LUCERNE FESTIVAL 2016 ET APRÈS

Riccardo Chailly ©Brescia & Amisano/Teatro alla Scala
Riccardo Chailly ©Brescia & Amisano/Teatro alla Scala

Le 29 février a eu lieu à Lucerne la conférence de presse introductive à l’ère Chailly où ont été dévoilés un certain nombre d’orientations de la nouvelle direction musicale du Lucerne Festival Orchestra.
Pour le Festival 2016, on sait que le programme ouvrira avec la Symphonie n°8 de Mahler « des Mille » avec une étincelante distribution, ce qui complètera le cycle symphonique qu’Abbado n’a pas mené à son terme, parce qu’il ne voulait pas diriger la huitième.
Dédié à Claudio Abbado, le programme inaugural sera effectué avec les musiciens habituels, augmentés de quelques musiciens de l’orchestre de la Scala, l’autre orchestre de Chailly depuis qu’il a décidé de laisser le Gewandhaus de Leipzig par anticipation.

De manière tout aussi compréhensible Chailly veut réorienter la programmation vers des œuvres qui ne sont pas habituelles au répertoire du LFO, ainsi en 2017 est-il prévu de faire « Oedipus Rex » de Stravinsky, ainsi que les musiques de scène d’Edipo a Colono de Sophocle composées par Rossini, une rareté réapparue sur les scènes en 1995 à Pesaro.

Pour 2017, sont prévues aussi les exécutions straussiennes, Ein Heldenleben et le poème symphonique Macbeth, ainsi que Le Sacre du Printemps de Stravinsky et la 1ère Symphonie de Tchaïkovski. Riccardo Chailly a annoncé trois programmes annuels.
A partir de 2017 reprendront les tournées d’automne du LFO, avec une grande tournée asiatique.
C’est avec beaucoup d’intérêt et de curiosité que cette nouvelle ère du LFO sera observée. Le répertoire de Riccardo Chailly, tant symphonique que lyrique, est assez proche de celui d’Abbado (Puccini mis à part), mais leurs personnalités musicales et leur manière d’approcher certaines œuvres (Mahler, Brahms) sont très différentes. L’orchestre devra s’habituer à un chef qu’ils ne connaissent pas du tout, et auquel ils ne s’attendaient pas.

Mais les expériences vécues avec Nelsons et Haitink ces deux dernières années montrent le grand professionnalisme et l’adaptabilité de cette phalange exceptionnelle. Il reste qu’avec ces annonces, on sent bien qu’un avenir différent se prépare, ce qui est légitime, et que l’orchestre du Festival de Lucerne va prendre une autre couleur.
Outre le programme Mahler inaugural qui va sans doute attirer la foule (12 et 13 août), il faut signaler aussi l’autre 8ème, celle de Bruckner que Bernard Haitink dirigera pour fêter ses cinquante ans de présence à Lucerne (19 et 20 août). Comme Abbado, comme Barenboim, il a commencé à diriger à Lucerne en 1966.
A noter qu’Haitink dirigera le Chamber Orchestra of Europe le 16 août avec Alisa Weilerstein au violoncelle pour un programme Dvořák particulièrement séduisant.
Daniel Barenboim sera justement présent pour fêter cet anniversaire, traditionnellement avec le West-Eastern Diwan Orchestra dans un programme Mozart le 14 août (Trois dernières symphonies n°39, 40, 41) et Widmann, Liszt, Wagner le 15 août avec Martha Argerich, suivi le 17 août d’un récital Maurizio Pollini.

Si on ajoute Barbara Hannigan et le Mahler Chamber Orchestra (22 et 23 août) , et le Chamber Orchestra of Europe avec Leonidas Kavakos (le 18 août), des concerts de la Lucerne Festival Academy sous la direction de Matthias Pintscher, ainsi que des concerts (gratuits) des solistes du LFO, dont l’ensemble de cuivres, on sent bien qu’entre le 12 et le 23 août il sera difficile d’échapper au lac des quatre cantons.
Et même après le 23 août, il faudra réserver bien des soirées d’un Festival dont le thème est Prima Donna et dédié cette année aux femmes musiciennes, ainsi Mahler Chamber Orchestra (avec Barbara Hannigan) et Chamber Orchestra of Europe (avec Anu Tali et Mirga Gražinytė-Tyla), tous deux en résidence pendant les premiers jours du Festival seront dirigés par des femmes, ainsi que le Lucerne Festival Academy Orchestra (avec Konstantia Gourzi et Susanna Mälkki), quant aux musiciennes, elles ont nom Anne Sophie Mutter (le 25 août) et Martha Argerich (avec Barenboim le 15 août), Harriet Krijgh (violoncelle), Madga Amara (piano), Alisa Weilerstein (violoncelle), Maria Schneider (compositeur et chef d’orchestre), Yulianna Avdeeva (piano), Arabella Steinbacher (violon et direction), Elena Schwarz, Elim Chan et  Gergana Gergova (direction) et même un ensemble composé des musiciennes de l’Orchestre Phiharmonique de Berlin.
On le sait, Lucerne est la fête des orchestres : Cleveland Orchestra le 24 août (Franz Welser-Möst), Sao Paolo Symphony Orchestra avec Marin Alsop au pupitre et Gabriela Montero au piano le 26 août, Royal Concertgebouw Orchestra avec son nouveau chef Daniele Gatti (et Sol Gabetta au violoncelle) avec notamment une 4ème de Bruckner les 28 et 29 août, Alan Gilbert mènera une Master’s class avec le Lucerne Festival Academy Orchestra du 29 août au 2 septembre et dirigera l’orchestre dans un programma court avec Anne Sophie Mutter (le 2 septembre), le Philharmonique de Berlin sous la direction de Sir Simon Rattle les 30 (Boulez Mahler 7) et 31 août (Anderson Brahms Dvořák) , le Philharmonique de Rotterdam avec Yannick Nézet-Séguin et Sarah Connolly dans un programme Mahler (Alma) et Mahler posthume (Symphonie n°10) le 1er septembre, Diego Fasolis, I Barocchisti et la grande Cecilia Bartoli le 3 septembre, le Gewandhaus de Leipzig avec le vénérable Herbert Blomstedt le 5 spetembre dans un programme Bach (avec Vilde Frang) et Bruckner (Symph.5) et le 6 septembre un programme Beethoven (avec Sir András Schiff), Kirill Petrenko et le Bayerische Staatsorchester (l’orchestre de l’opéra de Munich) le 7 septembre dans un programme Wagner Strauss avec Diana Damrau, le Philharmonique de Vienne osera la femme chef d’orchestre puisqu’il sera dirigé par Emmanuelle Haïm dans un programme Haendel avec Sandrine Piau le 8 septembre, tandis que Tugan Sokhiev le dirigera le 9 avec pour soliste le percussionniste Simone Rubino, Daniel Barenboim repassera le 10 septembre, mais avec sa Staatskapelle Berlin pour un programme Mozart (où il sera chef et soliste) et une 6ème de Bruckner. Enfin le 11 septembre Gustavo Dudamel clôturera les Festivités par une Turangalîla Symphonie de Messiaen avec l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela.
Comme d’habitude, c’est un programme riche, souvent inattendu, avec une très large place donnée aux musiciennes, solistes ou chefs d’orchestre. Le Festival de Lucerne reste inévitable parce que stimulant, intelligent, et raffiné.

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Et Lucerne c’est aussi Pâques, du 12 au 20 mars, avec cette année une prééminence baroque: Jordi Savall (12, 16 et 18 mars) William Christie (le 15 mars avec Rolando Villazon), John Eliot Gardiner et les English baroque soloists (le 17 mars), c’est aussi la traditionnelle classe de maître de Bernard Haitink, passionnante (les 17, 18, 19 mars) et la venue annuelle de l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise dirigé par Mariss Jansons pour deux concerts le 19 (Beethoven, Mendelssohn et le rarissime poème symphonique de Rachmaninoff  “Les Cloches”) et le 20 mars avec Chostakovitch (Symphonie n°7 Leningrad).

 

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Sol Gabetta (les 28 et 29 août avec Daniele Gatti et le RCO) ©Uwe Arens
Sol Gabetta (les 28 et 29 août avec Daniele Gatti et le RCO) ©Uwe Arens

TEATRO ALLA SCALA 2015-2016: GIOVANNA D’ARCO de Giuseppe VERDI le 18 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY; Ms en scène: Patrice CAURIER et Moshe LEISER)

Acte 1, entre réalité et fantasme ©Brescia/Amisano
Acte 1, entre réalité et fantasme ©Brescia/Amisano

Verdi est un auteur difficile.  Très populaire, certes, mais est-il vraiment si connu ? Si compris? On lit tout et son contraire sur cette Giovanna d’Arco que la Scala redécouvre après l’avoir oubliée depuis 1865, sur un livret de Temistocle Solera et d’après la tragédie de Schiller Die Jungfrau von Orleans (qui n’est pas pour mon goût l’une de ses meilleures pièces). Verdi est redoutable parce que souvent très difficile à mettre en scène d’une manière convaincante à cause de livrets hautement improbables. Comme c’est un auteur populaire, le public a de plus tendance à demander le minimum syndical en matière de mise en scène, des décors illustratifs, de la couleur et des beaux costumes, quelques mains sur le cœur, quelques genoux en terre, des contre ut à plaisir. Et c’est plié.

Mais c’est aussi un auteur difficile à chanter : comme il a écrit sur environ 50 ans, il a évolué, s’est adapté  du style en vogue à ses débuts fait de bel canto et d’acrobaties vocales au style en vogue en 1893, post wagnérien, avec un Falstaff qui a des liens de grande parenté avec Die Meistersinger von Nürnberg.
Le problème avec Verdi c’est que c’est toujours complexe là où on pense que c’est simple et direct, et en plus, pour le Verdi des débuts, on met tout dans le même sac sous le titre « opéras de jeunesse » ou « jeune Verdi ». Peut-on penser que des chefs d’oeuvre comme Nabucco ou Ernani soient des opéras « de jeunesse » avec tout ce que l’expression sous entend en terme d‘inachèvement ou de maladresses ? Or, il y a des jugements à l’emporte pièce sur Verdi qui ignorent la réalité très diverse du compositeur, en perpétuelle évolution, en perpétuelle recherche, et qui finira par Falstaff, un coup de génie et de fraîcheur écrit à 80 ans. Verdi n’est pas moins génial jeune, il a simplement à se faire connaître et à s’imposer, et s’appuyer sur les modes du temps, et donc il n’écrit évidemment pas dans le même contexte que lorsqu’il est le patriarche de Sant’Agata. C’est sûr, ce sont des vocalités différentes, ce sont des livrets différents, des histoires différentes ou quelquefois revues, mais ce sont des musiques toujours élaborées et jamais bâclées.
À l’orchestre, ce qui frappe, c’est aussi la difficulté à faire émerger ce qui est toujours présent chez lui, une certaine subtilité de l’écriture. Au-delà du Zim boum boum qu’on lui fait dire à ses débuts, ou que certains chefs affectionnent, il y a toujours des moments  où la mélodie emporte tout, où la construction mérite de faire émerger telle ou telle phrase peut-être dissimulée, qui va  annoncer des œuvres bien plus tardives: d’où l’extraordinaire écart entre la routine zimboumesque, fréquente et applicable à tous ses opéras, y compris les plus grands (j’ai entendu des Otello fracassants et cassés, sans parler des Aida de cirque) et la permanente recherche de la profondeur et de la subtilité, y compris là où l’on ne l’attend pas: un Verdi cristallin est toujours une réserve à surprises.
Le sens du théâtre chez Verdi se lit chez les rares chefs qui sont les plus raffinés, ceux qui recherchent le son juste et non pas ceux qui font du bruit. Muti dit souvent « Verdi comme Mozart » voulant souligner des lignes fines, des constructions élaborées, pour faire admettre une sorte d’égale dignité. Verdi n’a sans doute pas besoin d’être comme Mozart, il lui suffit d’être lui-même, et c’est déjà un tel puzzle que bien peu de chefs sont de grands verdiens. Il y eut Toscanini, il y eut Serafin, il y eut Abbado, il y eut Karajan, il y eut Solti, il y eut même Erich Kleiber (et son fils Carlos pour Otello et Traviata), il y a encore Muti ( très grand metteur en son), encore Levine (très grand chef de théâtre pour Verdi) et pour moi il y a aujourd’hui aussi Gatti, sans doute aujourd’hui le plus raffiné et le plus profond (Son Trovatore, sa Traviata, son Falstaff…). Chacun d’eux eurent et ont un cheval de bataille, jamais le même, tant Verdi est un labyrinthe.
C’est le propre des auteurs « populaires » de ne pas toujours être pris pour ce qu’ils sont et d’avancer souvent masqués.
Comment nier que sur l’ensemble d’une œuvre aussi fournie il y ait des réussites plus ou moins affirmées ou quelques ratages ? Mais quelle que soit l’œuvre, quelque chose transpire, une trouvaille, un rythme, un halètement, une vie : il y a toujours un moment de suspension qui nous prend, une chaleur prête à s’exhaler, il y a toujours la musique, derrière le son.
Comme le chant reste chez Verdi un élément fondateur et prépondérant, on a souvent sacrifié le chef aux voix, et si l’on regarde le marché aujourd’hui, il y a peu de chefs de très grande envergure qui osent Verdi. C’est pour moi un signe. On regarde du côté de l’Italie où l’auteur national veut des chefs indigènes, mais dans le nombre, combien de chefs de répertoire qui sont des routiniers, qui garantissent la soirée, mais jamais ni la grandeur ni l’extase.
Moi même, pendant toute ma carrière de spectateur, j’ai vécu peu de moments verdiens délirants : car avec Verdi, le triomphe vire immédiatement au délire lorsqu’au plateau s’ajoute un vrai chef : Boccanegra ou Macbeth avec Abbado, Otello avec Kleiber, Aida avec Karajan, un soir de Nabucco avec Muti, l’Ernani splendide du même Muti en 1982, tellement critiqué lors des représentations, et qui pourtant a produit l’enregistrement que l’on sait et tout récemment encore l’Ernani de Levine au MET, sans doute le dernier grand verdien vivant, ou le dernier Falstaff de Gatti à la Scala en octobre dernier.
Il y a toujours chez ces chefs une pulsion théâtrale, une respiration qui halète, mais aussi des moments de lyrisme inouï, des raffinements qui vous laissent pantois (entendez l’orchestre qui pleure au final du Boccanegra d’Abbado !) ou des explosions saisissantes,  comme l’explosion initiale de l’Otello de Kleiber, celui de 1976 et celui de 1987. Stupéfiant.

La question du jour, ce ne sont pas les chefs (même s’il y a si peu de grands Verdiens) , mais les voix. Les voix verdiennes sont encore plus rares, contrairement à ce qu’on lit çà et là : trois ou quatre sopranos pour Verdi à des degrés divers (Harteros, Netrebko, Radvanovski, Meade peut-être), un seul ténor (Meli) les autres sans intérêt ou des Urlando furioso. Il y aurait Alagna, bien sûr, avec sa voix de soleil, mais il semble hésiter dans ses choix, il reste que le Verdi français lui tend les bras. Dans les barytons, il y aurait Tézier, seul successeur aujourd’hui de Cappuccilli mais il n’y a pas une basse (Furlanetto est en fin de carrière) qui atteigne les sommets d’un Ghiaurov. Même s’il y a beaucoup de basses très correctes sur le marché, aucune ne vit Verdi et ne l’incarne. Il manque dans ce paysage beaucoup d’italiens, mais la situation du chant en Italie, la formation en capilotade, le manque de figures de proue, la situation des théâtres et de la culture en général au pays de Verdi expliquent cette situation désespérante. Composer une distribution « de légende » est aujourd’hui une gageure, comme faire une distribution wagnérienne l’était dans les années 70 ou 80.
C’est dans ce contexte qu’il faut décrypter cette production de Giovanna d’Arco. Bien sûr, chaque époque a ses stars, elles ont aujourd’hui pour nom Netrebko, Stemme, Harteros aujourd’hui : toutes ont chanté Verdi, avec pour chacune de grands moments, mais qui de ces trois là pourrait être « verdienne » au sens où une Leontyne Price l’était, ou une Martina Arroyo, ou une Renata Scotto ?

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

C’’est pourquoi la distribution de Giovanna d’Arco affichée par la Scala était ce qu’on peut faire de mieux pour Verdi aujourd’hui, dans un opéra où le chant est particulièrement difficile, notamment pour la protagoniste qui doit chanter du do grave jusqu’au ré, c’est à dire qui soit un lirico spinto, presque soprano dramatique, avec une culture bel cantiste qui permette les agilités, les notes filées, la morbidezza. On sait que les héroïnes initiales de Verdi sont vocalement tiraillées entre ces extrêmes, les Elvira (Ernani), les Odabella (Attila), les Abigail (Nabucco) sont très difficiles à distribuer (il n’y pas pas une Leyla Gencer par génération). Anna Netrebko semble être aujourd’hui effectivement la plus adaptée, elle qui a commencé par chanter Mozart, qui s’est adonnée au bel canto (sa Giulietta de Capuleti e Montecchi était impériale, sa Bolena fut merveilleuse), c’est à dire un chant contrôlé, une technique de fer, mais aussi du volume et une certaine largeur…tout cela doit aboutir un jour à Norma d’un côté, à Leonora (Trovatore) ou Lady Macbeth de l’autre. Pour elle une partie du chemin est faite, mais les transformations de la voix vont quelque fois plus vite que le chemin à parcourir…

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Car la voix d’Anna Netrebko s’est élargie, s’est même épaissie d’une manière stupéfiante : elle chante en concert Madeleine de Coigny, d’André Chénier, avec une voix incroyablement large. Difficile de garder intactes des qualités bel cantistes, de technique raffinée, de retenue et de contrôle de la voix. Et de fait, si sa Giovanna d’Arco est tout à fait remarquable, la Netrebko n’a plus tout à fait la voix voulue : pendant le premier acte, les notes sont un peu courtes, les agilités moins aisées, et conjuguent difficilement volume et largeur d’un côté, agilité et contrôle de l’autre, même si la deuxième partie de l’opéra est vraiment remarquable : son « L’amaro calice sommessa io bevo » de l’acte III est  vraiment exceptionnel ainsi que son « contro l’anima percossa » de l’ensemble final qu’elle domine très largement. La voix est cependant devenue trop grande et trop charnue et a un peu perdu de la souplesse nécessaire pour certaines pièces de la joaillerie verdienne.
Entendons-nous bien, je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui une autre chanteuse capable d’affronter le rôle aussi bien qu’elle, et elle s’en sort avec les honneurs : mais Verdi est tellement complexe et difficile, et vocalement tellement casuiste, qu’elle n’a plus tout à fait le profil aujourd’hui pour ce type de rôle, et pour Giovanna en particulier.
Francesco Meli était Carlo, c’est aujourd’hui le ténor italien le plus valeureux, notamment pour ce répertoire, car il a chanté d’abord Rossini et les romantiques, ce qui impose une discipline de fer à la voix , et un contrôle de tous les instants: la voix est claire et lumineuse, la technique est imparable, il y a longtemps qu’on n’a pas entendu un ténor aussi rigoureux et aussi propre, avec une ligne de chant, une tenue de souffle exemplaires. Si l’on veut comprendre ce que veut dire technique de chant, il faut l’écouter, et notamment ses modulations sonores : aucun son fixe, aucune note dardée, tout est chanté, tout est parfaitement en place, avec une ligne mélodique à faire pâlir. Oui, Meli est le plus grand ténor italien aujourd’hui, le seul qui défende une manière de chanter qu’on croyait perdue pour Verdi.
Et pourtant la voix peine dans les hauteurs et les suraigus, notamment ceux lancés dans la vaillance, on l’avait remarqué dans Trovatore (en particulier pour «Di quella pira »), ici dans les parties de vaillance, là où orchestre et chœur sont lâchés, il a un peu plus de difficultés à se faire entendre. Mais avec une voix et une technique pareilles, le premier Verdi est quand même pour lui.

Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Carlo (Francesco Meli) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Une deuxième réserve procède peut-être de sa maîtrise technique : il est tellement attentif au chant et veille tellement à cette perfection de porcelaine qu’il lui manque peut-être sur scène une spontanéité, une vie intérieure et une flamme si indispensables pour affronter les grands rôles verdiens. Ce qui peut passer chez Rossini ou Bellini ne passe pas chez Verdi : s’il manque un feu intérieur, s’il manque l’engagement, on reste insatisfait. Le chant de Francesco Meli est magnifique, mais encore dans le verre, encore sous vitrine, encore peut-être insuffisamment incarné, il ne se lâche jamais et n’est jamais scéniquement trop engagé : ce que certains traduisent « il chante tout très bien, mais tout de la même manière ». S’il est magnifique, il n’est jamais bouleversant. C’est la tête sans la tripe. L’admiration est esthétique, rarement théâtrale. Plus que les suraigus, je pense qu’il devrait travailler d’abord la vibration « animale » si essentielle pour que Verdi fonctionne à plein et se libérer sur scène. Disons à sa décharge que le personnage de Carlo, ce rôle  d’icône dorée et statufiée que lui donne la mise en scène ne l’aide pas à « se lâcher » et contribue fortement à cette distance qui me chagrine ici quelque peu.

Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

J’ai eu la chance d’entendre Carlos Alvarez dans le rôle du père abusif Giacomo (une sorte de Germont), qui sortait de maladie (il n’a pas chanté les premières représentations). J’ai pour Carlos Alvarez une très grande indulgence depuis son Posa de Don Carlo à Salzbourg dans la mise en scène de Wernicke avec Maazel au pupitre en 1998, ce qui ne rajeunit pas : une voix d’une suavité exceptionnelle, une douceur bouleversante , d’une jeunesse chavirante: il triompha et reste le seul à avoir marqué ma mémoire (même si Filippo II était déjà René Pape…) .
Bien sûr, la voix est aujourd’hui moins claire, moins douce, moins suave, mais elle bouleverse toujours car lui a la vibration verdienne; ses interventions sont incarnées, elles sont vivantes, et ce Giacomo-là, même si le rôle est un peu brut de décoffrage (le personnage est impossible), est plus humain, plus vécu que les autres personnages. Si Verdi était là ce soir, il vivait surtout en Alvarez, dont les deux derniers actes étaient totalement engagés, prenants, étreignant le cœur pour nous rappeler comment on doit entrer en Verdi. Il suffit d’écouter dans son air initial du 3ème acte « Speme al vecchio era una figlia », avec quelle variété de couleur il chante le vers final « quella misera sottrar » avec un orchestre qui n’est pas sans rappeler celui de Simon Boccanegra.

Dmitry Belosselskyi en Talbot, le méchant anglais, chante avec énergie, mais n’a pas la couleur que j’aime chez les basses verdiennes. Cela chante mais cela ne vibre pas trop non plus (c’était aussi patent dans son Silva d’Ernani à New York l’an dernier, très en place, peu  en âme). Mais le rôle est bref. Il reste qu’un « Wanted basse pour Verdi » serait bienvenu dans les petites annonces. Les basses bonnes ne manquent pas sur le marché, mais les grands rôles de basse chez Verdi sont exigeants et surtout pas interchangeables. Tous les Filippo II ne sont pas des Fiesco par exemple (René Pape n’a d’ailleurs pas abordé ce dernier).
On va trouver que je suis en train de couper des cheveux en quatre, mais j’essaie simplement de faire percevoir l’extrême complexité des exigences verdiennes, et notamment de ce Verdi-là, dans cette salle-là. On voit tellement de Verdi « fast food », tellement de Verdi tout venant que cela finit par instiller des jugements faussés, voire dégrader celui qui reste l’un des plus grands.
Or Giovanna d’Arco n’a jamais été retenu comme un des grands chefs d’œuvre et on le joue si rarement que je ne l’ai vu que deux fois, à Bologne dans une mise en scène de Werner Herzog et déjà Riccardo Chailly (qui était alors le directeur musical du Comunale) et cette fois-ci à la Scala. C’est paradoxalement l’un des opéras de Verdi que j’ai écoutés le plus et que je connais donc le mieux (dans l’enregistrement irremplaçable et référentiel de James Levine avec Caballé, Domingo, Milnes, tous jeunes et éclatants – Domingo !- et pas dans le dernier venu de Salzbourg) comme on écoute des musiques agréables et engageantes dans des situations diverses, le matin au réveil, en voiture pour un long trajet, en fond lorsqu’on cuisine. Une musique rythmée, des ensembles vigoureux, des airs qu’on retient bien et quelques mouvements d’émotion donnés par un Domingo en grâce et une Caballé de rêve. J’écoute souvent Rossini que j’adore, dans les mêmes conditions, celles qui ouvrent des jours heureux, qui vous rendent de bonne humeur toute la journée.
C’est dire que j’aime Giovanna d’Arco, et que je ne méprise pas cet opéra.
Il reste que j’ai des doutes pour ce choix pour une Prima.
Je comprends Riccardo Chailly, qui a voulu rester fidèle à une œuvre depuis longtemps défendue, et qui a voulu donner l’aura de la Première et donc le regard Mondovisuel à un opéra de Verdi qui sinon n’aurait pas eu les honneurs des médias comme à cette occasion. De plus, reprendre un opéra de Verdi non joué à la Scala depuis 1865 faisait parler le Landerneau lyrique, mais la Prima est aussi l’occasion de rendre témoignage de l’état du théâtre, de l’état des masses artistiques, ballet compris et donc exige un opéra aux dimensions plus larges ou même plus populaire, voire plus racoleur : l’epos est de mise le 7 décembre. Giovanna d’Arco est au contraire assez bref, mais c’est peut-être un avantage à la Prima que de laisser le temps à tous les inutiles qui peuplent la salle ce soir là d’aller ensuite dîner pas trop tard et aux TV de ne pas voir se prolonger une soirée d’opéra au delà du supportable pour les indices d’audience.
Riccardo Chailly a défendu l’œuvre avec vaillance, avec son énergie coutumière sans ce volume excessif remarqué à Turandot. La première de Turandot était son entrée officielle comme directeur musical et cette Prima était son premier 7 décembre ès qualité, ceci pour la chronique. Il a merveilleusement dirigé l’ouverture, l’une des « Sinfonie » les plus réussies de Verdi, notamment le crescendo initial aux cordes, et le jeu sur les bois, délicate antithèse avec les envolées aux cuivres, et avec son final en tarantelle brutale qui emporte tout sur son passage (qu’il faut oser s’agissant d’un personnage comme Jeanne d’Arc) et qui finit en explosion sonore étourdissante – Verdi est grand, très grand !- , Chailly a  tout aussi magnifiquement accompagné certains moments et notamment les chœurs, tout à fait exceptionnels dirigés par Bruno Casoni, qui ont montré que dans ce répertoire ils sont irremplaçables. Certains autres passages cependant me sont apparus moins réussis, notamment les équilibres entre musiques de scène et fosse, ou dans l’ensemble un relatif manque de lyrisme et quelquefois de rondeur que cette musique encore très romantique m’inspire. C’est tout de même une direction sans failles, très carrée, très architecturée, mais pas toujours si sensible, ce que je reproche quelquefois à d’autres Verdi de Riccardo Chailly.

Giovanna (Anna Netrebko) Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) Carlos Alvarez (Giacomo) ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

Cette Giovanna d’Arco reste donc très bien menée, et à quelques détails (très personnels) près, magnifiquement dirigée, comme dans le duo Giovanna/Giacomo (de l’acte IV) qui reste pour moi le moment le plus lyrique et le plus intense à l’orchestre, et aussi l’un des moments mélodiques les plus réussis de l’opéra.

« Pensier non ho, non palpito
che non sia volto a te » (Giovanna)
– « chiari la mente a me » (Giacomo)

Mais la question c’est aussi la complexité du sujet : Jeanne d’Arc est une héroïne symbolique en France, l’héroïne de la défense de la patrie, confisquée sans trop de scrupules quelquefois par des partis politiques qui n’ont de Jeanne d’Arc ni la grandeur, ni la sainteté, ni l’honnêteté, mais peu utilisée au théâtre et peu à l’opéra (c’est à l’étranger avec Schiller, Verdi, Tchaïkovski, qu’elle est assez bien servie), en France, la Jeanne au Bûcher d’Honegger, ou la Pucelle d’Orléans de Voltaire, plutôt ironique, ne sont pas des œuvres canoniques et les seules grandes références sont, à part la magistrale Jeanne d’Arc de Michelet, qu’on ferait bien de relire, presque exclusivement cinématographiques avec La Passion de Jeanne d’Arc, avec Falconetti,  de Carl Dreyer, ou même Robert Bresson ou Jacques Rivette.
Le destin personnel de Jeanne, Les replis psychologiques, son histoire emblématique en font au total un personnage plus cinématographique d’opératique.

Scène finale ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Scène finale ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

En plus, il reste difficile de mettre en opéra le procès, voire le supplice.
Schiller avait tourné volontairement le dos à la vérité historique, faisant de Jeanne un personnage tragique pris entre son destin historique, sa pureté et ses amours terrestres : il la fait mourir devant Paris (où elle fut blessée) montant au ciel entre son père repenti et son roi amoureux et désormais seul. Difficile à admettre en France où je ne sais même pas si l’œuvre a été jouée un jour à Paris.

Jeanne chez Schiller et Verdi  est amoureuse de l’icône royale qu’est Charles VII, un roi discuté dans l’histoire, et ici icône et amour, et elle est victime pour cela d’un père abusif, un de ces pères très XIXème qui n’a qu’une obsession, le qu’en dira-t-on devant une femme qui vit au milieu des hommes et qui risque chaque jour de perdre sa pureté. C’est d’ailleurs son obsession : elle sauve la France et papa demande si elle est restée vierge. Dans mon jeune temps, Pierre Daninos faisait dire à la gouvernante anglaise donnant des leçons de stoïcisme aux jeunes filles « ferme les yeux et pense à l’Angleterre », Jeanne d’Arc pense à la France en gardant les yeux ouverts, et sans jamais penser à ça .
C’est bien le problème de Giovanna d’Arco, une intrigue ténue qui suit quelques épisodes de la vie de Jeanne, des personnages sans consistance ou difficilement concevables comme le père. Jeanne, navigue entre l’héroïne en armure, la sainte en devenir,  la petite et tendre bergère, le père est tout d’une pièce, tout méchant d’abord (et traître par dessus le marché qui va vendre sa fille aux anglais) et tout gentil ensuite quand il est trop tard et qu’il découvre que sa fille est pure, et un roi qui ne sait pas trop quoi faire de sa peau quand Jeanne n’est pas là sinon lui promettre l’avenir radieux des icônes (« Vale, o diva ! Qual patrio retaggio/Tu vivrai d’ogni Franco nel cor »).
Que faire avec tout ça, qui n’est pas bien passionnant, lorsqu’on est metteur en scène au XXème siècle?
Autant Patrice Caurier et Moshe Leiser ont réussi avec Norma à Salzbourg et Zurich un travail de transposition dans le monde de la résistance française, autant avec cette Giovanna d’Arco, autre figure de résistance, ils se contentent de faire une figure de l’hystérie, qui a un compte à régler avec son père (trop proche, trop insistant et presque incestueusement jaloux) et préfère vivre sa vie de substitution au service du Roi rêvé, évidente figure paternelle qu’elle rêve amoureux et dont elle tombe amoureuse.
La scène s’ouvre sur un intérieur XIXème (décor assez efficace de Christian Fenouillat) où la jeune fille est dans son lit, observée par un père et des servants, tous angoissés, et où elle entre en crise au moment où apparaissent en transparence le chœur et Carlo, statue dorée sortie d’une tapisserie,  d’un retable ou sculpture vivante, en bref tout sauf de la chair.
L’histoire à partir de là ne sera qu’alternance de fantasme et de réalité, jusqu’à se superposer : le monde du fantasme permettant de la couleur, des costumes, des grands décors (la cathédrale de Reims) des assemblées nombreuses, en bref l’épique, et celui plus réaliste et intime de l’intérieur bourgeois, sans lumière, grisâtre, avec le pauvre petit lit de Jeanne et les deux univers jouant quelquefois l’un avec (contre/de) l’autre, mais sans vraie conviction. L’héroïne et la victime s’emparant tour à tour de l’image de Jeanne : armure d’or, étendard, mais aussi chemise de nuit, l’un le disputant à l’autre, quelquefois maladroitement d’ailleurs.
Les deux metteurs en scène se sont sortis du guêpier par la petite porte, sans grandes idées, sans vraie ligne, sans travailler plus que cela le jeu des acteurs ou les niveaux de lecture : Meli empêtré dans son or ou sur son cheval de bois (scène finale) ne fait rien, c’est d’ailleurs un peu son rôle, Netrebko est un peu gênée, surtout lorsqu’elle doit enfiler ou défaire son armure, seul Alvarez est plus cohérent parce qu’il est dans un seul univers, les pères abusifs étant une tradition dans certains Verdi, on peut toujours puiser dans ses souvenirs.
Il en résulte un travail au total illustratif, qui oublie vite l’hystérie initiale ou qui renonce à l’exploiter, et qui laisse le public jouir de tableaux d’ensemble photographiques. Il ne se passe rien de prenant, rien qui ne puisse accrocher le spectateur.
La question est de savoir s’il peut se passer quelque chose avec cette histoire, avec ce livret, et s’il ne vaut pas mieux se laisser aller à la musique, sans chercher à trouver quelque chose derrière les yeux. Ce travail sans intérêt, presque inachevé, assez médiocre (qui n’a même pas une idée comme celle de la salle d’injection létale qu’on avait vue dans leur Maria Stuarda à Londres) laisse un peu le spectateur sur sa faim : il n’y a pas un moment qui vibre ou qui secoue, cela reste plat et sans âme.
Vu l’accueil du public de la Scala à la modernité, et vu l’intérêt habituel démontré par ce public très particulier et sa chaleur polaire à remercier la troupe au moment des saluts, on peut se demander si cela ne suffit pas.
Cela ne suffit pas en tous cas à rendre cette Giovanna d’Arco historique. C’est un spectacle en bon ordre, un Verdi musicalement réussi, mais sûrement ni une pierre miliaire dans l’histoire de l’interprétation verdienne, ni évidemment dans celle de la mise en scène.
Il reste à savoir s’il était possible de faire mieux ou au moins autrement…[wpsr_facebook]

Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) devant la cathédrale de Reims ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala
Giovanna (Anna Netrebko) et Carlo (Francesco Meli) devant la cathédrale de Reims ©Brescia/Amisano -Teatro alla Scala

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: TURANDOT de Giacomo PUCCINI le 8 MAI 2015 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY; Ms en scène: Nikolaus LEHNHOFF)

Turandot (Acte I) ©Brescia/Amisano
Turandot (Acte I) ©Brescia/Amisano

La question de l’inachèvement de Turandot pose de manière plus profonde celle de la résolution du conte de Gozzi, et de l’histoire, qui est celle de l’humanisation de l’héroïne. Devenue femme amoureuse, ayant perdu sa distance et sa frigidité, par la vision de l’amour de Liù, celle ci n’est pas une Isolde, mais bien plutôt une Brünnhilde, découvrant en Siegmund et Sieglinde la force de l’amour et du même coup abdiquant virginité et immortalité pour vivre l’amour humain. Il y a dans le parcours de Turandot quelque chose de très semblable. Mais Puccini n’a pas fini l’œuvre, et ne l’a pas bouclée musicalement, et ni Alfano et ni Berio ne sont totalement convaincants, on le verra. L’enjeu de ce final, c’est bien la transformation de Turandot de roc en fragilité, même si cette fragilitė se perçoit déjà dans la scène des énigmes quand les réponses successives de Calaf bousculent et hystérisent la princesse, élément lisible aussi dans la musique qui accompagne la manière dont Turandot pose les questions.

Tel qu’il existe aujourd’hui l’opéra met en scène une princesse lointaine et monstrueuse, à la psychologie fruste, un prince égocentrique prêt à tout sacrifier pour la conquérir et qui sacrifie donc et père et esclave, c’est à dire ce qui lui reste de sa famille et de ses origines probablement arabes vu son nom sans doute venu du mot Calife. Mais Calaf est inflexible pour mieux faire tomber la princesse, et lui faire enfin connaître ce qu’est la force de l’humain…les seuls personnages ayant au départ une humanité sont ceux qui sont sacrifiés Timur et surtout Liù. Ce n’est pas un hasard si la plupart des distributions à la Scala depuis les années 70 affichent les Liù les plus légendaires, Tebaldi, Freni. Face à des Turandot qui alternent entre légendes (Nilsson) et grosses voix du moment (Mastilovic).

Pour Turandot en effet, on a pu afficher Birgit Nilsson, référence  incontestée de l’après guerre, et Caballė, tout aussi incroyable…aujourd’hui on oublie que Caballé fut Sieglinde ou Salomé et on ne retient que la référence en matière de bel canto, mais la voix de la Caballé avait cette ductilité capable d’épouser les rôles les plus divers. Et elle était Turandot, je peux en témoigner puisque je l’ai vue dans ce rôle, à Paris, lors de la reprise de la production de Margherita Wallman en 1981 (sous la direction d‘Ozawa), j’ai vu aussi Eva Marton (et Maazel) Ghena  Dimitrova (et encore Maazel) , et Nina Stemme est la dernière d’une longue série de grandes voix. Mais je garde une agréable surprise devant une Turandot inattendue à Gênes il y a quelques années , interprétée par Raffaela Angeletti qui m’avait frappé par sa fragilité intrinsèque, qui donnait au rôle  une autre nature.

Mais la tradition veut qu’on donne le rôle à une maîtresse des décibels, pour les incroyables hauteurs de in questa reggia. 

Pour Calaf c’est un peu différent, il n’a certes qu’un grand air fameux, nessun dorma,  dont la référence reste Luciano Pavarotti, mais que tous les grands ténors ont eu à leur répertoire Carreras, Domingo, Lucchetti, Alagna et sous peu probablement Kaufmann. Le rôle est tendu notamment au premier acte pour dominer le flux orchestral.

Le choix d’Aleksandr Antonenko est ici le choix d’une voix, plus qu’un interprète, mais c’est une voix de référence.

Acte III ©Brescia/Amisano
Acte III ©Brescia/Amisano

Alexandre Tsymbaliuk qui est un Boris apprécié, en Timur, c’est presque sous dimensionné, Timur restant un rôle secondaire, mais cela donne d’autant plus de poids au personnage, le couple Timur/Liù s’opposant alors au couple Turandot/Calaf.

Quant à Liù, le choix de Maria Agresta, jeune star du chant italien, continue la grande tradition scaligère des Liù de référence .

La musique de Turandot est assez singulière dans la production puccinienne . Il ne faut pas oublier qu’elle est contemporaine de Wozzeck, comme il ne faut jamais oublier quand on écoute Puccini ses relations réciproques d’estime avec Schönberg et son intérêt déclaré pour le Pierrot Lunaire. D’ailleurs, la manière de classer Puccini dans le vérisme est une erreur fréquente de ceux qui n’écoutent pas, même les premiers succès, à commencer par Manon Lescaut. Ce n’est pas un hasard si c’est le seul opéra de Puccini qu’Abbado aurait voulu diriger. C’est d’ailleurs la même problématique pour Zandonai dont la Francesca da Rimini n’a pas le son d’une œuvre vériste, mais bien plus proche par ses accents d’un Fauré ou d’un Debussy…

Pour les compositeurs d’opéra des premières années du XXème siècle, la découverte de la seconde école de Vienne est un élément clé, en positif comme en négatif, mais tous se positionnent. Puccini reste une référence pour beaucoup de compositeurs de l’époque (ceux que les nazis vont classer comme dégénérés, mais aussi Janacek ). Il faut lire Turandot comme une œuvre du XXème siècle, utilisant de la musique contemporaine et plongée dans les débats musicaux du moment, y compris le wagnérisme revu du début du XXème (il y a dans Turandot quelques traces) et pas un reliquat de musique du XIXème. En ce sens, le final de Berio peut avoir du sens. Je me souviens d’Ingo Metzmacher me disant qu’il voudrait être invité en Italie à diriger Puccini, parce qu’il le ferait comme on dirige Schönberg…

Cette musique surprenante, à l’orchestration complexe, avec ses dissonances, son agressivité orchestrale, avec ses fausses chinoiseries, même si Puccini était soucieux d’authenticité, avec le rôle trės marqué des percussions, qui pour le coup renvoient à ce premier XXème Stravinski bien sûr, mais aussi Bartok, mais aussi à la musique américaine que Puccini familier de New York connaissait bien, il y a des moments qui sonnent comme Gerschwin et qui annoncent Bernstein. Enfin l’écriture même du rôle de Turandot abandonne la mélodie du chant italien, la manière de porter la voix aux extrêmes, éloigne bien sûr Turandot de l’humain, mais la rapproche vocalement d’autres héroïnes, plus germaniques : Puccini s’intéressait à Strauss…

Il y a donc une modernité de Turandot c’est à dire une manière de considérer l’œuvre non par rapport au passé, mais par rapport à l’avenir qu’il faut toujours avoir en tête lorsqu’on l’écoute.

L’œuvre originelle de Carlo Gozzi (1762) qui trouve ses origines dans une publication du début du XVIIIème siècle rassemblant des contes persans (et non chinois) eut déjà une certaine fortune. Gozzi qui a voulu rénover ou continuer à faire vivre la tradition de la Commedia dell’Arte ou de la pièce fantasmagorique en s’appuyant sur les modes du temps, comme la mode chinoise, fort à la mode en Europe au XVIIIème, cherche à proposer une sorte de théâtre rêvé et exotique.Cela va être si apprécié en Europe et notamment en Allemagne que Schiller va s’emparer de la pièce et la traduire en 1802, et la présenter avec Goethe à Weimar, foyer créateur et créatif de l’histoire du théâtre en Allemagne. Weber lui même va en faire des musiques de scène.
Plus près de Puccini et avant lui, en 1917, Ferruccio Busoni va présenter sur la même histoire une Turandot, en langue allemande, mais plus proche des intentions de Gozzi, qui n’a rien de l’épopée puccinienne, mais qui reste intimiste, comme l’œuvre originale créée dans le petit théâtre vénitien de San Samuele.

La plupart du temps, les mises en scène se contentent de proposer une version spectaculaire faite de chinoiseries, une sorte de représentation des rêves chinois du public, c’est le cas à la Scala de Margherita Wallman (qui fit aussi la Turandot parisienne de 1968, dont je vis la reprise en 1981), de Franco Zeffirelli, qui a régné longtemps, il y a eu ensuite le japonais Keïta Asari, et enfin Giorgio Barberio-Corsetti en 2010. Vérone s’est fait la spécialité de grandes machines chinoisées, pour en arriver à Zhang Yimou, qui a proposé au moment des JO une superproduction à Pékin .

Les trois niveaux de l'acte  II ©Brescia/Amisano
Les trois niveaux de l’acte II ©Brescia/Amisano

On doit reconnaître que cette fois, Nikolaus Lehnhoff, qui reprend une mise en scène faite à Amsterdam en 2010, essaie d’échapper à ce pittoresque de dessin animé. Pas de centaines de figurants en scène, la Chine est plus esquissée que dessinée, l’espace lui même, fermé par de hauts murs cloutés, rouges comme les murs de la cité interdite, image de prison, est à trois niveaux, celui de l’empereur, près du ciel, en blanc, celui des dignitaires en rouge sur un balcon, et celui du peuple enfoncé dans le plateau au premier acte. Tout change au deuxième acte où l’espace de jeu se vide pour laisser les deux protagonistes Calaf et Turandot seuls, les dignitaires regardant du balcon les “épreuves” conçues ainsi comme une joute que l’on regarde, et d’où le peuple est exclu une sorte de jeu de cirque à deux personnages, comme le montre la photo ci-dessus. Turandot ayant quitté son podium pour se lancer dans l’arène, qu’elle ne quittera pas d’ailleurs jusqu’à la fin de l’opéra. Et du blanc pur immaculé inaccessible du premier acte, elle s’habille de noir prophétique de sa chute dans l’humain qui sera symbolisé par le geste de Calaf qui lui arrache manteau et coiffe.

Turandot  (Acte II) ©Brescia/Amisano
Turandot (Acte II) ©Brescia/Amisano

Le jeu des costumes n’est pas indigne d’intérêt. Blanc (le deuil en Chine) pour l’empereur et sa famille au II, blanc pour Turandot au I, gris clair pour Liù et Timur, et noir pour tous les autres, le peuple, relégué au rôle d’ombres noires, munies de chapeaux aux yeux maquillés de noir comme dans certains tableaux expressionnistes. Quant à Turandot, toujours vêtue de manière presque proche d’un personnage de bande dessinée, elle tient en main un demi-cerceau rouge, destiné à empêcher tout humain – essentiellement mâle- d’approcher. Elle s’en servira comme une sorte de bouclier face à Calaf.

Les trois ministres Ping, Pang, Pong habituellement vêtus de costumes de mandarins de fantaisie sont ici vêtus comme trois clowns, et dans l’ensemble la conception des costumes d’Andrea Schmidt-Futterer renvoie à une ambiance marquée par Brecht (dans ces années, il commence sa carrière au Deutsches Theater de Max Reinhardt): maquillages clownesques, visions un peu expressionnistes des peintures a la Otto Dix ou Max Beckmann, en bref, une ambiance « Berliner Ensemble » et Lehnhoff et son décorateur Raimund Bauer ont essayé de donner à cette Turandot une couleur vaguement « Art déco » ou « Liberty » aussi, en tous cas une valence plus proche des années 20 ou 30 qu’une Chine revisitée.

Les personnages restent à distance, se touchent peu, plus comme emblèmes que comme personnages. Turandot et Calaf, pris au départ dans un ballet réglé (par exemple la scène des énigmes) redeviennent « personnages » à la fin parce que tout simplement ils se touchent alors que Timur et Liù sont les seuls vrais « humains » par les gestes, attitudes, habits, dans ce monde d’automates ; le cadavre de Liù reste en scène pendant le duo final, comme témoignage de l’humain, témoignage de l’amour et donc cause du retournement final.

Une mise en scène moins passe-partout qu’il n’y paraît , qui convient au public de la Scala fait en ce moment de touristes de l’EXPO , on parle beaucoup japonais et russe dans la salle, et de publics d’abonnés que le seul mot de “mise en scène” fait frémir. Voilà un travail qui ne va choquer personne, assez beau à voir pour déclencher y compris pendant le spectacle des photos prises de mobiles restés évidemment allumés (…à la Scala, les spectateurs qui du haut regardent la platea – le parterre – voient des dizaines de petites lucioles qui sont les mobiles allumés, c’est le seul théâtre où ce soit si caricatural). C’est un travail suffisamment intelligent pour permettre de gratter un peu derrière les images et de constater que les intentions sont loin d’êtres routinières.
A ce travail résolument XXème siècle correspond une approche XXème siècle de Riccardo Chailly, qui fait là son esordio (ses débuts) comme directeur musical de La Scala, où il n’a pas dirigé depuis une petite dizaine d’années. Chailly voit Turandot comme une œuvre du XXème siècle, contemporaine de tous les mouvements musicaux et intellectuels qui marquent les trente premières années du siècle. C’est bien ce qui marque dans ce travail. Chailly dirige Turandot comme la voisine de Berg, de Webern, de Varèse (lui qui dirige Amériques comme personne), mais aussi de Stravinski . C’est presque une Turandot « république de Weimar » qui nous est donnée à entendre, une Turandot vibrante de modernité: lecture analytique à l’extrême, sons secs, précis, peu de legato, sauf lorsque la musique se réfère à la musique américaine, un ensemble à la fois monumental, et glacial. Point n’est besoin d’ailleurs d’en affirmer la modernité, l’audition du 1er acte suffit pour nous en convaincre. Dans cette option très symphonique, où l’orchestre répond de manière splendide (il y a eu de longues répétitions), on va en oublier…le plateau.
En effet, si l’orchestre est superbe, si l’approche rend parfaitement cohérent le choix du final de Berio, l’ensemble est beaucoup trop fort (au moins pour les places de parterre) et couvre comme un mur de son débordant tout ce qui se passe sur le plateau, obligeant les chanteurs pour pouvoir êtres entendus à tendre leur voix à l’extrême, et même, ce qui est assez étonnant, on entend mal le chœur, un comble s’agissant de la Scala et de cette œuvre où au début surtout, il est déterminant. Certes, le choix de Chailly est de proposer (est-ce possible ?) une Turandot moins épique vocalement, plus sombre et presque plus intimiste (absence de figurants, absence de spectaculaire), mais en même temps cherchant à rendre une image de poème symphonique, voire de de légende dramatique, où voix et orchestre se mêlent, sauf qu’ici l’orchestre domine voire écrase tout, inonde tout comme un tsunami sonore sur son passage, portant presque seul la monumentalité de l’opéra. Ce déchaînement d’éléments est tellement marqué que je me suis demandé si le décor, très fermé, ne créait pas un effet de réverbération et de retour sonore excessif, mais normalement, il y a des assistants en salle capables de signaler les excès…

Les choses s’équilibrent au deuxième acte, mais dans l’ensemble, l’orchestre met en difficulté non pas Nina Stemme, qui en a vu d’autres, mais l’équilibre du plateau qui souffre, et c’est dommage ; car l’approche de Chailly est très défendable et surtout les détails qui émergent de la fosse, la manière de faire sonner des bois et les cuivres, la manière d’exiger des sons, nets, sans bavures, mettant en relief les éléments inspirés des contemporains, les jeux sur l’atonalité, tout cela donne une couleur vraiment XXème siècle à l’ensemble et replace Turandot là où l’œuvre doit être, chronologiquement à côté de Wozzeck, en cohérence parfaite avec la production de l’époque.
Alors, le choix du final de Berio prend son sens. Bien sûr, il y a le travail d’Alfano, fortement influencé sinon dicté par Arturo Toscanini, dont la toute première version n’a pas encore été proposée sur les scènes, mais en terminant l’œuvre par une sorte de chant triomphant, il est en contradiction avec ce que voulait Puccini, et notamment à cause du final wagnérien à la Tristan qu’il désirait. De plus l’orchestration d’Alfano est moins passionnante, la partition perd immédiatement en épaisseur et en diversité. La mélodie puccinienne y est peut-être présente, mais sûrement pas le tissu orchestral toujours complexe (y compris dans La Bohème d’ailleurs , si souvent aplatie) chez Puccini. Bien sûr, Berio compose à la fois tenant compte de ce que le XXème siècle a proposé en matière de création musicale et d’innovation, mais aussi en tant que compositeur d’opéras dans la grande tradition italienne et enfin en cherchant dans les parties recréées à évoquer un univers musical qui intéressait Puccini, ainsi glisse-t-il des citations de Gurrelieder, ou quelques mesure de la 7ème de Mahler. Dans ce final, il y a des moments qui regardent très nettement vers le contemporain, des éléments dissonants (comme chez Puccini) et Berio utilise plus d’esquisses de Puccini qu’Alfano et il écrit notamment ce final en adagio auquel Puccini aspirait. Et qui est si cohérent avec l’évolution psychologique des personnages qui ont chacun laissé l’épique pour une expression plus lyrique. Il serait excessif de dire que ce final éblouit. Disons que s’il ne fait pas regretter Alfano, il ne passionne pas mais il surprend et certains moments sont vraiment passionnants. Notamment les dernières mesures .
Riccardo Chailly a donc eu raison à la fois de proposer le final de Berio, pour la première fois et surtout de proposer une vision de l’ensemble qui joue la cohérence et la modernité. Il l’a d’ailleurs déclaré plusieurs fois avant la première, et notamment devant les étudiants de l’université. Ce sont les conditions de réalisation, le travail sur le volume les déséquilibres fosse et plateau qui posent problème, mais pas les choix interprétatifs. Enfin, le public très traditionaliste de la Scala, fossilisé notamment les soirs d’abonnement a semblé accepter la chose avec son indifférence coutumière vu l’accueil tiède reçu dans l’ensemble ; quant au reste du public, touristique russophone ou nipponophone, plus intéressé par les selfies, les bavardages incessants et les photos de scène au milieu du spectacle, ne se pose pas la question de Berio ou Alfano qui ne l’a pas effleuré une seconde.
Cette production était idéalement calibrée pour cette diversité des publics, classique mais pas trop, plutôt bien distribuée, bien dirigée, et avec en plus un prétexte musicologique qui attirait les animaux de mon espèce. La suite de la programmation, qui enfile les standards comme des perles de culture (ou d’inculture ?), Lucia, Cavalleria/Pagliacci, Carmen, Tosca, Otello (de Rossini) est encore bien plus touristique et attrape-mouches.

Comme je l’ai souligné, le magnifique chœur de la Scala perd un peu de son relief au lever de rideau, face au tsunami sonore de l’orchestre, d’autant que les choristes sont un peu « enterrés » et chantent à demi-enfoncés, la prestation est comme souvent, excellente, mais il faut quelquefois tendre l’oreille pour véritablement le distinguer avec bonheur.

Alors évidemment, le chant peut être victime d’une telle option. Le ténor (Aleksandr Antonenko) pousse au maximum (heureusement, il a la réserve voulue) dans Calaf, mais son chant est tellement inexpressif que pousser la note est la seule chose dont on peut le gratifier. C’est un Calaf sans couleur ni tension, avec une tenue en scène sans relief. J’ai entendu dans Calaf des voix très variées, de Pavarotti à Bonisolli, de Carreras à Giacomini, chacun avec des moyens très différents, mais tous s’efforçant de donner vie et vibration. Antonenko, qui est un chanteur fréquent dans les rôles à décibels, reste absent, distancié sans le vouloir, peu impliqué par l’action et peu impliqué dans le personnage : regard vide, déplacements lourdauds, gestes creux ou passe-partout. Au fond, il donne sans le vouloir sans doute à Calaf cette absence d’humanité et d’authentique présence qui est aussi la volonté du metteur en scène.

Ce n’est pas le cas de Timur, chanté par Alexander Tsymbalyuk, qui n’a pas la voix du vieillard fatigué, mais celle de la basse vigoureuse qu’il est (c’est un Boris de grande classe). Il est très émouvant, par la couleur, par l’intériorisation, par l’intelligence du propos et par la diction, on ne fait pas toujours attention à Timur habituellement, mais ici, distribué à une grande basse de notre temps, le personnage prend un relief inattendu, d’autant qu’avec la Liu’ de Maria Agresta, ils forment un couple de personnages cohérents, prenants, émouvants
Maria Agresta est en train de devenir le soprano lyrique qu’il faut avoir vu…On l’a vue dans Nedda le mois précédent à Salzbourg. Elle chante le bel canto, Verdi, le vérisme…attention à l’overdose…le monde du chant italien est le grand spécialiste du usa et getta, on prend un soprano jeune, prometteur, on l’use en quelques années et on passe à un autre…cela fait 20 ans que ça dure avec le résultat désastreux sur le paysage italien actuel.

Mort de Liù ©Brescia/Amisano
Mort de Liù ©Brescia/Amisano

Maria Agresta a une belle voix de soprano lyrique, mais pas si grande, avec quelques acidités parfois. Elle est très émouvante dans Liù, plus par les accents qu’elle y met que par un timbre assez banal. C’est sans conteste une artiste, qui sait utiliser ses atouts (présence, diction, interprétation), mais on a toujours l’impression d’une voix sans vraies réserves, toujours sur le fil du rasoir notamment dans les aigus. Quand je pense aux Liù entendues par le passé, elle ne les dépasse pas, même si elles ont des noms oubliés Yoko Watanabé, Lucia Mazzaria, ou moins oubliés comme Katia Ricciarelli, a fortiori si l’on regarde le disque, de Leontyne Price à Mirella Freni, de Teresa Stich Randall à Elisabeth Schwartzkopf. Elle a l’émotion, le sens du pathos, la technique aussi, émouvante, elle sait l’être, bouleversante, pas encore. Il faut avoir le timbre chaud de la Freni et sa sécurité vocale, sa rondeur, sa vibration interne pour bouleverser le public. Il reste que c’est Maria Agresta qui remporte le concours de l’applaudimètre, pourtant ce soir tiède et indifférent.
Turandot, c’est Nina Stemme. Dans le paysage des Turandot du jour, assez clairsemé et géographiquement dispersé entre scandinaves, russes et allemandes, Nina Stemme se devait d’aborder le rôle. Quand on est suédoise, il y a un rang à tenir pour succéder à l’incontestable référence depuis 50 ans, Birgit Nilsson. J’entends çà et là que Nina Stemme a des accents nilssoniens…ce qui est totalement faux ; le timbre de Nilsson était froid, ses aigus coupants, avec une réserve infinie. Qui l’a entendue en salle garde en mémoire cet incroyable volume (L’orchestre de Chailly eût paru un orchestre de chambre, face à ce volume), cette sûreté, et aussi un certain engagement qui faisait qu’elle était tout sauf un bout de bois en scène. Nina Stemme est un soprano dramatique, c’est évident, mais le timbre n’a pas cette froideur, il a bien plus de rondeur, et la réserve à l’aigu, notable, est moindre de celle de sa compatriote. Là où Nilsson était inhumaine et semblait presque infaillible, Stemme est au contraire humaine et presque faillible. Et pour la Turandot voulue par Nikolaus Lehnhoff, c’est très juste. Loin d’être la Turandot perchée en hauteur et inaccessible du premier acte et de toutes les mises en scène de l’acte II qu’on voit dans les théâtres, nous avons une Turandot qui descend dans l’arène , et qui darde ses aigus du proscenium (heureusement d’ailleurs sinon l’orchestre l’aurait aussi balayée…). Dans le combat avec Calaf qui est réglé par le metteur en scène dans la scène des énigmes, Stemme est vraiment magnifique, vocalement et scéniquement.
Cependant, la question de Turandot, c’est que le rôle n’est pas bien passionnant. Le premier acte est muet, le second acte est tout entier dédié à In questa reggia qui n’est pas un air aux raffinements psychologiques évidents, et à la scène des énigmes, plus subtile qu’il n’y paraît à l’orchestre et dans le déroulement psychologique, mais où l’hystérie de l’héroïne est mise en évidence.
Au troisième acte, Turandot pourrait être un rôle plus travaillé, dans sa recherche désespérée du nom du Prince inconnu (Il principe ignoto), pour le condamner ou pour se condamner. L’enjeu devrait être marqué dans le jeu du personnage, et aussi lors de la mort de Liu’, déclencheur du basculement.

Amore? ©Brescia/Amisano
Amore? ©Brescia/Amisano

Ainsi lorsqu’elle annonce au peuple qu’elle a le nom du Prince et qu’il est « amore », un très grand metteur en scène, qui sait faire travailler l’individu et en faire sortir quelque émotion, pourrait faire un travail de contraste entre la Turandot du II et celle du III. Ce n’est jamais fait, dans aucune mise en scène et pas plus dans celle-ci. Turandot passée de glaçon à femme amoureuse reste à peu près la même, rien ni dans le geste, ni dans le ton, ni dans les accents, ne nous indique ce changement…Sans doute Nina Stemme n’arrive-t-elle pas à le rendre par ses ressources personnelles d’interprète, sans doute la mise en scène reste-t-elle au seuil de ce qui pourrait être un moment d’émotion, mais surtout ce n’est pas Puccini qui écrit la musique, et cela se sent. Ce maître de la gestion millimétrée du pathétique et de la mélodie qui tire les larmes eût-il sans doute déployé là quelques traits de génie qui auraient aidé et chanteuse et metteur en scène à basculer. Tout cela reste extérieur et pour tout dire lointain. Ainsi Nina Stemme est-elle une belle Turandot sans que le rôle ajoutât quoi que ce soit à sa gloire. À ce point de la carrière, elle devait l’aborder pour couvrir le spectre de tous les rôles de soprano dramatique de référence, et après ?
Même si cela peut surprendre (en bonne rhétorique on va du moins au plus important), je voudrais terminer mon tour d’horizon des chanteurs par les trois ministres Ping Pang Pong. On va me dire « mais ce sont des rôles secondaires !», quel intérêt ? d’autant que beaucoup de musiciens (dont Berio) trouvent leur présence envahissante.

Ping, Pang, Pong ©Brescia/Amisano
Ping, Pang, Pong ©Brescia/Amisano

Il en va des trois ministres de Turandot comme d’Oscar dans Ballo in maschera, ce sont des rôles secondaires qui portent l’identité même de l’œuvre. Et je dirais son identité historique, sa filiation avec le comique, avec la Commedia dell’Arte, avec l’hétérogénéité particulière de ce conte. Rien de plus terrible que cette histoire qui met en scène de manière sanguinaire Eros et Thanatos. Et pour moi rien de plus fort que ces trois ministres qui expriment leur lassitude, toute humaine, ou qui participent cyniquement du massacre, avec une mécanique musicale toute horlogère : comment Puccini joue-t-il des contrastes ? Ping Pang Pong, c’est la vraie trouvaille de l’œuvre, et de plus si difficile musicalement. Il faut trois voix bien marquées par leur différence, mais pourtant qui « s’emboitent », soulignées par des costumes toujours ou souvent semblables par la coupe mais différents par la couleur (ici par le dessin géométrique du costume) et qui soient en même temps unies par un collectif à la précision millimétrée. Part d’un tout, la voix est triple et presque singulière, une chacune, une pour tous et tous pour une.
Dans cette précision redoutable demandée, j’ai entendu de belles voies singulières, celles de Angelo Veccia (Ping), Roberto Covatta (Pang) et Blagoj Nacoski (Pong) mais un tout aussi singulier manque de précision dans les attaques des ensembles, et pour tout dire des voix qui ne fusionnaient pas, de cette fusion magique qui fait la nature même du trio, qui doit être chantant et dansant et rythmé, c’est à la fois pour moi un motif de surprise et de déception ; vu la direction de Chailly, très millimétrée, on aurait pu s’attendre à un « trio-machine », la machine a eu quelque ratés, mais le principal ne résulte pas du chant, mais de l’union des timbres, pas convaincante, et là, il me semble y avoir un défaut de distribution..
Que conclure de cette Turandot inaugurale, car cette année à la Scala il y a eu l’inauguration de saison (Barenboim, Fidelio), chant du cygne, l’inauguration de la saison EXPO, (Chailly, Turandot), sorte d’aurore aux-doigts-de-rose.
C’est d’abord un spectacle à intention, dans le choix musicologique, dans le soin apporté à la direction musicale, à l’esprit général de la production de Nikolaus Lehnhoff qui a embrassé le souci de Riccardo Chailly (ils y réfléchissaient depuis longtemps et avec Berio lui-même, décédé en 2003) c’est ensuite un spectacle grand public, qui correspond à ce que les italiens appellent le marchio Scala, car l’image qu’il laisse est déterminante pour le théâtre. C’est enfin un spectacle un peu inabouti, à qui il manque sans conteste un vrai Calaf, mais aussi peut-être il manque aussi une véritable homogénéité dans la distribution qui fait les grands spectacles et sans doute quelque chose comme une adhésion qui fait les grandes soirées.

Mais je suis sans doute insupportablement difficile, même si les grandes œuvres ouvrent toujours des abîmes. Ce fut une vraie bonne soirée.[wpsr_facebook]

Scène finale acte III ©Brescia/Amisano
Scène finale acte III ©Brescia/Amisano

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: MESSA DI REQUIEM de Giuseppe VERDI les 3 & 4 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Riccardo CHAILLY)

Scala, 4 octobre 2014
Scala, 4 octobre 2014

Proposer un Requiem de Verdi à la mémoire de Claudio Abbado apparaît totalement justifié pour la Scala,  on peut s’interroger toutefois sur les motifs immédiats qui ont conduit à programmer ce Requiem immédiatement après une « Schöpfung » de Haydn dirigée par Zubin Mehta, et à insérer en ce début d’automne un concert qui aurait été justifié ou bien plus tôt, ou au moment des célébrations du premier anniversaire de la disparition de Claudio, soit autour du 20 janvier 2015.

Il doit y avoir quelque raison sous-jacente :

–       d’abord la nécessité pour Alexander Pereira de marquer ses débuts en tant que Sovrintendente, après les aventures de sa nomination…

–       ensuite, alors que Daniel Barenboim est encore le directeur musical de la Scala, d’installer Riccardo Chailly, le successeur, dans une œuvre symbolique de la maison, et dans un répertoire dont il est l’un des grands représentants.

–       montrer, en un moment délicat pour les théâtres italiens (la toute fraîche chute de l’Empire romain, enfin je veux dire de l’Opéra de Rome, avec le licenciement d’une partie de l’orchestre et du chœur et le départ de Riccardo Muti ), que les forces de la Scala, elles, sont en excellente santé

–       enfin affirmer par l’éclat de la distribution, des temps à venir dorés.

Manque de chance ou coup de destin, Jonas Kaufmann, s’est fait porter pâle, remplacé par le non moins pâle (au moins le 3 octobre) Matthew Polenzani. Kaufmann annule beaucoup, c’est connu, mais la rumeur publique scaligère, jamais avare de méchancetés, murmure que la santé entrerait peu dans cette annulation, mais bien plutôt le porte-monnaie. C’est un bruit douteux, puisque Kaufmann a annulé en même temps une série de concerts.
Qu’importe, les autres étaient là, et ce fut de toute manière un très beau Requiem, au-delà de toutes les raisons bonnes ou moins bonnes qui en ont motivé la programmation.

Le Requiem de Verdi fait partie des gènes de la Scala, Claudio Abbado lui-même en a dirigés plus d’une quarantaine entre 1968 et 1986, et il est programmé au minimum tous les deux ans dans les saisons scaligères. La dernière édition, dirigée par Daniel Barenboim, remonte à peine à un an, avec le quatuor Harteros/Garanča/Kaufmann/Pape, qui a fait l’objet d’un enregistrement, et qui fut l’un des sommets de la saison précédente. Cette fois-ci, outre le chef, il y a au moins un soliste italien, Ildebrando d’Arcangelo, les autres étant sur le papier au moins inchangés.

Riccardo Chailly  a choisi de rentrer dans l’œuvre de manière contenue, avec un refus absolu du spectaculaire, comme si l’occasion, la mémoire de Claudio Abbado, interdisait de donner à cette œuvre religieusement si ambiguë une couleur trop démonstrative voire superficielle. Il y a, dès le départ, un son plus sourd, un orchestre retenu, un chœur qui se contrôle. Et ce sera le cas tout au long de ces quatre vingt dix minutes. Chailly, contrairement à Riccardo Muti jadis, ne place pas les trompettes du Dies irae aux quatre coins de la salle, pour faire un effet d’apocalypse, il concentre au contraire tout sur la scène, et c’est d’ailleurs tout aussi impressionnant. Le 3 j’ai trouvé l’ensemble un peu froid, un peu sotto tono ou un peu tendu. Rien de cela le 4, où la cohésion et la tension furent totalement musicales, avec une osmose plus marquée entre orchestre chœur et solistes. La préparation de l’orchestre, la précision des indications données sont telles que ni le 3 ni le 4 on ne remarque une quelconque scorie. Ces deux soirs, l’orchestre est à son meilleur niveau, avec des cordes très concentrées (impeccables contrebasses, sonores, précises, nettes, très beaux violons, altos et violoncelles au son chaud et compact. À remarquer aussi les cuivres, le maillon souvent faible de la phalange, dont on n’a ici qu’à se féliciter.
Le chœur (Dir. Bruno Casoni) a montré également une très grande concentration, avec une clarté dans la diction vraiment spectaculaire. Jamais tonitruant, toujours subtil, jouant parfaitement des couleurs, le chœur de la Scala montre qu’il reste l’un des phares de ce théâtre et l’une des meilleures formations au monde. Il y a longtemps que je ne l’avais pas entendu se produire avec une telle perfection.

Anja Harteros, Elina Garanca, Matthew Polenzani, Ildebrando d'Arcangelo le 4 octobre 2014
Anja Harteros, Elina Garanca, Matthew Polenzani, Ildebrando d’Arcangelo le 4 octobre 2014

Même sans Kaufmann, peut-on douter d’un tel quatuor de solistes ?
Certes, il y eut à mon avis de sensibles différences entre les deux soirées. Matthew Polenzani, un ténor qu’on entend plutôt dans le bel canto, voire le répertoire français romantique, que dans Verdi, a eu le 3 octobre un peu de mal à rentrer dans le format, rien à dire formellement, parce que cet artiste a une bonne réputation, une belle technique, un beau contrôle vocal, mais le volume manque pour remplir le vaisseau scaligère et surtout sa voix est noyée par l’orchestre et les autres solistes. Le 4, son Kyrie initial est mieux projeté, plus clair, et l’on comprend alors que sans doute la veille il eut un peu de mal à calibrer. La prestation d’ensemble garde les mêmes qualités techniques, avec le volume en plus et quelque chose de plus ressenti, il en résulte le 4 octobre une vraie présence du ténor.
Ildebrando d’Arcangelo a un timbre relativement clair pour la partie de basse du Requiem où l’on attend des basses plus profondes. Même si la diction est claire, même si la prestation est honorable, il reste que certains moments sonnent moins (Mors stupebit…) et que la présence vocale de l’artiste ne correspond pas à ce qu’on attend habituellement, notamment dans l’interprétation si hiératique de Chailly. D’Arcangelo a une voix de Don Giovanni là où l’on attendrait un Commendatore.
Si l’on doit comparer, il est incontestable que les deux soirées penchent du côté des voix féminines, toutes deux d’un très haut niveau.

Anja Harteros le 4 octobre 2014
Anja Harteros le 4 octobre 2014

Anja Harteros semblait un peu fatiguée, notamment le 3 où le Libera me magnifiquement interprété et dit montrait cependant des moments où le souffle était court, où les notes n’étaient pas tenues comme on l’attendrait et quelques suraigus un peu métalliques. Ce fut moins sensible le 4, et plus engagé et sensible aussi. On ne cesse d’admirer malgré les faiblesses passagères la superbe technique, l’appui sur le souffle, le contrôle des mezze voci, les notes filées, mais aussi la diction et le phrasé. Il reste que dans la Tosca munichoise elle m’est apparue plus en forme, plus énergique, tout en montrant ici une sensibilité, un sens des inflexions, une chaleur dans l’engagement qui contredit les rares mélomanes qui la trouvent froide, ou même qui pensent qu’elle n’a rien à dire.  Anja Harteros, dans la tradition des grandes chanteuses d’origine grecque, porte le drame sur le visage, et l’engagement dans le cœur. Elle est tragédie.
Elina Garanča fut la plus égale tout au long de ces deux soirées. Certains l’ont trouvé un peu absente, manquant de force dramatique. Quelle erreur…elle était exactement là où Chailly voulait, présente, hiératique, tragique sans être dramatique, sans pathos aucun, avec une pureté de timbre et une propreté expressive totalement stupéfiantes.
Voilà une voix d’une incroyable homogénéité, pleine, ronde, qui ne se resserre pas à l’aigu (au contraire d’Harteros les deux soirs –un peu fatiguée il est vrai), une voix présente, chaude, incroyablement colorée, élargie aussi. Elle était déjà excellente avec Barenboim, elle a été les deux soirs inégalable. Je ne sais si elle sera un jour une Azucena, mais nous tenons une Dalila ou une Amneris. Et elle fut vraiment totalement stupéfiante : en quelques années (rappelons qu’elle fut la Dorabella de Chéreau il n’y a pas si longtemps), elle a gravi tous les échelons qui la mènent au sommet. Elle est incontestablement la mezzo du moment. Ne la ratez pas, là où elle chantera.
Ce fut donc un très beau Requiem, plus convaincant le 4 que le 3. Et bien sûr, je pensais au bel hommage que Riccardo Chailly a offert ces deux soirs à Claudio, je pensais aussi qu’il aurait dû en diriger un, avec Kaufmann, à Parme en septembre 2013, je pensais enfin au dernier Requiem entendu, à Berlin, relevant à peine de maladie et encore marqué, où totalement insatisfait il dut reprendre pratiquement l’intégrale de l’enregistrement dans la foulée de la soirée, je pensais enfin à une soirée au Théâtre des Champs Elysées, en 1979, où il me fit comprendre ce qu’était vraiment un Requiem de Verdi . Bref, par ses inflexions, par sa tension, par sa poésie aussi, ce Requiem scaligère m’a renvoyé à Claudio, non par les vaines comparaisons et non plein de regrets en pensant il n’est plus là, mais plein d’émotion sereine en pensant, il est encore là. [wpsr_facebook]
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TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: LA NOUVELLE SAISON

 

La Scala: façade
La Scala: façade

Un peu tardivement, mais c’est assez traditionnel, la scala et son nouvel intendant Alexander Pereira a présenté sa saison, qui doit cette année briller de mille feux à cause d’EXPO2015, l’exposition universelle de Milan du 1er Mai au 31 Octobre. Les choses ont dû être un peu précipitées, parce que visiblement toutes les distributions ne sont pas bouclées et les alternances de distributions encore floues, mais enfin titres, dates et chefs sont donnés.

Voilà ce qu’on appelle une saison charnière : on pensait l’avenir de la Scala consolidé par le passage de témoin entre Stéphane Lissner et Alexander Pereira, plus tôt que prévu, qui arrangeait Lissner arrivant à Paris plus tôt, et Pereira qui pouvait quitter Salzbourg la tête haute après le grave conflit avec la présidente du directoire, Helga Rabl-Stadler à propos du déficit du Festival. C’était sans compter sur la situation milanaise, avec une EXPO engluée dans les scandales des « appalti » (les marchés) truqués qui ont vu réapparaître ceux-là même qui avaient été dénoncés à l’époque de mani pulite. Dans une situation pareille, sans doute Pereira a-t-il été l’objet d’un « complot » visant à le faire tomber lui aussi (la place est bonne et cela grenouille fortement autour), en l’accusant de prise illégale d’intérêt.  Si c’était le cas, pourrait-on penser que le conseil d’administration de la Scala le laissât en place ? Il est pourtant en place et a présenté la saison. Tout en étant en quelque sorte en sursis. Peut-on alors penser que Pereira, qui n’est ni un ange, ni un naïf, va se laisser humilier de la sorte ? Le feuilleton n’est pas fini, plus Dallas que Joséphine Ange Gardien.
On a appelé Pereira pour sa capacité à séduire les sponsors et à amener de l’argent. C’est sa réputation depuis Zürich. Son passage à Salzbourg n’a pas été aussi réussi, ni du point de vue artistique (un court bilan contrasté), ni du point de vue financier (un déficit). À Zürich, c’était un prince qui faisait à peu près ce qu’il voulait. À Salzbourg, ce n’était pas le cas et à Milan, c’est encore plus complexe. Il y a les problèmes claniques, assez fréquents en Italie, des débats autour de la programmation de la Scala : on a beaucoup reproché à Lissner ces dernières années ses choix, et notamment  dans le répertoire italien, par exemple cette dernière Traviata d’inauguration très discutée et certains lui reprochent violemment les choix de mises en scène. Le public de la Scala n’a jamais été ouvert, c’est un public conservateur, qui vient voir et revoir ses opéras favoris, dont le XXème ne fait pas vraiment  partie (sauf Puccini…). La dernière Elektra mise en scène par Chéreau, pourtant un immense succès, n’a jamais affiché complet.
Et ce type de comportement n’est pas récent. Jamais ou rarement (Wagner excepté peut-être) les opéras qui sortent à peine des sentiers battus ne font le plein, quels qu’en soient les protagonistes. Lissner lui-même finissait par être lassé : les huées permanentes des puristes de type « Corriere della Grisi », l’impossibilité de trouver des distributions incontestées pour le répertoire italien -et ce n’est pas une question de chanteurs italiens ou non, puisque la Bartoli ne peut (presque) plus mettre le pied à Milan- ne permettent plus, au-delà d’un certain point, de gérer une vraie programmation ouverte. J’ai souvent souligné le paradoxe des meilleurs spectacles  à la Scala qui sont des opéras hors de son répertoire traditionnel : cette année par exemple La Fiancée du Tsar ou Les Troyens, ou Elektra, et surtout pas des opéras italiens (Traviata mise à part, c’est du moins mon avis, mais je sais qu’il n’est pas vraiment partagé).
Il reste que la Scala ne peut être seulement le temple du bel canto ou de Verdi. Sa vocation de théâtre européen ou international, comme le soulignait jadis Cesare Mazzonis, dernier grand directeur artistique de la maison, dernière figure d’intellectuel expert, oblige à des choix aussi ouverts que ce qui se fait ailleurs. En ce sens, l’appariement avec la Staatsoper de Berlin, Barenboim oblige, a plutôt été une bonne chose.
Une saison de la Scala doit donc par force avoir au moins 50% de répertoire italien, le reste se divisant entre russe, français, allemand pour l’essentiel. La question de la mise en scène se pose fortement dans un pays où les hommes de théâtre de référence se font rares ou triomphent ailleurs (Castellucci) et où le public est peu éduqué à la chose théâtrale : on n’a pas encore digéré la mort de Giorgio Strehler, et Luca Ronconi encore vivant, et je l’adore, ne peut représenter à son âge un avenir mais seulement des souvenirs. Les difficultés identitaires et artistiques du Piccolo Teatro qu’il dirige actuellement en disent d’ailleurs long.
L’apparition sur le marché de Damiano Michieletto coqueluche actuelle de nombreux théâtres, est en train de corriger un peu le tir, mais son dernier Ballo in maschera n’a pas totalement convaincu le public milanais.

Quadrature du cercle donc que de gouverner ce théâtre. Pereira a d’ailleurs mis le mani avanti en priant le public des poulaillers d’avoir un comportement civil. Quel aveu le jour d’une présentation de saison !
Voici donc la saison 2014-2015, la saison de l’EXPO universelle pour laquelle un effort tout particulier a été fait. Comme Lissner à Paris avec Joel, Pereira assume l’héritage Lissner : le Fidelio inaugural est évidemment un projet de l’ancien team. Mais la saison, destinée au public très international qui visitera l’EXPO, se doit aussi de correspondre à l’image que le touriste moyen se fait de la Scala, on verra donc Tosca, La Bohème, Turandot, L’Elisir d’amore, Lucia di Lammermoor, Aida, Cavalleria Rusticana et Pagliacci, Il Barbiere di Siviglia, Otello (de Rossini), Falstaff, et l’incoronazione di Poppea (cette dernière production sans doute trop raffinée hors expo).

Deux parties dans l’année, de décembre à mai et de mai à novembre (EXPO).

Décembre-Mai

C’est Fidelio, qui ouvre la saison en décembre, dernière apparition de Daniel Barenboim sur le podium, dans une mise en scène de Deborah Warner, qui a déjà mis en scène Death in Venice de Britten  en 2011 : avec Deborah Warner, on est loin du Regietheater, mais c’est une femme intelligente dont je n’ai vu que des spectacles très défendables, avec une bonne distribution : Anja Kampe et Klaus Florian Vogt qui reprendra Florestan, un rôle qu’il n’a pas abordé depuis 2010  (il l’a chanté à Bordeaux en 2007 comme le signale un lecteur que je remercie – voir le commentaire ci-dessous), Mojca Erdmann et Florian Hoffmann, ainsi que Falk Struckmann,  Peter Mattei et Kwanchoul Youn. Une distribution incontestablement solide, voire stimulante pour Vogt.

Suivra (Janvier) Die Soldaten une première à Milan, dans la production de Salzbourg d’Alvis Hermanis. Le spectacle aura bien du mal à entrer dans l’espace scaligère, qui n’a rien à voir avec la Felsenreitschule de Salzbourg. Il sera intéressant de voir ce que devient  le décor impressionnant de Hermanis, mais aussi certaines scènes désormais célèbres (la Funambule). Ingo Metzmacher  dirigera l’orchestre de la Scala, et la distribution est assez semblable à celle de Salzbourg en 2012 avec Laura Aikin en Marie, Daniel Brenna en Stolzius, Okka von der Damerau, Gabriela Beňačková, Cornelia Kallisch, ce qui nous assure un niveau musical exceptionnel. J’ai écrit combien le travail d’Hermanis, séduisant au premier abord, m’était apparu fade face aux productions plus récentes de  Bieito (Zürich 2013/Berlin 2014) et Kriegenburg (Munich 2014) mais c’est l’occasion de la revoir. Gageons qu’il y aura des places….
De l’opéra du XXème – du siècle dernier, il y a environ 50 ans- , on passe aux origines, avec l’Incoronazione di Poppea (Février),  dans la production de Robert Wilson en scène en ce moment à Paris  avec au pupitre, comme à Paris, l’excellent  Rinaldo Alessandrini et dans la distribution Miah Persson, Monica Bacelli, Sara Mingardo; aussi une création, pour qui aime les sublimes lenteurs répétitives du maître américain.
Du 15 février au 14 mars, une nouvelle production d’Aida (la troisième vue à la Scala depuis 10 ans) confiée  à Peter Stein, avec Kristin Lewis (Aida) et Anita Rachvelishvili (Amneris) Fabio Sartori en Radamès, Carlo Colombara et Matti Salminen, tandis que George Gagnidze et Ambrogio Maestri alterneront dans Amonasro. Une distribution honnête sans être renversante, sous la baguette de Lorin Maazel, qui revient diriger Aida (il la dirigea en 1985, pour l’inauguration de la saison, production Ronconi avec Luciano Pavarotti et Maria Chiara). Vu la manière dont le public de la Scala l’a accueilli dans ses récentes apparitions, je prévois quelque agitation orchestrée bien sentie.
De fin février au 17 mars 2015, Lucio Silla de Mozart, une œuvre historiquement liée à Milan, où elle a été créée en 1772 au Regio Teatro Ducale dont l’incendie trois ans plus tard provoquera la construction de la Scala. C’est une équipe spécialisée dans le travail sur le baroque, le couple canadien Marshall Pynkoski pour la mise en scène et son épouse Jeannette Zingg pour la chorégraphie, qui assurera la production, venue avec armes et bagages de Salzbourg. Rappelons pour mémoire que la précédente production maison (coproduction avec La Monnaie qu’on a vue aussi au théâtre des Amandiers de Nanterre, était signée Patrice Chéreau et Richard Peduzzi).
Elle sera dirigée par Marc Minkowski, avec notamment l’excellente Marianne Crebassa et Rolando Villazon en alternance avec Kresimir Spicer (si j’ai bien lu le site de la Scala, très peu explicite pour les distributions, sans doute parce qu’elles ne sont pas complètes). A voir pour l’œuvre et pour la production.
Avec Carmen du 22 au 26 mars et du 4 au 16 juin commence la série des grands standards touristiques qui vont illustrer le reste de l’année, dirigée par Massimo Zanetti, qui n’est pas un mauvais chef mais dont les débuts prometteurs ne furent pas suivis d’une carrière de grand relief, dans la production d’Emma Dante, bien connue désormais, avec en alternance Elina Garanča (mars probablement) et Anita Rachvelishvili (juin) dans Carmen, Elena Mosuc et Nino Machaidze dans Micaela (deux voix de formats différents) et José Cura alternant avec Francesco Meli, deux ténors au répertoire et à la typologie vocale là aussi très différents. Une reprise honnête, d’une production correcte, sans qu’il y ait de quoi se précipiter sur le site pour réserver des billets.

 

EXPO 2015 MIlan: 1/05/2015- 31/10/2015
EXPO 2015 MIlan: 1/05/2015- 31/10/2015

De mai à fin octobre: L’EXPO

Pour l’ouverture de l’EXPO et presque seconde ouverture de la saison (ouverture au moins des opéras-EXPO), du 1er au 23 mai 2014, Turandot de Giacomo Puccini, dirigé par Riccardo Chailly, dans une mise en scène de Nicolaus Lehnhoff. Le vétéran de la scène allemande, dont on connaît à la Scala (et à Lyon) le Lohengrin et dont à Paris on a connu Die Frau ohne Schatten (1972, 1980) mais surtout cette saison La Fanciulla del West sera-t-il accueilli avec les égards dû à son âge par les hueurs professionnels de la maison ?
La distribution, au moins féminine, devrait satisfaire les aficionados puisque Nina Stemme en Turandot passera des saloons à la cité interdite et Maria Agresta sera une Liù sans doute émouvante. Du côté des hommes,  c’est moins excitant : le très solide Aleksandr Antonenko ne me paraissant pas un Calaf apte à faire rêver.

Mais évidemment, c’est le choix par Chailly (qui l’a enregistré) du final réécrit par Luciano Berio qui fait événement, dans le théâtre où l’œuvre fut créée il y a presque 90 ans, le 25 avril 1926 et pour laquelle Francesco Alfano écrivit la scène finale, jouée dans tous les théâtres. On viendra tous, évidemment, pour écouter ce que donne, à la scène, cette version radicalement différente de celle de Franco Alfano, sous la direction du tout nouveau directeur musical de la maison, notable interprète de Puccini.
Voilà maintenant me faire mentir puisque j’ai assimilé la période Mai-Novembre à la saison touristique de la Scala, alors que le théâtre affiche même une création de Giorgio Battistelli, du 16 au 29 mai 2015, CO2, qui verra débuter dans le temple milanais le jeune chef allemand Cornelius Meister, très apprécié, dans une production de Robert Carsen. Le livret, inspiré de l’ouvrage d’Al Gore, An inconvenient Truth, est une méditation sur la fin de la planète due aux désastres écologiques, en lien avec les thématiques de l’EXPO, avec dans la distribution l’excellent Anthony Michaels Moore. Avec Fin de Partie, de György Kurtag, coproduction avec Salzbourg qui clôt la saison comme son nom l’indique, ce seront les concessions au « modernisme » que même cette programmation sage va se permettre.

Exceptionnellement, à cause d’EXPO 2015, le Teatro alla Scala restera ouvert pendant l’été, et présentera une sorte de Festival Italien, illustrant évidemment le répertoire traditionnel de la maison, on verra donc successivement :

–       Du 28 mai au 11 juin : Lucia di Lammermoor dans la production maison actuelle de Mary Zimmermann, dirigé par Stefano Ranzani (bof bof) avec Diana Damrau et Elena Mosuc en alternance face à Vittorio Grigolo (et Juan José De Leon ?). Belle distribution, chef très passable. On peut faire l’impasse…

–       Du 12 au 23 juin, il sera impossible d’avoir des places à Cavalleria Rusticana/Pagliacci, dirigé par Carlo Rizzi (Moui…), mis en scène par Mario Martone. Elina Garanča (Santuzza, étonnant !) et Jonas Kaufmann (Compare Turiddù), dans Cavalleria Mara Zampieri dans Mamma Lucia, tandis que Marco Berti et Fiorenza Cedolins chanteront  I Pagliacci. Pour Jonas, et peut-être  Garanča…on courra.

–       Du 22 juin au 9 juillet, Tosca dans la production de Luc Bondy (MET, Munich, Scala) dirigé par Carlo Rizzi  qui signera le retour de Roberto Alagna (corrida avec le poulailler en perspective ?) avec Béatrice Uria-Monzon et Zeljko Lučić. Intéressante distribution, si Lučić fait le job. Le chef Carlo Rizzi au moins défendra l’œuvre, comme dans la production précédente.

–       Du 4 au 24 juillet, un Otello de Rossini, très rare à la Scala, dirigé par John Eliot Gardiner (rare, lui, dans Rossini), dans une production de Jürgen Flimm avec des décors d’Anselm Kiefer (c’est bien lui qui aura la vedette), et une belle distribution, Juan Diego Florez, Olga Peretyatko et Gregory Kunde : vaudra sans doute le voyage . A noter dans les tablettes.

–       Du 27 juillet au 10 août, Il Barbiere di Siviglia, dans la légendaire production de Jean-Pierre Ponnelle dirigée par Massimo Zanetti, et avec une étrange distribution faite de solistes de l’académie de la Scala et de plusieurs générations de chanteurs : Ruggero Raimondi ( !), Leo Nucci (…) et Massimo Cavaletti. Ce sera curieux, et nostalgique en diable.

–       Du 19 août au 2 septembre, l’inévitable et l’inratable Bohème, emblème de la Scala dans la production historique de Franco Zeffirelli (créée par Herbert von Karajan en janvier 1963, déjà avec Freni). Qui n’a pas vu cette Bohème a fait une erreur coupable, avec son lever de rideau au deuxième acte applaudi à chaque fois à scène ouverte depuis 50 ans. Une Bohème avec un vrai chef, Gustavo Dudamel, qui l’a déjà dirigée à Berlin – certes c’était un peu décevant, mais c’était il y a déjà longtemps- , et une distribution alternant Maria Agresta/Ailyn Pérez, Vittorio Grigolo/Ramon Vargas, Massimo Cavaletti/Gabriele Viviani. Allez-y, elle vaudra quelques larmes d’été…

–       Du 18 septembre au 13 octobre, une vraie production de remplissage, hommage aux années de Zürich de Pereira, qu’il a dû faire monter rapidement pour combler un trou, L’Elisir d’amore, de Donizetti, dirigé par l’inusable Nello Santi, habitué de Zürich, un chef de répertoire d’une sûreté à toute épreuve, que nous connaissions bien à Paris au temps de Liebermann (I Vespri Siciliani notamment, mais aussi Simon Boccanegra à la place d’Abbado l’année deux..) et qui fit de nombreux soirs de répertoire à Zürich. Autre compagnon de route de Pereira, Grischa Asagaroff, metteur en scène, qui revisite les vieilles mises en scène à ripoliner, actuellement en poste à Salzbourg. Un Elisir avec Vittorio Grigolo et Michele Pertusi, et le jeune ténor Atalia Ayan (qui doit alterner avec Grigolo : il y a 9 représentations entre septembre et octobre) ainsi que la jeune soprano talentueuse Eleonora Buratto. Bon, à visiter si vous êtes à Milan un soir de pluie et que Da Aimo e Nadia est complet ou fermé.

–       8 représentations automnales de Falstaff, du 14 octobre au 4 novembre, vont conclure la période de l’EXPO. Elles seront dirigées par Daniele Gatti dans la production très mondialisée de Robert Carsen que je viens de revoir à Amsterdam, mais avec une distribution un peu différente. À la Scala, c’est Eva Mei qui sera Alice, et Marie-Nicole Lemieux qui reprendra Quickly pour notre bonheur, Eva Liebau sera Nanetta, Laura Polverelli Meg Page, Massimo Cavaletti reprendra Ford et Francesco Demuro que les parisiens désormais connaissent bien (c’est l’Alfredo d’une Traviata inoubliable, je crois) sera Fenton. Mais l’intérêt c’est le Falstaff de Nicola Alaimo, qui devrait nous enchanter. Pour Gatti d’abord, pour Alaimo ensuite et pour Lemieux, allez-y, et si vous arrivez avant le 31 octobre, vous aurez même la possibilité de visiter l’EXPO.

–       Enfin, l’année de la Scala se terminera par Fin de Partie, un opéra de György Kurtag qui devait être créé à Salzbourg cette année, mais remplacé apparemment par une autre création de Dalbavie, Charlotte Salomon. Le spectacle, mis en scène par Luc Bondy, sera dirigé par Ingo Metzmacher et chanté en français entre autres par Jean-Sebastien Bou et Marie-Ange Todorovitch, pour 7 représentations entre le 29 octobre et le 13 novembre. Comme le rappelle le « pitch » de la Scala, Claudio Abbado avait dirigé des pièces de Kurtag sur des textes de Samuel Beckett et c’était un compositeur qu’il affectionnait. György Kurtag reste l’une des références de la composition aujourd’hui.

Au total, 19 titres, si l’on compte en sus deux événements exceptionnels

–       Werther, dirigé sous forme concertante par Georges Prêtre (depuis toujours très aimé à Milan) à l’occasion de ses 90 ans, avec Roberto Alagna, Béatrice Uria-Monzon et Laurent Naouri les 23 et 25 novembre 2014.

–       Une soirée dédiée à Donizetti par Edita Gruberova, qui osera les trois scènes finales des trois opéras « des reines » le 23 juillet 2015, Lucrezia Borgia, Anna Bolena, et Maria Stuarda avec au pupitre Marco Armiliato. À cette occasion, elle sera entourée des solistes de l’Académie de la Scala (« Accademia di Perfezionamento per Cantanti Lirici del Teatro alla Scala »).

 

La saison, qui s’efforce de réunir des distributions homogènes et dignes (pas d’Oksana Dyka à l’horizon), bien sûr manque d’imagination sur les titres proposés pendant la période de l’EXPO, mais cela fait partie du jeu obligatoire. Il reste que beaucoup de production peuvent attirer. Mais l’effort sur les œuvres modernes (Die Soldaten, Fin de partie et CO2) est non seulement louable et inattendu, mais surtout immense pour un théâtre qui a souvent eu du mal avec les œuvres d’aujourd’hui (encore que les Stockhausen et les Nono des années Abbado…). C’est évidemment stratégique, il s’agit de donner le change, pour montrer que la Scala est un théâtre ouvert à la création, moderne, un vrai théâtre d’aujourd’hui et pas un conservatoire de fossiles. Il s’agissait peut-être aussi de proposer une porte de sortie à Fin de Partie, qui ne sera pas présenté à Salzbourg cette année alors que c’était prévu. D’ailleurs, effectivement Salzbourg a fourni à Pereira l’occasion d’importation de productions : on l’en a accusé, mais le public se plaindra-t-il ? Enfin, l’idée des deux inaugurations, l ’une d’adieu par Barenboim  le 7 décembre avec Fidelio, et l’autre d’ouverture de l’EXPO avec Turandot et le nouveau directeur musical, est habile. Au total, la saison est peut-être pour partie touristique, mais elle ne manque pas d’allure et donne quelques occasions de passer le Simplon  le Fréjus, ou le Mont Blanc, en tous cas les Alpes.
L’EXPO donne aussi l’occasion  d’accueillir à Milan la fine fleur des orchestres internationaux dans une saison symphonique je crois unique dans les annales du théâtre, dans une ville dont les concerts symphoniques ne font pas vraiment partie de la culture, et dans un théâtre où les orchestres invités sont de plus en plus rares. Rome à ce titre est un peu plus gâtée.
Alors, les milanais doivent se réjouir en 2014-2015 d’entendre outre l’Orchestre de la Scala et son frère le Philharmonique de la Scala, les Wiener Philharmoniker (Jansons, dans Mahler 3), les Berliner Philharmoniker (Rattle, dans Bruckner 7), l’Orchestre de Paris (Paavo Järvi), Le Cleveland Orchestra (Franz Welser Möst) plusieurs orchestres vénézuéliens dont l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar (Gustavo Dudamel), le Concentus Musicus de Vienne (Harnoncourt), le Boston Symphony Orchestra (Andris Nelsons), le Budapest Festival Orchestra (Ivan Fischer) ou l’Orchestra dell’Accademia Nazionale di Santa Cecilia (Pappano) et l’Israel Philharmonic Orchestra dirigé par Zubin Mehta. Le mélomane milanais pourra enfin entendre des chefs qui n’ont jamais été vus à Milan. Et Last but not Least, Pereira ose imposer Cecilia Bartoli dans un concert Vivaldi, concert final de l’EXPO dirigé par Diego Fasolis avec ses « Barocchisti ».

Incontestablement, la saison a bien plus d’attraits et d’intérêt que d’autres saisons plus proches de nous, mais sans discuter sur les titres, ce qui frappe, c’est que les choix de chefs sont pertinents pour la plupart des titres : Chailly, Metzmacher, Maazel, Alessandrini, Gatti, Barenboim, Dudamel, Eliot Gardiner sont des chefs de premier plan : quel théâtre d’opéra peut se permettre d’en afficher autant en même temps ?
Allez, réservez vos avions ou TGV, vos hôtels et vos billets : 2014-2015 sera aussi milanais. On peut discuter, pinailler, sghignazzare : La Scala, malgré les vrais/faux scandales, fait honneur cette année à son nom. [wpsr_facebook]

Scala: la salle
Scala: la salle

THÉÂTRE DES CHAMPS-ÉLYSÉES 2013-2014: RICCARDO CHAILLY DIRIGE LES WIENER PHILHARMONIKER LE 19 JANVIER 2014 (SIBELIUS-BRUCKNER) avec CHRISTIAN TETZLAFF

TCE, le 19 janvier: Wiener Philharmoniker dirigés par Riccardo Chailly
TCE, le 19 janvier: Wiener Philharmoniker dirigés par Riccardo Chailly

La surface médiatique des chefs d’orchestre procède par vagues. On disait dans les années 90 qu’elle dépendait de la politique de grandes agences américaines et notamment du célèbre Ronald Wilford, qui assis aux commandes de sa table de mixage, en gérait la cartographie, poussait l’un, faisait redescendre l’autre, en un jeu destiné à ne pas lasser le public, à varier d’année en année les approches, ou à préparer les nominations futures.
Après un relatif effacement, Riccardo Chailly réapparaît. Non pas qu’il ait disparu, il a continué à diriger l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, son actuel port d’attache, il a aussi fait il y a quelques années des apparitions à la Scala (pour Rigoletto et Aida notamment), mais on ne le voyait plus à la tête des Berliner depuis des années, ni à la tête des viennois. Et cette année, le voilà futur directeur musical à la Scala, un poste qu’il ambitionne depuis longtemps, le voilà en tournée avec les Wiener et il est revenu l’an dernier diriger les berlinois. La table de mixage semble donc le pousser: on reparle un peu partout de Riccardo Chailly, qui a fait de nombreuses apparitions à Paris ces derniers mois, dont une intégrale Brahms assez discutée à la tête de son Gewandhaus.
Riccardo Chailly reste un chef discret, qui pourtant a fait une carrière exemplaire, il a été un directeur musical heureux du Teatro Comunale di Bologna entre 1986 et 1993, puis un directeur musical envié de l’Orchestre du Concertgebouw, avant Leipzig. Je me souviens qu’à ces débuts il était considéré comme un surdoué de la direction et je m’étais précipité sur l’un de ses premiers disques, un Werther avec Placido Domingo et Elena Obraztsova qui n’était quand même pas très couleur locale…C’est un chef vif et actif, disponible, curieux de tout, plein d’énergie, et qui a un très large répertoire, les opéras italiens de Verdi, Rossini et Puccini pour lesquels il a laissé de très beaux enregistrements (sa Bohème est superbe, ainsi que sa Cenerentola), mais aussi Mahler et Bruckner, dont il est une des références, et enfin le premier XXème siècle: un des concerts mémorables dont je me souvienne est une prodigieuse exécution d’Amériques de Varèse dont il est l’un des très grands interprètes.
Ainsi le voir de nouveau diriger les Wiener Philharmoniker est une vraie joie.
Le programme Sibelius/Bruckner est un appariement inhabituel. Certes, c’est une manière de décliner ces retrouvailles avec l’orchestre qui permet d’en apprécier toutes les faces, un poème symphonique, un concerto qui  lui laisse la bride tant l’orchestre est essentiel, et une symphonie très expansive. Mais le paganisme de Sibelius s’allie-t-il au mysticisme brucknérien. Deux discours, l’un fortement terrien et même inscrit dans la forêt et les espaces, l’autre en principe plus intérieur. mais la 6ème symphonie n’est pas des plus séraphiques, ni des plus mystiques. C’est même la plus difficile à caractériser, avec son premier mouvement si prenant, son adagio prodigieux, et son dernier mouvement vaguement désordonné: il faudra la 7ème symphonie pour retrouver un véritable discours, un peu perdu ici, même si Bruckner a composé la 6ème tout d’un bloc et avait donc en tête un véritable parcours.
On retrouve d’abord le son des Wiener, qui m’avaient un peu déçu lors des dernières prestations auxquelles j’avais pu assister, notamment l’été dernier à Salzbourg. Un son plein, charnu, des cordes à se pâmer, la petite harmonie  si précise, aux attaques si franches: on retrouvait une personnalité orchestrale inouïe et un son qui s’affirmait au point que certains on trouvé l’ensemble un peu fort dans l’espace contraint du théâtre des Champs-Élysées. Jamais trop pour un tel son, qui se développe, qui enveloppe, qui répond aux indications du chef avec une telle exactitude et une telle réactivité.
Avec Finlandia, huit minutes d’une oeuvre rebattue, sans doute la plus connue de Sibelius, à la fois poème et hymne: l’accord initial dramatise et installe un paysage avec des cuivres phénoménaux, et en même temps le contraste avec l’intervention des cordes qui élargit le propos et plonge dans quelque chose de plus émotif (les violoncelles…). On reconnaît çà et là des échos d’autres oeuvres (la symphonie n°2 presque aussi connue) et surtout ce qui frappe c’est à la fois la dynamique et la précision: précision du geste de Chailly qui exige une réponse immédiate des musiciens, comme la description presque objective d’un paysage. Pas de laisser aller, l’émotion existe mais sans pathos. Un magnifique moment initial, une vraie fresque animale, qui évoquait moins la Finlande qu’une vraie démonstration viennoise, ô combien bienvenue néanmoins.
Le concerto pour violon (le seul composé par Sibelius, entre 1903 à 1905) donne à l’orchestre une place de choix et de son côté le violon de Christian Tetzlaff impose un son d’une clarté et d’un éclat tout particulier, mais un peu démonstratif pour mon goût, même s’il faut applaudir à un premier mouvement extraordinaire de tension et d’expression. Orchestre et soliste ne disent pas tout à fait la même chose (lors de cette tournée, Tetzlaff a alterné avec Leonidas Kavakos et peut-être y a t-il manqué de répétitions), le début très subtil de l’orchestre, sublime, fait net contraste avec le son franc et presque dominateur, surprenant de puissance de Tetzlaff. Chailly tient un discours sombre, retenu, et presque dramatique, Tetzlaff un discours plus affermi, mais aussi plus extérieur, en un jeu de contraste qui ne me semble pas toujours concerté, même si la rencontre est tout de même par moments saisissante. Le bis donné (Bach) impose le respect: tout sauf démonstratif, particulièrement senti, tout d’émotion retenue et de subtilité.
La symphonie n°6 de Bruckner commence par ce dialogue subtil entre les violoncelles et contrebasses qui donnent le thème, et en écho les violons qui soutiennent: les cordes des Wiener font grimper au paradis.
Il faut saluer à la fois les choix de Riccardo Chailly, jamais démonstratif, très architecturé et très clair, évidemment aidé par la précision sonore de l’orchestre, sans majesté excessive notamment dans le premier mouvement qu’on a entendu plus imposant, une sorte de simplicité de discours fluide, qui avance dans une sorte d’évidence, c’est tout l’art de ce que les italiens appellent la concertazione, l’art de la mise ensemble, et surtout le soin donné aux équilibres. Le sommet de la symphonie est pour moi l’adagio, où le dialogue initial entre violon et hautbois prend une couleur particulièrement poétique, voire nostalgique. Ce qui fascine ce sont les équilibres sonores (les bois sont stupéfiants) et la manière dont Chailly dose les volumes et soigne les crescendos, sans jamais se départir d’une vision unitaire, sans jamais exagérer les contrastes, et dans un discours qui reste en même temps linéaire. La mélancolie existe, mais reste retenue, presque mise à distance, comme ouverte.
Je suis moins convaincu par la partie finale, sans doute aussi n’est-ce pas le meilleur de la symphonie, ni le moment le plus émouvant ou le plus prenant: le discours est plus superficiel, plus démonstratif et moins senti, même si les qualités évidentes de l’orchestre restent mises en relief, même si les crescendos de Chailly (qui font penser à ceux de quelqu’un d’autre…) sont parfaitement maîtrisés – peut-être avec une touche d’italianità – .
Au total, un concert qui constitue un vrai sommet, avec une unité évidente entre orchestre et chef, un univers aéré, dynamique, à la fois serein et sûr, qui confirme que Riccardo Chailly fait partie des très grands (et curieusement beaucoup en Italie le mettent à distance…voir les réactions à sa nomination à la Scala, mais nemo profeta in patria). Belle soirée, magnifique concert, radicalement différent de la veille dans son approche. Le ciel parisien ce week-end là était constellé d’étoiles.
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TCE, 19 janvier 2014
TCE, 19 janvier 2014

 

LUCERNE FESTIVAL 2014: LE FESTIVAL D’ÉTÉ (15 AOÛT-14 SEPTEMBRE 2014) et le FESTIVAL PIANO (22-30 NOVEMBRE 2014)

La salle du KKL

Abbado et Brahms, Haitink et Schumann, Rattle et Bach, Chailly et Mahler, Midori, Hannigan, Bartoli… et tant d’autres !

 

Cette année, le programme du Lucerne Festival (Sommer), le festival d‘été paraît avec un mois d’avance sur les dates habituelles : il y a évidemment derrière une stratégie visant à devancer d’autres festivals concurrents, Salzbourg entre autres, qui programme souvent les mêmes concerts puisque les orchestres font leur tournée d’été obligée, passant par les deux plus grands festivals d’orchestres en Europe, et dans  les mêmes programmes quelquefois.
Lucerne est un lieu enchanteur, mais dans un contexte économique tendu, les prix pratiqués restent très sélectifs, notamment pour un public non helvétique. Il reste qu’il faut s’y prendre vite pour acheter des billets à des tarifs raisonnables  (à partir de 30 ou 40 CHF). Réservations en ligne à partir du 10 mars 12h et par écrit à partir du 17 mars.
Par rapport à la programmation exceptionnelle de 2013, due au 75ème anniversaire de la création du festival, l’édition 2014 est redimensionnée ; par ailleurs, la crise est passée, en Suisse aussi, pour un Festival très largement autofinancé ou aidé par des sponsors privés (Crédit Suisse, Nestlé, Zürich Versicherung et Roche) : Nestlé est par exemple le sponsor régulier du Lucerne Festival Orchestra.
Les deux éléments symboles du « règne » de Michael Haefliger à la tête du Festival sont d’une part le Lucerne Festival Orchestra lié à Claudio Abbado et la Lucerne Festival Academy liée à Pierre Boulez qui ne dirigera pas, mais qui est toujours présent comme pédagogue.

C’est un cycle Brahms qui ouvrira le Festival d’été avec Claudio Abbado dans  deux programmes intégralement dédiés à Brahms, dont on peut supposer qu’il se poursuivra en 2015, puisque deux symphonies sur les quatre sont programmées cette année (les symphonies n°2 & 3).
Le thème de l’année est « Psyché », en lien avec les effets psychiques de la musique, commençant par le mythe d’Orphée et la soirée d’ouverture aura lieu le vendredi 15 août 2014 avec le concert inaugural du Lucerne Festival Orchestra dirigé par Claudio Abbado . Au programme la Sérénade n°2 en la majeur op.16, la Rhapsodie pour alto, chœur d’hommes et orchestre op.53 (soliste : Sara Mingardo) et la Symphonie n°2 en ré majeur op.73. Ce programme sera répété le samedi 16 août.
Immédiatement après, le dimanche 17 août, un concert du West-Eastern Diwan Orchestra dirigé par Daniel Barenboim qui fera courir les foules : après la création européenne de deux œuvres de Ayal Adler (compositeur israélien) et Kareem Roustom (compositeur syrien) – Barenboim continue son travail salutaire de promotion parallèle d’artistes israéliens et arabes et de rencontres autour de la musique -, est programmé le deuxième acte de Tristan und Isolde de Wagner dans une étincelante distribution, Peter Seiffert, Waltraud Meier, Ekaterina Gubanova et René Pape. Le 18 août, un second concert avec un programme Webern, Mozart, Ravel et en soliste le pianiste israélo-palestinien Saleem Abboud Ashkar.
Pendant ce premier week-end, deux concerts à ne pas manquer dont le premier concert de l’artiste étoile de cette édition, la soprano Barbara Hannigan dans la série « Late night music » le 16 août à 22h, avec le Mahler Chamber Orchestra dans du Rossini et du Mozart, mais surtout deux œuvres de Ligeti, l’étourdissant Concert românesc et les Mysteries of the Macabre. Le dimanche 17 août à 11h, un concert de l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Matthias Pintscher avec Bruno Ganz en récitant, au programme deux œuvres des compositeurs en résidence Unsuk Chin et Johannes Maria Staud et Bereshit für Ensemble de Matthias Pintscher.
Le Mahler Chamber Orchestra, qui constitue l’ossature du Lucerne Festival Orchestra se produira le mardi 19 août sous la direction de Daniel Harding dans un programme Dvořák/Rihm : Die Waldtaube op.110 et Symphonie n°9 op.95 « du nouveau monde » d’un côté et une création de Wolfgang Rihm, le concerto pour cor – et en soliste le grand Stephan Dohr, cor soliste du Philharmonique de Berlin, ex-soliste du Lucerne Festival Orchestra.
Le Lucerne Festival Orchestra sous la direction de Claudio Abbado donnera son deuxième programme Brahms les vendredi 22, dimanche 24 et lundi 25 août, en affichant Maurizio Pollini dans le concerto pour piano n°1 en ré mineur op.15 et la symphonie n°3 en fa majeur op.90.
Parallèlement, le Lucerne Festival Academy Orchestra sera pour la première fois dirigé par Sir Simon Rattle le samedi 23 août dans un programme Berio (Coro per 40 voci et strumenti) et Chin (création de Le silence des Sirènes pour soprano et orchestre, avec pour soliste Barbara Hannigan) pendant que la seconde artiste étoile du festival, la violoniste Midori, donnera deux concerts Bach (intégrale des sonates et partitas pour violon seul) dans la Franziskanerkirche les 22 & 23 août.
Bernard Haitink et le Chamber Orchestra of Europe continuent leur cycle Schumann commencé à Pâques dans deux concerts aux programmes différents, le 26 août avec Isabelle Faust en soliste (Manfred Ouvertüre op.115, Concerto pour violon en ré mineur et la Symphonie n°3  en mi bémol majeur op.97 « Rhénane ») et le 28 août avec Murray Perahia (Ouvertüre, scherzo und finale en mi majeur op.52, Concerto pour piano en la mineur op.54 et symphonie n°2 en ut majeur op.61).

Hormis le concert dirigé par Sir Simon Rattle le 23 août, le Lucerne Festival Academy Orchestra formé de jeunes instrumentistes en formation donnera plusieurs concerts d’un grand intérêt :

–          Le 30 août, concert dirigé par Heinz Holliger avec la participation du chœur de la radio lettone dans un programme Heinz Holliger (Scardanelli Zyklus).

–          Le 1er Septembre, Concert du Lucerne Festival Academy Ensemble dirigé par Matthias Pintscher avec le baryton Leigh Melrose (Berio, Pintscher, Lachenmann)

–          Le 6 septembre, concert dirigé par Matthias Pintscher (pour la création de la version intégrale de Zimt, ein diptychon für Bruno Schulz) avec la Symphonie n°4 de Gustav Mahler (chef non encore connu). Soliste, Barbara Hannigan

Les solistes attendus cette année sont, outre Midori, artiste étoile,
– Lang Lang le 24 août (programme non déterminé)
– Anne-Sophie Mutter et Lambert Orkis (au piano) le 9 septembre (Previn, Mozart, Penderecki – une création pour violon seul, Beethoven)
Le 11 septembre,  Cecilia Bartoli viendra avec I Barocchisti dirigés par l’excellent Diego Fasolis pour un « service après vente » de son CD « Mission » car son programme est justement intitulé « Mission » autour d’œuvres d’Agostino Steffani dont elle assuré une large publicité des derniers mois.

Bien entendu, le festival se doit d’être à la hauteur de sa réputation dans l’invitation d‘orchestres prestigieux pour une série de concerts, ainsi entendra-t-on deux orchestres de fosse dans des programmes symphoniques :

–          Le vendredi 29 août, l’Orchestre de l’Opéra de Paris dirigé par Philippe Jordan avec pour soliste Anja Harteros (invitée à Lucerne avec l’orchestre de l’Opéra et jamais invitée à l’Opéra de Paris) dans un programme Fauré (Pelléas et Mélisande op.80), Strauss (scène finale de Capriccio), Mussorgski/Ravel, Tableaux d’une exposition.

–          Le dimanche 31 août, le Mariinsky Theatre Symphony Orchestra dirigé par Valery Gergiev dans un programme Wagner (Prélude de Lohengrin), Chopin (concerto pour piano n°1 en mi mineur op.11, soliste Daniil Trifonov, et la Symphonie n°6 en la mineur op.74 « Pathétique » de Tchaïkovski)

Entre les deux concerts, et pour remplir votre week-end, Andris Nelsons et le City of Birmingham Symphony Orchestra (CBSO) proposeront :

–          Le samedi 30 août un programme Beethoven (Concerto pour piano n°5 en mi bémol majeur “L’Empereur”, avec pour soliste Rudolf Buchbinder) et Elgar (Symphonie n°2 en mi bémol majeur op.63, une grande rareté)

–          Le dimanche 31 août à 11h un programme Wagner (Extraits de Parsifal et Lohengrin avec Klaus Florian Vogt).

Un week-end chargé avec des moments qui devraient intéresser les mélomanes et les lyricomanes.

Les autres  soirées symphoniques promettent de grands moments :

Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle
– le mardi 2 septembre
dans un programme Rachmaninov (Danses symphoniques op.45) et Stravinsky (L’Oiseau de Feu)
le mercredi 3 septembre où sera reproposée la magnifique version scénique de Peter Sellars de la Passion selon Saint Mathieu de Bach, avec le Rundfunkchor de Berlin et une distribution de rêve, Camilla Tilling, Magdalena Kožená, Mark Padmore, Topi Lehtipuu, Christian Gerhaher, Eric Owens.
Si l’on peut aisément se passer du premier concert, Rattle n’étant pas vraiment un chef pour Stravinsky, il ne faut rater sous aucun prétexte ce dernier programme ;: demandez déjà à votre patron une journée de congé !

Royal Concertgebouw Orchestra Amsterdam dirigé par Mariss Jansons dans deux programmes très variés :
le 4 septembre, Brahms (Variations sur un thème de Haydn, op.56a), Chostakovitch (Symphonie n°1 en fa mineur op.10), Ravel (Concerto en sol avec Jean-Yves Thibaudet) et Daphnis et Chloé, Suite n°2.
le 5 septembre, Brahms (Concerto pour violon en ré majeur op.77, avec Leonidas Kavakos) et Strauss (Tod und Verklärung op.24 et Till Eulenspiegel lustige Streiche op.28

N’étant pas vraiment un grand fan de Kavakos, j’aurais tendance à choisir le premier programme, mais la perspective d’entendre cet orchestre enivrant dans Strauss est terriblement tentante quand même.

En revanche, le week-end suivant (dimanche et lundi), il faudrait sans doute faire le voyage tant le programme du Gewandhausorchester Leipzig dirigé par Riccardo Chailly est attirant :
Dimanche 7 septembre, Cehra (paraphrase sur le début de la 9ème Symphonie de Beethoven) et Beethoven ( 9ème symphonie en ré mineur op.125 avec le chœur du Gewandhaus et les solistes Christina Landshamer, Gerhild Romberger, Steve Davislim et Peter Mattei)
Lundi 8 septembre, Mahler (Symphonie n°3 en ré mineur) avec Gerhild Romberger et le chœur de l’opéra de Leipzig, ainsi que le chœur et le chœur d’enfants du Gewandhaus de Leipzig.
Vous aurez compris qu’il sera très difficile de résister à ces sirènes-là.

Le Cleveland Orchestra et Franz Welser-Möst sont traditionnellement présents à Lucerne, cette année le mercredi 10 septembre pour un programme Brahms (Akademische Festouvertüre op.80), Widmann (Flûte en suite) et Brahms (Symphonie n°1 en ut mineur op.68).

Et non moins traditionnellement le Festival se clôt sur la résidence annuelle des Wiener Philharmoniker, pour trois concerts et trois programmes dirigés par Gustavo Dudamel
le vendredi 12 septembre, Mozart (Symphonie concertante en mi bémol majeur Kv364 avec Reiner Küchl et Heinrich Koll, et Sibelius (Le cygne de Tuonela op.22 n°2 et la symphonie n°2 en ré majeur op.43)
le samedi 13 septembre, Strauss (Also sprach Zarathustra), le concert du vainqueur du prix jeune artiste Crédit Suisse, et Dvořák (Symphonie n°8 en sol majeur op.88)
le dimanche  14 septembre, un programme russe un peu racoleur de Rimsky-Korsakov (La Grande Pâque russe op.36 et Shéhérazade op.35) et Moussorgski (Une nuit sur le Mont Chauve).
Pour ma part je choisis le premier programme à cause de Sibelius.

Bien d’autres concerts, (le cycle débutant, le cycle musique ancienne, le cycle moderne) des concerts des phalanges de Lucerne, et du théâtre musical dans tout ce mois  rempli de propositions d’une grande richesse. Il y a quelques week-end à retenir. Et si vous venez en voiture, sachez que l’hébergement est quelquefois moins cher dans les environs, dans un rayon d’une dizaine de km autour de Lucerne.
Allez ! Lucerne vaut bien une messe et la salle de Nouvel une tirelire cassée.

LUCERNE FESTIVAL PIANO (22-30 novembre 2014)

Et si votre tirelire est grosse, une visite au Festival Piano, traditionnellement fin novembre, est assez stimulante, notamment en 2014 où l’on entendra Maurizio Pollini le 22 novembre en ouverture (programme non encore publié) , Pierre-Laurent Aimard le 23 Novembre dans une partie du Clavier bien tempéré de Bach (Livre I BWW 846-869), mais c’est Beethoven qui domine la programmation avec Leif Ove Andsnes et le Mahler Chamber Orchestra dans l’intégrale des concertos pour piano de Beethoven les 24 novembre (concertos n°2, 1 & 3) et 26 novembre (concertos 4 & 5), Paul Lewis le 28 novembre (Op.109, 110, 111 de Beethoven), Martin Helmchen le 29 novembre (Beethoven Variations Diabelli – 33 variations en ut majeur sur une valse de Anton Diabelli op.120) et Marc-André Hamelin le 30 novembre (programme non encore connu).  Quelques concerts “débuts” à 12h15 les 26 (vestard Shimkus) 27 (Sophie Pacini) 28 (Benjamin Grosvenor) et un récital Evguenyi Kissin (au programme non encore publié) le 27 novembre complètent une très riche semaine.
À vos tirelires, Lucerne à la folie…!!
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Le KKL de Jean Nouvel

GEWANDHAUS LEIPZIG 2012-2013: Riccardo CHAILLY dirige l’Orchestre du GEWANDHAUS le 23 février 2013 (MENDELSSOHN, SCHLEE, MAHLER)

Leipzig, Augustusplatz, 23 février 2013

Soirée enneigée: il a fallu trois heures pour parcourir en voiture les 170 km qui séparent Berlin de Leipzig. ce soir concert spécial au Gewandhaus, salle de concert moderne située Augustusplatz, en face de l’Opéra où opère aussi l’orchestre du Gewandhaus. J’ai déjà eu l’occasion de rappeler l’histoire prestigieuse de cet orchestre, l’un des plus chargés d’histoire, dans une ville qui a vu naître Richard Wagner, où Jean-Sebastien Bach est enterré, et dont Felix Mendelssohn fut le premier “directeur musical” au sens moderne du terme. C’est dire que la Augustusplatz où trônent Opéra et Gewandhaus face à face est vraiment le centre référentiel d’une cité par ailleurs largement célèbre pour sa vitalité économique, avec sa foire considérée comme la plus ancienne au monde, qui remonte au Moyen Âge.
L’orchestre du Gewandhaus, on le sent quand les musiciens s’installent sous les longs applaudissements d’un public très largement autochtone, est vraiment l’orchestre identitaire de la cité, très lié à son histoire et récemment lié à l’histoire de la réunification puisque c’est autour de cet orchestre et de son chef Kurt Masur que les grandes manifestations de Leipzig ont eu lieu, foyer des premières manifestations contre la défunte République démocratique allemande.
Aujourd’hui, c’est Riccardo Chailly qui le dirige, jusqu’à 2018, et ce soir est programmé un des concerts spéciaux préparatoires à la tournée à Vienne qui aura lieu début mars. La soirée comprend trois pièces: une ouverture de Mendelssohn, le compositeur maison par excellence, l’Ouverture de Ruy Blas, écrite en 1839 pour précéder une représentation théâtrale du chef d’œuvre de Victor Hugo, une création “Rufe zu mir” (Appelle à moi) de Thomas Daniel Schlee, scène symphonique pour orgue et orchestre, et la 5ème symphonie de Mahler.
Mendelssohn détestait Ruy Blas, qu’il considérait comme une pièce nulle (Ich las das Stück, das so ganz abscheulich und unter jeder Würde ist, écrit-il à sa mère), il renonça à sa composition dans un premier temps, mais sous l’influence des commanditaires (la Caisse de retraite de l’Altes Theater, où Ruy Blas était représenté pour la première fois), et piqué par son ambition, il finit par la composer en trois jours, la faire jouer en introduction et la rejouer une semaine plus tard au Gewandhaus. C’est dire que la pièce symphonique de 8 minutes est assez indépendante de l’esprit ou de la lettre de la pièce de Hugo. Le Ruy Blas original est un drame romantique, l’ouverture de son côté est un exercice de style brillant qui rappelle un peu Weber et beaucoup les opéras de Schubert par son dynamisme et sa rapidité, ses contrastes et sa vitalité. Un esprit pas aussi noir que le drame hugolien, et exécuté par l’orchestre avec une clarté et une dynamique particulières, qui rappelle que Chailly est un très bon chef pour Mendelssohn.

La salle du Gewandhaus, dominée par son orgue

La salle du Gewandhaus, moins vaste que la Philharmonie ou le Gasteig à Munich, donne un sentiment de proximité de l’orchestre et a un son magnifique, très clair, très proche, très équilibré aussi: on entend tous les instruments, à égale valeur, avec une jolie réverbération qui enrichit l’espace sonore: c’est toujours un privilège que d’entendre un orchestre dans son espace propre, dont il connaît l’acoustique, car c’est quand même là qu’on mesure la totalité de ses qualités bien plus que lorsqu’il joue en tournée dans des salles dont il ne maîtrise pas l’acoustique. Le Gewandhaus a une acoustique magnifique et la prestation de l’orchestre, dès ce début de concert, est exceptionnelle.
La pièce de Thomas Daniel Schlee apparaît comme très liée au symphonisme post-Chostakovitch: une musique qui n’est pas très originale mais qui valorise tous les pupitres de l’orchestre avec des interventions de l’orgue qui permettent d’entendre l’instrument monumental qui trône au centre de la salle, au dessus de l’orchestre. A Leipzig, l’orgue est une question d ‘atavisme! Et Schlee est d’abord un organiste (né à Salzbourg) . Certains moments sont d’ailleurs plus intéressants: la transition entre un passage soliste de l’orgue aux cordes murmurantes, ou bien la fin de la fugue finale, reprise à la flûte et au piccolo. Les parties orchestrales, spectaculaires, pleines de relief, restent en deçà de l’originalité attendue, mais la pièce se laisse entendre avec plaisir.
Le moment attendu était l’exécution de la Cinquième de Mahler. J’avais entendu à Lucerne sa Sixième et Riccardo Chailly, depuis son passage au Concertgebouw peut être considéré comme un grand mahlérien.
La cinquième symphonie qui commence par une marche funèbre, peut-être liée à l’hémorragie intestinale dont Mahler a souffert en 1901 est créée en 1904 à Cologne sous la direction du compositeur. On pourrait croire que la symphonie va être marquée par une sorte de marche à la mort et que le climat général va en être atteint. Mais en contraste c’est la aussi la période du mariage avec Alma Schindler et d’autres considèrent le fameux adagietto comme une lettre d’amour à Alma, et le rondo-final comme une explosion positive. Abbado insiste souvent en revanche sur la souffrance de Mahler et son regard sarcastique sur la vie, d’où le soin qu’il prend à insister sur les moments plus lyriques, mais aussi sur les aspects ironiques ou plus sarcastiques de la musique (c’est visible dans son troisième mouvement), ses interprétations s’en trouvent allégées, très claires, cristallines mêmes, et avec des choix d’attaques très particulières, des sons grinçants, des moments noirs et des moments d’indicible douceur.
Chailly fait au contraire le choix presque exclusif de la dynamique: un tempo rapide, un refus de s’attarder sur ce qui pourrait être attendrissement, et sans appui lourd non plus sur les aspects morbides de la marche funèbre. Il se place résolument dans une optique d’avenir, dans une explosion d’espoir: son adagietto manque ainsi légèrement de sentimentalité, avec sa rapidité de rythme, même si il est parfaitement construit à l’orchestre avec les échanges aux cordes exemplaires, même s’il a sans doute le tempo juste. Karajan ou Abbado le prennent sur un tempo plus lent qui accentue l’arrêt sur image et sur une image fortement lyrique. Le choix de massifier les deux premiers mouvements en presque un seul bloc qui marque la dynamique explosive voulue. La courte pause entre le deuxième et troisième mouvement accentue la beauté du début du troisième mouvement (le scherzo). En fait il respecte parfaitement les pauses entre les parties (Abteilungen), avec une longue pause entre troisième mouvement et adagietto.
Je l’ai dit, la première partie est moins funèbre et plus explosive, avec une organisation dynamique, une grande rapidité des tempi, et une particulière vélocité des passages entre pupitres: apparaissent des moments sublimes notamment au niveau des violoncelles et contrebasses, en proportion plus nombreux que les premiers violons: ce qui massifie le son, et donne des moments d’une rare intensité lorsque violoncelles et contrebasses sont ensemble, seuls, ou au moment des (sublimes) pizzicatis.
Cette dynamique qui emporte la salle évidemment comporte le risque de quelques couacs (au cor) ou d’un suivi acrobatique des cordes notamment au dernier mouvement étourdissant et même époustouflant; rarement on a eu cette impression de valse folle où c’est le tourbillon qui domine, le mouvement, une joie un peu désordonnée mais totalement vitale, de cette vitalité qui déborde, et qui emporte tout sur son passage. Une interprétation totalement irrésistible, telle un fleuve formé par un barrage qui a craqué, un Vaion ou un Malpasset de la musique qui inonderait non de mort mais de joie, d’agitation et d’indicible espoir.
Il faut souligner également la qualité de l’exécution par l’orchestre du Gewandhaus: certes quelques imprécisions aux cuivres (cors et trompettes) malgré l’excellent trompette solo, mais les cordes, disposées différemment, de gauche à droite, violons 1, contrebasses et violoncelles, altos, violons 2, somptueuses, à l’écoute les unes des autres, menées par l’étourdissant Sebastian Breuninger, un spectacle à lui seul (il est l’un des “Konzertmeister” du Lucerne Festival Orchestra) ainsi que la petite harmonie sont absolument irréprochables, son d’une grande pureté, attaques impeccables, notamment à la flûte et au hautbois. Écouter un orchestre exemplaire, l’un des phares du monde symphonique allemand, dans sa salle à l’acoustique exceptionnelle, c’est un immense privilège dont les mélomanes peuvent jouir à des prix raisonnables (maximum 60 euros) .
Ainsi Chailly fait-il un choix très différents de ses collègues, d’un Mahler irrésistiblement dynamique, d’un Mahler de la vie, d’un Moi noyé dans la vie et dans un débordement dansant d’espoir, certains disent d’un Mahler presque “italien”. En ce sens , la cinquième est bien ce moment de climax qui va déjà évoluer dans la sixième, même si Chailly choisit là aussi d’avancer dans une dynamique d’énergie, mais du désespoir. Nous sommes au bord du gouffre de l’inconnu, mais nous sommes aussi dans le battement irrésistible de la vie, qui emporte sur son passage toutes les scories et les peurs, toutes les angoisses et les doutes. Un Mahler de l’Eden retrouvé.
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LUCERNE FESTIVAL 2012: RICCARDO CHAILLY DIRIGE L’ORCHESTRE DU GEWANDHAUS le 11 SEPTEMBRE 2012 (MENDELSSOHN, MAHLER)

©Georg Anderhub /Lucerne Festival

La considération dont jouit Riccardo Chailly est étrange. Voilà un chef dont les enregistrements notamment mahlériens ou brucknériens, sont régulièrement salués comme des références, mais il faudrait aussi ajouter ses très belles interprétations de pièces comme Amériques de Varèse. C’est un très bon chef d’opéra notamment pour Verdi et Rossini: certains préfèrent même ses Rossini à ceux d’Abbado. J’ai eu l’occasion d’aller souvent à Bologne lorsqu’il était directeur musical du Teatro Comunale (une salle magnifique, d’Antonio Galli da Bibbiena à visiter absolument ) , aux temps bénis où le Comunale de Bologne était considéré comme l’antichambre de la Scala et je n’ai jamais eu à m’en plaindre. Étrange en effet parce qu’il est toujours oublié dans la liste des très grands chefs de ce temps. Son passage au Concertgebouw d’Amsterdam n’a pas toujours été facile, mais sa présence au Gewandhaus de Leipzig est un vrai succès. L’orchestre du Gewandhaus est l’un des grands orchestres de tradition allemande, au même titre que la Staatskapelle de Dresde. Fondé au XVIIIème siècle, il compte parmi ses directeurs musicaux historiques Felix Mendelssohn, Arthur Nikisch, Wilhelm Furtwängler, Bruno Walter, Franz Konwitschny, Vaclav Neumann, Kurt Masur et Herbert Blomstedt. Il fut au centre, avec Kurt Masur son chef, des grandes manifestations qui précédèrent la chute du mur. Plus que tout autre, il représente la grande histoire de la musique allemande, dans cette Leipzig où naquit Richard Wagner, où officia Jean-Sebastien Bach, à quelques encablures de Halle, ville de Haendel, et de Wittenberg, ville de Luther. La salle nouvelle du Gewandhaus, à l’acoustique splendide,  trône sur l’Augustusplatz face à l’Opéra, deux monuments somptueux, au cœur d’une ville qui vaut vraiment la visite.
Ainsi Riccardo Chailly, en proposant dans ce programme dédié à la foi, la symphonie Reformation, de Mendelssohn, s’inscrit-il au cœur de l’histoire et de la tradition de son orchestre et au coeur de l’histoire de la symphonie , après Beethoven, avant Schumann, avant Bruckner. Cette symphonie fut écrite en 1829-1830, peu après la mort de Beethoven, à l’occasion de l’anniversaire de la Confession d’Augsburg, texte fondateur du lutherianisme rédigé par Melanchton, et présenté à Charles Quint, qui fut réfuté par la Diète d’Augsburg,  très catholique. Mendelssohn n’a pas vraiment aimé cette symphonie, qui fut créée en 1832 à Berlin, mais publiée seulement en 1868. Mendelssohn voulut même la détruire. Sans doute le judaïsme de Mendelssohn n’a-t-il pas aidé à comprendre cette œuvre inspirée par Luther, dont elle reprend le choral(“Ein feste Burg  ist unser Gott”) dans le dernier mouvement. Aujourd’hui, elle est surtout connue (on la joue assez peu) par le thème du “Dresden Amen” plus connu comme le thème du Graal dans le Parsifal de Richard Wagner. Pourtant cette symphonie ne manque pas, notamment dans son premier mouvement d’une grandeur évidente que Chailly rend parfaitement, avec une force qui saisit, et une rondeur de son étonnante: l’orchestre est stupéfiant de fluidité, de netteté, et l’énergie dégagée par ce premier mouvement est proprement frappante, avec des cordes extraordinaires. Le rythme du second mouvement est plus syncopé que dans d’autres interprétations plus lyriques et plus légères (Abbado), mais l’organisation et la construction de la “concertazione”, de la mise en espace orchestral de la partition sont proprement exemplaires; la cohésion et l’équilibre de pupitres frappent, définitivement.  L’enchaînement des derniers mouvements, avec ce solo de flûte qui dialogue avec le hautbois, et avec les cuivres est un tremplin vers le rêve, avec ce choral final dans la version originale, sans coda, qui rappelle tant certains thèmes brucknériens, avec ses variations de couleur, ses développements et son final presque céleste où sonnent les trompettes du paradis musical!

©Georg Anderhub /Lucerne Festival

Au terme de cette audition, on reste interdit devant la qualité de l’orchestre et l’entente parfaite avec un chef qui déploie une énergie peu commune pour accompagner la musique, alors qu’il sort de longs mois d’arrêts dus à la maladie. Quel plaisir de le voir rétabli, et entrer dans Mahler avec une gourmandise extraordinaire.
Beau programme que de mettre en perspective la foi confiante en dieu d’un côté et la terrible lutte contre la mort et le destin, qui s’achève par le gigantesque dernier mouvement (30 minutes) et ce coup final qui terrifie l’auditeur et le laisse assommé.
Chailly dirige comme Abbado l’andante avant le scherzo, rendant à la symphonie son “classicisme”, et l’urgence du premier mouvement, qui me fait encore et toujours penser (je l’ai déjà écrit, et je me répète)

L'homme qui marche - Umberto Boccioni (1913)

à l’homme qui marche de Boccioni de quelques années postérieur. Chailly a décidé de poser comme donnée principale une indomptable énergie, qui devient évidemment énergie du désespoir, tout en force écrasante, sans beaucoup de place à la sensibilité ou à la sensiblerie, une force qui refuse la souffrance ou l’apitoiement, même l’andante sublime n’a pas cette mélancolie déchirante, mais une sorte de son plein, massif, et retenu, qui donne une impression encore plus désespérée. L’orchestre d’ailleurs est une masse, un collectif d’où les solistes qui émergent n’ont pas la finesse aérienne ce ceux que l’on connaît dans nos orchestres familiers comme le Lucerne Festival Orchestra ou le Philharmonique de Berlin, que ce soit la flûte, pourtant remarquable, ou le hautbois, mais n’est pas Jacques Zoon ou Lucas Macias Navarro qui veut. Les sons pris isolément n’ont pas cette pureté, mais c’est dans la mise en espace collective, dans les échos, dans les écoutes mutuelles, dans l’obéissance aux intentions très arrêtées du chef qu’ils sont éblouissants. Prenons par exemple  les harpes qui sont très présentes au dernier mouvement, leur son est toujours plein, toujours présent, voire grinçant, voire étrange !
Chailly dans le scherzo propose une danse macabre, sans espoir, avec une couleur sarcastique, quand le dernier mouvement somptueux, évacue tout lyrisme toute sensiblerie, un tragique mâtiné d’une sorte de joie mauvaise de celui qui sait vers quoi il va: j’ai quelquefois l’impression de voir jouer quelque chose comme “Au rendez-vous de la mort joyeuse” tant on a l’impression d’être irrémédiablement entraîné vers la fin, aspiré, avec une soif d’en finir. C’est le malaise écrasé par l’énergie, par une explosion sonore qui laisse étourdi. Comme si ce coup final était un coup fatal pour le monde symphonique au sens traditionnel. Quelle soirée!
Eh bien oui, une fois de plus sur les bords du Lac des Quatre Cantons sonnent  des moments extraordinaires, une fois de plus un Mahler différent, après l’époustouflant Concertgebouw, et Mariss Jansons, voilà Chailly qui fait irruption, une irruption éruptive, sans vraie place pour l’atermoiement, mais seulement pour la course à l’abîme.
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©Georg Anderhub /Lucerne Festival