WIENER STAATSOPER 2013-2014: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 20 AVRIL 2014 (Dir.mus: Mikko FRANCK; Ms en scène: Andreas HOMOKI)

Elsa et le cygne ©Staatsoper/Pöhn
Elsa et le cygne ©Staatsoper/Pöhn

Une petite excursion à Vienne : à 2H30 de train de Salzbourg, il valait le coup de voir cette nouvelle production de Lohengrin, à cause d’une distribution prometteuse (Klaus Florian Vogt), à cause d’un chef qui mérite l’attention (Mikko Franck) et à cause d’une mise en scène qui a fait beaucoup parler, dédiée non aux amoureux des cygnes, mais à tous les amoureux de la Bavière, Tracht, culottes de peau et chapeaux à plume.
Et puis aller à Vienne, même pour une toute petite journée, c’est retrouver les cafés qu’on aime,  c’est respirer cet air un peu suranné qui ravit, et retrouver la Staatsoper avec tant de souvenirs étincelants (Claudio…).
La mise en scène de Andreas Homoki a décidé de laisser de côté toute référence au conte, à la magie, à l’irréel, et tout effet scénique spectaculaire.

Schwemme et coeurs votifs ©Staatsoper/Pöhn
Schwemme et coeurs votifs ©Staatsoper/Pöhn

Le décor est unique, une « Schwemme », une salle où les buveurs de bière se retrouvent, des cloisons de bois très rustiques, sans fioritures, des tables et un rideau reproduisant une image votive (saisie dans une église du Sud Tirol) représentant deux coeurs enflammés qui est aussi affichée au centre du décor qu’Elsa adore et qu’Ortrud détruira. En bref, rien qui ne puisse accrocher l’œil, adieu Cygne, adieu Cathédrale, adieu balcon d’Elsa, adieu lit nuptial.

Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Staatsoper/Pöhn
Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Staatsoper/Pöhn

Des costumes uniformes, Lederhose, Dirndl, petits tabliers, poitrines avantageuses des dames : en bref tout ce qui fait le charme d’un petit village bavarois rêvé, un monde clos, isolé, fermé, où les conflits s’exacerbent, voilà le cadre posé.

Heinrich der Vogler (Günther Groissböck)©Staatsoper/Pöhn
Heinrich der Vogler (Günther Groissböck)©Staatsoper/Pöhn

Un roi bien impuissant qui fait un peu penser (quand il a son chapeau décoré du fameux “Gamsbart”) au Ludwig de Visconti visitant la taverne nocturne que fréquentent ses serviteurs, sauf que la silhouette gracile d’Helmut Berger n’est pas exactement au format de Günther Groissböck.
Certes l’idée de Homoki, qui construit un monde clos où les rapports sont tendus, où les clans se dessinent, où le groupe a tant d’importance est loin d‘être absurde. La culture du groupe est importante en Allemagne, et en être exclu est délétère : ainsi le costume marque-t-il l’appartenance ou l’exclusion et devient-il essentiel dans cette vision : les exclus, ceux qui sont hors du groupe sont sans costume, ils sont en chemise ou sous-vêtements, chemise de nuit

Elsa (Camilla Nylund) et Lohengrin (Klaus Florian Vogt) acte I ©Staatsoper/Pöhn
Elsa (Camilla Nylund) et Lohengrin (Klaus Florian Vogt) acte I ©Staatsoper/Pöhn

(Lohengrin, à son apparition ou le petit Gottfried qui apparaît comme le double de Lohengrin à la fin), combinaison (Elsa au départ). Puis, vainqueurs au combat, Lohengrin et Elsa réintègrent le groupe en revêtant l’habit bavarois traditionnel, tandis qu’Ortrud et Telramund se retrouvent déshabillés, en chemise et caleçon pour l’un, en combinaison pour l’autre. Signe de réintégration dans le groupe, Elsa, apporte elle-même à Ortrud son Dirndl écarlate pendant leur duo du 2nd acte. Le costume fait fortement sens dans cette mise en scène.
Evidemment, ce n’est jamais dit, jamais explicite mais tout le monde y pense: ce petit monde bavarois et fermé, ce monde où le groupe boit des bières et fête le chef ou le sauveur, renvoie à ce que pouvaient être les petits groupes qui donnèrent naissance à Munich au nazisme, à ces réunions de la Hofbräuhaus. Un Lohengrin pré-nazi en quelque sorte…assez banal malgré tout.
Beaucoup de mises en scène ont déjà souligné dans Lohengrin l’idée du Sauveur (Lohengrin et Parsifal, même combat – et même famille) , qui va conduire le Brabant à la victoire, mais le texte fait aussi allusion à la défense de l’Allemagne contre les hordes de l’Est : c’est le sens de cette fameuse strophe du monologue final de Lohengrin, souvent supprimée (même à Bayreuth) qui a créé la délicieuse polémique viennoise et conduit le chef Bertrand de Billy, qui voulait diriger l’intégrale sans coupures, à renoncer.
Il y a donc bien dans Lohengrin quelques relents nationalistes, ce qui peut se comprendre au moment où l’Allemagne est en train de prendre conscience d’elle-même et une volonté politique d’affirmer une germanité du Brabant (aujourd’hui francophone, mais bon…il y a des territoires germanophones à l’Est de la Belgique et de l’Escaut) ; Homoki associe germanité et clichés sur la germanité : c’est souvent la Bavière qui, par mouvement métonymique, prend la place de l’Allemagne dans l’imaginaire des non-germaniques. Et ce n’est pas si mal vu si l’on veut démonter/démontrer certains mécanismes.

Telramund (Wolfgang Koch) et Ortrud (Michaela Martens) avant la déchéance (Acte I) ©Staatsoper/Pöhn
Telramund (Wolfgang Koch) et Ortrud (Michaela Martens) avant la déchéance (Acte I) ©Staatsoper/Pöhn

Dans tous les cas, il y a dans ce travail un point original, c’est le traitement du personnage de Telramund, vu comme un être en déchéance, dégradé, presque vulgaire, sorte de grosse brute qu’on ne peut prendre au sérieux dans son caleçon blanc et ses gros rangers et qui détonne fortement dans le bel ordonnancement des costumes verts de l’ensemble des hommes. C’est lui l’image même du looser, alors que sa femme, même vaincue à la fin, garde la dignité de celle qui plus ou moins a toujours mené le jeu.
La mise en scène, huée je crois à la Première, n’est pas insupportable, mais n’apporte pas une véritable idée neuve dans la vision de l’œuvre. Là où elle est digne d’intérêt, ce n’est pas dans ce qu’elle dit, mais dans la manière dont elle le fait dire, et notamment la manière dont cet espace unique est adapté, agencé, la manière dont les chœurs sont disposés, dont les tables sont utilisées, la manière dont les rapports entre les personnages sont mis en valeur : tout cela est bien fait, très maîtrisé et montre qu’Homoki est un grand professionnel de l’espace : un espace qu’il sait gérer, avec fluidité, avec sens, avec une certaine élégance aussi.
Bien sûr, le cygne est un cygne de plastique qu’on brandit comme une sorte de Graal autour duquel s’organise une danse vaguement bachique..effets de la bière sans doute ?
Bien sûr pendant le prélude, on nous repasse les épisodes précédents, mort du père d’Elsa, mariage raté de Telramund et d’Elsa, Fuite d’Elsa devant Telramund et situation d’isolement d’Elsa et de son frère.
Bien sûr Homoki en faisant un Lohengrin sans rêve replace l’action dans un récit plus linéaire, et fait du moment du drame au lever de rideau le point ultime et culminant, comme dans les bonnes pièces de théâtre.
Bien sûr, bien sûr…rien n’est stupide, rien n’est contredit par l’histoire mais au total cela tombe souvent un peu à plat.

Du point de vue musical, l’impression est contrastée, mais globalement assez positive.
Contrastée parce que on alterne moments très convaincants et moments qui laissent dubitatifs. Comme le prélude à l’orchestre, assez décevant, manquant d’épaisseur et d’âme, relativement plat, comme le Telramund de Wolfgang Koch, notamment au premier acte, très parlé, quelquefois crié, avec un chant peu élégant qui efface totalement le côté aristocratique du personnage. Le deuxième acte, plus chanté, où la voix sort mieux, où le personnage s’affirme, où le constat de la déchéance s’accompagne de son refus et de sa révolte, passe beaucoup mieux et finalement Wolfgang Koch remporte un très grand succès, mais je concède qu’il ne m’a pas totalement convaincu.

Wolfgang Koch (Telramund) Michaela Martens (Ortrud) aux saluts
Wolfgang Koch (Telramund) Michaela Martens (Ortrud) aux saluts

L’Ortrud de Michaela Martens en revanche est inutile : valait-il la peine d’aller chercher cette chanteuse américaine qui n’a pas l’intelligence du texte, qui n’a jamais la puissance, qui n’a jamais l’expression ni l’expressivité : un chant sans personnalité, une voix sans vraie projection, et qui se resserre à l’aigu, ce qui en fait une Ortrud sans relief aucun.

Heerufer (Detlef Roth) ©Staatsoper/Pöhn
Heerufer (Detlef Roth) ©Staatsoper/Pöhn

Le héraut de Detlef Roth m’a surpris par la difficulté apparente à placer sa voix, à projeter, ce qui est gênant pour un rôle de héraut. La mise en scène en fait un porteur de serviette (le portaborse), une sorte de fonctionnaire un peu pâle : la voix elle-même semble accompagner cette image : décevant pour un chanteur qu’on apprécie habituellement.

Le roi Henri L’Oiseleur de Günther Groissböck ne m’est pas apparu non plus dans sa meilleure forme, peut-être le rôle convient-il moins à sa voix:  l’aigu manque d’éclat, la voix peine quelquefois à s’affirmer et même à se projeter. Il reste que ce chanteur garde des qualités bien connues de diction et de présence, même si ce dimanche il n’était pas dans son meilleur jour.
Camilla Nylund en revanche répond comme toujours aux attentes, avec une Elsa sensible, intense, à la belle ligne de chant, poétique et très présente. Voilà une artiste qui soit en Rusalka, soit en Elisabeth, soit en Elsa, réussit toujours ses incarnations. La voix est homogène, le timbre est séduisant, l’interprétation toujours réussie : une garantie. Et cette Elsa donne une réplique remarquable à Klaus Florian Vogt, un Lohengrin décidément de référence, pour qui aime cette voix étrange, nasale, au timbre aigu, voire presque féminin, mais avec une délicatesse, un sens du mot, une expressivité exceptionnels pour le rôle. Pour Lohengrin, ces caractères conviennent parfaitement. Je l’avais entendu plusieurs fois à Bayreuth où il était enthousiasmant. Il n’est pas sûr cependant que cette voix si particulière convienne à d’autres personnages.  Mais il reste vraiment un Lohengrin presque idéal pour mon goût.

Mikko Franck
Mikko Franck

Quant au jeune Mikko Franck, qui faisait ses débuts dans la fosse viennoise, il a convaincu le public qui lui a fait une ovation. Après la déception du prélude, on ne peut pas vraiment identifier une interprétation définie à ce travail, du moins je n’y ai pas vraiment lu d’intentions claires : mais ce qui est clair en revanche, c’est qu’il a l’orchestre bien en main, qui lui répond avec à propos, et qui le suit. Il domine la masse orchestrale, et avec des tempos souvent très (trop ?) rapides : il  dispense une énergie peu commune, une vraie dynamique, quelquefois même un tantinet trop fort (prélude du 3ème acte vraiment trop spectaculaire, ou trop démonstratif). C’est cette vitalité qui frappe, une vitalité convaincante, même si cela peut nuire à une vision plus lyrique, plus apaisée, moins haletante et plus poétique. Il reste qu’avec l’orchestre vraiment magnifique, clair, au son exceptionnel (c’est l’orchestre des grands soirs) et le chœur splendide tout au long de l’opéra, une fois de plus on constate – un truisme, une banalité – que Vienne est une très grande maison musicale.
Même si on n’atteint pas les sommets de Barenboim à la Scala avec Kaufmann, même si je préfère la vision de Guth à celle d’Homoki, c’était un assez beau soir, avec quelques réserves, mais tout de même: voilà les débuts couronnés de succès d’un chef prometteur, ce qui est vraiment notable. Ce n’était pas évident de convaincre dès le départ dans une œuvre et une salle où les fantômes sont nombreux. La polémique a servi à faire émerger un chef, et c’est heureux, Dominique Meyer peut être de ce point de vue très satisfait.
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Camilla Nylund & Klaus Florian Vogt
Camilla Nylund & Klaus Florian Vogt

BAYREUTHER FESTSPIELE 2013: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER le 18 août 2013 (Dir.mus: Axel KOBER; Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)

Comme le vin, les productions bonifieraient-elles en vieillissant. Ou bien finit-on par s’habituer, comme Mithridate au poison? Ou bien le fait d’arriver enfin à Bayreuth fait-il voir la vie en rose? Le fait est que j’allais à ce Tannhäuser sans grande illusion, et que j’en ressors plutôt satisfait, à la différence de l’an dernier. Je renvoie quand même le lecteur à mes comptes rendus de cette production, celui de 2011 et celui de 2012.
Je rassure tout de suite ceux qui ont vu ce spectacle et qui ne l’ont pas aimé: dans ses grandes lignes, rien n’a vraiment changé et il reste très complexe, voire intellectuellement un peu onanistique. Le programme de salle cette année donne à voir un schéma de la complexité dramaturgique qui a présidé à sa préparation, proprement illisible, même avec les explications de son auteur. J’ai découvert par exemple que la mise en scène est remplie d ‘allusions au groupe allemand métal Rammstein. Combien de spectateurs de Bayreuth connaissent suffisamment Rammstein pour pouvoir les lire les voir, les comprendre? Vu le public et vu l’âge moyen, ils doivent se compter sur les doigts d’une main.
Dans ce “trop plein” au décor monumental de machines à broyer les excréments pour en faire du gaz, ou de machines à alcool, de tuyaux, de cordes et de palans, il y a tout de même des moments qui me sont apparus plutôt mieux dominés, notamment en ce qui concerne la direction d’acteurs, plus précise, plus juste aussi. C’est sur le deuxième acte que j’aimerais revenir d’abord. La trouvaille essentielle de la mise en scène c’est pour moi l’idée d’une Elisabeth engagée, désirante, et (presque) érotisée. Le duo initial après “Dich teure Halle” entre Tannhäuser et Elisabeth est très bien conduit et construit, avec Wolfram, chaperon malgré lui, et le couple qui se cherche, qui se touche en essayant de se cacher du malheureux amoureux éconduit, qui de son côté évite leurs regards, sans pouvoir s’empêcher des les voir, et qui se désespère. Il y a là de jolies trouvailles, qui réfèrent aux scènes entre amoureux du théâtre traditionnel, avec les moments de dépit, et les moments d’élan, le tout avec un regard ironique, et quelquefois grinçant.
La manière dont Wolfram est traité m’est aussi apparue intéressante, dans sa figure d’amoureux éconduit, et désespéré, et en même temps tout en retenue, j’ai retrouvé la “romance à l’étoile” où il valse avec Venus, et c’est là aussi à la fois surprenant et réussi, voire presque poétique.
Ce travail reste très distancié sur l’histoire, et le regard ironique est partout, on rappellera pour mémoire les pèlerins revenus de Rome obsédés par la purification (ils se lavent et s’essuient à plaisir), Elisabeth sanctifiée entourée de moines et récupérée en quelque sorte par l’Église institution, un Venusberg qui est une cage étroite pour hommes  -bestiaux, à la fois réceptacle des excréments et racine d’une sorte de frêne du monde avant l’heure, ces spermatozoïdes géants qui dansent la samba ou balancent leur tête en rythme, pendant que Venus tient leur flagelle comme Fricka ses boucs. Tout cela, pris isolément, peut faire sourire, mais peut même faire  quelquefois penser. Il y a encore une fois (c’est la troisième!) de l’intelligence et de la réflexion dans ce travail: le programme interpelle même Alain Badiou (Cinq leçons sur le “cas” Wagner, Caen 2010) et les articles développent avec force les idées centrales de la mise en scène, notamment un Tannhäuser   structurellement souffrant entre Dionysos et Apollon qui se résout par un syncrétisme marqué par l’image finale : tant le ratiocinations pour finir par constater que le monde est fait de Venusberg, de mort, de saints, de bas en haut, et c’est par le bas que naissent les enfants. Il fallait y penser.
Musicalement, les choses se sont stabilisées, même si la distribution n’est pas de celles qui vont vous marquer à vie.
Torsten Kerl est  bien plus à l’aise que l’an dernier, et Tannhäuser lui convient décidément plus que Siegfried. Les aigus sortent bien, il tient la distance, et la voix a une douceur assez suggestive; son joli timbre, son engagement scénique en font un Tannhäuser très crédible. C’est bien mieux dominé, bien plus intéressant .
Camilla Nylund reste une Elisabeth solide, très précise, très contrôlée dans son chant, mais dont l’étendue et le volume font un peu défaut: les aigus restent un peu coincés dans les hauteurs, et la voix manque de largeur. Vu la manière dont le personnage est conçu par la mise en scène, on aimerait une plus grande présence vocale.
Michael Nagy est bien plus en forme que l’an dernier, la voix très veloutée sonne de nouveau, avec une diction exemplaire, et une couleur très émouvante. Il remporte fort justement un très gros succès.
Michelle Breedt ne sera pas la Venus du siècle, mais elle existe, et les aigus, cette fois sortent bien, bien mieux que l’an dernier en tous cas, on s’en contentera dans un personnage conçu  surtout pour éviter de faire rêver.
Le plus gros succès de la soirée c’est encore cette année pour le Landgrave (très grave) de Günther Groissböck, musculeux, dominateur, avec cette voix de bronze qu’on sent partie pour une carrière de basse wagnérienne de référence.
Notons encore dans les rôles  secondaires le joli berger de Katja Stuber, dont le metteur en scène fait un personnage qui circule pendant tout l’opéra, a mi-chemin entre l’Oscar du Ballo in maschera et le Cherubino des Nozze di Figaro (il est d’ailleurs clairement amoureux d’Elisabeth, lui aussi) et le Walther von der Vogelweide de Lothar Odinius, impeccable comme les autres années.
Mais le changement cette année (l’avant dernière puisque Tannhäuser sera retiré de la programmation un an plus tôt), c’est qu’on a enfin trouvé un chef. Après l’échec regretté de Thomas Hengelbrock, après le demi-succès de Christian Thielemann l’an dernier, la direction du Festival a appelé Axel Kober, directeur musical de Düsseldorf et donc habitué aux Tannhäuser scandaleux (celui de Düsseldorf a été purement et simplement retiré de l’affiche). Axel Kober, 43 ans, qui vient de la région (il est né à Kronach, a étudié à Würzburg et ancien boursier de la fondation Richard Wagner) est l’un de ces chefs solides qui ont jusqu’ici fait une carrière respectable sans être brillante. Son Tannhäuser a reçu un accueil très positif, sans être délirant, à l’image d’une direction fouillée, solide, qui fait très bien ressortir les détails de la partition (moins difficile à Bayreuth si on comprend le fonctionnement de la fosse), ce qui donne à l’ensemble une grande épaisseur sans déchainer l’enthousiasme par ses trouvailles. C’est une direction peut-être moins personnelle, mais totalement dominée, au tempo assez lent, avec des moments vraiment exceptionnels (ouverture, final du second acte par exemple). Son entrée à Bayreuth est plutôt une réussite.
Au total, je suis sorti de la représentation assez satisfait, l’ensemble musical était homogène, solide, plutôt tiré vers le haut. Il est clair que le travail du chef y est pour quelque chose…
Et puis, que voulez-vous, à peine les premières notes émergent de l’abîme mystique, dans l’obscurité quasi totale de la salle, il se passe toujours quelque chose. C’est Bayreuth.
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OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2012-2013: DAS RHEINGOLD (L’Or du Rhin) de Richard Wagner,(Dir. mus: Philippe JORDAN; ms en scène Günter KRÄMER) à l’Opéra Bastille (12 février 2013)

 

Photo de répétition (févr. 2010) © Opéra national de Paris/ DR

Pour le détail, notamment de la mise en scène, je renvoie le lecteur à mon compte rendu de la représentation de Rheingold du 16 mars 2010, il n’y a rien à changer  de ce qui avait été dit à l’époque.
Malgré la déception passée, et à quelques semaines du magnifique Ring de Munich qui me suit encore à la trace, j’ai voulu profiter du hasard d’un passage à Paris pour revoir ce spectacle, pour constater ou non des évolutions, vu que j’en ai entendu des échos très favorables, voire hyperboliques.
j’ai beaucoup médité sur une conversation saisie derrière moi dont j’ai entendu sans le vouloir un ” Wagner, il faut oser!” au sens où aller voir un Wagner, c’est oser… Bienheureux Richard Wagner  pour qui presque jour pour jour 120 ans après sa mort (13 février 1883)   il y a encore des spectateurs qui considèrent audacieux d’aller voir un de ses opéras ! Mieux, il y a les wagnériens impavides “sic” qui vont voir 5h d’opéra ! (je me disais  “pas seulement les wagnériens pur sucre, sinon les salles seraient clairsemées..”).  A part ces fragments d’un discours ni amoureux, ni musical ni wagnérien, je me suis réjoui de voir tant de gens faire la queue des derniers moments en billetterie, tant de jeunes aussi, et au fond tant de curiosité pour Wagner, dont on ne voit pas fréquemment les œuvres à l’Opéra de Paris, et en particulier le Ring (Rheingold: 1976, 2010, 2013). C’est pourquoi j’ai scrupule à émettre tant de réserves sur cette entreprise, moi qui suis un enfant gâté du wagnérisme, car à part voyager, quelle possibilité a le parisien de voir du Wagner, sinon se contenter de l’offre locale? Car c’est bien Wagner qui provoque cette ruée, à chaque fois, Wagner bien plus que le renom de la production parisienne: le public a une envie très légitime de cette musique, qu’il n’a pas l’habitude d’entendre et pour laquelle globalement il a peu de références autres que des enregistrements.
Si on a des références scéniques nombreuses, alors le regard est forcément différent, même si hier, j’étais disposé à me laisser surprendre, alors que j’avais juré qu’on ne m’y prendrait plus, car en matière de théâtre, rien n’est définitif.
Las, la mise en scène a provoqué à trois ans de distance les mêmes irritations, longs trous noirs générateurs d’ennui, peu de direction d’acteurs, des éléments peu motivés (Germania) sinon que tout pouvoir veut sa trace d’architecture, de Versailles à la Pyramide du Louvre en passant par Germania, le rêve de la cité idéale selon Hitler et surtout Speer et les mêmes appréciations (la scène initiale des Filles du Rhin, esthétiquement réussie). Comme Kriegenburg à Munich, Krämer utilise des figurants humains pour faire le Rhin (encore que chez Krämer le Rhin est figuré par des fumigènes et que ces centaines de bras sont une sorte d’univers animalier du fond du Rhin.) ou pour figurer le dragon ou la grenouille de la scène de Nibelheim. Mais là aussi, le spectateur non averti voit peu de différence entre la figuration du dragon ou de la grenouille vu que l’argument essentiel (le jeu sur les tailles) ne se voit pas clairement sur scène: Kriegenburg utilisait des hommes pour montrer l’humanité en charge du mythe, qui le racontait ainsi en le figurant. Ici, on a l’impression que c’est l’effet pour l’effet, sans objectif précis car au bout de cette deuxième vision, je ne sais toujours pas quel propos nous est tenu. Ah oui, l’idée du pouvoir sur la terre:  Wotan trône sur un globe illuminé,

Photo Opéra National de Paris

et les géants sont des ouvriers en colère qui plantent leurs drapeaux rouges sous les fenêtres des Dieux…une métaphore éculée de la doxa scénique wagnérienne. On ne peut même pas dire qu’il n’y ait pas d’idées, mais elles ne sont exploitées que pour elles mêmes, jamais mises en lien pour construire un discours unifié autour d’objectifs clairs.
Du point de vue de la distribution, incontestablement et dans l’ensemble, on a un ensemble de chanteurs de très bon niveau, qui sont laissés à peu près à eux-mêmes. Les Dieux, Froh, Donner sont vraiment des dieux de luxe aujourd’hui, mais justement, confier Froh à Bernard Richter dont ce n’est pas tout à fait le répertoire, et à Samuel Youn Donner alors qu’il chante aujourd’hui le Hollandais, c’est peut-être sur-dimensionner, car la valeur ajoutée incontestable de ces deux chanteurs de grande notoriété ne rajoute pas grand chose à leur prestation scénique dans des personnages un peu secondaires . Le Wotan assez juvénil d’Egils Silins, entendu à Munich dans ce même rôle, est très correct, avec un joli timbre, mais manque de largeur et ne s’impose pas (peut-être le personnage est-il voulu ainsi?) , pas plus que Kim Begley en Loge, violemment hué et bien en deçà de sa prestation il y a trois ans: la voix est fatiguée, la composition un peu pâle, routinière.
Du côté des géants, rien à dire, ils sont excellents (Groissböck!) avec une belle découverte, le Fasolt imposant de Lars Woldt. Si Wolfgang Ablinger Sperrhacke fait une composition honorable en Mime (il est bien plus convaincant dans le Mime de Siegfried) Peter Sidhom en Alberich est à la limite de l’acceptable: sa première scène est mal chantée, pas de puissance, diction à la dérive, voix mal appuyée sur le souffle, peu colorée. Le reste de ses interventions ne passe que parce qu’il  substitue à la couleur, aux modulations, à la puissance, aux aigus, qu’une manière d’appuyer sur le mot, de nasaliser, de donner un peu de relief au discours, qui reste quand même notoirement indigent. Une erreur de distribution.
Les trois filles du Rhin ne sont pas exceptionnelles, et surtout leurs voix ne fusionnent pas ou fusionnent mal, ce qui est gênant pour des filles du Rhin si élégamment vêtues de robes sur lesquels sont cousus deux seins apparents et un pubis bien poilu.
Sophie Koch en Fricka sans avoir une voix d’exception a un chant  affirmé, et impliqué, ce qui en fait une Fricka très présente et engagée. Bonne prestation aussi d’Edith Haller qui a la voix du rôle, le volume, les aigus de Freia, elle est une Sieglinde en puissance (et en réalité) et cela s’entend, tellement plus convaincante que Ann Petersen il y a trois ans.
Moins convaincante la Erda de Qiu Lin Zhang, affligée d’un fort vibrato, qui traverse deux fois la scène (pendant la remontée du Nibelheim et dans sa scène) de la même manière, et sans vraiment diffuser de mystère ni de conviction.
Peu de mystère non plus dès le départ dans une direction musicale décevante, toujours très précise et très en place mais sans aucun éclat ni relief; cela reste très plat, si plat qu’on entend peu l’orchestre notamment pendant les trois premières scènes, on entend à peine les cuivres, et l’orchestre semble avoir un style “chambriste”, qui prendra du volume vers la fin.
Dès l’accord initial, on n’a aucune couleur, aucun sentiment que quelque chose commence: un discours fait de notes, mais pas de musique. La mise en scène a sans doute quelques idées mais pas de discours global, la direction musicale n’affiche pas de véritable parti pris, pas de point de vue sur l’œuvre, c’est un travail neutre bien sage,  bien fade et sans imagination – quand on pense au parti pris de clarté et de modernité de Nagano à Munich ! on  reste frustré ici du manque d’invention- un travail qui donne de l’espace à la mise en place des instruments, à une construction technique mais sans vraie modulation ni variété ni couleur qui puisse convaincre, sans réponse à la question musicale posée par le Ring.

Pour toutes ces raisons, je suis vraiment resté réservé sur un spectacle pas si mal distribué, mais qui génère une grande insatisfaction musicale et scénique: quand deux pieds sur trois du trépied lyrique sont bancales, cela ne marche pas. J’aurais aimé que quelque lumière se lève sur ce Rheingold, mais l’or est resté bien caché, au profit d’une grisaille sans âme. Je me réjouis cependant du fort succès obtenu, c’est la preuve que Wagner fonctionne en dépit de tout (et c’est sa force!): un Verdi du même niveau n’aurait sans doute pas passé la rampe.
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BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: TANNHÄUSER le 28 juillet 2012 (Dir.mus: Christian THIELEMANN, Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)

Avant la représentation

La production n’avait pas convaincu l’an dernier. Les chanteurs non plus. Le chef non plus, du moins pour une partie du public. Cette année, la distribution a partiellement changé. Exit l’horrible Venus de Stephanie Friede. Exit Lars Cleveman, pas vraiment en phase avec la vocalité du rôle. Exit enfin Thomas Hengelbrock, le chef qui n’avait pas vraiment emporté les suffrages.
Torsten Kerl comme Tannhäuser, Michelle Breedt comme Venus, et enfin Christian Thielemann comme remplaçant de luxe de Thomas Hengelbrock: on pouvait s’attendre à plus convaincant, au moins musicalement. Sebastian Baumgarten a adapté sa mise en scène aux nouveaux venus, il a effacé certains moments et changé certaines scènes, et ça n’est pas mieux que l’an dernier.
Pour ma part c’est une grande déception, musicale et scénique. Malgré l’immense succès public, qui n’atteint tout de même pas les sommets du Lohengrin de la veille, rien ne m’a convaincu dans cette deuxième édition.
Sebastian Baumgarten a beaucoup réfléchi à ce Tannhäuser, et son propos n’est pas stupide que de prendre le monde clos de la Wartburg pour en faire un monde clos de l’après culture, du jour où progrès et technologie auront définitivement annihilé toute humanité. Il a lu les écrits de Wagner sur la question, et la méfiance que Wagner nourrissait pour la confiance aveugle dans le progrès scientifique. Dans un monde digne d’Huxley, il installe un Tannhäuser d’où tout rêve, toute beauté, toute poésie est exclue, et seul Tannhäuser l’artiste porte en lui ce qui reste d’humanité aimante, d’où le décalage avec le reste des hommes. En séjournant au Venusberg, il est tout de même tombé dans le piège, le Venusberg dans cette production n’étant pas un ailleurs, mais une cage que l’on conserve comme une soupape de sécurité, comme un antimonde nécessaire à la survie du monde “positif”. D’où Venus, présente au concours de chant du deuxième acte.
Beaucoup de scènes ont été revues, et simplifiées, ou aplanies. Je regrette pour ma part la disparition des “descentes” des personnages (Elisabeth comprise) dans le Venusberg, qui prenaient sens dans un monde aussi hygiéniste (entrée des pélerins qui s’essuient au troisième acte) et aussi réglé, d’où toute liberté est exclue. On apprécie aussi le traitement d’Elisabeth, comme être désirant et non pas seulement sainte en devenir. Quelques belles idées, comme la romance à l’étoile de Wolfram chantée à Venus, présente sur scène devant lui, une Venus laide, enceinte, qui ne porte rien d’autre que cette prégnance depuis le début de l’œuvre et qui seulement à la fin en sera libérée, Venus porteuse d’un avenir que ni Tannhäuser, ni Elisabeth ne peuvent porter.
Mais il y a trop de choses en scène, des cuves, des appareils, des robinets, des réceptacles pour excréments (la société Wartburg est spécialiste du recyclage d’excréments pour en faire du méthane), et même un dortoir au dernier niveau (il y a trois niveaux de hauteur d’un décor gigantesque toujours à scène ouverte dès que les spectateurs arrivent. On pouvait éviter les vidéos préparatoires, le compte à rebours avant la représentation, les intermèdes dans les entractes. Qui sortait lentement de la salle pouvait avoir droit à une sorte de messe autour d’un autel où les figurants chantaient l’hymne allemand.
A la fin, tout cela fait fatras. D’accord pour l’esthétique de la laideur, mais ne donner au spectateur aucun espace de rêve peut préfigurer ce qui nous attend dans quelques siècles est un peu excessif ! Nous sommes à Bayreuth, et aimons aussi respirer et rêver. La mise en scène du Lohengrin, qui part de présupposés voisins, a su créer de belles images, a su servir une certaine esthétique: nous sommes avec ce Tannhäuser au coeur de l’idéologie du metteur en scène totalitaire: prisonniers dans notre cage comme Tannhäuser dans le Venusberg, obligé comme nous de subir le bal des spermatozoïdes géants…Même pour moi qui suis un ardent défenseur du Regietheater, c’est un peu trop…
Qui connaissait ce travail de Baumgarten s’attendait cette année à une explosion musicale. Le souvenir ému de merveilleux Tannhäuser de Christian Thielemann dans cette salle (production colorée de Philippe Arlaud) accompagne les festivaliers fidèles. Sa venue au pupitre après une prestation discutée de Thomas Hengelbrock était attendue ardemment, il n’y a pas de foule aujourd’hui “qui au nom de Christian ne s’aille réveillant”. Il a donc reçu l’ovation attendue, sinon méritée, sinon justifiée. Je dois confier avoir préféré Hengelbrock l’an dernier à cette direction sans éclat, aux tempos ralentis, au son assourdi. Est-ce voulu? A-t-il voulu accompagner la vision noire de la mise en scène par une direction aussi aseptisée? Évidemment, c’est en place, évidemment, les trois dernières minutes du spectacle restent splendides et provoquent l’explosion du public, mais le reste, y compris l’ouverture, surprend par son manque de dynamique, sa lenteur: ce n’est pas plat, c’est à côté de ce qu’on attend dans cette musique plutôt luxuriante.
La distribution n’a pas grand chose pour compenser: la Venus de Michelle Breedt efface évidemment le pénible souvenir de Stephanie Friede. Est-ce pour autant une Venus convaincante? Pas vraiment, aigus tirés et volume limité ne font pas une Venus. Le Tannhäuser de Torsten Kerl,  personnage à mi-chemin entre Siegfried et Parsifal (sorte d’enfant pénible à punir du martinet) chante tout sur le même ton et fatigue assez vite, pas de coloration vocale, pas d’interprétation, peu de volume. Torsten Kerl ne serait-il convaincant qu’en Rienzi à la Deutsche Oper?
L’an dernier on avait apprécié le Wolfram de Michael Nagy, cette année, grosse déception là aussi, la voix n’a plus ce timbre velouté, certains sons émis sont pénibles, le grave est affecté, l’aigu moins triomphant…coup de fatigue?
Restent l’Elisabeth de Camilla Nylund, qui fait une belle prestation, avec une voix sûre, un bel aigu, et surtout un registre central particulièrement charnu. Ce ne sera pas l’Elisabeth du siècle, mais c’est une bonne référence aujourd’hui, le Landgrave toujours impressionnant de Gunther Groissböck, au physique athlétique de chevalier sans peur qui régit tout ce petit monde de tuyaux et cuves à la baguette, c’est la seule vraie voix, avec celle encore plus convaincante que l’an dernier encore de Lothar Odinius, Walther von der Vogelweide magnifique qui pourrait bien être, lui, un Tannhäuser crédible.
Donc un Tannhäuser sans Tannhäuser, sans Wolfram ou presque, sans Venus avec un chef discutable et un metteur en scène qui a raté son coup, ça en fait beaucoup en une soirée. Il en va ainsi de Bayreuth, après le Capitole de la veille la Roche Tarpéienne du jour. N’importe, qui connaît Bayreuth sait qu’il vaut toujours mieux être là qu’ailleurs, et que ce sont lamentations d’enfant (trop) gâté.
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Après la représentation, salut sous les huées de Sebastian Baumgarten

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: TANNHÄUSER le 1er août 2011 (Dir.Mus.: Thomas HENGELBROCK, Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)


Photo: Enrico Nawrath / Bayreuther Festspiele

Il y a deux manières de considérer l’opéra et le théâtre. Ou bien ce sont des arts de l’agrément, distractions culturelles certes mais distractions d’abord qui permettent à la fois la rencontre sociale et le contact avec l’art en passant le temps agréablement.  Ce sont aussi des distractions de luxe, qui sont les premières victimes des situations de crise (on le voit en Italie actuellement) car on les considère comme superflues. Et puis, en lien avec ses origines religieuses, il y a une manière de considérer le théâtre comme un art indispensable à toute société selon les formes qu’elle se crée, où la distraction passe au second plan après l’expérience théâtrale. Indispensable, c’est-à-dire aussi nécessaire que d’autres rites sociaux, ou nécessités sociales. En Allemagne, le théâtre fait partie intégrante de l’éducation du citoyen, les affaires de théâtre sont sérieuses, ce qui se passe au théâtre est sérieux et fait débat.

C’est aussi pourquoi l’entreprise de Bayreuth est en perpétuel débat. Depuis ses origines, le débat théâtral y est âpre : il faut se rappeler de la violence des réactions devant les mises en scène de Wieland Wagner, notamment lorsqu’il a touché aux sacro-saints Meistersinger, il faut aussi se rappeler les formes de protestation au moment du Ring de Chéreau (broncas dans la salle, au moins les premières années, distribution de tracts à l’entrée du théâtre avertissant le spectateur de l’horreur à laquelle il allait assister), et évidemment, les Cassandre annonçant la fin de Bayreuth, l’irrémédiable déclin, qu’on annonçait déjà lorsqu’on toucha à la mise en scène originelle de Parsifal, inscrite dans le plâtre pendant une quarantaine d’années après la création. C’est ainsi, Bayreuth est l’un des lieux de débat de la culture allemande, beaucoup plus que ne peut l’être Avignon pour le théâtre en France. En ce sens le passage à Bayreuth de Christoph Schlingensief fut hautement symbolique, lui à qui le pavillon allemand de la Biennale de Venise rend actuellement hommage. C’est la direction qu’a prise Katharina Wagner en faisant désormais systématiquement appel à des metteurs en scène novateurs de la scène germanique, que ce soit Marthaler (suisse), Herheim (norvégien), ou Neuenfels et maintenant pour ce Tannhäuser, Sebastian Baumgarten. Le débat a toujours eu lieu, et il ne s’agit pas d’une question de snobisme : que signifie « respecter la pensée de l’auteur », quand cet auteur a vécu dans un contexte différent du nôtre, et avec des présupposés moraux, politiques, artistiques différents. Si Wagner parle aux metteurs en scènes d’aujourd’hui et au public d’aujourd’hui, c’est que ces œuvres parlent au-delà d’elles-mêmes et de l’époque où elles ont été composées, elles parlent au monde d’aujourd’hui avec des problèmes d’aujourd’hui, elles continuent de poser question et c’est heureux. C’est l’éternelle question de l’interprétation. La représentation théâtrale évolue avec le temps, les techniques, la société. Et de même que nous ne voyons pas un tableau « tel qu’il a été conçu », ou une cathédrale gothique, ou le Parthénon, de même nous ne pouvons voir une œuvre « telle qu’elle a été conçue », c’est un leurre. Je pense que nous ne supporterions pas de voir les œuvres que nous admirons telles qu’elles ont été conçues, y compris au niveau musical et au niveau du chant. Aussi devons-nous, du moins c’est mon avis, rester disponibles et ouverts aux formes d’interprétation possibles, à toutes les formes, et c’est une force de ce Festival de faire encore polémique, à sa 100ème édition. De ce point de vue, Salzbourg est beaucoup plus consensuel et moins intéressant.

Ainsi l’accueil de ce Tannhäuser fait débat, violent débat : des spectateurs partent en cours de représentation, d’autres ressortent avant même la première note, dès qu’il voient le décor, à rideau ouvert 15 minutes avant le spectacle, à l’ouverture des portes. Il fait débat, aussi bien musicalement que scéniquement.

Musicalement, la direction de Thomas Hengelbrock a été fortement contestée : ses choix « philologiques », sa manière d’aborder l’œuvre très attentive à la génétique de la partition, son souci de coller à la mise en scène, sa relative lenteur, son manque d’éclat volontaire,  tout cela a été pêle-mêle reproché, arguant qu’un chef venu du baroque ne pouvait pas aborder Wagner. Hengelbrock qui vient effectivement du baroque, a depuis longtemps élargi son répertoire, et il est connu pour son exigence et sa rigueur.  Je n’ai pas été loin de là scandalisé par son approche, plutôt originale, sortant des sentiers battus, mais approfondie et particulièrement stimulante au début du troisième acte, par exemple. Ensembles et grandes scènes chorales gardent de toute manière leur capacité à fasciner (la fin notamment), même si elles sont moins spectaculaires. Au total, une interprétation certes un peu inhabituelle, peut-être moins somptueuse (si l’on compare à ce que fit Christian Thielemann dans la production précédente de Philippe Arlaud, et qui reste une grande référence), mais très prenante et très en place.

Du point de vue du chant, beaucoup à dire, et la distribution arrêtée cette année n’a pas vraiment donné les résultats escomptés. Il y a du très bon (Günther Groissböck dans le Landgrave, Michael Nagy dans Wolfram), du bon (Camilla Nylund), du moins bon (Lars Cleveman), du très mauvais (Stephanie Friede dans Venus).

Camilla Nylund n’a pas une grande voix, les aigus se resserrent dès que la voix monte, la voix disparaît dans les ensembles (final de l’acte II) mais le timbre est joli, mais l’interprétation modèle, mais le personnage d’une grande tenue. La prière du 3ème acte est vraiment une modèle de tenue de voix, d’attention aux détails, de contrôle. Pour toutes ces raisons, Camilla Nylund, tout en ayant des moyens limités, réussit à passer la rampe avec grand honneur. Lars Cleveman en revanche déçoit. Je l’avais beaucoup apprécié dans Tristan à Londres où il remplaçait Ben Heppner. La voix semble prématurément vieillie, les aigus peinent à sortir, la vaillance ne lui réussit pas et l’ensemble reste pâlot. Rien à avoir avec le Tannhäuser de Stephen Gould dans cette même salle il y a quelques années, ou même celui de Peter Seiffert à Zürich cet hiver. La prestation n’est pas convaincante à 100%, et les difficultés sont visibles, bien que la scène finale soit assez réussie.
Stephanie Friede dans Venus, c’est exactement l’opposé de tout ce qu’il faudrait faire. Certes, la Venus de Baumgarten est volontairement enlaidie, enceinte, c’est un repoussoir qui malgré tout attire les hommes (tous peu ou prou veulent descendre dans le Venusberg …). Est-ce pour être aussi un repoussoir vocal et donc à la limite du supportable pour le spectateur qu’elle a été choisie ? Rarement nous avons entendu plus laid : attaques peu précises, cris, problèmes de stabilité vocale et surtout série de problèmes de justesse très lourds : rien n’est juste, la voie bouge et sa dernière intervention au troisième acte est un modèle du genre insupportable : on ne reconnaît même pas les notes ! A  oublier…à moins qu’elle n’ait justement été engagée pour tous ces défauts, ce qui serait un comble. Si tel n’est pas le cas, c’est une erreur de casting manifeste qui ne peut que susciter des lourdes interrogations sur la pertinence de certains choix vocaux à Bayreuth.

Günther Groissböck reçoit le plus imposant triomphe de la soirée, la voix est grande, le personnage imposant, la technique impeccable. Rien à dire. Mais on ne fait pas un Tannhäuser avec le Landgrave. Ni même avec un excellent Wolfram comme celui de Michael Nagy (que j’avais remarqué dans le héraut de Lohengrin à Budapest). Un peu moins impressionnant que Michael Volle dans ce même rôle à Zürich (la voix est plus légère), mais d’une grande douceur vocale, avec un timbre chaleureux, une très belle couleur. Dans les rôles plus petits, notons le Walther de Lothar Odinius, presque plus en place et plus puissant que Tannhäuser et la voix elle aussi bien en place de la jeune Katja Stuber (ein junger Hirt).

Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich est  comme toujours incomparable et reçoit une ovation impressionnante et amplement  méritée.

Mais on le constate,  musicalement, le spectateur ne pouvait sortir pleinement satisfait de la salle, et inévitablement, il faudra sans doute revenir sur le métier l’an prochain pour afficher un cast plus homogène.

Mais venons-en au nœud de notre affaire, la mise en scène de Sebastian Baumgarten, qui a violemment heurté une partie du public. On ne peut dire que Baumgarten ne soit pas un enfant du milieu, lui dont l’aïeul dirigeait l’opéra de Berlin. Le propos de départ est assez simple, voire assez commun et déjà traité par d’autres : le monde de la Wartburg est un monde fermé, coupé du monde et d’un idéalisme et intellectualisme totalitaires (un peu comme la République de Platon, le débat autour de l’amour dans le concours de chant n’est-il pas une version particulière du Banquet du même Platon ?) c’est aussi un monde artistiquement apollinien. Par son chant Tannhäuser est un poète en rupture avec ce monde, il affiche des valeurs dionysiaques. Ayant décidé de quitter la Wartburg, il se retrouve là où son chant charme, au Venusberg, amant de Venus. Comment concilier Apollon et Dionysos, éternelle question de l’art et de la vie, dont il nous est proposé une réponse ici .  Avec son décorateur Joep van Lieshout, un plasticien créateur d’objets à la limite de l’art, de l’architecture et du design, il a créé un espace sur trois niveaux, qui envahit toute la scène de Bayreuth, y compris en hauteur, sensé figurer une usine de retraitement de déchets organiques (excréments humains), qui fait vivre la communauté en totale autonomie. Nourriture et alcool (il faut bien aussi se distraire…)  sont produits , et ce qui est rejeté se retrouve sous terre, au Venusberg, qui dans cette architecture se trouve être une cage dans les dessous, dans laquelle on accède par une trappe. L’essentiel se déroule sur le plateau, dans le cercle qui délimite (le toit de) la cage qui pendant la scène du Venusberg monte  sur le plateau, puis disparaît dans les dessous lorsque Tannhäuser fuit (à voir sur youtube). On comprend le symbole : la Wartburg est une société autosuffisante dont l’objet est la purification. Tout ce qui n’est pas pur est envoyé soit au Venusberg (si incurable), soit à Rome chez le pape (si on l’estime curable). D’où les containers (marqués ROM 451) où rentrent les pèlerins, et d’où ils sortiront au troisième acte, purifiés (et obsédés par le nettoyage : ils ne cessent de s’essuyer) . Que ces containers rappellent certains wagons remplis d’humains de la seconde guerre mondiale n’est sans doute pas un hasard. Sur la scène, des cuves d’alcool, d’éthanol , de méthane (Biogas).
Le monde du Venusberg en revanche est une cage remplie de monstres, de créatures spermatozoïdaires, et gouverné par une Venus enlaidie, et enceinte. Rien du Venusberg langoureux et mystérieux de la version de Paris. On est à l’opposé de la purification, on est dans le trash. Mais les deux mondes communiquent, par une trappe : y disparaissent Elisabeth et Tannhäuser au début du 2ème acte, y descend un instant Wolfram, s’y retrouvent un moment tous les protagonistes : tout le monde à un moment ou un autre a envie de Venusberg ou a à faire avec le Venusberg.
Qu’ensuite Elisabeth seule comprenne parfaitement le chant de Tannhäuser qui vante la chair comme enjeu de l’amour puisqu’elle vient d’y goûter et qu’elle s’ouvre les veines en guise d’expiation ensuite (comme des stigmates) est aussi logique dans cette perspective.

Ainsi Tannhäuser pris entre Dionysos et Apollon, entre l’Esprit et Venus, ne peut choisir, et le pape ne peut l’absoudre, ce serait reconnaître que Venus est parmi nous : c’est idéologiquement impossible : il mourra donc, et son corps dans l’image finale gît entre le Venusberg (en bas) régénéré par la naissance d’un enfant de Venus, et la figure hiératique entourée de prêtres de Sainte Elisabeth (en haut). Ce que s’ingénie à montrer la mise en scène, c’est que notre société est prise dans sa globalité dans cet éternel dilemme : d’où la scène ouverte sur la salle avant même le début de l’œuvre, d’où la scène ouverte aux « vrais » spectateurs présents sur le plateau même (une cinquantaine, nos représentants), d’où des figurants en travail permanent avant le lever de rideau, dès la fin de la musique, pour gérer le fonctionnement  de la communauté et de la structure de production, d’où un monde global mécanisé, où même le Venusberg a sa place, un monde tragique qui ne sort jamais de ses contradictions (c’est un peu le propos de Lohengrin, c’est aussi la situation dont on ne se sort pas dans Parsifal à moins de connaître la blessure de la chair pour que naisse la compassion). En bref une situation assez habituelle chez Wagner, où c’est quelque part le proscrit ou l’étranger qui porte la lumière (Parsifal, Lohengrin, Walther même, et bien sûr Tannhäuser, cet autre Richard Wagner), car l’art ne peut naître que de l’opposition, que de Prométhée, que du vol du feu.

Il en résulte sur scène une mise en scène complexe, où le regard sur le monde est sans concession (couleurs criardes, Venus horrible, monstres, refus de l’esthétisme), sans doute trop complexe. Bien des choses ont déjà été dites par d’autres metteurs en scène, et je pense qu’on aurait eu intérêt à épurer, mais cet excès même, insupportable, n’est-il pas en quelque sorte le ressort de ce travail, qui se veut sans réponse, sans issue, que celle de la fuite, du refus, de la mort. Que Venus s’en sorte à la fin (en bel habit doré) avec cet enfant que le chœur se passe de bras en bras, que le monde de la joie, du mouvement  et du futur soit chez Venus, pendant que le monde figé est du côté d’Elisabeth peut se comprendre, c’est la victoire de Dionysos sur Apollon, mais en même temps, toute option de libre arbitre, tout mouvement de l’un vers l’autre est interdit et conduit à l’impasse. On retiendra des moments réussis, le troisième acte, le final du deuxième où la vision d’une Isabelle tout sauf éthérée, femme courageuse et décidée, est une vision intéressante qui sort des schèmes habituels. Mais on peut regretter le désordre scénique, qui distrait de l’action, un décor complexe dont on pouvait faire quelque économie : certes ce travail n’est pas stupide, et demande une grande concentration, mais il ne peut qu’être violemment rejeté par ceux qui voulaient retrouver un Tannhäuser traditionnel qui fasse un peu rêver. C’est raté, dans cette apologie du cauchemar permanent que Baumgarten nous a proposés.

J’ai essayé d’être le plus clair et le plus juste possible. Je n’ai pas été enthousiasmé. Je n’ai pas été non plus ni offusqué, ni choqué. Il m’a manqué un peu (beaucoup) d’émotion. Mais si la distribution avait vraiment convaincu, je pense que les nerfs de certains spectateurs n’auraient pas craqué.

Voir le reportage d’ARTE d’il y a quelques jours

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011 : Quelques échos de l’accueil de TANNHÄUSER

N’ayant pas assisté à la première je me garderai bien d’en faire un compte rendu en bonne et due forme. J’ai écouté la retransmission radio, qui ne m’est pas apparue musicalement à dédaigner. La direction de Thomas Hengelbrock, très critiquée pour sa lenteur (il a été fortement hué) m’est apparue à la radio effectivement lente, mais plutôt très analytique, très architecturée, avec un final somptueux. (Sans doute aussi la mise en scène qui a excédé certains spectateurs a-t-elle contribué à gauchir l’audition…). Camilla Nylund a les qualités habituelles : la chanteuse est appliquée, très professionnelle, mais a des problèmes dès qu’elle monte trop à l’aigu, qu’elle a court et qui serre la voix. Les centres sont beaux, les aigus moins. Lars Cleveman m’est apparu plutôt satisfaisant à l’audition, beaucoup ont critiqué sa manière de chanter et ont noté des difficultés. Unanimité en revanche pour Günther Groissbrock (Landgrave), magnifique et surtout pour Michael Nagy, magnifique Wolfram qui a triomphé auprès du public (cela ne me surprend pas, vu son Héraut de Lohengrin le mois dernier à Budapest). Unanimité aussi, mais contre Stephanie Friede dans Venus, ce que j’en ai entendu en radio confirme : attaques ratées, aigus courts, voix vieillie, désagréable à entendre.
La mise en scène de Sebastian Baumgarten dénonce le cloisonnement culturel de notre société aseptisée, marquée par le catholicisme, qui ne permet pas aux âmes libres de passer d’un mode de vie et de pensée à l’autre, pas de place pour des Tannhäuser qui ne trouvent leur identité que dans le changement : c’est Wagner lui-même qui fait dire à Wotan dans Rheingold : « Qui vit aime le changement et la variété: ce jeu je ne peux m’en passer ». Le spectacle a été très mal accueilli à la Première, avec une bordée impressionnante de huées (le final, particulièrement provoquant, montre une Venus enceinte, qui triomphe.et qui met au monde un enfant…) Ce que j’en ai su par des amis spectateurs confirme cette impression négative. Ce que j’en ai lu et les déclarations d’intentions du metteur en scène stimulent en revanche ma curiosité. J’espère pouvoir m’y confronter dès cette année.

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2009-2010: LA WALKYRIE à l’OPERA BASTILLE (Mise en scène GÜNTER KRÄMER, Dir.Mus: PHILIPPE JORDAN), le 20 Mai 2010

 

200620102128.1277111334.jpgAprès l’Or du Rhin en mars, la Walkyrie clôt cette première partie de L’Anneau di Nibelung, entamé cette année par Nicolas Joel, qui se poursuivra l’an prochain par Siegfried et le Crépuscule des Dieux. Cette entreprise, indispensable pour notre Opéra national, est à mettre au crédit de Nicolas Joel, même si le résultat artistique est pour l’instant pour le moins contrasté. Cette Walkyrie confirme la perplexité face au choix du metteur en scène Günter Krämer pour conduire le projet. Mais elle confirme aussi l’excellent choix du directeur musical Philippe Jordan, qui a de qui tenir, son père Armin Jordan ayant été un remarquable chef wagnérien, et qui est le triomphateur de la soirée -disons plutôt de la matinée-.
Commençons par le plus pénible, la mise en scène.
On avait remarqué déjà dans l’Or du Rhin des incohérences, des maladresses, une pauvreté conceptuelle qui laissait mal augurer de la suite. Cette Walkyrie, premier jour, n’est pas pire que le prologue, on pourrait même dire que l’ensemble est moins hideux. Disons seulement qu’elle confirme la pauvreté de l’entreprise et que ce spectacle sans vision, sans propos, sans structure ne laissera pas de traces indélébiles dans la mémoire, mais seulement des soupirs d’agacement. Trois actes, trois styles, trois orientations, Acte I, « Guerre des clans en Serbie », Acte II, « Vive les pommes », Acte III, « Panique à la morgue ».
Chéreau avait génialement introduit l’idée de clan ou de bande, lorsque Hunding entrait en scène, accompagné de ses hommes et qu’il entourait les deux enfants perdus (qui rappelaient vaguement ceux de “La Dispute” de Marivaux). Krämer la reprend, en commençant par évoquer la guerre des clans dans laquelle Siegmund est pris malgré lui, et les soldats de Hunding qui massacrent le petit peuple (on dirait bien des soldats serbes), entrent en forcent avec lui dans la maison. Des cadavres amoncelés en arrière plan, violence contre Sieglinde, violence de Siegmund contre Hunding menacé, tout cela est très démonstratif et va contre une musique très tendue, toute de violence rentrée au contraire. L’épée est dissimulée derrière un tableau qui , tiens tiens, représente un frêne, et que Sieglinde et Siegmund déchirent de manière un peu ridicule au couteau (le tableau est en papier…). Tout ce premier acte aux couleurs pseudo politiques, n’est pas vraiment passionnant et la mise en scène reste peu inventive, le travail sur l’acteur, inexistant, et tout ce qui pourrait donner vie, la pulsation érotique par exemple, est systématiquement éliminée. La direction très précise et analytique de Philippe Jordan manque quand même un peu d’éclat, de vie de sève dans cet acte et le duo final se traîne un peu.
J’ai appelé le deuxième acte « Vive les pommes » puisque la pomme est le motif central de l’acte, le fil rouge qui tient lieu de cohérence. Dans le Walhalla (nous sommes en haut de l’Echelle de Jacob menant au Walhalla (voir l’Or du Rhin) et les athlètes ont fixé les lettres du mot Germania (voir encore l’Or du Rhin), bientôt d’ailleurs les lettres GER disparaissent pour ne laisser que « ..mania »..Est-ce un autre signe à décrypter ?….Les Walkyries s’amusent au lever de rideau autour de la table des dieux et jouent avec des dizaines de pommes, symbole d’éternelle jeunesse (voir encore et toujours l’Or du Rhin, où ce fruit obsédait beaucoup le metteur en scène), Brünnhilde, lors de l’annonce de la mort, compose une sorte de chaîne de pommes, sans doute une ligne directe vers le Walhalla, et Siegmund, pour signifier son refus, donne un coup de pied vengeur dans le bel ordonnancement de fruits composé par Brünnhilde. Ce deuxième acte est très sage par ailleurs, il ne se passe pas grand-chose, sinon, seule vraie réussite de l’entreprise, les interventions de Fricka, magnifiquement portées par une Yvonne Naef royale en crinoline rouge sang, qui assiste au combat final Siegmund/Hunding en un face à face avec Wotan qui lui montre à la fin le cadavre de Siegmund avec un geste qui a l’air de dire « t’es contente, hein ? ».
Le dernier acte s’ouvre sur une sorte de morgue ou de salle de médecin légiste où des Walkyries infirmières nettoient les corps nus des héros morts (ouh la la ! comme c’est osé !!), la chevauchée des Walkyries, c’est « Panique à la morgue » où les cadavres s’amoncellent, passent sur la table, sont nettoyés, puis repartent régénérés.  Avec un baisser de rideau inattendu entre la deuxième et la troisième scène (le duo Wotan- Brünnhilde) car il faut bien – au mépris de la fluidité scénique à laquelle Wagner tenait tant, débarrasser le plateau des cadavres, des tables, des cuvettes, des torchons. Toujours pas la moindre attention au travail d’acteur, les chanteurs ne sont pas guidés, pas conduits, et font grosso modo ce qu’ils font partout. Une curiosité finale, Erda passe devant le brasier (après tout pourquoi pas), et Brünnhilde profondément endormie sur une table aux côtés du cadavre de Siegmund (on n’ose imaginer le futur réveil de Brünnhilde par Siegfried face au cadavre de papa !), se lève et va sous la table : elle ne peut dormir, elle devenue simple mortelle, au même niveau que le héros mort, et sous les yeux de tous (Walkyries, soldats) au fond dans l’ombre rougeoyante du brasier.
Krämer a repris à Braunschweig l’idée des fauteuils XVIII° (ici, ils sont noirs et non rouges) évoquant le Walhalla, il a repris à Chéreau et à d’autres l’idée de la bande de Hunding, il n’en a cependant rien fait : pas de mise en scène, un travail sans construction sans colonne vertébrale, sans aucun intérêt. Finalement mieux vaut ce deuxième acte sans grandes idées (mais avec des pommes) où les chanteurs sont laissés à eux-mêmes que des idées inutiles, qui ne disent rien de l’intrigue et sont souvent scéniquement mal réglées (une fois de plus, comme dans l’Or du Rhin, des sorties injustifiées: « Ein Quell » au premier acte où Siegmund demande de l’eau), et quelques incohérences des mouvements réglés dans l’espace scénique.
A ce travail médiocre et sans intérêt aucun correspond au contraire une réalisation musicale de qualité, même si la distribution, solide au demeurant, n’est pas totalement convaincante. Robert Dean Smith est un Siegmund émouvant, à la voix claire, si claire même qu’on se demande s’il arrivera au bout des « Wälse » des « Nothung » ou de l’accent final (« Wälsungenblut ») que même le grand Vickers rata un soir de MET avec Karajan. Son deuxième acte est plus pâle. La voix fatigue, l’orchestre la couvre. C’est dommage car le chant est engagé et l’interprétation prenante.  La Sieglinde de Ricarda Merbeth en revanche montre de bout en bout une voix très solide, mais l’interprétation reste froide (une seule lueur de passion au troisième acte), et un peu distante, comme d ‘habitude chez cette chanteuse qui n’a jamais réussi à me convaincre (son Elisabeth de Tannhäuser à Bayreuth me laissait totalement froid). Voilà une de ces voix qui « assure » sans séduire ni créer l’adhésion. Le Hunding de Günther Groissböck est solide et compose un personnage de soldat brutal et violent très crédible, tout comme le Wotan de Thomas Johannes Mayer, initialement prévu en complément de Falk Stuckmann pour trois représentations, et qui a jusqu’ici assuré toute la série. Sans avoir une voix éclatante, sans avoir un timbre exceptionnel, c’est sans doute celui qui est le plus expressif et qui suit les inflexions du texte avec le plus de précision, dans son personnage de perdant, de Wotan humain, trop humain. Une bonne prestation, face à la Fricka de très grande facture de Yvonne Naef, impériale en crinoline rouge, qui campe un vrai personnage avec une voix somptueuse, et particulièrement expressive, la meilleure du plateau. Des Walkyries-infirmières, on retiendra d’étranges notes raclées, des couacs gênants au moins au début du 3ème acte, avec une meilleure cohésion à la fin de leur scène, mais on les oubliera vite. Reste la Brünnhilde de Katarina Dalayman, avec ses aigus comme toujours plus tonitruants que chantés (ses « Hojotoho » initiaux), qui au total, même si cette chanteuse ne m’a jamais totalement convaincu, s’en sort avec les honneurs, même si je persiste à penser qu’on ne tient sûrement pas la Brünnhilde du moment, mais seulement la plus demandée du moment.

Le plus convaincant, c’est à n’en pas douter le chef. Je ne partage pas son option analytique et lente du premier acte, d’où n’émergent dans le duo final aucune pulsion, aucune vibration, aucun pathos. C’est l’ambiance pesante de la première partie qui gouverne la couleur donnée à l’ensemble de l’acte. On aimerait plus de rythme, on aimerait que la musique se laisse plus aller, mais Philippe Jordan n’a ni la fantaisie, ni l’imagination de son père. C’est un rigoureux constructeur, d’une redoutable précision, qui sait parfaitement accompagner le plateau et sait faire ressortir toutes les qualités de l’orchestre, même si quelques faiblesses se laissent encore percevoir (les cors…). Cordes somptueuses, bois et vents magnifiques. Le son charnu, plein, le souci de faire ressortir tous les niveaux, le relief font des deuxième et troisième actes des moments de référence. Une direction exemplaire même si quelquefois discutable, qui projette cette production au rang de celles qu’il faut aller écouter malgré ses failles et avec une distribution au total sans grands défauts ni grand éclat… Jordan sera sans aucun doute l’atout majeur de ce Ring, car pour le reste, la caravane peut passer.

200620102131.1277111443.jpgUne conclusion en demie teinte donc, avec la certitude maintenant bien installée d’un spectacle sans aucun intérêt scénique, faussement provocant, faussement analytique, et surtout complètement dépassé, celle d’une distribution honnête à très honnête, sans être celle de l’année loin de là, et un chef, qui sauve totalement la représentation par la qualité de son approche et le soin apporté à la « concertazione ». Pour le coup, le choix de Philippe Jordan comme directeur musical est une très bonne intuition de Nicolas Joel.