STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2014-2015: DE LA MAISON DES MORTS (Z MRTVÉHO DOMU) de Leoš JANAČEK (Dir.mus: Sir Simon RATTLE; Ms en scène: Patrice CHÉREAU)

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin): l’aigle. Prod.2011 © Monika Rittershaus

Le débat est infini : la mise  en scène est-elle une œuvre d’art et à ce titre, cette œuvre éphémère et fragile mérite-t-elle d’être conservée ? Les mises en scène d’un opéra ou d’une pièce de théâtre survivent-elles à leur auteur ?
Patrice Chéreau a été clair là-dessus : il a toujours refusé les reprises de ses spectacles qu’il ne supervisait pas. Et d’ailleurs, ceux qui ont vu ses spectacles savent que le plus souvent, il assistait à toutes les représentations alors que l’usage veut qu’après la première, le metteur en scène s’en aille vers d’autres cieux.

Ainsi donc, voilà en cause aussi bien l’Elektra de la Scala la saison dernière (mais avec l’essentiel de l’équipe de la création à Aix qui avait travaillé avec Chéreau) et cette reprise de De la Maison des Morts avec quelques autres chanteurs que ceux de la création à Aix, mais aussi une distribution un peu différente de la première présentation à Berlin d’octobre 2011.
C’est la question de l’opéra de répertoire : que reste-t-il d’un travail lorsque le metteur en scène n’est plus là pour régler les choses, et même si dans ce cas précis la présence depuis la création à Aix et à chaque reprise de Thierry Thieû Niang garantit une continuité.

Le cas Chéreau n’est pas unique, certaines mises en scène de Wieland Wagner ont survécu dans des théâtres bien après la disparition de leur auteur et on joue encore au Berliner Ensemble La résistible ascension d’Arturo Ui, dans la mise en scène d’Heiner Müller (1995) il est vrai avec encore Martin Wuttke dans le rôle titre.
Certains disent qu’il ne reste que des traces d’un travail commencé dans le cas qui nous occupe avec Pierre Boulez à Aix, et très marquant musicalement (le travail de Boulez avec Chéreau ayant une valence toute particulière étant donné leur histoire en commun) repris à Milan avec Esa Pekka Salonen, et à Berlin avec Simon Rattle, trois personnalités très ouvertes au travail théâtral, mais musicalement très différentes.
J’avoue qu’en la matière mon cœur balance: d’une part je partage l’option de Patrice Chéreau, qui protège une sorte de copyright, et plus encore, la nature de l’œuvre « mise en scène », éphémère et inscrite dans l’instant et qui bouge tout le temps, y compris si Chéreau est dans les coulisses, mais d’autre part, l’enseignant qui est en moi pense à la transmission d’un patrimoine et même si vidéo et CD conservent le témoignage du travail original, ils font du spectacle en boîte dans une fixité qui en éloigne la vie même, au contraire de la présence dans un théâtre, même en ne voyant que ce qui reste du travail et de l’œuvre, qui reste vraiment irremplaçable, je l’ai vérifié aussi bien avec Heiner Müller que Giorgio Strehler ou d’autres. Même si l’Arlecchino de Strehler vu à l’Odéon dans les années 70 reste une référence et un souvenir indépassable, les quelques quinze représentations vues au long de ces 30 dernières années, y compris après la disparition de Strehler, ont toujours été source de plaisir et de méditation, mais surtout source d’émotion. Elles rappellent combien Giorgio Strehler dont on parle moins aujourd’hui fut grand. Il fut d’ailleurs un des maîtres de Chéreau…
Ainsi, certes, le spectacle vu à Berlin n’a peut-être plus la rigueur des origines, mais il reste fort et fascinant, et ce qui le fonde est encore bien vivant et vibrant.
Alors, en 2017-18, quand ce spectacle viendra à l’Opéra de Paris, il faudra aller le voir, évidemment ! que dis-je ? il faudra s’y précipiter !
Simon Rattle n’est pas mon chef de prédilection, surtout dans le répertoire allemand romantique et post romantique. Mais c’est un chef que j’apprécie dans d’autres répertoires (XVIIIème, répertoire français, musique américaine, un certain XXème siècle mais pas Stravinski), et notamment dans Janáček. Son approche est moins tragique que celle de Boulez, moins délicate (moins moussorgskienne) que celle d’Abbado (écoutez son enregistrement DG), moins contrastée que celle de Salonen, mais plus rutilante, plus éclatante, je dirais presque puccinienne (au bon sens du terme, vu que Janáček aimait bien Puccini). Elle fouille et interroge la partition, elle met des éléments en relief qu’on n’entend pas ailleurs, elle envahit l’espace sonore (réduit) du Schiller Theater mais sans écraser. Néanmoins, dans un espace relativement intime, la présence orchestrale est forte, et couvre quelquefois un peu les chanteurs. Il reste que j’avoue avoir été séduit par ce soin apporté à la couleur : l’interprétation de Rattle est très colorée, chaleureuse, sans doute inhabituelle dans ce contexte gris voulu par Chéreau : la couleur est dans la musique. L’orchestre (la Staatskapelle Berlin, l’orchestre de Barenboim) sonne magnifiquement, les cuivres sans aucune scorie, c’est un orchestre de grande qualité avec d’ailleurs de très bons solistes (Wolfram Brandl par exemple) sans oublier le très bon chœur de la Staatsoper, (dirigé par Martin Wright).

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus

Si Boulez avait souligné le rugueux d’une partition qu’il appelait primitive, Rattle arrondit les angles, fait de la musique quelquefois même un peu trop jolie pour ce travail de mise en scène : Boulez était dostoïevskien (qui est aussi la référence de Chéreau : revenir au texte), Rattle se laisse plus aller au son et à sa chatoyante magie, mais Dieu que c’est beau. Boulez a le sens du tragique, il a la ligne grise et douloureuse des murs de Peduzzi dans l’œil. Pas Rattle, qui préfère trouver dans cette explosion sonore et colorée une autre poésie, plus expression du rêve des âmes que de la clôture des destins.

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 Pantomime © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011 Pantomime © Monika Rittershaus

C’est évident, criant, voire sublime lors du 2ème acte où la pantomime est un pur moment suspendu, sans rien du grotesque ou du cruel qu’elle pourrait revêtir. Rattle nous renvoie à des pépites de beauté. Il y a de l’espérance dans cette interprétation.

Le fait de ne pas voir le chef (la fosse est profonde) est plutôt un avantage pour se concentrer sur la mise en scène (Bayreuth sans l’auvent en quelque sorte). Et le plateau réuni est très homogène à défaut d’être éblouissant. L’œuvre exige moins des vedettes qu’une vraie homogénéité vocale car il est difficile, impossible même, de déterminer un rôle principal.
Ce n’est pas l’opéra de Janáček que je préfère, l’œuvre (créée en 1930) est puissante par le sujet, très évocateur et assez prémonitoire de ce qui se passera chez Staline (et ailleurs) quelques années plus tard,  mais dramaturgiquement moins théâtrale que d’autres comme Katia Kabanova, Jenufa ou L’affaire Makropoulos. C’est une série de moments, peu agencés entre eux, dont le fil rouge va de l’arrivée de Gorjančikov  le prisonnier politique (Tom Fox, très honorable) jusqu’à son départ, sans que cette présence continue (il accompagne bientôt Alejo qu’il protège et à qui il apprend à lire) ne soit vraiment marquante pendant le corps de l’œuvre : Janáček procède par touches, et en cela Chéreau  l’a parfaitement suivi (voir la manière dont le Pope agit, les bénédictions, la soumission, l’apparente paix face à l’horreur du lieu).

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011: Le Pope © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011: Le Pope © Monika Rittershaus

Le troisième acte est le plus chanté de l’œuvre, le plus dramatique sur le plan musical, le plus répétitif sur le plan dramaturgique. Mais mon préféré est le deuxième acte,  le plus spectaculaire avec la pantomime jouée par les prisonniers, moment de l’expression des fantasmes, notamment sexuels, mais plus encore authentique instant où la liberté dont ils sont privés émerge des corps, comme une sorte de Saturnale. Et Chéreau y retrouve quelque chose des motifs qu’on avait rencontrés dans Hamlet (les comédiens), en un tableau impressionnant où le jeu se déroule entre deux publics, celui du théâtre et celui sur le théâtre, dans une mise en place impressionnante de fluidité et sublime de beauté plastique et d’émotion.
Une partie de la distribution a accompagné toutes les reprises, c’est le cas de l’Alejo, toujours très prenant et émouvant d’Eric Stoklossa, déjà à Aix en 2007, moins jeune mais toujours aussi juvénile. C’est aussi à l’autre bout du spectre le cas du vétéran Heinz Zednik. D’une certaine manière, Patrice Chéreau a voulu à ce moment de la carrière renouer avec ceux qui l’avaient suivi et accompagné à Bayreuth (dans Elektra, c’était Donald Mc Intyre et Franz Mazura qui témoignaient de cette fidélité). Zednik, le vieillard, toujours saisissant, dès le début lorsqu’il essaie timidement de tendre son auge et qu’il se fait « squeezer » par les autres, sorte de fantôme qui erre pendant toute la représentation avec une incroyable présence.
Štefan Margita lui aussi depuis les origines dans cette production est un Filka toujours intense et tendu, comme Peter Straka, qu’on a toujours plaisir à retrouver. Le Šiškov de Pavlo Hunka ne fait pas oublier Pater Mattei avec Salonen à la Scala, mais défend bien le rôle, avec une voix sonore et profonde, tandis qu’on est heureux de retrouver Peter Hoare (Die Soldaten avec Bieito) , qui donne du relief à Šapkin.

De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011 © Monika Rittershaus

Ce qui frappe toujours dans ce travail ce sont les moments de pur théâtre (la chute des ordures à la fin du 1er acte) ou le brutal « tomber » de rideau, typique de Chéreau, la délicatesse des éclairages phénoménaux de Bertrand Couderc, jamais francs, d’une infinie variété dans une infinitude de moments, de ces moments très brefs que Chéreau saisit avec une vérité voire une crudité à la limite du supportable, tandis qu’à d’autres moments émerge une indicible poésie : c’est le cas de l’aigle blessé figuré par une sorte de jouet de bois articulé, comme s’il avait été construit par les prisonniers eux-mêmes, comme une mascotte, comme un objet symbole ou une projection, porté au départ jalousement par le vieillard. L’aigle à la fin guéri s’envole : le jouet ici figure l’envol, comme s’il figurait un espoir que la réalité contredit, comme s’il en était la métaphore, alors que Gorjančikov, lui, laisse la prison, laissant les autres, Alejo, le vieillard, seuls face à un destin bouché.
Bouché comme ce décor bétonné de Richard Peduzzi, aux parois imperceptiblement mobiles qui changent l’espace et empêchent tout perspective. Même le fond quelquefois ouvert est toujours brumeux, de ces brumes que Chéreau affectionne et qui nimbent d’irréel ce monde marginal, autonome, autoréglé où la vie, la mort, le jeu, les affects, les individus passent presque sans relief particulier, un monde uniformément gris.

Au total, à être très sincère, je me demande si ce que nous investissons dans le spectacle original que nous avons vu avec Boulez en 2007 n’est pas trop médiatisé par sa direction implacable de rigueur et par l’idée préconstruite que Chéreau est mort et qu’aucun de ses spectacles ne sera comme avant. Il serait fort injuste, et faux, de dire que le spectacle ne fonctionne pas. Que Chéreau, maître en work in progress, y eût apporté des touches nouvelles, liées à de nouvelles idées, liées à de nouveaux chanteurs, sans doute. Voilà un spectacle arrêté dans son parcours, mais pas fossilisé. Chéreau n’est plus mais son spectacle vit encore. Il y a des spectacles dont le metteur en scène est bien vivant, et qui naissent fossilisés, plâtrés, empoussiérés et déjà morts.
Ça n’est pas le cas ici.
Je vous l’assure, ici c’est encore le bonheur.
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De la Maison des morts - Chéreau (Berlin). Prod.2011 (final 1er acte) © Monika Rittershaus
De la Maison des morts – Chéreau (Berlin). Prod.2011 (final 1er acte) © Monika Rittershaus

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: ELEKTRA de Richard STRAUSS le 21 MAI 2014 (Dir.mus: ESA-PEKKA SALONEN; Ms en scène Patrice CHÉREAU)

Le dispositif scénique
Le dispositif scénique

Pour une étude plus détaillée du spectacle on se reportera à l’article écrit sur cette Elektra à Aix-en-Provence
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Patrice Chéreau a dû, de là-haut, être agacé, lui qui détestait le théâtre-conservatoire. Il n’aimait pas le théâtre de répertoire à l’allemande qui reprend pendant des années des spectacles en l’absence du metteur en scène ; il veillait au contraire à retravailler à chaque fois sa mise en scène, et assister à chaque représentation. Il a rarement dérogé. Je me souviens lors du Ring à Bayreuth qu’il était là pratiquement tout le mois, et qu’il saluait chaque soir le public dont il recevait des hommages contrastés (un ami vient de me faire parvenir des huées terribles extraites du Ring 76), comme j’ai pu le constater au moins en 1977 et 1978 (après ce fut plus calme) : tracts, hurlements dans la salle étaient le lot de ce Ring.

Mais Chéreau était là, il lui arrivait même de travailler à des raccords pendant les entractes.
Que ce soit pour du théâtre ou pour de l’opéra, il tenait à être présent chaque soir. Car le théâtre est chose vivante, fluctuante, diverse, et la notion même de répertoire qui « conserve » une mise en scène était pour lui une hérésie. Une mise en scène est une œuvre d’art certes, mais éphémère, succession d’instants éternels, de poursuite d’instants qui fuient. Je l’ai déjà écrit dans ce blog : je n’ai jamais pleinement vécu Götterdämmerung dans la mise en scène de Chéreau, car je me disais sans cesse, cela va finirje ne verrai plus le rocherje ne verrai plus le quai du Rhin… je ne verrai plus… et l’immolation de Brünnhilde était à la fois une merveille et un déchirement. Aucun autre spectacle, de ma vie, ne m’a fait un tel effet émotionnel, ne m’a donné cette urgence. Alors certes, je regarde encore souvent la vidéo – qui est magnifique- , mais à l’écran se superpose le souvenir de la salle, du cœur qui bat, des émotions indicibles, et l’écran finit par s’effacer pour retrouver le Temps d’alors, chaque vision de ce Ring est pour moi le Temps retrouvé.
Je comprends cette position du metteur en scène, qui ne peut accepter qu’une mise en scène soit reprise sans celui qui l’a signée. Il y eut des velléités à Paris d’acheter son Ring, ou de reprendre après plusieurs années sa Lulu : entreprises étrangères à l’éthique artistique de Patrice Chéreau.
Reprendre un spectacle qu’il a signé en son absence, et pour cause hélas, est un acte qu’il aurait sûrement désapprouvé, à l’encontre de sa conception du théâtre, qui est vie, et non mort. Du théâtre conservé sous verre, c’est tout sauf du Chéreau.
Nous avons donc vu un spectacle d’après Patrice Chéreau, mais non de Patrice Chéreau, car il aurait sûrement – et ceux qui participent à l’entreprise et le connaissent le savent bien – changé des choses, transformé des mouvements, repris des moments, bref, il aurait fait du vivant, chaque représentation étant une étape vers LA représentation.
J’ai donc mes doutes quant à la pérennité de cette production, prévue au MET,  à Helsinki, à Berlin et à Barcelone. Dans d’autres distributions et peut-être avec d’autres chefs. Que restera-t-il de la démarche primitive, de l’original ? Une copie finit par se dégrader, forcément, ou bien elle perdra son âme et deviendra un cadre évocateur, un faire-part en 3D, mais sûrement pas un travail théâtral comme Chéreau le concevait, à savoir une œuvre. Ce sera un opéra où on verra Stemme, ou une autre, mais où l’on ne viendra plus pour Chéreau, sinon pour en sentir quelques fugaces traces.
À Milan, avec le même chef et la même distribution (sauf pour Orest), à quelques mois de distance, on peut comprendre la démarche, car chacun des protagonistes a en tête le souvenir du travail effectué, et la volonté dans le cœur de satisfaire à ce qu’ils pensent tous que Patrice Chéreau aurait voulu. Il y a sans contexte un lien profond de Chéreau et de ses artistes, qu’ils soient chanteurs ou acteurs (sauf quelques exceptions) et ce lien-là, tous les protagonistes de ce soir l’avaient.
Chéreau sans Chéreau (et presque contre ce que Chéreau a toujours affirmé), comme les concerts en hommage à Abbado à podium vide, c’est l’insupportable affichage de l’absence. Mais en même temps le signe que the show must go on.
Je serais bien hypocrite de me plaindre plus avant de cette reprise d’Elektra : j’étais évidemment ravi d’être ce mercredi à Milan, ravi de revoir cette œuvre chérie entre toutes, ravi de voir le spectacle triompher d’une manière indescriptible et rare pour Milan, ravi de penser intensément à celui qui m’a fait comprendre ce qu’était le théâtre et aimer l’art de la mise en scène.

Waltraud Meier & Evelyn Herlitzius © Festival d'Aix en Provence
Waltraud Meier & Evelyn Herlitzius © Festival d’Aix en Provence

Ce qui frappe, à revoir ce travail, et à entendre les commentaires, c’est que Chéreau n’est pas statufié : on aurait pu attendre un accueil de ce travail unanime dans l’éloge. Ce fut un peu le cas à Aix où tout le monde a crié au miracle. Ce cri universel au génie est trop universel justement pour être honnête : il fallait être serré autour du génie et toute entreprise critique était irrémédiablement vouée au haussement d’épaules. Il y a donc eu de nombreuses critiques a-critiques.
Il est heureux d’entendre des voix discordantes, y compris cette fois à la Scala, où le point de vue de Chéreau, qui est de traiter les relations entre les personnages en y cherchant non la monstruosité, mais l’humanité, reste discuté. Certains regrettent les monstres vaguement expressionnistes, le côté un peu « Secession » de l’œuvre, avec un style un peu plus décadent et « fin de siècle » (même si Elektra est créé en 1909) une Elektra rendue à la Vienne d’Hoffmannsthal et enlevée à la Mycènes de Sophocle.
C’est surtout  la manière dont Chéreau traite Clytemnestre qui divise : certains regrettent de ne pas entendre le rire sardonique de la reine lorsqu’elle quitte la scène en apprenant la mort d’Oreste, ils regrettent l’absence du monstre et la trop grande proximité Clytemnestre/Elektra. Pourtant, le beau film de Götz Friedrich (Böhm et Rysanek) est tourné à Mycènes, lieu de tragédie par excellence et non lieu d’un drame. Pourtant, pour avoir un jour, il y a longtemps osé écouter au walkman puis au magnétocassette à plein volume l’opéra de Strauss, assis sur une pierre d’une Mycènes désertée au coucher du soleil de mars, avec la complicité tacite de gardiens complaisants, je peux garantir que les choses vont très bien ensemble.
Certains autres regrettent le choix du Théâtre,  de l’affirmation du Théâtre, au détriment, disent-ils, de l’Opéra. Et pourtant, ce fut toujours le choix de Chéreau à l’Opéra, derrière Offenbach, je cherche Hoffmann disait-il en montant les Contes d’Hoffmann, un opéra où l’on ne l’attendait guère, et où il signa un travail de référence. Chercher le théâtre et faire travailler les chanteurs comme une troupe d’acteurs, ce fut toujours son objectif et sa méthode. Alors effectivement, et c’est encore plus vrai aujourd’hui, il y a une troupe, compacte, serrée autour de l’œuvre et du metteur en scène.
Ce qui peut-être gêne certains spectateurs plus jeunes, c’est aussi que ce théâtre-là refuse les modes du jour, la vidéo et tous les effets numériques. Ce théâtre là, c’est du dur : un théâtre peut-être dépassé pour certains parce que l’espace théâtral est fait d’un décor essentiel, d’éclairages et de personnages, comme en 1960, comme en 1970, comme en 1980. Les premières vraies tentatives vidéo remontent à la fin des années 1980 (notamment Guglielmo Tell de Luca Ronconi à la Scala, où l’on découvrit une vidéo déjà fonctionnelle.).
Un théâtre où les rapports entre les personnages, où les gestes, où les mouvements discrètement chorégraphiés donnent au corps une fonction essentielle, ce qui fut toujours le cas chez Chéreau, gestes, embrassements, corps serrés, corps en lutte, corps qui s’observent ou se cherchent : par exemple, un instant, un instant seulement, dans le même axe Mazura debout, Orest à genoux sur l’estrade de l’entrée du palais et Elektra à genoux dans la cour. Par exemple le travail silencieux des servantes, avec le bruit obsédant du balai pendant les longues minutes initiales, dans cette cour fermée vite étouffante, si étouffante que dès qu’éclate le premier accord, les portes s’ouvrent, des groupes entrent et passent, et ça bouge, et ça soulage, et ça respire. Quelle merveilleuse métonymie de la Tragédie et étouffante et tendue et silencieuse qui mûrit jusqu’à l’explosion de la crise tragique, en quelque sorte sa libération : ici l’entrée en musique libère, on va pouvoir haleter tranquille jusqu’à la transe finale.
Plus encore qu’à Aix, j’ai observé les éclairages qui , comme le décor de Peduzzi d’ailleurs, varient très subtilement selon les moments du jour et qui scandent les différentes étapes, j’ai aussi été plus marqué par la clarté du décor : le jour a vraiment une grande importance dans un opéra qu’on a l’habitude d’associer à la nuit.
Et puis, à la Scala, le rapport scène-salle et le volume même de la salle donnent vraiment une autre allure au drame, sans l’impression de proximité que donnait Aix : ici le drame est plus lointain, et en même temps donc plus mythique, il y a une respiration implicite qui n’existait pas à Aix, mais une respiration qui est elle aussi tension, mais une autre tension, presque plus tragique, plus monumentale.
D’ailleurs les choses sont musicalement de très haute qualité, mais différentes d’Aix, l’orchestre est plus clair, plus lisible, le volume presque plus développé, la tension musicale presque plus affirmée, la dynamique plus grande, et la violence aussi. Ce qui m’a frappé et qui m’avait moins frappé à Aix c’est que Salonen, comme Abbado d’ailleurs, fait ressortir les avancées musicales qui tirent vers l’Ecole de Vienne et notamment Berg. Si la Vienne de Hoffmansthal est moins interpellée, celle de la musique l’est par une interprétation résolument ancrée dans le XXème siècle et dans les innovations musicales et les chemins nouveaux que marquent la période. Salonen remporte un très grand triomphe, mérité, car, plus sans doute que ses derniers Gurrelieder à Paris, que je trouve (à l’écoute radio cependant) plus formels et plus extérieurs, plus spectaculaires en volume qu’en épaisseur, j’ai trouvé que cette Elektra avait du sens, du sens dramatique et du sens musical. L’orchestre nous disait le bouillonnement interne des êtres qui se cherchaient sur le plateau, il nous commentait ce que le texte ne disait pas toujours, ce que les corps pouvaient esquisser. La scène de la reconnaissance d’Oreste, la plus lyrique de la partition, est à ce titre dirigée d’une main à la fois aérienne et retenue, tendue et offerte, tendre et violente à la fois. Extraordinaire.
Que dire des chanteurs qui n’ait pas été dit à Aix ? Encore plus peut-être qu’à Aix, Evelyn Herlitzius rentre dans le personnage voulu par Chéreau, avec sa soif d’existence, de violence, de vengeance et d’amour : son entrée en scène de SDF avec son sac de couchage ou sa couverture à la main, qui part se laver sous son recoin, comme une purification avant l’entrée en jeu, est stupéfiante de justesse. Chaque geste est à la fois calculé et précis et semble spontané, et la voix stupéfie par le volume, l’expansion, la présence, un timbre métallique et en même temps chaud, une déchirure palpable : anthologique.
Adrianne Pieczonka est d’une humanité confondante : j’ai plus apprécié l’espèce de retrait qu’on entend dans cette manière de chanter, comme pour marquer la différence, comme pour ne pas être le monstre, comme pour être plus faible et donc plus humain. Et dans la scène finale, elle est impressionnante, plus impressionnante qu’à Aix. Waltraud Meier est égale à elle-même, plus en voix peut-être qu’à Aix, mais avec toujours cette ligne de chant presque neutre, sans colorer excessivement sans en faire un monstre grimaçant, mais une femme perdue, isolée, cherchant comme sa fille un signe d’amour, paralysée par l’angoisse, et plus frappée de stupeur que joyeuse à la fin de sa scène, lorsqu’elle apprend la mort d’Oreste.

René Pape en répétition
René Pape en répétition

Un seul changement, mais de taille, René Pape succédait à Mikhaïl Petrenko dans Orest. À la voix jeune et un peu en retrait de la basse russe, succédait la voix mûre, profonde, obscure et claire à la fois, avec sa diction parfaite qui émet le texte et le fait s’expanser. Quel Orest ! quelle présence ! Avec une grande économie de gestes, avec une retenue tendue, René Pape est l’artisan de l’extrême tension de la scène avec Elektra, suivie par l’extraordinaire tendresse du rapport presque incestueux qui s’installe. Prodigieux.

Saluons encore une fois les plus anciens, Donald Mc Intyre et Franz Mazura, silhouettes légendaires (Mazura a 90 ans cette année), figures omniprésentes et presque toujours silencieuses, sorte de chœur muet, et Roberta Alexander, émouvante cinquième servante en qui Chéreau a voulu voir une nourrice. Et alors tout prend sens : le chœur des servantes, les vieux serviteurs, ceux qui ont suivi et vécu l’histoire en la subissant, et le serviteur d’Oreste,  qui a nourri comme son maître la haine et qui donc participe au meurtre en tuant Egisthe, quelle belle idée! Les uns ont subi et observé, les autres ont agi.
Quelle affaire!  Combien d’amis italiens m’ont dit avoir mis du temps à se remettre de cette explosion phénoménale.
C’est un travail collectif, d’une troupe résolue et serrée autour de la fidélité au grand maître disparu, et c’est ce qui fait sa force : un dynamisme et un engagement de tous qui frappent et qui donnent peut-être plus de force encore à ce spectacle milanais qu’à Aix…À moins que ma sensibilité et mes émotions ne me poussent à ressentir encore plus cette Elektra scaligère que l’Elektra aixoise. Effet Scala ? Effet de ces lieux où quand tout est réuni, le souffle de l’epos et de l’esprit soufflent ? Allez-y en tous cas, c’est jusqu’au 10 juin, un de ces moments à ne manquer sous aucun prétexte, une de ces flaques d’éternité dont on aimerait être encore longtemps éclaboussé.[wpsr_facebook]

L'ensemble des chanteurs et du chef  le 21 mai 2014
L’ensemble des chanteurs et du chef le 21 mai 2014

PATRICE CHÉREAU

AFP © Gabriel Duval

C’est très difficile ce soir.
Très difficile de parler de Patrice Chéreau au passé. Très difficile pour moi de parler de Patrice Chéreau sans immédiatement me projeter dans mon histoire, dans mon parcours, dans mon compagnonnage de spectateur fidèle né au moment de La dispute, passé par Les Contes d’Hoffmann et enraciné pour toujours par le Ring de Bayreuth.
D’abord parce que cette nouvelle prend au dépourvu. Chéreau était encore plein de projets, au printemps prochain Elektra à la Scala de Milan …Comme il vous plaira à l’Odéon…et qu’on aime à penser que ceux qu’on admire et qui vous ont accompagné sont éternels.
Chéreau a changé ma vie. Chéreau, c’est en quelque sorte ma vie. C’est un pilier de ma vie intellectuelle qui part, sans avoir encore donné tout ce qu’il pouvait donner. Il m’a ouvert définitivement au théâtre, il m’a fait découvrir le sens du théâtre, il m’a envahi.
De ce jour de juillet 1977 où après un beau Rheingold, je suis resté cloué par Die Walküre. Entré  spectateur tout neuf dans le Festspielhaus de Bayreuth, j’en suis sorti amateur, un amateur complètement tourneboulé:  quelque chose avait changé dans mon regard sur le théâtre et donc sur le monde: il y avait sur scène comme une évidence, qu’à cette musique-là ne pouvaient  correspondre que ces images-là et en moi cette autre évidence, je ne pourrais plus vivre sans théâtre.
Chéreau m’a habité, pendant toute ma vie de spectateur de théâtre, au-delà même des spectacles singuliers dont certains plaisaient plus ou moins ou m’avaient plus ou moins convaincu. À travers son théâtre, je cherchais au départ avidement à retrouver le Ring, à travers ses films, je cherchais le théâtre, je recherchais les gestes qui m’avaient bouleversé à la scène : je me souviens de scènes de L’homme blessé où je retrouvais des mouvements qui me rappelaient par imprégnation ce Ring, vu cinq fois (quelle chance inouïe, quand j’y pense!) qui reste accroché en moi, imprégné en moi, lové en moi comme une sorte de référence implicite de tout spectacle, la racine d’une passion dévorante pour l’art de la scène.
Oui, Chéreau est celui qui m’a fait passer de l’amateur d’opéra, à celui d’amateur de théâtre d’opéra. Si j’aime tant à l’opéra le théâtre, c’est parce que Patrice Chéreau est passé par là, qu’il m’a fait comprendre que l’art lyrique avait un troisième pied qui s’appelle la mise en scène sans lequel tout est bancale. Oui, Chéreau dans ma vie, ce fut comme une apparition.
Chéreau m’a fait comprendre ce qu’était vivre la catharsis – jusque là un mot pour mes cours de littérature du XVIIème -, il m’a fait pleurer, sourire, craindre, il m’a fait aussi fermer les yeux (au deuxième acte de Walküre,  quand une partie du public hurlait à scène ouverte, impensable à Bayreuth): en bref, il m’a fait vivre intensément l’instant fugace du spectacle, comme une goutte d’éternité, au point que je n’ai pu, jamais, me détacher de ces instants-là, de ces souvenirs-là et qu’ils m’accompagnent encore dans un sentiment d’éternelle gratitude.
J’ai découvert avec Chéreau la puissance d’un geste, même minimal, au théâtre, de ces gestes que j’ai gardés en moi, Gwyneth Jones pliée en deux entrant en scène au deuxième acte de Götterdämmerung, Donald Mac Intyre enlevant son bandeau face au miroir du deuxième acte de Walküre, ou serrant Siegmund mort dans ses bras, mais aussi Franz Mazura sur l’escalier monumental de Lulu dans une vision à la Magritte, mais aussi Phèdre arrivant avec son enfant devant Hippolyte. Chéreau savait montrer la violence, mais ce grand sensible savait aussi trouver les gestes de tendresse infinie qui faisaient fondre les coeurs (même dans la récente Elektra), faisaient venir les larmes, et faisaient comprendre les mécanismes et les replis des âmes des personnages et donc de l’âme humaine: car il travaillait sur la pâte humaine de l’acteur (ou du chanteur) en essayant d’en exprimer tous les possibles, et il arrivait à le transfigurer.
J’ai découvert avec Chéreau la puissance du mot, la puissance de la lecture d’un texte, la manière d’en tirer tous les implicites (notamment quand il mit en scène Koltès, qu’il a fait découvrir), l’extraordinaire pouvoir évocateur de l’image avec la complicité de Richard Peduzzi (encore le Ring: lever de rideau sur le deuxième acte de Siegfried, dans la forêt brumeuse où les ombres de Wotan et d’Alberich, vêtus du même costume ou quasiment, se croisent et se fuient ou sur le deuxième acte de Götterdämmerung, avec ce Rhin tout en reflets).
J’ai découvert avec Chéreau aussi une démarche infatigable de travail, de remise en question, de souci de précision et d’exactitude, d’attention à tous les détails. La plupart du temps, quand il montait un spectacle il était là tous les soirs, attentif et discret.
J’ai découvert avec Chéreau que suivre une carrière, c’est suivre ses méandres, ses changements, ses contradictions, ses déclarations péremptoires (combien de fois n’a-t-il pas renoncé  à l’opéra pour le théâtre, au théâtre pour le cinéma) ses évolutions, et pour finir son installation dans une sorte d’image de classicisme: dans sa dernière Elektra, il y avait quelque chose d’un théâtre qu’on voit moins, un théâtre du geste et de l’acteur, un théâtre qui laisse au centre la personne et l’individu, un  théâtre où le personnage est esquissé, dessiné, peint et sculpté, un théâtre de l’attention à l’homme plus qu’au contexte. Regardez dans cette Elektra toute récente les silhouettes sublimes des serviteurs, Mac Intyre et Mazura. Un classicisme contemporain.
J’ai découvert avec Chéreau des fidélités, à des chanteurs: Gwyneth Jones, Waltraud Meier, Franz Mazura, Donald Mc Intyre, à des chefs, Pierre Boulez, Daniel Barenboim et plus récemment Esa-Pekka Salonen, à des acteurs enfin, Pascal Greggory, Gérard Desarthe (sublime Peer Gynt, sublime Hamlet avec cette voix douce et chavirante), Dominique Blanc, c’est à dire, au vrai, une magnifique humanité.
J’ai aimé aussi son cinéma, tellement diversifié, moi qui ne suis pas particulièrement cinéphile: L’homme blessé m’avait frappé, La chair de l’orchidée séduit, La Reine Margot enthousiasmé.
Au fond, j’ai tout aimé de lui, parce qu’il m’a sorti de l’ignorance, parce qu’il m’a fait entrevoir le sens du théâtre, parce qu’il m’a montré que la mise en scène aussi pouvait être une oeuvre, éphémère dans ses manifestations, et pourtant installée dans la mémoire et dans l’histoire. Parce qu’il a été pour moi un Maître: Harry Kupfer parlait de lui en l’appelant affectueusement “papa Chéreau”. Je ne l’ai jamais approché, mais il a été celui qui m’a fait grandir.

C’est pourquoi il restera l’homme jeune que je croisais quelquefois à Bayreuth autour du festival, une éternelle silhouette qui n’a vieilli que pour les autres et jamais pour moi.
C’est pourquoi j’ai voulu illustrer ce texte par une image ancienne, celle qui me restera et qui correspond aux années où il a vraiment changé ma vie et aussi par l’une des  images les plus fortes du plus grand spectacle de ma vie de mélomane: je ne me résous pas à le laisser partir.
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Adieux de Wotan (Die Walküre, Ring Bayreuth)

 

FESTIVAL d’AIX EN PROVENCE 2013: ELEKTRA de Richard STRAUSS le 19 JUILLET 2013 (Dir.mus: Esa Pekka SALONEN, Ms en scène: Patrice CHEREAU)

L’accueil délirant de la presse à cette production me faisait bien penser que l’on allait voir un travail exceptionnel. Et il en fut ainsi. Soyons clair, même si çà et là on peut faire une remarque ou l’autre, il s’agit d’une des plus grandes productions d’Elektra des vingt dernières années, qui allie un travail théâtral d’orfèvre et un travail musical souverain, qui va explorer d’autres possibles pour cette oeuvre, traditionnellement toute violence et tension, et qui cette fois fouille du côté de l’intimité et de l’intériorité, en laissant s’épanouir les coeurs et les âmes et en travaillant même la tendresse et le lyrisme, ce qui pour Elektra n’est pas vraiment habituel.
Un espace clos signé Richard Peduzzi, de hauts murs gris, une porte monumentale au fond, comme une sorte de nef d’église byzantine des portes latérales dont une lourde porte métallique coulissante à gauche, cadenassée, qu’on va ouvrir ou fermer pour Oreste et son vieux serviteur (Franz Mazura) ou plus tard pour Egisthe. Une cour intérieure un peu confinée dans laquelle vit Elektra, SDF dans les murs, et qui va apparaître dès les premières mesures, recroquevillée, dissimulée sous un auvent, objet des sarcasmes des servantes. Elle ne quittera plus la scène jusqu’à la conclusion. Dans le groupe de servantes, Chéreau a voulu des femmes de couleur, et il a voulu aussi que la cinquième servante soit une servante âgée, comme une vieille nourrice (l’extraordinaire et émouvante Roberta Alexander).
Cela commence dans le silence, dans le silence des balais qui époussettent en rythme, de l’eau dont on parsème la cour (le groupe est chargé depuis l’assassinat d’Agamemnon de nettoyer le sang), un long silence qui finit par peser, comme une sorte d’évocation d’un rite quotidien qui va être bientôt interrompu par l’irruption des premiers accords, très violents, rupture qui ouvre sur la crise tragique ultime, le dernier jour d’une histoire qui va se dérouler en 1h40 sous nos yeux. Dans les mises en scène habituelles et oserais-je dire, ordinaires d‘Elektra, le groupe des servantes et serviteurs n’apparaît que de manière parcellaire, lorsque la crise avance, scène initiale, arrivée de Clytemnestre, arrivée d’Oreste, meurtre de Clytemnestre et d’Egisthe, scène finale. On laisse les protagonistes entre eux régler leurs problèmes. Et ainsi la plupart des scènes laissent deux personnages dialoguer. Chez Chéreau, il y a une présence muette presque systématique, comme un choeur qui observe la tragédie avancer vers son dénouement, servantes restées dans un coin dans la scène entre Elektra et Clytemnestre, présence fréquente du vieux serviteur (Donald Mc Intyre, émouvant). Il y a d’ailleurs une volonté de valoriser les deux vieux compères du Ring de Bayreuth, Donald Mc Intyre, son Wotan, et Franz Mazura, son Günther qui sera plus tard son Dr.Schön de Lulu. La silhouette de Mazura, accompagnant Oreste comme son ombre dès son rentrée en scène, leur présence sur le banc au fond, observant Elektra en silence et surtout l’idée de faire tuer Egisthe non par Oreste, à qui seule est réservée Clytemnestre,  mais par le vieux serviteur, en un geste qui rappelle que Mazura fut Jack l’éventreur dans cette Lulu mythique qui éclaira le monde de l’opéra pour 9 représentations à Paris et deux à Milan. Mazura, 88 ou 89 ans, un mythe vivant.
Ce n’est pas l’un des moindres caractères de ce spectacle que de mêler le mythe raconté (les Atrides) aux mythes vivants de l’opéra (Meier, Mc Intyre, Mazura) qui sont aussi des traces de l’histoire de Patrice Chéreau, traces de rencontres qui ont jalonné son parcours, et tellement marqué son cheminement à l’opéra. Pour un spectateur comme moi qui ai vécu et le Ring (5 fois et quelques générales) et Lulu (les 9 représentations parisiennes)et bien sûr tous les spectacles mis en scène par Chéreau depuis La Dispute, ce n’est pas indifférent pour faire naître une émotion aux multiples facettes et aux multiples niveaux. Quand on pense à la polémique qui accompagna les débuts du Ring à Bayreuth et quand on voit, à distance de 37 ans l’impression d’extraordinaire classicisme de ce travail (au sens noble du terme: à étudier dans les classes), on mesure le chemin ouvert par Chéreau dans la scène lyrique mondiale, mais aussi ce que peut être une travail complètement épuré, concentré sur le texte, sur l’acteur, sur le geste, et débarrassé de tous les tics technologiques du jour (vidéos etc…): théâtre de texte et d’acteur, retour à l’essentiel pour une pièce qui se réfère à une histoire immémoriale. On est aux antipodes d’un Cassiers ou d’un Warlikowski. Avec même une sorte de maniérisme dans le geste auquel Chéreau ne nous avait pas habitués (présence de Thierry Thieû Niang?). Notons enfin les éclairages changeants et discrets (nuit et jour en alternance) de Dominique Bruguière, qui scandent avec douceur les différents moments de la tragédie.

Elektra (Evelyn Herlitzius) et Chrysothemis (Adrianne Pieczonka) ©Festival d’Aix

Ce qui frappe aussi dans ce spectacle c’est son extraordinaire humanité. Un paradoxe quand on pense à ces monstres qui s’entretuent. Ce que fait voir Chéreau, c’est ce qu’il y a derrière les yeux et derrière les monstres. En Elektra il y a une enfant perdue éperdue d’amour qui se love dans les bras de sa mère, chez Chrysothémis une soif de vie qui s’aspire qu’à sortir de cette cour étouffante où elle se vit prisonnière, chez Clytemnestre une soif d’échapper à son passé, à se faire reconnaître de sa fille, à lui caresser les cheveux (scène extraordinaire), à s’attendrir. Tendresse entre Clytemnestre et Elektra,voilà un élément qu’on attendait pas, voilà une des trouvailles de ce travail. D’ailleurs, la scène  entre Clytemnestre et Elektra, pivot de l’oeuvre, est sans doute la plus travaillée (beaucoup plus que celle avec Chrysothémis, plutôt banale, et qui en tous cas ne fait plus ou moins que reproduire ce qu’on voit ailleurs). Le jeu du rapprochement/éloignement des deux femmes, la tendresse: Clytemnestre caresse maternellement la tête de sa fille, qui enlace ses genoux, puis son corps, comme en position de suppliant, mais en même temps un jeu de distance de corps qui se tournent le dos ( sur le siège), tout cela est millimétré et incroyable de tension et d’émotion. Il faut souligner aussi la Clytemnestre grandiose de Waltraud Meier, une femme dans la force de l’âge, au port altier, sûre de son corps, loin de la vieille sorcière qu’on voit quelquefois (je me souviens de Varnay, dans la mise en scène d’Everding avec Böhm à Garnier en 1975, couverte d’amulettes, avec des béquilles qu’Elektra faisait sauter pour la faire tomber), à la voix naturelle là où souvent les voix (de chanteuses déjà âgées) sont maquillées, colorées à l’excès. Avec des aigus triomphants, avec une diction à se damner, avec une simplicité du chant qui lui donne justement cette extraordinaire humanité qu’on n’avait jamais vraiment vue sur une scène: une Clytemnestre qui émeut et qui n’a rien d’un repoussoir.

Magnifique aussi la scène avec Oreste, avec une fusion des deux corps quasi incestueuse. L’Oreste de Mikhail Petrenko, magnifique au départ avec sa somptueuse voix de basse qui se perd dans les aigus à la fin a une forte présence scénique, il est très jeune, dans cette force de la jeunesse un peu sauvage et le couple frère/soeur est un vrai couple: car l’un des caractères de ce travail est aussi la forte sexualisation des rapports, l’extraordinaire présence des corps, mis en valeur par les costumes (très belle robe noire de Clytemnestre) de Caroline de Vivaise: pour la première fois, on ose montrer à la scène les deux meurtres, leur violence et leur crudité: Oreste et Clytemnestre font irruption sur le plateau et l’on n’est pas loin de penser à un viol. Quant au vieux serviteur d’Oreste et Egisthe, c’est l’extraordinaire violence rentrée du vieillard, qui a attendu lui aussi la vengeance, fixe et raide pendant plusieurs scènes, et qui là laisse éclater sa hargne et sa soif, comme il laisse éclater sa tendresse peu avant la reconnaissance d’Oreste par Elektra, lorsqu’il est reconnu par le vieux serviteur et la cinquième servante, (Roberta Alexander et Donald Mc Intyre, comme un vieux couple) en une étreinte bouleversante.
Cette présence des “anciens”, sur scène et à la ville, des anciens dont la tenue en scène fait qu’on ne cesse de les regarder, tant leur rayonnement est grand, est une des idées les plus fortes de Chéreau.

Il faut aussi faire un sort à la scène finale, à ce départ furtif d’Oreste laissant sur place deux cadavres, et un monde qui se fige (Elektra ne s’écroule pas, elle se fige, ailleurs, comme une statue, après une transe époustouflante qui accompagne le paroxysme musical) et qui reste avec ses cadavres, bien visibles, avec d’un côté le serviteur d’Oreste (Mazura) tourné vers le mur, et l’autre (Mc Intyre) qui éteint une bougie, comme un monde qui se brise, qui n’a plus de but, qui ne sait comment avancer. Le départ d’Oreste, tel qu’il est proposé, peut aussi être un départ vers un monde plus respirable, le devoir accompli, et le refus d’adhérer d’une manière ou d’une autre à ce monde et à et espace délétère qui sentent la décomposition.

À une entreprise théâtrale d’une telle grandeur, correspond évidemment une distribution complètement et visiblement convaincue, dans les mains de Chéreau et pleinement disponible. Les trois femmes protagonistes se hissent à un niveau musical proprement hallucinant. Peut-on d’ailleurs parler de chant ou de musique sans y mêler le théâtre, tant sont imbriqués tous les éléments: ce chant là n’est possible que parce que ce théâtre-là existe. Les chanteurs sont habités parce que d’abord, la mise en scène les habite, et bien sûr les options particulières et tellement novatrices du chef. Adrianne Pieczonka prenait le rôle de Chrysothémis. Elle réussit des aigus fulgurants avec une voix très différente de celle d’Evelyn Herlitzius, plus lisse, plus charnelle. Même si pour moi elle est un tout petit peu en dessous des exigences du rôle (mais je suis marqué à jamais par Leonie Rysanek), elle réussit une performance émotionnelle tout particulière. Pour Chrysothémis, je vois plutôt une Nina Stemme (elle va chanter pourtant le rôle d’Elektra au MET dans cette mise en scène), qui a pour moi exactement la voix du rôle: un volume égal à celui d’Elektra, des aigus triomphants et ravageurs, mais une chair vocale et une rondeur qui conviennent à cette enfant ravagée par la soif d’en sortir et de vivre.

J’ai dit plus haut tout le bien que je pensais de la belle Clytemnestre de Waltraud Meier, dont la tenue en scène, dont le port, dont la voix et la diction sont celles d’une femme dans la force de l’âge consciente de son corps: c’est bien cette femme volontaire, désireuse de vivre qui me frappe ici: une vision “positive” de Clytemnestre que Waltraud Meier réussit à imposer: même chez les Atrides, on ne peut être tout à fait mauvais. J’ai parlé plus haut de simplicité et de naturel: c’est aussi ce qui frappe chez Meier, aucune afféterie, aucun maniérisme, l’humanité dans sa complexité, mais dans sa simplicité. Grand.
Et puis il y a Evelyn Herlitzius.
Une vedette en Allemagne, quasi inconnue en France (à lire la presse, on la découvrait…) qui chante depuis une quinzaine d’années tous les grands rôles du répertoire, Ortrud, Brünnhilde, Kundry mais aussi Turandot. Une voix puissante, un engagement dans le jeu extraordinaire, Chéreau ou pas. L’exemple même de la chanteuse intelligente, fine, qui connaît sa voix, ses qualités (puissance, souffle, appui) et ses limites (instabilité, justesse quelquefois). Ici c’est la perfection et la stupéfaction. Elle semble d’une fraîcheur confondante au bout de cet opéra où elle est en scène du début à la fin . Elle a exactement la voix du rôle, claire, tranchante, mais en même temps celle d’une enfant tendre et têtue. Avec des aigus d’une puissance et d’une sûreté qui laissent pantois. J’ai entendu là dedans Birgit Nilsson, Eva Marton, Gwyneth Jones, Hildegard Behrens qui ne sont pas les premières venues: depuis Birgit Nilsson, qui reste mon Elektra de coeur et d’âme (comme Rysanek reste ma Chrysothémis) je n’ai rien entendu de tel. Sans doute aussi faut-il faire la part d’une acoustique de salle très réverbérante, mais tout de même, tout de même! On  tient là l’Elektra phénoménale du moment. Chers lecteurs, ce spectacle va voyager, avec Herlitzius, à la Scala, à la Staatsoper de Berlin, au Liceo de Barcelone, à Helsinki. Guettez les programmations et allez-y, cela en vaut la peine.
Les problèmes à l’aigu de Mikhail Petrenko n’empêchent pas de saluer la présence physique forte et les magnifiques premières paroles de son dialogue avec Elektra. Nous avons dit tout le bien et toute l’émotion de voir sur scène Mc Intyre et Mazura, si Mazura n’a vraiment plus beaucoup de volume, la petite réplique de Mc Intyre laisse encore deviner la couleur particulière de cette belle voix de basse…L’Egisthe de Tom Randle est moins caricatural que les Egisthe habituels, Chéreau ne veut pas de caricature, il veut des humains, et Egisthe, avec son allure de propriétaire terrien est d’abord un humain. Je suis moins convaincu par le jeune serviteur de Florian Hoffmann, mais très ému par la vieille servante de la grande Roberta Alexander,  mozartienne devant l’éternel. Bref, une distribution tirée au cordeau, faite pour un moment mythique.
Mais dans Elektra, que serait une mise en scène et une distribution sans un chef. J’ai ma référence (absolue), c’est Karl Böhm qui a fait irruption dans mon tout jeune monde lyrique en 1974 puis en 1975, dans une Elektra que les vieux spectateurs de Garnier ont tous dans leur coeur (Voir l’article dans ce blog). Il y avait dans ce travail une urgence, une violence, un dynamisme stupéfiants que d’autres chefs entendus et même les plus grands (Sawallisch, Solti, Abbado) n’ont pas réussi à détrôner. Salonen ne joue pas dans la même cour. Il prend un autre chemin, en cohérence avec la mise en scène, et en cohérence avec cette lecture très humaine de la légende. À des monstres correspond une direction monstrueuse, volume, violence, urgence. À des humains correspond une direction “humaine”, très colorée, d’une très grande précision et d’une très grande clarté, ne privilégiant pas les moments paroxystiques, qui néanmoins sont là, mais les moments plus lyriques, les moments intimes, avec un son qui apparaîtrait presque chambriste. L’orchestre n’impose rien, mais accompagne et éclaire la lecture globale de l’oeuvre. Au travail d’orfèvre de Chéreau correspond celui de joaillier de Salonen. L’un ne va pas sans l’autre. Ainsi les voix sont très rarement couvertes (il faut dire qu’avec de telles voix…), toujours les personnages sont mis en relief, et sans être lente, la direction est disons, mesurée. C’est un travail à la fois étonnant et unique, qui donne une Elektra tellement différente, tellement inhabituelle, que certains spectateurs peuvent en être déstabilisés. C’est pour moi une direction phénoménale, qui m’ouvre un autre univers, un univers de tendresse là où l’on n’avait que violence et horreur. Et il faut aussi souligner la performance de l’Orchestre de Paris. Dire qu’il était méconnaissable ne serait pas sympathique et laisserait supposer qu’il n’était pas comme d’habitude. L’orchestre était comme il sait l’être lorsqu’il est conscient des enjeux et quand il a à sa tête un grand chef. Des cordes à se damner, des bois magnifiques, pas une scorie. Du grand art dans la fosse.
Evidemment, on n’attend plus qu’une chose, c’est de revoir très vite ce spectacle, d’en approfondir l’approche, de se laisser une fois de plus emporter et émouvoir. Ce soir Aix a rempli avec éclat sa fonction de Festival: nous avons vu une chose unique.

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Elektra (Evelyn Herlitzius) et Egisthe (Tom Randle) ©Festival d’Aix

DER RING DES NIBELUNGEN (une suite de MUNICH…): DE BECKHAM À WAGNER, UNE RÊVERIE

Broomhilda c’est le nom de la femme que le héros King Schultz du dernier Tarantino (“Django Unchained”) s’est juré de retrouver…Pas étonnant que régulièrement on pense à Tarantino pour un Ring. Voilà un artiste qui saurait donner à l’histoire un autre point de vue, totalement déjanté, et totalement juste en même temps, car il est à la fois  lecteur/montreur  et  démonteur de nos mythes.
Et pourtant, ce matin c’est un autre mythe qui m’a plongé dans mon Ring.  Ce matin en effet une nouvelle m’a laissé rêveur…David Beckham arrive au Paris-Saint-Germain. C’est un footballeur, il va donc légitimement jouer au foot à Paris. Si mes occupations wagnériennes me tiennent loin des stades, je sais qui est Beckham et je sais surtout qu’il n’est plus si jeune…Mais, en ces temps d’E.P.O, tout est possible aujourd’hui.
Écoutant avec toute l’attention voulue France Inter, j’apprends qu’il arrive non pour jouer, mais pour rester sur le banc de touche, qu’il ne reste que cinq mois, que les sommes mises en jeu sont secrètes, mais vont généreusement alimenter les caisses d’associations caritatives (la star est grande: elle a l’or et n’a pas renoncé à l’amour) et qu’il va servir de produit d’appel pour faire rentrer l’Or au Paris Saint Germain. Dans le langage du jour, on appelle cela une icône…et tout cela m’a fait rêver….

Götterdämmerung Acte II

Regardez la photo ci-dessus, remplacez Siegfried par David et Victoria, ou même par David tout seul avec son beau maillot n°32 tout neuf (80€ rouge, 120€ bleu..Ne mégotons pas, il sera en bleu, comme Siegfried…) et vous avez tout le sens de la scène des Gibichungen vue par Andreas Kriegenburg à Munich:  une icône, au sens des mots du jour, c’est un outil qui sert à ramener encore plus d’or dans un milieu pourri par l’or. On aurait pu faire évoluer la star sur ce bel Euro doré, comme sur la photo. Rien qu’une opération d’image, pour faire cracher au bassinet les supporters, comme la fonction dévolue au chœur ici (téléphones mobiles, tweets etc…) et donc pour faire de l’Or.
Spontanément, tel l’inspecteur Bourrel dont les gens de ma génération connaissent le “Bon sang, mais c’est bien sûr!”, je me suis frappé la tête ce matin en écoutant cette nouvelle ridicule, en me disant “Gibichung, Gibichung!” reliant l’absurdité caricaturale que j’entendais, qui a été rabâchée toute la journée à la scène que j’avais vue le dimanche à Munich et à la manière dont sont représentés les Gibichungen.
C’est que le spectacle de Munich ne me quitte pas. Ni les images (la preuve ci-dessus), ni la musique et je parcours tel ou tel de mes Ring pour en réécouter quelques moments, pour, comme on dit, m’en payer encore une tranche: je me suis arrêté hier sur Haitink, qui n’est peut-être pas une merveille vocale (à l’époque, il y avait crise du chant wagnérien) mais que je trouve une merveille à l’orchestre (Das Rheingold! Siegfried!!).
J’ai voulu écouter l’un des moments musicaux préférés, l’acte III de Siegfried et notamment le prélude, et la musique de transition entre la scène avec Wotan et l’arrivée auprès de Brünnhilde, qui mime le feu qui s’éteint. Oh!  c’est lié à un souvenir que je ne résiste pas à raconter: en arrivant à Bayreuth, en 1978, il est environ 21h, et je vais évidemment au Festspielhaus pour respirer l’air (naturellement pur) du lieu. Et par le plus grand des hasards (je suis encore jeune dans ce lieu, je ne suis pas habitué et connais peu de traditions) je tombe sur le deuxième entr’acte de la répétition générale de Siegfried (Chéreau, Boulez, Kollo). Le bonheur! d’autant qu’il y a plein de places latérales, que les “blaue Mädchen” à l’époque sont gentilles, et qu’elles me laissent rentrer. J’écoute donc le prélude adoré (Boulez!!!), et je reste ensuite fasciné par les deux scènes qui suivent: Erda qui apparaît toute lovée au bas d’un grand rideau gris, fascinant, et l’extraordinaire jeunesse et fraîcheur du Siegfried de Kollo, dont cette saison 1978 sera la dernière apparition (farouche adversaire de la mise en scène). Puis musique de transition, et les éclairages, les effets sont tels, et accompagnent tellement la musique que la scène de ce rocher qui s’éteint, se termine dans une sorte de gris du matin qui je m’en souviens très bien diffusait une impression de froid. Je n’ai jamais oublié ce moment, ni la musique qui l’accompagnait, ni cette incroyable impression produite par l’image! Alors j’aime réécouter ces moments, qui me replongent dans ce souvenir, trace d’un moment aussi béni qu’inattendu.
Pour moi écouter un Ring, c’est à la fois replonger dans cette musique addictive qui fait qu’à peine éteints les derniers feux de l’embrasement final du Walhalla, on a envie de repartir du début, tellement on est dedans, tellement on aime, tellement on voudrait que cela ne s’arrête pas notamment dans les conditions munichoises de la semaine dernière.
J’avais eu un peu la même impression après le Faust intégral de Peter Stein en 2000, 22h de théâtre. A la fin, une seule envie, que cela recommence, tellement la musique du texte de Goethe était impossible à éliminer de la tête: Faust, c’est le Tsunami des mots.
De même quand on entre dans le tunnel wagnérien, on n’en ressort plus. Je connais des amis qui fréquentèrent assidument Bayreuth, et qui se sont lassés. Ils sont rares, ceux qui sont lassés ou blasés, et je les soupçonne d’avoir peur d’y retourner de peur de retomber dans l’addiction.
La semaine dernière, l’approche de Nagano était si claire, si bien construite que j’ai pu découvrir encore des phrases inconnues, des interventions de pupitres inattendues, des sons nouveaux, et on découvre encore et encore des trésors, dans cette musique qui fonctionne par couches successives entremêlées, où la mélodie principale se noie bientôt dans les nouvelles trouvailles (j’ai attentivement suivi la chevauchée des Walkyries cette fois!). Je ne reviens pas sur le chant exceptionnel. Je suis revenu sur un épisode de la mise en scène, que cette stupide affaire Beckham a réveillé en moi, parce que simplement, même après une semaine, ce spectacle me poursuit et je ne cesse en y pensant d’y déceler des idées superbes, comme celle de l’innocence initiale de ces jeunes figurants, qui accompagnent bien des scènes, et des scènes terribles, mais dont la présence apaise, comme si le récit ne pouvait se résoudre à être négatif et qu’il y avait toujours un espace de respiration, malgré une lecture lucide et sans concession du monde. Et puis, le Ring à lui seul est un monde: une mise en scène après l’autre et l’œuvre répond toujours “présente”, a toujours quelque chose à dire sur le monde d’hier et d’avant hier celui d’aujourd’hui. Une source intarissable de significations, d’images, de sons. Allez, courage, pour ceux qui n’ont pas connu cette expérience, allez le voir en continu, vous n’imaginez pas combien vous perdez à le voir en épisodes séparés .
J’ai jadis organisé à Milan à l’initiative du Centre Culturel Français alors dirigé par Patrice Martinet, l’actuel directeur de l’Athénée et de Paris Quartier d’été une présentation publique du Ring de Chéreau sur Laser Disc (cela venait de sortir chez Unitel ) et très grand écran, en continu de 15h le samedi à 6 ou 7h du matin le dimanche. Quelle magnifique expérience, tout prend sens et tout prend relief. J’avais appelé cela “la nuit des Tétravores” qui avait rencontré un public très nombreux, même entre 2 et 4h du matin.

Comme il faut être raisonnable et en cette année de bicentenaire Wagner/Verdi, se nourrir à l’un et à l’autre, je vais ce Week end à la Scala pour Falstaff et Nabucco, j’aime, j’adore Verdi (surtout bien dirigé, c’est rare et  bien chanté, c’est encore beaucoup plus rare) et cela va peut-être calmer mon désir de drogue wagnérienne car en ce moment je ne rêve que d’un marathon tétravore.
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TEATRO ALLA SCALA 2009-2010: DE LA MAISON DES MORTS de Leos JANACEK, mise en scène Patrice CHEREAU, direction Esa Pekka SALONEN (5 Mars 2010)

Plus de deux ans après Aix, le spectacle n’a rien perdu de sa force ni de son intelligence. Et le changement de chef ne fait pas regretter Boulez, mais instille seulement un peu de nostalgie. Esa Pekka Salonen propose une vision beaucoup plus haletante, rapide, lyrique. Ce lyrisme est vraiment ce qui nous frappe, nous qui avons dans les oreilles la construction boulezienne, la précision , la géométrie sonore. Salonen fait ressortir la construction dramatique, l’humanité et ses hoquets: les sons rugueux, les ruptures d’harmonie, au milieu de ce flot musical ininterrompu pendant 90 minutes n’en sont que plus forts, plus soulignés. C’est à la fois très différent de Boulez, et très cohérent, très prenant, très envoûtant aussi. Un très grand travail d’un chef dont nous connaissons l’excellence et l’aura. Pour sa première apparition sur le podium de la Scala, c’est une indéniable réussite.
Nous sommes à la Scala, et le public des abonnés considère sans doute l’oeuvre ultime de Janaček comme trop “sale”, trop “trash”, car un certain nombre d’ignares sortent de la salle bien avant terme, ne supportant sans doute pas l’insupportable vérité humaine montrée sur la scène.

La mise en scène de Patrice Chéreau propose une sorte de “choral de la misère”, où les voix se distribuent tour à tour et où l’on perçoit des bribes de violence, des bribes de relations, des bribes d’humanité, des torrents de frustration. Dans un espace abstrait construit par Richard Peduzzi, il dessine de petites vies bien concrètes: celle du vieux prisonnier encore magnifiquement campé par Heinz Zednik, le vieux compagnon du Ring de Bayreuth, inoubliable Loge et Mime, celle du jeune Aljeja, qui apprend à lire auprès de l’aristocrate Gorančikov, celle bouleversante de Šiškov, qui occupe tout le troisième acte. Chéreau réussit à construire à la fois le déchirement, la tragédie, la violence, mais aussi l’ironie et le sourire avec cette pantomime qui est à elle seule tout le deuxième acte, où affleurent les jeux des corps, l’homosexualité forcée, le travestissement mais aussi le sourire, avec les réactions du public et notamment du Pope du village, horrifié par ce qu’il voit: autant de touches jamais forcées, toujours justes. Chéreau réussit aussi à retisser le fil avec Dostoïevski, par de petits détails, comme le nombre de femmes, discrète allusion au texte russe. Certes on reconnaît aussi les “tics” de Chéreau, toujours à propos, fumées, baissers de rideau brutaux, chute d’immondices comme final du premier acte. Chéreau sait construire des moments de pur théâtre et des images difficlement effaçables. 

Vocalement, il est impossible de dire les rôles principaux tant les personnages appariassent et disparaissent tour à tour, occupent puis quittent le premier plan, passent, et disent leur misère. On notera bien sûr Willard White, dont la voix fatiguée sied à merveille à l’aristocrate Gorančikov prisonnier politique d’une profonde humanité; on préférait pourtant Olaf Bär à Aix. On apprécie comme toujours l’excellent ténor Stefan Margita, grand spécialiste de ce répertoire, et le vétéran Peter Straka, enfin last but not least, on reste frappé de la performance de Peter Mattei en Šiškov, voix profonde, tragique, déchirante et désespérée. 

On pense à Wozzeck, mais autant le musique de Wozzeck lacère, autant celle de Janaček, par son éclat, sa lumière, sa luxuriance, tient en haleine, soutient, bouleverse et laisse en fin de compte le public s’accrocher à  un soupçon d’humanité.

050320101628.1268084646.jpgUne vraie grande soirée. Un spectacle de référence, voire de légende.

 

Trente ans de mises en scène de la TETRALOGIE de Richard WAGNER /(2) De 1980 à 2010

 

 

 

Eté 1980: rappelons l’incroyable succès de la production Chéreau, après des débuts très contestés, qui se termine par une ovation qui dure 1H30 au Festival de Bayreuth à la dernière du Götterdämmerung, et qui marque vraiment le début d’une ère nouvelle de la mise en scène wagnérienne, mais aussi de la mise en scène tout court puisqu’elle ouvre définitivement partout  l’opéra au vent nouveau: elle scelle ce qu’on a appelé l’ère des metteurs en scène. En programmateur avisé, Wolfgang Wagner sait bien qu’il ne peut reproposer pour son Ring suivant, en 1983 (Ring du centenaire, lui aussi, mais de la mort de Wagner) une vision qui aille dans le sens de Chéreau: le spectateur a besoin de digérer le choc, et il faut aussi proposer quelque chose de radicalement différent. C’est Sir Georg Solti qui doit diriger ce Ring, événement considérable puisque le chef du premier enregistrement stéréo du Ring (le fameux “son DECCA”) n’a jamais dirigé à Bayreuth. Or Solti sans doute ébranlé par l’expérience parisienne avortée, veut une mise en scène naturaliste “où un arbre soit un arbre”.

 

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Wolfgang Wagner fait appel au tandem Peter Hall/William Dudley pour réaliser un Ring naturaliste, qui revienne à la narration, tout en proposant des solutions scéniques impressionnantes: les filles du Rhin devant un immense mur d’eau, on construit pour la chevauchée des Walkyries un plateau qui se retourne sur lui même, dispositif unique au monde; le décor est souvent surchargé, mais c’est dans l’ensemble un échec relatif. Non que le public soit seulement nostalgique de Chéreau, mais il faut bien dire qu’en matière de direction d’acteurs, en matière d’esthétique générale, en matière de visions, l’équipe a tapé à côté. Les spectateurs se souviennent que le rocher de Brunnhilde, après la sublime vision de Chéreau, était une sorte de pizza géante qui faisait sourire sans jamais impressionner, alors que d’autres moments avaient été plus réussis (notamment le premier tableau de l’Or du Rhin), la distribution réunie, Hildegard Behrens exceptée, n’était pas vraiment mémorable, et la direction de Solti assez critiquée (à l’audition aujourd’hui, je la trouve pourtant impressionnante).

 

hall_siegfried_02.1263943099.jpgLe résultat, c’est que Solti se retire de l’opération, laissant la place à Peter Schneider, qui assumera les trois saisons suivantes, en brave soldat de la cause wagnérienne. Signalons pour l’anecdote (mais est-ce une anecdote?) une magnifique exposition en 1983 à Villa Wahnfried sur Bayreuth et les juifs, où l’on signale qu’en 1983, tous les chefs qui dirigent à Bayreuth sont d’origine juive, Solti, Levine, Barenboim.

Pendant qu’à Bayreuth on digère l’effet Chéreau, d’autres théâtres réagissent indirectement à l’ouragan. C’est le cas au MET, où James Levine dans ces années propose une nouvelle production du Ring, volontairement « traditionnelle » dans une mise en scène d’Otto Schenk et des décors de Günther Schneider-Siemssen. Cette production a fait les beaux soirs du MET jusqu’au printemps 2009, dernière année de bons et loyaux services, puisque dans deux ans, c’est Robert Lepage qui a été chargé de monter la prochaine production, on le verra. La production Schenk revient à des canons traditionnels (le public du MET est un public moins habitué qu’en Europe à des expériences nouvelles en matière de mises en scène) et c’est une réponse très claire à ce qui est en train de se passer en Europe au point que lace travail va devenir l’emblème des visions traditionnelles du Ring. Le spectacle que j’ai vu ce printemps pour sa dernière édition est un travail très respectable, dans des décors impressionnants (notamment l’Or du Rhin), et a toujours bénéficié comme c’est le cas la plupart du temps au MET de distributions somptueuses. De plus, on en a très tôt proposé une vidéo en VHS, et au départ le marché était divisé en deux produits concurrentiels et opposés, la version Chéreau et la version Schenk.  Les années 80 – et c’est un paradoxe- représentent pour le Ring un « recul » simplement dû à l’impact violent de Chéreau sur les metteurs en scène, même si notamment en Allemagne la plupart des opéras municipaux ou régionaux proposent des Ring dans la plus pure orientation « Regietheater » avec quelquefois des productions tout à fait remarquables (Götz Friedrich au Deutsche Oper de Berlin Ouest, qu’on peut encore voir aujourd’hui)ou la production munichoise, très contestée de Herbert Wernicke (pour l’Or du Rhin) et David Alden (pour les autres journées).

Après l’échec de la production Hall, qui fut d’ailleurs  plus coûteuse que celle de Chéreau, Wolfgang Wagner propose en 1988 à Harry Kupfer, directeur de la Komische Oper de Berlin (encore à Berlin-Est pour un an), de mettre en scène le Ring que Daniel Barenboim doit diriger, avec lequel il entame un très long compagnonnage dont on voit encore des traces précises dans la programmation wagnérienne de la Staatsoper de Berlin. Harry Kupfer est à l’époque l’un des plus fameux metteurs en scène allemands. A Bayreuth, il a à son actif un « Fliegende Holländer» qui a fait date et ce choix est tout à fait symbolique de l’alternance que propose Wolfgang Wagner. On revient à un regard très dramaturgique et moins naturaliste, et Kupfer annonce très clairement qu’il se place dans le sillage de Chéreau (il emploiera même l’expression « papa Chéreau » dans une conférence de presse). Bien que très différente de l’approche historique et très XIXème siècle (naissance du capitalisme et de l’industrialisation) qu’en faisait Chéreau, Kupfer lit les caractères et les rapports entre les personnages dans le même esprit. Chéreau a laissé des traces précises, des idées géniales qui ont fait date et qui ont été reprises par nombre de productions : la violence (y compris érotique) des rapports entre les êtres, l’intensité de la relation Brünnhilde-Wotan, la complexité du personnage de Mime, mais aussi, le final du deuxième acte de la Walkyrie, où Wotan serre dans ses bras ce fils qu’il vient de tuer (depuis, la plupart des metteurs en scène cherchent à marquer ce moment d’un geste fort), ou la marche funèbre du Crépuscule, où Chéreau montrait le cadavre de Siegfried sous les yeux d’une foule anonyme qui le regardait en passant son chemin. Kupfer choisit l’option très dépouillée : tout se déroule sur une surface lunaire, glaciale : le début de l’Or du Rhin impressionne fortement (la video rend parfaitement ce moment stupéfiant, avec ses jeux de fumées et de lasers) et il invente, ou rajoute lui aussi des idées qui vont faire florès ensuite chez les épigones.

 

2anneevanstomli21.1263943533.jpgAnne Evans(Brünnhilde) et John Tomlinson (Wotan) dans la mise en scène de Harry Kupfer

On se souvient aussi des Wälsungen, la descendance de Wotan marquée par des cheveux roux (Wotan, Brünnhilde, Sieglinde, Siegmund, Siegfried), la marche funèbre du Crépuscule, où le corps de Siegfried s’enfonce dans les entrailles de la terre qui s’ouvre comme un gouffre au bord duquel se trouve Brünnhilde face à qui Wotan apparaît (idée reprise par Stéphane Braunschveig à Aix) face à elle et cette marche funèbre devient une sorte d’insoutenable face à face, les Nornes dans une forêt d’antennes télévisuelles, Siegfried qui ronge son frein lorsqu’il est en couple avec Brünnhilde et qui ne cesse de regarder ailleurs alors que Brünnhilde est en train de broder, l’entrée de Siegfried/Günther à la fin du premier acte du Crépuscule. Toutes ces visions marquantes font du travail de Kupfer, incontestablement, l’une des productions les plus passionnantes de la période, et la vidéo du spectacle disponible en DVD, montre qu’elle n’a rien perdu de sa fascination. Je tiens cette production, comme la plus intéressante avec celle de Chéreau, qu’on ait pu voir sur une scène pendant ces trente ans.

A partir des années 1990, le réservoir à idées semble se tarir. On aurait espéré Heiner Müller après le magnifique Tristan qu’il donna à Bayreuth, mais il mourut trop tôt. Wolfgang Wagner explore alors une autre veine, celle de l’esthétique, et de l’unité par l’esthétique et la vision, plus que par la mise en scène proprement dite, en confiant à une équipe composée de James Levine, Alfred Kirchner (à qui l’on doit une belle Khovantchina avec Abbado à Vienne), et de Rosalie, une artiste peintre qui imprime à cette production une incontestable poésie. En fait, il s’agit (presque) à travers les yeux de Rosalie, et la vision cosmique de Kirchner, de rappeler, en clé contemporaine, l’univers de Wieland Wagner : les personnages sont dans le mythe, ils évoluent sur le globe terrestre, presque comme des géants, et c’est presque à une bande dessinée ou un dessin animé qu’on a droit. Musicalement, la lenteur de James Levine va souvent rendre ce travail ennuyeux et assez rapidement oublié, quant à la distribution, à part Polaski dans Brünnhilde, elle reste assez moyenne.

Pendant la même période, Robert Wilson se lance dans l’aventure à Zurich (le Châtelet présentera ce Ring au début des années 2000). Ce n’est plus la période créatrice de Wilson, et on préférera d’autres productions wagnériennes comme Lohengrin (au MET) ou surtout un magnifique Parsifal à Hambourg. Les 16 heures du spectacle en paraissent 1000, et là aussi, on s’ennuie ferme. Pourtant le hiératisme de Wilson, confronté à une histoire qui est qui est de chair et de sang, aurait pu faire merveille, ce n’est pas le cas.

Avec la mise en scène de Jürgen Flimm à Bayreuth pour l’an 2000 clôt sans doute une ère. Cette production a des atouts, un chef original et discutable, mais prestigieux à l’époque, Giuseppe Sinopoli, Placido Domingo et Waltraud Meier en Siegmund et Sieglinde, et un metteur en scène qui jouit d’un préjugé favorable. Mais la production montre que désormais tout ou presque a été dit, et Flimm ne cesse de répéter des figures désormais presque imposées du Regietheater sur le Ring, en poussant la logique jusqu’au bout :  c’est à une lecture clairement idéologique que nous assistons, où est en jeu la lutte des classes laborieuses et  exploités contre les exploiteurs : le monde de la production à outrance qui règne à Nibelheim, chez Alberich dans l’Or du Rhin d’où un Hagen qui représente clairement en fils d’Alberich  le monde ouvrier dans un palais des Gibichungen qui est un univers de multinationale avec des secrétaires qui courent partout, , l’ intérieur relativement bourgeois de Hunding dans la Walkyrie montre en même temps que les héros sont au-delà de la lutte des classes. Une production assez propre où le fantôme de Chéreau (cette fois-ci en vrai grand-papa) règne çà et là. Le versant musical était à mon avis discutable (les options insupportablement dilatées de SInopoli ralentissant l’histoire), il pâtira de la mort brutale du chef italien, remplacé par Adam Fischer, chef par ailleurs très solide, mais qui dirige une production à la genèse de laquelle il n’a pas été associé, et désormais sans Domingo ni Meier. Tout ce que nous apprend Flimm, c’est qu’il est temps de changer de lecture, d’époque, de stratégie, et que le monde du Ring, notre monde, ne peut plus être lu avec les mêmes yeux ni avec la même loupe, à l’aube des années 2000.

De 2000 à 2010, les productions du Ring dans les grands théâtres ne sont pas toutes convaincantes, loin de là, même si on sent se développer une veine nouvelle, fondée sur l’histoire, sur le récit, une sorte de version lyrique du Seigneur des anneaux parallèlement à des soubresauts élégants mais sans grand intérêt (Braunschweig), ou à des ratages absolus (Bayreuth 2005).

Après Flimm à Bayreuth, on sent donc qu’une ère se termine et s’étiole, et qu’il faut chercher ailleurs une clé de lecture possible. Wolfgang Wagner vieillit, confie de plus en plus les rênes à sa fille et un espoir extraordinaire naît lorsqu’on apprend que c’est Lars von Trier, le cinéaste danois, qui va mettre en scène la future production du Ring : Marthaler pour Tristan, Schlingensief (et Boulez) pour Parsifal en 2004 et désormais Lars von Trier : le Festival de Bayreuth retourne à être cet atelier expérimental que Wolfgang a voulu relancer en 1976 avec Chéreau. Les batailles rangées après Parsifal (spectacle génialement fou, d’une complexité rare), après Tristan (lecture glaciale et bouleversante d’un Tristan stratifié par le temps) laissent présager des frissons chez les spectateurs, alors qu’on se demande comment un chef comme Christian Thielemann, idéologiquement étiqueté à l’opposé de Lars von Trier, et plutôt classique dans ses lectures musicales, va pouvoir dialoguer comme il se doit lors de la préparation d’une pareille entreprise. Au bout de deux ans, Lars von Trier abandonne le navire, prétextant une complexité de laquelle il ne vient pas à bout, et confessant un échec. Il est difficile de savoir ce qui se cache derrière ce départ, sans nul doute très regrettable, et qui plonge le Festival dans une énorme difficulté, trouver un metteur en scène qui en à peine eux ans, va proposer un concept et monter un spectacle gigantesque. La surprise est grande lorsque le metteur en scène choisi par Wolfgang (ce diable d’homme réussit encore à étonner à 85 ans !) n’est justement pas un metteur en scène, mais un écrivain, dramaturge, homme du théâtre de l’écriture plus que de la scène, une figure incontestable de la scène allemande néanmoins, Tankred Dorst, 80 ans. Il s’entoure d’une équipe nombreuse, qui va littéralement mettre en image le concept de Dorst, un concept original, intéressant et jusque là peu exploité : le Ring se déroule devant nous, dans le monde, mais nous ne le voyons pas. Tout est fondé sur cette double appartenance, un monde mythique en transparence et en correspondance (au sens baudelairien) avec notre monde d’aujourd’hui.

Cette production est pour moi un échec absolu, qui finit même par nuire à la lecture de Thielemann, que j’ai à chaque fois trouvé ennuyeuse, sans vrai souffle, sans idée. Est-ce que ce que l’on voyait sur scène, cette insondable médiocrité, influait à ce point sur ce qu’on entendait ? Je vais sans doute écouter avec attention les CD de cette production très contrastée au niveau du chant (avec du très bon, Wotan de Falk Struckmann ou Alfred Dohmen, Siegfried magnifique (enfin !) de Stephen Gould, Eva Maria Westbroek depuis peu dans Sieglinde, mais du mauvais aussi comme la Brünnhilde inexistante et sans âme de Linda Watson). Peut-être changerai-je un peu d’avis…
Que s’est-il passé ? A mon avis, il fallait à ce concept intéressant à la fois adjoindre un vrai metteur en scène, et aussi un décorateur qui aurait trouvé des solutions moins lourdes et moins caricaturales : les chanteurs sont livrés à eux-mêmes, l’espace scénique est encombré, aucune image esthétiquement un peu recherchée : il ne se passe rien, on ne comprend pas toujours le sens de ce que l’on voit, on a l’impression d’un travail gratuit, sans intérêt, sans âme, et sans intelligence, alors que ce n’est pas le cas. En fait, la traduction visuelle du concept est totalement ratée. Un spectacle à oublier, je dirais presque (à mon avis du moins, par rapport à l’histoire du Ring dans cette maison) un vrai naufrage.

On ne connaît pas encore les choix définitifs du Ring 2013, le Ring du bicentenaire de la naissance de Richard Wagner, le Ring de l’année Wagner. On parle du chef russe Kyrill Petrenko (et ça c’est une excellente nouvelle !) et on a murmuré les noms les plus fous, jusqu’à Quentin Tarantino: ce sera en fait Wim Wenders. C ela veut dire que depuis l’affaire  Lars von Trier, on n’a pas renoncé à travailler sur l’univers cinématographique, ce qui est une excellente idée, non encore bien exploitée à Bayreuth ou ailleurs, mais le cinéaste n’est pas toujours un excellent metteur en scène lyrique.

Parallèlement, une évolution se lit dans les choix des théâtres, qui sentent tous que l’âge post-moderne exige un âge post-chéreau. En ce sens Stéphane Braunschweig à Aix et Salzbourg m’a bien déçu. Non pas que le spectacle fût médiocre, il y a au contraire de bons moments (l’Or du Rhin, incontestablement le meilleur des quatre, ou dans une moindre mesure, le Crépuscule), mais la lecture globale ne m’est pas apparue ajouter une pierre définitive à l’édifice des lectures du Ring. Beaucoup de redites (prise à Chéreau, voire à Kupfer), une direction d’acteurs pas vraiment convaincante, une vision souvent illustrative, en fait on a l’impression d’une hésitation fondamentale, et pas vraiment d’un choix et d’une direction affirmés. Comme chez Flimm (que j’ai trouvé plus intéressant) on arrive à l’impasse.

Pour en sortir, il faut aller explorer d’autres territoires. Deux productions me sont apparues ouvrir des pistes, parce qu’elles reviennent à l’histoire, au récit, à la création d’un univers, en collant plus aux images, tout en proposant une vraie lecture. Elles sont qui plus est toutes les deux d’un très haut niveau musical.

 

A Vienne d’abord, où Franz Welser-Möst propose un Ring très stimulant, avec une équipe de chanteurs actuellement sans rivale. Le Siegfried si difficile à réaliser est l’une des plus grandes réussites (Stephen Gould encore une fois exceptionnel) le Mime prodigieux d’Hedwig Pecoraro, le Wotan impressionnant de Juha Uusitalo- je l’ai entendu avant son accident de santé, il paraît qu’il est moins convaincant en ce moment-, et la Brünnhilde de Nina Stemme. Une production qui utilise la vidéo, qui n’est pas une lecture, mais une très rigoureuse illustration (Sven-Eric Bechtolf pour la mise en scène et Rolf et Marianne Glittenberg pour les décors et costumes).

A Valence et Florence ensuite, l’expérience remarquable de la Fura dels Baus (Carlos Padrissa) musicalement de très haut niveau avec Zubin Mehta au pupitre (et notamment à Valence avec Domingo dans Siegmund, le jeune Lance Ryan en Siegfried, incroyable de solidité et la magnifique Jennifer Wilson si engagée dans son chant, que j’appelais par affection Jennifer Nilsson, tant la solidité de la voix et le volume rappellent la soprano suédoise.). Tout en utilisant à fond les possibilités techniques, avec des trouvailles phénoménales (Walhalla en mur humain, marche funèbre dans la salle, précision des vidéos qui donnent souvent une lecture-commentaire  en transparence de ce qui se fait sur scène) ; spectacle passionnant, très complexe qui rend au déroulé du récit tout son aspect épique. Un conte, à la fois pour les enfants et pour les adultes.

Cette année, Paris et Milan se lancent. Les deux théâtres sont orphelins de Ring, pour des raisons expliquées au début de mon propos. Paris a choisi Günther Krämer, qui est un metteur en scène de qualité : je ne suis pas sûr que le renouveau vienne de là. J’ai plus d’intérêt à voir ce que Guy Cassiers, de l’école flamande de théâtre (Tonelhuis d’Anvers !), très en pointe dans la lecture du monde d’aujourd’hui, va proposer en utilisant des moyens techniques les plus avancés; j’ai vu de lui il y a un an un passionnant tryptique du Pouvoir, à partir du Mephisto de Klaus Mann (Mefisto for ever), un dialogue imaginaire entre Lénine, Hitler et Hirohito (Wolfskers) et une fascinante relecture de la tragédie grecque et de la guerre de Troie( Atropa), à l’éclairage de la politique et des discours de George Bush. L’Anneau est vraiment en prise directe sur cette problématique.

Enfin, last but not least, le MET est engagé dans l’entreprise la plus complexe de son histoire, aux dires de Peter Gelb, son directeur, en confiant le Ring à Robert Lepage, ce qui pourrait bien être la production que nous attendons tous. Jusque là les spectacles d’opéras de Lepage, son travail sur les contes, sur Shakespeare, ont montré que c’est un incomparable raconteur d’histoire, un conteur scénique qui fait à la fois rêver et frémir. Le Ring lui va comme un gant, et cela fait douze ou quinze ans que j’attends cela tant ses spectacles me faisaient désirer un Ring. Réponse dans deux ans.

En attendant Bayreuth et une production qui sans nul doute va marquer le véritable début du tandem Katharina et Eva Wagner, on peut voir, comme c’est logique, que les différentes productions du Ring illustrent parfaitement les évolutions de notre monde et de nos approches intellectuelles. Chéreau a transféré au théâtre une lecture des textes fortement marquée par les travaux de Barthes, de Foucault (spectateur assidu et militant du Ring de Bayreuth) et de tous les travaux sur la textualité triomphante ;  sa connaissance du monde germanique et de la culture allemande a fait qu’il a su croiser les deux mondes intellectuels, ce qui explique le côté « fondateur » de son entreprise. Mais comme l’a dit Todorov, c’est une attitude qui, dans la littérature, a fait quelquefois oublier le lecteur simplement spectateur, celui qui sait dire « c’est beau ». Certes, Chéreau créait de l’émotion à chaque moment, mais en même temps il ouvrait un regard en abîme sur le monde. On n’était plus le même en sortant du théâtre. Car le Ring est une œuvre qui rencontre à chaque moment le monde, qui dit la création de l’homme, qui dit l’amour et sa mort, qui dit les rapports maître-esclave, qui dit la naissance de l’exploitation, qui dit aussi la mort des dieux. On voit bien aujourd’hui que le théâtre a besoin de retourner au mythe, au récit, à la narration, le théâtre a aussi besoin d’expérimenter de nouvelles formes, de nouveaux outils, nés par exemple de l’invasion du numérique : le Ring pourrait être (je crois même que cela a été fait) un magnifique jeu vidéo. En ce sens La Fura dels Baus et Lepage nous emmènent ou nous emmèneront pour sûr au pays de l’étonnement, sans forcément revenir sur des lectures idéologiques qui pour l’instant me semblent épuisées. Peut-être Cassiers fera-t-il le lien entre les deux, avec sa lecture du monde à la fois violente et glacée, sa fascination des phénomènes de pouvoir et sa science des effets. De toute manière nous avons toujours besoin du Ring, source inépuisable de fantasmes et de lectures, et nous avons aussi besoin de belles histoires tristes.