STAATSOPER BERLIN AM SCHILLER THEATER et DEUTSCHE OPER BERLIN 2013-2014: LA NOUVELLE SAISON BERLINOISE

Non, tout ne marche pas en Allemagne. L’aéroport de Berlin-Brandeburg devait ouvrir en juin dernier, il ne sera opérationnel qu’en 2015, et encore, sa capacité est insuffisante dès l’ouverture: tant mieux, on continuera d’utiliser Tegel, bien plus pratique. La Staatsoper unter den Linden en travaux depuis deux ans, n’ouvrira probablement pas non plus dans les délais prévus et donc voilà encore ce théâtre contraint d’utiliser les espaces plus étroits du Schiller Theater, à une volée du rival la Deutsche Oper, en face sur la même avenue. A ce jour les deux théâtres ont publié leurs saisons respectives, mais pas le troisième larron, la Komische Oper. Trois opéras à Berlin, trois histoires, trois traditions différentes, trois publics aussi et donc un casse tête pour le politique désireux de rationaliser la situation, budgétaire notamment. Je m’en vais donc essayer de vous présenter les deux saisons, de ces deux théâtres qui sont des théâtres de répertoire, avec leur troupe et donc leur couleur.

La Staatsoper im Schiller Theater, Bismarckstraße 110

Héritier de la tradition lyrique historique de Berlin, la Staatsoper, à deux pas du palais impérial, était la Hofoper (Opéra de Cour) de l’Etat prussien, avec l’orchestre d’Etat, la Staatskapelle, il fut dirigé par les plus grands Richard Strauss, Leo Blech, Erich Kleiber, Clemens Krauss, Herbert von Karajan (1941-1945…) ; ce fut après la deuxième guerre mondiale et une longue reconstruction (1945-1955)  l’opéra d’Etat de Berlin Est, avec son public plus populaire, vitrine de l’art lyrique en Allemagne de l’Est, que Daniel Barenboim reprit en 1992 peu après qu’il a été écarté du Philharmonique de Berlin au profit de Claudio Abbado.  Royaume de Daniel Barenboim et de l’intendant Jürgen Flimm, resté peu de temps à Salzbourg et qui en dit des horreurs (commentant dans les journaux le fait qu’en ce moment Alexander Pereira ferraille avec son conseil d’administration et se trouve au bord du départ: Salzbourg use et abuse des intendants depuis le départ de Mortier), il est installé à l’étroit dans la salle du Schiller Theater qui contient moins de 1000 spectateurs.
La programmation de la Staatsoper est dans l’ensemble plus recherchée et plus raffinée que celle de sa voisine d’en face, la Deutsche Oper; d’une part Jürgen Flimm est homme de théâtre et à ce titre veille à ce que les productions soient faites par des metteurs en scène inventifs, l’an prochain par exemple, Tcherniakov, Philipp Stölzl, Sasha Waltz, Andrea Breth sont des acteurs de la scène d’aujourd’hui et représentent une certaine modernité. Du côté musical, Daniel Barenboim est un directeur musical très ouvert, très présent (trop disent ses détracteurs) qui va diriger trois des nouvelles productions (La Fiancée du tsar, Trovatore, Tannhäuser), mais aussi Don Giovanni, Simon Boccanegra, Wozzeck dans le répertoire, soit 6 productions au total, ce qui est très respectable, mais il a appelé aussi Zubin Mehta (deux productions, Salomé et Aida), Sir Simon Rattle (Katja Kabanova), Daniel Harding (Fliegende Holländer), Marc Minkowski (Il trionfo del Tempo e del Disinganno), René Jacobs (Rappresentazione di Anima e Corpo) ce qui promet de belles soirées.
Vu l’exigüité de la salle, elle peut accueillir plus facilement des opéras baroques, du théâtre musical, et la salle de l’atelier (Werkstatt) des opéras pour enfants ou des  petites formes. Ainsi donc la saison est plutôt séduisante, diverse et marque une vraie variété alliant répertoire, raretés, recherche; quant au reste du répertoire, il fait appel aux chefs maison, à la troupe locale, à des chefs très solides spécialistes de répertoire baroque ou classique (Christopher Moulds) ou italien (Massimo Zanetti).
Ainsi donc bonne partie de l’automne sera faite de nouvelles productions, après un Ballo in Maschera de répertoire (Production Jossi Wieler/Sergio Morabito, avec Norma Fantini (Amelia), Kamen Chanev (Riccardo), Marina Prudenskaia (Ulrica), Valentina Nafornita (Oscar), le tout dirigé parr Massimo Zanetti (septembre), dès le 3 octobre, et pour 6 représentations jusqu’au 1er novembre, la première nouvelle production, Zarskaja newesta (La Fiancée du Tsar) de Nicolai Rimski-Korsakov dans une mise en scène de Dmitri Tcherniakov et dirigée par Daniel Barenboim avec une très belle distribution, Anatolij Kotscherga, Olga Peretyatko, Johannes Martin Kränzle, Pavel Černoch, Anita Rachvelishvili. Daniel Barenboim en profitera pour diriger un Wozzeck de répertoire mis en scène par Andrea Breth, avec Roman Trekel dans Wozzeck, Waltraud Meier (Marie), Graham Clark (Kapitän), Pavol Hunka (Doktor) et Štefan Margita dans le Tambourmajor: il faut le dire, c’est une splendide distribution (4 représentations du 4 au 12 octobre). Daniel Barenboim dirigera en octobre une reprise de Don Giovanni dans la production salzbourgeoise passionnante de Claus Guth (où Don Giovanni blessé à mort par le Commandeur dès le début vit à fond ses dernières heures et règle tous ses comptes); comme à Salzbourg, c’est Christopher Maltman qui chante Don Giovanni, aux côtés de la Anna de Christine Schäfer et la Elvira de Dorothea Röschmann, du Leporello de Adrian Sâmpetrean (vu récemment dans le Macbeth milanais) de l’Ottavio de Rolando Villazon, de la Zerlina d’Anna Prohaska et du Masetto de Adam Plachetka (qui sera en revanche Don Giovanni à Vienne et à la Deutsche Oper); là aussi, une jolie réunion de bons chanteurs! (6 représentations du 18 octobre au 3 novembre).
Daniel Barenboim sera encore au pupitre pour un hommage de Sasha Waltz au Sacre du printemps de Stravinski, la création de Sacre un montage entre le Sacre du Printemps, la “scène d’amour” du Roméo et Juliette de Berlioz et L’après-midi d’un faune de Debussy pour deux représentations les 26 octobre et 2 novembre.
La programmation de novembre est faite de représentations de répertoire, La Traviata fameuse de Peter Mussbach, direction Domingo Hindoyan, avec Anna Samuil dans Violetta pour 3 représentations en novembre, 2 en février et 2 en mars, Die Zauberflöte (Production August Everding) direction du jeune Wolfram-Maria Märtig, avec Anna Prohaska en Pamina et Stephan Rügamer en Tamino et La Finta Giardiniera (Die Pforten der Liebe) de Mozart dans une nouvelle version du livret signée Hans Neuenfels, qui a aussi signé la mise en scène à l’automne 2012, dirigé par Christopher Moulds avec Stephan Rügamer et Anna Siminska.
Le 29 novembre 2013, la première très attendue  du Trovatore de Verdi pour 7 représentations (jusqu’au 22 décembre) dans la production de Philipp Stölzl (à qui l’on doit le Rienzi et le Parsifal de la Deutsche Oper, ainsi que le Fliegende Holländer actuellement en scène à la Staatsoper), dirigé par Daniel Barenboim avec Anna Netrebko (Leonora), Alexksandr Antonenko (Manrico), une voix un peu lourde pour le rôle à mon avis, Marina Prudenskaja dans Azucena et…Placido Domingo dans Il conte di Luna. Réservons notre vol…
Car en décembre, outre ce Trovatore, quelques Zauberflöte et Finta Giardiniera, ainsi que La Bohème (pour5 représentations jusqu’au 19 janvier (Anna Samuil dans Mimi et Josep Caballé-Domenech au pupitre) on pourra aussi voir Der Fliegende Holländer, dans la production de Philipp Stölzl (c’est son mois!) dirigé par Daniel Harding, avec Michael Volle dans le Hollandais, Emma Vetter (Senta) et Stephan Rügamer (Erik) (à partir du 12 décembre pour 4 représentations jusqu’au 29). Philipp Stölzl sera encore à la fête à la Staatsoper pour la production de fin d’année, une reprise de Orphée aux Enfers (Orpheus in der Unterwelt) d’Offenbach, dirigée par Günther Albers pour 4 représentations jusqu’au 12 janvier.
En janvier justement des représentations de répertoire de Bohème, de Zauberflöte, de Barbiere di Siviglia, pour en arriver le 25 janvier à la première représentation de Katja Kabanova, de Leoš Janáček, nouvelle production d’Andrea Breth, dirigée par Sir Simon Rattle pour 6 représentations jusqu’au 16 février, avec une magnifique distribution réunissant entre autres Deborah Polaski (Marfa) et Eva Maria Westbroek (Katja), Pavel Černoch (Boris), Stephan Rügamer (Tichon), Roman Trekel (Kuligin). En février on pourra coupler cette Katja Kabanova de luxe par une reprise de choix, celle de Salomé, car la production de Harry Kupfer sera dirigée par rien moins que Zubin Mehta, pendant un bon mois à la Staatsoper de Berlin et pour pour 4 représentations du 2 au 13 février, avec Camilla Nylund (Salomé) et Albert Dohmen (Jochanaan), mais aussi l’excellent Gerhard Siegel (Herodes) et Birgit Remmert dans Herodias; un “mois Mehta”, ai-je dit, parce le 15 février, il dirigera une série de 3 représentations (jusqu’au 23 février) de Aida, dans la mise en scène de Pet Halmen avec le quatuor Ludmila Monastyrska (Aida), Nadia Krasteva(Amneris), Franco Vassallo (Amonasro), Fabio Sartori (Radamès): on pouvait rêver meilleur cast, mais pour Zubin Mehta dans un grand Verdi on ne fera pas la fine bouche.
En fin de mois, une Tosca qu’on peut éviter (Mise en scène Carl Riha, direction Stefano Ranzani avec Maria José Siri, Thiago Arancam et Egils Silins). Traviata, Zauberflöte pour un mois de mars sans grand intérêt, sauf pour 6 représentations (16 mars-6 avril) des Nozze di Figaro dirigées par Christopher Moulds avec une jolie distribution qui vaut une soirée si l’on est à Berlin: Roman Trekel (Il conte), Dorothea Röschmann (La Contessa), Vito Priante (Figaro), Anna Prohaska (Susanna) et Rachel Frenkel (Cherubino, comme à Vienne).
Avril, c’est le festival annuel du 12 au 20 avec deux “must”:
– une nouvelle production de Tannhäuser, dirigée par Daniel Barenboim, dans une mise en scène chorégraphiée de Sasha Waltz (c’est incontestablement attirant) avec quelle distribution ! René Pape (Landgrave), Peter Seiffert (Tannhäuser), Peter Mattei (!!) (Wolfram), Marina Prudenskaja (Venus), Marina Poplavskaja (Elisabeth). (4 représentations du 12 au 27 avril)
– une reprise de Simon Boccanegra (mise en scène – mauvaise- de Federico Tiezzi) avec Placido Domingo (Simon) et Anja Harteros (Amelia), Dmitry Belosselskiy (Fiesco), Fabio Sartori (Gabriele) les 13 et 17 avril.

Et peu après, à partir du 22 avril et jusqu’au 26 avril (3 soirs), une rareté, le Vin Herbé de Frank Martin, direction de Frank Ollu, et mise en scène de Katie Mitchell, avec entre autres Matthias Klink et Anna Prohaska, qui est une reprise d’un spectacle qui aura sa première à la fin du mois de mai 2013.
La première moitié du mois de mai 2014 sera baroque. Tout d’abord, une reprise de Rappresentatione di Anima et di Corpo de Emilio de’ Cavalieri, oeuvre fondatrice de l’opéra, dirigé par René Jacobs avec l’Akademie für Alte Musik Berlin, dans la mise en scène de Achim Freyer, avec notamment Marie-Claude Chappuis pour 4 représentations du 4 au 11 mai, puis de Dido and Aeneas, de Purcell (réédition de Attilio Cremonesi) dans une mise en scène et chorégraphie de Sasha Waltz, un magnifique spectacle dirigé par Christopher Moulds, reprise d’un spectacle de 2005 (je crois), avec l’Akademie für Alte Musik de Berlin.
On pourra voir (en passant) à partir du 18 mai une reprise de la production déjà ancienne de Philipp Himmelmann (2004) de Don Carlo de Verdi (version en 4 actes) pour 5 soirées du 18 au 30 mai, dirigée par Massimo Zanetti, avec René Pape dans Filippo II, Fabio Sartori dans Don Carlo et Alfredo Daza dans Posa, ainsi que Anna Samuil dans Elisabetta et Marina Prudenskaja dans Eboli et encore les 24 mai et 1er juin Tosca (avec Béatrice Uria-Monzon et Jorge de Leon cette fois).
Le mois de juin verra pour la dernière reprise de l’année (pour trois représentations les 7,9,11 juin) , encore un spectacle baroque: Il trionfo del Tempo e del Disinganno de Haendel, avec Marc Minkowski au pupitre des Musiciens du Louvre – Grenoble  et dans la mise en scène de Jürgen Flimm avec notamment Charles Workman, Sylvia Schwartz,  et Delphine Galou et enfin  la dernière nouvelle production de l’année, Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny de Kurt Weill dans une mise en scène de Vincent Boussard, décors de Vincent Lemaire et costumes de Christian Lacroix  avec Wayne Marshall au pupitre de la Staatskapelle Berlin pour 6 représentations du 6 au 25 juin, avec le très bon Michael König dans le rôle de Jim Mahoney .
Toute la seconde moitié de juin est dédiée au festival Infektion! Festival für neues Musiktheater qui présentera
– le Lohengrin (1982) de Salvatore Sciarrino dans l’Atelier (Werkstatt) pour 5 représentations du 14 au 21 juin, mise en scène Ingo Kerkhof
– dans la grande salle de la Staatsoper la création d’un spectacle composé d’un opéra de Morton Feldman Neither (sur un texte de Samuel Beckett) et de Footfalls de Samuel Beckett, sur les lieux mêmes où Feldman et Beckett se rencontrèrent,  la mise en scène est de Katie Mitchell (qui a mis en scène Written on Skin de George Benjamin à Aix) qui combinera les deux œuvres, la Staatskapelle de Berlin sera dirigée par François-Xavier Roth et la soliste sera Laura Aikin pour 4 représentations du 22 au 29 juin.
Aschemond oder The Fairy Queen, un opéra de Helmut Oehring sur une interprétation de musiques de Henry Purcell dans une mise en scène de Claus Guth avec une distribution très stimulante, Marina Prudenskaja, Bejun Mehta, Andrew Staples, Roman Trekel et sous la direction de Michael Boder pour la Staatskapelle Berlin et de Benjamin Bayl pour l’Akademie für Alte Musik (23, 26, 28 juin)
– Enfin, une reprise de Lezioni di tenebra de Lucia Ronchetti créé le 30 janvier au Werkstatt d’après Giasone de Francesco Cavalli sous la direction de Max Renne (27 et 29 juin).
On peut constater à la fois la variété de l’offre de la Staatsoper qui va de l’opéra standard à au théâtre musical le plus contemporain, la qualité des chefs invités et celle des metteurs en scène ainsi que la bonne tenue des distributions. Le système est un mélange de système de répertoire et de stagione: la scène du Schiller Theater ne permet pas de toute manière une alternance complète. En tous cas de septembre à février, les mélomanes devraient trouver leur compte, sans oublier le Festival en avril et aussi le Festival de Théâtre musical en juin qui offre deux spectacles à voir de Katie Mitchell et Claus Guth. De quoi remplir bien des soirées berlinoises, à des prix  raisonnables vu que la plupart du temps les places vont de 20-28 € à 66-84 €  !

Deutsche Oper am Rhein, Bismarckstraße 35

Le cube de béton construit au début les années 60 (1961), salle à vision frontale de 1900 spectateurs environ fait suite à une histoire qui remonte au début du siècle. Face à l’opéra d’Etat (Staatsoper) , c’est un “opéra de quartier” lié au quartier très riche de Charlottenburg (la commune la plus riche de Prusse à l’époque) qui naît, appelé Deutsches Opernhaus, puis Städtische Oper (Opéra municipal) en 1925. Goebbels l’a appelé de nouveau Deutsches Opernhaus. Carl Ebert, l’intendant de l’époque, a quitté l’Allemagne pour éviter à avoir à se compromettre avec le régime: il retrouvera son poste en 1945. La salle de 1912, remodelée en 1935, fut détruite par un bombardement en 1943. La conception de la salle de 1961 est clairement celle d’une salle de répertoire, plutôt ouverte (vision frontale) qui fut l’Opéra de Berlin Ouest lorsque le mur sépara Berlin et que la Staatsoper fut celui de Berlin Est. Deux symboles donc et toujours la même rivalité (sous les nazis, Goebbels tenait la Deutsches Opernhaus et Göring la Staatsoper), qui continue au-delà de la “Wende”, après la chute du mur, tant les profils des deux théâtres sont différents (un peu comme Garnier et Bastille si les théâtres avaient deux administrations séparées). La Deutsche Oper est donc un véritable opéra de répertoire, avec des productions durables, très marqué encore par les années où Götz Friedrich fut son intendant, de 1981 à sa mort, en 2000.
Ses directeurs musicaux furent, entre autres, Bruno Walter, Ferenc Fricsay, Lorin Maazel, Gerd Albrecht, Christian Thielemann. Depuis 2009, le directeur musical est l’américain Donald Runnicles.
Six nouvelles productions en 2013-2014, et deux productions en version de concert, et 26 productions au répertoire, cela signifie une grosse trentaine de titres différents, sans compter les six productions dans la “Tischlerei” (l’ancienne menuiserie) salle de création dédiée aux expérimentations ouverte en novembre 2012. En 2013-2014, on jouera Berlioz (2) Bizet (1), Britten(1), Donizetti(3), Humperdinck(1), Janacek(1), Leoncavallo(1), Mascagni(1), Massenet(1), Mozart(4), Ponchielli(1), Puccini(2), Rossini(1), Verdi(7), Wagner(6, dont deux séries du Ring).
Une saison qui s’ouvre le 22 août par une création (unique soirée) dans le foyer de l’opéra, un opéra “accessible”(Begehbare Oper) sur des musiques de Maurizio Kagel et Christian Steinhäuser dans une mise en scène de Sven Sören Beye.
Mais c’est bien le Ring, dans la mise en scène désormais culte de Götz Friedrich qui va encore faire événement cette année: programmé deux fois dans deux distributions différentes, en septembre sous la direction de Sir Simon Rattle (qui se partage entre Deutsche Oper et Staatsoper!) et en janvier sous la direction de Donald Runnicles. C’est septembre qu’il faut choisir au vu de la distribution: Wotan, Juha Uusitalo (sept), Mark Delavan (janv); Alberich: Eric Owens; Loge: Burkhard Ulrich; Fricka: Doris Soffel (sept), Daniela Sindram (janv), Siegmund: Simon O’Neill (sept) Peter Seiffert (janv); Brünnhilde (Walküre): Evelyn Hertlizius (sept), Linda Watson (janv), (Siegfried) Susan Bullock,(Götterdämmerung) Evelyn Hertlizius (sept), Susan Bullock (janv) ; Sieglinde: Eva-Maria Westbroek(sept), Heidi Melton (janv);  Siegfried: Lance Ryan; Wanderer: Juha Uusitalo (sept), Terje Stensvold (janv); Mime: Burkhard Ulrich; Hagen: Hans Peter König; Waltraute: Anne Sofie von Otter; Gutrune: Heidi Melton; Günther: Markus Brück.
Anna Smirnova sera comme à Vienne Abigaille dans une nouvelle production de Nabucco dirigée par le jeune Andrea Battistoni, moins doué que l’autre jeune italien, Daniele Rustioni à mon avis (qui vient d’obtenir l’Opera Award du meilleur jeune chef) mise en scène de Keith Warner, avec Johan Reuter dans Nabucco (à partir du 8 septembre, en octobre et en décembre). La saison propose un autre Verdi, Falstaff, dirigé par Donald Runnicles, mise en scène de Christof Loy (hum), avec Markus Brück (Falstaff), Michael Nagy (Ford) , Joel Prieto (Fenton) et Barbara Haveman dans Alice Ford (7 représentations de novembre à janvier). Donald Runnicles dirigera aussi La Damnation de Faust de Berlioz, mise en scène de Christian Spuck, sur deux séries de représentations ( 4 en février-mars et 4 fin mai début juin) avec des choix de distributions cornéliens: en février Klaus Florian Vogt, Clementine Margaine, Samuel Youn, et en mai Matthew Polenzani, Elina Garanca, Ildebrando d’Arcangelo. On passera rapidement sur une nouvelle production d’Irina Brook de L’Elisir d’amore de Donizetti, dirigée par le très pâle Roberto Rizzi Brignoli avec Nicola Alaimo tout de même dans Dulcamara (5 soirs en avril mai) pour s’intéresser vivement à Billy Budd de Britten, pour 5 représentations en mai juin, dans une mise en scène de David Alden et dirigé par Donald Runnicles, avec John Chest en Billy Budd et Burkhard Ulrich en Edward Fairfax Vere. la saison se termine par quatre représentations concertantes, deux (4 & 7 juin) de Maria Stuarda de Donizetti (Paolo Arrivabeni, Joyce di Donato/Carmen Giannatasio), pour madame Di Donato, et deux (16 & 19 juin) de Werther de Massenet  (Donald Runnicles, Ekaterina Gubanova/Vittorio Grigolo): Grigolo en Werther…c’est le mauvais rêve de l’éléphant dans le magasin de porcelaines.
Du côté des reprises de répertoire, comptez sur des Bohème (7 fois en décembre) et des Tosca (6 fois en décembre, janvier, mai), des Nozze di Figaro (3 fois en février-mars), des Don Giovanni (6 fois de mars à juin) avec Adam Plachetka la trouvaille viennoise, et Sonja Yontcheva, 10 Zauberflöte (mise en scène Günter Krämer) d’octobre à mai, un Barbiere di Siviglia pour 6 représentations d’octobre à février (dirigé par Guillermo Garcia Calvo).
Les Verdi sont plus intéressants et se concentrent en automne (année du centenaire oblige) cinq titres sont proposés en plus de Nabucco et Falstaff dans la période:
Don Carlo (version en 4 actes) en octobre et surtout novembre, direction Donald Runnicles et mise en scène Marco Arturo Marelli, avec Hans Peter König, Paata Burchuladzé, Russel Thomas, Dalibor Jenis, Violeta Urmana et Anja Harteros/Barbara Frittoli (pour une soirée en novembre).
Macbeth (4 représentations en octobre et novembre), direction Paolo Arrivabeni, et mise en scène Robert Carsen, avec en Macbeth Thomas Johannes Mayer (octobre) et Simon Keenlyside (novembre), en Lady Macbeth Marianne Cornetti(octobre) et Ludmyla Monastyrska (novembre).
Otello (3 représentations en novembre), dirigé par Donald Runnicles, dans une mise en scène de Andreas Kriegenburg, avec José Cura (Otello), Barbara Frittoli (Desdemona) et Thomas Johannes Mayer en Jago: malgré Kriegenburg, on peut passer.
Rigoletto (6 représentations en novembre, décembre et avril), mise en scène de Jan Bosse, direction Roberto Rizzi Brignoli, nouvelle production très contestée de la saison actuelle, avec Lucy Crowe (nov-déc)/Elena Tsallagova(avril), Andrzej Dobber(nov-déc)/Markus Brück(avril) et Ivan Magri(nov-déc)/David Lomeli(avril)
La Traviata (8 représentations entre octobre et avril) dans la mise en scène de Götz Friedrich, dirigée par Gérard Korsten et Ivan Repusic (avril) avec quatre Violetta (Dinara Alieva, Ailyn Perez, Alexandra Kurzak, Marina Rebeka), quatre Alfredo (Gyorgy Vasiliev, Stephen Costello, Yosep Kang, Dmytro Popov), quatre Germont (Etienne Dupuis, Simon Keenlyside – 1 fois-, Leo Nucci -1 fois- et Markus Brück en février et avril).

Du côté de Wagner, à part le Ring, la Deutsche Oper affiche des spectacles solides dans des distributions soignées:
Parsifal, à Pâques comme il se doit (5,18, 21 avril) dans la mise en scène assez réussie de Philipp Stölzl (nouvelle production de cette saison) , dirigé par Axel Kober, qui dirigera cette année Tannhäuser à Bayreuth avec Hans-Peter König (Gurnemanz), Stefan Vinke (Parsifal), Bo Skovhus (Amfortas) Bastiaan Everink (Klingsor) et Evelyn Herlitzius (Kundry)
Tristan und Isolde, en mai pour 3 représentations, dirigé par Donald Runnicles dans la mise en scène de Graham Vink, avec Nina Stemme et Stephen Gould, entourés de Albert Pesendorfer et Liang Li (Marke), Samuel Youn (Kurwenal) et Tanja Ariane Baumgartner (Brangäne). Pour le couple vedette, on ne peut manquer Nina Stemme dans Isolde.

Mais dans la liste des opéras de répertoire, émergent quelques moments qui devraient stimuler le plaisir du mélomane ou du fan.
Les Troyens (3 représentations en mars-avril): production de David Pountney, dirigée par Paul Daniel, avec Roberto Alagna (Enée), Ildiko Komlosi (Cassandre) et Béatrice Uria-Monzon (Didon), distribution intéressante et œuvre évidemment passionnante qu’on n’a pas vue depuis longtemps à Paris, ce foyer, paraît-il, du grand répertoire français.
Jenufa (3 représentations en février): production de Christof Loy diriége par Donald Runnicles, avec Hanna Schwarz, Will Hartmann, Jennifer Larmore et Michaela Kaune; là aussi, un ensemble digne d’intérêt
Cavalleria rusticana/Pagliacci  (4 représentations en mars) : on pourrait ranger cette production dans les soirées habituelles de répertoire, mais voilà, Santuzza sera Waltraud Meier dans Cavalleria et cela change tout et dans Pagliacci, Canio sera Stephen Gould et Nedda Carmen Giannatasio. C’est aussi le jeune Cornelius Meister, grand espoir de la direction en Allemagne qui sera au pupitre et la mise en scène est de David Pountney
La Gioconda (4 représentations en janvier-février), entrée au répertoire de Paris en ce moment, déjà au répertoire de Berlin depuis longtemps, La Gioconda mérite d’être vue au moins une fois même dans une vieille mise en scène de Filippo Sanjust, dirigée par l’excellent Jesus Lopez Cobos, avec Hui He, Marianne Cornetti, Marcelo Alvarez, Lado Ataneli. Une distribution solide, qui peut sauver l’honneur d’une œuvre un peu surannée.

Telles sont les perspectives des deux salles berlinoises: deux couleurs différentes certes, deux manière de gérer l’opéra certes, mais bien des similitudes:  toutes deux sont ouvertes au Regietheater  et à l’innovation sur scène,  on y retrouve les mêmes (Philipp Stölzl par exemple) ou quelquefois les mêmes titres en trop grand nombre (Don Carlo, Don Giovanni, La Traviata, Il Barbiere di Siviglia, Tosca, Bohème…) ce qui est regrettable et montre les effets pervers de la concurrence sur les grands standards. La Deutsche Oper travaille plus sur son répertoire (on le voit sur l’accumulation des Verdi et Wagner), la Staatsoper travaille plus sur “la” représentation dans une logique qui se rapproche du système stagione : en sera-t-il de même lorsqu’elle aura regagné Unter den Linden? Il faudra un jour qu’une décision soit prise pour que les deux institutions ne labourent pas le même champ.
Même si tout ne vaut pas le vol vers Berlin pour le mélomane français, il reste que pour le spectateur local, il y a de quoi aller voir de l’opéra chaque semaine, sinon chaque soir,  et de l’opéra, dans des productions souvent intéressantes: au moins ce n’est pas ennuyeux…Heureux berlinois. [wpsr_facebook]

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 27 décembre 2012 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Ms en scène: Claus GUTH, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS)

Il ne reste que quelques mots à rajouter à ce qui a déjà été dit…pour conclure sur cette ouverture de saison.
L’autre jeudi à la Scala, ce fut la dernière de cette série de Lohengrin, et ce fut un feu d’artifice. On comprenait bien que pour la dernière, les chanteurs donneraient tout alors qu’on avait craint , comme c’est quelquefois le cas à ces dates, des changements de distribution de dernière minute. Rien de tout cela; ils étaient tous là, Kaufmann, Harteros, Pape, Tomasson, Herlitzius et Lucic.
Pour ma part j’avais choisi d’être en haut, en galerie, là où selon Paolo Grassi se trouvent les racines du théâtre, là où sont les habitués, les passionnés, les hueurs, là où tout le monde se retrouve à l’entracte pour discuter passionnément de ce qui vient de se passer, bref, là où le théâtre vit et respire.
Et, cela n’a pas manqué, nous avons commencé à évoquer avec les vieux amis et les vieux habitués le Lohengrin d’Abbado de 1981, et la mise en scène de Giorgio Strehler, qui faisait de Lohengrin un héros médiéval mythique, armures rutilantes, décors dorés, miroirs en reflets infinis, étourdissement de lumière: bref, le Lohengrin de toutes les fascinations et un Abbado qu’on découvrait dans Wagner (c’était son premier Wagner) un Wagner allégé, souple, d’une clarté cristalline, d’une rare élégance, sans aucune lourdeur, lyrique à faire fondre les cœurs. Un miracle.
A la date même où, trente et un an avant exactement, je voyais pour la seconde fois le Lohengrin d’Abbado, je me trouve donc à la Scala pour ce Lohengrin de Barenboim, si différent dans l’esprit, si différent dans sa réalisation, et tout aussi miraculeux pour des raisons différentes.
Le miracle ce soir s’appelle Jonas Kaufmann, qui a rendu ce troisième acte sublime, avec un ‘Im fernem Land” tout en pianissimi comme la dernière fois, mais encore plus épurés, encore plus maîtrisés, et notamment ce “Taube”, parti du fond du silence, puis au son de plus en plus projeté, tenu, puis redescendant sur un fil de souffle et de son, pour retrouver le silence originel. Et qui provoque les larmes. Jamais entendu cela ainsi.
Jonas Kaufmann est la preuve que même avec une voix intrinsèquement “normale”, dont la couleur n’est pas exceptionnelle, ni l’étendue, mais avec une exceptionnelle intelligence et une maîtrise de l’art (au sens de technique), on arrive à construire l’exception, la singularité, on arrive à l’incomparable. Kaufmann réussit à être un vrai acteur en scène, et un véritable acteur dans la voix. Ce que veut le metteur en scène, il le transmet dans l’expression. Pour ce Lohengrin qui est tout sauf triomphant, la tristesse est portée par cette voix jamais tonitruante, presque hésitante, qui finit pas bouleverser. Quant à ceux qui disent que la voix est engorgée, et coincée, mieux vaut les renvoyer à leurs chères études: pardonnez leur mon Dieu, car ils ne savent pas ce qu’ils disent.
Bouleversant aussi le personnage voulu par Guth, un personnage qui n’existe que par ce que projettent en lui les autres, et qui ne peut échapper à ce destin qui est de ne pas s’appartenir. La mise en scène de Guth est elle-aussi d’une grande intelligence qui enferme Lohengrin, comme au début du deuxième acte, dont le prélude est habituellement dédié au couple Ortrud/Telramund, et qui montre cette fois sur fond de cette musique funèbre et inquiétante, un Lohengrin enfermé, qui ne réussit pas à sortir, qui voit toutes les portes fermées, qui essaie de s’échapper, mais qui est condamné à rester. De même dans un étonnant respect du livret , se construit devant nos yeux ce mariage qui n’en finit pas, sans cesse interrompu, où Elsa, puis Lohengrin, s’écroulent, refusent, regardent le public avec des yeux hallucinés et incrédules, où l’accomplissement final sous les yeux rapprochés du couple Ortrud/Telramund, porte en soi l’échec et l’adieu.
Je ne reviens pas sur un troisième acte d’abord élégiaque avec cette magnifique trouvaille du bassin où l’on joue, où l’on est soi-même, avec les merveilleux jeux de reflets des personnages dans l’eau. Moment magique où les cœurs semblent se donner, où les âmes semblent se rapprocher, qui se transforme vite en cauchemar, où Elsa de frêle jeune femme devient presque une dominatrice, les mains sur les hanches, telle Ortrud (c’est saisissant) devant un Lohengrin écrasé et dominé.
Autre miracle que Anja Harteros, soprano lirico spinto qui peut tout chanter avec un égal bonheur: c’est une grande Traviata, une Elisabetta phénoménale, ce sera sans doute aussi une Aida extraordinaire, mais aussi une Maréchale unique, une Eva qui enfin existe en scène, et une Elsa qui réussit à transmettre à la fois la fragilité et une certaine dureté; avec une voix d’une qualité exceptionnelle, des aigus triomphants, une tenue de souffle modèle, elle domine tous les moments de la partition, mais son deuxième et troisième acte sont incroyables de fraicheur, de tension, de mélancolie. Le duo avec Ortrud, et tout le troisième acte sont proprement anthologiques.
Ce soir, Tomas Tomasson a réussi à exister fortement, ce qu’il n’avait pas réussi au moins le 18: la voix portait et l’artiste, doué de grandes qualités d’acteur et d’une présence exceptionnelle, grâce aussi à une diction peu commune, a tellement donné, a tellement forcé une voix trop légère pour le rôle (redoutable de tension de bout en bout), qu’il a raté lourdement plusieurs notes au deuxième acte (les italiens disent “calato”), et que la respiration allait contre le son, qui sortait mal dominé pour donner au total à la fin de l’acte de bien vilains moments: dommage, mais je reste indulgent, je trouve cet artiste intelligent et très “juste”.
De même Evelyn Herlitzius, elle aussi douée d’une exceptionnelle intelligence, a cette capacité à masquer par des cris d’une vigueur et d’une puissance incroyables, les insuffisances d’une voix fatiguée, et notamment au dernier acte, coincée dans la gorge et presque rabougrie. C’était à la fois dur à entendre et en même temps ces sons rauques étaient tellement dans le personnage qu’elle a obtenu au final un triomphe, mérité et oui et non.
René Pape comme toujours impérial, même si un peu fatigué par moments, car il sait à merveille dire un texte avec la moindre des inflexions, ce qui est chez Wagner essentiel. Des défauts vocaux impardonnables dans Verdi peuvent passer chez Wagner s’ils sont masqués par une diction impeccable. Quant à Zelko Lucic, il n’est pas à sa place dans la distribution, il n’existe pas comme héraut, mais reste passable.
Mais grâce à Kaufmann et Harteros, tout passe, d’autant que Barenboim a fait des miracles que même les amis les moins indulgents ont reconnus. Un prélude abbadien à force de légèreté, avec ces miroitements si particuliers de sons filés, à peine perceptibles. Une énergie juvénile, imposant des contrastes, des rythmes, des ruptures. Des sons de l’orchestre notamment dans les cuivres, inattendus par leur sûreté et leur justesse, un prélude du troisième acte qui fut un ouragan: en bref, il fut miraculeux lui aussi et a entraîné l’ensemble du plateau jusqu’à l’explosion (avec un chœur des très grands jours de la Scala) par la tension qu’il a imprimée.
Alors voilà, les gens debout hurlant leur enthousiasme, une Scala des très grands jours emportée par la passion, un bonheur sans mélange, une joie très largement partagée, même si certains à côté de moi faisaient la moue (comment peut-on?). Enfin une direction d’orchestre, enfin des chanteurs à la hauteur de cette scène pour un Wagner qui restera dans les mémoires. La Saison du Bicentenaire Wagner est ouverte “alla grande”,   reste à ouvrir celle du Bicentenaire Verdi, et là ce sera plus grinçant. Verdi dans sa maison est moins à l’aise que Wagner son invité. Mais ce soir, oublions! La Scala était en ce 27 décembre à la place légendaire qui est la sienne, elle était à la hauteur de ce qu’elle est dans mon cœur ; souhaitons-lui, souhaitons-nous une grande saison.
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TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 18 décembre 2012 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Ms en scène: Claus GUTH, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS)

Acte III Photo Monika Rittershaus

Je l’ai écrit précédemment, Lohengrin est l’opéra de Wagner le plus populaire en Italie, peut-être parce que c’est le premier à y avoir été représenté, et en tous cas le plus lié à l’histoire de la Scala. Ne faisons pas non plus l’erreur de croire que cet orchestre, à part Verdi, Rossini et Puccini, ne peut rien jouer. Il y a une vrai tradition wagnérienne, et de vrais grands chefs wagnériens en Italie, aujourd’hui par exemple Daniele Gatti et Claudio Abbado qui à chaque fois qu’il a abordé Wagner (Lohengrin, Tristan und Isolde, Parsifal) a laissé des traces profondes. Mais se souvient-on du Parsifal légendaire de Toscanini à Bayreuth, le plus long de tous les Parsifal de Bayreuth, dont on a perdu toute trace sonore? Et Victor De Sabata, qui n’a pas fait seulement une Tosca resté la référence avec Callas, mais a dirigé aussi à Bayreuth Tristan und Isolde, et Antonino Votto, plus connu pour sa Gioconda, qui a dirigé Lohengrin à la Scala.
Inversement, de très grands chefs wagnériens ont dirigé Wagner à la Scala, à commencer par Willhelm Furtwängler, en 1951, pour un Ring resté tellement dans les mémoires (il y a un enregistrement) que les vieux milanais l’évoquent encore avec émotion, et il est aussi venu diriger Meistersinger. Plus récemment, Wolfgang Sawallisch (qui a dirigé pratiquement tout Wagner à Milan), Carlos Kleiber (Tristan und Isolde), mais aussi en remontant le temps Hermann Scherchen (Rienzi), Lorin Maazel (Tristan) André Cluytens (Der Ring des Nibelungen), Karl Böhm (Meistersinger), Herbert von Karajan (Tristan, Die Walküre, Lohengrin), Hans Knappertsbusch (Der Fliegende Holländer, Tristan) …Quel théâtre peut aligner dans Wagner au long de son histoire tant de chefs de référence?

Au-delà des polémiques de magazines (le président de la République n’aurait pas assisté au Lohengrin inaugural pour manifester sa mauvaise humeur devant le choix de Wagner pour l’ouverture de saison qui est aussi celle du bicentenaire de Verdi), on avait eu aussi des polémiques lorsque Riccardo Muti avait ouvert par Parsifal, un supplice pour les VIP de la “Prima”.
Devant le spectacle auquel nous avons assisté, verba volent. Ce spectacle comptera sans doute parmi les pierres miliaires de la production scaligère: une production intelligente et riche, une compagnie pour l’essentiel extraordinaire, un chef inspiré: le résultat, un triomphe, des hurlements prolongés, et même les abonnés du Turno C restant en salle pour applaudir: autant dire un exploit. Et pour couronner le tout, la présence de Anja Harteros dans Elsa, de retour d’un long refroidissement qui a motivé son remplacement pendant 4 représentations.

Acte II Photo Monika Rittershaus

Claus Guth a concentré son regard sur les deux femmes, Elsa et Ortrud, pour marquer leurs destins et leurs choix opposés, d’où le noir de l’une et le blanc de l’autre pour les  costumes, d’où des robes identiques au second acte (comme chez Neuenfels à Bayreuth) l’une noire, l’autre  blanche, d’où quelquefois le pantalon d’Ortrud face à l’éternelle robe blanche d’Elsa. Ortrud la conquérante et la dominatrice qui choisit le pouvoir terrestre face à Elsa la rêveuse, la victime, réfugiée dans le fantasme. D’où un décor contrasté, une structure fixe: des coursives de bois et métal, comme la cour intérieure d’un immeuble cossu, et sur l’espace central une part réaliste (tapis, table, fauteuils) où sont Telramund et le Roi et une part fantasmée (végétation, roseaux, un tronc d’arbre, un piano comme une sorte d’irruption du monde du conte) dans le monde d’Elsa, qui sera aussi celui de Lohengrin.
Dans cet univers très marqué, plus de cygne, mais des signes de cygne, des traces, quelques plumes. Des épées juste quand c’est nécessaire (le combat) et un Lohengrin comme surgi des rêves d’Elsa, qui ressemble étrangement au frère disparu dont Elsa ne se console pas. Une Elsa faible, qui ne cesse de s’écrouler, de s’évanouir, même au moment du mariage, soutenue par Lohengrin et par la Roi, comme si tout cela lui faisait peur, comme si elle refusait l’avenir qui s’ouvre, comme si elle restait en-deçà des exigences que Lohengrin fait porter sur elle.

Apparition de Lohengrin (Acte I)

Un Lohengrin tout aussi perdu qu’Elsa, son arrivée est comme fortuite, au milieu de la foule, qui apparaît au départ en position foetale, né au monde perclus de secousses, peureux, une sorte de “paumé”, pieds nus, un homme parmi les hommes forcé à accomplir le destin (le combat), mais qui est mal taillé pour le rôle du héros. En bref, deux héros qui ne sont pas bien là où ils sont.

Anja Harteros et Jonas kaufmann

Face à eux, le couple Telramund, mené par Ortrud, sorte d’image bourgeoise:

Acte I

Ortrud corrigeant l’enfant Elsa qui s’exerce au piano, comme la vilaine gouvernante, ou la belle-mère, une sorte de Madame Fichini des Malheurs de Sophie. Telramund ne porte pas d’uniforme, comme le Roi ou Gottfried: il est habillé en “civil”.

Jonas Kaufmann et Tomas Tomasson

Peu à peu se construit le récit, un peu terne au premier acte, où Elsa est souvent perchée dans son arbre, à part, comme extérieure à l’action, qui devient plus intense évidemment au deuxième, où la musique et le chant se tendent, et bouleversante au troisième acte: tandis qu’Ortrud les observe du haut d’une coursive, Elsa et Lohengrin évoluent dans une sorte de locus amoenus,  dans les roseaux et dans l’eau: on pense à Horace, on pense aussi à Pelléas et Mélisande, on pense au grands amants dans cet univers végétal et fantasmatique, qui va devenir univers de cauchemar quand Elsa est prise par son délire questionneur, avec une violence inaccoutumée, notamment quand elle s’installe comme dominatrice face à un Lohengrin recroquevillé et suppliant, ou quand surgit Telramund. L’eau qui scandait l’amour et les jeux amoureux devient lieu de combat.
La fin est aussi bouleversante: c’est la fin du rêve, Ortrud se suicide sur le corps de son mari, Lohengrin “meurt” à l’apparition de Gottfried, comme si Elsa faisait disparaître le fantasme, elle-même disparaît et s’efface devant Gottfried alors que le chœur, qui a toujours été spectateur très passif de l’action, sur les coursives ou autour des protagonistes, regarde le désastre, interdit: comme les parole du Roi sonnent faux,  paroles du politique ignorant des enjeux réels: dans cette mise en scène où tout est concentré sur les deux couples, les autres (le Roi et le héraut) apparaissent comme des comparses presque inutiles) et le choeur commente, tout en restant absent. A la différence de Neuenfels qui faisait du chœur un élément actif et central à Bayreuth, Guth l’écarte de l’enjeu réel. Il n’y pas de lecture “sociale”, comme chez Neuenfels, mais une lecture psychologique, concentrée sur les individus.
J’ai trouvé le premier acte néanmoinsun peu répétitif et ennuyeux, et je n’étais pas convaincu, même vocalement et malgré un René Pape impérial. Dès le deuxième acte, dès que le piège commence à se refermer, tout change et le spectateur est complètement pris dans l’action, pour aboutir au troisième acte à un émerveillement.

Évidemment au service de ce projet (que j’estime tout de même moins convaincant que celui de Neuenfels à Bayreuth, mais tout aussi pessimiste) une compagnie qui aura marqué cette production, même si c’est à des degrés divers.
Tómas Tómasson ne démérite pas dans Telramund, mais il est à l’évidence en retrait: de belles qualités de diction, d’expression, de jeu. Mais il faut dans Telramund une présence vocale qu’il n’a pas, et on ne l’entend pas notamment dans les graves. Certes, dans le contexte de la mise en scène, un Telramund vocalement plus effacé peut se justifier, surtout face à une Ortrud vocalement et scéniquement brûleuse de planches (Evelyn Herlitzius), mais il reste qu’on préfère des Telramund vocalement plus présents.  En face, Ortrud le dévore littéralement, avec sa présence, sa voix énorme pas toujours contrôlée, aux sons quelquefois rauques qui peuvent indisposer mais qui dans le contexte sont incroyablement vrais: l’invocation aux dieux païens est totalement inoubliable! Très grande Ortrud, dans la lignée de celles qui en ont fait des incarnations légendaires.
Entre les deux couples, le Roi de René Pape est à la fois tellement présent vocalement et tellement spectateur et même effacé, ou effaré par les enjeux des deux couples. Il reste extérieur, mais son premier acte restera gravé dans les mémoires car aussi bien dans la diction, dans la projection, dans la présence vocale, il est irremplaçable. Dans le contexte de la mise en scène, le héraut est très effacé, relégué dans les coursives et la voix de Zeljko Lucic ne convainc pas: mauvaise diction, pas de grande élégance, voix un peu opaque,  il n’est visiblement pas dans son répertoire.
Anja Harteros faisait sa première apparition, personnage grêle à l’opposé d’Annette Dasch, moins petite fille et plus jeune femme psychotique, avec son physique déjà tragique et ses longs cheveux noirs qui rappellent Callas dans la Traviata de Visconti. La voix est au début hésitante, elle ne s’impose pas. Mais dès le deuxième acte, on ne sait plus quoi admirer de la tenue de souffle, du volume, de la technique, des aigus, de la présence vocale si différente de Herlitzius et si complémentaire:  son duo du troisième acte est littéralement bouleversant. Et évidemment, au rideau final, le triomphe, total, sans contestation possible, qui fait crouler toute la salle. Elle est pour moi aujourd’hui la plus grande, sans conteste.
Enfin Jonas Kaufmann. On peut discuter à l’infini des mérites comparés de Klaus-Florian Vogt et de Jonas Kaufmann. Vogt a une voix sans doute d’une très jolie qualité, sans doute plus adaptée au rôle, voix étrangement nasale qui lui donne vocalement une personnalité autre, de héros qui vient d’ailleurs, une voix qui tranche, qu’on peut aimer ou qu’on peut détester. Kaufmann a une voix plutôt sombre, qui correspond à cette tristesse intrinsèque que Wagner voulait pour son personnage. Mais surtout Jonas Kaufmann a une technique qui laisse totalement assommé. Un contrôle vocal  qui rend son “In fernem Land” entièrement pianissimo non seulement inoubliable, mais carrément unique. La voix quand c’est nécessaire est très présente, mais c’est dans les parties “piano” qu’il est  incomparable, et qu’il diffuse une émotion qui va jusqu’au frisson. Et là aussi dans le contexte d’une mise en scène où le héros est tout sauf triomphant, ce parti pris d’une cohérence rare, renforce évidemment l’effet produit. Je vous économise les superlatifs, mais prenez les tous et vous serez dans le vrai.
Le chœur de la Scala, très bien préparé par Bruno Casoni, était particulièrement en forme ce soir, mais l’orchestre était lui carrément époustouflant. Daniel Barenboim l’emporte dans une sarabande extraordinaire où les contrastes sont très accentués, très vigoureux voire triomphants (prélude du troisième acte), mais réussit aussi à retenir le son (prélude de l’opéra, et notamment merveilleux prélude du deuxième acte: on se croirait dans le deuxième acte du Crépuscule des Dieux, avec ses couleurs obscures et sa lenteur. Une grande merveille. Barenboim est à l’opposé du lyrisme et de la dynamique d’Abbado, mais il est d’une telle présence, d’une telle puissance dramatique, d’une telle clarté qu’il fait de ce Lohengrin à lui seul, un morceau d’anthologie, au sens propre: de tous les Lohengrin vus ces dernières années, y compris celui qu’ il a dirigé à Berlin il y a quelques années (Mise en scène Stephan Herheim) celui-ci est à mettre en archive, en exemple de ce qu’est Wagner en 2012 et de l’enthousiasme qu’il peut déchaîner dans un théâtre. Et puis, à chaque fois que dans ce lieu surgit l’anthologie, surgit en même temps une intense émotion qui crée cette magie unique du théâtre milanais. Hier soir, vers minuit, on était tous frappés, et on nageait tous dans le bonheur. C’est cela aussi quelquefois la Scala.
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Zeljoko Lucic, René Pape, Jonas Kaufmann

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LOHENGRIN (vu à la TV) de Richard WAGNER le 7 décembre 2012 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Ms en scène: Claus GUTH, avec Jonas KAUFMANN et Annette DASCH)

Lohengrin est l’œuvre de Wagner la plus populaire en Italie. Créée en Italie à Bologne en 1871, on raconte que Verdi est venu assister du fond d’une loge à la représentation. Elle est jouée dans la version italienne (de “Riccardo” Wagner) depuis la première représentation à la Scala le 20 mars 1873  jusqu’à la saison 1952-1953, où Herbert von Karajan avec Wolfgang Windgassen, Elisabeth Schwartzkopf, Martha Mödl la dirige pour la première fois dans sa version originale en langue allemande. Parmi les grands interprètes italiens de Lohengrin, le plus important est sans aucun doute Aureliano Pertile, qui a lié son nom au rôle de 1922-23 à 1932-33. Notons la présence dans les interprètes du rôle de Mario del Monaco pendant la saison 1957-58, et au pupitre se sont succédés les grands chefs marquants de la Scala, Arturo Toscanini, Tullio Serafin, Antonio Guarnieri, Vittorio Gui, Gino Marinuzzi et Sergio Failoni et surtout Ettore Panizza dont le nom est lié aux grandes représentations avec Aureliano Pertile.
Lohengrin fut l’œuvre choisie par Claudio Abbado pour ouvrir la saison 1981-1982 le 7 décembre 1981 et l’œuvre par laquelle il aborda Wagner à l’opéra (avec René Kollo puis Peter Hoffmann, et AnnaTomowa Sintow) dans une production splendide de Giorgio Strehler, qui avait joué le jeu du roman médiéval de type “Excalibur”, armures rutilantes, miroirs géants, apparition du cygne magique, j’eus la chance de la voir trois fois et l’interprétation d’Abbado, dont j’ai encore une trace audio, reste l’un des très grands moments de l’histoire musicale de ce chef, supérieure à son enregistrement avec Siegfried Jerusalem. Il la reprit à Vienne (avec Placido Domingo et Cheryl Studer) dans la vieille production viennoise décrépite de Wolfgang Weber en janvier 1990. Depuis, la Scala a repris Lohengrin dans une mise en scène de Nikolaus Lehnhoff (proposée auparavant à Lyon) et une belle direction de Daniele Gatti en 2007, avec Anne Schwanewilms et Robert Dean Smith, ainsi que Waltraud Meier et Tom Fox. La production de Claus Guth est donc la troisième production en une trentaine d’années.
Cette fois-ci, le plateau réuni est sans doute l’un des plus brillants possibles, avec Jonas Kaufmann et Anja Harteros, mais aussi René Pape, Tómas Tómasson, Evelyn Herlitzius et Zeljko Lucic, plus habitué aux rôles italiens qu’allemands, le tout avec une direction musicale de Daniel Barenboim et une mise en scène de Claus Guth, l’un des grands du Regietheater d’aujourd’hui, et qui a signé la saison dernière dans ce même théâtre une Frau ohne Schatten qui eut un très grand succès.
La représentation de Milan hier, sans Anja Harteros grippée, a bénéficié de la présence de Annette Dasch, qui tient le rôle d’Elsa dans la production de Hans Neuenfels à Bayreuth depuis 2010, puisque la doublure prévue Ann Petersen (l’Isolde de Lyon en 2011) était elle aussi grippée. Annette Dasch, nous l’avons dit souvent, a une voix plus petite que les habituelles Elsa, et beaucoup de mélomanes ont ainsi émis de sérieux doutes sur son interprétation. Et pourtant, à Bayreuth, elle est rentrée si parfaitement dans le personnage voulu par Neuenfels qu’avec une jolie technique de chant, bien dominée, une voix bien conduite, elle a réussi sa prestation à Bayreuth, salle notoirement connue pour être indulgente aux voix. A la Scala, c’est autre chose, et pourtant, elle apparaît avoir passé là aussi la rampe, et tenir fermement le rôle, d’autant qu’en très peu de temps elle semble s’être approprié le rôle dans une mise en scène qui en fait une sorte de femme enfant, enfermée dans son monde de contes de fées, dans un monde qui rappelle la Senta du Vaisseau fantôme, dans la mise en scène du même Claus Guth, au Festival de Bayreuth  à partir de 2003. Une petite fille qui se fait son film et qui rêve de son beau chevalier blanc: elle évolue dans  un coin du décor (de Christian Schmidt) très proche de dessins animés de Walt Dysney (escalier végétal, piano, roseaux). Habillée en petite fille dans une robe blanche de contes de fées, Elsa va tomber dans le monde des adultes représenté par Ortrud et Telramund, pris non plus individuellement mais comme couple et par le roi Henri L’Oiseleur. Alors le Moyen âge disparaît au profit d’un monde contemporain du Second Empire, avec un Lohengrin plus humain que héros, qui est découvert au milieu de la foule, et dont l’humanité va au fond ruiner la confiance qu’Elsa voue en lui. Du monde des certitudes des contes,  Elsa tombe dans le monde des doutes qui est le monde humain. Doutes qu’Ortrud va faire naître et vivre chez Elsa. Il s’agit donc bien d’un spectacle qui montre le conflit humain, sur un espace libre au centre délimité par un tapis rouge, avec autour et dans les coursives métalliques imaginées autour par le décorateur (qui s’inspire de cette architecture de métal chère à cette période du XIXème), le choeur invisible devenu chœur antique spectateur et commentateur de la tragédie.
Allant voir le spectacle le 18 décembre prochain, j’aurai la chance de pouvoir ensuite en rendre compte de manière plus précise, mais d’emblée, on reconnaît la patte de Claus Guth, qui décille les yeux, qui enlève tout le côté légendaire de cette histoire et qui en fait l’expression des heurts entre les fantasmes individuels et la crudité de la réalité (opposition entre la blancheur d’Elsa et l’obscurité des autres, le costume de Lohengrin (un costume avec chemise au col ouvert) refusant tout net toute allusion à la légende sauf quelques plumes qui volètent de ci-de là ou qui sont portées par Gottfried que seule Elsa semble voir.
Ortrud, tout en noir, sorte de gouvernante cruelle de contes de fées (elle frappe les doigts d’Elsa enfant qui s’essaie au piano), sorte de marâtre (n’a-t-elle pas pris la place d’Elsa auprès de Telramund qui en était le tuteur?) est la méchante des contes, et pourtant, son attachement à Telramund, reste aussi très humain et relativise la méchanceté: c’ est Evelyn Herlitzius, simplement impériale, qui sait user des défauts de sa voix, quelques approximations de justesse, mais une présence vocale et une intelligence scénique hors du commun.
Jonas Kaufmann, très aimé à Milan comme partout, qui porte la production par sa présence, est comme d’habitude exceptionnel, et son timbre sombre campe bien le personnage voulu par Claus Guth, une sorte d’alien un peu perdu dans un monde d’humains qu’il ne connaît pas et dont il a à affronter les attentes ou l’hostilité: son arrivée, discrète, presque forcée, où apparaissent la crainte et la surprise et dont la fragilité est marquée par ses pieds nus, est fortement emblématique et d’une justesse extraordinaire. Sombre car toujours lui aussi plein de doute et de douceur, mais aussi de crainte, avec la faculté de Kaufmann à moduler, à adoucir, à retenir la voix et jouer sur les fils et les extrêmes possibilités de l’émission sonore: tout à fait extraordinaire, mais qui n’efface pas Klaus Florian Vogt, avec sa voix nasale, sonore, comme venue d’ailleurs, qui marque au contraire sans cesse une douce certitude, la certitude de l’ailleurs dont il provient, et auquel il ne renonce jamais : deux visions différentes, deux voix opposées, et deux prestations irremplaçables aujourd’hui.
La voix étonnante et d’une rare sûreté de René Pape suffit à dessiner le personnage qu’il n’a pas besoin de surjouer, voire de jouer: il est ce qu’il veut sur scène, avec cette voix profonde et surtout profondément humaine (ce qui en fait un Roi Marke ou un Philippe II magnifiques), ténébreuse et profonde humanité qui est la marque de cette mise en scène fort injustement huée paraît-il hier à la première de la Scala.
Tómas Tómasson est apparu un Telramund assez noble, à la diction impeccable, même si certains amis m’ont assuré que la voix passait mal dans la salle. C’est un chanteur intelligent, plus diseur que chanteur peut-être, en tous cas fait à mon avis pour les rôles wagnériens par l’intelligence du texte dont il fait preuve. Tómas Tómasson dans ce rôle à Bayreuth en 2011 m’a impressionné par sa présence, plus peut-être que par la voix dont le volume ne correspond pas toujours à ce qu’on attend. Il m’a procuré la même impression à la TV, qui ne rend pas vraiment compte du volume réel.
Quant au héraut inattendu de Zeljko Lucic, il assume le rôle avec bravoure, et avec une voix forte, bien timbrée, sans l’extraordinaire élégance d’un Samuel Youn à Bayreuth ou le timbre de velours d’un Michael Nagy. Il reste que c’est une prestation très honorable.
Le chœur de la Scala, particulièrement bien préparé, a chanté “en bis” l’hymne italien “Fratelli d’Italia” que Kaufmann a bravement entonné (c’est cela la préparation!). Lohengrin, on l’a vu plus haut, est une pièce de choix du répertoire de ce chœur et il était au rendez-vous, sous la direction de Bruno Casoni, le chef de chœur en place depuis 2002.
Quant à Daniel Barenboim, il est apparu en grande forme, un peu amaigri, dirigeant l’œuvre avec une grande énergie et même un tempo rapide (prélude de l’acte III) et montrant le travail accompli par l’orchestre dans ce répertoire qu’il a pris à bras le corps depuis son arrivée à Milan: ce fut une grande prestation, de très haut niveau, comme souvent dans Wagner à la Scala. Wagner, qui était ce soir chez lui à Milan, comme pour Siegfried il y a quelques semaines. Il reste à voir le spectacle en salle, j’ai hâte d’être à Milan le 18 décembre prochain! Mérite le voyage.
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TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: SIEGFRIED de Richard WAGNER le 18 novembre 2012 (Ms en scène Guy CASSIERS; dir.mus Daniel BARENBOÏM)

©Marco Brescia et Rudy Amisano

Des quatre opéras qui constituent l’Anneau du Nibelung, Siegfried est assurément le plus difficile au spectateur qui entre en Wagnérie. C’est aussi le moins connu, coincé entre la Walkyrie très populaire et le Crépuscule des Dieux très spectaculaire. Trois actes d’un récit, où les personnages s’affrontent deux à deux: Mime-Siegfried/Wanderer-Mime/Wanderer-Alberich/Alberich-Mime/Wanderer-Erda/Wanderer-Siegfried/Siegfried-Brünnhilde; rien de spectaculaire, que du dialogue très théâtral, avec trois sommets musicaux fameux: le chant de la forge, les murmures de la forêt et le réveil de Brünnhilde. Trois actes où les rapports entre les personnages se tendent, et où apparaissent d’étranges complicités: Alberich et le Wanderer(Wotan) s’allient objectivement pour avertir Fafner de ce qui l’attend. Chéreau avait bien marqué la chose en les habillant plus ou moins de la même manière.
Mime est l’un des personnages clefs: il a élevé Siegfried dans l’espoir de l’utiliser pour récupérer l’or, et Siegfried, dont tout le savoir procède de l’observation et de la sensibilité, sent confusément l’hostilité de Mime et la lui rend bien, un rapport de haine à haine, de deux êtres qui se supportent et où se construit un rapport de forces qui va jusqu’au désir  de meurtre. Mime, personnage veule, lâche, mais persévérant, rejeté par tous à commencer par son frère Alberich croit faire de Siegfried son œuvre, alors que l’œuvre lui échappe peu à peu, et cela dès le premier acte lorsque Siegfried, seul, invente la manière de forger Nothung, refusant tout l’art de Mime. Il faut pour interpréter Mime des ténors dits de caractère, c’est à dire des chanteurs capables de jouer, capables d’interpréter, capables de dire le texte plutôt que de le chanter. Les bons Mime ne manquent pas aujourd’hui, mais la référence reste l’extraordinaire Heinz Zednik qu’il faut voir et revoir en vidéo dans la mise en scène de Chéreau.
Siegfried n’est pas forcément le personnage le plus sympathique du Ring: on aime plutôt les jumeaux Siegmund et Sieglinde, les plus déchirants. Siegfried est un adolescent en apprentissage, avec sa brutalité, sa grande sensibilité (le rapport à la nature, le rapport à la mère) et le Wanderer lui-même se méfie de cet être en matériau brut.
Siegfried est aussi un opéra d’hommes, où les femmes (oiseau mis à part) sont rejetées au troisième acte: Erda qui renvoie le Wanderer à son destin, et Brünnhilde qui vit sa transformation de Walkyrie en femme, et qui découvre la fragilité humaine, et la peur, et aussi l’effroi devant le désir. Son réveil ne peut être que traumatique. Ce réveil est aussi pour la chanteuse une des pages les plus difficiles de la partition: aigus ravageurs, écarts redoutables, le tout à froid.
Siegfried enfin est sans doute le plus “théâtral” des opéras du Ring. Au sens où il exige un vrai travail d’acteur, un vrai travail psychologique sur les personnages, une “mise en scène” largement appuyée sur la relation des personnages entre eux, une gestion fine des dialogues et des affrontements, avec ses moments un peu “difficiles” comme la manière de représenter le dragon, que d’aucuns pensaient l’un des rares points faibles de la mise en scène de Chéreau, qui avait pensé faire un dragon “comme le voyait Siegfried”, c’est à dire une sorte de jouet mécanique géant qui ne pouvait faire peur: il se refusait à représenter un dragon de théâtre, en toc: il préférait montrer le toc. Et les gens lui reprochaient de ne pas faire peur (comme si un dragon de théâtre pouvait faire peur!).
On a dit combien la mise en scène de Guy Cassiers, du Toneelhuis d’Anvers, avait séduit dans Rheingold et déçu dans Walküre. Ce qu’il fait dans Siegfried donne une des clefs de ce travail, qui part de la même hypothèse que Lepage à New York: revenir à l’histoire, et la représenter, sans donner le primat au signifié du récit, base du travail des metteurs en scène depuis Chéreau. C’est bien la représentation qui compte, et l’univers créé, plus que ce que l’histoire nous dit du monde et de ses turpitudes (naissance du monde industriel, ou du capitalisme, relations entre l’or et le pouvoir etc…). Ce parti-pris a fait le demi-succès à Berlin. Le public allemand est habitué à un travail de mise en scène analytique, qui travaille sans cesse sur les possibles d’un livret. Ici, c’est l’histoire qui est représentée, avec des moyens techniques d’aujourd’hui, mais  sans plonger dans le monde touffus des significations et cela volontairement. Le public italien, qui craint comme la peste le Regietheater, et qui aime avant tout le “spectacle”, a fait en revanche un bon accueil au travail de Cassiers dans Siegfried.
Après un Rheingold à la fois surprenant et abstrait, un prologue où les personnages eux-mêmes mettent en place l’histoire, et où tous sont accompagnés de mimes ou danseurs représentant leur inconscient, leurs désirs, leurs pensées, la Walkyrie avait surpris par sa sagesse. Rien que le récit, dans des ambiances assez bien construites (les Dieux dans un Walhalla conçu comme un fronton de temple par exemple), et quelques éléments qui avaient laissé perplexes le public (la Walkyrie endormie sous une masse de lampes à infrarouge, comme une sorte de couveuse), mais qui néanmoins garantissaient le spectaculaire,  sans prendre bien soin du théâtre et de la direction d’acteurs, laissant la tragédie aux mains des chanteurs: quand c’est Waltraud Meier, ça va, pour d’autres, c’est plus délicat.
Siegfried exige un vrai suivi des chanteurs-acteurs et cette fois Cassiers a manifestement plus travaillé le jeu des chanteurs notamment au premier et au dernier acte.
On commence à mieux comprendre les intentions du parcours complet: comme je l’ai dit, Cassiers veut créer les conditions modernes d’une représentation stricte de ce récit, en créant surtout un espace nouveau, une esthétique, bref insérer l’histoire dans une ambiance et un décor où les lumières, la vidéo, les matériaux utilisés créent un univers particulier et cohérent. Ce spectacle est d’abord un incontestable univers.

©Marco Brescia et Rudy Amisano

Le premier acte se déroule dans un univers métallique, et la forge est enserrée entre deux piliers faits d’un enchevêtrement d’épées, qui font penser à de la limaille de fer, qui sont toutes les épées forgées par Mime et qu’il a jetées: joli moyen de rappeler le pourquoi de la relation Mime-Siegfried, l’avantage de ces structures est qu’elles accrochent bien la lumière et qu’elle donnent quelquefois un côté mystérieux (notamment lors de l’arrivée du Wanderer). Le plateau où évolue les acteurs, sorte de grille métallique avec quelques cubes sur lesquels ils montent où ils s’assoient se soulève à l’oblique à l’arrivée du Wanderer, puis à la verticale: basculement des surfaces qui change les perspectives, notamment lors du chant de la forge où Siegfried est ainsi en haut et Mime en bas, cela permet aussi par le jeu de la vidéo du fond de scène (enchevêtrement d’objets métalliques apparemment, qui se transforme en formes végétales, à la fois mouvant, mais difficilement lisible sinon par projection fantasmatique du spectateur qui voit ce qu’il souhaite voir) et des écrans et donc donne l’impression d’un véritablement embrasement de tout l’espace lors de la scène de la forge.

Le Wanderer au deuxième acte (Juha Uusitalo)©Marco Brescia et Rudy Amisano

L’acte II dessine aussi un univers mystérieux, grâce à des arbres faits en une sorte de cotte de mailles , qui continue de marquer cet univers de froideur, mais des troncs qui accrochent merveilleusement lumières et ombres, ce qui rend ce décor l’un des plus suggestifs de ces dernières années. Fafner est une tache de lumière au fond, puis un drap mouvant, mu par des mimes qui vont aussitôt accompagner Siegfried dès que Fafner aura été assassiné.

 

©Marco Brescia et Rudy Amisano

Les mêmes qui entouraient Fafner entourent et protègent Siegfried de leurs épées, claire allusion à la prophétie de Siméon dans la légende de la vierge des sept douleurs: « Voici, cet enfant est destiné à amener la chute et le relèvement de plusieurs en Israël, et à devenir un signe qui provoquera la contradiction, et à toi-même une épée te transpercera l’âme, afin que les pensées de beaucoup de cœurs soient dévoilées. » (Lc 2, 34-35).

Notre Dame des Sept Douleurs

Ce qui écrit en quelque sorte le destin de Siegfried. Ainsi les mimes dessinent autour de Siegfried des dessins avec leurs épées qui rappellent certaines représentations médiévales de la vierge.
Le troisième acte, fait apparaître Erda d’une manière très spectaculaire: le sol se soulève on perçoit les racines des plantes et sous une sorte de puits de tissu, enroulée au fond dort Erda qui apparaît sortie de son réveil. Erda est ainsi liée structurellement à la terre; voilà une très jolie image, très claire, et esthétiquement assez réussie.

Acte II (avec Stemme) ©Marco brescia et Rudy Amisano

Puis après la traversée des flammes (vidéo) qui s’éteignent, Siegfried découvre un rocher de Brünnhilde qui rappelle celui de la Walkyrie, mais couvert de cendres grises, ressemblant vaguement à une bougie fondue autour duquel les deux personnages jouent une sorte de cache-cache, l’un monte pendant que l’autre descend, tout un jeu d’évitement qui traduit les hésitations de Brünnhilde, dont les habits (bouclier, casque) se sont consumés et ne sont plus que des moignons de casque ou de bouclier. Là aussi, de belles idées, assez cohérentes avec l’histoire, et qui marquent bien la nature d’un duo qui marque de manière prémonitoire le malheur de Brünnhilde, avec un final où le couple se réunit debout sur le rocher, tout honte et toute peur bues.

Un spectacle cohérent, qui colle à l’histoire, tout en en éclairant le contexte, qui donne des indications psychologiques sur les personnages: le traitement de Brünnhilde, aidé en cela par une Irene Theorin qui maîtrise au plus haut point l’art de l’interprétation est original: il en fait un personnage qui fuit Siegfried, dès qu’elle comprend ce qu’elle est en train de perdre, un personnage hésitant, plutôt introverti qui a tout perdu de la vierge triomphante qu’elle était dans Die Walküre.

Le plateau réuni n’est pas forcément le meilleur qu’on puisse entendre aujourd’hui, mais aucun ne démérite: le Wanderer de Terje Stensvold, qui remplace Juha Uusitalo prévu à l’origine est un Wanderer vieilli, âgé, qui n’a plus l’énergie qu’il déployait précédemment, et le choix de ce chanteur de quasi 70 ans (né en 1943) donne aussi une cohérence forte à cette intention. Stensvold a effectivement une voix fatiguée, des aigus évidemment plus opaques, mais il garde un très beau timbre, et en bel engagement. La prestation d’ensemble impose le respect.
Le Mime de Peter Bronder est l’un des bons Mime du moment, avec un très bel engagement scénique, un jeu  sur la voix et l’expressivité intelligents et exemplaires, une présence scénique remarquable, son deuxième acte m’a particulièrement plu.
Le Fafner de Alexander Tsymbalyuk, qui interprétait la veille Sparafucile dans Rigoletto a nettement plus de relief cette fois, la voix porte, sonore, bien posée, jeune, et il impose un personnage très humain et fort. Joli moment qui prouve une fois de plus combien finalement il est plus facile de chanter Wagner que Verdi. La médiocrité chez Wagner peut passer, la musique reste puissante, l’orchestre aide. Chez Verdi, la médiocrité ne pardonne pas et l’orchestre seul sans la voix est une cathédrale dans un désert. Chez Wagner, l’orchestre s’il est bien dirigé sauve toujours la mise.
Le meilleur du plateau, c’est  Johannes Martin Kränzle dans Alberich: diction exemplaire, voix caverneuse et puissante, présence incontestable dans son jeu de cache-cache avec le Wanderer dans la forêt. Belle personnalité et vocale et scénique.
Quant au Siegfried de Lance Ryan, avec sa voix claire et juvénile, il n’a rien du Heldentenor traditionnel, dans ce rôle pour lequel on attend des voix plus larges et peut-être mieux assises. Mais malgré tout, il domine à peu près toutes les difficultés, en jouant avec la couleur, en donnant du caractère et de la ductilité à sa voix et aussi en dominant les moments épiques comme à peu près seul il est capable de le faire aujourd’hui. J’ai vu ses premiers Siegfried à Karlsruhe il y a une dizaine d’années, dans la mise en scène stimulante de Denis Krief. Il avait plus de puissance et de largeur, mais toujours ce timbre clair et juvénile. Depuis, il a enchaîné les Siegfried partout, ce qui n’est pas forcément recommandable pour la longueur d’une carrière et il a pour ce rôle, notamment dans Siegfried plus que dans Götterdämmerung, d’authentiques qualités et une vraie présence.
La Erda qu’Anna Larsson promène elle aussi dans de nombreux théâtres était ce soir plus réussie que d’autres fois, la voix sombre portait, la silhouette de la chanteuse, très grande, très belle, lui donnait grande allure et la mise en scène la valorisait.
Magnifique prestation de la jeune Rinnat Moriah dans l’oiseau, un peu trop en fond de scène:  ce qu’on entendait était vraiment réussi.
Reste Irene Theorin, Brünnhilde qui remplaçait ce soir là Nina Stemme. La qualité intrinsèque de sa voix est peut-être supérieure à celle de Theorin, qui de plus j’en ai l’impression, était en petite forme (aigus moins triomphants que d’habitude). Il reste que je ne pense pas que Nina Stemme ait un sens de la couleur et de l’interprétation qui atteigne ce sommet. Si les aigus (meurtriers) n’ont pas tous été bien négociés, elle m’a littéralement stupéfié par la manière dont le texte était dit, jamais en force, quelquefois même retenu, murmuré, et par son air “ailleurs” qui en faisait un personnage hésitant, chantant pour elle même, ne regardant Siegfried que par instants, le fuyant, et peu à peu se laissant aller au désir tout en le craignant visiblement. Du très grand art:  j’ai rarement vu plus de sens donné à un rôle et à un texte. Elle a été huée par l’imbécile de service qui n’a rien compris à sa manière d’aborder le personnage. Je pense pour ma part que le public n’y a pas perdu au change.

Quant à Daniel Barenboim, il a rendu méconnaissable l’orchestre de la Scala (sauf les cuivres toujours un peu en deçà)  notamment cordes et bois. Les cordes ont été retenues à l’extrême, notamment dans le prélude qui rappelle un peu le début de Rheingold, avec ce son grave qui monte du sol, et aussi au début du second acte, où les violons sont menés aux limites du son. Jamais il ne couvre les voix, même dans les grandes envolées orchestrales, et il a réservé aux auditeurs des moments sublimes, dont naturellement le réveil de Brünnhilde, à tirer des larmes. Il a été de bout en bout inspiré, tour à tour énergique, poétique, sensible, accompagnant les chanteurs, les suivant, imposant une couleur à un ensemble  d’une clarté remarquable. En bref  du grand Barenboim comme il sait l’être quand il veut: il a d’ailleurs remporté un véritable triomphe, et porté ce Siegfried à la fulgurance et au succès, une vingtaine de minutes d’applaudissements, public debout, Scala heureuse. Il a effacé le médiocre Siegfried précédent (1997), il a montré que Wagner à la Scala est de nouveau chez lui: Furtwängler y fit en 1951 un Ring resté légendaire, et Barenboim pouvait difficilement rendre plus bel hommage au maître qu’il admire tant.
Les jours se sont suivis, sans se ressembler. C’est ce dimanche qu’il fallait être à la Scala et pas la veille pour Verdi.
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LA SCALA APRÈS LISSNER: LES DÉBATS COMMENCENT…

C’était à prévoir, l’annonce du départ de Stéphane Lissner de la Scala a commencé à produire de l’agitation dans le Landerneau milanais. Articles de presse, polémiques dans les blogs lyriques, on jette quelques noms en pâture, et quelques uns jettent Lissner avec l’eau du bain.

Stéphane Lissner

Ils reprochent par exemple à Lissner d’avoir les dernières années plus pensé à sa carrière qu’à sa programmation. C’est un peu court, d’autant que Stéphane Lissner est arrivé à la Scala à carrière faite: c’était un pari vu l’état du théâtre à l’époque (grève, orchestre et choeur ayant voté pour le retrait de Riccardo Muti et de Carlo Fontana etc…), mais Lissner était déjà un personnage assis, reconnu et on parlait (déjà) de lui pour succéder à Gérard Mortier à l’Opéra de Paris….il succèdera en fait au successeur de Mortier, justement parce qu’il occupait la Scala. Je l’ai souvent écrit, Lissner est un manager d’une grande intelligence qui a un très gros réseaux d’artistes, au premier rang desquels Barenboim: il les a mobilisés, et cela a fonctionné.
Lissner a eu plusieurs mérites:
– redonner confiance aux masses artistiques du théâtre, très secouées par les dernières années Muti. Le théâtre sortait de 18 ans d’un règne qui a eu des mérites musicaux, certes, mais peu de mérites scéniques: peu de spectacles ont émergé de cette époque et les dernières années furent d’une médiocrité totale et plutôt routinière. Bref, et public et masses artistiques n’en pouvaient plus. C’est d’ailleurs amusant de lire que Carlo Fontana lui-même, le prédecesseur de Lissner, fait la leçon pour l’après Lissner!
– appeler des chefs  variés, et beaucoup de jeunes: Daniel Harding, Gustavo Dudamel, Robin Ticciati, Daniele Rustioni, Andrea Battistoni, Gianandrea Noseda pour les jeunes, John Eliot Gardiner, Daniele Gatti, Riccardo Chailly (qui avaient peu dirigé à la Scala), Fabio Luisi. Il a fait aussi revenir Zubin Mehta et bien sûr Daniel Barenboim.
– proposer des mises en scène plus actuelles en appelant des metteurs en scènes affichés partout sauf en Italie après une période (celle de Muti) où les spectacles étaient la plupart affligeants de conformisme: la tradition au pire sens du terme. Il a ainsi fait revenir Chéreau (Tristan und Isolde), mais aussi affiché Robert Carsen, Richard Jones, La Fura dels Baus, Claus Guth, Peter Mussbach, Peter Stein, Federico Tiezzi: tout n’a pas été une réussite, mais tout de même, on a vu à la Scala enfin des spectacles d’aujourd’hui, de valence européenne.
– enfin, grâce à Barenboim, il a reconstruit un répertoire wagnérien, et surtout proposé un Ring, dans une production bien distribuée, et bien dirigée  (malgré les critiques, souvent injustifiées) de l’un des metteurs en scène les plus recherchés aujourd’hui, Guy Cassiers, après le Ring (scéniquement) catastrophique de Riccardo Muti dans les années 90.
Quoi qu’on dise, c’est un vrai bilan.
Mais voilà, je le répète toujours, la Scala est le plus grand théâtre de province du monde: c’est le lieu où l’on retrouve souvent les mêmes têtes, c’est un public dont la majorité est dans un rayon de 2km autour du théâtre, c’est un public plutôt conservateur, et très peu cultivé en matière de spectacle vivant: que de découvertes en ces dernières années d’œuvres peu ou pas entendues à Milan, de metteurs en scènes inconnus, de chefs jamais venus. C’est que le paysage musical et théâtral de l’Italie est dévasté. Le berlusconisme est passé par là, bien sûr, qui se moquait éperdument de mener une politique pour le spectacle vivant, mais le gouvernement Monti avec ses restrictions budgétaires n’est pas beaucoup mieux. Les grandes troupes que l’ Europe s’arrache (Romeo Castellucci/Pippo Delbono) ont eu du mal à s’imposer en Italie, et il y a peu de metteurs en scène italiens exportables ou exportés qui ne soient pas octogénaires (Pier Luigi Pizzi, Franco Zeffirelli, Luca Ronconi), le seul jeune metteur en scène récent qu’on commence à s’arracher partout, c’est Damiano Michieletto, c’est quand même peu.
En appelant Barenboim comme directeur musical, il consacrait la Scala comme théâtre international tourné vers l’Europe du nord, car Barenboim est tout sauf un spécialiste de répertoire italien, et c’est là que le bât blesse. Car il y a un gros manque dans le bilan Lissner, c’est qu’il n’a pas vraiment réussi à faire de la Scala un fer de lance en matière de chant italien, ce qu’elle a toujours été traditionnellement (mais Muti et Fontana n’y ont pas réussi non plus!) : on a plus de chance d’y voir un beau Janacek ou un beau Britten qu’un grand Verdi. Et à ce que je sais le Rigoletto qui clôt cette saison, dirigé par Gustavo Dudamel dans la mise en scène plan plan de Gilbert Deflo a eu une première très houleuse il y a quelques jours.
Lissner a sans doute considéré que la priorité était ailleurs, outre qu’il n’y a pas suffisamment de chanteurs spécialistes du répertoire italien et surtout verdien pour pouvoir construire une saison italienne digne. D’autant que la presse conservatrice tire sur lui à boulets rouges (mais ne nous affolons pas, elle tirait aussi très violemment et souvent stupidement sur Paolo Grassi et Claudio Abbado) ou les “puristes” comme ceux du blog Il corriere della Grisi, font savoir bruyamment leur désaccord en huant régulièrement et ont une tendance fâcheuse à la critique universelle sans vraiment démontrer un sens de la nuance;  mais leurs remarques ne sont pas fausses, et leurs analyses sont bien ciblées et malheureusement souvent justifiées. Mais leur attitude agressive fait qu’il se diffuse aujourd’hui (comme au temps de Carlo Fontana d’ailleurs) l’idée que le public du Loggione (le poulailler) est un public inéduqué, hueur, au comportement sauvage, alors que s’il y a un public compétent à la Scala, il est aux première et seconde galeries. Et ce public, il faut le reconnaître, est tout de même frustré de l’absence d’une vraie politique en matière de répertoire et de chant italiens. Il est de bon ton à l’opéra, qui a toujours été un lieu de batailles, de jouer le consensus mou et d’accepter de bon gré la médiocrité: vu le prix des places on ne va pas mégoter! Le public du “Loggione” de la Scala est encore un public  qui n’accepte ni consensus mou, ni qu’on lui fasse prendre des vessies pour des lanternes, et c’est heureux. L’équilibre reste à trouver entre une programmation de théâtre international européen et théâtre emblématique du chant italien (débat qui n’est pas nouveau, déjà aux temps d’Abbado!): on ne compte plus les échecs de Lissner à ce niveau (Aida, Don Carlo par exemple) et les reprises finies dans les huées (comme Tosca l’an dernier). Le successeur devra sûrement mettre en place une vraie politique dynamique pour chercher et former des chanteurs qui sortent  le chant italien et notamment verdien de sa médiocrité actuelle. La Scala ne peut se reposer sur le marché russe ou slave pour défendre son répertoire. Et les grandes distributions de chant italien en Europe sont pour la plupart non italiennes (voir les Don Carlo avec Harteros, Kaufmann sur les scènes l’an prochain, voir le répertoire italien à Salzbourg). Il y a par exemple fort à parier que La Traviata qui ouvrira avec Diana Damrau la saison 2013-2014 finira dans le brouhaha. Je me demande comment les responsables de la Scala peuvent faire une telle erreur. Prenons date!

Carlo Fontana

Le départ de Lissner met en évidente difficulté ceux (la mairie de Milan, l’Etat, la Région, les partis…) qui vont devoir choisir un successeur. Jusqu’à Carlo Fontana, c’était l’apanage du parti socialiste, qui fourguait ses cadres. Lissner, venu d’ailleurs et premier manager étranger à la Scala (et l’un des premiers étrangers en Italie à diriger une grande institution) a changé la donne politique: aujourd’hui, on peut faire appel à un étranger, mais il faudrait alors un étranger qui connaisse bien la problématique spécifique de ce théâtre et qui accepte de s’y soumettre, car je ne vois personne actuellement qui ait, en Italie, les reins assez solides, et une connaissance suffisamment approfondie du marché international pour lui succéder. La médiocrité est telle (même à Rome, même à Florence, – Florence a souvent été l’antichambre de la Scala) que la tâche va être difficile.

Sergio Escobar

Parmi les noms qui circulent, il y a celui de Sergio Escobar, directeur du Piccolo Teatro, qui est milanais (un atout dans un monde aussi clochemerlesque), parce qu’il fut le directeur administratif de la Scala aux temps de Carlo-Maria Badini, un ex-socialiste, intelligent, mais sans aucun sens de l’artistique (on le voit dans la misère programmatique du Piccolo).

Le seul, qui pour moi pourrait au moins préparer une programmation digne, qui a une vision, une connaissance musicale approfondie, une connaissance du

Cesare Mazzonis

marché européen, un réseau et une grande intelligence, c’est Cesare Mazzonis, qui fut directeur artistique aux temps de Carlo Maria Badini (années 80!) , actuellement conseiller à l’orchestre de la RAI de Turin;  il a dépassé l’âge de la retraite, mais il pourrait être “conseiller spécial” auprès d’un surintendant lige. Et bien entendu je ne parle pas de l’autre question, très italienne, Surintendant/Directeur artistique, qui  multiplie le problème par deux car il n’y pas plus sur le marché italien de surintendants que de directeurs artistiques qui tiennent la route.
Stéphane Lissner avait exigé de cumuler les deux, alla francese.
Ainsi, en partant pour Paris avant le terme de son contrat en 2017 (il avait annoncé qu’il n’irait pas au-delà de 2015), il révèle un problème de succession qui est tout simplement l’indice de la grande misère des politiques culturelles publiques en Italie alors que la culture dans ce pays est un élément identitaire fort, et que l’opéra est l’art national: il ne faut jamais oublier que le symbole de la reconstruction du pays après la deuxième guerre mondiale fut la reconstruction de la Scala en peu de temps après les bombardements dont elle fut victime, et le concert de réouverture donné par Arturo Toscanini en 1946. La Scala est un théâtre étroitement lié à l’identité italienne. Les spectacles de Lissner ont été souvent une réussite qui risque d’être effacée par l’échec lourd sur le répertoire italien.  Bonne chance au successeur:  la Scala aujourd’hui est un vrai cadeau empoisonné.

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: ABBADO LE RETOUR!!! CLAUDIO ABBADO DIRIGE L’ORCHESTRA FILARMONICA DELLA SCALA ET L’ORCHESTRA MOZART avec Daniel BARENBOIM, piano (CHOPIN Concerto n°1, MAHLER Symphonie 6)

Photo Alberto Falletti

Enfin. Enfin l’affiche de la Scala portait le nom de Claudio Abbado: depuis 19 ans, ce n’était plus arrivé.
Cette fois-ci le concert a eu lieu, Claudio était en chair, certes, mais encore plus en os et en inspiration totale, absolue. Il était tellement attendu que plus de mille personnes avaient fait la queue pour avoir les places de “loggione” de dernière minute, les places debout, alors qu’on en donne 140…enfin, le “loggione” était bien plein, de ce remplissage qui fait soupçonner la présence de bien des clandestins.
Les Abbadiani itineranti (abbadiens itinérants) avaient pour itinérer affrété un tram avec des affiches “Bentornato Claudio”, distribuaient des sacs souvenir et des petits drapeaux de papier à l’entrée. Voir à ce propos le reportage photo en cliquant sur le lien de “La Repubblica” .
Dans la salle, du haut en bas, tous ceux qui de près ou de loin ont partagé quelque chose avec Claudio, par exemple Cesare Mazzonis, ex-directeur artistique de la Scala au temps d’Abbado, les chefs Gustavo Dudamel, Diego Matheuz,  Riccardo Chailly, qui habite la banlieue milanaise, tous les vieux journalistes d’alors encore vivants, et tout ce public de fans dont certains ne se voient plus à la Scala depuis des années sont revenus…”ils sont venus ils sont tous là même ceux du sud de l’Italie…”. Seule, sa soeur Luciana, infatigable soutien à la musique d’aujourd’hui à Milan, n’a pu attendre jusqu’au jour de son retour à la Scala, car elle nous a quittés quatre jours auparavant. C’est une vraie perte, un très cruel deuil.
Un rêve tout éveillé, on avait l’impression d’être trente ans en arrière avec à la fois ce public vieilli mais enthousiaste (il y avait à la fin du concert au moins 400 personnes à la sortie des artistes), souriant, arborant drapeaux et sacs distribués à l’entrée, et aussi plein de jeunes, qui ne l’avaient jamais entendu en concert puisque son dernier concert à la Scala remontait au 15 février 1993 avec les Berliner Philharmoniker. Un public fou de bonheur , tant le triomphe fut grand, sans doute le plus grand depuis Carlos Kleiber pour Otello en 1987 et un concert de Jessie Norman à la fin des années 80. On sentait le frisson parcourir les gens à l’entrée, les petits groupes qui se retrouvaient, les saluts, les embrassades, cette fois on y était, Abbado était là! et nous aussi!!

Quelques vues du public (1)

Puis-je décrire sans émotion une soirée qu’on attendait depuis dix-neuf ans, depuis ce dernier concert, et surtout depuis ce moment où un conflit avec la Scala d’alors avait éloigné Claudio Abbado de Milan au point qu’il refusait d’en parler, ou qu’il faisait le signe qui signifiait qu’il avait fait une croix sur Milan, au point d’en chercher tous les défauts, au point de déclarer de ci- de là que Milan était une ville polluée, sans espaces verts, au point d’exiger encore récemment comme condition à son retour qu’on plante des dizaines de milliers d’arbres. Colère, refus, mais aussi souffrance de rester éloigné de sa ville, cet excès même en était la preuve, et il nous l’avait bien fait sentir au détour de conversations.
Rappelons les faits: il semblait acquis que Claudio viendrait diriger un Barbiere di Siviglia et un Fidelio à la Scala, mais qu’il viendrait aussi  en 1996 avec le Philharmonique de Berlin faire l’Elektra de Strauss mise en scène par Lev Dodine présentée à Salzbourg en 1995. Riccardo Muti refusa assez tard qu’un autre orchestre que celui de la Scala soit dans la fosse, un peu comme pour l’affaire Carmen à l’Opéra Comique à Paris en 1980, où Abbado ne voulait plus diriger l’orchestre de l’Opéra de Paris après le Simon Boccanegra de 1978: il  avait dit clairement  à France Musique le mal qu’il pensait de l’Orchestre de l’Opéra et a demandé de venir avec le LSO: Liebermann refusa. On peut comprendre que ne pas utiliser l’Orchestre de l’Opéra pour Carmen à Paris aurait été un véritable camouflet pour les musiciens. Mais dans le cas de la Scala, il y avait en jeu la fameuse rivalité à distance que Riccardo Muti avait installée à Milan.
A Milan on a dit alors qu’Abbado demandait des sommes pharamineuses, que Berlin était inaccessible etc…etc…Le résultat, ce que Milan la riche ne pouvait soi-disant pas payer, Florence le paya, et Elektra fut présentée aux dates prévues, mais au Comunale de Florence (dont le directeur artistique d’alors était Cesare Mazzonis-voir plus haut-) et ce fut un incroyable triomphe. Mazzonis en échange de ce service (qui évita une perte financière sèche) obtint d’Abbado qu’il fasse le Simon Boccanegra de Salzbourg (Mise en scène Peter Stein) au Comunale de Florence.
Quand Lissner arriva à Milan, l’un de ses premiers soucis fut de convaincre Claudio de revenir. Ce fut long, et difficile, mais il y est arrivé, sans doute aussi grâce à la grande amitié qui lie Claudio Abbado et Daniel Barenboim, pourtant si différents (y compris musicalement, on l’a bien encore constaté ce soir)  . D’ailleurs, à la fin du concerto de Chopin, le public réclamait le bis à Barenboim, et celui-ci a pris la parole en disant “je pourrais vous donner un, deux, trois bis, je pourrais jouer tant que vous voulez, mais ce soir, c’est une soirée spéciale, c’est la soirée de Claudio Abbado, et alors considérez que le bis c’est la sixième de Mahler!”(tonnerre d’applaudissements).

Quelques vues du public(2)

Puis-je oser dire que ce soir, la musique passait  au second plan, au moins avant le concert, tant voir Claudio revenir dans ce théâtre qu’il a tant marqué, revenir devant son public, était un moment d’une émotion intense, qui m’a étreint fortement, tant je me souvenais de son dernier Pelléas et Mélisande, à la dernière représentation dans la merveilleuse production d’Antoine Vitez (qu’on vit aussi à Vienne, puis à Londres dans les années 90), où pleuvaient fleurs et petits papiers “O Vienna quante pene ci costa!” (Ô Vienna, que de peines tu nous coûtes, parodie d’une réplique des Nozze di Figaro), où les larmes coulaient et où a fermenté l’idée d’itinérance des fans d’Abbado qui se retrouvaient là où Claudio était. Que de nuits passées à conduire entre Milan et Vienne pour aller l’entendre et continuer à tisser le lien qui nous attache encore à lui. Oui, je suis arrivé à Milan dans les deux dernières années de son mandat, et j’ai toujours été au loggione, en deuxième galerie pour voir les opéras qu’il dirigeait (Carmen, Macbeth, il Barbiere di Siviglia, Il Viaggio a Reims, Pelléas et Mélisande), j’ai donc acheté pour ce soir une deuxième galerie: à la Scala, n’allez en Platea (orchestre) qu’à reculons, le son est moyen alors qu’en haut, le son est chatoyant, varié, puissant;  et surtout, surtout, ce soir, je revoyais mes années 80 milanaises, dans ce théâtre qui est mon théâtre (peut-être encore plus que le Palais Garnier), avec ce merveilleux public de la Scala qui peut-être farouche, insupportable, mais qui plus qu’aucun autre sait accueillir et saluer la grandeur et l’art. Ce soir fut pour moi un moment très fort, inoubliable, où les larmes coulèrent.

Quelques vues du public (3)

Faut-il en oublier de rendre compte de ce que nous avons entendu?
Une première partie avec Daniel Barenboim dans le concerto n°1 de Chopin. Certes, on sait bien que Maurizio Pollini ou Martha Argerich eussent été des choix plus conformes au style d’Abbado, mais le prétexte du concert est un cycle Chopin par Daniel Barenboim (directeur musical de la Scala) , fait avec Gustavo Dudamel la semaine dernière et Daniel Harding (remplaçant Andris Nelsons) la semaine prochaine. Insérer le concert Abbado dans ce cycle, c’était du coup banaliser ce retour (si c’était possible) et lui donner un statut “ordinaire”, de fait le prix était ordinaire (de 10 à 66€).

L’entrée d’Abbado et Barenboim, photo Alberto Falletti

Entrée d’Abbado et Barenboim, explosion du public. Abbado toujours timide va pour monter sur le podium, mais Barenboim l’attire par la main sur le devant de la scène et alors c’est la standing ovation avant même le début du concert. C’était l’ambiance hier.
Rien n’est plus différent que le style haché, contrasté, violent, mais aussi énergique et presque juvénile de Daniel Barenboim et la fluidité, la sensibilité avec laquelle Abbado aborde ce concerto qu’il n’avait pas dirigé depuis plus de trente ans.  Bien sûr  Barenboim cherche à entraîner l’orchestre derrière lui, mais Abbado tient bon, et on sent une sorte de “jeu de pouvoir” entre les deux amis. Abbado réussit à obtenir de l’orchestre un son rond et chaleureux qu’on ne lui avait pas entendu depuis longtemps (il faut reconnaître que la qualité du son de l’orchestre n’est plus celle du temps d’Abbado ni même de Muti: un peu de problèmes techniques, quelques sons  approximatifs, une couleur qui s’est banalisée), il réussit tout de même de magnifiques pianissimi dans le deuxième mouvement (le plus accompli  à mon avis, avec  le premier mouvement), ces pianissimi dont Abbado a le secret. Une suprême élégance du geste, communicatif, qui n’est pas la manière de jouer ou de diriger de Daniel Barenboim. Chopin est-il d’ailleurs encore son univers? Le troisième mouvement m’est apparu à la fois acrobatique et approximatif, où les deux partis pris se confrontaient sans toujours dialoguer. Il reste que Daniel Barenboim reste un étonnant artiste, d’une intelligence redoutable (voir la manière dont il a calmé le seul imbécile qui le huait – c’était bien le moment! en rappelant que cette soirée était celle d’Abbado et relativisant du même coup sa présence et sa prestation).
L’orchestre est souvent considéré comme la partie faible chez Chopin, on dit souvent qu’il préfère les petites formes aux grandes machines orchestrales à la Beethoven, ici évidemment, Abbado oblige,  on entend les couleurs et les modulations orchestrales, la manière dont l’orchestre cherche à mettre en valeur le soliste, mais dont il s’éloigne en même temps par le style. Il reste que globalement, on demeure assez satisfait (ou indulgent), un hueur, mais un gros succès du public et de nombreux rappels.

L’énorme dispositif

Bien sûr on attendait la Sixième de Mahler car chaque concert mahlérien d’Abbado est désormais un événement . Il a épuisé le genre à Lucerne en refusant de faire la huitième, et donc il y a fort à parier que ces moments seront de plus en plus rares. Cette Sixième (après une huitième supprimée et une seconde avortée) devenait donc un moment d’urgence, et pour la mettre en place, Abbado a demandé de mélanger son orchestre Mozart (et surtout ses chefs de pupitre, rompus au travail avec lui) et l’Orchestre Philharmonique de la Scala, qu’il a fondés tous deux: voilà deux orchestres fils d’Abbado! On reconnaissait donc Raphaël Christ (Lucerne et Mozart), mais aussi Lucas Macias Navarro le génial hautboïste (Lucerne, Mozart et Concertgebouw) qui ce soir encore  a donné des exemples époustouflants de poésie et de simplicité, Chiara Tonelli la flûtiste (Mahler Chamber Orchestra, Orchestra Mozart), Aloïs Posch le contrebassiste (ex Wiener Philharmoniker) et d’autres sans doute difficiles à reconnaître de si loin. On avait réuni une masse orchestrale inédite, environ 170 exécutants, dans une vraie mise en scène avec le fameux marteau au centre, surélevé, comme un billot, il y avait par exemple 14 contrebasses, 18 violoncelles, 20 altos, 4 harpes dont le son montait avec une clarté confondante (voir notamment le début du quatrième mouvement); comme toujours avec Abbado, l’adagio était joué avant le scherzo.
Et ce fut magnifique. Ce ne sera pas sa plus grande interprétation de la Sixième, mais ce sera quand même une pierre miliaire bouleversante: rappelons-nous l’extraordinaire Sixième faite avec les Berlinois, à bondir pour l’éternité, ou celle de Lucerne. Et comme je l’ai rappelé, l’orchestre n’est pas techniquement au niveau des phalanges citées, notamment les cuivres, (mais qui atteint le niveau de Reinhold Friedrich?) et on entend quelquefois des stridences pas toujours bienvenues  mais on sentait les répétitions, l’engagement, l’application, la prise que le chef avait (à voir les sons produits quelquefois) et surtout l’incroyable énergie.

Claudio salue

Après avoir entendu le Gewandhaus (une autre de ces phalanges exemplaires) à Lucerne en septembre dernier avec un Riccardo Chailly déchainé dans la même œuvre, avec une sorte d’urgence et d’énergie du désespoir, on reste toujours frappé de redécouvrir Abbado (c’est comme à chaque fois une surprise, la découverte toujours renouvelée des perfections avec les yeux stendhaliens de Fabrice pour Clelia) par la manière dont Abbado fait parler l’orchestre, qui sourit, qui pleure, qui grince. Et par la variété “psychologique” de cette interprétation. Un des amis que j’ai croisé hier me disait qu’il trouve toujours Mahler “cérébral”. Rien n’est plus discutable: il est au contraire à fleur de peau, sans cesse en tension, sans cesse passant d’un moment d’extase à l’angoisse, à la noirceur, au sarcasme. Je ne le sens pas comme cérébral, mais au contraire comme un vagabond d’un univers sensible à l’ extrême. Oui Mahler est un “sensible de l’extrême”, en telle osmose avec les éléments naturels, qu’il crée sans cesse des “montées d’images” comme en psychanalyse et Abbado nous fait sentir le moindre souffle de cette sensibilité exacerbée, c’est pourquoi hier c’était l’extrême tension, notamment au départ, avec ce pas vif initial, en même temps léger, car on passe sans cesse d’une variation d’humeur à l’autre avec une extrême fluidité. Pour moi, c’est encore l’adagio qui m’emporte et me bouleverse, qui me tire les larmes, un moment suspendu de pure poésie, et hier c’est sans doute encore la partie qui m’a le plus touché. Mais il faut reconnaître qu’une fois de plus Abbado fait lire le texte, propose une vision d’une telle clarté, que toujours l’architecture se fait jour. Et il construit une telle tension qu’on en sort écarlate de l’énergie qu’on accumule. A part quelques imbéciles des fauteuils  d’orchestre qui pianotaient sur leur portable (d’en haut, ils n’échappent pas à nos regards) sans doute à la recherche du restaurant d’après spectacle, il fallait voir les visages tendus du public des galeries, silencieux, debout, arque-bouté aux barres de la galerie, suivre avec une urgence inouïe ce concert qui est sans doute le plus beau donné à la Scala depuis des lustres. Lecture d’une clarté stellaire, émotion indicible en soi par la musique, et aussi par les circonstances, tension prodigieuse. Oui  ce fut à la fin une explosion, où toute la salle est restée, 30 minutes d’applaudissements, les dix dernières minutes avec des cris scandés “Clau-dio”, un Claudio qui, visiblement fatigué et ému, n’est pas revenu seul saluer, comme il le fait à Lucerne. Oui, comme disait l’affiche du tram, Claudio est “bentornato” dans sa cité, et ce soir, le public de la Scala a redécouvert ce qu’immense voulait dire.

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STÉPHANE LISSNER NOMMÉ DIRECTEUR GÉNÉRAL de L’OPÉRA DE PARIS À PARTIR DE SEPTEMBRE 2015

Quelle surprise! Une de celles que le Ministère de la Culture a su nous ménager avec un sens du suspense carrément hitchcockien : Stéphane Lissner est appelé à diriger notre Opéra national!  Après les Bouffes du Nord,  le Châtelet, (un peu) Madrid, Aix-en-Provence, les Wiener Festwochen et la Scala, le voilà à Paris, en prolongement de carrière plutôt qu’en couronnement, Paris n’étant pas la Mecque des opéras. On ne parlait que de lui, après un tour de chauffe où l’on entendit parler de Dominique Meyer (on se demande bien ce qui  pousserait à revenir à Paris quand on dirige Vienne) et de Serge Dorny qui est à Lyon depuis 10 ans, et même de Nicolas Joel, qui avait fait savoir en son temps son intention de demander à être prolongé, pour se rétracter brutalement au nom des resserrements budgétaires (raison officielle), et sans doute (raison officieuse) après avoir su que pour lui c’était cuit.  Notre Ministère de la Culture, dont la seule joie aujourd’hui est de procéder à des nominations, c’est tout ce qui lui reste depuis qu’il n’a plus ni politique ni pétrole ni idées, s’est donc creusé ses pauvres méninges pour appeler Stéphane Lissner.
On s’y attendait, et la nouvelle, il faut bien le dire n’est pas mauvaise.
Après le gris uniforme de la programmation lyrique actuelle de notre Opéra national (que retiendra-t-on du passage de Nicolas Joel? peut-être les deux saisons futures qu’il reste à présenter? sûrement pas les dernières, sans grand intérêt il faut bien le dire), mais le prochain départ à la retraite de Brigitte Lefèvre, inamovible directrice de la danse qui fait engranger bien des spectateurs à notre Opéra, histoire de gonfler les statistiques, fait aussi souci: Lissner aura sans doute son mot à dire sur la nomination du (de la?) successeur.
Personnellement, – on peut rêver- je préfèrerais toujours être Sovrintendente del Teatro alla Scala, à cause de la tradition, de l’histoire du lieu, des passions qui le traversent, un vrai lieu d’opéra aux murs chargés de mémoire et d’artistes sublimes, que Directeur d’un Opéra National de Paris, certes immense maison aux possibilités énormes, mais sans vraie épaisseur historique (les événements musicaux, il faut les chercher surtout ailleurs, à l’Opéra Comique par exemple), dont les directeurs successifs furent incapables de souligner l’identité culturelle (Massimo Bogianckino mis à part) et qui en font un grand entrepôt  de répertoire sans âme véritable .  Et si encore c’était un entrepôt de luxe…
Stéphane Lissner a su redonner assez rapidement à la Scala un certain lustre, réussissant à monter de très beaux spectacles, à élargir le répertoire, mais réussissant plus Lulu, Wozzeck ou Die Frau ohne Schatten que Don Carlo ou Aida:  son passage n’a pas réussi à révéler des talents nouveaux (la jeune Anita Rachvelishvili exceptée, jolie Carmen qui fait désormais une belle carrière internationale), ni à rétablir une véritable école du chant italien, honneur de cette maison, ni à vraiment produire des spectacles de répertoire italien mémorables. Il aura réussi au moins à redonner à la mise en scène droit de cité (pensons au Tristan de Chéreau -un peu décevant, mais quand même-, au magnifique Peter Grimes de Richard Jones, au Ring en cours de Guy Cassiers) dans un théâtre où sous l’ère Muti régnait une grande médiocrité scénique, et  à redonner à l’orchestre le goût de la diversité, la curiosité de nouveaux chefs (l’ère Muti a été aussi délétère de ce point de vue), en appelant beaucoup de jeunes: Daniel Harding, Gustavo Dudamel, Omer Meir Wellber, Robin Ticciati, mais aussi les jeunes italiens, Daniele Rustioni ou Andrea Battistoni, et ceux moins jeunes qui n’avaient pas été accueillis jusque là, comme Fabio Luisi ou Gianandrea Noseda.
Le bilan est donc plus qu’ honorable, et le successeur (on se bat déjà aux portes) trouvera une maison en ordre de marche.
Il faut dire aussi que Stéphane Lissner trouvera un Opéra de Paris sans doute en ordre de marche: venu à la Scala quand le théâtre était à la dérive et ayant réussi à redonner espoir et enthousiasme aux personnels, et ayant aussi à peu de chose près réussi à maintenir la paix sociale, et ayant appris à naviguer dans le monde milanais et italien, toujours un peu florentin avec son sens des clans et du complot bien ancré, il n’a à peu près rien à craindre en revanche à Paris, où l’Etat le soutiendra comme il soutient toujours les grandes institutions. Nicolas Joel n’est pas un très grand directeur de l’Opéra par les idées, mais la maison est solide et sous sa direction a maintenu son niveau, a gagné des spectateurs et a été bien gérée. Lissner n’aura rien à sauver, tout au plus à mieux “lustrer” ( au sens propre “donner du lustre”) à une maison qui en a besoin. Elle a besoin de rêver un peu et  Lissner qui sait ce qui attire les foules et qui sait composer des affiches alléchantes, saura sans doute y faire.
Lui qui dans un mois, si le Maître Abbado ne renonce pas au dernier moment, sera celui qui aura réussi à faire revenir Abbado à la Scala, sera (qui en douterait) celui qui fera arriver au pupitre de Bastille Daniel Barenboimn, après vingt cinq ans: Barenboim a fait au Châtelet ou à la Scala grâce à Lissner ce qu’il n’avait pu faire à Bastille à cause de son éviction. Les deux hommes sont très liés: ce sera une belle revanche pour Barenboim que de diriger au moins une fois à l’Opéra Bastille, et il y a fort à parier qu’il quittera la Scala en même temps que Lissner.
Stéphane Lissner, comme les grands managers, sent le vent, sent les modes, sent le goût du public: il est the right man on the right place.
Je pense cependant qu’un choix comme celui de Serge Dorny aurait sans doute donné un souffle nouveau, autre, à l’opéra et surtout un accès à la génération suivante de grands managers. Nous connaissons les recettes de Lissner, elles sont bonnes, elles sont toujours adaptées, et l’homme est disponible et sympathique. Il lui reste à nous étonner.

LUCERNE FESTIVAL 2012: MESSA DA REQUIEM de G.VERDI, le 29 AOÛT 2012 ORCHESTRE ET CHOEUR DU TEATRO ALLA SCALA (dir.mus Daniel BARENBOIM) avec Jonas KAUFMANN, René PAPE, Anja HARTEROS, Elina GARANCA

©Priska Ketterer / Lucerne Festival

Le Requiem de Verdi est  la carte de visite de la Scala. Ses forces l’exécutent régulièrement, toujours en tournée, et à Milan le plus souvent à la Scala et quelquefois dans la Basilica di San Marco où il a été créé. Je l’ai par exemple entendu à Paris lors de l’échange Lulu (Opéra de Paris à la Scala) et Wozzeck (Scala à l’Opéra de Paris) en Mai 1979; c’était alors Claudio Abbado avec Margaret Price, Veriano Lucchetti (remplaçant Pavarotti, malade), Christa Ludwig, Nicolaï Ghiaurov au théâtre des Champs Elysées: les anciens du temps de Liebermann s’en souviennent sûrement. Le Requiem de Verdi par la Scala, c’est la garantie de jouer à guichets fermés, encore plus avec un quatuor vocal tel qu’il a été réuni ici. De fait, devant le KKL, le Palais de la culture et des congrès, beaucoup de monde cherchait des places. La Scala fait à cette occasion une mini tournée, elle  donne trois concerts, l’un à la Scala le 27 août,  l’autre à Lucerne le 29 août, le troisième évidemment à Salzbourg le 31 août.
Si Verdi ne fait pas vraiment partie de l’univers habituel de Daniel Barenboim, il faut reconnaître que son Requiem est plutôt réussi, du moins lors des deux exécutions précédentes que j’ai entendues. Ce soir, il est très attentif à chacun, son geste est très précis, voire excessif lorsque sa main vibre sous le visage des chanteurs, qu’il veut très proches de lui, sous sa main justement, au point qu’il recule le podium (et que Jonas Kaufmann se précipite pour l’aider sous les applaudissements du public attendri). Le début est surprenant: on a l’habitude d’entendre ce premier mot “Requiem” murmuré, alors que là, le chœur attaque en appuyant fortement sur le “Re” de requiem avec un effet particulier, surprenant. Barenboim va insister sur les contrastes, passant du fortissimo à un murmure des cordes, et propose une interprétation spectaculaire, avec un tempo assez rapide, mais sans véritable intériorité. Rien d’aérien ni de suspendu (sauf de rares fois, et toujours grâce aux chanteurs) dans cette approche, assez expressionniste et un peu froide, même si elle reste très impressionnante: évidemment, l’explosion du Dies Irae, avec ses trompettes disséminées dans les hauteurs de la salle, fait l’effet voulu, écrase et frappe: le chœur préparé par Bruno Casoni est  impeccable de volume, de clarté, de grandeur, son Sanctus est tout à fait exceptionnel . Nous sommes aux antipodes de l’ambiance “suspendue” créée par Abbado dans le Requiem de Mozart quelques semaines plus tôt: ce n’est pas la foi et l’élévation vers le Ciel (thème du festival) qui ici est valorisée, mais le côté “laïc”, si j’ose dire, de l’œuvre, c’est un Requiem fortement terrestre! Mais le travail de Barenboim avec l’orchestre est si attentif et si précis (on a rarement l’habitude de le voir attaché ainsi à chaque détail et à chaque expression) que cette interprétation est acceptable, même si on peut en préférer d’autres (j’en reste quant à moi à une soirée salzbourgeoise incroyable avec Karajan et à un Abbado phénoménal dans le Duomo de Parme, deux concerts de 1980).
Évidemment, tout le monde attendait le quatuor vocal qui n’a pas déçu, car d’abord, tous quatre sont de remarquables techniciens, qui savent contrôler leur voix, qui savent murmurer, qui produisent des sons célestes: l’attaque du Kyrie de Jonas Kaufmann est anthologique, avec une voix qui monte progressivement et s’élargit d’une manière linéaire et avec un volume toujours contrôlé: du grand art! Ce grand art, on le retrouve dans l’ingemisco dont on ne sait quoi admirer: le volume, le contrôle, la retenue de la voix, les variations de couleur, ou simplement la poésie et l’émotion qui vous traversent le corps et vous font battre le cœur. Kaufmann est le seul à savoir contrôler la voix jusqu’à un murmure, avec des mezze-voci qui vous tourneboulent. Il sait dominer les formes, mais il sait aussi exprimer les émotions à tirer les larmes (un absolvisti  suspendu, aérien, un souffle, dans l’Ingemisco: je n’en suis pas encore revenu! ). René Pape en revanche ne m’est pas apparu dans sa meilleure forme. Au début notamment, la voix habituellement si large et sonore ne sortait pas et restait assez sourde dans le mors stupebit. Le chanteur est évidemment exceptionnel et la technique reste confondante, mais le volume ne réussit que rarement à frapper l’auditeur, même si peu à peu cela va mieux: son lacrimosa est d’une intensité rare ainsi que son confutatis maledictis.
Dès le Kyrie, Anja Harteros est renversante, mais c’est dans le Libera me qu’elle m’a le plus ému. Cette figure anguleuse, enfermée dans son vêtement noir (avec des cheveux courts, elle ferait penser à Barbara!) est une figure de la tragédie, elle exprime l’effroi devant l’inconnu: comment chante-t-elle in die illa tremenda! avec quelle humanité elle prononce le premier “Libera me” si précipité. Quelle sûreté dans les aigus (ignem!), bref, elle est égale à elle même, fascinante.
Mais c’est peut-être Elina Garanca qui m’a le plus étonné: la voix me semble élargie par rapport aux dernières apparitions entendues. Élargie, charnue, d’une rare pureté, avec des graves absolument somptueux, profonds, sonores, et des aigus d’une grande sûreté. Le passage du grave à l’aigu est d’une rare homogénéité, et le duo mezzo/soprano du Recordare (quaerens me sedisti lassus…) est une pure merveille, à couper le souffle ainsi que son nil inultum remanebit du Dies Irae J’avais un peu de réserves naguère à son propos, je la trouvais un peu froide, elles se sont envolées: elle fut vraiment grandiose.
Le moment le plus extraordinaire dans lequel le quatuor s’est montré totalement  irremplaçable, c’est l’offertorium où Harteros (libera animas omnium fidelium defunctorum) et Kaufmann (Hostias et preces tibi sublime!)  notamment clouent l’auditeur sur place, mais où les quatre chanteurs alliés à un orchestre il faut bien le dire époustouflant de finesse magnifient ce  moment où la musique devient elle-même d’un tel lyrisme qu’elle s’envole de l’église pour devenir pur quatuor d’opéra: au lieu de monter au ciel, elle va directement inonder notre cœur.
Long silence final, puis longs applaudissements, standing ovation, émotion partagée. Que de superlatifs j’ai usés dans ce compte rendu, parce que on ne sait plus que louer: dans un océan de grandeur, on essaie de traduire les émotions, de comprendre aussi comment elles arrivent dans une interprétation  qui évite tout mysticisme et où globalement l’émotion de la foi laisse place à celle de l’art pur, et où le Créateur auquel on se confie, c’est bien Verdi, si bien servi ce soir .
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©Priska Ketterer / Lucerne Festival

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: LA NOUVELLE SAISON

La conférence de presse  a eu lieu ce matin. 20 avril, vous consulterez la programmation intégrale sur le site de la Scala.

Six titres de Wagner (Lohengrin, Vaisseau Fantôme, Rheingold, Walküre, Siegfried, Götterdämmerung), sept titres de Verdi (Falstaff, Oberto, Don Carlo, Aida, Ballo in maschera, Nabucco, Macbeth), un opéra contemporain, Coeur de Chien de Alexander Rastakov (né en 1953) d’après la nouvelle de Boulgakov (1925),  sortie de l’oubli à la fin des années 80, dans une production de Simon Mc Burney pour le DNO (De Nederlandse Opera) en coproduction avec l’ENO, dirigée par Valery Gergiev et une production de la Scala di Seta de Rossini pour l’Académie de la Scala:  pour une fois, honneur à la Scala qui a osé une programmation digne de sa réputation qui n’hésite pas à programmer huit nouvelles productions  deux productions importées jamais vues du public italien et seulement cinq reprises sur quinze productions.
Du point de vue des metteurs en scène, on note un apport important de personnalités plus “modernes” de la scène européenne, comme Claus Guth (Lohengrin), Andreas Homoki (Fliegende Holländer), Simon Mc Burney et son Théâtre de Complicité (Coeur de chien), et naturellement Guy Cassiers, qui va avec son Götterdämmerung clore le Ring milanais.
On note aussi un appel à des metteurs en scène italiens de bonne réputation, Mario Martone pour Oberto, Daniele Abbado pour Nabucco, Giorgio Barberio  Corsetti pour Macbeth, le jeune (37 ans) Damiano Michieletto pour Ballo in Maschera (avec un chef encore plus jeune, le talentueux milanais Daniele Rustioni, 29 ans, directeur musical du Théâtre Michailovski – ex Maly- de Saint Petersbourg). Michieletto a signé aussi la production du Rossini Opera Festival de Pesaro de La Scala di Seta qui viendra à la Scala pour le spectacle de l’Académie (dirigé par Christophe Rousset), enfin, pour la bonne bouche, le chouchou des scènes d’opéra, Robert Carsen mettra en scène Falstaff.
Du côté des chefs, à part Barenboim qui se réserve Lohengrin et le Ring, une grande place est réservée à Valery Gergiev (si ses avions arrivent à l’heure) pour Coeur de Chien et Macbeth, on reverra Daniel Harding, qui semble revenu en grâce chez les programmateurs puisqu’on le verra dans bien des théâtres d’Europe (il remplace Riccardo Chailly à Salzbourg), pour Falstaff. On verra aussi de nouveaux visages à la Scala, à commencer par Hartmut Haenchen, un bon chef pour Wagner (très prisé à Amsterdam) qu’on a vu à Paris. il dirigera Fliegende Holländer, et des chefs de la nouvelle génération italienne, Nicola Luisotti pour Nabucco, Gaetano d’Espinosa (l’excellent chef des Puccini lyonnais) pour les dernières représentations de Macbeth (ou celles que Gergiev, pour cause d’avion, n’assurera pas…), Riccardo Frizza pour Oberto, Daniele Rustioni, déjà cité, pour Ballo in Maschera. Fabio Luisi qui va enfin débuter à la Scala dans Manon cette saison, fera l’an prochain Don Carlo dans une reprise de la production de Stéphane Braunschweig, et Gianandrea Noseda, qui va débuter lui aussi cette année à la Scala dans Luisa Miller, reprendra l’Aida de Franco Zeffirelli (dans sa version plus récente et non celle présentée cette année). Du côté des chefs, on note donc un réel effort du théâtre pour faire appel à de nouveaux visages du paysage italien, ou à des chefs confirmés comme Luisi qui n’ont pas fait jusque là de carrière italienne et, depuis plusieurs saisons, à de jeunes chefs de dernière génération. La politique est intelligente, rien à redire, sur le papier au moins.
Du côté des chanteurs, point très sensible pour le public scaligère, on note un effort tout particulier pour les distributions wagnériennes, qui sont parmi les meilleures qu’on puisse trouver sur marché, à commencer par ce Lohengrin qui va faire courir les foules, Kaufmann, Pape, Harteros, Herlitzius, Tomasson: un plateau de rêve. On aurait pu ouvrir la saison sur un autre titre (Meistersinger?) puisque Lohengrin a déjà été donné, avec succès, il n’y a pas si longtemps dans une coproduction Lyon/Scala. Mais pour une “Prima” scaligère, aligner cinq des plus grands chanteurs du moment est sans doute plus payant en terme de marketing . Le Fliegende Holländer se paie un Erik de grand luxe, Klaus Florian Vogt, et un Hollandais somptueux, Bryn Terfel, tandis que la grande Rosalind Plowright sera…Mary et que Anja Kampe campera (Aïe le jeu de mots!) sans nul doute une Senta très notable. Il faudra aller voir le Ring aussi qui aligne trois Wotan de luxe Michael Volle (l’Or du Rhin), René Pape (Walküre), Juha Uusitalo (Siegfried), Waltraud Meier dans Sieglinde, Waltraute, et la deuxième Norne, Irene Theorin dans les trois Brünnhilde, Lance Ryan dans Siegfried de Siegfried et Ian Storey dans Siegfried de Götterdämmerung, et puis aussi Anna Larsson, Johannes Martin Kränzle(Alberich), Iain Peterson(Fafner), Mikhail Petrenko (Hunding et Hagen), Ekaterina Gubanova (Fricka). A choisir entre Paris et Milan, suivez mon regard…

Du côté des opéras italiens, c’est un peu plus difficile de réunir des distributions aussi convaincantes, mais au moins apparaissent-elles (à peu près) équilibrées et offrir ce qui  se fait (à peu près) de plus acceptable dans les chanteurs du moment. Il faudra en tous cas aller voir Falstaff notamment pour Bryn Terfel, mais aussi pour Ambrogio Maestri (en alternance), pour Marie-Nicole Lemieux en alternance avec Daniela Barcellona, pour Barbara Frittoli, pour Fabio Capitanucci et Francesco Demuro…Cast solide, parmi les meilleurs aujourd’hui.
Distribution slavo-italienne pour Nabucco (Ambrogio Maestri et Leo Nucci en alternance – n’est ce pas trop tard pour Nucci?) avec Antonenko, Monastyrska, Kowaljow qui m’apparaît à risque (notamment pour Abigaille).
Même couleur slavo-italienne pour Macbeth, avec un excellent Macbeth sans doute, Franco Vassallo (alternant avec Vitaliy Bilyy), Lucrezia Garcia en Lady alternant avec Tatiana Melnychenko, et un excellent Macduff (Stefano Secco alternant avec Wookyung Kim).
On ira voir de toute manière Oberto car l’œuvre est trop rare pour la rater: Fabio Sartori, irrégulier et pas très aimé des aficionados, Sonia Ganassi, qui est une garantie de haute qualité, Michele Pertusi autre garantie de grande qualité alternant avec Adrian Sampetrean.
Un Ballo in Maschera est toujours très difficile à distribuer, et la Scala semble s’être prémunie et avoir pris ses précautions: Sondra Radvanovski en Amelia devrait être ce qui se fait à peu près de mieux, Marcelo Alvarez en Riccardo devrait passer largement la rampe aussi, Zeljko Lucic en Renato, Patricia Ciofi en Oscar et la plus pâle Marianne Cornetti devraient garantir des soirées sans souci à défaut d’être légendaires. Eviter la distribution B, vous subiriez Oksana Dyka de triste mémoire (Aida 2012) en Amelia: je ne donne pas cher de son troisième acte.
Les reprises de Don Carlo et d’Aida en automne proposent des distributions sensiblement différentes des représentations des années précédentes. Don Carlo affiche un cast loin de celui de Munich, mais relativement solide, le grand René Pape en Philippe II portant à bout de bras une distribution moyenne composée de Fabio Sartori (Don Carlo), Massimo Cavaletti (Posa), Martina Serafin (Elisabetta) et Ekaterina Gubanova (Eboli).
Enfin Aida, un peu plus équilibrée que la distribution de cette année, affiche une distribution à dominante slave avec mineure italienne, Nadia Krasteva en Amneris en alternance avec Ekaterina Semenchuk, les Aida Hui He (ce qui ne devrait pas être mal) et Liudmyla Monastyrska, les Radamès Marco Berti (hum) et Jorge De Leon, Orlin Anastassov alternant avec Marco Spotti dans Ramfis et deux bons Amonasro, Ambrogio Maestri et Zeljko Lucic.

Pour les détails des dates et des distributions, je vous renvoie au site de la Scala.
Dans l’ensemble, cette saison s’annonce meilleure que les précédentes, plus soignée sur le choix des distributions et avec des titres intéressants. Elle affiche une vraie direction, elle appelle des artistes de qualité et surtout pour une fois, elle n’offre pas un paysage interchangeable avec d’autres théâtres. La Scala affiche son italianité par les titres, les chefs et les metteurs en scène (à défaut de le faire par les chanteurs.. quand le chant italien fera-t-il son nettoyage des écuries d’Augias?). Si les distributions verdiennes ne font pas rêver, elles ne sont pas trop inquiétantes, au moins sur le papier et les distributions wagnériennes sont quant à elles, annonciatrices de belles soirées. Et on peut être alléché par cette production de Coeur de chien  du russe Rastakov dans une production de Simon Mc Burney, très connu dans les milieux du théâtre européen et peu en Italie. Bref, le pélerinage milanais s’imposera en 2012-2013, et c’est bien, car on a toujours un peu soif de Scala.
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