FESTIVAL INTERNATIONAL D’ART LYRIQUE D’AIX-EN-PROVENCE 2016: PELLÉAS ET MÉLISANDE de Claude DEBUSSY le 2 JUILLET 2016 (Dir.mus: Esa-Pekka SALONEN; ms en sc: Katie MITCHELL)

Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud) ©Patrick Berger / ArtComArt
Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud) ©Patrick Berger / ArtComArt

Ce Pelléas était très attendu.
La popularité d’Esa-Pekka Salonen dans le monde musical et chez les critiques faisait que la présence du chef finlandais avait un air d’événement, d’autant que la distribution était attirante, tout autant que la mise en scène de Katie Mitchell, très en faveur à Aix-en-Provence où depuis d’arrivée de Bernard Focroulle, elle a signé plusieurs mises en scène plutôt bien accueillies. Le triomphe est total. Le public et la presse ont accueilli ce travail de manière éminemment positive.
À une quinzaine de jours de la Première à laquelle j’ai eu la chance d’assister, le recul salutaire va permettre sans doute, pour chacune des productions de cette cuvée 2016 du Festival d’Aix, de se faire une idée moins immédiate et plus réfléchie, peut-être aussi plus pondérée.
Il est heureux de constater la fortune actuelle du Pelléas et Mélisande de Debussy, considéré comme un de ces chefs d’œuvres à l’accès difficile. Cette saison, il y a à peine un mois, c’était à Zurich la production de Dmitri Tcherniakov dirigée par Alain Altinoglu, la saison dernière, c’était Daniele Abbado à Florence qui mettait en scène aux côtés de Daniele Gatti ou Constantinos Carydis qui dirigeait la production de Christiane Pohle en ouverture du Festival de Munich 2015.
Pour beaucoup d’amateurs d’opéra, Pelléas est une œuvre qu’on apprécie après avoir vu toutes les autres. Pour certains, on commence par Wagner et on finit par Debussy. Pour d’autres au contraire, on commence par Debussy et on finit par Wagner. Le lien de Debussy à Wagner est en effet très fort, un « je t’aime moi non plus » fait de refus, mais aussi de citations presque textuelles (Parsifal dans Pelléas par exemple). Pelléas et Mélisande appartient à un moment où le monde intellectuel français littéraire ou musical courait à Bayreuth. C’est évidemment une œuvre qui se confronte à Tristan und Isolde, autre histoire de couple, autre version des relations entre Eros et Thanatos. D’ailleurs, le décor monumental de Lizzie Clachan à Aix n’est pas sans rappeler dans son organisation même celui de Boris Kudlička à Baden-Baden, avec deux niveaux, un escalier métallique à Jardin, plongeant vers les ténèbres, et des espaces contigus et changeants. Car c’est bien ce décor imposant qui frappe durablement, au point d’être ce qui reste de la mise en scène après deux semaines, si imposant qu’il nécessite une armée de machinistes pour le transformer pendant les intermèdes (qui viennent tous saluer de manière pleinement justifiée à la fin). Ce décor est celui d’une maison de poupée en coupe, rappelant celui de Written on Skin ou Alcina par sa structure, avec ses chambres et ses espaces, isolant chaque scène, lui donnant un contexte particulier avec comme climax les scènes de la piscine intérieure vidée, hyperréaliste, avec la vision de la nature à l’extérieur, mais laissant les personnages derrière une verrière étouffante pour les scènes qui sont parmi les plus célèbres de l’œuvre (les scènes de fontaine). Le décor d’ailleurs réussit à être hyperréaliste et onirique à la fois, implantant une ambiance surannée, temporellement si marquée qu’elle en devient intemporelle, voire étouffante.

A la fontaine: Stéphane Degout (Pelléas) Barbara Hannigan (Mélisande) ©Patrick Berger / ArtComArt
A la fontaine: Stéphane Degout (Pelléas) Barbara Hannigan (Mélisande) ©Patrick Berger / ArtComArt

Comment rendre le mystère de Pelléas et Mélisande, une histoire en soi banale : un mariage plus ou moins forcé, un amour naissant hors mariage, un jaloux mal aimé. Une histoire qui rappelle beaucoup par son étrangeté La Princesse de Clèves, de Madame de Lafayette, notamment à travers le personnage du Prince de Clèves, bien proche de Golaud. L’atmosphère de mystère et d’étrangeté qui entoure la princesse (voir la scène du tableau et de la canne des indes observée de l’extérieur par un Nemours dévoré par le désir) me rappelle celle qui entoure Mélisande, étrangère au monde, venue de nulle part et dont la présence détruit la grise routine familiale, comme Dmitri Tcherniakov l’a si bien montré à Zürich.
Pour expliquer ce mystère et cette atmosphère et justifier d’une dramaturgie à ellipses, Katie Mitchell et son dramaturge Martin Crimp choisissent de faire du drame un rêve (prémonitoire) de Mélisande, à peine revenue de son mariage avec Golaud (elle est en robe de mariée), un mariage contraint générateur d’angoisse qui explique un rêve pour le moins tendu, mais référencé fortement à l’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, sauf que de merveilles, il y en aura peu dans ce rêve. C’est un choix dramaturgique cependant assez commun, on ne compte plus sur les scènes les rêves de personnages qui expliquent une action dramatique. Sans la référence à Lewis Carroll, on tout aussi bien pu concevoir un rêve de Golaud pris par le désir de possession, ou de Pelléas pris par celui d‘échapper à l’étouffement familial. Étouffement que l’on perçoit par des signes évidents dans la première partie, notamment à travers le personnage de Pelléas, engoncé, fagoté en « petit vieux » avant l’âge, un vieil enfant rempli de tics et de mouvements brusques, magistralement rendus par Stéphane Degout dont c’est hélas le dernier Pelléas.
Atmosphère pesante aussi à table, avec la vision d’un repas familial silencieux et raide. Bien sûr on pense aussi à l’atmosphère familiale de la production de Tcherniakov, mais le cadre de la maison, moderne, « design », ouverte, n’a rien à voir et de produit pas la même impression : les couleurs du décor, vert passé, le style de l’ameublement du premier XXème siècle, les éclairages pâles et timides, tout concourt à donner l’impression d’une maison où le temps s’est arrêté, qui génère un ennui abyssal, et un désir de respirer. Chaque scène est un espace clos vieillot, chambre à coucher, salle à manger, piscine même, et les circulations sont étroites (escalier en colimaçon).C’est aussi un espace envahi par le rêve, avec cet arbre qui prolifère dans la chambre, ou la terre, C’est vraiment le décor qui donne l’ambiance.
Katie Mitchell fait évoluer ses personnages dans cet espace hyperdétaillé. Il y a d’ailleurs plus de travail sur les personnages que sur la dramaturgie proprement dite. Au centre, la Mélisande de Barbara Hannigan, comme si la mise en scène était construite sur mesure pour elle, une femme déjà mûre, qui n’a rien du petit oiseau fragile qu’on a pu voir ailleurs (Tcherniakov par exemple), qui parcourt tout l’espace en regardant toutes les scènes, ou se regardant (elle regarde souvent son double), dedans et dehors comme dans les rêves. Hannigan avec son art suprême du mouvement et sa manière de gymnaste de se relever quand elle est allongée face contre terre, avec sa grâce et avec son corps qui se construit et tout à la fois se déconstruit, rend une Mélisande présente, mais met au centre le drame d’une femme assez manœuvrière et manipulatrice dont l’innocence et la fragilité se discutent fortement. Tout cela est magistral de la part de la chanteuse, mais n’ajoute rien à la lecture ou au sens de l’œuvre. Tcherniakov avec le même présupposé était pour mon goût plus convaincant.

Du même coup, la première partie m’est apparue quelquefois distante et vaguement ennuyeuse, sauf la scène prodigieuse du petit Yniold (Chloé Briot, très fraîche) et de Golaud forçant à regarder par la lucarne.

Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Stéphane Degout (Pelléas) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Franz-Peter Selig (Ariel) ©Patrick Berger / ArtComArt
Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Stéphane Degout (Pelléas) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Franz-Peter Selig (Ariel) ©Patrick Berger / ArtComArt

La deuxième partie plus dramatique et plus tendue par nature permet de relever l’intérêt avec des moments particulièrement bien construits entre les personnages : par exemple la scène où Golaud et Arkel saisissent Mélisande sur la table, ou les scènes sur le lit entre Golaud et Pelléas, ainsi que la scène sacrificielle où Golaud égorge Pelléas comme Abraham son fils (laissant supposer par le choix de la mort une préméditation). Scènes très tendues, très fortes, qui laissent une durable impression.
Comme on le voit, Katie Mitchell sait rendre l’atmosphère pesante, et sait conduire un travail d’acteur particulièrement détaillé, mais le propos général reste moins convaincant. Il y a certes du mystère et de la poésie, mais cela s’inscrit dans une atmosphère de drame familial au total assez banal. Quand Mélisande entre dans cette famille, cette dernière est déjà en déliquescence, au bord du gouffre et Mélisande n’est que la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Chez Tcherniakov, c’était la présence même de Mélisande comme révélateur qui déclenchait le processus délétère de destruction familiale de l’intérieur… Aussi le travail de Katie Mitchell, précis, intéressant parce que le rêve permet de développer plusieurs points de vue et de conjuguer vraisemblances et invraisemblances, ne me semble pas rendre compte de toutes les ambiguïtés de l’œuvre. Un travail onirico-réaliste, et en ce sens même acrobatique. Mais on a envie de dire : et après ?

Blessures: Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud)Stéphane Degout (Pelléas) ©Patrick Berger / ArtComArt
Blessures: Barbara Hannigan (Mélisande) Laurent Naouri (Golaud)Stéphane Degout (Pelléas) ©Patrick Berger / ArtComArt

Elle est servie, et c’est son immense chance, par une distribution particulièrement engagée et qui semble partager le point de vue qu’elle exprime. Chacun est un chanteur acteur de très grand niveau, la Geneviève à la fois discrète et timide de Sylvie Brunet-Grupposo, dont la lecture de la lettre est un modèle de parlar-cantando contrôlé, naturel et sans prétention ni théâtralité excessive, l’Arkel monumental de Franz-Josef Selig, patriarche lui aussi bousculé par les manipulations de Mélisande, le Golaud de Laurent Naouri, toujours magistral, avec son faux air de Butler, qui réussit à chanter le texte sur le ton de la conversation, avec un naturel confondant, à la fois distancié et impliqué. Ce que réussit Katie Mitchell, grâce aux éminentes qualités de cette distribution, c’est de faire de chaque personnage ou presque un Janus bi-face, avec une face au monde et une face cachée, face externe et interne. Et Naouri est ici un chanteur exceptionnel d’intelligence, intérieur, retenu, mais en même temps ravagé, avec un sens rêvé du texte et de l’expression et une diction modèle.
Stéphane Degout est Pelléas depuis plus de cinquante fois. C’est d’abord un Pelléas musicien avec un sens du texte exceptionnel, dont il réussit à exprimer les moindres nuances, les moindres inflexions, de la douceur à la violence, de la tendresse à la tension, de l’innocence au désir, la diction est éblouissante (une qualité largement partagée par l’ensemble du plateau d’ailleurs), elle atteint le stade de la perfection quand elle s’allie à une telle expressivité, c’est une diction théâtrale presque avant que d’être musicale. Et puis il y a le personnage, merveilleusement conduit dans son évolution, depuis le Pelléas engoncé, plein de tics, étouffé et timide du début, celui soumis au « paterfamilias » Arkel, qui ne va pas voir Marcellus mourant, paralysé par la maladie paternelle et par l’interdiction d’Arkel, au Pelléas plus accompli par l’amour de la deuxième partie, plus ouvert et plus libre.
Justement, l’Arkel de Franz-Josef Selig joue vraiment le « Paterfamilias », aux mouvements calculés, plus souvent assis à la table à « présider » comme un Arkel « commandeur ». La diction est soignée, l’expression bien contrôlée, ainsi que la projection, avec un langage clair, qui exprime l’autorité et qui n’empêche pas le feu intérieur qui s’allume au contact de cette Mélisande volontairement perturbatrice. Un Arkel lui aussi Janus, aux limites de son contrôle sur lui-même. Belle composition de Chloé Briot en Yniold chantant en équilibre instable sur une échelle, même si je préfère les Yniold interprétés par de jeunes garçons (le magnifique enfant du Tölzer Knabenchor à Zürich). Quant à Thomas Dear, il prête un beau timbre, très présent, à la figure fugace du médecin.

Dans ce monde un peu paralysé, vaguement fossilisé, Mélisande a évidemment le statut d’élément perturbateur : elle est la femme, plus mûre mais encore jeune, d’une séduction presque animale. Elle n’a rien de l’oiseau fragile dont le texte parle. En scène elle est affirmée, notamment lorsqu’elle porte cette robe rouge-vermillon, couleur de la passion, qui l’isole par rapport aux teintes pastel presque effacées ambiantes. Aucun des costumes des autres ne possède cette agressivité. La présence scénique d’Hannigan fait le reste, un oiseau (de proie ?) sensuel et mûr vaguement destructeur. Comme toujours son chant peut diviser : sa diction, peut-être d’un souffle moins parfaite que celle de ses partenaires lui donne justement un souffle d’étrangeté et d’absence, mais l’expression est décidée, le ton est affirmé, la voix est merveilleusement placée à tous les degrés du registre et magnifiquement expressive par de multiples modulations. Je la préfère néanmoins dans la Marie manipulée de Die Soldaten à Munich que dans cette Mélisande manipulatrice où elle est néanmoins admirable. Peut-être aussi est-ce d’ailleurs la nouveauté du personnage qui me trouble. En tous cas, et c’est la magie des festivals, je ne vois pas quelle autre chanteuse pourrait incarner Mélisande dans cette production si elle entrait dans le répertoire d’un théâtre. C’est une production construite pour elle et autour d’elle, c’est sa grandeur et aussi sa faiblesse que d’être un Pelléas et Mélisande-Hannigan plutôt qu’un Pelléas et Mélisande.

 

On attendait aussi beaucoup, comme je l’ai écrit au début, de la direction d’Esa-Pekka Salonen particulièrement adapté aux œuvres de la première moitié du XXème siècle, dans une œuvre qui a priori est faite pour lui et qu’il connaît sur le bout des ongles, d’autant qu’il y dirigeait son Philharmonia Orchestra.

J’avoue avoir été moins sensible à son travail qu’en d’autres occasions. On a plusieurs manières d’aborder Pelléas, une manière impressionniste, miroitante, relevant chaque son en faisant une sorte de multiplication de reflets diamantesques : c’était le cas jadis d’Abbado, qui savait cependant, en immense chef de théâtre qu’il était, accompagner le drame et donner de la tension. Ce fut aussi le cas de Gatti à Florence, qui avec une incroyable clarté, révélait l’ensemble des secrets de la partition, dans des conditions acoustiques difficiles, mais rendant chatoyant et riche de tous ses reflets un texte musical imprégné de l’ambiance littéraire de la période et pas seulement de Maeterlinck. Maazel jadis à Paris (avec Jorge Lavelli, Frederica Von Stade, Richard Stillwell et Gabriel Bacquier) avait su conjuguer l’onirique, le poétique et de dramatique. C’est à lui que je dois mon amour pour cette œuvre que je regardais avec distance dans ma prime jeunesse, tout occupé à découvrir Wagner. J’aime les directions musicales qui illuminent et qui éclairent tous les détails de ma mosaïque debussyste, faite de tesselles orientées différemment, tout à la fois ombres et lumières, et qui néanmoins savent créer tension et drame.
Je n’ai pas trouvé tant de tension dans l’accompagnement musical du drame surtout dans un première partie que j’ai trouvée trop linéaire. Certes, on peut dire que Salonen suit en cela la mise en scène, dans sa continuité et sa fluidité dramatique qui passe de scène en scène comme un regard presque extérieur au drame (celui de la Mélisande rêvant). J’ai écrit linéaire, je devrais dire lisse, trop lisse, sans aspérités, et avec une discrétion étonnante qui fait qu’à certains moments on n’entend peu l’orchestre. Un parti pris de discrétion qui me perturbe parce que je n’y entend plus les chatoyances, les différences de couleurs, les ruptures aussi, mais une sorte d’uniformité.
Certes, la deuxième partie plus dramatique donne un peu plus de relief à l’ensemble, mais sans jamais être abrupt, ou brutal. Ce parti-pris me paraît courir le risque de ne pas rendre justice à l’œuvre, de ne pas lui rendre sa profondeur, au profit d’une certaine fadeur, de la couleur un peu passée du décor, un son lointain et quelquefois indifférent.
J’entends bien que le parti-pris scénique, un rêve qu’on regarde, contribue à éloigner, et peut induire le chef à proposer un son sans le son, une sorte de second degré, de vision derrière la vision et donc éloigner le choc direct, j’entends bien – pour le défendre à chaque fois- que le chef et le metteur en scène ne peuvent jouer des partitions différentes, mais j’avoue avoir quelque peu regretté un relief qui me paraît si indispensable ici.

Indiscutablement cette production interroge et ce n’est pas la seule du festival (on le verra bientôt avec Cosi fan tutte). C’est intéressant de proposer un Pelléas et Mélisande d’un « réalisme onirique » qui a incontestablement trouvé un ton. Pourtant, malgré l’excellence de la distribution et sa justesse de ton, je suis resté un peu sur ma faim.
Il y a un mois, j’étais à Zürich pour un autre Pelléas et Mélisande, dirigé par Alain Altinoglu et mis en scène par Dmitri Tcherniakov, qui proposait lui aussi une vision de famille en déliquescence, mais avec une violence inouïe et inédite dans cette œuvre (magistral Golaud de Kyle Ketelsen, imposante Geneviève d’Yvonne Naef et incroyable Arkel de Brindley Sherratt) que relayait dans la fosse un Alain Altinoglu original et poignant, très expressionniste (certains ont dit puccinien), plein de couleurs et de tensions, de contrastes, de dynamique, très surprenant dans sa manière d’emprunter une voie inédite. J’ai préféré ce Pelléas coup de poing, ou le Pelléas suspendu et ailleurs de Christophe Honoré à Lyon, plutôt que ce goût amer et lointain laissé par le travail de Katie Mitchell, au contact d’artistes admirables, nous laissant des images souvent belles, mais ni le cœur lacéré, ni l’âme en capilotade. [wpsr_facebook]

Thanatos : Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Stéphane Degout (Pelléas) Franz-Peter Selig (Arkel) Thomas Dear (le médecin) ©Patrick Berger / ArtComArt
Thanatos : Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève) Laurent Naouri (Golaud) Barbara Hannigan (Mélisande) Stéphane Degout (Pelléas) Franz-Peter Selig (Arkel) Thomas Dear (le médecin) ©Patrick Berger / ArtComArt

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2015-2016: LE ROI CAROTTE, de Jacques OFFENBACH le 14 DÉCEMBRE 2015 (dir.mus: Victor AVIAT; Ms en scène: Laurent PELLY)

Le Roi Carotte et ses radis  ©Stofleth
Le Roi Carotte et ses radis ©Stofleth

Depuis le développement des recherches éditoriales sur Offenbach, depuis la publication des Contes d’Hoffmann revus par Jean-Christophe Keck, la curiosité se focalise sur certaines productions du Mozart des Champs Elysées. Et voilà que l’Opéra de Lyon pour les Fêtes de fin d’année exhibe des cartons une œuvre d’Offenbach totalement inconnue, Le Roi Carotte, jamais repris depuis les premières séries de représentations qui remonte à 1872, une fable légumineuse sur le pouvoir, sur un livret de Victorien Sardou, accueillie triomphalement à Paris, puis à Londres, à New York, à Vienne, et qui a disparu des scènes en 1877 parce que trop coûteuse à monter. Pensez donc, à peu près 6h de spectacle, 40 rôles différents, des centaines de figurants, des décors monstrueux, une sorte de féérie jamais vue, d’autant plus féérique qu’un an après la défaite de la guerre de 1870, la France a besoin de rire, et en particulier Paris, moins d’un an après la Commune.

143 ans après la première, l’Opéra de Lyon a décidé de proposer Le Roi Carotte, profitant d’une nouvelle édition, de Jean-Christophe Keck, dans une version revue par Agathe Mélinand pour la mise en scène de son complice de toujours Laurent Pelly.
Bien sûr, une renaissance après tant de temps eût justifié de monter la version originale, ou à défaut celle allégée revue par Offenbach, d’environ 3h. La version d’Agathe Mélinand est plus réduite encore (2h15 avec entracte). Il faudrait attendre un Festival pour remonter le oser spectacle dans la version originale, qu’un opéra en saison peut difficilement assumer vu les dimensions. Je pense que les polémiques éventuelles sur les coupures sont inutiles, cette série de représentations ne manquera pas de mettre la focale sur l’œuvre et gageons (ou espérons) que Lyon ne soit que la première d’une série de propositions.
En effet, comment gérer, à l’heure de Star Wars, l’opéra féérique ? Il est clair qu’en 1872, les moyens de théâtre étaient différents et que le public avait d’autres habitudes et d’autres attentes. Il est difficilement pensable de proposer les six heures, à moins de réécrire complètement le livret en l’actualisant (car l’essentiel des six heures est du texte parlé). Déjà, les allusions mythologiques et les jeux de mots de La belle Hélène ou d’Orphée aux Enfers échappent à un public qui a bien moins de références classiques qu’alors, imaginons le cas du roi Carotte avec ses allusions politiques, c’est un travail d’orfèvre à confier à un chansonnier.

Barricades et révolution ©Stofleth
Barricades et révolution ©Stofleth

Enfin, 3 heures de spectacle correspondent presque à certains opéras de Wagner, c’est dire que c’est déjà un ensemble très lourd. Gageons que le choix d’Agathe Mélinand et de Laurent Pelly se justifie par l’économie de la pièce et par la réception d’une telle production pour le public d’aujourd’hui.

Victor Aviat ©Harald Hoffmann
Victor Aviat ©Harald Hoffmann

Ces deux heures quinze suffisent quand même à donner une très bonne idée d’ensemble et de vérifier que ce Roi Carotte est du grand Offenbach, mené d’une main sûre par le jeune chef Victor Aviat, un jeune hautboïste remarqué, qui entame une carrière de chef en remportant en 2014 le Nestlé and Salzburg Festival conductors award. Avec un sens théâtral marqué, un sens du rythme et de la pulsation très affirmé, il imprime une dynamique communicative à l’orchestre avec un son clair, une lecture particulièrement entrainante et l’orchestre de l’opéra le suit, sans scorie aucune, ainsi que le chœur bien préparé de Philip White, alerte, vif, très en verve. Il y a une tradition bien installée d’Offenbach à l’Opéra de Lyon, et cela se sent, tant l’ensemble des forces a cohérence et énergie.

Car la machine fonctionne au service d’une musique qui touche tous les claviers, avec un sens de l’ironie marquée, comme souvent chez Offenbach, c’est à la fois très symphonique, c’est aussi lyrique, en pastichant les duos d’amour de l’opéra traditionnel notamment bel cantiste, mais c’est aussi un joli exercice acrobatique où chaque son peut figurer un légume ou un insecte : nous sommes dans une fantasmagorie visuelle et sonore, très spectaculaire, qui reste un peu superficielle mais techniquement très au point.
La difficulté consiste à faire du spectaculaire de 2015 et non de 1872, c’est à dire employer les moyens du théâtre d’aujourd’hui pour rendre les tableaux d’hier recevables ou présentables.

Étudiants ©Stofleth
Étudiants ©Stofleth

Bien sûr, à la fois par l’inspiration, due au conte d’Hoffmann Petit Zacharie, appelé Cinabre qu’on retrouve dans la Chanson de Kleinzach des Contes d’Hoffmann, et par certaines scènes comme celle des étudiants qui renvoie à celle du prologue des mêmes Contes d’Hoffmann, on reconnaît la manière d’Offenbach d’utiliser des motifs qui se répètent ou simplement évocatoires qui construisent un système d’écho entre ses œuvres. Il faut toujours tenir compte chez Offenbach de l’imitation du premier XIXème siècle (Rossini, Auber), de l’interprétation, et de la folie déglinguée qui peut résulter de l’ensemble. L’histoire du Roi Légume est une histoire linéaire assez claire, mais qui donne aussi prétexte à des parodies, à des scènes presque fermées (comme celle de Pompéi, ou celle des insectes) qui ne sont qu’une partie de ce que le spectateur de 1872 avait pu voir et applaudir. Mais l’œuvre est à la fois loufoque, comique, ironique, amère, voire tragique. La monumentalité du propos permet une pluralité de styles et de situations au total assez inhabituelles chez Offenbach, dans cet opéra potager, c’est bien à une macédoine de styles comme de légumes à laquelle nous sommes conviés.
Agathe Mélinand a adapté le texte en travaillant comme à l’accoutumé à la transformation des allusions d’Offenbach aux « actualités » du temps en jeux sur nos habitudes ou nos actualités, allusions, jeu de mots, gestes, paroles à double sens, et travaille ainsi à l’implication du public qui lit quelque part son propre monde ; le descriptif de la situation financière de Krokodyne et la manière dont Fridolin XXIV a ruiné son royaume est à ce titre désopilant tellement cela parle au spectateur, qui évidemment pense à la France d’aujourd’hui voire à la situation économique du monde (crise des subprimes comprise) et rit. C’est pourquoi je parlais de chansonniers plus haut. En tous cas, tout est fait pour que le public entre de plain pied dans l’œuvre et qu’un échange scène-salle puisse naître dans une sorte de bonne humeur communicative.
Laurent Pelly a eu l’intelligence de ne pas afficher de style pompeux ou m’as-tu-vu, et de construire la fantasmagorie sur des éléments apparemment simples mais parlants, plutôt que sur du tape-à-l’œil.
Comme souvent chez Pelly, peut être plus que chez d’autres metteurs en scène, on ne peut séparer les costumes, qu’il a réalisés et qui sont vraiment splendides, notamment la carotte, bien sûr, mais surtout les radis, d’un réalisme troublant ou les céleris-rave (ce sont parmi les costumes les plus réussis vus sur une scène ces derniers temps) qui apparaissent dans un brouillard inquiétant, ni les décors (de Chantal Thomas) très réussis du propos d’ensemble. Il y a d’abord une volonté de ne pas surcharger, mais en même temps de donner le plus de fluidité possible à la succession des tableaux, le risque de ce type d’œuvre étant de ralentir le propos par de trop fréquents changements. Ici, des éléments glissent, se mettent en place, qui un livre gigantesque, qui une passoire, qui un presse purée, qui une galerie de tableaux, qui Pompéi, qui le Vésuve, qui une planche d’entomologie.

Cunégonde (Antoinette Dennefeld) et Fridolin (Yann Beuron) ©Stofleth
Cunégonde (Antoinette Dennefeld) et Fridolin (Yann Beuron) ©Stofleth

Ces éléments n’envahissent jamais le plateau et n’écrasent pas le propos, mais dessinent des ambiances qui laissent les personnages évoluer. C’est qu’à la manière du grand opéra romantique, on voyage beaucoup dans ce Roi Carotte, de Krokodyne à Pompéi,  sur le Vésuve, dans des livres, au sein du potager, composant à chaque fois une ambiance ou un tableau, qui rappelle quelque peu les cabinets de curiosités. C’est que Pelly réussit à afficher avec un vrai réalisme poétique une intrigue qui voit une Carotte devenir Roi et tout un potager devenir Cour avec un effet carotène garanti (serviteurs – ou bâtards ?- tous roux).
L’histoire du Roi Carotte est assez simple : Fridolin XXIV règne sur Krokodyne, mais dilapide le trésor et envisage pour se refaire d’épouser Cunégonde (et sa dot), une princesse délurée et pleine d’envies et de désirs. Pendant ce temps, la sorcière Coloquinte qui a été privée de ses pouvoirs pendant 10 ans par le père de Fridolin les retrouve et veut se venger sur le fils; suite à un accord avec Robin-Luron  le bon génie de Fridolin, celle-ci le détrône, et  Robin-Luron l’accepte pour son bien, pour que Fridolin devienne plus sérieux, il en profite pour libérer Rosée du Soir amoureuse de Fridolin en secret.

Les carottes sont cuites: Cunégonde (Antoinette Dennefeld) et Carotte (Christophe Mortagne) ©Stofleth
Les carottes sont cuites: Cunégonde (Antoinette Dennefeld), Carotte (Christophe Montagne) et les “carottides” ©Stofleth

Coloquinte met sur le trône une horrible Carotte aimée de tous et notamment de Cunégonde, que rien n’arrête grâce à l’effet d’un philtre: Le Roi Carotte va s’installer et faire régner la tyrannie. Fridolin va de son côté partir faire une sorte de voyage initiatique à la recherche de l’anneau de Salomon qui seul peut faire cesser l’enchantement de Coloquinte, la petite troupe se rend jusqu’à la Pompéi d’avant l’éruption, elle récupère l’anneau, revient à Krokodyne grâce à la complicité des abeilles, le Roi Carotte, détesté, est détrôné et Fridolin revient au pouvoir à la satisfaction de tous.
L’ histoire tient du conte de fées, du voyage initiatique au royaume du délire, et de la satire politique (des pouvoirs abusifs, des courtisans qui tournent casaque, des cours corrompues, n’oublions pas que le public sortait à peine ses ruines du second Empire). Laurent Pelly joue sur tous ces tableaux, à la fois travaillant sur le conte (la vision de la sorcière Coloquinte), sur la fantasmagorie (très beau tableau des insectes en planche d’entomologie), sur la bande dessinée (Pompéi), sur les effets de théâtre (l’éruption du Vésuve), sur le dessin animé (le personnage de Robin-Luron, un génie qui ressemble bien un peu à Jiminy Cricket) et décline la thématique potagère : la prison est un panier-égouttoir à légumes, et Le Roi Carotte finit en purée dans un gigantesque presse-purée. Mais il est surtout très attentif au jeu des chanteurs : il a en main une troupe remarquable, très équilibrée, très homogène, très engagée, qui s’amuse et qui donne à l’ensemble une très grande légèreté.

Fridolin (Yann Beuron) et Robin-Luron (Julie Boulianne) ©Stofleth
Fridolin (Yann Beuron) et Robin-Luron (Julie Boulianne) ©Stofleth

Bien sûr, Yann Beuron (Fridolin XXIV) domine la distribution, c’est le rôle le plus important, et il joue un vilain enfant-pas-si-sage, un fêtard qui s’adonne au vice avec grand naturel et simplicité, mais terriblement sympathique. Face à lui saluons la Cunégonde d’Antoinette Dennefeld, dont on connaît à Lyon la belle voix  de mezzo, entendue dans L’enfant et les sortilèges et Isolier (excellent) du Comte Ory, et qui fait preuve d’un dynamisme et d’un allant irrésistibles qui lui procurent l’un des triomphes de la soirée. Christophe Mortagne en Carotte avec un encombrant costume aux jolis fanes est un ténor d’horrible caractère à souhait, qui réussit une très grande variations de couleurs et qui pose vraiment le personnage. Avec ses sons désagréables, son émission nasale à souhait, ça couine à tous les étages . Jean Sébastien Bou dans un rôle de complément de ministre vendu (Pipertrunck) fait évidemment remarquer une belle voix de baryton marquante,  d’une grande élégance tout comme Boris Grappe dans Truck (l’autre ministre) montre son efficacité dans la veulerie..

Rosée du matin (Chloé Briot) prisonnière et Robin-Luron en libérateur (Julie Boulianne) ©Stofleth
Rosée du matin (Chloé Briot) prisonnière et Robin-Luron en libérateur (Julie Boulianne) ©Stofleth

La jeunesse craquante de Rosée-du-soir (la soprano Chloé Briot) et la fraîcheur de Robin-Luron (la mezzo Julie Boulianne) donnent aux deux rôles une présence marquée, sympathique, celle de personnages positifs de dessin animé ou de bande dessinée,

Coloquinte (Lydie Pruvot)
Coloquinte (Lydie Pruvot)

par opposition à tout le groupe des horribles dont une Lydie Pruvot (Coloquinte) désopilante dans ce rôle exclusivement parlé de sorcière.
Le chœur de Philip White est très engagé, et très agile dans le jeu, on l’a dit plus haut, et une bonne partie joue les petits rôles, très nombreux, y compris dans cette version bistourisée.
L’impression de troupe est telle qu’il est presque difficile de distinguer les uns et les autres, mais ce qui est certain, c’est que c’est une production de fin d’année réussie, alliée au célèbre Mesdames de la Halle représenté au théâtre de la Croix Rousse.
Ce Roi Carotte repris à la TV, puis enregistré pour un DVD, va compléter la tradition de l’Opéra de Lyon, marquée par des interprétations désormais historiques de Jacques Offenbach. Il faut découvrir cette musique, parodique quelquefois, romantique à d’autres moments, spectaculaire et pleine de vie, très variée et étonnante. Il faut découvrir cette satire du Grand Opéra romantique, qui est à la fois comédie, vaudeville, mais aussi opéra à machines et opérette. Ce Roi Carotte a quelque chose de très classique dans sa facture et dans sa construction, et se paie le luxe d’annoncer d’une certaine manière ce que va dénoncer le Festival « Pour l’humanité » en mars: l’excès, l’intolérance, la méchanceté, la deshumanisation, qui est au centre d’une histoire qui donne le pouvoir à de méchants légumes, qui n’ont rien d’humain (et donc à l’inhumanité) . Victorien Sardou n’y est pas étranger : il reste qu’Offenbach réussit à surprendre, et nous laisse dans la douce (même en décembre) nuit lyonnaise plein de bonne humeur et plein d’images grâce à l’excellent travail de Pelly, ce n’est pas la moindre de ses qualités en ces derniers mois plutôt gris.[wpsr_facebook]

L'explosion du Vésuve ©Stofleth
L’éruption du Vésuve ©Stofleth