BAYREUTHER FESTSPIELE 2017: Die WALKÜRE de RICHARD WAGNER le 30 JUILLET 2017 (Dir.mus: Marek JANOWSKI; Ms: Frank CASTORF)

Voir aussi :

Walküre 2010 (Prod.précédente, Thielemann/Dorst)
Walküre 2014

Walküre 2015
Walküre 2016

Dans l’économie di Ring, Die Walküre a une place à part, pour plusieurs raisons. D’abord, c’est une histoire qui peut être détachée du reste, l’histoire close de la désobéissance de Brünnhilde, et ce n’est pas un hasard si l’an prochain à Bayreuth, c’est Walküre qui été choisie pour les débuts de Placido Domingo dans la fosse. On ne commentera pas par pudeur le goût très marketing de cette programmation destinée à faire buzz, mais Die Walküre se prête à l’expérience plus facilement que les autres journées du Ring.
La deuxième raison, c’est que la mise en scène en est peut-être plus simple, plus linéaire : peu de chanteurs (les Walkyries mises à part, mais elles apparaissent au III seulement), des scènes qui sont essentiellement des duos : Siegmund-Sieglinde, Wotan-Fricka, Wotan-Brünnhilde deux fois, et quelques démonstrations spectaculaires, Wälse pour le ténor au premier acte, les Hojotoho de Brünnhilde au deuxième, et la chevauchée des Walkyries au troisième.
Dans cet ensemble, le duo du deuxième acte entre Wotan et Brünnhilde est un des moments clefs de l’œuvre, où tout est dit, et où l’on perçoit même déjà l’idée de la fin (« Das Ende ! das Ende !) évoquée par Wotan, comme si tout était déjà conclu. Un duo intense que Chéreau avait magistralement réglé, avec le jeu du miroir et le pendule, dont tous les spectateurs se souviennent, sans doute le travail le plus accompli qui ai jamais été conduit sur cette scène. Il faut un chanteur qui une fois de plus, sache non seulement chanter, mais aussi dire, car le rythme des mots, l’expression « parlée » me paraît ici essentielle : il s’agit d’une conversation intime, d’une confession de Wotan à sa fille, d’autant plus essentielle que Brünnhilde va désobéir, tout en sachant ce que Wotan lui a raconté, et peut-être parce qu’elle le sait, et aussi parce que confusément peut-être Wotan a déjà tout écrit, le crépuscule des Dieux et la fin de son monde.
La conséquence est qu’au-delà du spectaculaire ponctuel, Die Walküre reste un opéra intimiste : intimité Siegmund-Sieglinde, intimité Wotan-Brünnhilde et d’une certaine manière intimité Wotan-Fricka.
La conséquence aussi, c’est une musique peut-être à la fois plus spectaculaire et peut-être plus aisée à diriger que Rheingold ou Siegfried, où les différences d’interprétation sont moins sensibles (d’une Chevauchée des Walkyries à l’autre, que choisir ?) sauf dans le deuxième acte justement, qui est aussi une clef musicale. Il est clair qu’à Bayreuth cette année en l’occurrence, Walküre réussit mieux à Marek Janowski que Rheingold, parce que l’œuvre passe très bien musicalement avec une direction plus « traditionnelle », plus conforme aux attentes et qu’on peut s’y laisser aller aux tempi larges, à la respiration, à tout ce qui fait l’ivresse (ou la fausse ivresse) wagnérienne.
Ainsi, Die Walküre en est d’autant plus délicat à mettre en scène, car il ne peut y avoir d’éléments très disparates qui casseraient le récit et la mise en scène de longs duos est aussi un défi pour les metteurs en scène : combien de trous noirs où les chanteurs sont livrés à eux-mêmes !
C’est pourquoi pour moi c’est le moment le plus réussi de Chéreau, parce qu’il est arrivé à rendre une incroyable intensité à l’œuvre, à en faire un raccourci déchirant d’humanité : frère et sœurs isolés entourés de Hunding et de sa horde au premier acte, scène entre Wotan et Brünnhilde avec le pendule, extraordinaire annonce de la mort avec Brünnhilde qui apporte à Siegmund son linceul, apparition au troisième acte du rocher qui constitue l’une des images emblématiques de la production.
Pourquoi parler de Chéreau ? Parce que Chéreau a choisi de raconter avec précision le livret, en des images stupéfiantes qui n’ont pas été depuis effacées, des images mythiques fidèles à un mythe et que Castorf à l’opposé refuse le mythe et tombe dans l’histoire.
Et pourtant son travail sur Walküre est le moins contesté par le public, c’est d’une certaine manière le plus sage, que même l’imbécile qui plusieurs années de suite a arboré avec fierté un masque de sommeil pendant le Ring (un imbécile inculte, antiwagnérien), pourrait regarder, tant est évidente la « fidélité » au récit, même dans l’étrange contexte d’un puits de pétrole en Azerbaïdjan. Le travail de Castorf n’a d’ailleurs jamais consisté à détruire le récit ou trahir le livret : je mets au défi quiconque de trouver dans ce travail une infidélité aux caractères ou aux rapports entre les personnages. Castorf met en contexte, dans un contexte particulier, une histoire qu’il pense universelle :  quoi de plus universel que la soif d’or et de pouvoir.
Alors cette longue histoire pour lui commence dans Walküre. Nous allons avancer dans le temps à mesure que les journées passent : temps des pionniers (Walküre), temps des idéologies (Siegfried), temps du triomphe de l’argent (Götterdämmerung) qui se joue de tous les Crépuscules.
Castorf voit à travers la soif de l’Or celle qui a déterminé bonne part de notre histoire ces deux derniers siècles, celle de l’Or noir, c’est connu et nous n’y reviendrons pas. Un personnage aussi castorfien que Donald Trump le sait bien d’ailleurs.
Ainsi donc l’histoire de Walküre est inscrite dans le contexte des origines, les premiers puits d’Azerbaïdjan, dans le contexte d’une société encore profondément marquée par l’agriculture qui va sous les effets de cet or noir tout neuf se transformer, et générer des premières oppositions idéologiques. L’idée de Castorf, c’est que l’Or noir a été un enjeu partagé par les idéologies dominantes, mais son propre passé, sa jeunesse et sa culture le portent à mieux analyser les effets du stalinisme et des luttes idéologiques à l’Est, notamment en Russie, avec les différents mouvements ouvriers, l’anarchisme, le triomphe d’un ordre nouveau, aussi pesant que l’ancien.
D’où l’intelligence du décor conçu par Aleksandar Denić, qui est un décor à la fois stylistiquement très unifié, mais en même temps composite : tout en bois, il est une ferme (bottes de foin,  dindons qu’on nourrit), il est un puits de pétrole primitif, voire une église. Ce décor dit tout de l’histoire qui veut nous être proposée, dans sa rusticité – même les vidéos sont en noir et blanc, comme de vieux films muets – et dans ce qu’il annonce : Grane est figuré par un puits de pétrole, un chevalet de pompage que les anglais appellent « horsehead pump» (voir article Grane, dans l’abécédaire Castorf) et les écrits en russe et en azéri sont des incitations à produire plus de pétrole (certaines tradcutions sont données dans les articles sur Walküre les années précédentes).
Ce qui frappe dans la vision de Castorf, c’est une fois de plus sa distance par rapport aux symboles du Ring, Notung est bien fichée dans le bois, mais pas dans un arbre, elle est à la fois sur la terrasse, mais aussi dans la bâtiment, et c’est là que Siegmund va la retirer. Deux Notung pour le prix d’une : les tenants de la tradition seront comblés. Mais le Ring , c’est aussi la violence: dans la maison de Hunding on laisse traîner un cadavre ensanglanté dans une charrette, trace de batailles récentes, et Hunding rentre à la maison avec une tête fichée au bout de sa lance, avec d’ailleurs un effet ironique qui fait rire certains dans la salle tant l’affaire est caricaturale.
Castorf nous amuse aussi avec un Wotan toujours attentif à l’histoire qu’il construit, mais se distrayant avec des cousettes qui adorent les gâteaux (on le voit à l’écran, comme dans un film muet) pendant qu’il a un oeil (le seul?) sur le frère et la sœur qui se retrouvent : à l’instar d’Alberich et de manière moins démonstrative, Wotan a renoncé depuis longtemps à l’amour, depuis l’aventure avec Erda peut-être…alors il regarde avec distance ce frère et cette sœur qui vont jouer à ce jeu illusoire et délétère de l’amour à mort.
Castorf s’amuse aussi avec l’histoire du philtre et du narcotique : pour mieux nous en faire comprendre tous les ressorts, il montre à l’écran Sieglinde préparant le philtre avec des mimiques si ridicules et exagérées (comme dans un mauvais film muet cette fois) qu’il y a des rires justifiés en salle. Il nous indique ces ingrédients comme un bric à brac de l’opéra traditionnel (philtres, endormissements agités, amants magnifiques qui se retrouvent à l’insu du mari) nous montrant par là même que même Walküre peut n’être pas loin du vaudeville.
Le deuxième acte est moins évident, et bien plus délicat à régler, à cause de sa structure dramaturgique, faite de conversations (même l’annonce de la mort en est une) sans événement, sinon les dernières minutes de la scène finale.

Le cadre en est cette fois non plus l’extérieur, mais l’intérieur de cette ferme : chez les Hunding, on était isolé et rustique, chez les Wotan, on est rustique, mais un peu moins, plus riche et plus mécanisé, on a des esclaves parce qu’on commence un travail industriel. Fricka arrive portée par un serviteur se frotte le dos à peine l’a-t-il déposée, Wotan, vêtu à la Tolstoï (il va être une sorte de raconteur pendant cet acte) lit la Pravda, et montre à un serviteur comment couper la glace sans la gâcher (la glace à cette époque est un enjeu économique fort) d’autres s’affairent en arrière-plan.
La deuxième scène se passe pour l’essentiel à l’extérieur du bâtiment, Wotan conteur, sur son fauteuil patriarcal (comme dans le portrait de Tolstoï par Repin) installé par Brünnhilde sur un tapis qu’elle déroule et qui masque les flaques de pétrole…c’est le début de l’exploitation.
Déjà les crises se préparent, déjà les révolutions couvent et Brünnhilde écoute papa distraitement pendant qu’elle remplit un chariot de nitroglycérine, avec moins d’insistance que les autres années, car la mise en scène et les vidéos s’intéressent plus cette année aux caractères et aux individus. Mais elle l’écoute suffisamment pour aller annoncer sa mort à Siegmund, dans une scène d’une poésie insigne, où juchée en hauteur sur le puits de pétrole désossé (en est-il encore un, n’est-il pas, déjà, autre chose), elle regarde le couple arrêté dans sa fuite, avec une Sieglinde épuisée et au bord de la folie (voir comme elle observe tous les recoins et comme il fait claquer plusieurs fois la porte de la cuve vide (qui s’enflammera au III). Une scène qui peut-être avait plus de force quand Brünnhilde chantait juchée au sommet, aujourd’hui, elle descend au premier niveau pour être à vue directe du chef…mais il reste que ce moment est toujours fascinant.
Comme les autres années, le combat ne se déroule pas à vue, mais à l’intérieur du bâtiment, vu à la vidéo sur un drap tendu à l’entrée, une entrée où pendent des chaines (comme les chaines qui pendent à l’entrée de la caravane du NIbelheim dans Rheingold) avec un montage très serré, passant d’un personnage à l’autre. Clairement on voit Brünnhilde jetant sur le cadavre de Siegmund une carte, la Dame de Pique, comme le héros d’Apocalypse Now (La Chevauchée des Walkyrie…) en jetait sur les cadavres des Viêt-Cong, et le jeu accéléré sur les têtes de Siegmund et de Hunding au rythme de la musique renforce le côté haletant de la scène, mais à l’écran, comme à distance, sans lui donner l’extrême violence – quelquefois insupportable au public qui hurlait- , de Chéreau sur le théâtre. C’est évidemment un choix : depuis Chéreau et Wotan qui serrait Siegmund dans les bras après l’avoir sacrifié,  les metteurs en scène se sont ingéniés à trouver une image nouvelle qui cherchât à effacer l’ineffaçable : alors Castorf fort justement va ailleurs, il en fait un film d’action, loin de nous et pourtant si près.

La chevauchée des Walkyries au troisième acte est l’un des moments les plus virtuoses du Ring, et en tous cas le plus virtuose de la soirée. Parce qu’il représente pour les chanteuses un défi physique, parce qu’elles sont dispersées sur trois ou quatre niveaux, qu’elles montent et descendent, et doivent chanter ensemble. La plupart du temps, dans les autres mises en scène, elles sont ou alignées, ou disposées au même niveau pour une question d’efficacité technique du chant. Elles sont aussi toujours habillées du même costume (ou uniforme), une petite armée de la mort qui traîne les héros.
Ici, les héros, ce sont les révolutionnaires qui envahissent l’espace et qui sont immédiatement pris au piège et meurent : les Walkyries ont eu leur peau et chanteront au milieu des cadavres dispersés sur l’escalier qui mêne au sommet couronné par une…Étoile rouge. Le temps a passé.

Ces Walkyries, Castorf les individualise au contraire, les isole, leur donne des habits d’abord de dames de la bourgeoisie de Bakou venues de toute la Russie en Azerbaïdjan pour s’enrichir. Mais ce qui intéresse Castorf, c’est à la fois que chacune soit différente des autres, comme en une réunion hétéroclite de gens aux intérêts communs, et aussi  la question de la mutation, des changements, des évolutions, et certaines portent sur elles jusqu’à quatre costumes (tous magnifiques et souvent orientalisants d’Adriana Braga Peretzki) qu’elles changent au fur et à mesure, devenant des Walkyries de revue, avec leurs habits clinquants et leurs casques punk : dans ces Walkyries, Brünnhilde avec son lourd manteau de fourrure rousse, est la plus voyante et sans doute la plus importante. Pour le chant d’ensemble, cela demande une préparation précise, cela bouge dans tous les sens, cela monte et descend, cela boit sur la sorte de Biergarten installé en terrasse, et cela signifie donc mise en place millimétrée pour éviter les décalages.

Avec le dialogue Brünnhilde-Wotan, les choses changent. Sans doute les deux personnages bougent-ils un peu plus : Wotan lance à Brünnhilde une peau d’ours, en un mouvement violent et théâtral. Un ours ? annonciateur de l’ours ramené dans l’épisode suivant par Siegfried ? ours berlinois ? (Lire à ce propos l’article ours dans l’abécédaire Castorf). En tous cas la peau de l’ours est déjà là, alors qu’il n’est pas tué…

Wotan boit, joue avec ses cartes (les runes…) il jongle avec les destins d’une manière indifférente. La scène serait au fond assez traditionnelle jusqu’au moment où Wotan décide de suivre Brünnhilde dans ses suggestions (leb’wohl du kühnes, herrliches Kind), scène marquée par un embrasement de l’orchestre dans cet instant où il serre Brünnhilde dans ses bras et qui remue le cœur de tout spectateur. Alors une fois de plus Castorf casse l’effet (il faut toujours se méfier de la musique de Wagner…) car Wotan embrasse violemment et goulûment les lèvres d’une Brünnhilde outrée et blessée : ironiquement c’est la manière dont Castorf traduit la didascalie wagnérienne « sehr leidenschaftlich » (très passionnément).
Au-delà du geste, on sait que Wotan n’est pas à un inceste près : les relations familiales sont compliquées chez les Wotan, voir les liens familiaux qui uniront Siegfried et Brünnhilde, et donc Wotan à qui aucune femme n’est indifférente – une sorte d’épouseur du genre humain (rappelons-nous aussi son réveil entre sa femme et sa belle-sœur dans le Rheingold de cette production) – peut avoir subitement envie de Brünnhilde. Plus subtilement peut-être, il préfigure le baiser de réveil de Siegfried, lui donnant le baiser – le même – pour l’endormir : papa pour dormir et le neveu-fiancé pour le réveil. Ou bien il lui fait sentir ce qu’un réveil brutal avec un homme non choisi aurait pu être. En plus, Brünnhilde est encore Walkyrie et vierge à ce moment, et toute manifestation de sensualité lui fait horreur : il lui faudra un peu de temps dans Siegfried pour s’y résoudre. En bref, c’est, comme on dit un baiser chargé.
Enfin quand Brünnhilde s’allonge, elle se pose sur elle comme elle avait posé sur le corps de Siegmund une carte de tarots, et ça c’est un geste nouveau, édition 2017. La question des cartes dans ce Ring doit donc s’enrichir, avec leur signification pour Wotan et Brünnhilde qui se les partagent.
Tout cela dans un contexte de guerre, première comme deuxième guerre mondiale où les russes ont fait exploser les champs pétrolifères de Bakou pour empêcher l’armée allemande de s’en emparer (« opération Edelweiss », primitivement appelée Siegfried) (voir article Bakou de l’abécédaire Castorf). Les extraits qu’on voit d’un film comme Tschapajew (1934) des frères Wassiljew sont à double effet, ils réfèrent à la propagande stalinienne d’une part (le stalinisme naissant puis triomphant est implicite dans tout l’opéra) mais aussi à la DDR de Castorf enfant, où le film dans les années 50 a eu beaucoup de succès.
Cette mise en scène de Walküre est en même temps une mise en abyme. Sans altérer l’histoire, Castorf, après un Rheingold très différent, prologue presque hors temps, qu’il inscrit dans la grande mythologie des films américains des années 50 , se met désormais dans la logique d’un récit historique continué qui commence dans Walküre, aux origines de l’Or noir, dans un décor très daté, plus archaïque, dont la rusticité raconte les origines, les rapports sociaux inégalitaires, les premiers effets du pétrole, mais aussi, par ses visions cinématographiques apocalyptiques, un monde en explosion, un mode de destruction qu’on avait déjà entrevu sur les télés de Rheingold.

Sans conteste cette année, la distribution est plus homogène, d’une part parce que bien des chanteurs étaient déjà l’an dernier présents, et que ceux qui sont arrivés non seulement se sont bien adaptés, mais ont donné bien plus de cohérence à l’ensemble, et musicalement et scéniquement.

C’est le cas de Sieglinde, confiée cette année à Camilla Nylund, dont la silhouette rappelle la triomphante Anja Kampe des premières années, même si le chant est plus lyrique et un peu plus retenu. C’est une Sieglinde intense, à la voix charnue, bien contrôlée, mais qui n’est jamais explosive comme pouvait l’être Kampe, une belle prestation qui en même temps permet à Christopher Ventris d’être plus à l’aise dans son Siegmund, chanté avec une voix claire, suave, bien plus séduisante que l’an dernier, même si les aigus restent en-deçà de ce qu’on pourrait attendre pour le rôle. Ventris, par son lyrisme, s’accorde parfaitement à cette nouvelle Sieglinde et leur couple est convaincant sans avoir ni l’un ni l’autre les moyens exacts de leur rôle. Intensité, rondeur, chaleur et engagement compensent très largement. Face à eux, le Hunding de Georg Zeppenfeld : très engagé cette année au festival, il n’a peut-être pas l’assise de l’an dernier, et peut-être la voix est-elle un peu claire pour le rôle, mais la diction est toujours fascinante, tout comme l’intelligence du texte qui va avec. Mais c’est justement peut-être un chanteur trop « fin » pour Hunding, trop « éduqué », – là où il convient à merveille à Gurnemanz par exemple.
L’autre arrivée dans cette distribution, c’est une nouvelle Fricka, Tania Ariane Baumgartner qui donne un vrai relief au personnage, une Fricka colère, agressive, vive, aux aigus tranchants, bien engagée, qu’on avait déjà bien perçue dans Rheingold, mais qui donne sa pleine mesure dans sa scène avec un Wotan (John Lundgren) maîtrisant mieux  cette année son personnage, vocalement très en forme, avec de puissants aigus et une vraie incarnation, bien dans le sens du travail de Castorf, très différent de Wolfgang Koch, moins « humain » même s’il a des mouvements de vraie tendresse, et plus « Wotan », où il est souvent impressionnant.
Catherine Foster est Brünnhilde. Après un Hojotoho initial mal projeté, la voix reprend ses droits, sûre, sans scories, avec une expressivité incroyable. Elle est dans une forme exceptionnelle. Elle se joue des aigus, mais surtout, garde une grande limpidité dans l’expression, avec de notables qualités de diction, son texte est dit avec une rare clarté ce qui n’est pas toujours évident pour un soprano. Magistral.
Le groupe des Walkyries n’est pas en reste, on a dit le désir de Castorf d’individualiser les personnages et ainsi par exemple la Schwertleite de Nadine Weissmann apparaît dans tout son relief, tandis que l’Helmwige très présente aussi de Christiane Kohl a toujours un suraigu un peu difficile et crié. Mais l’ensemble reste remarquable.

Les options de Marek Janowski à la tête de l’orchestre du Festival de Bayreuth, toujours magnifique, ont été moins déphasées par rapport à la mise en scène que dans Rheingold, d’abord parce que, comme expliqué plus haut, Walküre avec ses six personnages qui évoluent dans des scènes où les mouvements sont plus rares et moins convulsifs que dans Rheingold, permet sans doute de mieux contrôler, et la question du volume et des variations se pose moins (l’orchestre reste quand même assez fort ici) : on peut diriger en version « concertante » sans que cela n’affecte trop la scène. Ainsi la direction de Janowski, de toute manière plus en place que l’an dernier, est-elle ici de très bonne facture, une belle direction wagnérienne, avec de beaux moments (prélude, annonce de la mort, incantation du feu et final), plutôt attendus, et qui ne font pas hiatus avec ce qu’on voit en scène. Il y a là de la respiration, des tempi larges à l’intérieur desquels les chanteurs peuvent prendre leurs marges sans tension.

Une très belle soirée pour les chanteurs, et un travail scénique toujours fascinant et inépuisable,dans la perspective de revoir cette production l’an prochain, avec un nouveau Wotan (Matthias Goerne qui devrait nous offrir un deuxième acte sculpté) et un chef pour le fun et les fans, Placido Domingo. [wpsr_facebook]

 

 

 

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2016-2017: FIDELIO de L.v.BEETHOVEN le 28 OCTOBRE 2016 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Harry KUPFER)

Scène finale ©Bernd Uhlig
Scène finale ©Bernd Uhlig

Fidelio est un opéra qui d’un point de vue dramaturgique est relativement faible, ou plutôt très conforme à la mode de la fin du XVIIIème des pièces à sauvetage.
Mettez un prisonnier (en général c’est une prisonnière) dans un cachot terrible, enfermé injustement par un méchant. Un gentil passe par là (c’est souvent le ténor), la sauve et c’est l’amour.
La variation c’est que le gentil peut être l’amoureux, et le méchant le rival, ou que comme dans Fidelio, c’est la femme qui est libre et l’homme prisonnier.
La pièce à sauvetage est un genre en soi: il n’y a point derrière d’histoire de droits de l’homme ou de totalitarisme, mais du romanesque à revendre, hérité des grandes épopées italiennes du XVIème, pleines de magiciennes qui retiennent prisonniers des Orlando ou des Rinaldo.

La question de l’arbitraire (on dira aujourd’hui du totalitarisme) est posée chez Beethoven, que la révolution française fit palpiter, et qui s’intéressa surtout à Napoléon (il en revint assez vite) et ainsi que la question de l’humanisme des Lumières qui nous illumine encore, même si aujourd’hui une partie de la France sombre dans un anti-humanisme ou des contre-lumières, un soleil noir qui dresse son front (Front ?) délétère.
C’est que Fidelio est le résultat croisé de l’illuminisme du XVIIIème, d’épopées de la renaissance, de grands romans picaresques et manichéens, et de la mode des pièces à sauvetage. Je me répète souvent et mes lecteurs le savent : à part Die Zauberflöte, autre exemple de pièce à sauvetage, l’exemple même de la pièce à sauvetage, que toute la société musicale et les compositeurs d’opéras connaissaient est Lodoïska de Cherubini (Paris, 1791, même année que Zauberflöte), le plus grand succès de la révolution française – 200 représentations- l’exemple même de pièce populaire, dont l’histoire va être reprise par Mayr, puis par Rossini, mais aussi par Beethoven, (y compris quelques menues phrases musicales, mais à l’époque ce n’était pas pêché) .
On trouve donc une dramaturgie assez conformiste, et un dénouement plein de joie et de bons sentiments, comme dans les opéras comiques les plus courus.
Mais ici, il ne s’agit pas de Cherubini, Mayr ou Rossini, mais Beethoven, et de plus dans son unique opéra, qu’il va travailler et retravailler des années durant jusqu’à sa forme définitive, en 1814 après 10 ans d’hésitations et de remords.
Ainsi donc, la valeur ajoutée de Fidelio n’est pas l’histoire, d’une banalité et d’un conformisme habituels pour l’époque, dont le seul moment d’efficacité dramatique (théâtrale),est le moment de la libération de Florestan et celui où Leonore, une femme, petit être faible et sans défense, brandit une arme en menaçant Pizzaro, la valeur ajoutée de Fidelio, c’est la musique.

Le premier acte commence comme un opéra bouffe de Mozart ou de Paisiello, puis une série d’expositions : Jaquino aime Marzellina qui aime Fidelio qui ne l’aime pas. Rocco estime Fidelio et le destine à sa fille. Fidelio-Leonore n’aime que Florestan et ne jure que par sa mission libératrice à accomplir. Et tout ce badinage se passe en prison, je n’irai pas jusqu’à trouver à l’intrigue l’air un peu stendhalien du bonheur en prison, mais on n’en est pas loin. Car les respirations et les souffrances des prisonniers, il n’en est question que lorsque Rocco les fait sortir de leur soupiraux, sur l’insistance « humaniste » de Fidelio-Leonore qui ne veut qu’avoir l’occasion de reconnaître dans le groupe son chéri. Et du prisonnier singulier qui est l’objet de toutes les attentions, il n’est question qu’à travers l’arrivée du méchant Pizzaro, dont les raffinements psychologiques se limitent à sa haine de Florestan. Il ne se passe donc pas grand-chose dans ce premier acte, sinon cette succession d’expositions.
La seule action qui soit décidée, c’est que Fidelio , en quelque sorte l’employé modèle, et le gendre idéal, va accompagner Rocco voir le prisonnier caché.
Enfin, à l’acte II, après la reconnaissance, après l’action d’éclat de Léonore, et la libération de Florestan, dès l’arrivée du ministre deux ex machina qui en profite pour libérer tout le monde, il ne se passe plus grand chose, sinon un chant de reconnaissance et de remerciements .
De cette situation Harry Kupfer, pour sa mise en scène de Fidelio qui est loin d’être la première (ce doit être la quatrième ou la cinquième), a pris une décision radicale : là où il ne se passe rien, il est inutile de faire du théâtre ou d’inventer une situation ou un contexte.
Il ne va proprement « mettre en scène » au sens habituel que la scène initiale du 2ème acte, la reconnaissance et la libération, et le reste va sembler laisser courir la musique avec le minimum d’initiative.

Il serait erroné de penser que Kupfer, 81 ans, 220 mises en scène, Kupfer l’intellectuel, le brechtien, ait subitement décidé de ne rien faire, de se moquer du public et de l’équipe artistique en présentant une version oratorio de l’opéra de Beethoven. Kupfer retrouve Barenboim après une quinzaine d’années, et la production est très clairement une production vespérale, une production d’adieux : Kupfer a 81 ans, Barenboim 73, et Matti Salminen, qui a 71 ans, a clairement dit que ce serait sa dernière « première ». Même Falk Struckmann (59 ans) le Pizzaro des théâtres depuis des années et Roman Trekel (53 ans), Don Fernando, donnent des signes de fatigue vocale. Production des adieux, certes, mais aussi production des fidélités, où deux vieux maîtres se retrouvent, autour d’une musique qui est celle de l’humanisme pour lequel ils ont toujours combattu et combattent encore. Respect.
Voir dans ce travail l’idée que c’est la musique qui sauve et qu’importe l’habillage pourvu qu’on ait Beethoven serait à mon avis une courte vue. Il y a dans ce travail quelque chose qui va au-delà des signes initiaux les plus visibles : le buste de Beethoven, le piano, les partitions, la leçon de chant qu’on a l’air d’entamer tranquillement au lever de rideau, tous assis autour du piano avec pour fond le très digne et très monumental Musikverein, comme si Fidelio était une musique consacrée pour lieux consacrés, tout cela est le visible. La chute de l’image du Musikverein, laisse se dresser derrière le mur de béton couvert de graffitis authentiques de la 2ème guerre mondiale que Hans Schavernoch a repris d’une prison de Cologne : nous sommes bien dans le monde des prisonniers politiques, un monde idéologique que Beethoven pose, et non le monde fleuri du Neujahrkonzert du Musikverein, de la leçon de chant et du piano où trône l’auguste buste. Tout s’efface et disparaît quand ce mur apparaît.
Que ce Musikverein qui s’est écroulé peu après le début réapparaisse à la fin est donc inquiétant:  aujourd’hui, où les menaces de totalitarisme pèsent partout, dans une société de la peur prétotalitaire, cette musique ne sonne plus pour ce qu’elle est, un chant d’aspiration à la liberté (Freiheit, écrit et gravé sur le mur), mais pour être écoutée, simplement, par les spectateurs passifs endimanchés que nous sommes : elle perd immédiatement sa valence révolutionnaire et humaniste. Elle devient musique du dimanche.
C’est pour moi le sens très fort de ce travail : qui nous dit que cette musique est plâtrée par son statut : au fond, même les SS écoutaient avec délices le Fidelio de Beethoven…
La mise en scène de Harry Kupfer, relayée par l’interprétation assez solennelle de Daniel Barenboim n’est ni gratuite, ni paresseuse. Elle est état, état des lieux d’une musique composée pour vibrer, et mise dans la boite du rituel de la musique classique, du rituel de la masterclass, du rituel du chœur final qui forcément amène à la catharsis. Puisque dans ce monde il n’y plus ni justice ni liberté, chantons-la, pour faire comme si.

Camilla Nylund (Fidelio) Matti Salminen (Rocco) Marzellina (Evelin Novak) Florian Hoffmann (Jaquino) ©Bernd Uhlig
Camilla Nylund (Fidelio) Matti Salminen (Rocco) Marzellina (Evelin Novak) Florian Hoffmann (Jaquino) ©Bernd Uhlig

Il y a dans le travail de Kupfer l’habituelle précision des gestes, et l’habituelle gestion bienvenue des personnages et de leurs mouvements. Le quatuor, où chacun chante son espoir secret, en contradiction ouverte avec celui des autres personnages, s’unit autour de la partition. Là où il y a impossibilité de résolution, l’unicité se fait autour d’une musique non résolutive, mais au fond, consolatrice : car dans le Fidelio de Beethoven, Marzellina est bien la perdante, si perdante même qu’elle se fond dans le chœur final en fusionnant son amertume et sa tristesse dans la joie commune pour mieux la dissimuler. Autre geste magnifiquement réglé par la mise en scène, le jeu de regards de cette même Marzellina de Fidelio à Jaquino, de Jaquino a Fidelio, puis à son père, très discret, mais qui en dit long sur le nœud de la situation.

Il y a aussi le Rocco si humain et si maladroit de Matti Salminen, aux graves encore bien marqués, mais qui m’a frappé encore plus par le mode avec lequel il gère le dialogue, avec une expression et une variation de ton singulières, avec une ductilité qu’il sait bien enchainer avec le chant. Le personnage de Rocco a cette ambiguïté de l’exécutant incapable de se dresser contre l’arbitraire : dans la géométrie des personnages, il est l’anti Leonore, qui elle sait dire non. Rocco ne dit non qu’au moment où il sait qu’il ne risque plus rien. Il y a l’héroïne, qui fait tout bien et va au-delà d’elle-même et il y a l’antihéros, qui gère le quotidien pour ce qu’il peut donner, et qui ne tire que de petits profits. Cette figure, Salminen, immense et débonnaire, la revêt avec une aisance suprême, tant par le dire que par le chant. Son chant, qui ne peut plus valoriser le bronze d’une voix désormais à son crépuscule, en valorise l’humanité, en valorise la ductilité, en chantant quelquefois une sorte de parlar-cantando très efficace : de l’art de s’adapter aux réalités du jour, tout à fait à l’unisson avec son personnage.

Falk Struckmann (Pizzaro)  ©Bernd Uhlig
Falk Struckmann (Pizzaro) ©Bernd Uhlig

Le Pizzaro de Falk Stuckmann fait désormais partie de la galerie des grands portraits de l’opéra. Il l’a chanté partout, y compris dans la production précédente de la Staatsoper de Berlin, on l’a aussi entendu avec Abbado à Lucerne, où il venait de la salle pour éructer sa haine. La voix a perdu de son métal, a perdu en force, mais garde son énergie et sa noirceur par une expressivité et un sens de la diction qui restent un caractère notoire de ce chanteur. Le personnage voulu par Kupfer est clairement dessiné : il a le costume gris des fonctionnaires sinistres de la Gestapo ou de la Stasi. Il est une sorte de Scarpia, celui-là même auquel s’adresse le mur de cris silencieux qui nous est donné à voir. Un mur qui ne laisse voir du jour que quelques filets, quelques rais de lumière blanche : pour mettre en valeur le concret des gestes et des gens, le décor s’abstrait. Il suffit de ce mur de lamentations pour fixer le contexte. D’ailleurs, le chœur géométrique des prisonniers, chœur, contraint par la forme avec laquelle il se présente au public et au monde, va peu à peu se déliter timidement dans sa forme, dans sa couleur (les prisonniers enlèvent leur frusques) par la seule force de la musique, la seule force du chant choral, le chant d’ensemble qui donne énergie, chant d’appel qui, comme un chœur de Bach, va essayer d’atteindre un ciel qui ici se dérobe.

Une musique sublime dans un monde sinistre, des personnages prisonniers de la prison ou d’eux-mêmes, une absence de théâtre qui est impuissance voulue du théâtre : seule « la geste » de Leonore au début du 2ème acte est « mise en scène ». Au fond le mur des graffitis, à jardin la tombe dont on extrait des blocs de ciment (avec une relative facilité, il faut le dire) et à cour le prisonnier. L’espace évolue donc à peine, c’est un espace abstrait et distancié dans lequel chacun va pouvoir s’installer, avec ses rêves et ses désirs.

Acte II: Falk Struckmann (Pizzaro)  Camilla Nylund (Leonore) Andreas Schager (Florestan) ©Bernd Uhlig
Acte II: Falk Struckmann (Pizzaro) Camilla Nylund (Leonore) Andreas Schager (Florestan) ©Bernd Uhlig

D’ailleurs, ce prisonnier (Andreas Schager) est debout et libre au lever du rideau du 2ème acte. Il n’est pas entravé et commence à chanter le célèbre appel « Gott ». Ce n’est que dans un deuxième moment, comme se ravisant, qu’il va s’entraver le bras et mettre lui-même ses liens, comme s’il se devait de correspondre à ce qu’on attend de lui, comme si aussi il était prisonnier de son personnage de prisonnier. Chacun doit jouer le rôle qui lui est assigné : même dans le monde de Beethoven où tout le monde en appelle à la liberté, on n’est pas libre d’être ce que l’on veut. Kupfer par ce seul geste montre que nous sommes dans un monde de l’attendu, du préfabriqué, où nous sommes prédéterminés, y compris dans notre rôle de symbole du totalitarisme. Evidemment, il y a la « Verfremdung », la distanciation brechtienne derrière tout cela, la volonté de montrer que ce n’est que théâtre.
Dès lors, il va y avoir théâtre, seul moment où il y a une mise en scène qui semble réglée, avec d’un côté Pizzaro et Rocco, toujours un peu à l’écart entre chien et loup, de l’autre Leonore et Florestan (nom sans doute tiré de Floretski, le héros chérubinien de Lodoïska) où enfin une action est mise en place, très traditionnelle, où par la seule force de son chant et son énergie Fidelio-Leonore à califourchon sur le corps de Florestan arrête Pizzaro, avant même de braquer son pistolet.
Cette scène achevée, la scène finale revient au statu quo ante, le chœur s’installe pour une sorte de festwiese beethovenienne (Wagner s’en souviendra en effet dans la scène finale de Meistersinger, qui arrive quand les décisions vitales pour les personnages sont prises) ou devant la photo du Musikverein qui couvre à nouveau le mur, tout le monde chante, les héros avec la partition en main, avec Pizzaro qui quitte la scène au bout de quelque minutes, sans autre forme de procès, pour laisser tout le monde chanter sa joie. Roman Trekel, Don Fernando, le ministre, est habillé en smoking, comme si au moment où le chœur va chanter se présentait le chef de chœur. Roman Trekel, qui est un chanteur de Lied apprécié, a d’ailleurs un peu déçu: la voix n’a plus la projection d’antan, elle manque de stabilité, on a entendu des Don Fernando autrement plus imposants (Mattei!).
Mais cette joie est si médiatisée par la tradition, disposition du chœur, disposition des personnages, que le théâtre s’est envolé, il ne reste plus que la musique, comme mise en boite dans un Musikverein qui est en quelque sorte une nouvelle prison, la prison pour une musique incapable d’agir sur le monde.
Kupfer ne laisse pas éclater sa joie, ne montre pas qu’enfin la liberté est arrivée, mais qu’en réalité un totalitarisme en cache toujours un autre, que le monde ne change pas et que la musique n’y fait rien à l’affaire. Au fond, ce chœur ne chante pas si joyeusement, mais comme presque par devoir: devoir que de se mettre en rang, devoir que de faire face au chef, devoir que de tous chanter ensemble, solistes et choristes.
J’ai évoqué Pizzaro et Rocco, vieux compères de la scène d’opéra, il faut aussi saluer la jolie performance d’une Marzellina jeune, à la voix très lyrique, qui s’impose et sculpte bien chaque parole, Evelin Novak, membre de la troupe de la Staatsoper de Berlin. Elle campe une Marzellina ferme, pleine de relief, au contrôle vocal accompli et à la voix très présente. Florian Hoffmann, lui aussi un membre de la troupe prête sa jolie voix de ténor lyrique à Jaquino.
fidelio_45Andreas Schager est Florestan. La voix est claire, le timbre vraiment magnifique, le chant sans failles. Son Florestan est lumineux. Il n’a rien du Florestan tourmenté et intérieur d’un Jonas Kaufmann, son Florestan est jeune, il refuse la fatalité, il est visiblement ouvert sur tous les possibles de l’avenir.
Toutefois, cette voix qui se libère progressivement pourrait quelquefois être mieux contrôlée. Barenboim le serre de près et cherche toujours à lui faire atténuer son volume, car Schager a toujours tendance à un peu trop en faire, un peu trop surchanter. Il a d’éminentes qualités, et un organe vocal exceptionnel, et s’économiser un peu ne nuira pas à cet organe délicat et fragile qu’est la voix humaine. Cette tendance au forte finit par nuire à la silhouette psychologique qu’on veut dessiner. Et si l’on veut rester simplement dans le réalisme, peut-on imaginer un prisonnier réduit à tant de faiblesse se mettre à chanter avec une telle santé ? Bien sûr, il pourrait s’agir aussi de cette distanciation brechtienne à laquelle nous faisions allusion, le chanteur chantant à pleine voix indépendamment de la situation, pour distancier la situation et donner ce que l’auditeur mélomane attend : la performance. Il reste que le fougueux Schager ne s’économise pas et qu’il prend des risques .

Camilla Nylund (Leonore) ©Bernd Uhlig
Camilla Nylund (Leonore) ©Bernd Uhlig

Camilla Nylund était Leonore. J’aime cette chanteuse qui ne fait jamais partie des premiers noms auxquels on pense pour pareils rôles. Et pourtant, elle est une Elisabeth de Tannhäuser exemplaire, elle est la Rusalka du moment, depuis de longues années, elle est en outre une Elsa émouvante.
Et elle est ici une Leonore exceptionnelle. Exceptionnelle dans ce contexte d’ailleurs, d’une voix jamais en surchauffe, jamais trop démonstrative, qui chante juste, au sens expressif musical et interprétatif du terme, sans jamais rien de trop, mais toujours avec ce qu’il faut d’intensité et de technique. Elle sait distiller l’émotion, et dans le contexte de la mise en scène, elle joue juste aussi, sans trop en faire, dans un équilibre miraculeux qui lui donne cette aura d’évidence. Elle est pour moi la grande réussite vocale de la soirée, dans une sorte de modestie, de naturel, d’équilibre. Elle est presque héroïque sans le savoir, avec un sens de la diction là aussi exemplaire, et en même temps une joie de chanter visible. Certains moments de son 2ème acte sont déchirants, et son « abscheulicher », qui en a fait chuter plus d’une, et des très grandes, est sans reproche très vécu et très vibrant.
Magnifique chœur de la Staatsoper de Berlin dirigé par Martin Wright, qui scande merveilleusement le chœur des prisonniers, avec un sens particulier de l’intériorité et de la noblesse, et bien entendu dans la scène finale, qui appelle le chœur de la future 9ème , avec un éclat tout particulier dans l’espace bien adapté du Schiller Theater .

Daniel Barenboim n’est jamais aussi à l’aise qu’avec sa Staatskapelle Berlin, qu’il dirige depuis 25 ans et avec qui il y a le dialogue habituel des vieux couples (y compris dans les conflits d’ailleurs). En vieux routier gentiment cabot il sait évidemment y faire, avec le rituel des saluts, avec l’importance particulière du salut de l’orchestre sur scène, systématique et conclusif, qui montre où est l’âme de ce théâtre.
Tout commence par une exécution de l’ouverture Leonore 2 (déjà dans la production précédente) bien plus longue, plus tragique, moins dynamique que la Leonore 3, et moins passepartout que l’ouverture habituelle. Et cette longueur, ces ruptures, ce début très noir, tout cela pose l’ambiance de la soirée, d’autant que c’est dirigé de manière magistrale – sans doute un des moments les plus  forts musicalement.
Sa direction solennelle, plutôt lente, très claire, notamment dans le premier acte, plus revigorante et vigoureuse au deuxième acte, n’a pas la couleur de l’épique (l’inverse d’un Solti) ni du lyrique (Abbado), ni même leur dynamique: elle est en accord avec cette cérémonie des adieux dont le parlais plus haut. C’est d’autant plus ressenti pour moi qui ai entendu mon premier Fidelio à Paris avec un jeune Barenboim plus fougueux et clairement fils spirituel de Furtwängler avec  un jeune Jerusalem aux aigus en jachère vers la fin des années 70, à l’époque où la salle de la porte Maillot était auditorium si j’ai bonne mémoire.

Quelquefois le ton de ce Fidelio m’a rappelé le Furtwängler de l’allegretto de la 7ème, à d’autres moments, il m’évoquait Bruckner, ailleurs Gluck, ailleurs enfin pour remonter dans le temps, Bach. Une direction « noble », jamais ennuyeuse parce que toujours fouillée, mais très « sérieuse » plus que théâtrale. C’est tout un univers choral (au sens Bach) du terme qui s’expose ici, un univers où le théâtre va passer au second plan, en cela en accord avec la prise de position assez radicale de Kupfer, qui se distancie du théâtre au point de le vouloir disparu. Il fallait oser et ainsi provoquer les sarcasmes stupides de ceux dont le sport préféré est la descente en flammes, comme je l’ai lu quelquefois sur les réseaux sociaux. Je n’y vois  ni un Fidelio définitif, ni un absolu beethovénien, mais un travail prodigieusement intéressant et profilé, passionnant et profond : c’est un Fidelio rituel et plutôt grave, peut-être aussi désespéré ou tragique qui nous est donné ici, un Fidelio qui ne nous libère pas, qui nous laisse prisonniers parce qu’il va dans le mur.
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Chœur des prisonniers ©Bernd Uhlig
Chœur des prisonniers ©Bernd Uhlig

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: RUSALKA de Anton DVOŘÁK le 15 DÉCEMBRE 2014 (Dir.Mus: Vladimir CHUDOVSKI; Ms en scène: Stephan HERHEIM)

La fête au 2ème acte (à Dresde)  © Matthias Creutziger
La fête au 2ème acte (à Dresde) © Matthias Creutziger

Revoir un spectacle aimé, constater qu’il n’a rien perdu de sa magie, et donc retrouver mes émerveillements de spectateur c’est un privilège qui m’a été donné à Lyon ce lundi et je vous engage à vous l’offrir pour les fêtes, puisque l’opéra se joue jusqu’au 29 décembre.
L’Univers de Stefan Herheim, norvégien vivant à Berlin, est toujours dans la plupart de ses spectacles construit sur deux piliers :

–       le concret : ses décorateurs prennent un soin jaloux à reconstituer un salon (Parsifal à Bayreuth), une chambre d’hôpital (Bohème à Oslo), une rue (Rusalka à Bruxelles et Lyon) avec une exactitude maniaque, jouant des espaces grâce à des jeux d’ombres (Meistersinger à Salzbourg) ou des miroirs (Parsifal ou Rusalka), multipliant les effets d’illusion.

–       La magie du théâtre : Herheim aime à jouer des effets de théâtre, illusion, changements à vue virtuoses, brutaux changements d’éclairages.

Formé à l’école de Götz Friedrich, Herheim s’empare avec parcimonie des armes d’aujourd’hui, vidéo, numérique, réalité augmentée. Ici le monde aquatique est parfaitement suggéré par des projections vidéo, mais c’est le seul moment où les techniques du jour sont utilisées pour créer un effet, pour le reste, c’est de la pure machinerie théâtrale. Ce qui me fascine dans ce travail c’est son côté Châtelet, c’est à dire son art de faire du spectacle, d’en mettre plein les yeux tout en construisant du sens autour du livret .
Malheureusement, ses derniers travaux sont restés pour moi en deçà de ce que j’avais vu il y a quatre ou cinq ans, mais cette reprise montre quel magicien il sait être, et quelle énergie il sait faire naître sur un plateau, tout simplement parce que son travail est merveilleusement musical.
Ainsi de Rusalka, ce conte de fées ravageur inspiré de la Petite Sirène d’Andersen et de l’Undine de Friedrich de la Motte Fouqué, qui raconte l’histoire d’une ondine désireuse d’aimer et donc de devenir mortelle (car aimer est le privilège et la croix des humains) et qui découvrant le monde des hommes, en sort laminée.
Devenir mortelle ? C’est évidemment être d’abord au milieu des hommes ; il faut donc montrer un univers du quotidien humain : une rue, une église, un bar, une bouche de métro, la pluie, des gens allant et venant, ouvriers, mères avec leurs poussettes, SDF, prostituées. Le monde quoi…un univers nocturne, une humanité mécanique et comme inhumaine.

Herheim lit le livret comme l’histoire d’un homme et d’une femme qui se démultiplient de manière schizophrène, et donc adapte l’environnement à ces visions : maître des eaux et marin (le Prince) portent le même pyjama et aiment des femmes qui sont un double l’une de l’autre. Le maître des eaux lui-même est partout, même lorsqu’il ne chante pas, comme quelqu’un qui manipule toute l’histoire. Herheim lui-même fait remarquer que les personnages n’ont pas d’identité (Vodnik=maître des eaux,  Rusalka=Ondine, Jezybaba=sorcière) et que c’est en fait une facilité pour une identité diffractée et multiple, dans un mode quel qu’il soit imprégné par l’eau.

© Jean-Pierre Maurin
© Jean-Pierre Maurin

Herheim ouvre  dans un long silence prémusical, et montre ce mouvement des êtres entrant sortant et marchant dans les bruits de la rue comme des automates allant on ne sait où d’un pas décidé, dans l’humidité d’un soir évidemment pluvieux. Les hommes c’est ça. Et d’emblée, ce n’est pas très gai.
Il transforme l’histoire de l’Ondine, qui rêve d’un amour humain, d’un mari et d’une vie de couple, en un rêve de prostituée, désireuse d’une « vraie » vie. La prostitué vit une vie en marge et sans amour : en cela il la rapproche de la vie de l’Ondine, confinée dans un monde aquatique en marge du monde humain. Mais le conte est cruel. Il n’y a pas d’amour vrai et l’on ne peut se libérer de son monde ni de son état. Pour nous l’asséner, il va jouer en permanence sur plusieurs niveaux, de la réalité au rêve, dans une sorte de tourbillon, pour revenir à la réalité la plus sordide à la fin. La réalité, c’est la prostituée dans sa rue. La métaphore, c’est la même rue vue comme un monde du fond des eaux, avec ses algues et ses sirènes, avec son génie des eaux. Le rêve, c’est le Prince charmant et son palais, encore dans la même rue qui se transforme en une fête éblouissante impliquant scène salle et fosse au 2ème acte, un bal de monstres marins sympathiques ou de personnages difformes qui font penser un peu à la Cendrillon de Maguy Marin..

Rêve de mariage Dmytro Popov (Prince) et Camilla Nylund (Rusalka) © Jean-Pierre Maurin
Rêve de mariage Dmytro Popov (Prince) et Camilla Nylund (Rusalka) © Jean-Pierre Maurin

Dans chaque ambiance, les mêmes personnages changent de statut. Dans le monde réel, le prince est un marin qui passe (un marin… toujours l’eau évidemment), le génie des eaux est un employé de bureau qui rentre chez sa mégère de femme. Ce ne sont que jeux de doubles, où plusieurs vies se déroulent en parallèle, se heurtent, se rencontrent, se détruisent mutuellement. C’est bien là la magie de ce travail qui laisse son espace à l’univers du conte, ou plutôt de l’imaginaire ou de la fantasmagorie mais qui en même temps construit une sorte de roman noir. Le Prince ne supporte bientôt plus l’érotisme glacé de l’Ondine qui ne connaît pas les secrets du plaisir et qui d’ailleurs ne peut les connaître : il retournera bien vite à la femme, la princesse étrangère bien plus habile à réveiller les sens.
Tout se terminera dans un drame, dans le sang, dans le crime et la jeune ondine retrouvera son trottoir. Le monde quel qu’il soit est sordide.

Jeux de doubles © Jean-Pierre Maurin
Jeux de doubles © Jean-Pierre Maurin

Grâce à l’inventivité de sa décoratrice Heike Scheele, et les merveilleux éclairages de Wolfgang Göbbel, il nous montre un univers à la fois réaliste et imaginaire, une sorte de carrefour avec à jardin un café inspiré d’Edward Hopper s’appelant tantôt Lunatic tantôt Solaris selon qu’on est dans l’espace nocturne des esprits ou l’espace diurne de l’espoir car il ne cesse de changer les points de vue et à cour une vitrine qui variera tout au long de la soirée , soit un sex shop, soit un magasin « Pronuptia », soit une boucherie, en lien avec ce qui se passe en scène : la prostituée qui veut se marier et dont l’histoire se termine dans le sang…En bref, on ne risque jamais de s’ennuyer. La bouche de métro où traîne Jezibaba, la sorcière SDF de service devient selon qu’on est jour ou nuit, terre ou eau, un étal de fleuriste tenu par une Jesibaba petite bourgeoise et des miroirs géants changent selon leur orientation la nature de l’espace perçu par le spectateur.

Camilla Nylund © Jean-Pierre Maurin
Camilla Nylund © Jean-Pierre Maurin

Les esprits chagrins ont pu regretter une relative infidélité au livret, mais on sait depuis Bettelheim que les contes de fées cachent de terribles histoires, faites de violence et d’horreurs : en voilà l’application directe, tout en préservant par le tourbillon permanent des personnages et des décors volontairement mouvants (en un « clip clap » dit Herheim lui-même) l’idée d’une réalité impossible à saisir. Quelle est la réalité ? où est le miroir, le reflet, le réel, le rêvé…C’est ce doute-même qui est doute théâtral fondamental que Herheim nous donne en pâture.
On se souviendra longtemps de ce deuxième acte étourdissant, cette fête phénoménale qui cache en fait le drame de Rusalka, la fête est explosive et l’âme est explosée. Toute la nature de cette approche est là, dans des sables mouvants permanents, où tout bouge, comme ce reflet tremblant de la salle de théâtre, comme cette image minuscule du chef dans un coin de miroir, comme si au fond c’était là notre monde de paillettes et d’illusions, de joie factice à la Ginger et Fred de Fellini. Avec une jolie vision de la star d’opéra ou de la star de musical
À cette mise en scène virtuose, correspond un plateau qui défend admirablement l’œuvre.
Le jeune chef russe Konstantin Chudovsky après un début un peu hésitant entre lyrisme et sécheresse (il est vrai que comme souvent l’acoustique de Lyon n’est pas favorable aux épanchements lyriques), réussit à soutenir avec ferveur, chaleur et un joli dynamisme une musique aussi chatoyante qui doit beaucoup à Wagner… Cette énergie se lit au 2ème et au 3ème acte particulièrement réussis, avec un orchestre très bien tenu. À l’évidence c’est un chef à suivre, car il a réussi à donner une très belle couleur à cette œuvre en réussissant à valoriser les pupitres de l’orchestre, globalement sans aucune scorie.
Le plateau réuni est d’une belle homogénéité, à commencer par les artistes du studio de l’opéra, particulièrement valeureux, comme le chasseur (et prêtre) de Roman Hoza. Les trois fées des bois (Michaela Kušteková, Veronika Holbová, Yete Quieroz) qui ouvrent l’opéra, telles les filles du Rhin de l’Or du Rhin, elles aussi membres du studio, ont remporté un beau succès mérité et  les rôles de complément, tenus aussi par des artistes de chœurs, sont très bien défendus. C’est aussi aux « petits » rôles  qu’on juge d’une maison de qualité. Jolie Princesse étrangère de Annalena Persson, voix puissante et bien posée. La Jezibaba de Janina Baechle est vraiment remarquable dans ce rôle, la voix est sonore à souhait, avec une vraie capacité à colorer, à interpréter, et le personnage est magnifiquement campé et totalement convaincant. Magnifique timbre chaleureux et doux du Maître des eaux de la basse hongroise Károly Szemerédy, mais en même temps belle projection et surtout très belle incarnation d’un personnage à la fois manipulateur et un peu perdu. C’est vraiment une belle découverte, tout comme le ténor Dmytro Popov, voix lumineuse , bien placée, avec une diction d’une rare clarté et qui est un prince peut être pas scéniquement toujours à l’aise, mais impeccable vocalement. Sans nul doute un ténor à suivre qu’il faudra entendre dans Puccini…

Camilla Nylund © Jean-Pierre Maurin
Camilla Nylund © Jean-Pierre Maurin

Quant à Camilla Nylund, elle domine le rôle de Rusalka de bout en bout. Elle le chante depuis longtemps (je l’avais entendue à Salzbourg en 2008 dans la mise en scène bien plate de Sergio Morabito et Jossi Wieler qui plaçaient l’intrigue dans un bordel, l’idée d’une Rusalka prostituée n’est pas nouvelle), et sa voix à la fois large, bien assise, aux aigus parfaitement dominés : un chant sensible, pudique, avec une merveilleuse ballade à la Lune, comme il se doit, perchée sur une colonne Morris qui se transforme en aquarium dans laquelle baigne la queue de la sirène…et qui ressemble aussi à une sorte de bocal où vit une Ondine, comme un bocal de laboratoire ou qui affiche un spectacle appelé Poseidon, puis l’opéra de Dvořák lui-même. Camilla Nylund est une de ces artistes qui est toujours au rendez-vous, qui s’adapte parfaitement aux rôles et aux exigences de mise en scène : son Elisabeth à Bayreuth dans la mise en scène de Baumgarten réussissait à s’affirmer et même à dominer le plateau, au milieu des tubes et des cuves à gaz liquéfié. Ici, elle a affirme à la fois une vraie personnalité et en même temps une vraie fragilité. Une artiste xemplaire.
Au total, une reprise certes d’un spectacle vu à Bruxelles, à Dresde, à Graz, à Barcelone, mais le spectacle a une telle force qu’on a l’impression de le redécouvrir sans cesse: il a la force de ces spectacles qui ne vieillissent pas et donc toujours neufs. Lyon affiche Stefan Herheim pour la première fois en France : c’est souvent à Lyon qu’on découvre les artistes que l’Europe acclame depuis des années. On verra l’an prochain ses Meistersinger salzbourgeois à Paris, moins réussis à moins qu’il ne revoie sa mise en scène. En tous cas, si vous voulez une vraie fête musicale et scénique, c’est à Lyon qu’il faut aller, Rusalka se joue jusqu’au 1er janvier, c’est une merveilleuse occasion d‘ouvrir l’année alla grande. [wpsr_facebook]

La rue, humide, réaliste et fantomatique © Matthias Creutziger
La rue, humide, réaliste et fantomatique (à Dresde)  © Matthias Creutziger

WIENER STAATSOPER 2013-2014: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 20 AVRIL 2014 (Dir.mus: Mikko FRANCK; Ms en scène: Andreas HOMOKI)

Elsa et le cygne ©Staatsoper/Pöhn
Elsa et le cygne ©Staatsoper/Pöhn

Une petite excursion à Vienne : à 2H30 de train de Salzbourg, il valait le coup de voir cette nouvelle production de Lohengrin, à cause d’une distribution prometteuse (Klaus Florian Vogt), à cause d’un chef qui mérite l’attention (Mikko Franck) et à cause d’une mise en scène qui a fait beaucoup parler, dédiée non aux amoureux des cygnes, mais à tous les amoureux de la Bavière, Tracht, culottes de peau et chapeaux à plume.
Et puis aller à Vienne, même pour une toute petite journée, c’est retrouver les cafés qu’on aime,  c’est respirer cet air un peu suranné qui ravit, et retrouver la Staatsoper avec tant de souvenirs étincelants (Claudio…).
La mise en scène de Andreas Homoki a décidé de laisser de côté toute référence au conte, à la magie, à l’irréel, et tout effet scénique spectaculaire.

Schwemme et coeurs votifs ©Staatsoper/Pöhn
Schwemme et coeurs votifs ©Staatsoper/Pöhn

Le décor est unique, une « Schwemme », une salle où les buveurs de bière se retrouvent, des cloisons de bois très rustiques, sans fioritures, des tables et un rideau reproduisant une image votive (saisie dans une église du Sud Tirol) représentant deux coeurs enflammés qui est aussi affichée au centre du décor qu’Elsa adore et qu’Ortrud détruira. En bref, rien qui ne puisse accrocher l’œil, adieu Cygne, adieu Cathédrale, adieu balcon d’Elsa, adieu lit nuptial.

Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Staatsoper/Pöhn
Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Staatsoper/Pöhn

Des costumes uniformes, Lederhose, Dirndl, petits tabliers, poitrines avantageuses des dames : en bref tout ce qui fait le charme d’un petit village bavarois rêvé, un monde clos, isolé, fermé, où les conflits s’exacerbent, voilà le cadre posé.

Heinrich der Vogler (Günther Groissböck)©Staatsoper/Pöhn
Heinrich der Vogler (Günther Groissböck)©Staatsoper/Pöhn

Un roi bien impuissant qui fait un peu penser (quand il a son chapeau décoré du fameux “Gamsbart”) au Ludwig de Visconti visitant la taverne nocturne que fréquentent ses serviteurs, sauf que la silhouette gracile d’Helmut Berger n’est pas exactement au format de Günther Groissböck.
Certes l’idée de Homoki, qui construit un monde clos où les rapports sont tendus, où les clans se dessinent, où le groupe a tant d’importance est loin d‘être absurde. La culture du groupe est importante en Allemagne, et en être exclu est délétère : ainsi le costume marque-t-il l’appartenance ou l’exclusion et devient-il essentiel dans cette vision : les exclus, ceux qui sont hors du groupe sont sans costume, ils sont en chemise ou sous-vêtements, chemise de nuit

Elsa (Camilla Nylund) et Lohengrin (Klaus Florian Vogt) acte I ©Staatsoper/Pöhn
Elsa (Camilla Nylund) et Lohengrin (Klaus Florian Vogt) acte I ©Staatsoper/Pöhn

(Lohengrin, à son apparition ou le petit Gottfried qui apparaît comme le double de Lohengrin à la fin), combinaison (Elsa au départ). Puis, vainqueurs au combat, Lohengrin et Elsa réintègrent le groupe en revêtant l’habit bavarois traditionnel, tandis qu’Ortrud et Telramund se retrouvent déshabillés, en chemise et caleçon pour l’un, en combinaison pour l’autre. Signe de réintégration dans le groupe, Elsa, apporte elle-même à Ortrud son Dirndl écarlate pendant leur duo du 2nd acte. Le costume fait fortement sens dans cette mise en scène.
Evidemment, ce n’est jamais dit, jamais explicite mais tout le monde y pense: ce petit monde bavarois et fermé, ce monde où le groupe boit des bières et fête le chef ou le sauveur, renvoie à ce que pouvaient être les petits groupes qui donnèrent naissance à Munich au nazisme, à ces réunions de la Hofbräuhaus. Un Lohengrin pré-nazi en quelque sorte…assez banal malgré tout.
Beaucoup de mises en scène ont déjà souligné dans Lohengrin l’idée du Sauveur (Lohengrin et Parsifal, même combat – et même famille) , qui va conduire le Brabant à la victoire, mais le texte fait aussi allusion à la défense de l’Allemagne contre les hordes de l’Est : c’est le sens de cette fameuse strophe du monologue final de Lohengrin, souvent supprimée (même à Bayreuth) qui a créé la délicieuse polémique viennoise et conduit le chef Bertrand de Billy, qui voulait diriger l’intégrale sans coupures, à renoncer.
Il y a donc bien dans Lohengrin quelques relents nationalistes, ce qui peut se comprendre au moment où l’Allemagne est en train de prendre conscience d’elle-même et une volonté politique d’affirmer une germanité du Brabant (aujourd’hui francophone, mais bon…il y a des territoires germanophones à l’Est de la Belgique et de l’Escaut) ; Homoki associe germanité et clichés sur la germanité : c’est souvent la Bavière qui, par mouvement métonymique, prend la place de l’Allemagne dans l’imaginaire des non-germaniques. Et ce n’est pas si mal vu si l’on veut démonter/démontrer certains mécanismes.

Telramund (Wolfgang Koch) et Ortrud (Michaela Martens) avant la déchéance (Acte I) ©Staatsoper/Pöhn
Telramund (Wolfgang Koch) et Ortrud (Michaela Martens) avant la déchéance (Acte I) ©Staatsoper/Pöhn

Dans tous les cas, il y a dans ce travail un point original, c’est le traitement du personnage de Telramund, vu comme un être en déchéance, dégradé, presque vulgaire, sorte de grosse brute qu’on ne peut prendre au sérieux dans son caleçon blanc et ses gros rangers et qui détonne fortement dans le bel ordonnancement des costumes verts de l’ensemble des hommes. C’est lui l’image même du looser, alors que sa femme, même vaincue à la fin, garde la dignité de celle qui plus ou moins a toujours mené le jeu.
La mise en scène, huée je crois à la Première, n’est pas insupportable, mais n’apporte pas une véritable idée neuve dans la vision de l’œuvre. Là où elle est digne d’intérêt, ce n’est pas dans ce qu’elle dit, mais dans la manière dont elle le fait dire, et notamment la manière dont cet espace unique est adapté, agencé, la manière dont les chœurs sont disposés, dont les tables sont utilisées, la manière dont les rapports entre les personnages sont mis en valeur : tout cela est bien fait, très maîtrisé et montre qu’Homoki est un grand professionnel de l’espace : un espace qu’il sait gérer, avec fluidité, avec sens, avec une certaine élégance aussi.
Bien sûr, le cygne est un cygne de plastique qu’on brandit comme une sorte de Graal autour duquel s’organise une danse vaguement bachique..effets de la bière sans doute ?
Bien sûr pendant le prélude, on nous repasse les épisodes précédents, mort du père d’Elsa, mariage raté de Telramund et d’Elsa, Fuite d’Elsa devant Telramund et situation d’isolement d’Elsa et de son frère.
Bien sûr Homoki en faisant un Lohengrin sans rêve replace l’action dans un récit plus linéaire, et fait du moment du drame au lever de rideau le point ultime et culminant, comme dans les bonnes pièces de théâtre.
Bien sûr, bien sûr…rien n’est stupide, rien n’est contredit par l’histoire mais au total cela tombe souvent un peu à plat.

Du point de vue musical, l’impression est contrastée, mais globalement assez positive.
Contrastée parce que on alterne moments très convaincants et moments qui laissent dubitatifs. Comme le prélude à l’orchestre, assez décevant, manquant d’épaisseur et d’âme, relativement plat, comme le Telramund de Wolfgang Koch, notamment au premier acte, très parlé, quelquefois crié, avec un chant peu élégant qui efface totalement le côté aristocratique du personnage. Le deuxième acte, plus chanté, où la voix sort mieux, où le personnage s’affirme, où le constat de la déchéance s’accompagne de son refus et de sa révolte, passe beaucoup mieux et finalement Wolfgang Koch remporte un très grand succès, mais je concède qu’il ne m’a pas totalement convaincu.

Wolfgang Koch (Telramund) Michaela Martens (Ortrud) aux saluts
Wolfgang Koch (Telramund) Michaela Martens (Ortrud) aux saluts

L’Ortrud de Michaela Martens en revanche est inutile : valait-il la peine d’aller chercher cette chanteuse américaine qui n’a pas l’intelligence du texte, qui n’a jamais la puissance, qui n’a jamais l’expression ni l’expressivité : un chant sans personnalité, une voix sans vraie projection, et qui se resserre à l’aigu, ce qui en fait une Ortrud sans relief aucun.

Heerufer (Detlef Roth) ©Staatsoper/Pöhn
Heerufer (Detlef Roth) ©Staatsoper/Pöhn

Le héraut de Detlef Roth m’a surpris par la difficulté apparente à placer sa voix, à projeter, ce qui est gênant pour un rôle de héraut. La mise en scène en fait un porteur de serviette (le portaborse), une sorte de fonctionnaire un peu pâle : la voix elle-même semble accompagner cette image : décevant pour un chanteur qu’on apprécie habituellement.

Le roi Henri L’Oiseleur de Günther Groissböck ne m’est pas apparu non plus dans sa meilleure forme, peut-être le rôle convient-il moins à sa voix:  l’aigu manque d’éclat, la voix peine quelquefois à s’affirmer et même à se projeter. Il reste que ce chanteur garde des qualités bien connues de diction et de présence, même si ce dimanche il n’était pas dans son meilleur jour.
Camilla Nylund en revanche répond comme toujours aux attentes, avec une Elsa sensible, intense, à la belle ligne de chant, poétique et très présente. Voilà une artiste qui soit en Rusalka, soit en Elisabeth, soit en Elsa, réussit toujours ses incarnations. La voix est homogène, le timbre est séduisant, l’interprétation toujours réussie : une garantie. Et cette Elsa donne une réplique remarquable à Klaus Florian Vogt, un Lohengrin décidément de référence, pour qui aime cette voix étrange, nasale, au timbre aigu, voire presque féminin, mais avec une délicatesse, un sens du mot, une expressivité exceptionnels pour le rôle. Pour Lohengrin, ces caractères conviennent parfaitement. Je l’avais entendu plusieurs fois à Bayreuth où il était enthousiasmant. Il n’est pas sûr cependant que cette voix si particulière convienne à d’autres personnages.  Mais il reste vraiment un Lohengrin presque idéal pour mon goût.

Mikko Franck
Mikko Franck

Quant au jeune Mikko Franck, qui faisait ses débuts dans la fosse viennoise, il a convaincu le public qui lui a fait une ovation. Après la déception du prélude, on ne peut pas vraiment identifier une interprétation définie à ce travail, du moins je n’y ai pas vraiment lu d’intentions claires : mais ce qui est clair en revanche, c’est qu’il a l’orchestre bien en main, qui lui répond avec à propos, et qui le suit. Il domine la masse orchestrale, et avec des tempos souvent très (trop ?) rapides : il  dispense une énergie peu commune, une vraie dynamique, quelquefois même un tantinet trop fort (prélude du 3ème acte vraiment trop spectaculaire, ou trop démonstratif). C’est cette vitalité qui frappe, une vitalité convaincante, même si cela peut nuire à une vision plus lyrique, plus apaisée, moins haletante et plus poétique. Il reste qu’avec l’orchestre vraiment magnifique, clair, au son exceptionnel (c’est l’orchestre des grands soirs) et le chœur splendide tout au long de l’opéra, une fois de plus on constate – un truisme, une banalité – que Vienne est une très grande maison musicale.
Même si on n’atteint pas les sommets de Barenboim à la Scala avec Kaufmann, même si je préfère la vision de Guth à celle d’Homoki, c’était un assez beau soir, avec quelques réserves, mais tout de même: voilà les débuts couronnés de succès d’un chef prometteur, ce qui est vraiment notable. Ce n’était pas évident de convaincre dès le départ dans une œuvre et une salle où les fantômes sont nombreux. La polémique a servi à faire émerger un chef, et c’est heureux, Dominique Meyer peut être de ce point de vue très satisfait.
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Camilla Nylund & Klaus Florian Vogt
Camilla Nylund & Klaus Florian Vogt

BAYREUTHER FESTSPIELE 2013: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER le 18 août 2013 (Dir.mus: Axel KOBER; Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)

Comme le vin, les productions bonifieraient-elles en vieillissant. Ou bien finit-on par s’habituer, comme Mithridate au poison? Ou bien le fait d’arriver enfin à Bayreuth fait-il voir la vie en rose? Le fait est que j’allais à ce Tannhäuser sans grande illusion, et que j’en ressors plutôt satisfait, à la différence de l’an dernier. Je renvoie quand même le lecteur à mes comptes rendus de cette production, celui de 2011 et celui de 2012.
Je rassure tout de suite ceux qui ont vu ce spectacle et qui ne l’ont pas aimé: dans ses grandes lignes, rien n’a vraiment changé et il reste très complexe, voire intellectuellement un peu onanistique. Le programme de salle cette année donne à voir un schéma de la complexité dramaturgique qui a présidé à sa préparation, proprement illisible, même avec les explications de son auteur. J’ai découvert par exemple que la mise en scène est remplie d ‘allusions au groupe allemand métal Rammstein. Combien de spectateurs de Bayreuth connaissent suffisamment Rammstein pour pouvoir les lire les voir, les comprendre? Vu le public et vu l’âge moyen, ils doivent se compter sur les doigts d’une main.
Dans ce “trop plein” au décor monumental de machines à broyer les excréments pour en faire du gaz, ou de machines à alcool, de tuyaux, de cordes et de palans, il y a tout de même des moments qui me sont apparus plutôt mieux dominés, notamment en ce qui concerne la direction d’acteurs, plus précise, plus juste aussi. C’est sur le deuxième acte que j’aimerais revenir d’abord. La trouvaille essentielle de la mise en scène c’est pour moi l’idée d’une Elisabeth engagée, désirante, et (presque) érotisée. Le duo initial après “Dich teure Halle” entre Tannhäuser et Elisabeth est très bien conduit et construit, avec Wolfram, chaperon malgré lui, et le couple qui se cherche, qui se touche en essayant de se cacher du malheureux amoureux éconduit, qui de son côté évite leurs regards, sans pouvoir s’empêcher des les voir, et qui se désespère. Il y a là de jolies trouvailles, qui réfèrent aux scènes entre amoureux du théâtre traditionnel, avec les moments de dépit, et les moments d’élan, le tout avec un regard ironique, et quelquefois grinçant.
La manière dont Wolfram est traité m’est aussi apparue intéressante, dans sa figure d’amoureux éconduit, et désespéré, et en même temps tout en retenue, j’ai retrouvé la “romance à l’étoile” où il valse avec Venus, et c’est là aussi à la fois surprenant et réussi, voire presque poétique.
Ce travail reste très distancié sur l’histoire, et le regard ironique est partout, on rappellera pour mémoire les pèlerins revenus de Rome obsédés par la purification (ils se lavent et s’essuient à plaisir), Elisabeth sanctifiée entourée de moines et récupérée en quelque sorte par l’Église institution, un Venusberg qui est une cage étroite pour hommes  -bestiaux, à la fois réceptacle des excréments et racine d’une sorte de frêne du monde avant l’heure, ces spermatozoïdes géants qui dansent la samba ou balancent leur tête en rythme, pendant que Venus tient leur flagelle comme Fricka ses boucs. Tout cela, pris isolément, peut faire sourire, mais peut même faire  quelquefois penser. Il y a encore une fois (c’est la troisième!) de l’intelligence et de la réflexion dans ce travail: le programme interpelle même Alain Badiou (Cinq leçons sur le “cas” Wagner, Caen 2010) et les articles développent avec force les idées centrales de la mise en scène, notamment un Tannhäuser   structurellement souffrant entre Dionysos et Apollon qui se résout par un syncrétisme marqué par l’image finale : tant le ratiocinations pour finir par constater que le monde est fait de Venusberg, de mort, de saints, de bas en haut, et c’est par le bas que naissent les enfants. Il fallait y penser.
Musicalement, les choses se sont stabilisées, même si la distribution n’est pas de celles qui vont vous marquer à vie.
Torsten Kerl est  bien plus à l’aise que l’an dernier, et Tannhäuser lui convient décidément plus que Siegfried. Les aigus sortent bien, il tient la distance, et la voix a une douceur assez suggestive; son joli timbre, son engagement scénique en font un Tannhäuser très crédible. C’est bien mieux dominé, bien plus intéressant .
Camilla Nylund reste une Elisabeth solide, très précise, très contrôlée dans son chant, mais dont l’étendue et le volume font un peu défaut: les aigus restent un peu coincés dans les hauteurs, et la voix manque de largeur. Vu la manière dont le personnage est conçu par la mise en scène, on aimerait une plus grande présence vocale.
Michael Nagy est bien plus en forme que l’an dernier, la voix très veloutée sonne de nouveau, avec une diction exemplaire, et une couleur très émouvante. Il remporte fort justement un très gros succès.
Michelle Breedt ne sera pas la Venus du siècle, mais elle existe, et les aigus, cette fois sortent bien, bien mieux que l’an dernier en tous cas, on s’en contentera dans un personnage conçu  surtout pour éviter de faire rêver.
Le plus gros succès de la soirée c’est encore cette année pour le Landgrave (très grave) de Günther Groissböck, musculeux, dominateur, avec cette voix de bronze qu’on sent partie pour une carrière de basse wagnérienne de référence.
Notons encore dans les rôles  secondaires le joli berger de Katja Stuber, dont le metteur en scène fait un personnage qui circule pendant tout l’opéra, a mi-chemin entre l’Oscar du Ballo in maschera et le Cherubino des Nozze di Figaro (il est d’ailleurs clairement amoureux d’Elisabeth, lui aussi) et le Walther von der Vogelweide de Lothar Odinius, impeccable comme les autres années.
Mais le changement cette année (l’avant dernière puisque Tannhäuser sera retiré de la programmation un an plus tôt), c’est qu’on a enfin trouvé un chef. Après l’échec regretté de Thomas Hengelbrock, après le demi-succès de Christian Thielemann l’an dernier, la direction du Festival a appelé Axel Kober, directeur musical de Düsseldorf et donc habitué aux Tannhäuser scandaleux (celui de Düsseldorf a été purement et simplement retiré de l’affiche). Axel Kober, 43 ans, qui vient de la région (il est né à Kronach, a étudié à Würzburg et ancien boursier de la fondation Richard Wagner) est l’un de ces chefs solides qui ont jusqu’ici fait une carrière respectable sans être brillante. Son Tannhäuser a reçu un accueil très positif, sans être délirant, à l’image d’une direction fouillée, solide, qui fait très bien ressortir les détails de la partition (moins difficile à Bayreuth si on comprend le fonctionnement de la fosse), ce qui donne à l’ensemble une grande épaisseur sans déchainer l’enthousiasme par ses trouvailles. C’est une direction peut-être moins personnelle, mais totalement dominée, au tempo assez lent, avec des moments vraiment exceptionnels (ouverture, final du second acte par exemple). Son entrée à Bayreuth est plutôt une réussite.
Au total, je suis sorti de la représentation assez satisfait, l’ensemble musical était homogène, solide, plutôt tiré vers le haut. Il est clair que le travail du chef y est pour quelque chose…
Et puis, que voulez-vous, à peine les premières notes émergent de l’abîme mystique, dans l’obscurité quasi totale de la salle, il se passe toujours quelque chose. C’est Bayreuth.
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BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: TANNHÄUSER le 28 juillet 2012 (Dir.mus: Christian THIELEMANN, Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)

Avant la représentation

La production n’avait pas convaincu l’an dernier. Les chanteurs non plus. Le chef non plus, du moins pour une partie du public. Cette année, la distribution a partiellement changé. Exit l’horrible Venus de Stephanie Friede. Exit Lars Cleveman, pas vraiment en phase avec la vocalité du rôle. Exit enfin Thomas Hengelbrock, le chef qui n’avait pas vraiment emporté les suffrages.
Torsten Kerl comme Tannhäuser, Michelle Breedt comme Venus, et enfin Christian Thielemann comme remplaçant de luxe de Thomas Hengelbrock: on pouvait s’attendre à plus convaincant, au moins musicalement. Sebastian Baumgarten a adapté sa mise en scène aux nouveaux venus, il a effacé certains moments et changé certaines scènes, et ça n’est pas mieux que l’an dernier.
Pour ma part c’est une grande déception, musicale et scénique. Malgré l’immense succès public, qui n’atteint tout de même pas les sommets du Lohengrin de la veille, rien ne m’a convaincu dans cette deuxième édition.
Sebastian Baumgarten a beaucoup réfléchi à ce Tannhäuser, et son propos n’est pas stupide que de prendre le monde clos de la Wartburg pour en faire un monde clos de l’après culture, du jour où progrès et technologie auront définitivement annihilé toute humanité. Il a lu les écrits de Wagner sur la question, et la méfiance que Wagner nourrissait pour la confiance aveugle dans le progrès scientifique. Dans un monde digne d’Huxley, il installe un Tannhäuser d’où tout rêve, toute beauté, toute poésie est exclue, et seul Tannhäuser l’artiste porte en lui ce qui reste d’humanité aimante, d’où le décalage avec le reste des hommes. En séjournant au Venusberg, il est tout de même tombé dans le piège, le Venusberg dans cette production n’étant pas un ailleurs, mais une cage que l’on conserve comme une soupape de sécurité, comme un antimonde nécessaire à la survie du monde “positif”. D’où Venus, présente au concours de chant du deuxième acte.
Beaucoup de scènes ont été revues, et simplifiées, ou aplanies. Je regrette pour ma part la disparition des “descentes” des personnages (Elisabeth comprise) dans le Venusberg, qui prenaient sens dans un monde aussi hygiéniste (entrée des pélerins qui s’essuient au troisième acte) et aussi réglé, d’où toute liberté est exclue. On apprécie aussi le traitement d’Elisabeth, comme être désirant et non pas seulement sainte en devenir. Quelques belles idées, comme la romance à l’étoile de Wolfram chantée à Venus, présente sur scène devant lui, une Venus laide, enceinte, qui ne porte rien d’autre que cette prégnance depuis le début de l’œuvre et qui seulement à la fin en sera libérée, Venus porteuse d’un avenir que ni Tannhäuser, ni Elisabeth ne peuvent porter.
Mais il y a trop de choses en scène, des cuves, des appareils, des robinets, des réceptacles pour excréments (la société Wartburg est spécialiste du recyclage d’excréments pour en faire du méthane), et même un dortoir au dernier niveau (il y a trois niveaux de hauteur d’un décor gigantesque toujours à scène ouverte dès que les spectateurs arrivent. On pouvait éviter les vidéos préparatoires, le compte à rebours avant la représentation, les intermèdes dans les entractes. Qui sortait lentement de la salle pouvait avoir droit à une sorte de messe autour d’un autel où les figurants chantaient l’hymne allemand.
A la fin, tout cela fait fatras. D’accord pour l’esthétique de la laideur, mais ne donner au spectateur aucun espace de rêve peut préfigurer ce qui nous attend dans quelques siècles est un peu excessif ! Nous sommes à Bayreuth, et aimons aussi respirer et rêver. La mise en scène du Lohengrin, qui part de présupposés voisins, a su créer de belles images, a su servir une certaine esthétique: nous sommes avec ce Tannhäuser au coeur de l’idéologie du metteur en scène totalitaire: prisonniers dans notre cage comme Tannhäuser dans le Venusberg, obligé comme nous de subir le bal des spermatozoïdes géants…Même pour moi qui suis un ardent défenseur du Regietheater, c’est un peu trop…
Qui connaissait ce travail de Baumgarten s’attendait cette année à une explosion musicale. Le souvenir ému de merveilleux Tannhäuser de Christian Thielemann dans cette salle (production colorée de Philippe Arlaud) accompagne les festivaliers fidèles. Sa venue au pupitre après une prestation discutée de Thomas Hengelbrock était attendue ardemment, il n’y a pas de foule aujourd’hui “qui au nom de Christian ne s’aille réveillant”. Il a donc reçu l’ovation attendue, sinon méritée, sinon justifiée. Je dois confier avoir préféré Hengelbrock l’an dernier à cette direction sans éclat, aux tempos ralentis, au son assourdi. Est-ce voulu? A-t-il voulu accompagner la vision noire de la mise en scène par une direction aussi aseptisée? Évidemment, c’est en place, évidemment, les trois dernières minutes du spectacle restent splendides et provoquent l’explosion du public, mais le reste, y compris l’ouverture, surprend par son manque de dynamique, sa lenteur: ce n’est pas plat, c’est à côté de ce qu’on attend dans cette musique plutôt luxuriante.
La distribution n’a pas grand chose pour compenser: la Venus de Michelle Breedt efface évidemment le pénible souvenir de Stephanie Friede. Est-ce pour autant une Venus convaincante? Pas vraiment, aigus tirés et volume limité ne font pas une Venus. Le Tannhäuser de Torsten Kerl,  personnage à mi-chemin entre Siegfried et Parsifal (sorte d’enfant pénible à punir du martinet) chante tout sur le même ton et fatigue assez vite, pas de coloration vocale, pas d’interprétation, peu de volume. Torsten Kerl ne serait-il convaincant qu’en Rienzi à la Deutsche Oper?
L’an dernier on avait apprécié le Wolfram de Michael Nagy, cette année, grosse déception là aussi, la voix n’a plus ce timbre velouté, certains sons émis sont pénibles, le grave est affecté, l’aigu moins triomphant…coup de fatigue?
Restent l’Elisabeth de Camilla Nylund, qui fait une belle prestation, avec une voix sûre, un bel aigu, et surtout un registre central particulièrement charnu. Ce ne sera pas l’Elisabeth du siècle, mais c’est une bonne référence aujourd’hui, le Landgrave toujours impressionnant de Gunther Groissböck, au physique athlétique de chevalier sans peur qui régit tout ce petit monde de tuyaux et cuves à la baguette, c’est la seule vraie voix, avec celle encore plus convaincante que l’an dernier encore de Lothar Odinius, Walther von der Vogelweide magnifique qui pourrait bien être, lui, un Tannhäuser crédible.
Donc un Tannhäuser sans Tannhäuser, sans Wolfram ou presque, sans Venus avec un chef discutable et un metteur en scène qui a raté son coup, ça en fait beaucoup en une soirée. Il en va ainsi de Bayreuth, après le Capitole de la veille la Roche Tarpéienne du jour. N’importe, qui connaît Bayreuth sait qu’il vaut toujours mieux être là qu’ailleurs, et que ce sont lamentations d’enfant (trop) gâté.
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Après la représentation, salut sous les huées de Sebastian Baumgarten

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: TANNHÄUSER le 1er août 2011 (Dir.Mus.: Thomas HENGELBROCK, Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)


Photo: Enrico Nawrath / Bayreuther Festspiele

Il y a deux manières de considérer l’opéra et le théâtre. Ou bien ce sont des arts de l’agrément, distractions culturelles certes mais distractions d’abord qui permettent à la fois la rencontre sociale et le contact avec l’art en passant le temps agréablement.  Ce sont aussi des distractions de luxe, qui sont les premières victimes des situations de crise (on le voit en Italie actuellement) car on les considère comme superflues. Et puis, en lien avec ses origines religieuses, il y a une manière de considérer le théâtre comme un art indispensable à toute société selon les formes qu’elle se crée, où la distraction passe au second plan après l’expérience théâtrale. Indispensable, c’est-à-dire aussi nécessaire que d’autres rites sociaux, ou nécessités sociales. En Allemagne, le théâtre fait partie intégrante de l’éducation du citoyen, les affaires de théâtre sont sérieuses, ce qui se passe au théâtre est sérieux et fait débat.

C’est aussi pourquoi l’entreprise de Bayreuth est en perpétuel débat. Depuis ses origines, le débat théâtral y est âpre : il faut se rappeler de la violence des réactions devant les mises en scène de Wieland Wagner, notamment lorsqu’il a touché aux sacro-saints Meistersinger, il faut aussi se rappeler les formes de protestation au moment du Ring de Chéreau (broncas dans la salle, au moins les premières années, distribution de tracts à l’entrée du théâtre avertissant le spectateur de l’horreur à laquelle il allait assister), et évidemment, les Cassandre annonçant la fin de Bayreuth, l’irrémédiable déclin, qu’on annonçait déjà lorsqu’on toucha à la mise en scène originelle de Parsifal, inscrite dans le plâtre pendant une quarantaine d’années après la création. C’est ainsi, Bayreuth est l’un des lieux de débat de la culture allemande, beaucoup plus que ne peut l’être Avignon pour le théâtre en France. En ce sens le passage à Bayreuth de Christoph Schlingensief fut hautement symbolique, lui à qui le pavillon allemand de la Biennale de Venise rend actuellement hommage. C’est la direction qu’a prise Katharina Wagner en faisant désormais systématiquement appel à des metteurs en scène novateurs de la scène germanique, que ce soit Marthaler (suisse), Herheim (norvégien), ou Neuenfels et maintenant pour ce Tannhäuser, Sebastian Baumgarten. Le débat a toujours eu lieu, et il ne s’agit pas d’une question de snobisme : que signifie « respecter la pensée de l’auteur », quand cet auteur a vécu dans un contexte différent du nôtre, et avec des présupposés moraux, politiques, artistiques différents. Si Wagner parle aux metteurs en scènes d’aujourd’hui et au public d’aujourd’hui, c’est que ces œuvres parlent au-delà d’elles-mêmes et de l’époque où elles ont été composées, elles parlent au monde d’aujourd’hui avec des problèmes d’aujourd’hui, elles continuent de poser question et c’est heureux. C’est l’éternelle question de l’interprétation. La représentation théâtrale évolue avec le temps, les techniques, la société. Et de même que nous ne voyons pas un tableau « tel qu’il a été conçu », ou une cathédrale gothique, ou le Parthénon, de même nous ne pouvons voir une œuvre « telle qu’elle a été conçue », c’est un leurre. Je pense que nous ne supporterions pas de voir les œuvres que nous admirons telles qu’elles ont été conçues, y compris au niveau musical et au niveau du chant. Aussi devons-nous, du moins c’est mon avis, rester disponibles et ouverts aux formes d’interprétation possibles, à toutes les formes, et c’est une force de ce Festival de faire encore polémique, à sa 100ème édition. De ce point de vue, Salzbourg est beaucoup plus consensuel et moins intéressant.

Ainsi l’accueil de ce Tannhäuser fait débat, violent débat : des spectateurs partent en cours de représentation, d’autres ressortent avant même la première note, dès qu’il voient le décor, à rideau ouvert 15 minutes avant le spectacle, à l’ouverture des portes. Il fait débat, aussi bien musicalement que scéniquement.

Musicalement, la direction de Thomas Hengelbrock a été fortement contestée : ses choix « philologiques », sa manière d’aborder l’œuvre très attentive à la génétique de la partition, son souci de coller à la mise en scène, sa relative lenteur, son manque d’éclat volontaire,  tout cela a été pêle-mêle reproché, arguant qu’un chef venu du baroque ne pouvait pas aborder Wagner. Hengelbrock qui vient effectivement du baroque, a depuis longtemps élargi son répertoire, et il est connu pour son exigence et sa rigueur.  Je n’ai pas été loin de là scandalisé par son approche, plutôt originale, sortant des sentiers battus, mais approfondie et particulièrement stimulante au début du troisième acte, par exemple. Ensembles et grandes scènes chorales gardent de toute manière leur capacité à fasciner (la fin notamment), même si elles sont moins spectaculaires. Au total, une interprétation certes un peu inhabituelle, peut-être moins somptueuse (si l’on compare à ce que fit Christian Thielemann dans la production précédente de Philippe Arlaud, et qui reste une grande référence), mais très prenante et très en place.

Du point de vue du chant, beaucoup à dire, et la distribution arrêtée cette année n’a pas vraiment donné les résultats escomptés. Il y a du très bon (Günther Groissböck dans le Landgrave, Michael Nagy dans Wolfram), du bon (Camilla Nylund), du moins bon (Lars Cleveman), du très mauvais (Stephanie Friede dans Venus).

Camilla Nylund n’a pas une grande voix, les aigus se resserrent dès que la voix monte, la voix disparaît dans les ensembles (final de l’acte II) mais le timbre est joli, mais l’interprétation modèle, mais le personnage d’une grande tenue. La prière du 3ème acte est vraiment une modèle de tenue de voix, d’attention aux détails, de contrôle. Pour toutes ces raisons, Camilla Nylund, tout en ayant des moyens limités, réussit à passer la rampe avec grand honneur. Lars Cleveman en revanche déçoit. Je l’avais beaucoup apprécié dans Tristan à Londres où il remplaçait Ben Heppner. La voix semble prématurément vieillie, les aigus peinent à sortir, la vaillance ne lui réussit pas et l’ensemble reste pâlot. Rien à avoir avec le Tannhäuser de Stephen Gould dans cette même salle il y a quelques années, ou même celui de Peter Seiffert à Zürich cet hiver. La prestation n’est pas convaincante à 100%, et les difficultés sont visibles, bien que la scène finale soit assez réussie.
Stephanie Friede dans Venus, c’est exactement l’opposé de tout ce qu’il faudrait faire. Certes, la Venus de Baumgarten est volontairement enlaidie, enceinte, c’est un repoussoir qui malgré tout attire les hommes (tous peu ou prou veulent descendre dans le Venusberg …). Est-ce pour être aussi un repoussoir vocal et donc à la limite du supportable pour le spectateur qu’elle a été choisie ? Rarement nous avons entendu plus laid : attaques peu précises, cris, problèmes de stabilité vocale et surtout série de problèmes de justesse très lourds : rien n’est juste, la voie bouge et sa dernière intervention au troisième acte est un modèle du genre insupportable : on ne reconnaît même pas les notes ! A  oublier…à moins qu’elle n’ait justement été engagée pour tous ces défauts, ce qui serait un comble. Si tel n’est pas le cas, c’est une erreur de casting manifeste qui ne peut que susciter des lourdes interrogations sur la pertinence de certains choix vocaux à Bayreuth.

Günther Groissböck reçoit le plus imposant triomphe de la soirée, la voix est grande, le personnage imposant, la technique impeccable. Rien à dire. Mais on ne fait pas un Tannhäuser avec le Landgrave. Ni même avec un excellent Wolfram comme celui de Michael Nagy (que j’avais remarqué dans le héraut de Lohengrin à Budapest). Un peu moins impressionnant que Michael Volle dans ce même rôle à Zürich (la voix est plus légère), mais d’une grande douceur vocale, avec un timbre chaleureux, une très belle couleur. Dans les rôles plus petits, notons le Walther de Lothar Odinius, presque plus en place et plus puissant que Tannhäuser et la voix elle aussi bien en place de la jeune Katja Stuber (ein junger Hirt).

Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich est  comme toujours incomparable et reçoit une ovation impressionnante et amplement  méritée.

Mais on le constate,  musicalement, le spectateur ne pouvait sortir pleinement satisfait de la salle, et inévitablement, il faudra sans doute revenir sur le métier l’an prochain pour afficher un cast plus homogène.

Mais venons-en au nœud de notre affaire, la mise en scène de Sebastian Baumgarten, qui a violemment heurté une partie du public. On ne peut dire que Baumgarten ne soit pas un enfant du milieu, lui dont l’aïeul dirigeait l’opéra de Berlin. Le propos de départ est assez simple, voire assez commun et déjà traité par d’autres : le monde de la Wartburg est un monde fermé, coupé du monde et d’un idéalisme et intellectualisme totalitaires (un peu comme la République de Platon, le débat autour de l’amour dans le concours de chant n’est-il pas une version particulière du Banquet du même Platon ?) c’est aussi un monde artistiquement apollinien. Par son chant Tannhäuser est un poète en rupture avec ce monde, il affiche des valeurs dionysiaques. Ayant décidé de quitter la Wartburg, il se retrouve là où son chant charme, au Venusberg, amant de Venus. Comment concilier Apollon et Dionysos, éternelle question de l’art et de la vie, dont il nous est proposé une réponse ici .  Avec son décorateur Joep van Lieshout, un plasticien créateur d’objets à la limite de l’art, de l’architecture et du design, il a créé un espace sur trois niveaux, qui envahit toute la scène de Bayreuth, y compris en hauteur, sensé figurer une usine de retraitement de déchets organiques (excréments humains), qui fait vivre la communauté en totale autonomie. Nourriture et alcool (il faut bien aussi se distraire…)  sont produits , et ce qui est rejeté se retrouve sous terre, au Venusberg, qui dans cette architecture se trouve être une cage dans les dessous, dans laquelle on accède par une trappe. L’essentiel se déroule sur le plateau, dans le cercle qui délimite (le toit de) la cage qui pendant la scène du Venusberg monte  sur le plateau, puis disparaît dans les dessous lorsque Tannhäuser fuit (à voir sur youtube). On comprend le symbole : la Wartburg est une société autosuffisante dont l’objet est la purification. Tout ce qui n’est pas pur est envoyé soit au Venusberg (si incurable), soit à Rome chez le pape (si on l’estime curable). D’où les containers (marqués ROM 451) où rentrent les pèlerins, et d’où ils sortiront au troisième acte, purifiés (et obsédés par le nettoyage : ils ne cessent de s’essuyer) . Que ces containers rappellent certains wagons remplis d’humains de la seconde guerre mondiale n’est sans doute pas un hasard. Sur la scène, des cuves d’alcool, d’éthanol , de méthane (Biogas).
Le monde du Venusberg en revanche est une cage remplie de monstres, de créatures spermatozoïdaires, et gouverné par une Venus enlaidie, et enceinte. Rien du Venusberg langoureux et mystérieux de la version de Paris. On est à l’opposé de la purification, on est dans le trash. Mais les deux mondes communiquent, par une trappe : y disparaissent Elisabeth et Tannhäuser au début du 2ème acte, y descend un instant Wolfram, s’y retrouvent un moment tous les protagonistes : tout le monde à un moment ou un autre a envie de Venusberg ou a à faire avec le Venusberg.
Qu’ensuite Elisabeth seule comprenne parfaitement le chant de Tannhäuser qui vante la chair comme enjeu de l’amour puisqu’elle vient d’y goûter et qu’elle s’ouvre les veines en guise d’expiation ensuite (comme des stigmates) est aussi logique dans cette perspective.

Ainsi Tannhäuser pris entre Dionysos et Apollon, entre l’Esprit et Venus, ne peut choisir, et le pape ne peut l’absoudre, ce serait reconnaître que Venus est parmi nous : c’est idéologiquement impossible : il mourra donc, et son corps dans l’image finale gît entre le Venusberg (en bas) régénéré par la naissance d’un enfant de Venus, et la figure hiératique entourée de prêtres de Sainte Elisabeth (en haut). Ce que s’ingénie à montrer la mise en scène, c’est que notre société est prise dans sa globalité dans cet éternel dilemme : d’où la scène ouverte sur la salle avant même le début de l’œuvre, d’où la scène ouverte aux « vrais » spectateurs présents sur le plateau même (une cinquantaine, nos représentants), d’où des figurants en travail permanent avant le lever de rideau, dès la fin de la musique, pour gérer le fonctionnement  de la communauté et de la structure de production, d’où un monde global mécanisé, où même le Venusberg a sa place, un monde tragique qui ne sort jamais de ses contradictions (c’est un peu le propos de Lohengrin, c’est aussi la situation dont on ne se sort pas dans Parsifal à moins de connaître la blessure de la chair pour que naisse la compassion). En bref une situation assez habituelle chez Wagner, où c’est quelque part le proscrit ou l’étranger qui porte la lumière (Parsifal, Lohengrin, Walther même, et bien sûr Tannhäuser, cet autre Richard Wagner), car l’art ne peut naître que de l’opposition, que de Prométhée, que du vol du feu.

Il en résulte sur scène une mise en scène complexe, où le regard sur le monde est sans concession (couleurs criardes, Venus horrible, monstres, refus de l’esthétisme), sans doute trop complexe. Bien des choses ont déjà été dites par d’autres metteurs en scène, et je pense qu’on aurait eu intérêt à épurer, mais cet excès même, insupportable, n’est-il pas en quelque sorte le ressort de ce travail, qui se veut sans réponse, sans issue, que celle de la fuite, du refus, de la mort. Que Venus s’en sorte à la fin (en bel habit doré) avec cet enfant que le chœur se passe de bras en bras, que le monde de la joie, du mouvement  et du futur soit chez Venus, pendant que le monde figé est du côté d’Elisabeth peut se comprendre, c’est la victoire de Dionysos sur Apollon, mais en même temps, toute option de libre arbitre, tout mouvement de l’un vers l’autre est interdit et conduit à l’impasse. On retiendra des moments réussis, le troisième acte, le final du deuxième où la vision d’une Isabelle tout sauf éthérée, femme courageuse et décidée, est une vision intéressante qui sort des schèmes habituels. Mais on peut regretter le désordre scénique, qui distrait de l’action, un décor complexe dont on pouvait faire quelque économie : certes ce travail n’est pas stupide, et demande une grande concentration, mais il ne peut qu’être violemment rejeté par ceux qui voulaient retrouver un Tannhäuser traditionnel qui fasse un peu rêver. C’est raté, dans cette apologie du cauchemar permanent que Baumgarten nous a proposés.

J’ai essayé d’être le plus clair et le plus juste possible. Je n’ai pas été enthousiasmé. Je n’ai pas été non plus ni offusqué, ni choqué. Il m’a manqué un peu (beaucoup) d’émotion. Mais si la distribution avait vraiment convaincu, je pense que les nerfs de certains spectateurs n’auraient pas craqué.

Voir le reportage d’ARTE d’il y a quelques jours

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011 : Quelques échos de l’accueil de TANNHÄUSER

N’ayant pas assisté à la première je me garderai bien d’en faire un compte rendu en bonne et due forme. J’ai écouté la retransmission radio, qui ne m’est pas apparue musicalement à dédaigner. La direction de Thomas Hengelbrock, très critiquée pour sa lenteur (il a été fortement hué) m’est apparue à la radio effectivement lente, mais plutôt très analytique, très architecturée, avec un final somptueux. (Sans doute aussi la mise en scène qui a excédé certains spectateurs a-t-elle contribué à gauchir l’audition…). Camilla Nylund a les qualités habituelles : la chanteuse est appliquée, très professionnelle, mais a des problèmes dès qu’elle monte trop à l’aigu, qu’elle a court et qui serre la voix. Les centres sont beaux, les aigus moins. Lars Cleveman m’est apparu plutôt satisfaisant à l’audition, beaucoup ont critiqué sa manière de chanter et ont noté des difficultés. Unanimité en revanche pour Günther Groissbrock (Landgrave), magnifique et surtout pour Michael Nagy, magnifique Wolfram qui a triomphé auprès du public (cela ne me surprend pas, vu son Héraut de Lohengrin le mois dernier à Budapest). Unanimité aussi, mais contre Stephanie Friede dans Venus, ce que j’en ai entendu en radio confirme : attaques ratées, aigus courts, voix vieillie, désagréable à entendre.
La mise en scène de Sebastian Baumgarten dénonce le cloisonnement culturel de notre société aseptisée, marquée par le catholicisme, qui ne permet pas aux âmes libres de passer d’un mode de vie et de pensée à l’autre, pas de place pour des Tannhäuser qui ne trouvent leur identité que dans le changement : c’est Wagner lui-même qui fait dire à Wotan dans Rheingold : « Qui vit aime le changement et la variété: ce jeu je ne peux m’en passer ». Le spectacle a été très mal accueilli à la Première, avec une bordée impressionnante de huées (le final, particulièrement provoquant, montre une Venus enceinte, qui triomphe.et qui met au monde un enfant…) Ce que j’en ai su par des amis spectateurs confirme cette impression négative. Ce que j’en ai lu et les déclarations d’intentions du metteur en scène stimulent en revanche ma curiosité. J’espère pouvoir m’y confronter dès cette année.

BUDAPEST – PALAIS DES ARTS 2010-2011 : LOHENGRIN de Richard WAGNER (Dir.mus: Adam FISCHER) le 12 JUIN 2011

Le Festival Wagner de Budapest dirigé par Adam Fischer, a désormais pignon sur rue. Il entraîne un public nombreux, et notamment beaucoup d’autrichiens, attirés par la qualité musicale des productions. Quand le soleil s’en mêle, sur fond de Danube, la fête est totale, calquée sur  les rites, sinon les rythmes, du Festival de Bayreuth. Depuis quelques années, Adam Fischer présente chaque année une production nouvelle, en alternance avec les productions des années précédentes, ce fut d’abord Parsifal, puis le Ring, puis Tristan. C’est cette année Lohengrin, en alternance avec Tristan et Parsifal. Ce sera l’an prochain Tannhäuser, en alternance avec le Ring.
Ce 12 juin, on peut dire que ce fut un Lohengrin en état de grâce, ce qui au fond convient bien au personnage…
Les conditions de production sont particulières: le Palais des Arts est une salle de concert dont l’espace scénique est aménageable, et qui a une fosse. Ce qui veut dire qu’on y donne essentiellement des concerts, mais qu’on peut y voir aussi des ballets, et aussi des opéras. Les productions doivent tenir compte des particularités du lieu: décors à combiner avec l’architecture de la salle, utilisation fréquente de la vidéo, pas de dégagements, pas de profondeur, mais des contraintes d’utilisation (en hauteur, on utilise les balcons de l’auditorium par exemple), et les décors sont adaptés autant que faire se peut au décor de la salle, ce fut le cas l’an dernier, c’est encore le cas cette année dans une production signée László Marton, assez sage, qui représente un monde militarisé (en uniformes bien connus des ex-pays de l’Est) que l’arrivée de Lohengrin démilitarise (chemises aux couleurs criardes). Rien de révolutionnaire dans cette vision, mais la production a l’avantage (par rapport à celle de Tristan l’an dernier) d’être lisible et esthétiquement assez propre (belle entrée d’Elsa, de la salle, en voile noir par exemple). Mais ce qui frappe d’emblée c’est la qualité imprimée par les choix musicaux: l’orchestre est remarquable de netteté, de finesse, de dynamique. La direction d’Adam Fischer est très équilibrée, laissant se développer le son et le symphonisme, faisant bien apparaître tous les pupitres, isolant les cuivres au deuxième balcon, ce qui élargit l’espace sonore. Il y a des moments proprement impressionnants (final du deuxième acte, d’une belle tension avec l’utilisation somptueuse du grand orgue de la salle!). Cela confirme l’opinion que j’ai depuis longtemps d’Adam Fischer, un chef un peu négligé quelquefois notamment en France, qui  a d’éminentes qualités de raffinement et d’intelligence musicale, très classique dans son approche mais toujours impeccable. En tout cas ce soir, ce fut tout simplement grandiose.
Grandiose aussi grâce à la distribution réunie, faite de chanteurs hongrois et de grandes vedettes internationales. Burkhard Fritz, prévu à l’origine en Lohengrin, a été remplacé par un ténor hongrois en troupe à Mannheim, vraiment remarquable de technique, faisant des mezze voci inhabituelles, modulant à l’extrême son chant,  avec une belle puissance et un beau volume.

 


Photo: Zsuzsa Pető
Source: Palace of Arts – Budapest

Son nom, István Kovácshazi est à retenir. La mise en scène en fait une sorte de professeur nimbus, étudiant attardé, petites lunettes fines, chemise blanche, gilet noir porteur d’un étui à violon (les violons du paradis?). Au total très convaincant. Lui répond une Elsa de luxe, la finnoise Camilla Nylund, voix solide, très dominée, quelquefois un peu froide, qui compose un personnage un peu perdu, un peu “ailleurs” elle aussi, avec de très beaux moments au premier et deuxième acte, la voix est étendue et sûre: elle n’a pas de vrai caractère, et c’est dommage, mais l’ensemble est de très haut niveau.

Photo: Zsuzsa Pető
Source: Palace of Arts – Budapest

Face à ce beau couple, celui, tout à fait extraordinaire, du Telramund de Béla Perencz et de l’Ortrud incroyable de Petra Lang. Béla Perencz, membre de la troupe de l’opéra de Budapest, compose un Telramund intense, puissant, avec de très réelles qualités de diction et d’émission et Petra Lang est d’une intensité, d’une violence, et d’une puissance proprement ahurissantes: je ne sais si j’ai déjà entendu pareille Ortrud, sans doute encore plus impressionnante que Waltraud Meier, ou en son temps à Bayreuth, d’Elisabeth Connell. On l’entendra à Bayreuth cet été dans Ortrud, j’avais exprimé ma déception de voir disparaître Herlitzius de la distribution,mais devant ce que j’ai entendu là, tout doute est effacé: Petra Lang  devrait être l’ouragan attendu à Bayreuth: elle remporte un triomphe mérité, et impose un personnage presque définitif, le final est à ce titre inoubliable.
Des deux autres protagonistes, le héraut de Michael Nagy avec son très beau timbre chaleureux, sa puissance, ses qualités de diction surnage, voilà  qui excite la curiosité devant son prochain Wolfram à Bayreuth.


Photo: Zsuzsa Pető
Source: Palace of Arts – Budapest

Quant à Alfred Muff, la voix a évidemment un peu vieilli et il éprouve quelques difficultés (puissance), mais le travail sur le texte, la dignité de la prestation scénique, la noblesse de la voix restent convaincantes.
Ce fut donc un Lohengrin anthologique, une des grandes représentations de cette oeuvre, sans doute une des meilleures soirées Wagner entendues à Budapest. Vaut le voyage, allez!

Photo: Zsuzsa Pető
Source: Palace of Arts – Budapest

 

DEUTSCHE OPER BERLIN 2009-2010 le 30 janvier 2010: RIENZI de Richard Wagner (Dir.Mus: Sebastian LANG-LESSING, Ms en scène: Philippe STÖLZL)

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Photo: Bettina Stöß

Où aujourd´hui monte-t-on Rienzi, ce monument du Grand Opéra dont Hans von Bülow disait qu´il était le “l´opéra le plus réussi de Meyerbeer” ? Il faut faire le voyage de Berlin, enneigée jusqu´à la garde, pour découvrir cette nouvelle production à l´occasion des semaines que le Deutsche Oper dédie à Richard Wagner, dirigée par Sebastian Lang-Lessing et mise en scène par Philippe Stölzl, qui attire une grande affluence de public et évidemment des discussions infinies sur les choix de la mise en scène et les coupures du chef, puisque l’oeuvre qui dure normalement 5h15, en est à peine réduite à  3h (Sawallisch à Munich en 1983 l’avait réduite à 4h…). Dans le cas d’une oeuvre qu’on peut voir à peu près tous les trente ans, j’estime qu’il vaut le coup de monter l’intégrale sans coupures même au prix d’efforts terribles des des artistes (et quelquefois peut-être du public) et en dépit des coûts de l’entreprise. Dans le programme, le chef justifie son choix par l’impossibilité de monter aujourd’hui ce type d’oeuvre (avec un ballet de 40 minutes de belle musique!) et par l’ignorance en Allemagne de ce qu’est le Grand Opéra à la Meyerbeer. Par ailleurs, le metteur en scène qui vient du monde du cinéma en a fait une sorte de “montage” destiné à clarifier l’intrigue et à en donner une lecture linéaire, vidée de ses méandres qui risquent de perdre le spectateur. Sebastian Lang-Lessing insiste sur l’italianité de cette oeuvre et pourtant rien de plus “germanique”, oserais-je dire “teuton” au très mauvais sens du terme, que la manière d’aborder cet opéra pour cette fois, tant à l’orchestre, beaucoup trop fort, trop livré aux cuivres, sans aucune subtilité – on a appelé le chef Lang-Lessing “Laut”-Lessing (laut en allemand signifiant “fort”) qu’à la scène, où Stölzl, propose en fin de compte une lecture au prisme de la folie nazie, ce qui n’a rien d’original vu l’imposante théorie de mises en scènes allemandes depuis les années 70 où les nazis sont mis à contribution.

Certes, cette histoire s’y prête bien, qui raconte l’ascension et la chute du tribun romain Cola di Rienzo lequel, profitant de la présence de la papauté à Avignon au XIVème siècle, réveille les plébeiens de Rome au nom de l’antique gloire de la ville éternelle  et les entraîne à la victoire, puis à la guerre et à la misère. A cette trame assez linéaire du type “Grandeur et décadence” ou “résistible ascension..” s’ajoutent des amours problématiques: sa soeur Irène est amoureuse du fils du chef de la famille aristocratique ennemie  des Colonna (Adriano) à quoi s’ajoute une relation trouble entre le frère et la soeur (Wagner aime décidément els amours incestueuses, voir Walküre…). En fait c’est une trame qui n’est pas sans rappeler par certains aspects  Simon Boccanegra, mais d’un Boccanegra moins politique, moins stratégique, et plus fragile et livré aux affects.

Vocalement, les exigences sont fortes, des basses profondes, un rôle de ténor redoutable (un Florestan mâtiné de Max…rien moins), un travesti mezzo soprano qui exige puissance et engagement, et un soprano lirico spinto de style italien dit Lang-Lessing, un mélange redoutable de Senta,  et d’Elvira d’Ernani… qui exige une voix dynamique, une couleur et un style italiens, et la puissance d’une Senta.

La distribution est très contrastée: le Rienzi de Torsten Kerl est vraiment irréprochable, malgré une voix un peu resserrée au début notamment, il est le personnage voulu (une sorte de Goering) et il est aussi solide dans les parties héroïques que dans les parties plus lyriques, notamment à la fin.

Kate Aldrich dans Adriano est exceptionnelle : elle a tout, engagement, puissance, élégance, style, présence: c’est une magnifique découverte d’un mezzosoprano qui à n’en pas douter, est promis à une grande carrière.

Camilla Nylund dans Irène déçoit profondément: la voix est tendue, manque de puissance, mais surtout, est incapable d’expression: son chant est plat, le personnage inexistant et la voix est complètement engloutie dans les ensembles. Déjà elle nous avait déçu dans Salomé à Paris (voir ce même Blog en novembre dernier), cette fois-ci elle nous agace,  la déception est fortement confirmée.

Le reste de la distribution ne nous semble pas vraiment à la hauteur (sauf lpeut-être le Steffano Colonna de Ante Jerkunica ou le Baroncelli de Clemens Bieber ) et les choeurs gigantesques sont corrects, sans plus.
Nous avons souligné la “manière forte” avec laquelle Lang-Lessing lit la partition. On a l’impression qu’il a choisi les seuls passages fortissimos et que tous les moments lyriques ont été sacrifiés, mais l’orchestre est en place, bien préparé, notamment les cuivres.

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Photo: Bettina Stöß

Et la mise en scène? Philipp Stölzl (qui signe ce travail avec sa collègue Mara Kurotschka) a choisi d’en faire une parabole du pouvoir totalitaire, qui aveugle et écrase les valeurs. L’ouverture se joue à rideau ouvert où une pantomime se déroule sur scène, très inspirée de l’univers de Chaplin dans Le Dictateur, dès la première scène, les choeurs portent des masques qui renvoient à  l’expressionnisme des tableaux de Munch, Max Bechstein ou de Otto Dix, dans des décors qui renvoient à Metropolis de Fritz Lang . Très marqué par l’univers du cinéma et désireux de donner une sens à la narration, on comprend vite ce que Stölzl veut construire: le peuple quitte les masques pour les uniformes, et Rienzi asseoit son pouvoir et sa dictature en faisant faire le sale boulot par “le peuple” qui écrase les complots aristocrates. La fin de la première partie est un triomphe. La deuxième partie est une chute: le peuple est fatigué de la guerre, il ne suit plus son chef que contraint et forcé, et Rienzi, enfermé dans un Bunker (tiens tiens)  devient de plus en plus solitaire au milieu des maquettes de sa nouvelle Rome, qui ressemble à s’y méprendre à la Berlin rêvée d’Albert Speer… On pense au film La Chute, de Oliver Hirschbiegel avec Bruno Ganz. Le personnage d’Irène, sorte d’Eva Braun très pâle et vaguement ridicule, choisit de s’enfermer avec lui.

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Photo: Bettina Stöß

Tout fonctionne, parce que l’histoire est très emblématique de la montée d’un dictateur, de l’oubli des promesses, du culte de la personnalité: le spectacle est donc recevable, se laisse même voir  avec  plaisir, le décor d’Ulrika Siegristest est impressionnant, les vidéos qui rappellent évidemment l’univers des  films de Leni Riefenstahl (Momme Hinrichs et Torge Møller) très ironiques et particulièrement bien réalisées et insérées dans le travail scénique…mais ce travail qui répétons-le fonctionne, est trop démonstratif, trop didactique, manque de finesse (il est vrai que la finesse n’est pas vraiment la qualité du dictateur) ou de travail psychologique: l’allusion à l’inceste en fin de spectacle n’est pas vraiment préparée, les personnages sont tout d’une pièce. Tout cela laisse un peu insatisfait, avec la certitude qu’une autre voie était possible, où le passé nazi n’aurait pas encore une fois servi à l’édification des foules allemandes…

Il reste que j’ai passé une excellente soirée: il y a beaucoup de notes (et de belles notes) dans Rienzi, on y sent la fougue de la jeunesse, l’explosion du génie, on y reconnaît des phrases futures de Lohengrin (les cuivres) ou du Vaisseau (la scène finale), Wagner se construit, mais j’ai entendu la moitié de la construction: j’attends la version complète.