par Louis Langrée et mise en scène de Jean-Louis Martinoty. Une reprise retravaillée (Wiederaufnahme) de l’Aida de Nicolas Joel dirgée par Pinchas Steinberg avec Olga Borodina (Amneris) , Kristin Lewis (Aida), Aleksandrs Antonenko (Radamès) et Markus Marquardt (Amonasro) et une nouvelle série de Il barbiere di Siviglia, cette fois avec un cast très intéressant, dirigé par le jeune Guillermo Garcia Calvo, dans la vieille mise en scène de Günther Rennert et son fameux décor de maison poupée  avec Javier Camarena, Vesselina Kasarova, et Adrian Eröd en Figaro, ainsi que le vétéran Alfred Sramek en Bartholo.
Mais c’est la fin du mois de mars qui retient l’attention avec deux reprises d’importance, Wozzeck dans la mise en scène d’Adolf Dresen créée par Claudio Abbado avec Simon Keenlyside, Gary Lehman et Anne Schwanewilms, le tout dirigé par Franz Welser-Möst, qui reprend ensuite pour Pâques la production de Christine Mielitz de Parsifal, avec..Jonas Kaufmann et Evelyn Herlitzius, Kwanchoul Youn et Tomasz Konieczny. Autant dire que si vous n’avez pas de projets pour Pâques, c’est à Vienne qu’il faut voler.
Il faut le dire, le début avril n’est pas mal non plus, avec la reprise du vieux Fidelio d’Otto Schenk, dirigé par l’excellent Adam Fischer (Lance Ryan, Anja Kampe, Falk Struckmann), du vieux Rigoletto de Sandro Sequi sans aucun intérêt scénique, mais sûrement un grand intérêt musical avec au pupitre Jesus Lopez-Cobos (encore!), le vétéran Kurt Rydl en Sparafucile et Matthew Polenzani en Duc, Olga Peretyatko en Gilda, et Simon Keenlyside en Rigoletto s’il vous plaît, une reprise de la production de PeterKontwitschny du Don Carlosen français (Kwanchoul Youn, Iano Tamar, George Petean, Yonghoon Lee et Nadia Krasteva en Eboli) et enfin il faudra courir pour l’Eugen Oneghin dans la mise en scène magnifique de Falk Richter, dirigé par Andris Nelsons, avec Anna Netrebko, Dmitri Hvorostovsky, Dmitry Korchak et Konstantin Gorny. On restera ensuite à Vienne pour une Bohème de répertoire (mise en scène Franco Zeffirelli, la même qu’à la Scala) dirigée par Andris Nelsons, avec Kristina Opolais (Madame Nelsons à la ville) et Piotr Beczala, pour un Werther (mise en scène Andrei Serban) avec Roberto Alagna et Elina Garanca, dirigé par Bertrand de Billy, et pour une Fille du régiment dans la production désormais universelle de Laurent Pelly dirigée par l’excellent Bruno Campanella, avec la jeune Aleksandra Kurzak dans Marie, John Tessier en Tonio, Carlos Alvarez en Sulpice et surtout surtout surtout Dame Kiri Te Kanawa en Duchesse de Crakentorp (à la création à Vienne c’était Montserrat Caballé, quelle émotion!  Entre Bumbry pour Dame de Pique et Kiri Te Kanawa pour Fille du régiment, à Vienne la nostalgie (des anciens combattants) est ce qu’elle était ! Il y a quelque chose de proustien dans ce temps retrouvé là.
En mai quelques reprises de spectacles de l’année avec de nouvelles distributions, correctes, mais surtout un mai wagnérien avec une reprise de Fliegende Holländer dirigé par Daniel Harding, mise en scène par Christine Mielitz, avec Anja Kampe, Stephen Gould et Juha Uusitalo et une édition du Ring maison de Sven-Eric Bechtolf, dirigé cette fois par Franz Welser Möst, avec Tomasz Konieczny en Wotan, un nouveau venu dans les Wotan qui devrait être très intéressant, vu la qualité intrinsèque de la voix, Nina Stemme en Brünnhilde, Camilla Nylund en Sieglinde et Simon O’Neill en Siegmund. Stephen Gould en Siegfried. On pourra aussi voir à la même période une Carmen (Bertrand de Billy, Franco Zeffirelli) avec Elina Garanca et Roberto Alagna, Ludovic Tézier et Anita Hartig.
Le mois de juin comme de coutume reprend des productions de l’année avec de nouvelles distributions, c’est le cas de Tosca, avec Roberto Alagna,  Martina Serafin et Albert Dohmen en Scarpia et Dan Ettinger au pupitre, qu’on voit désormais en Allemagne, à Vienne, à New York, et qui est en train de succéder à Fabio Luisi, désormais star, comme chef de répertoire de luxe. mais trois productions de fin de saison attirent l’oeil, une reprise de Walküre (Mise en scène maison de Sven-Eric Bechtolf) avec Peter Schneider au pupitre et une tout autre distribution: Katarina Dalayman en Brünnhilde, Martina Serafin en Sieglinde, Johan Botha en Siegmund, Juha Uusitalo en Wotan, Ain Anger en Hunding, et Mihoko Fujimura en Fricka, une reprise de Capriccio (mise en scène Marco Arturo Marelli, une très jolie production) dirigée par Christoph Eschenbach, et une très belle distribution: Renée Fleming, Bo Skovhus, Michael Schade, Markus Eiche, Kurt Rydl et Angelika Kirschlager. Et enfin une nouvelle production de Tristan und Isolde, mise en scène David Mc Vicar, dirigée par Franz Welser Möst avec Peter Seiffert et Nina Stemme, la dernière représentation étant assurée par Katarina Dalayman.
Ouf! pourrait-on dire. Quel autre opéra au monde pourrait assurer 300 représentations à ce niveau là? Et je ne parle ni du ballet, ni des représentations pour enfants de l’opéra de Wagner “Die Feen” qui courent toute la moitié de la saison.

LE THEATER AN DER WIEN:

Mais il y a une alternative à la Staatsoper de Vienne, c’est l’historique Theater an der Wien, où a été créée Die Zauberflöte, qui a remplacé la Staatsoper pendant la reconstruction après 1945 et jusqu’en 1955 (un Fidelio légendaire de Furtwängler y a été enregistré “dal vivo”), c’est là aussi qu’Abbado a créé deux productions mozartiennes,  un beau Don Giovanni en 1990 (Luc Bondy) et Le Nozze di Figaro en 1991 (Jonathan Miller) . Aujourd’hui le Theater an der Wien a une saison selon le système “stagione” de quelques productions, très “dans l’air du temps”.
En décembre on pourra y voir Mathis der Maler de Paul Hindemith dirigé par Bertrand de Billy (avec les Wiener Symphoniker), dans une mise en scène de Keith Warner avec Kurt Streit, Manuela Uhl, Wolfgang Koch (le futur Wotan de Bayreuth).
En janvier, Radamisto de Haendel avec les freiburger Barockorchester dirigés par René Jacobs dans une mise en scène de Vincent Boussard et des costumes de Christian Lacroix avec David Daniels, Florian Boesch et Sophie Karthäuser et Patricia Bardon.
En février, le Comte Ory de Rossini, dirigé par Jean-Christophe Spinosi et son Ensemble Matheus avec Cecilia Bartoli et Lawrence Brownlee, dans une mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser en coproduction avec l’opéra de Zürich.
En mars une production inhabituellement baroqueuse de Fidelio de Beethoven, avec Nikolaus Harnoncourt dirigeant son Concentus Musicus, et deux chanteurs au format inhabituel pour les rôles: Juliane Banse en Leonore et Michael Schade en Florestan.
En avril, Béatrice et Bénédict de Berlioz dans une mise en scène de Kasper Holten (directeur du ROH Covent Garden), et l’ORF Radio-Symphoniorchester dirigé par Leo Hussain, avec Malena Ernman et Bernard Richter.
Enfin en juillet, Attila de Verdi dirigé par Ricardo Frizza (avec l’ORF Radio-Symphoniorchester) dans une mise en scène de Peter Konwitschny, avec une nouvelle génération de chanteurs verdiens (certains assez discutés en Italie): Dmitry Belosselsky, Lucrecia Garcia, Nikolai Schukoff (le Don José de la Carmen parisienne).
On le voit, des voies différentes de la programmation de l’Opéra de Vienne, plus à la mode, avec tout de même des choix exigeants et des participations de haut niveau (le Choeur Arnold Schoenberg de Erwin Ortner pour tous les spectacles) . Deux philosophies différentes d’un côté une présence de tous les instants assurée avec une garantie minimale de niveau et quelques grandes distributions, de l’autre un raffinement et une recherche plus élaborée de répertoire à la mode, un peu ce que serait le théâtre des Champs Elysées à Paris. Dans tous les cas, la qualité. Allez, un petit tour à Vienne, cela ne se refuse pas!
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