TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 18 décembre 2012 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Ms en scène: Claus GUTH, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS)

Acte III Photo Monika Rittershaus

Je l’ai écrit précédemment, Lohengrin est l’opéra de Wagner le plus populaire en Italie, peut-être parce que c’est le premier à y avoir été représenté, et en tous cas le plus lié à l’histoire de la Scala. Ne faisons pas non plus l’erreur de croire que cet orchestre, à part Verdi, Rossini et Puccini, ne peut rien jouer. Il y a une vrai tradition wagnérienne, et de vrais grands chefs wagnériens en Italie, aujourd’hui par exemple Daniele Gatti et Claudio Abbado qui à chaque fois qu’il a abordé Wagner (Lohengrin, Tristan und Isolde, Parsifal) a laissé des traces profondes. Mais se souvient-on du Parsifal légendaire de Toscanini à Bayreuth, le plus long de tous les Parsifal de Bayreuth, dont on a perdu toute trace sonore? Et Victor De Sabata, qui n’a pas fait seulement une Tosca resté la référence avec Callas, mais a dirigé aussi à Bayreuth Tristan und Isolde, et Antonino Votto, plus connu pour sa Gioconda, qui a dirigé Lohengrin à la Scala.
Inversement, de très grands chefs wagnériens ont dirigé Wagner à la Scala, à commencer par Willhelm Furtwängler, en 1951, pour un Ring resté tellement dans les mémoires (il y a un enregistrement) que les vieux milanais l’évoquent encore avec émotion, et il est aussi venu diriger Meistersinger. Plus récemment, Wolfgang Sawallisch (qui a dirigé pratiquement tout Wagner à Milan), Carlos Kleiber (Tristan und Isolde), mais aussi en remontant le temps Hermann Scherchen (Rienzi), Lorin Maazel (Tristan) André Cluytens (Der Ring des Nibelungen), Karl Böhm (Meistersinger), Herbert von Karajan (Tristan, Die Walküre, Lohengrin), Hans Knappertsbusch (Der Fliegende Holländer, Tristan) …Quel théâtre peut aligner dans Wagner au long de son histoire tant de chefs de référence?

Au-delà des polémiques de magazines (le président de la République n’aurait pas assisté au Lohengrin inaugural pour manifester sa mauvaise humeur devant le choix de Wagner pour l’ouverture de saison qui est aussi celle du bicentenaire de Verdi), on avait eu aussi des polémiques lorsque Riccardo Muti avait ouvert par Parsifal, un supplice pour les VIP de la “Prima”.
Devant le spectacle auquel nous avons assisté, verba volent. Ce spectacle comptera sans doute parmi les pierres miliaires de la production scaligère: une production intelligente et riche, une compagnie pour l’essentiel extraordinaire, un chef inspiré: le résultat, un triomphe, des hurlements prolongés, et même les abonnés du Turno C restant en salle pour applaudir: autant dire un exploit. Et pour couronner le tout, la présence de Anja Harteros dans Elsa, de retour d’un long refroidissement qui a motivé son remplacement pendant 4 représentations.

Acte II Photo Monika Rittershaus

Claus Guth a concentré son regard sur les deux femmes, Elsa et Ortrud, pour marquer leurs destins et leurs choix opposés, d’où le noir de l’une et le blanc de l’autre pour les  costumes, d’où des robes identiques au second acte (comme chez Neuenfels à Bayreuth) l’une noire, l’autre  blanche, d’où quelquefois le pantalon d’Ortrud face à l’éternelle robe blanche d’Elsa. Ortrud la conquérante et la dominatrice qui choisit le pouvoir terrestre face à Elsa la rêveuse, la victime, réfugiée dans le fantasme. D’où un décor contrasté, une structure fixe: des coursives de bois et métal, comme la cour intérieure d’un immeuble cossu, et sur l’espace central une part réaliste (tapis, table, fauteuils) où sont Telramund et le Roi et une part fantasmée (végétation, roseaux, un tronc d’arbre, un piano comme une sorte d’irruption du monde du conte) dans le monde d’Elsa, qui sera aussi celui de Lohengrin.
Dans cet univers très marqué, plus de cygne, mais des signes de cygne, des traces, quelques plumes. Des épées juste quand c’est nécessaire (le combat) et un Lohengrin comme surgi des rêves d’Elsa, qui ressemble étrangement au frère disparu dont Elsa ne se console pas. Une Elsa faible, qui ne cesse de s’écrouler, de s’évanouir, même au moment du mariage, soutenue par Lohengrin et par la Roi, comme si tout cela lui faisait peur, comme si elle refusait l’avenir qui s’ouvre, comme si elle restait en-deçà des exigences que Lohengrin fait porter sur elle.

Apparition de Lohengrin (Acte I)

Un Lohengrin tout aussi perdu qu’Elsa, son arrivée est comme fortuite, au milieu de la foule, qui apparaît au départ en position foetale, né au monde perclus de secousses, peureux, une sorte de “paumé”, pieds nus, un homme parmi les hommes forcé à accomplir le destin (le combat), mais qui est mal taillé pour le rôle du héros. En bref, deux héros qui ne sont pas bien là où ils sont.

Anja Harteros et Jonas kaufmann

Face à eux, le couple Telramund, mené par Ortrud, sorte d’image bourgeoise:

Acte I

Ortrud corrigeant l’enfant Elsa qui s’exerce au piano, comme la vilaine gouvernante, ou la belle-mère, une sorte de Madame Fichini des Malheurs de Sophie. Telramund ne porte pas d’uniforme, comme le Roi ou Gottfried: il est habillé en “civil”.

Jonas Kaufmann et Tomas Tomasson

Peu à peu se construit le récit, un peu terne au premier acte, où Elsa est souvent perchée dans son arbre, à part, comme extérieure à l’action, qui devient plus intense évidemment au deuxième, où la musique et le chant se tendent, et bouleversante au troisième acte: tandis qu’Ortrud les observe du haut d’une coursive, Elsa et Lohengrin évoluent dans une sorte de locus amoenus,  dans les roseaux et dans l’eau: on pense à Horace, on pense aussi à Pelléas et Mélisande, on pense au grands amants dans cet univers végétal et fantasmatique, qui va devenir univers de cauchemar quand Elsa est prise par son délire questionneur, avec une violence inaccoutumée, notamment quand elle s’installe comme dominatrice face à un Lohengrin recroquevillé et suppliant, ou quand surgit Telramund. L’eau qui scandait l’amour et les jeux amoureux devient lieu de combat.
La fin est aussi bouleversante: c’est la fin du rêve, Ortrud se suicide sur le corps de son mari, Lohengrin “meurt” à l’apparition de Gottfried, comme si Elsa faisait disparaître le fantasme, elle-même disparaît et s’efface devant Gottfried alors que le chœur, qui a toujours été spectateur très passif de l’action, sur les coursives ou autour des protagonistes, regarde le désastre, interdit: comme les parole du Roi sonnent faux,  paroles du politique ignorant des enjeux réels: dans cette mise en scène où tout est concentré sur les deux couples, les autres (le Roi et le héraut) apparaissent comme des comparses presque inutiles) et le choeur commente, tout en restant absent. A la différence de Neuenfels qui faisait du chœur un élément actif et central à Bayreuth, Guth l’écarte de l’enjeu réel. Il n’y pas de lecture “sociale”, comme chez Neuenfels, mais une lecture psychologique, concentrée sur les individus.
J’ai trouvé le premier acte néanmoinsun peu répétitif et ennuyeux, et je n’étais pas convaincu, même vocalement et malgré un René Pape impérial. Dès le deuxième acte, dès que le piège commence à se refermer, tout change et le spectateur est complètement pris dans l’action, pour aboutir au troisième acte à un émerveillement.

Évidemment au service de ce projet (que j’estime tout de même moins convaincant que celui de Neuenfels à Bayreuth, mais tout aussi pessimiste) une compagnie qui aura marqué cette production, même si c’est à des degrés divers.
Tómas Tómasson ne démérite pas dans Telramund, mais il est à l’évidence en retrait: de belles qualités de diction, d’expression, de jeu. Mais il faut dans Telramund une présence vocale qu’il n’a pas, et on ne l’entend pas notamment dans les graves. Certes, dans le contexte de la mise en scène, un Telramund vocalement plus effacé peut se justifier, surtout face à une Ortrud vocalement et scéniquement brûleuse de planches (Evelyn Herlitzius), mais il reste qu’on préfère des Telramund vocalement plus présents.  En face, Ortrud le dévore littéralement, avec sa présence, sa voix énorme pas toujours contrôlée, aux sons quelquefois rauques qui peuvent indisposer mais qui dans le contexte sont incroyablement vrais: l’invocation aux dieux païens est totalement inoubliable! Très grande Ortrud, dans la lignée de celles qui en ont fait des incarnations légendaires.
Entre les deux couples, le Roi de René Pape est à la fois tellement présent vocalement et tellement spectateur et même effacé, ou effaré par les enjeux des deux couples. Il reste extérieur, mais son premier acte restera gravé dans les mémoires car aussi bien dans la diction, dans la projection, dans la présence vocale, il est irremplaçable. Dans le contexte de la mise en scène, le héraut est très effacé, relégué dans les coursives et la voix de Zeljko Lucic ne convainc pas: mauvaise diction, pas de grande élégance, voix un peu opaque,  il n’est visiblement pas dans son répertoire.
Anja Harteros faisait sa première apparition, personnage grêle à l’opposé d’Annette Dasch, moins petite fille et plus jeune femme psychotique, avec son physique déjà tragique et ses longs cheveux noirs qui rappellent Callas dans la Traviata de Visconti. La voix est au début hésitante, elle ne s’impose pas. Mais dès le deuxième acte, on ne sait plus quoi admirer de la tenue de souffle, du volume, de la technique, des aigus, de la présence vocale si différente de Herlitzius et si complémentaire:  son duo du troisième acte est littéralement bouleversant. Et évidemment, au rideau final, le triomphe, total, sans contestation possible, qui fait crouler toute la salle. Elle est pour moi aujourd’hui la plus grande, sans conteste.
Enfin Jonas Kaufmann. On peut discuter à l’infini des mérites comparés de Klaus-Florian Vogt et de Jonas Kaufmann. Vogt a une voix sans doute d’une très jolie qualité, sans doute plus adaptée au rôle, voix étrangement nasale qui lui donne vocalement une personnalité autre, de héros qui vient d’ailleurs, une voix qui tranche, qu’on peut aimer ou qu’on peut détester. Kaufmann a une voix plutôt sombre, qui correspond à cette tristesse intrinsèque que Wagner voulait pour son personnage. Mais surtout Jonas Kaufmann a une technique qui laisse totalement assommé. Un contrôle vocal  qui rend son “In fernem Land” entièrement pianissimo non seulement inoubliable, mais carrément unique. La voix quand c’est nécessaire est très présente, mais c’est dans les parties “piano” qu’il est  incomparable, et qu’il diffuse une émotion qui va jusqu’au frisson. Et là aussi dans le contexte d’une mise en scène où le héros est tout sauf triomphant, ce parti pris d’une cohérence rare, renforce évidemment l’effet produit. Je vous économise les superlatifs, mais prenez les tous et vous serez dans le vrai.
Le chœur de la Scala, très bien préparé par Bruno Casoni, était particulièrement en forme ce soir, mais l’orchestre était lui carrément époustouflant. Daniel Barenboim l’emporte dans une sarabande extraordinaire où les contrastes sont très accentués, très vigoureux voire triomphants (prélude du troisième acte), mais réussit aussi à retenir le son (prélude de l’opéra, et notamment merveilleux prélude du deuxième acte: on se croirait dans le deuxième acte du Crépuscule des Dieux, avec ses couleurs obscures et sa lenteur. Une grande merveille. Barenboim est à l’opposé du lyrisme et de la dynamique d’Abbado, mais il est d’une telle présence, d’une telle puissance dramatique, d’une telle clarté qu’il fait de ce Lohengrin à lui seul, un morceau d’anthologie, au sens propre: de tous les Lohengrin vus ces dernières années, y compris celui qu’ il a dirigé à Berlin il y a quelques années (Mise en scène Stephan Herheim) celui-ci est à mettre en archive, en exemple de ce qu’est Wagner en 2012 et de l’enthousiasme qu’il peut déchaîner dans un théâtre. Et puis, à chaque fois que dans ce lieu surgit l’anthologie, surgit en même temps une intense émotion qui crée cette magie unique du théâtre milanais. Hier soir, vers minuit, on était tous frappés, et on nageait tous dans le bonheur. C’est cela aussi quelquefois la Scala.
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Zeljoko Lucic, René Pape, Jonas Kaufmann

LUCERNE FESTIVAL 2012: MESSA DA REQUIEM de G.VERDI, le 29 AOÛT 2012 ORCHESTRE ET CHOEUR DU TEATRO ALLA SCALA (dir.mus Daniel BARENBOIM) avec Jonas KAUFMANN, René PAPE, Anja HARTEROS, Elina GARANCA

©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Le Requiem de Verdi est  la carte de visite de la Scala. Ses forces l’exécutent régulièrement, toujours en tournée, et à Milan le plus souvent à la Scala et quelquefois dans la Basilica di San Marco où il a été créé. Je l’ai par exemple entendu à Paris lors de l’échange Lulu (Opéra de Paris à la Scala) et Wozzeck (Scala à l’Opéra de Paris) en Mai 1979; c’était alors Claudio Abbado avec Margaret Price, Veriano Lucchetti (remplaçant Pavarotti, malade), Christa Ludwig, Nicolaï Ghiaurov au théâtre des Champs Elysées: les anciens du temps de Liebermann s’en souviennent sûrement. Le Requiem de Verdi par la Scala, c’est la garantie de jouer à guichets fermés, encore plus avec un quatuor vocal tel qu’il a été réuni ici. De fait, devant le KKL, le Palais de la culture et des congrès, beaucoup de monde cherchait des places. La Scala fait à cette occasion une mini tournée, elle  donne trois concerts, l’un à la Scala le 27 août,  l’autre à Lucerne le 29 août, le troisième évidemment à Salzbourg le 31 août.
Si Verdi ne fait pas vraiment partie de l’univers habituel de Daniel Barenboim, il faut reconnaître que son Requiem est plutôt réussi, du moins lors des deux exécutions précédentes que j’ai entendues. Ce soir, il est très attentif à chacun, son geste est très précis, voire excessif lorsque sa main vibre sous le visage des chanteurs, qu’il veut très proches de lui, sous sa main justement, au point qu’il recule le podium (et que Jonas Kaufmann se précipite pour l’aider sous les applaudissements du public attendri). Le début est surprenant: on a l’habitude d’entendre ce premier mot “Requiem” murmuré, alors que là, le chœur attaque en appuyant fortement sur le “Re” de requiem avec un effet particulier, surprenant. Barenboim va insister sur les contrastes, passant du fortissimo à un murmure des cordes, et propose une interprétation spectaculaire, avec un tempo assez rapide, mais sans véritable intériorité. Rien d’aérien ni de suspendu (sauf de rares fois, et toujours grâce aux chanteurs) dans cette approche, assez expressionniste et un peu froide, même si elle reste très impressionnante: évidemment, l’explosion du Dies Irae, avec ses trompettes disséminées dans les hauteurs de la salle, fait l’effet voulu, écrase et frappe: le chœur préparé par Bruno Casoni est  impeccable de volume, de clarté, de grandeur, son Sanctus est tout à fait exceptionnel . Nous sommes aux antipodes de l’ambiance “suspendue” créée par Abbado dans le Requiem de Mozart quelques semaines plus tôt: ce n’est pas la foi et l’élévation vers le Ciel (thème du festival) qui ici est valorisée, mais le côté “laïc”, si j’ose dire, de l’œuvre, c’est un Requiem fortement terrestre! Mais le travail de Barenboim avec l’orchestre est si attentif et si précis (on a rarement l’habitude de le voir attaché ainsi à chaque détail et à chaque expression) que cette interprétation est acceptable, même si on peut en préférer d’autres (j’en reste quant à moi à une soirée salzbourgeoise incroyable avec Karajan et à un Abbado phénoménal dans le Duomo de Parme, deux concerts de 1980).
Évidemment, tout le monde attendait le quatuor vocal qui n’a pas déçu, car d’abord, tous quatre sont de remarquables techniciens, qui savent contrôler leur voix, qui savent murmurer, qui produisent des sons célestes: l’attaque du Kyrie de Jonas Kaufmann est anthologique, avec une voix qui monte progressivement et s’élargit d’une manière linéaire et avec un volume toujours contrôlé: du grand art! Ce grand art, on le retrouve dans l’ingemisco dont on ne sait quoi admirer: le volume, le contrôle, la retenue de la voix, les variations de couleur, ou simplement la poésie et l’émotion qui vous traversent le corps et vous font battre le cœur. Kaufmann est le seul à savoir contrôler la voix jusqu’à un murmure, avec des mezze-voci qui vous tourneboulent. Il sait dominer les formes, mais il sait aussi exprimer les émotions à tirer les larmes (un absolvisti  suspendu, aérien, un souffle, dans l’Ingemisco: je n’en suis pas encore revenu! ). René Pape en revanche ne m’est pas apparu dans sa meilleure forme. Au début notamment, la voix habituellement si large et sonore ne sortait pas et restait assez sourde dans le mors stupebit. Le chanteur est évidemment exceptionnel et la technique reste confondante, mais le volume ne réussit que rarement à frapper l’auditeur, même si peu à peu cela va mieux: son lacrimosa est d’une intensité rare ainsi que son confutatis maledictis.
Dès le Kyrie, Anja Harteros est renversante, mais c’est dans le Libera me qu’elle m’a le plus ému. Cette figure anguleuse, enfermée dans son vêtement noir (avec des cheveux courts, elle ferait penser à Barbara!) est une figure de la tragédie, elle exprime l’effroi devant l’inconnu: comment chante-t-elle in die illa tremenda! avec quelle humanité elle prononce le premier “Libera me” si précipité. Quelle sûreté dans les aigus (ignem!), bref, elle est égale à elle même, fascinante.
Mais c’est peut-être Elina Garanca qui m’a le plus étonné: la voix me semble élargie par rapport aux dernières apparitions entendues. Élargie, charnue, d’une rare pureté, avec des graves absolument somptueux, profonds, sonores, et des aigus d’une grande sûreté. Le passage du grave à l’aigu est d’une rare homogénéité, et le duo mezzo/soprano du Recordare (quaerens me sedisti lassus…) est une pure merveille, à couper le souffle ainsi que son nil inultum remanebit du Dies Irae J’avais un peu de réserves naguère à son propos, je la trouvais un peu froide, elles se sont envolées: elle fut vraiment grandiose.
Le moment le plus extraordinaire dans lequel le quatuor s’est montré totalement  irremplaçable, c’est l’offertorium où Harteros (libera animas omnium fidelium defunctorum) et Kaufmann (Hostias et preces tibi sublime!)  notamment clouent l’auditeur sur place, mais où les quatre chanteurs alliés à un orchestre il faut bien le dire époustouflant de finesse magnifient ce  moment où la musique devient elle-même d’un tel lyrisme qu’elle s’envole de l’église pour devenir pur quatuor d’opéra: au lieu de monter au ciel, elle va directement inonder notre cœur.
Long silence final, puis longs applaudissements, standing ovation, émotion partagée. Que de superlatifs j’ai usés dans ce compte rendu, parce que on ne sait plus que louer: dans un océan de grandeur, on essaie de traduire les émotions, de comprendre aussi comment elles arrivent dans une interprétation  qui évite tout mysticisme et où globalement l’émotion de la foi laisse place à celle de l’art pur, et où le Créateur auquel on se confie, c’est bien Verdi, si bien servi ce soir .
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©Priska Ketterer / Lucerne Festival

BAYERISCHE STAATSOPER le 22 janvier 2012: DON CARLO de Giuseppe VERDI, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS

          Photo@Bayerische Staatsoper

21 Janvier 2012
Avant tout, pour ceux qui vont lire ce début de compte rendu, demain 22 janvier 2012, à partir de 16h45, la représentation de ce Don Carlo est accessible en streaming. Voici le lien Bayerische Staatsoper. Ne manquez pas ce moment .
Je vous rappelle quelques éléments de la  distribution:

Don Carlo: Jonas Kaufmann
Elisabetta: Anja Harteros
Filippo II: René Pape
Rodrigo: Boaz Daniel
Eboli: Anna Smirnova

Direction musicale: Asher Fisch
Mise en scène: Jürgen Rose
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22 Janvier 2012
C’est un paradoxe:  Don Carlo est l’une des œuvres les plus complexes à proposer dans une saison, à cause des multiples versions à disposition:
– la version française, mais laquelle? l’originale de 1867, très longue, rarement jouée en intégralité?
– la version italienne? Avec Fontainebleau(version dite de Modène)? Sans Fontainebleau(version de la Scala)? Depuis la découverte de matériel musical nouveau, entendu dans la fameuse version d’Abbado (mise en scène de Luca Ronconi) en italien, mais calquée sur la version originale française, avec notamment le fameux choeur consécutif à la mort de Posa (le “lacrimosa”, puisque la musique a servi ensuite pour le lacrimosa de la Messa di Requiem), certains chefs l’intègrent dans la version qu’ils ont choisie, tant la musique est sublime (Lorin Maazel à Salzbourg par exemple). En bref, tout est possible.
Le paradoxe, c’est que malgré cette complexité,  Don Carlo(s) est l’un des opéras de Verdi qu’on représente le plus volontiers en ce moment sur les scènes européennes.
Les productions qui ont fait parler sont nombreuses dans les quinze dernières années, celle de Londres (ms en scène Nicholas Hytner) , avec Villazon, Poplavskaia, Keenlyside, dirigée par Pappano, celle de Wernicke à Salzbourg, qu’on a vue à Paris sous Mortier, celle de Peter Konwitschny (version française) à Barcelone et Vienne, qu’on va encore jouer cette année à Vienne, celle de Calixto Bieito à Bâle (version française). Zürich présente une nouvelle production en mars prochain dirigée par Zubin Mehta (avec Harteros, Sartori, Kassarova, Salminen, mise en scène de Sven-Eric Bechtolf); quant à la Scala il y  a quelques années, elle a présenté une production de Braunschweig dirigée par Daniele Gatti, qu’il vaut mieux oublier à peu près à tous les niveaux.
Munich choisit une production du répertoire mise en scène de Jürgen Rose (plus fameux comme décorateur, dont on a vu le Werther avec Villazon il y a quelques années à Paris) et un chef israélien bien connu aux USA et dans les grands théâtres allemands, moins en France (on va le découvrir dans la Veuve Joyeuse en mars prochain à Bastille), Asher Fisch. Le choix de Munich est de faire de la distribution, et seulement de la distribution, le centre de l’intérêt de cette reprise. Il faut bien dire qu’il y a de quoi. On aurait certes  entendu avec intérêt Mariusz Kwiecien dans Rodrigo, il a  annulé et ce sera Boaz Daniel, un baryton précédé d’une bonne réputation.

          Photo @Bayerische Staatsoper
Du 22 janvier au 23 janvier 2012
Il est 0.25, la représentation s’est terminée à 21h25, les applaudissements à 21h55, et après le traditionnel repas entre amis à la Spatenbräu en face du Nationaltheater, je suis encore tout sonné. Depuis au moins 20 ans, je n’ai pas entendu une représentation aussi bien chantée. Et c’est sans doute au niveau du chant le plus beau Don Carlo que j’ai pu voir après ceux d’Abbado avec Freni, Cappuccilli, Carreras et Ghiaurov. La version choisie, un mix de la version de 1887 et de 1867, inclut le “concertato” qui suit la mort de Posa (dit le “lacrimosa”): cet usage se généralise On se prend à regretter que ce ne soit pas la version française, dont le texte est si beau. Paris, un jour peut-être…
A Munich aujourd’hui c’était du pur délire, 30 minutes d’applaudissements et de hurlements, battements de pieds, et standing ovation pour Anja Harteros, éblouissante. Les superlatifs manquent pour qualifier la performance. Elle a le physique, elle est mince, émaciée, déjà tragique, elle a la voix, une pure voix de lirico spinto, je dirais même spintissimo tant la voix est grande, tant elle est homogène du grave à l’aigu, avec un sens de la modulation, avec une diction exemplaire, avec une technique parfaitement dominée sans un moment de faiblesse. Son cinquième acte, et “Tu che le vanità..” fut anthologique. Mais aussi son premier acte, mais aussi son deuxième acte…On n’arrêterait pas de trouver des qualités . On a l’impression qu’elle peut tout chanter. Enfin une vraie voix, proprement incomparable.
On a eu très peur en revanche pour Jonas Kaufmann pendant le premier acte . On avait l’impression, malgré les mezze-voci magiques, malgré le sens musical aigu, qu’il n’était pas à 100% dans la représentation; attaques hésitantes, mots oubliés (“Mi sento morir” au moment où Elisabetta accepte par un “si” timide l’alliance que Philippe II lui offre): j’ai eu de vraies craintes. Et puis dès le duo avec Posa, les choses se sont remises en place et de bout en bout ce fut un enchantement:  puissance, musicalité, variété, capacité à murmurer, puis à chanter fortissimo, intensité, fraîcheur: il a tout, lui aussi. Son duo avec Philippe II dans le “lacrimosa” est proprement inouï, d’une intensité jamais entendue, jamais ressentie. On est proche du sublime, mais on a aussi en face un René Pape phénoménal.
René Pape: enfin une vraie basse sonore et puissante pour Philippe II. Depuis Ghiaurov, on n’avait plus entendu cela. D’abord, lui à qui on reproche souvent un jeu un peu fruste, est ici une véritable incarnation, son “Ella giammai m’amo’ ” est bouleversant, aidé en cela par une mise en scène attentive et juste. Son duo avec Posa exemplaire et son lacrimosa face à Jonas Kaufmann est anthologique. Ce duo si difficile, avec ce chœur en fond de scène, est sans doute l’un des sommets musicaux de la partition, et en tout cas de la soirée.
Ces trois chanteurs ne font pas tout seuls la soirée, même s’ils en sont les joyaux: il faut saluer l’Eboli puissante, énergique, émouvante aussi de Anna Smirnova, dont je connais la voix, mais dont je connais aussi quelquefois la tendance à trop en faire et même à être quelquefois vulgaire. Rien de tout cela: aussi bien dans la chanson du voile que dans le “Don fatale”, elle remplit la salle, avec une voix qui sait triller, qui n’est jamais fixe, qui est puissante et monte à l’aigu avec grande facilité. Grande prestation.
Il faut saluer aussi l’inquisiteur du vétéran Eric Halfvarson, voix sonore, puissante, juste, qui chante à cause du costume (bossu) toujours plié, et qui avec René Pape compose un duo pétrifiant.
Il faut enfin saluer le Posa de Boaz Daniel, jeune chanteur israélien qui remplace Mariusz Kwiecien. Le timbre est joli, et clair, la voix est puissante, il y a des moments vraiment intenses (le duo avec Carlo au début du second acte, le duo avec Philippe II, le trio Carlo-Eboli-Posa dans la jardin) mais il y a aussi quelques ratés, notamment dans l’interprétation un peu expressionniste de la mort (plaintes, hurlements) qu’on a l’habitude d’entendre plus retenue, plus poétique.
Dans l’ensemble, la production est très bien distribuée (le Moine de Steven Humes, les députés flamands, la voix du ciel de Evguenija Sotnikova, le Tebaldo vif de Laura Tutulescu).
Du côté de la direction musicale de Asher Fisch, on reste en revanche un peu sur sa faim. Non que ce soit indigne, très loin de là, la deuxième partie est même mieux réussie que la première, mais c’est souvent trop rapide, sans vraies nuances, un peu toujours sur un même registre, et assez linéaire. Dans les partie plus lyriques, l’orchestre n’accompagne pas, ne respire pas avec l’œuvre ni avec les chanteurs. Si cela chante sur scène, cela ne chante pas dans l’orchestre: c’est au point, c’est attentif, c’est vif quelquefois, mais il faut plus pour Don Carlo, et surtout avec une telle distribution. C’est Zubin Mehta qui avait créé le spectacle, en 2000: il était pris à Valence, et c’est dommage: il aurait sans doute mieux respiré l’oeuvre (s’il était dans un bon  soir). Ne fustigeons pourtant pas Asher Fisch, il a fait du travail très honnête, mais un ton en dessous du plateau.

Quant à la mise en scène, j’ai été agréablement surpris qu’après 11 ans, elle ait encore puissance et prise sur le public. Il y a de très belles scènes (le début du deuxième acte, l’autodafé, la scène de Philippe II -ella giammai m’amo’- où Philippe chante dans l’intimité de sa chambre à coucher et en chemise de nuit, et tout le cinquième acte). C’est une mise en scène assez classique, dominée par le noir (évidemment!) très précise dans ses gestes et dans l’organisation des scènes, et assez fluide, car elle se déroule dans un décor unique, une boite rectangulaire sombre comme un tombeau, toute lumière étant au dehors, et projetant ses rais vers l’intérieur dominé par un christ géant et nu, qui fait fi des apparences et des hypocrisies. L’action complexe est donc lisible et concentrée, et favorise l’intensité et la tension des différentes scènes.

Au total, une soirée de référence, une soirée d’anthologie portée par une distribution hors du commun, une soirée magique d’où les gens sortaient visiblement heureux qui reporte Verdi là où il devrait toujours être, au sommet et qui laisse très loin derrière toute production verdienne des dernières années. On peut regretter que dans cette distribution, où  le chant allemand se montre en état de grâce, il n’y ait  pas un seul italien (le seul qu’on aurait pu croire italien, Francesco Petrozzi, qui chante Lerma est né au Pérou!), mais tant pis, ne boudons pas ce plaisir si rare d’entendre de vrais chanteurs dans Verdi. Viva Verdi!

          Photo @Bayerische Staatsoper

 

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: SIMON BOCCANEGRA de Giuseppe VERDI avec Placido DOMINGO et Anja HARTEROS (24 avril 2010)

Une barque et une voile en ombre, une lumière ocre, et un génie de la scène, Giorgio Strehler. Qui n’a pas vu au moins cette photo sur la couverture du CD de Simon Boccanegra dirigé par Claudio Abbado et les forces de la Scala, qui n’a pas vu la magnifique vidéo qui en a été faite par la RAI ? Qui enfin, – de ma génération- n’a pas vu ce spectacle, qui a fait le tour du monde (Londres, Washington, New York, Tokyo, Vienne, Paris) puisqu’au temps où la Scala faisait des tournées, il était montré partout comme la production emblématique de l’époque avec son quintette vocal de choc : Mirella Freni, Piero Cappuccilli, Nicolaï Ghiaurov, Felice Schiavi, Veriano Lucchetti. Abbado lui-même, partant diriger Vienne en 1986, a fait acheter par le Staatsoper la production de Strehler (de 1971 !) qui a été détruite aussitôt Abbado parti à Berlin (signe de l’intelligence des dirigeants viennois de l’époque). C’est aussi la magie de cette production, qui a fait couler des flots de larmes, qui poussa Rolf Liebermann a faire appel à la même équipe pour inaugurer son « règne » pour « Le nozze di Figaro » en 1973, production qui fut aussitôt pour Paris un emblème tel que Nicolas Joel à Bastille va en proposer l’an prochain la version abâtardie, faite pour la Scala en 1981, qu’on a déjà affichée au temps de Hugues Gall (puisque la version originale ne convenait pas aux dimensions de Bastille je crois).
C’est dire que Simon Boccanegra est un titre qui a marqué l’histoire de la Scala, l’histoire de l’opéra aussi car ce titre peu joué jusqu’alors fut redécouvert et se trouve désormais régulièrement dans les saisons d’opéras, il a marqué le règne de Claudio Abbado à Milan, la vie et la carrière même de Claudio Abbado, puisqu’en 2000, il a repris à Salzbourg l’opéra de Verdi dans une production assez terne de Peter Stein, avec une distribution sur le papier somptueuse (Mattila, Alagna), mais en réalité plus pâle à cause d’un Carlo Guelfi inexistant en Simone, mais surtout à cause des souvenirs trop prégnants…Et dans ce cas les souvenirs n’embellissent rien : chaque fois que je regarde la transmission vidéo tant de Paris (j’ai la chance de posséder ce document rarissime !!) que de Milan (celle là, tout mélomane qui se respecte doit la posséder), je suis pris à la gorge par l’émotion et par l’incroyable qualité du chant et de l’interprétation. Le Simon Boccanegra d’Abbado est un miracle, quelle que soit la version, quel que soit le lieu d’exécution (je dois bien en posséder une dizaine de versions).
Stéphane Lissner , l’année même du retour d’Abbado à la Scala les 4 et 6 juin prochains, ose proposer le Simon Boccanegra, avec comme attraction essentielle Placido Domingo dans le rôle titre et Anja Harteros, la diva extraordinaire éclose ces dernières années dans celui d’Amelia. Ce spectacle, que j’ai vu à Berlin, appelle incontestablement des commentaires : rappelons qu’à Berlin ni la mise en scène de Federico Tiezzi, ni les décors de Maurizio Balò, ni la direction de Daniel Barenboim ne m’avaient convaincu. Qu’en est-il ce soir, après six mois ?
D’abord, les décors de Maurizio Balò n’ont pas été repris, un nouveau décorateur, Pier Paolo Bisleri, a été appelé pour en faire d’autres, dans le même esprit (assez dépouillés, géométriques, censés figurer une jetée, un bord de mer, quelques arbres (suspendus pendant le duo Simone-Amelia).
La mise en scène reste indigente, sans grandes idées, sans véritable direction d’acteurs (ils sont livrés à eux-mêmes), un travail traditionnel sans image forte, une fin complètement ratée. Dans le programme de salle, Tiezzi en appelle à Shakespeare. Ah ! si au moins cet appel avait provoqué quelque lumière. Evidemment, les spectateurs ont en tête la mise en scène de Strehler, qui avait en plus l’avantage d’être en phase avec la musique, chaque geste correspondant à une phrase musicale. Tout le mystère nocturne du prologue devient ici une sorte d’assemblée des dockers, sur fond de cordage, le Palais des Fieschi, un escalier sur la gauche, avec des mouvements pas vraiment fluides. De plus, alors que tous nous avons en tête justement une certaine fluidité musicale, avec des intervalles réduits au minimum, ici, les intervalles entre chaque tableau durent au moins 5 minutes. Ce qui finit par ralentir le rythme : on le ressent à la fin du premier acte, entre le court intermède avec Paolo et la scène du conseil. Ce travail à Berlin comme à Milan, est raté. Sans doute affiche-t-il de nobles intentions, mais elles ne se traduisent jamais en effets scéniques.
Autre désastre, la direction de Daniel Barenboim. On se demande pourquoi ce grand chef a été s’aventurer sur un terrain qui n’est pas le sien. Dans cette salle, son interprétation passe encore moins bien qu’à Berlin.  Alors que cette musique est toute en raffinement, toute en subtilité, l’approche de Barenboim est toujours brutale, l’orchestre est toujours trop fort, il couvre toujours les voix, avec des à-coups, avec des secousses, avec des moments qui finissent pas gêner l’expansion des voix. Certaines scènes, dont la poésie amène l’émotion de manière systématique (le duo Simon-Amelia de la reconnaissance), sont presque « interrompues » par l’irruption de l’orchestre qui en est presque – c’est un comble- gênant. Un ami a qualifié Barenboim de criminel : son orchestre, parfaitement au point, techniquement impeccable, est une arme de destruction massive, qui à aucun moment ne semble en phase avec ce qui est chanté, avec ce qui se passe. Oui, c’est une direction désastreuse, où rien n’est senti, où tout est asséné presque assommé. Pour moi c’est là un contresens total. je suis peut-être excessif (parce qu’il a eu un beau succès au contraire de la Première), mais j’estime qu’il est l’artisan d’un demi-succès musical, qui fera de ce Simon Boccanegra un moment certes fort à cause de Domingo, mais qui ne peut en aucun cas rentrer dans la légende scaligère.

240420101963.1272159211.jpgSaluts

On discutera à l’infini de la pertinence pour Placido Domingo de chanter ce rôle de baryton. Certes, les graves ne sont pas toujours au rendez-vous, non plus que le souffle (la scène du conseil est à ce titre la moins favorable au grand chanteur). Il reste qu’en termes de phrasé, d’intensité de l’interprétation, de jeu, de couleur, d’engagement, de technique, c’est exceptionnel. Le duo du premier acte avec Amelia est bouleversant (même si le « figlia » final n’est pas tenu). Placido Domingo peut se permettre cela en immense artiste qu’il est, nous sommes tous émerveillés de l’entendre à 70 ans chanter encore Verdi de cette manière, mais le Simon de référence reste Piero Cappuccilli ! Domingo n’efface rien, ne fait rien oublier ; il est à part, pour notre joie, pour l’affection que nous avons pour lui, et parce qu’encore aujourd’hui il n’a pas de rival.
Anja Harteros confirme et l’impression de Berlin, et tout le bien que nous pensons d’elle. Elle avait fait annoncer qu’elle était indisposée, et de fait certains graves sont éteints, mais quels aigus, quelle technique, quelle sûreté sur toute la tessiture. C’est vraiment elle aussi une artiste exceptionnelle, qui enchante aussi bien dans Wagner que dans Verdi, et qui de plus, sur scène, est une vraie figure tragique, engagée, aux gestes forts. Cette Amelia est une référence d’aujourd’hui, et sans doute, après Mirella Freni, la plus intense qu’on ait entendu (ni Kiri Te Kanawa, ni Katia Ricciarelli , ni Margaret Price ne rivalisaient avec Freni en intensité, seule Karita Mattila a pu soutenir quelque peu la comparaison quand elle a chanté avec Abbado).
Fabio Sartori est un vrai ténor à l’ancienne, de la voix, une technique, du style, un son intense, mais une attitude un peu passive. La prestation est excellente, comme à Berlin, souvent vocalement engagée (plus qu’à Berlin). Le contraste entre l’engagement vocal et l’engagement scénique est hélas, trop criant. Mais dans l’ensemble, cet artiste mériterait grandement d’être entendu plus souvent sur les scènes internationales.
Jolie surprise avec le Paolo Albiani de Massimo Cavaletti. Voix chaude à la présence certaine, presque trop belle pour le rôle, personnage jeune et séduisant, à l’image de certains séides des puissants d’aujourd’hui à l’opposé de Felice Schiavi chez Strehler qui composait à merveille les traitres de grand guignol en roulant des yeux inquiétants et en rendant son corps difforme.
Reste le Fiesco décevant de Ferruccio Furlanetto, la voix est fatiguée (ou bien est-ce sa nature ?), un peu rustre, sans vrai raffinement. On aimerait entendre dans ce rôle un Giacomo Prestia. J’ai plusieurs fois entendu ces dernières années Furlanetto dans ce rôle, et ce soir fut décidément le pire de tous.
Au total, malgré tout et surtout malgré Barenboim, ce soir fut quand même un grand soir. Parce que on a entendu chanter très bien Verdi, ce qui laisse espérer une année Verdi 2013 moins catastrophique qu’attendue, on aimerait bien sûr plutôt entendre dans ce répertoire un Riccardo Chailly, un Antonio Pappano, ou même réentendre, se bercer encore du rythme, de la légèreté, de la fluidité, du génie d’Abbado.
240420101965.1272158846.jpgPlacido Domingo (24 avril 2010)

Ce fut un grand soir parce que Placido Domingo est unique, qu’il peut désormais tout se permettre, et que le public ne peut que suivre, parce que Madame Harteros est aujourd’hui sans doute ce qui se fait de mieux et surtout parce que la Scala était nerveuse comme aux grands moments, que le public du Loggione (le poulailler) agité discutait fiévreusement, que tous étaient revenus pour l’occasion, « même ceux du sud de l’Italie ». Un grand soir à la Scala, c’est quand même toujours et toujours quelque chose de fort. C’est cela, les lieux où souffle l’Esprit.

TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER, dirigé par Zubin MEHTA avec Anja HARTEROS (27 mars 2010)

270320101925.1269776924.jpgTannhäuser n’est pas le moins bien servi des opéras de Wagner à la Scala. La dernière production remonte à février 2005, au Teatro degli Arcimboldi et fut l’un des ultimes spectacles de l’ère Fontana/Muti. A part la direction de Jeffrey Tate, elle n’appelait pas de commentaires: on se souvient seulement de la très belle interprétation de Wolfram par Peter Mattei. Cette année, en demandant à Zubin Mehta de diriger et à Carlus Pedrissa (La Fura dels Baus) de mettre en scène, Stéphane Lissner a voulu donner à cette production un lustre que l’on n’avait pas vu depuis 1967 (direction Wolfgang Sawallisch). L’opération est réussie.
La direction de Zubin Mehta, bien qu’un peu lente pour mon goût, est précise, somptueuse, ample et très attentive et concentrée. Zubin Mehta  est beaucoup moins routinier dans Wagner que dans Verdi (à Vienne dans Forza del destino!), à part quelques menues scories dans les cuivres (et notamment les cors), l’orchestre délivre une prestation de grande qualité, sonne bien et la lenteur laissant certaines phrases et certains pupitres très découverts, on entend avec bonheur certains moments musicaux habituellement masqués, très bien interprétés par les “professori” de l’Orchestre de la Scala. Il est vrai aussi que depuis l’arrivée de Lissner, la variété des titres et des chefs, la bonne proportion d’oeuvres non italiennes a redonné à cette excellente phalange une qualité qu’elle avait perdue à la fin de l’ère Muti. Le crescendo final est un moment d’exception.
270320101916.1269776876.jpgLa distribution est aussi de bonne qualité globale, à l’exception de la Venus de Julia Gertseva, jolie femme, mais voix sans éclat, sans projection, sans puissance ni volume notables. Une prestation totalement inintéressante au niveau vocal, qui pâtit du voisinage de l’extraordinaire Elisabeth de Anja Harteros, triomphatrice de la soirée. Si elle n’a pas tout à fait le format ( à un poil près) pour le “Dich teure Halle” d’ouverture du deuxième acte, tout le reste est extraordinaire d’engagement, d’intensité, mais aussi de technique vocale, notamment toute la seconde partie du deuxième acte, absolument saisissante, surprenante, bouleversante, qui fait sursauter dans son fauteuil; Anja Harteros est à l’aise aussi bien dans l’héroïsme que dans le lyrisme, elle est exceptionnelle dans les grands rôles lyriques italiens (Amelia Grimaldi, Traviata!), dans certains rôles baroques (Armida, à la Scala), et dans les rôles wagnériens (Magnifique Eva, magnifique Elsa, et magnifique Elisabeth).

270320101922.1269776899.jpgVoilà une artiste complète qu’il ne faut pas manquer, sous aucun, mais aucun prétexte!
Les voix masculines sont d’une bonne qualité d’ensemble: Georg Zeppenfeld est prète sa voix de basse au Landgrave de Thuringe, et la prestation est vraiment de très haut niveau (on l’avait déjà remarqué dans Sarastro de La Flûte enchantée avec Abbado), c’est une des jeunes basses allemandes du moment. Le Wolfram de Roman Trekel a peut-être une voix un peu opaque qui dans les ensembles, qui ne surnage pas. En revanche son troisième acte est d’une poésie exceptionnelle et dégage une grande émotion dans “Oh du, mein holder Abendstern”, la voix est très contrôlée, la technique impeccable,  l’attention aux paroles permanente, on sent le chanteur habitué à Mozart et au Lied.
Robert Dean Smith m’est apparu un peu en deçà de ses prestations habituelles. Il m’a plus convaincu en Tristan où sa voix vaillante et claire faisait merveille (à Bayreuth) que dans ce Tannhäuser où la voix paraît plus tendue, le volume quelquefois insuffisant, notamment dans la scène du Venusberg. Son troisième acte est bien plus convaincant en revanche. C’est un bon Tannhäuser mais je lui préfère un Stephen Gould (à Bayreuth, mémorable). Les autres chanteurs sont à la hauteur et l’ensemble est musicalement très dense. Quant au choeur, il était très bien préparé, et le texte très clairement prononcé, très compréhensible;e, ce qui est rare dans Wagner à la Scala.
La mise en scène de Carlus Pedrissa et des compères de la Fura dels Baus (désormais complices de Zubin Mehta avec lequel ils ont fait le Ring à Florence et Valence) est complexe, et se lit à plusieurs niveaux. L’utilisation de la vidéo et des images de synthèse est impressionnante, d’autant qu’elle suit “en direct” les mouvements des foules et des danseurs: cela donne un spectacle aux images souvent fortes et esthétiquement très belles. Les ressources techniques sont multiples,

main_guido1a.1269776051.gifla main articulée gigantesque, souvenir de Guido d’Arezzo (présent sur scène sous la forme d’un personnage, sorte de scribe informatique, dans un coin de la scène)  et symbole du spectacle (Guido d’Arezzo est à l’origine du système de notation musicale sur lequel nous vivons), symbole de l’art, de la technique, bref de tout ce qui fait la singularité du personnage de Tannhäuser, l’aquarium du Venusberg, rappelant l’origine marine de Venus,

da-vinci.1269775903.jpgle cercle inscrit dans un carré, renvoyant au dessin de l’homme de Leonard de Vinci, où s’inscrivent Tannhäuser, Elisabeth et Venus lorsqu’ils sont crucifiés par la souffrance, ou bien divinisés est aussi une idée qui mêle l’invention de la renaissance, la technique et l’architecture (ce dessin illustre un passage de Vitruve),enfin la tête de mort composée de corps entremêlés, dernier avatar du Venusberg à la fin de l’œuvre. Mais au-delà des performances techniques, la mise en scène est aussi distanciée par rapport à l’histoire, une distance qui relativise les personnages: partant de l’idée que le Venusberg renvoie à des scènes érotiques sculptées sur des temples indiens, et à un univers oriental presque baudelairien, mais aussi à la fascination que Wagner éprouvait pour la culture indienne, Carlus Pedrissa a fait de cette histoire une sorte de légende indienne (hommage à Mehta?), où Hermann est un Maharadjah et Elisabeth une princesse orientale. Cette ironie se voit à plusieurs moments: l’entrée de la cour au deuxième acte traitée comme une grande scène Bollywodienne, aux couleurs criardes et aux ballets désopilants,  les flots de larmes versés par Elisabeth au troisième acte avec un dispositif étrange et fascinant. Mais cette surcharge volontaire est pondérée par des scènes d’une simplicité étonnante (au troisième acte) et d’une poésie à couper le souffle (la romance de Wolfram sur fond de danseuses qui marchent dans les airs!). On peut être surpris, voire réservé, mais c’est un spectacle de grande ampleur, qui exerce une fascination énorme, et qui transforme cet opéra au livret tellement germanique en une œuvre symbolique de la rencontre des cultures, un spectacle syncrétique et profondément moderne qui marque le spectateur. Une vrai, belle, grande soirée d’opéra, grâce à Mehta, Harteros, la Fura dels Baus.

STAATSOPER BERLIN 2009-2010: SIMON BOCCANEGRA avec Placido Domingo et Anja Harteros (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Mise en scène: Federico TIEZZI) le 27 octobre 2009

 

271020091243.1256768585.jpgAnja Harteros salue le public le 27 octobre

La plupart des grandes salles d’opéra (MET, Covent Garden, Scala, Staatsoper Berlin) programment cette année Placido Domingo dans cette prise de rôle si surprenante et tant attendue, Simon Boccanegra.  Placido Domingo a déjà chanté des emplois de baryton (Don Giovanni, par exemple, et un Barbier de Séville dirigé par Abbado, où il chante Figaro, qui n’est d’ailleurs pas un bon enregistrement). Je me souviens, lorsqu’il aborda Otello, beaucoup prédirent la fin de cette voix solaire, et qualifièrent cette prise de rôle d’erreur fondamentale. On sait ce qu’il est advenu des oracles. Placido Domingo chante encore – et de quelle manière- Siegmund aujourd’hui, 35 ans après… Et il aborde de nouveaux rôles, Idomeneo l’an dernier et aujourd’hui, Simon Boccanegra, pour lequel l’Europe entière l’attend.  Cette attente ne sera sans doute pas déçue à voir l’accueil délirant de bonheur du public berlinois (25 minutes d’applaudissements debout). Mais Placido n’est pas seul. Il est superbement accompagné par l’ensemble d’une distribution homogène, de très haut niveau, à commencer par l’extraordinaire Amelia de Anja Harteros,  qui atteint là des sommets : chant contrôlé, technique impeccable, couleur, et surtout aigus triomphants, tenus, clairs, le tout d’un lyrisme vibrant. Ce n’est pas une surprise : que ce soit dans Wagner (Eva), ou dans Verdi (Traviata et maintenant, Amelia de Simon Boccanegra), la soprano allemande d’origine grecque accumule les triomphes. C’est aujourd’hui sans nul doute avec Anna Netrebko, et dans un registre sensiblement différent (la voix et plus grande, le répertoire plus large), la chanteuse de répertoire italien de référence. Aussi, dès que l’on voit son nom dans une distribution, il faut se précipiter. Face à cette Amelia d’exception, à mon avis seulement comparable à Freni, un Gabriele Adorno tout à fait remarquable, Fabio Sartori, déjà entendu dans ce rôle avec Abbado il y a quelques années. La technique est toujours impeccable, le  souffle et le volume parfaitement contrôlés, le sens musical aigu, et une voix  qui s’est bien élargie. Il fait d’Adorno, personnage toujours difficile, pris entre Simon et Fiesco, un authentique héros d’opéra. Fiesco, c’est Kwanchoul Youn, inhabituel dans ce répertoire. Nous le connaissons plus comme basse wagnérienne. Il n’a pas l’éclat d’un Ghiaurov ou même d’un Furlanetto (pas toujours…) ou d’un Prestia, mais malgré une certaine froideur,  il a une intelligence du chant, et une technique qui lui permettent de défendre un personnage plus intérieur, et un style moins expressionniste. Son  Fiesco est un personnage renfermé,  usant beaucoup de mezza voce, de notes murmurées. La fin par ailleurs (le duo avec Boccanegra) dégage une très grande émotion. Surprise aussi d’entendre Hanno Müller-Brachmann en Paolo, chanteur de qualité, un peu appliqué ordinairement, il délivre là une composition intéressante, plus juvénile que d’habitude dans ce rôle, un chant très expressif, techniquement sans failles et une très belle diction de l’italien.

Et Placido Domingo ? Dès la première parole (un’amplesso !) un son, un éclat, une profondeur qui touchent au cœur. Il n’y rien à dire, la prestation est d’un niveau tel qu’on reste secoué par certains moments bouleversants (au 2ème et 3ème actes surtout). Il n’est en rien barytonal, il n’obscurcit pas la voix et chante en ténor (ce qui quelquefois peut surprendre, notamment dans les trios avec Gabriele et Amelia au 2ème acte où en fait on entend bien deux ténors !), mais c’est un chant tellement expressif, tellement engagé, tellement intrinsèquement beau que l’on n’a d’yeux que pour ce Simon, complètement habité. On l’a beaucoup entendu dans Wagner ces derniers temps : l’entendre renouer avec Verdi, et avec quelle maestria, et avec quel panache, c’est nous replonger dans notre passé, quarante ans en arrière, au moment où il nous enchantait dans tous les Verdi qu’il abordait. Une renaissance !

Du point de vue du chant, la distribution réunie ici nous fait mentir lorsque nous affirmions encore récemment qu’il est difficile d’entendre un Verdi convaincant aujourd’hui. En voilà un, qui renoue avec le fil un peu interrompu des soirées verdiennes bouleversantes.

Et pourtant, tout n’est pas convaincant à 100% dans cette production, la direction musicale de Daniel Barenboim qui accompagne bien les chanteurs, reste en deçà de ce qu’on peut attendre d’un tel chef : beaucoup de décalages avec les chœurs d’abord, quelques accidents dans l’orchestre (cuivres..) mais bon…ce ne serait que cela ! En fait, cette direction surprend par sa froideur, par son manque de laisser aller. Jamais la musique ne se laisse aller à la poésie (le troisième acte, notamment avec le duo « piangi..piangi.. où Abbado faisait pleurer l’orchestre ici reste un peu en réserve). Certes, certains moments sont suffoquants de beauté, certaines phrases orchestrales prennent l’auditeur et le surprennent, mais l’ensemble reste un peu trop extérieur, un peu trop fort, comme si le chef n’arrivait pas à s’immerger vraiment dans la délicatesse de cet univers. Certes, l’ensemble n’est pas indigne, loin de là (sinon, on ne serait pas sorti si heureux de la salle), mais très en-deçà du niveau du chant, qui lui est tout à fait exceptionnel. D’ailleurs, avec une autre équipe de chanteurs,  on aurait sans doute moins pardonné à Barenboim.

Quant à la mise en scène, elle est proprement insipide. Federico Tiezzi a-t-il d’ailleurs fait une mise en scène ? Les mouvements des personnages, le traitement des chœurs et des foules sont  tellement rudimentaires que cela confine au ridicule (le prologue utilise les mêmes artifices que Strehler, à croire qu’on ne peut plus mettre en scène la mort de Maria sans faire que Simon soit à la fois dedans et dehors , à l’extérieur et à l’intérieur dy Palais Fieschi ! La scène du conseil est ratée, aucune tension, aucune violence, une stylisation qui appauvrit l’intrigue, le début du troisième acte n’est pas plus réussi, les soldats courent de toutes parts d’une manière risible)  . Le décor de Maurizio Balo’ est , comme souvent, épuré  mais sans vraie fonction dramaturgique  ni qualité esthétique particulière bien au contraire: seule la vidéo marine de la fin fait son effet. Les costumes de Giovanna Buzzi, sont au contraire tout à fait somptueux et sauvent l’ensemble.  On pourra bien sûr dire que cette mise en scène nous fait échapper au Regietheater : certes elle peut être en ce sens bienvenue aux yeux de certains, mais   elle n’apporte rien, ni en terme de fond, ni en terme de forme et ne dit rien de l’histoire et de sa signification : une illustration sans imagination.


Au total ce spectacle vaut pour ses chanteurs. Par leur vertu, il constitue un sommet qui à lui seul justifie qu’on courra  au printemps prochain à la Scala (ou à Berlin, deux représentations fin mars, sans doute moins courues qu’à Milan) les réentendre. Le reste est ou discutable, ou médiocre. J’ai l’habitude de dire que l’Opéra tient sur un trépied ( chant, direction, mise en scène) dont au moins deux doivent fonctionner… Me voilà démenti, par la vertu de chanteurs magiques ou mythiques.  Cette soirée tient sur un seul pied, mais c’est le piédestal  du paradis.

Saluts des artistes et de l’orchestre: de droite à gauche: Placido Domingo, Daniel Barenboim, Anja Harteros, Fabio Sartori, Kwanchoul Youn, Hanno Müller Brachmann, Alexander Vinogradov.

Saluts de l'ensemble de la compagnie et de l'orchestre