DE NEDERLANDSE OPERA 2009-2010: LES TROYENS d’Hector BERLIOZ avec Eva-Maria WESTBROEK et Yvonne NAEF, direction John NELSON (16 avril 2010)

A quelque chose malheur est bon. Bloqué depuis maintenant deux jours à Amsterdam en transit, en attendant le passage du nuage volcanique fatal et la réouverture hypothétique de l’aéroport de Schiphol et de celui où je devais me rendre en Scandinavie, j’ai repéré bien vite  que ce 16 avril au DNO (De Nederlandse Opera), Les Troyens étaient à l’affiche avec une distribution féminine alléchante et John Nelson au pupitre, garantie de qualité pour ce spécialiste reconnu de Berlioz. Aussitôt vu, aussitôt fait. De retour de l’aéroport fantômatique où chaque passager se fait plaindre par le personnel très sympathique, où errent des touristes asiatiques, des passagers solitaires, des hôtesses sans avion, et après avoir persuadé mon chauffeur de taxi que non décidément, je ne voulais pas qu’il me conduise en Scandinavie, mais simplement à l’Hôtel, je me suis ensuite précipité dans le tram pour arriver à l’Opéra à l’heure (le spectacle commençant à 17h30 pour se terminer à 23h).
L’Opéra d’Amsterdam est l’un des plus sympathiques que je connaisse. J’aime beaucoup y aller: le quartier est très vivant (Quais de l’Amstel, Waterlooplein, Rembrandtplein) le public est très détendu, habillé de manière très diversifiée (du costume sombre au short, du tee shirt au noeud papillon), le personnel toujours affable et souriant, et last but not least les spectacles sont toujours de qualité. Ce soir encore, Les Troyens n’ont pas fait faillir l’excellente réputation du lieu. La mise en scène remonte à 2003, c’est Pierre Audi, le directeur artistique qui l’a signée, décors de George Tsypin, costumes de Andrea Schmidt-Futterer. Comme souvent avec Pierre Audi, c’est une belle mise en image, très propre, très “professionnelle” au sens où les choeurs savent se mouvoir, où les éclairages sont soignés, où l’ensemble se laisse voir de manière très fluide et souvent agréable, sans être exceptionnel et sans idées extraordinaires. Un spectacle solide, fondé sur des oppositions de couleurs (le noir pour les Troyens, le blanc pour les Carthaginois), sur des lumières vives, et souvent chaudes (jaune, rouge sang,  bleu profond), et sur des oppositions de style de décor, horizontal pour Troie, vertical en contruction pour Carthage ( Berlioz et Audi connaissent leur Virgile) et à la fin, le décor tombe en ruines, non terminé, l’amour de Didon pour Enée provoquant l’arrêt de toute la construction de la ville, Didon passant son temps à s’occuper de son hôte plutôt que de gérer.
L’amour c’est comme la guerre, là ou il passe, le reste trépasse.
En fait, à la fin de l’Opéra, on en revient presque à l’image du début, le blanc de Carthage ayant viré au noir, et Didon s’immolant comme Cassandre au premier acte. Autre point un peu décevant la direction d’acteurs n’est pas vraiment précise: quand c’est Westbroek qui chante, pas de problème, elle vit son rôle avec une intensité rare, quand c’est Naef, c’est moins “vécu” de l’intérieur, et cette passion ravageuse pour Enée est quand même un peu “plan plan”. Il reste que cela reste très acceptable globalement. La chorégraphie de Amir Hosseinpour et Jonathan Lunn m’a laissé un peu plus dubitatif: un parti pris ironique, qui ne va pas forcément avec l’ensemble et qui finit par gêner, notamment pendant les musiques de ballet du magnifique quatrième acte, l’île heureuse de l’opéra.

Il en va tout autrement au niveau musical, où l’on atteint très souvent l’excellence. D’abord, la direction de John Nelson est très précise, très attentive, toute en subtilité. L’orchestre n’est jamais fort, ne couvre jamais les voix, les équilibres sont très soignés et la poésie est souvent au rendez-vous. Sa direction me semble encore plus convaincante qu’à Genève il y a quelques années: le quatrième acte, qui commence par la chasse royale et orage et qui se clôt par le sublime duo “Nuit d’ivresse et d’extase infinie” est un moment de grâce, enthousiasmant, émouvant, bouleversant. L’orchestre (le Nederlands Philharmonisch Orkest) est vraiment de très bon niveau. A part le Concertgebouw, les Pays-Bas ont une réserve très respectable d’orchestres , et de grande qualité, même s’ils sont moins connus. Puisque l’Opéra n’a pas d’orchestre fixe mais des orchestres différents attachés à une ou deux productions, quand on vient souvent à Amsterdam, on a l’occasion de les entendre tous, avec beaucoup de plaisir. C’est qu’il y a aux Pays Bas une grande tradition musicale, comme souvent en pays protestant, et que la tradition lyrique en revanche est très jeune (20 ans): il n’y a pas de tradition d’opéra aux Pays-Bas, et le public est très ouvert et très disponible. Le chœur (qui lui est attaché à l’Opéra) est remarquable, je l’ai découvert à l’occasion du Moïse et Aaron de Schönberg (dirigé par Boulez, mise en scène de Peter Stein) et non seulement c’est un chœur qui chante bien , mais aussi très ductile, qui joue et demeure toujours très engagé.
Comme encore souvent à Amsterdam, les voix ne sont pas forcément des stars, mais l’ensemble est toujours très homogène: je n’y ai jamais pour l’instant entendu de distribution bancale. Ce soir bien sûr, il y a une vedette c’est l’enfant du pays Eva-Maria Westbroek, très engagée, à la voix puissante, mais pas forcément à l’aise dans le registre plus grave que réclame notamment le deuxième acte de “La prise de Troie”. Il reste que la chanteuse est impressionnante.
Je savais Yvonne Naef une excellente mezzo (je me souviens de sa Brangäne remarquable à Paris), mais là, il y a le soin extrême accordé à la prononciation, une voix homogène sur tout le registre (même si au début, les aigus étaient très légèrement tirés avec de légers problèmes de justesse): la fin est magnifiquement chantée: si Westbroek a reçu des fleurs, Naef a eu droit à la standing ovation. Avec un peu plus d’engagement scénique, elle pourrait sans doute prétendre être la Didon du moment, la voix est saine, volumineuse, techniquement impeccable. Une grande prestation.
Enée est un jeune ténor américain, Bryan Hymel “qui a tout d’un grand”: il a la puissance, la résistance, le velouté et la prononciation. Lui aussi pourrait s’engager un peu plus, mais c’est vraiment un Enée de haute volée, qui vaut Jon Villars, largement. Son air final “Inutiles regrets, je dois quitter Carthage” avec ses notes très hautes et sa vaillance, est vraiment remarquable.
On voit les théâtres de qualité non aux grands rôles, mais à l’excellence de l’ensemble de la distribution: pas un des chanteurs n’est pris en défaut, ils servent tous la partition de manière exemplaire. Il faut au moins trois ténors de qualité dans les Troyens, pour Enée, pour Iopas, et pour Hylas: ils sont tous excellents. Certes, le Iopas de Greg Warren n’a pas forcément encore le style de chant “français” qu’exige le rôle, mais il se tire fort bien de son air élégiaque, Hylas quant à lui ouvre le cinquième acte et la chanson d’Hylas interprétée par Sébastien Droy est très remarquée par le public, et de fait remarquable.

Anna devait être chantée par Charlotte Hellekant, bloquée à Helsinki par le fameux nuage. Elle est remplacée au pied levée par Ceri Williams, qui chante sur le côté, le rôle étant tenu par une assistante, et même si le dispositif gêne un peu, la prestation est tellement bonne (magnifique duo avec Didon “vous aimerez ma soeur”) qu’on l’oublie très vite. Les barytons et les basses sont tout aussi impeccables, le Chorèbe magnifique de Jean-François Lapointe (il promène son Chorèbe, modèle du genre, dans le monde entier), le Narbal d’Alistair Miles, le Panthée de Nicolas Testé, le Priam émouvant – une sorte de Roi Lear- de Christian Tréguier, et le spectre d’Hector, sonore et impressionnant, de Philippe Fourcade. Une distribution soignée, sans failles, avec du style et une prononciation française  excellente pour tous sans exception.

Au total, une soirée de référence, une interprétation de haut niveau, un spectacle encore réussi de l’Opéra d’Amsterdam, une des rares salles d’Europe qui vaille toujours le voyage.
L’an prochain, Vêpres Siciliennes de Verdi en français, Rosenkavalier dirigé par Sir Simon Rattle et surtout, surtout, Eugène Onéguine dirigé par Mariss Jansons avec le Concertgebouw, vous n’allez pas manquer ça, le Thalys vous attend!

L’impossible BALLO IN MASCHERA, ou de la difficulté de chanter VERDI aujourd’hui.

Ce matin, en écoutant “Un ballo in maschera” dans un enregistrement pirate du MET de 1962 (Nello Santi dirigeait rien moins que Carlo Bergonzi, Leonie Rysanek, Robert Merrill) où Leonie Rysanek, la grande, l’immense Rysanek qui enchanta mes jeunes années dans Chrysothemis à l’Opéra de Paris (avec Nilsson et Varnay et Böhm…heureux temps), est totalement naufragée, la justesse chavirant avec le reste dans un intenable roulis dans “Ecco l’orrido campo”. On sait que sa voix bougeait et n’était pas toujours juste (Bayreuth 1982 dans Kundry!!), mais là c’est carrément une caricature, tout bouge, tout se noie, les ensembles sont à la limite du supportable tant elle est fausse. Pour compenser, j’ai écouté un autre “live”, Abbado, Pavarotti, Verrett, Obratsova, Cappuccilli en décembre 1977 à la Scala et là tout autre paysage, la lumière, la perfection, un Pavarotti à son sommet, une Verrett totalement engagée, une Obratsova qui poitrine à plaisir, mais quelle personnalité, et un Cappuccilli somptueux, “énaurme” tel qu’en lui même enfin l’éternité le change; sans parler d’Abbado vif, attentif, nerveux, théâtral: une pure merveille (répétée un mois plus tard avec un seul changement, Mara Zampieri, que j’aime moins à cause de son émission tubée), suivie par un public passionné qui écoute avec une attention et une participation exemplaires le déroulement de l’opéra, on entend ses réactions, ses soupirs, sa satisfaction. Un vrai public participatif,qui respire à l’unisson avec la scène, quel moment!!

J’ai alors essayé de rassembler mes souvenirs, et penser aux rares “Ballo in maschera” vus sur une scène dans ma vie de mélomane. A la Scala (Gavazzeni, Pavarotti, Parazzini, Nucci), ce fut en 1986 un total naufrage et se termina dans les hurlements douloureux du public. Pavarotti, oui, bien sûr, mais comment pouvait-il être impeccable avec un soprano impossible, hurlant ou huhulant au choix, et un 2ème acte où Nucci et Parazzini semblaient un duo de chèvres bêlantes dans le trio (difficile à chanter il est vrai) “Odi tu come fremono cupi/Fuggi fuggi..”.

Plus récemment à Paris, dans la production inexistante de Deflo, sous la baguette d’un Semyon Bychkov satisfaisant, Angela Brown en Amelia suivait les traces de Rysanek dans la perdition. A dire vrai, je n’ai jamais vu de Ballo in maschera satisfaisant, tout juste acceptable ou moyen, jamais exceptionnel: je n’ai pu voir Abbado à l’oeuvre, ni même Muti (dans ses bonnes années).
C’est un opéra très difficile à réussir, sans doute l’un des plus difficiles de Verdi, à cause de la diversité des voix qu’il exige (un contralto, un soprano coloratura, un baryton, un ténor, un soprano lirico spinto) à cause des multiples difficultés techniques et notamment du rôle d’Amelia, à cause de la difficulté des ensembles du 3ème acte (des sauts brutaux à l’aigu, proches du cri). Et c’est dommage, car c’est une des plus belles partitions de  Verdi (Deuxième acte et  final sont sublimes).

De cette attente vaine d’un “Ballo” de grand lignage, je me suis mis à réfléchir à la difficulté aujourd’hui de trouver des distributions impeccables de grands Verdi. On peut peut-être trouver de bonnes distributions de Traviata, de Rigoletto, même Macbeth mais Nabucco, Ballo in maschera, Trovatore, Ernani, Forza del Destino, Aida, Otello (depuis que Domingo ne le chante plus) sont aujourd’hui difficiles à distribuer ou bien n’attirent plus les grands théâtres. On a vu récemment des Don Carlo (et Don Carlos) assez satisfaisants, mais pas un Trovatore qui tienne la route. Il y a 20 ans ou 30 ans, on distribuait relativement facilement Verdi, mais il était presque impossible de trouver une distribution wagnérienne digne de ce nom: c’est l’inverse aujourd’hui.

Il y a évidemment des modes et l’opéra n’y échappe pas . On ne chante plus aujourd’hui comme il y a vingt ans, les voix ne sont pas les mêmes, on préfère de beaucoup les voix très dominées aux voix échevelées (Giovanna Casolla, avec son énorme volume a fait une carrière internationale digne, mais pas exceptionnelle) sans doute aussi à cause de l’écroulement du chant italien: on trouve sur le marché plus de chanteurs français de niveau international que de chanteurs italiens: l’Italie ne produit plus de grandes voix et l’école de chant se meurt, conséquence d’une politique imbécile de l’Etat, de la déreglementation du métier de professeur de chant, de la jungle des agents. Les écoles qui marchent sont l’école américaine/anglo saxonne: bonne préparation technique, chanteurs prêts à affronter le répertoire dès la sortie des écoles, et l’école slave, à la formation traditionnelle solide et aux voix volumineuses, tous ces chanteurs ont fondu vers l’Europe, qui a le plus grand nombre de théâtres (l’Allemagne notamment). mais tous vivent Verdi non dans leur chair, mais dans leur tête. Une Nina Stemme (suédoise) chante Aida et Leonora de Forza del Destino: elle en a le volume, mais pas l’âme. Karita Mattila (finlandaise) fut une Amelia Grimaldi appréciable avec Abbado (Simon Boccanegra 2000 à Salzbourg), et Anja Harteros (allemande d’origine grecque) en est une exceptionnelle aujourd’hui: les grands sopranos pour Verdi se nomment Sondra Radvanovsky (américaine) et Anja Harteros ( allemande), cette dernière avec un engagement vocal qu’on croyait disparu.
Du côté des ténors, on croyait être sorti du tunnel avec Rolando Villazon, on sait ce qu’il en est. Il y a Alagna, irrégulier, et Vittorio Grigolo, aussi irrégulier mais quelle voix!! Stefano Secco est un très bon artiste mais dans Carlo il atteint sa limite. Reste enfin Jonas Kaufmann, dont le répertoire italien n’est pas celui où il brille le plus (ses Alfredo et Rodolfo sont bons, mais n’ont rien à voir avec d’autres rôles germaniques de son répertoire), sans doute dans Don Carlo et dans Otello sera-t-il intéressant à écouter, sûrement dans la tradition d’un Vickers. Il y a quelques basses de très bon niveau (Prestia par exemple) et une série de très grands barytons (en grand nombre, à commencer par notre Ludovic Tézier). Mais aucun mezzo soprano de grand caractère pour Verdi. Luciana d’Intino ou Sonia Ganassi font très bien leur métier, mais ne sont tout de même pas les Eboli du siècle. On attend la Cossotto ou l’Obratsova du moment. Violeta Urmana quand elle était mezzo eût pu peut-être briller, elle est soprano aujourd’hui et soprano assez discutée.

On aime aujourd’hui des répertoires (baroque, Rossini, bel canto) où la technique, le contrôle sur la voix sont déterminants, des amis italiens appellent cela des voix sous verre, où la chair est moins importante que l’exposition technique: il faut pour Verdi une technique de fer, une voix large et puissante, et aussi travailler l’expression, l’explosion de l’expression: Mirella Freni, Julia Varady, Leontyne Price, Martina Arroyo, Renata Scotto et bien sûr Callas connaissaient ce secret. Tebaldi moins, mais la voix était tellement sublime. Aujourd’hui la voix la plus large et la plus contrôlée que je connaisse est celle de Sondra Radvanovski, sous employée dans les grands théâtres. Le monde découvre Anja Harteros mais elle ne peut pas chanter tous les répertoires. Néanmoins je ne suis pas sûr que même avec toutes les voix adéquates Verdi soit vraiment à la mode: on parle beaucoup du bicentenaire Wagner en 2013, mais on entend moins parler du bicentenaire Verdi, toujours en 2013, et c’est pour moi un signe, un mauvais signe. Signe peut-être que notre époque est moins en phase avec cette générosité innée, celle du coeur à fleur de peau et de l’émotion immédiate, palpable, de la chair de poule qui  vous prend quand on assiste à un beau Trovatore haletant, violent, bouleversant. On aime moins le théâtre de la chair que celui de la forme.

Enfin, Verdi ne pardonne pas: rappelons ce que disait Martha Mödl vieillissante encore distribuée à Munich: elle disait que chanter Wagner pour une voix vieillie n’était pas (trop) difficile, la voix était protégée par l’orchestre, par la science du “dire” qui savait masquer les failles (dans un répertoire voisin, Franz Mazura, 89 ans est une merveille dans Schigolch de Lulu). Chez Verdi , la voix est découverte et exposée, et toutes les failles sont audibles, on n’entend même plus que cela. J’écrivais il y a quelques jours que Wagner survivait à une interprétation médiocre, pas Verdi.
Verdi ne pardonne pas la médiocrité, c’est pourquoi notre époque l’aime sans doute moins.

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER au Festival de Pâques de Salzbourg, dirigé par Sir Simon RATTLE, mise en scène de Stéphane BRAUNSCHWEIG (Le 5 avril 2010)

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Le cycle est clos. Une aventure de quatre ans, partagée avec Aix-en-Provence, dont on espère voir un jour la présentation en cycle complet, car on se sent un peu orphelin de ne l’avoir vu que par épisodes. Bernard Foccroule à Aix ne semble pas avoir été séduit par l’aventure du Ring en Provence, initiée par Stéphane Lissner, même s’il confesse que le succès des Berlinois a été le plus gros succès jamais obtenu par des concerts à Aix. Ce qui est exceptionnel à Aix est “ordinaire” si on ose dire à Salzbourg puisque les berlinois y sont (presque) chez eux. Il reste que monter un Ring est un défi peu commun, et c’est pourquoi on aimerait que l’aventure ne reste pas sans lendemain et ne se range pas dans le tiroir aux souvenirs. Même si la mise en scène de Braunschweig ne m’a pas vraiment convaincu, on ne peut vraiment apprécier un travail scénique sur le Ring que si on le voit d’affilée. J’ai aimé ces deux moments, découvrir à Aix et entendre à Salzbourg: on n’a jamais la même impression. Acoustiquement, je trouve que la fosse d’Aix est sonore, trop sonore, et couvre souvent les voix. Ici rien de semblable et les équilibres reprennent leurs droits. L’impression a donc été sensiblement différente entre les deux lieux. Et le même spectacle se regarde dans un autre contexte.
On sait que Sir Simon Rattle est un wagnérien apprécié, ses Tristan, ses Parsifal ont laissé à Vienne ou à Amsterdam des traces durables et positives. Dans l’ensemble, son Ring a été salué par la critique, focalisée en France sur la qualité de l’orchestre, plus peut-être que par l’approche du chef. Il reste que l’entreprise est un succès. Une fois de plus à Salzbourg, Ben Heppner a déclaré forfait: l’enregistrement à peine sorti de Siegfried, distribué ici aux membres bienfaiteurs, reprend les représentations de Salzbourg, avec Lance Ryan, sans doute le meilleur Siegfried d’aujourd’hui. C’est Stefan Vinke qui  remplace en ce printemps Heppner pour Götterdämmerung. Puisque Heppner a toujours chanté à Aix et jamais à Salzbourg (la Provence en été lui va sans doute mieux que le Salzburger Land au Printemps), on aura ainsi eu l’occasion de comparer trois Siegfried, ce qui renforce encore l’intérêt.

Las! Alors que le Götterdämmerung vu à Aix ne m’avait pas déplu- je l’avais même mis aux côtés de Rheingold pour l’approche scénique ( Walküre et Siegfried m’avaient plutôt déçu) la représentation du 5 avril a apporté bien des déceptions et des doutes. D’abord, au contraire des autres jours, j’ai trouvé que certains pupitres de l’orchestre manquaient de concentration, notamment dans les cuivres (à l’exception des cors). On a entendu beaucoup d’approximations, des problèmes de justesse et d’attaques. Certes, la prestation d’ensemble reste de très grand niveau, mais par rapport aux autres soirs on était incontestablement un ton en dessous.
J’ai des doutes ensuite sur l’interprétation de Sir Simon Rattle: un de mes interlocuteurs germaniques m’a dit – et je ne suis pas loin de le suivre: “L’oeuvre resiste à tout, même à une interprétation médiocre”. Il ne se dégage aucune émotion, et le premier acte (notamment) était – un comble- ennuyeux. On n’arrivait pas entrer dans l’oeuvre. la direction à elle seule ne peut être responsable de ce sentiment très mitigé, mais je ne pense pas que le chef ait su entraîner dans une vision marquante l’ensemble des forces artistiques. c’est toujours très construit, très spectaculaire mais souvent aussi trop fort, sans vraie motivation, et sans aucune mais aucune poésie.
Il est vrai aussi que Rattle n’est pas aidé par une distribution inégale, dont il est responsable: je trouve scandaleux que ce Festival, qui vend les billets parmi  les plus chers du monde, ose afficher une Gutrune (Emma Vetter) criarde, à la voix courte, sans aucun intérêt, et s’adresse pour Brünnhilde à une chanteuse certes affichée dans de nombreux théâtres, mais qui n’est pas c’est le moins qu’on puisse dire une Brünnhilde habitée. Katharina Dalayman n’a pas une voix homogène, rien dans le grave, complètement opaque, et toute la voix  se concentre sur l’aigu, avec une impression pénible de cri et non de chant. Dans ces conditions, aucune interprétation, aucune émotion, aucune poésie. Un seul exemple: toutes les grandes Brünnhilde soignent la fin de la première partie du récit finaldu troisième acte, où Brunnhilde prononce “Ruhe, Ruhe, du Gott” en s’appuyant sur l’orchestre en une longue note tenue. Behrens avec Solti en avait presque fait un climax. Ici, rien, aucun écho aucune correspondance avec l’orchestre. Des notes, mais pas de musique.
La seule a s’en sortir au niveau du chant est Anne Sofie von Otter en Waltraute: je ne suis pas sûr que ce soit vraiment un rôle pour elle, le volume n’est pas toujours au rendez-vous, mais dans la manière de dire le texte, de le moduler, on entend la chanteuse de Lied et cela reste avec ses limites une prestation de très haut niveau.

Le Siegfried de Stefan Vinke est sonore, très sonore, mais là aussi, un legato absent, des difficultés à maîtriser le suraigu, notamment au deuxième acte, une voix un peu nasale qui semble plus une voix de tête, que d’appui sur le coffre et le diaphragme. Ce n’est pas une prestation scandaleuse, mais ce n’est pas un Siegfried pour Salzbourg. Le forfait de Ben Heppner y est pour quelque chose sans doute, mais avec Lance Ryan l’an dernier, on avait gagné au change. Ce n’est pas le cas cette année.
Mikhail Petrenko en Hagen pose un autre problème, qui d’ailleurs était le même à Aix: voilà un chanteur intelligent, doué d’une excellente diction, un grand interprète, mais le rôle de Hagen réclame une puissance qu’il n’a pas, notamment dans les ensembles et avec le choeur au deuxième acte. Il est remarquable dans les parties moins épiques, mais le volume reste notoirement insuffisant, mais c’est l’un des seuls personnages “habités”.

Malgré une annonce de rhume, Gerd Grochowski est vraiment un Gunther excellent: lui aussi sait prononcer le texte avec attention et subtilité, la voix a du volume et de la présence dans un rôle ingrat. Quant à Dale Duesing en Alberich, même si la voix est désormais un peu fatiguée, c’est lui qui fait preuve de la plus grande intelligence interprétative, et son intervention est saisissante en début de deuxième acte face à son fils Hagen “Schläfst du Hagen mein Sohn”. D’ailleurs c’est la scène musicalement la plus réussie car sans doute la mieux chantée. Les Nornes sont honnêtes, et les filles du Rhin bonnes: la scène avec Siegfried du début du troisième acte est avec la scène Hagen/Alberich la plus musicale, celle aussi où Rattle conduit l’orchestre, le fait chanter, et où l’on entend un son plein et charnu, et une vraie poésie. Très beau moment.

Comme on le voit, beaucoup de problèmes musicaux et une distribution à tout le moins inégale,  en aucun cas du niveau requis pour Salzbourg.
Quant à la mise en scène, s’il y a çà et là des moments intéressants des images fortes et de belles lumières, monologue final de Hagen au premier acte, scène Hagen/Alberich, scène du palais des Gibichungen avec une bonne utilisation de l’espace, et projections video impressionnantes dans la scène finale et notamment le Rhin, le reste n’a pas beaucoup d’idées ni d’intérêt. Les bonnes idées, on les a déjà vues ailleurs (Wotan réapparaissant à la fin, c’était déjà dans Kupfer à Bayreuth, le “peuple” autour du Rhin, puis tourné vers le public, c’était dans Chéreau). S’il n’y a pas vraiment de mauvaises idées (bon, le choeur des vassaux de Hagen en joueurs de golf et de chasseurs, cela fait sourire), il n’y a rien de notable, rien d’original,et surtout pas de vraie direction d’acteurs, pas de travail sur les relations entre les personnages, pas de  poésie, comme si Braunschweig n’y croyait pas.En fait, des quatre opéras, le plus séduisant reste l’Or du Rhin. Ce Götterdämmerung ne marquera ni les annales du Festival, ni celles du théâtre en général, même si l’entreprise aura marqué Aix en Provence, par son côté exceptionnel. Ici où l’exceptionnel devrait être l’ordinaire,cela aura été une production ni aboutie, ni vraiment inspirée, sans voix exceptionnelles et avec une mise en scène indifférente et plate.
050420101950.1270680627.jpgL’orchestre au complet est venu saluer le public à la fin du spectacle.

L’an prochain (voir le lien), Salomé, avec Emilie Magee (bof) et Stefan Herheim dans comme metteur en scène (mieux) dirigé par Rattle et Gustavo Dudamel comme chef invité dans un des concerts! On reviendra donc!

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: SIR SIMON RATTLE dirige LIGETI et BERLIOZ (avec le Philharmonique de Berlin ) au Festival de Pâques de Salzbourg (4 avril 2010)

Il y a un grand vainqueur, un immense vainqueur au concert ce soir, c’est l’orchestre. Tant dans la première partie (Ligeti, “Atmosphères” et extraits du “Grand Macabre”) que la seconde (Berlioz, Symphonie fantastique op.14), on ne peut que constater l’incroyable maîtrise de cette exceptionnelle phalange. Il peut paraître idiot de dire que le Philharmonique de Berlin est l’un des tout premiers orchestres du monde. On a tellement dit qu’après Karajan l’orchestre ne sonnait plus aussi bien (sous Abbado, années 92 ou 93) et que maintenant avec Rattle il était carrément en recul (n°4 au classement du Top Ten d’on ne sait qui, après Amsterdam, Chicago, Vienne) que lorsque pendant quatre jours on l’entend dans tant de répertoires différents, et qu’à chaque fois on reste pantois, on se dit qu’il est bien vain de classifier l’inclassable, chaque orchestre ayant sa personnalité, ses moments d’excellence et ses moments de faiblesses. Il est certain que le Concertgebouw d’Amsterdam est impressionnant (avec Jansons cependant). Il est tout aussi évident que ce soir, c’est la performance de l’orchestre qui emporte et l’adhésion, et les suffrages.

Après l’élévation spirituelle très chrétienne des deux dernières soirées (Verdi et Bach), ce soir on s’égare dans le soufre de Ghelderode (avec Le Grand Macabre) ou le sabbat de Berlioz. On n’est plus dans le christianisme triomphant, mais on navigue dans des contrées plus maléfiques, ou plus païennes. Tout commence avec “Atmosphères” de Ligeti, pour 89 instruments sans percussions, 9 minutes de musique, créée (par le grand Hans Rosbaud) à Donaueschingen en 1961. Acte de naissance de la musique dite “statique”, la pièce se développe en une succession, sur une même hauteur, de différents instruments. On se trouve devant une “nappe de sons” (l’expression est de Marc Texier) où la polyphonie devient simplicité, légèreté, sans jamais être monotone. Les instruments, tous les instruments semblent jouer une note, une seule note à différents niveaux, jusqu’à l’inaudible ou l’insupportable (les flûtes suraiguës nous obligent presque à boucher nos oreilles) une musique statique en perpétuel mouvement. L’orchestre, quels que soient les pupitres est éblouissant, on est écrasé par le son des altos, ou des contrebasses, on est au bord de l’impossible en écoutant les flûtes. Une démonstration de haute technicité, et un intense moment musical. Puis arrivent les extraits du Grand Macabre, l’opéra créé en 1978 à Stockholm, vu à l’Opéra de Paris dans une mise en scène de Daniel Mesguich en 1981et au Châtelet en 1998 dans une mise en scène de Peter Sellars. Le Grand Macabre est une farce s’appuyant sur des formes traditionnelles de l’opéra et des extraits musicaux retravaillés et qui ne cessent de s’autodétruire dans un mouvement ironique et grinçant. Ligeti en disait lui-même: « Vous prenez un morceau de foie gras, vous le laissez tomber sur le tapis et vous le piétinez jusqu’à ce qu’il disparaisse, voilà comment j’utilise l’histoire de la musique, et surtout, celle de l’opéra ».
Les extraits proposés (Mysteries of the Macabre) sont chantés par l’incroyable soprano Barbara Hannigan. Tous les poncifs du récital sont détruits: elle entre en rasant les murs, par le côté, vêtue d’un ciré noir, qu’elle enlève bientôt pour apparaître en minijupe noire et cuissardes. Le texte, dont voici quelques extraits “Psst”, “Ko”, “Koko”, “kokokoko”, “oh” “zero zero” est essentiellement dit par la chanteuses, mais peut-être repris par les musiciens, ou interrompu, puis repris par le chef, et peu à peu tout devient un déchaînement de sons à peine articulés, de mouvements contre ou vers les musiciens, le chef est bousculé et elle en prend la place, lui-même se met à hurler contre le violoncelliste Georg Faust qui se protège. on assiste à une destruction virtuose de tous les canons du genre, dans un total délire, mais évidemment hypercontrôlé musicalement par un orchestre réduit aux dimensions de formation de chambre, entourant la chanteuse complètement déglinguée, qui se décontruit au fur et à mesure qu’elle chante. Une performance exceptionnelle qui déchaîne un immense enthousiasme de la salle surprise et captivée.
La “Symphonie fantastique” est en revanche l’occasion de vérifier que même avec l’orchestre le plus doué, si le chef ne réussit à donner ni direction ni souffle, on reste sur sa faim. La vision de Sir Simon Rattle est assez traditionnelle en somme, fondée sur de forts contrastes de volume (beaucoup de bruit), mais aussi sur une contruction très soignée, très maîtrisée qui aboutit à une mise en scène spectaculaire, un agencement théâtral du son, mais sans aller plus loin dans l’analyse. En pâtissent lourdement les deux derniers mouvements, qui n’ont plus cette couleur effrayante ou inquiétante qu’ils devraient avoir. Le dernier mouvement est une sorte d’orgie où les sons se délitent, provoquent le malaise, et anticipent même un peu Mahler ou même Stravinski par leur ironie mordante. Rien de tout cela ici: on est devant une lecture assez lisse, peu dérangeante, mais évidemment superbement exécutée, ce qui finit par agacer. Quand on a sous la baguette une telle phalange, on aimerait la voir interpréter et non exécuter. On n’arrêterait pas d’ailleurs d’en souligner les perfections techniques, les cordes, notamment les altos et les violoncelles, les harpes d’une légèreté confondante, et surtout les cuivres et les bois, impeccables. Des clarinettes à couper le souffle, un cor anglais (Dominik Wollenweber, encore lui) à laisser pantois, sans parler des Emmanuel Pahud (à la flûte) et des Albrecht Mayer (hautbois), toujours eux. Bref la démonstration de la maîtrise technique est totale, parfaite, à hurler de rage quand on rapporte toute cette énergie à l’absence totale d’émotion, ou même de propos sur l’oeuvre. Selon l’expression rageuse d’un ami allemand présent ce fut un “Perfekt Lärm” -Bruit parfait-.

Evidemment, on pense à ce qu’en a fait Abbado en 2008 à Lucerne, une danse de mort, d’un raffinement inouï, dérangeante, bouleversante où Dionysos s’introduit dans la nuit romantique où évoluent les forces les plus sombres de la nature: toutes nos habitudes et notre savoir sur l’oeuvre en ont été bouleversées. Une exécution de légende.
Sir Simon Rattle en revanche, loin d’en donner une lecture, construit avec une rigueur et une attention confondantes une vision de surface qui ne dit rien d’autre que la construction elle-même, qui force à s’extasier sur une maîtrise technique d’un relief spectaculaire sans déboucher sur rien d’autre, sans intention autre que la construction. D’où l’admiration pour le travail, mais sans aucune émotion, d’où un grand succès, mais pas de triomphe, d’où la constatation une fois de plus vérifiée que Sir Simon Rattle n’est pas le chef idoine pour un certain XIXème siècle (son Beethoven et son Brahms sont très discutables). Son Berlioz est ici sans grande profondeur, du spectaculaire plaqué sur du vide conceptuel. Seuls souvent ses Wagner ou même ses Mahler peuvent quelquefois séduire. Il est beaucoup plus convaincant sur le XVIIIème et sur le premier XXème siècle. C’est un peu ennuyeux quand on dirige à Berlin l’orchestre qui fut de Furtwängler et Karajan, et qui marque son territoire identitaire autour de Beethoven et Brahms et du XIXème en général.

Ce fut ce soir l’explosion Ligeti et la déception Berlioz


OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: SIR SIMON RATTLE dirige la Passion selon Saint Mathieu de BACH (avec le Philharmonique de Berlin ) au Festival de Pâques de Salzbourg (3 avril 2010) ritualisée par PETER SELLARS

Souvenir…la dernière Passion selon Saint Mathieu entendue ici (en 1997) était dirigée par Claudio Abbado. Peter Schreier était l’Évangéliste et la distribution comprenait aussi Christine Schäfer, Anne Sofie von Otter, Simon Keenlyside, Andreas Schmidt, Peter Mattei, avec le Schwedischer Rundfunkchor et le Tölzer Knabenchor. Abbado nous avait livré une Passion hiératique, débarrassée de toute scorie romantique, toute nourrie du travail moderne sur le répertoire baroque.  Cette Passion  a fait l’objet d’un enregistrement exceptionnel, que Deutsche Grammophon n’a pas voulu, et qui a fini dans les kiosques à journaux italiens, vendu à Pâques 2000 (au prix incroyable de 20000 lires pour 3 CD  soit environ 10 Euros) en supplément du journal “La Stampa” sous le Label Musicom. On en trouve encore quelquefois sur eBay à des prix stratosphériques.

Aujourd’hui, Sir Simon Rattle a voulu faire appel à Peter Sellars pour réaliser une version “ritualisée” comme il est dit dans le programme, une mise en espace qui n’est pas du théâtre, insiste Sellars, qui s’efforce de donner une image à ce qui se passe dans les âmes au moment de la Passion. Le choeur et l’orchestre sont disséminés en deux groupes séparés sur la surface immense de la scène du Festspielhaus, autour d’un espace laissé libre et occupé par quelques cubes de bois blanc, où évoluent choeur et solistes. Les solistes sont Mark Padmore, Topi Lehtipuu, Christian Gerhaher, Camilla Tilling, Magdalena Kožená, Thomas Quasthoff, Axel Schiedig, Sören von Billebeck, Jörg Schneider, le Choeur de la Radio de Berlin dirigé par Simon Halsey, et le Choeur d’enfants du Festival de Salzbourg. Orchestre Philharmonique de Berlin dirigé par Sir Simon Rattle.

030420101934.1270302658.jpgQuelques photos de la répétition du matin

Pourquoi une version ritualisée? Parce que, dit Peter Sellars, Bach a écrit ce chef d’oeuvre non comme un concert, non comme un travail théâtral, mais comme comme un rituel “à transformations” incluant temps et espace, unissant des communautés disparates et ayant tourné le dos à l’Esprit. Le mouvement est celui d’un regard d’amour pour les âmes perdues, qui essaie de réunir ce qui reste de la personne: c’est en fait notre effort pour reconstruire un pouvoir spirituel et moral  dans l’histoire: c’est ce qui a disparu et que, au quotidien, nous essayons, nous aussi, de reconstruire à travers les choix de vie que nous faisons en rassemblant nos souvenirs, en autant d’actes de mémoire. La réussite de Bach: celle d’avoir écrit une oeuvre qui est oeuvre de mémoire collective, qui nous aide à nous reconstruire dans un monde marqué par la chute, le premier pas d’un chemin nouveau. L’ambition de Sellars est de nous inclure dans ce rituel, d’en faire un enjeu collectif de la scène et de la salle (c’est aussi l’ambition que Wagner, nourri de Bach, voulait pour son Parsifal: c’est bien à un “Bühnenweihfestpiel, Festival scénique sacré) que nous convie Sellars.

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Rarement j’ai eu le sentiment d’une telle précision, d’une telle attention dans la préparation d’un concert. Il est vrai que la Passion selon Saint Mathieu est un monument de près de trois heures de musique, qui exige de la part des artistes une attention et une concentration peu communes, vu la nature du texte, la complexité de la construction, la polyphonie extrêmement serrée, et réclame de l’orchestre et de certains pupitres en particulier une vraie virtuosité.
Nous avons eu droit à une exécution parfaite. Techniquement, je ne pense pas qu’on puisse y trouver une quelconque faille. Peter Sellars conçoit un dispositif minimaliste, décrit plus haut, et les solistes sont selon les nécessités disséminés sur la scène ou dans la salle (pour Judas et Pilate), dans le choeur, isolés (Jésus), la basse et l’Evangéliste restent toujours sur l’espace de jeu. Les mouvements sont lents, seul le choeur réagit parfois avec des mouvements divers, comme il sied au peuple, et cseul, il bouge vraiment sur scène, les deux choeurs s’unissent, se séparent, courent. L’orchestre, le choeur et les solistes sont habillés de noir, pas d’éclairage particulier; scène et salle sont dans la même lumière. Sellars a été hué au final, j’avoue ne pas comprendre pourquoi. Ce qu’il fait ne nuit pas à l’audition de l’oeuvre, et crée même parfois des situations très fortes, notamment par cette idée de lier certains airs à l’instrument qui les porte: la basse chante face à face avec le violon du jeune Daishin Kashimoto, extraordinaire nouveau premier violon des Berlinois et c’est un duo dans un face à face fantastique d’intimité. Ce sont aussi les bois qui sont isolés et rapprochés des chanteurs, que ce soit Emmanuel Pahud ou Albrecht Mayer, ou le cor anglais de Dominique Wollenweber, mais aussi la  viole de gambe de Hille Perl. Le fait de les isoler, de les intégrer à l’action fait presque de ces airs des “pezzi chiusi” et donne à la performance une force multipliée. De toute manière, l’orchestre est à son zénith, la plénitude du son, la perfection des effets, l’incroyable maîtrise, et la précision avec laquelle  Rattle les suit,et les sollicite, en les suivant presque un à un les musiciens, en allant d’un orchestre à l’autre contribuent à asseoir cette image formidable de perfection.
Quant aux solistes, sans avoir la renommée des solistes d’Abbado en 1997 (encore que, à part Schreier, ils étaient tous bien jeunes alors), ils sont tous à leur place: à commencer par l’incroyable Évangéliste de Mark Padmore  dont on ne peut que lister les qualités: résistance d’abord, pendant trois heures, la voix ne marque aucun signe de fatigue; ductilité ensuite, un contrôle permanent de l’émission, un jeu qui alterne la voix de tête, les pianissimi, la voix de poitrine sans aucun problème technique dans les passages, un timbre velouté, chaud, qui convient parfaitement à cette partie: une vraie leçon de chant, une démonstration d’anthologie. Thomas Quasthoff, toujours comparé à Fischer Dieskau, alors qu’il arrive à la même qualité que son grand aîné par des voies très différentes, voire opposées: alors que Fischer Dieskau est un cérebral qui calcule la moindre inflexion et la moindre note, au point de se faire taxer d’artifice par ses détracteurs, ce qui frappe chez Quasthoff, c’est l’impression de naturel qu’il dégage: rien ne semble forcé, la voix sort telle quelle et c’est sublime. Cette simplicité, en totale cohérence avec l’entreprise d’ensemble est sans doute ce qui frappe le plus l’auditeur. Une découverte aussi, celle du jeune ténor finlandais Topi Lehtipuu, voix claire, bien posée, très joli timbre fait pour Mozart. Un nom à retenir, je ne serais pas étonné de le voir bientôt sur les affiches des grands théâtres. Les autres sont dans leur partie, tout à fait honorables (notamment le Jésus de Christian Gerhaher). Du côté féminin, Magdalena Kožená a montré cette fois, à la différence d’autres concerts (à Lucerne notamment) et engagement et puissance et présence (un très bel “Erbarme Dich, mein Gott” et un magnifique “Können Tränen meiner Wangen…”) . Une remarquable prestation. Camilla Tilling, enceinte, est un peu en retrait mais ses airs (notamment “Aus Liebe will mein Heiland…”) sont très dominés, mais moins poétiques et lyriques qu’en d’autres occasions (en Ilia par exemple). A noter également les solistes du choeur, absolument exceptionnels.
On le voit, nous sommes face à une interprétation de très haut niveau, à une exécution parfaitement maîtrisée, parfaitement en place, à un chant d’exception.
Et pourtant,je dois le confesser, aucune émotion ne m’a étreint devant ce travail parfait. Je suis resté extérieur, admirant, mais n’arrivant pas, au contraire de la volonté de Sellars notamment, à me sentir inclus dans la musique, en phase, en osmose avec l’entreprise. Avec quelques amis, nous avons ressenti la même chose: est-ce Rattle? je ne pense pas. Est-ce Sellars, sûrement pas. Alors…Ce sont les mystères de la musique qui font qu’un soir l’âme est au rendez-vous, et que le lendemain, on reste extérieur et froid. Cela n’enlève rien à la qualité de l’ensemble, mais rend un peu triste, on aurait aimé participer, et non pas seulement écouter.

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INFO: Le concert est programmé la semaine du 4 au 12 à Berlin; il est retransmis sur le site des Berlinois dans le “Digital Concert Hall. Voir http://dch.berliner-philharmoniker.de/#/en/concertarchiv/archiv/2010/3/

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2010: MARISS JANSONS dirige le Requiem de VERDI (avec le Philharmonique de Berlin et entre autres Jonas KAUFMANN) (2 avril 2010)

A priori on ne l’attend pas dans Verdi, et pourtant, ce soir, en ouverture de la seconde série de concerts du Festival de Pâques de Salzbourg, son interprétation de la Messa di Requiem a électrisé la salle: une fois de plus Mariss Jansons montre ce qu’il est, un très grand chef, un immense musicien, un novateur. Une fois de plus se vérifie aussi qu’avec certains chefs, les berlinois se surpassent et jouent sur une autre planète.
Le Festival de Pâques est un rituel presque immuable: deux séries de quatre soirées, un opéra, un  grand concert choral ou deux, un concert orchestral ou deux. Cette année, Götterdämmerung (en coproduction avec Aix en Provence), deux grands concerts choraux (Requiem de Verdi et Passion selon Saint Mathieu de Bach), un concert orchestral (Ligeti, Berlioz). Le Festival, créé par Herbert von Karajan en 1967 pour l’Orchestre Philharmonique de Berlin n’accueille que les Berlinois qui sont en résidence à Salzbourg pendant les deux semaines que durent les deux séries. Du temps d’Abbado il y a eu quelques concerts supplémentaires du Gustav Mahler Jugendorchester. Karajan, Solti, Abbado en ont assuré la direction artistique et maintenant c’est le tour de Sir Simon Rattle, en tant que directeur artistique de Berlin. Et à dire vrai, le Festival sort d’une période très chaude, où il a failli quitter les rives de la Salzach pour s’installer à Baden-Baden: mais la crise est derrière, et on peut penser désormais “avenir”.
Traditionnellement un autre chef est aussi invité c’est cette année Mariss Jansons qui entretient avec le Philharmonique de Berlin une relation très forte .
020420101927.1270248560.jpgL’approche de Mariss Jansons et la manière dont il exerce un contrôle serré sur l’ensemble rappelle la Symphonie n°2 de Mahler entendue à Londres et évoquée sur ce Blog. On peut concevoir le Requiem de Verdi comme une sorte de grand opéra, mettant en valeur les solistes, travaillant sur les effets d’espace, les effets vocaux, la mélodie et l’harmonie plutôt que la structure et l’architecture, on peut  trouver des interprétations explosives, extensives, larges, épiques qui sont en somme des catharsis du spectaculaire.
Rien de tout cela ici.
Mariss Jansons change totalement le point de vue et nous propose  une interprétation non pas “explosive” mais bien plutôt “implosive”. Rarement il nous été donné d’entendre une interprétation aussi concentrée, aussi intériorisée, tout en restant vibrante et même par moments bouleversante. Un Requiem concentré, dans un tel mouvement centripète qu’il semble se construire un trou noir musical, plus qu’une étoile en expansion. Il s’agit de nous montrer un tout musical, complexe, en permanente interaction mais où personne ne surnage, choeur, solistes, orchestre. C’est une démonstration de modestie musicale où tous jouent ensemble, en écoutant l’autre, en se fondant dans la vague  sans chercher aucun effet. Il en résulte une ouverture intense et totale vers la spiritualité, et non plus vers ce qui serait du spectacle, une tension inouïe, un bouleversement intérieur qui prend l’auditeur dès les premières mesures, murmurées. L’entrée de Jonas Kaufmann dans le Kyrie est à ce titre proprement anthologique. Tout le Dies Irae est un moment miraculeux, d’ailleurs il serait difficile de trouver dans l’ensemble un moment de faiblesse.
Mariss Jansons dirige de manière très serrée, on le sent à la manière dont les chanteurs disent le texte, travaillent les inflexions, et à la manière dont Jansons les guide et les suit. Dans une telle construction, il faut d’abord saluer le travail du Choeur de la Radio Bavaroise et de son chef Peter Dijkstra absolument extraordinaire, qui tant du point de vue du volume, que de la diction, que de la justesse et même du raffinement, ne mérite que des éloges. Jamais trop fort, jamais envahissant, toujours impressionnant.
L’orchestre philharmonique de Berlin est à son meilleur, chaque pupitre est clairement entendu, les cordes ont une souplesse, une légèreté, un engagement impressionnants, jamais non plus on n’ avait entendu avec une telle clarté les bois, et notamment les bassons, stupéfiants. Tous participent d’une construction globale à laquelle l’équipe de solistes contribue de manière vraiment rare. Aucune voix ne domine, chacune est à sa place dans ce concept d’hyperconcentration. Stephen Milling est on le sait une basse très demandée en ce moment: jamais le chanteur danois ne donne de volume (il pourrait être très sonore dans le “mors stupebit…”, il est tout intériorité), Marina Prudenskaja est un mezzo irréprochable, à la personnalité cependant plus en retrait. Bien sûr, on pense immédiatement aux merveilles que pourrait nous réserver dans ce contexte une Anja Harteros, mais la soprano Krassimira Stoyanova ne dépare pas loin de là, la voix est très contrôlée, le lyrisme est réel, les aigus (quelquefois un peu limites certes)  se déploient et le “libera me”final, très difficile, est particulièrement précis et dominé. Certes, dans un contexte plus spectaculaire, la voix pourrait avoir quelques difficultés mais elle est impeccable dans le contexte général. Quant à Jonas Kaufmann, s’il n’a pas la couleur solaire des voix plus méditerranéennes, il a ce que seulement de rares ténors possèdent, à savoir un contrôle permanent sur la voix, une technique de fer, qui lui permet à la fois de faire entendre son aigu, mais aussi de chanter piano, et même pianissimo, de murmurer, et d’être entendu. Dans le contexte voulu par Jansons, et même si certains amis italiens l’ont trouvé moins émouvant dans son “ingemisco”, il possède ce contrôle sur soi et cette couleur qui  rendent absolument extraordinaire la prestation, il a été une fois de plus stupéfiant, et tellement, oui tellement juste. Son attaque du Kyrie m’a tiré les larmes.

020420101928.1270248536.jpgOn peut ne pas partager le point de vue adopté par Jansons, et son approche très particulière qui va très loin dans  le resserrement musical mais la tension sur le public à été telle que bien vite, on est passé de l’implosion musicale à la standing ovation explosive. Mariss Jansons appartient à cette race de chefs qui innovent, qui modifient les points de vue, qui peuvent aussi déranger, à cette race de musiciens qui immédiatement ont prise sur l’orchestre et savent donner une couleur, un son personnel à ce qu’ils interprètent, c’était clair ce soir dès des toutes premières mesures.
Voilà un Requiem de Verdi sans un seul italien sur scène (quelques uns dans l’orchestre…) puisque le chef est letton (marqué par la culture musicale russe), les solistes bulgare, russe, danois, allemand, la musique est vraiment notre bien commun qui transcende les identités, et qui en ce Vendredi Saint a vraiment fait communion spirituelle: il y avait du religieux ce soir à Salzbourg.

Le Requiem de Verdi dirigé par Mariss Jansons, peut être regardé en ligne sur le site de l’orchestre philharmonique de Berlin, enregistré le samedi 13 mars (mais sans Jonas Kaufmann) URL: http://dch.berliner-philharmoniker.de/#/en/concertarchiv/archiv/2010/3/

IN MEMORIAM WOLFGANG WAGNER

Incontestablement c’est l’une des figures historiques de la musique et de la culture européennes qui nous a laissés le 21 mars dernier. Petit fils de Richard Wagner, à la tête du Festival de Bayreuth depuis 57 ans, il en avait abandonné la direction en septembre 2008. A la faveur de la réouverture du Festival en 1951, et de la mise à l’écart de Winifred Wagner, sa mère, suite à ses relations très étroites avec le régime nazi, il prit la direction à 32 ans avec son frère Wieland du “Neues Bayreuth”, le Festival de Bayreuth “nouveau” d’après guerre. Moins créatif que son frère qui pendant les années 50 et 60 fut incontestablement la référence du Festival, il en prend définitivement la tête, seul, à la mort de Wieland en 1966. Sans rentrer dans les polémiques qui ont ravagé la famille Wagner jusqu’à une période récente, qu’on pourra évoquer en d’autres lieux, il faut lui reconnaître un sens peu commun des opportunités et du rôle moteur du Festival de Bayreuth. Il fut incontestablement l’un des plus grands directeurs de Festival, maintenant contre vents et marées la même ligne artistique, celle de faire de Bayreuth un atelier musical et scénique. D’où l’appel à des chefs et chanteurs plutôt jeunes, d’où l’appel à des metteurs en scène souvent contestés, souvent expérimentaux, sentant souvent le soufre. Il a su alterner des mises en scènes assez traditionnelles et d’autres très décoiffantes ; l’une des dernières en date, celle du Parsifal de Christoph Schlingensief, a considérablement troublé le public. Le symbole de cette politique est évidemment l’appel à Patrice Chéreau et Pierre Boulez pour réaliser le Ring du centenaire en 1976, mais n’oublions pas qu’il avait déjà défrayé la chronique en appelant Götz Friedrich pour Tannhäuser en 1972, dont la mise en scène assise sur la lutte des classes avait déjà profondément choqué à l’époque. Il avait compris que la survie de l’identité du Festival, qui avait construit sa réputation de “nouveau” à partir des mises en scène de Wieland, ne pouvait être un conservatoire “théâtral” ce qu’il avait été avant guerre et qu’il risquait de redevenir si l’on revenait sans cesse à Wieland, même disparu. Mais il avait senti que c’est bien la mise en scène qui marquerait de pierres miliaires l’histoire du Festival. Il se réservait donc les mises en scènes traditionnelles, et choisissait par un savant dosage les artistes qu’il voulait voir travailler sur le Festival. D’un point de vue musical, il a su créer d’incontestables fidélités: Birgit Nillson, Theo Adam, Gwyneth Jones, Deborah Polaski, et bien sûr sa grande découverte des années 1980, Waltraud Meier, qui a représenté le Festival pendant près de vingt ans, et Nina Stemme, ultime révélation qui commença à faire des petits rôles dans les années 90 à Bayreuth. Au niveau des chefs, il était très lié à Pierre Boulez, mais il invita aussi Solti (un échec relatif), Colin Davis, Barenboim qui resta lui aussi vingt ans la référence de Bayreuth, James Levine, Giuseppe Sinopoli et maintenant Christian Thielemann. Fidélités diverses, qui montrent l’ouverture du personnage. Il essaya plusieurs fois d’inviter Abbado, mais celui-ci refusa toujours car c’était sa traditionnelle période de vacances. Beaucoup de chefs hésitèrent à venir à cause du temps de répétition réduit avec l’orchestre. Ce fut l’une des raisons de l’abandon par Carlos Kleiber du Tristan und Isolde légendaire qu’il dirigea en 1975 et 1976. Avec des fortunes diverses, il invita aussi des jeunes, Dennis Russell Davies, Woldemar Nelsson, Marc Albrecht, avec lesquels il n’eut pas toujours la main heureuse (Mark Elder, Eiji Oue), il entretint aussi des fidélités avec de grands “Kapellmeister”, Horst Stein ou plus récemment Peter Schneider. Au total, un personnage ouvert au monde, qui refusa toujours de transiger sur l’essentiel, à savoir que se produire à Bayreuth, c’est adhérer à un projet et obéir à des obligations (cachets ou salaires réduits, refus du star system, obligation de résidence pendant de longues périodes de répétitions). D’où de douloureux changements à prévoir  dans les prochaines années, à charge pour ses filles Eva et Katharina de les mener et de conduire le modèle de Bayreuth au XXIème siècle, en rénovant sans renoncer à l’essentiel.

Wolfgang Wagner est sans doute un des derniers grands princes de l’opéra, contestable et absolu comme tous les princes, de la stature des Liebermann, des Bing, des Toscanini, un de ces modèles de référence, porteurs d’une tradition véhicule d’avenir.

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER, dirigé par Zubin MEHTA avec Anja HARTEROS (27 mars 2010)

270320101925.1269776924.jpgTannhäuser n’est pas le moins bien servi des opéras de Wagner à la Scala. La dernière production remonte à février 2005, au Teatro degli Arcimboldi et fut l’un des ultimes spectacles de l’ère Fontana/Muti. A part la direction de Jeffrey Tate, elle n’appelait pas de commentaires: on se souvient seulement de la très belle interprétation de Wolfram par Peter Mattei. Cette année, en demandant à Zubin Mehta de diriger et à Carlus Pedrissa (La Fura dels Baus) de mettre en scène, Stéphane Lissner a voulu donner à cette production un lustre que l’on n’avait pas vu depuis 1967 (direction Wolfgang Sawallisch). L’opération est réussie.
La direction de Zubin Mehta, bien qu’un peu lente pour mon goût, est précise, somptueuse, ample et très attentive et concentrée. Zubin Mehta  est beaucoup moins routinier dans Wagner que dans Verdi (à Vienne dans Forza del destino!), à part quelques menues scories dans les cuivres (et notamment les cors), l’orchestre délivre une prestation de grande qualité, sonne bien et la lenteur laissant certaines phrases et certains pupitres très découverts, on entend avec bonheur certains moments musicaux habituellement masqués, très bien interprétés par les “professori” de l’Orchestre de la Scala. Il est vrai aussi que depuis l’arrivée de Lissner, la variété des titres et des chefs, la bonne proportion d’oeuvres non italiennes a redonné à cette excellente phalange une qualité qu’elle avait perdue à la fin de l’ère Muti. Le crescendo final est un moment d’exception.
270320101916.1269776876.jpgLa distribution est aussi de bonne qualité globale, à l’exception de la Venus de Julia Gertseva, jolie femme, mais voix sans éclat, sans projection, sans puissance ni volume notables. Une prestation totalement inintéressante au niveau vocal, qui pâtit du voisinage de l’extraordinaire Elisabeth de Anja Harteros, triomphatrice de la soirée. Si elle n’a pas tout à fait le format ( à un poil près) pour le “Dich teure Halle” d’ouverture du deuxième acte, tout le reste est extraordinaire d’engagement, d’intensité, mais aussi de technique vocale, notamment toute la seconde partie du deuxième acte, absolument saisissante, surprenante, bouleversante, qui fait sursauter dans son fauteuil; Anja Harteros est à l’aise aussi bien dans l’héroïsme que dans le lyrisme, elle est exceptionnelle dans les grands rôles lyriques italiens (Amelia Grimaldi, Traviata!), dans certains rôles baroques (Armida, à la Scala), et dans les rôles wagnériens (Magnifique Eva, magnifique Elsa, et magnifique Elisabeth).

270320101922.1269776899.jpgVoilà une artiste complète qu’il ne faut pas manquer, sous aucun, mais aucun prétexte!
Les voix masculines sont d’une bonne qualité d’ensemble: Georg Zeppenfeld est prète sa voix de basse au Landgrave de Thuringe, et la prestation est vraiment de très haut niveau (on l’avait déjà remarqué dans Sarastro de La Flûte enchantée avec Abbado), c’est une des jeunes basses allemandes du moment. Le Wolfram de Roman Trekel a peut-être une voix un peu opaque qui dans les ensembles, qui ne surnage pas. En revanche son troisième acte est d’une poésie exceptionnelle et dégage une grande émotion dans “Oh du, mein holder Abendstern”, la voix est très contrôlée, la technique impeccable,  l’attention aux paroles permanente, on sent le chanteur habitué à Mozart et au Lied.
Robert Dean Smith m’est apparu un peu en deçà de ses prestations habituelles. Il m’a plus convaincu en Tristan où sa voix vaillante et claire faisait merveille (à Bayreuth) que dans ce Tannhäuser où la voix paraît plus tendue, le volume quelquefois insuffisant, notamment dans la scène du Venusberg. Son troisième acte est bien plus convaincant en revanche. C’est un bon Tannhäuser mais je lui préfère un Stephen Gould (à Bayreuth, mémorable). Les autres chanteurs sont à la hauteur et l’ensemble est musicalement très dense. Quant au choeur, il était très bien préparé, et le texte très clairement prononcé, très compréhensible;e, ce qui est rare dans Wagner à la Scala.
La mise en scène de Carlus Pedrissa et des compères de la Fura dels Baus (désormais complices de Zubin Mehta avec lequel ils ont fait le Ring à Florence et Valence) est complexe, et se lit à plusieurs niveaux. L’utilisation de la vidéo et des images de synthèse est impressionnante, d’autant qu’elle suit “en direct” les mouvements des foules et des danseurs: cela donne un spectacle aux images souvent fortes et esthétiquement très belles. Les ressources techniques sont multiples,

main_guido1a.1269776051.gifla main articulée gigantesque, souvenir de Guido d’Arezzo (présent sur scène sous la forme d’un personnage, sorte de scribe informatique, dans un coin de la scène)  et symbole du spectacle (Guido d’Arezzo est à l’origine du système de notation musicale sur lequel nous vivons), symbole de l’art, de la technique, bref de tout ce qui fait la singularité du personnage de Tannhäuser, l’aquarium du Venusberg, rappelant l’origine marine de Venus,

da-vinci.1269775903.jpgle cercle inscrit dans un carré, renvoyant au dessin de l’homme de Leonard de Vinci, où s’inscrivent Tannhäuser, Elisabeth et Venus lorsqu’ils sont crucifiés par la souffrance, ou bien divinisés est aussi une idée qui mêle l’invention de la renaissance, la technique et l’architecture (ce dessin illustre un passage de Vitruve),enfin la tête de mort composée de corps entremêlés, dernier avatar du Venusberg à la fin de l’œuvre. Mais au-delà des performances techniques, la mise en scène est aussi distanciée par rapport à l’histoire, une distance qui relativise les personnages: partant de l’idée que le Venusberg renvoie à des scènes érotiques sculptées sur des temples indiens, et à un univers oriental presque baudelairien, mais aussi à la fascination que Wagner éprouvait pour la culture indienne, Carlus Pedrissa a fait de cette histoire une sorte de légende indienne (hommage à Mehta?), où Hermann est un Maharadjah et Elisabeth une princesse orientale. Cette ironie se voit à plusieurs moments: l’entrée de la cour au deuxième acte traitée comme une grande scène Bollywodienne, aux couleurs criardes et aux ballets désopilants,  les flots de larmes versés par Elisabeth au troisième acte avec un dispositif étrange et fascinant. Mais cette surcharge volontaire est pondérée par des scènes d’une simplicité étonnante (au troisième acte) et d’une poésie à couper le souffle (la romance de Wolfram sur fond de danseuses qui marchent dans les airs!). On peut être surpris, voire réservé, mais c’est un spectacle de grande ampleur, qui exerce une fascination énorme, et qui transforme cet opéra au livret tellement germanique en une œuvre symbolique de la rencontre des cultures, un spectacle syncrétique et profondément moderne qui marque le spectateur. Une vrai, belle, grande soirée d’opéra, grâce à Mehta, Harteros, la Fura dels Baus.

ABBADO et le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA à Paris le 20 octobre

Le 20 octobre prochain, Salle Pleyel, les parisiens pourront enfin entendre le Lucerne Festival Orchestra dans la Symphonie n°9 de Mahler, dirigée par Claudio Abbado. Après Tokyo, Londres, New York, Madrid, Rome et Pékin, Paris accueille enfin cet orchestre exceptionnel. Pour une seule soirée malheureusement, mais elle en vaut la peine, et le voyage. Précipitez-vous pour avoir des billets!

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2010: Gustavo DUDAMEL dirige le Sinfonica della Juventud Venezolana Simon Bolivar au Festival de Lucerne-Pâques (20 mars 2010)

 

Hugo Chavez ramasse la mise. Bien qu’il n’ait rien à voir dans la création du fameux « sistema », antérieur à son arrivée au pouvoir, les tournées de cet orchestre sont l’occasion d’une sympathique opération d’image pour le Venezuela, tant ces jeunes sont talentueux et sympathiques, et tant leurs prestations sont l’occasion pour des compatriotes  d’agiter frénétiquement dans les salles de concert autant de petits drapeaux vénézuéliens. Il faut quand même dire et répéter combien l’idée de faire jouer dans des orchestres des dizaines de milliers de jeunes est géniale. Jouer dans un orchestre, c’est jouer « collectif », mais écouter sans cesse les autres, être attentif au voisin, être dans un groupe et écouter les individus : école de tolérance, de civilité, de citoyenneté, et école de promotion sociale dans un domaine, la musique classique, confisqué le plus souvent par les classes privilégiées. Quand on voit ce que provoque le sport en terme de violence dans les stades, ou bien ce qu’il développe en haute compétition en terme d’égoïsme, d’appât du gain, d’individualisme forcené, on se dit que les valeurs de la musique valent bien celles du sport (aujourd’hui) qu’on veut nous faire croire universelles et porteuses de paix…

Et cet orchestre est un incroyable réservoir de talents : pendant l’une des répétitions de « Francesca da Rimini », Gustavo Dudamel a laissé la baguette pour le mouvement final à un tout jeune homme, 17 ou 18 ans, et ce fut miraculeux !  La technique et l’enthousiasme des jeunes musiciens est désormais légendaire, là où ils passent ils déchainent un désir de musique et une passion immédiats ainsi qu’une joie communicative. Il n’est qu’à voir Gustavo en coulisse après la fin d’un concert serrant dans les bras les fans, les musiciens, les professionnels, attentif aux gens, disponible.

Après la soirée délirante du vendredi avec Claudio Abbado, Gustavo Dudamel dirigeait Francesca da Rimini, une pièce de Tchaïkovski rarement donnée, et la Alpensinfonie de Richard Strauss, déjà entendue à Paris en octobre dernier. Ce sont des pièces qui donnent à l’orchestre l’occasion de se faire entendre, à tous les niveaux de pupitres, et qui montrent à quel point la maîtrise de ces jeunes est grande. « Francesca da Rimini » est une œuvre écrite à partir de l’épisode fameux de la Divine Comédie de Dante (dans l’Enfer) mis en musique aussi mais dans un style tout différent par Riccardo Zandonai. Zandonai a retenu les leçons de Debussy, tandis que Tchaïkovski a retenu celles de Wagner, après avoir entendu L’Anneau à la création à Bayreuth. Tout le début est un véritable écho à L’Or du Rhin, les sonorités sombres soulignant l’Enfer rappelant celles de Niebelheim. Tchaïkovski convient bien à Dudamel, qui sait faire sonner l’orchestre, et façonner un son plein, charnu, contrasté, qui convient bien quant à lui à Tchaïkovski.
Dudamel continue d’étonner par la précision de son geste, la maîtrise de chaque pupitre, la qualité de sa communication. Ce n’est pas un « révolutionnaire » au sens où ses interprétations restent très « classiques », mais d’un classicisme épuré, énergique, on dirait presque « modernisé ». Le contraste avec Abbado la veille est clair, l’un est en début prometteur de carrière, et il a tout à faire, tout à construire, tout à prouver, l’autre a tout prouvé, et peut laisser libre cours à une fantaisie créatrice exacerbée, qui rend chaque concert une divine surprise. Mais on sent chez Gustavo Dudamel un tel espace de possibilités, une telle prise sur le public, un tel vrai talent, qu’on attend, à partir des sons obtenus dans le Tchaïkovski, impatiemment son premier Wagner.
L’impression est confirmée par la lecture de Strauss, dans cette symphonie à programme où l’on passe « une journée de la vie en montagne », de la nuit à la nuit, de la base au sommet, de la nature paisible à la tempête, tout est abordé, tout est dit. Dudamel sait doser les effets, avec une science du son et des équilibres d’une redoutable efficacité. Les moments qui précèdent la tempête, par exemple, font irrémédiablement penser, par la distribution des sons, par l’arrivée lointaine du tonnerre, dans ce ciel encore serein, au fameux tableau de Giorgione, que l’on voit presque en correspondance. J’ai été cette fois très sensible aux parties nocturnes, aux moments élégiaques plus qu’aux moments de déchainement, un peu trop  démonstratifs car je voulais voir quels types de pianissimis Dudamel obtenait : il est sur la bonne voie, ses pianissimis sont presques aussi ténus et tenus que ceux de Claudio.

Est-ce le son, plus chaleureux, plus enveloppant, plus réverbérant à Lucerne qu’à la salle Pleyel, cette exécution m’est apparue encore plus maîtrisée, et plus accomplie, plus ouvragée, dirais-je. Un très grand moment de musique, qui s’est conclu par un triomphe mérité (avec standing ovation là aussi et infinis rappels).
Gustavo Dudamel est un grand chef, un très grand avenir lui est ouvert, son exécution était mémorable mais des deux artistes entendus, le plus jeune était encore et toujours Abbado !Il reste que j’attends avec impatience la série de Carmen que Dudamel dirigera cet automne à la Scala, je ne serais pas étonné que son approche soit plus convaincante que celle de Barenboim en décembre dernier.
Quelles deux merveilleuses soirées! Il faut aller à Lucerne!