BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: BORIS GODUNOV de Modest MUSSORGSKI le 28 MARS 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Calixto BIEITO)

Le choeur salue, le 28 mars 2014, Munich, National theater
Le choeur salue, le 28 mars 2014, Munich, National theater

On se reportera au compte-rendu de Juillet 2013, dans une distribution sensiblement différente et sous la direction de Kent Nagano, pour une analyse détaillée de la production.

Qu’est-ce qu’une interprétation russe ?
Me trouvant à Munich avec des amis proches, nous avons beaucoup échangé à propos de ce Boris Godunov, que quelques uns ont trouvé tout sauf russe. Pour eux, cela voulait dire  des moments de poésie ineffables, des étirements développés du son, un lointain écho de chants populaires, une respiration large, du cantabile : une interprétation à la Gergiev, quelquefois explosive, colorée et coloriste, mais aussi intimiste et lyrique. Évidemment le choix de Kirill Petrenko qui est aussi russe que Valery Gergiev, va tout à l’opposé.

Nota: À propos de Gergiev, il y a une polémique à Munich née de ses déclarations publiques soutenant Vladimir Poutine en Crimée. Comme le chef doit prendre en main les Münchner Philharmoniker sous peu, ça fait un peu désordre, même si Gergiev est là pour faire de la musique et que ses opinions politiques importent peu à mon avis. D’autres chefs ont des opinions tranchées, pas forcément politiquement correctes, notamment en Allemagne, et ils font carrière sans qu’on les ennuie…

Fin de l’incise.

Kirill Petrenko est tout sauf flamboyant : discret, refusant les interviewes, il dirige moins qu’un GMD habituel, mais il travaille chaque partition à fond, en liaison avec la production, d’une manière systématique qui peut désarçonner quand il va là où personne ne l’attend, comme dans ce Boris Godunov étonnant.
Ainsi voudrais-je ici compléter le long compte rendu de la saison dernière pour confier d’abord mon adhésion renouvelée à cette mise en scène centrée sur la bassesse du politique et sur  la violence qu’il génère dans une société en désarroi. L’actualité récente nous en donne des pelletées d’exemples.
Cette production est d’un tel niveau que la revoir à quelques mois de distance ne donne  pas l’impression de déjà vu mais plutôt celle d’une nouvelle exploration. Voilà un travail d’une puissance rare, comparable dans un tout autre genre aux Soldaten de Zürich, du même Calixto Bieito.
Cette mise en scène noire et sans espoir, qui ne laisse pas d’échappatoire ni au peuple, ni au destin des hommes de pouvoir, se déroule dans un noir de deuil : deuil de l’humanisme, deuil de tout ce qui fait la différence entre l’homme et l’animal : Bieito fait son deuil de l’homme.
Les applaudissements sont longs, nourris, mais jamais explosifs comme si un tel spectacle et ce qu’il montre, et ce qu’il dit, imposait la retenue et même une certaine angoisse.
À une production sans concession et dénuée de tout sentimentalisme (même le petit Fjodor jouant avec sa mappemonde est déjà engagé dans le mépris de l’autre : voir comment il lance la mappemonde sur Shuiskij), correspondait déjà une direction de Kent Nagano assez glaciale et presque chirurgicale.
Kirill Petrenko lui succède et reprend la production en imposant la même vision, mais encore plus marquée et plus définitive. C’est un chef très attentif à ce qui se passe sur scène, et qui cherche sans cesse une cohérence entre ce que dit la scène et ce que dit la fosse. La scène est noire et glacée, la fosse l’est tout autant, à un niveau tel qu’elle désarçonne l’auditeur qui attend du Boris Godunov un minimum de lyrisme, un peu de complaisance (usage du rubato, des sons tenus longuement, voire étirés), et de la rutilance:  il attend souvent une couleur dite russe, c’est à dire du Mussorgski mâtiné de Tchaïkovski, un peu comme j’essayais de l’expliquer ci-dessus.

Rien de tout cela ici.
Rien.
Rien qu’une froideur totale, rien qu’un refus systématique de ce qui pourrait ressembler à du décoratif. Kirill Petrenko dirige un Mussorsgki-Bauhaus : des lignes épurées, pas de gracieusetés, pas une seule concession au sentimentalisme, ni d’ailleurs au sentiment, pas d’espace pour la complaisance sonore, aucun espace pour le cantabile, complètement refusé : si le tempo n’est pas rapide, il le devient là où là où habituellement on s’attarde et on s’étend: c’est tellement net dans l’intervention initiale de Schtschelkalow (Markus Eiche) qui est souvent un moment suspendu, extraordinaire d’émotion contenue. Ici, l’émotion est soigneusement contournée, évitée, les notes ne sont pas tenues ni longues, c’est plus net, plus brutal, plus frustrant.
Cette approche du Boris est complètement autre. Le frisson vient certes, mais il vient essentiellement d’une tension quelquefois insupportable née d’un parti pris d’objectivité qui finit par créer du malaise : un Boris en version Sachlichkeit. Je me suis plusieurs fois retrouvé au bord des larmes, dressé sur mon fauteuil, non pas des larmes cathartiques, mais  de ces larmes qui vous viennent parce que vous êtes enfermé à ne pas pouvoir vous en sortir, des larmes de rage.
Tout en collant à ce que dit Bieito, tout en adhérant à cette vision qui place Poutine et Sarkozy comme premiers guignols politiques (bientôt suivis de tous les autres, de Blair à Hollande), Petrenko propose une vision de ce Mussorgski première version (1869) particulièrement rèche, avec des sons coupants, des interventions sonores brutales et sèches, notamment des vents (bois, cuivres), et quand il le faut un son plein, immense, en expansion, mais jamais attendri sur lui même, jamais complaisant, jamais éclatant ou rutilant (c’est toute la différence avec un Nagano qui concédait un doigt de rutilance). Cette version de 1869 est une version brute, sans concessions, peu gracieuse, mais puissante, mais inquiétante, mais profondément pessimiste. Il fait ainsi parler l’orchestre avec cette ironie et ce sarcasme qu’on voit quelquefois chez Mahler, notamment dans la 7ème, la moins populaire, la plus nocturne, ou le Rondo Burleske de la neuvième, celle de la mort.
Il semble nous dire : Mussorgski, c’est un homme de l’après, c’est un Stravinski débarrassé de ses volutes modern’style,  un créateur de sons, c’est un Berg avant l’heure. 
Il nous montre ainsi comment et pourquoi Mussorgski est un compositeur de référence pour le XXème, Debussy, Zemlinsky, Chostakovitch, Poulenc etc…
Sa direction affiche ses habituelles qualités, désormais bien connues, d’abord un souci de clarté presque géométrique, chaque note est nette, sculptée, dessinée, puis un souci d’équilibre avec la scène, sans jamais couvrir les chanteurs, mettant même quelquefois les voix au premier plan en refusant d’imposer la pâte orchestrale : on a quelquefois l’impression qu’on chante presque a capella, en entendant dans la fosse quelques notes isolées, comme des pointes acérées, ne « lâchant » l’orchestre que dans les grandes scènes de foule où le chœur extraordinaire, peut-être encore plus que cet été (toujours dirigé par Sören Eckhoff), impose un son prodigieux, énorme et paradoxalement sans éclat, lui aussi coupant et net, comme une guillotine.
L’orchestre répond aux sollicitations à un point tel qu’on comprend combien en quelques mois non seulement il l’a pris en main, et combien il a instauré un dialogue artistique intense et profond: il développe quand il faut un son d’une puissance inouïe, qui cependant n’est jamais trop fort. Accompagnant les voix en les soutenant, avec des indications très précises, il varie les volumes et la couleur donnant l’impression que l’orchestre parle, comme un chanteur. Rarement on a eu une telle osmose entre fosse et plateau.

Saluts, 28 mars 2014, De g.à d.Petrenko, Kotscherga, Siegel, Nakamura, Matorin
Saluts, 28 mars 2014, De g.à d.Petrenko, Kotscherga, Siegel, Nakamura, Matorin

Depuis Claudio Abbado qui imposait une lecture de Mussorgski bouleversante, à la fois poétique et nostalgique, d’une infinie tristesse,  je n’ai pas entendu une vision aussi neuve, aussi riche, aussi passionnante ni aussi intelligente, d’une infinie noirceur.
C’est bien l’analyse scrupuleuse de la partition qu’on voit derrière cette direction, une partition travaillée, fouillée, explorée de manière très précise, avec une logique décisive et des choix d’une rare netteté : il y a une ligne, il y a une direction, il y a une résolution . Ces amis dubitatifs qui m’accompagnaient étaient sonnés à la fin, reconnaissant d’abord l’extraordinaire beauté de l’ensemble, et en même temps son extraordinaire étrangeté : frustrés  devant un travail auquel ils n’adhéraient pas mais contraints de reconnaître l’extraordinaire nouveauté de l’approche. Je pense qu’une partie du public a ressenti le même type de sentiment ou d’impression, tiraillé entre le choc inévitable de la nouveauté, et la nostalgie de l’attendu.
Comme je suis heureux d’avoir été confronté à quelque chose de neuf, qui explore d’autres chemins, et qui m’a aussi quelquefois heurté : enfin on sort de la sagesse qui est conformisme musical, du culte narcissique de l’effet, enfin on rencontre une sorte de vision, dorique et sans fioritures, enfin quelqu’un qui a quelque chose d’autre à dire qu’un discours convenu ou attendu sur les œuvres. Et notamment sur cette œuvre-là, pour laquelle beaucoup d’auditeurs espèrent un peu de pittoresque et de spectaculaire.
Voilà une beauté presque mystique architecturée à la Le Corbusier, avec un filet de lumière filtrée. Il faut plonger en soi, pour pouvoir la percevoir, il faut plonger dans la méditation.
À cette direction du troisième type a répondu une distribution sensiblement différente de cet été,  faisant appel à l’excellente troupe pour l’ensemble des rôles de complément . On retrouve donc Angela Brower, Fjodor d’une grande fraîcheur,  qui fait percevoir néanmoins dans son chant  quelque chose de l’indifférence naissante de l’enfant gâté. Eri Nakamura est une formidable Xenia, déjantée, hors sol et Okka von der Damerau une honnête aubergiste, tout comme la nourrice de Heike Grötzinger. Du côté des hommes, signalons de nouveau le bon Missail de Ulrich Reβ et surtout l’excellent Innocent de Kevin Conners, dont l’intervention est à la fois tendue et terrible, est indéniablement douée de poésie. Un des moments les plus insupportables de la soirée.

L'ensemble de la distribution le 28 mars 2014
L’ensemble de la distribution le 28 mars 2014

Gerhard Siegel, de nouveau Shuiskij, m’est apparu en moins bonne forme que cet été, des problèmes de tenue vocale, de projection à l’aigu, quelques sons un peu difficiles, même si l’artiste reste prodigieux dans sa manière de dire le texte et de le distiller.
Markus Eiche est un remarquable Schtschelkalow , voix claire, bien timbrée, chaude, diction parfaite, on entend chaque mot, et on entend surtout la froideur millimétrée du politique aux gestes calculés. C’est aussi le cas de Dmytro Popov, un Grigorij vaillant,  très à l’aise en scène, aux aigus marqués, sachant colorer et doué d’un timbre particulièrement attachant, d’un vrai style et d’une vraie présence .
Vladimir Matorin en Varlaam confirme l’impression de cet été : son intervention est vraiment l’un des sommets de la soirée, avec son chant puissant, dynamique qui montre en même temps une grande capacité à varier l’expression et la couleur : chez Varlaam c’est ce qui fait tout le rôle et c’est justement ce que n’arrive pas à  réussir Ain Anger en Pimen, même s’il a remporté un gros succès, grâce à une voix large et bien posée :

Ain Anger
Ain Anger

c’est un jeune Pimen, ce qui est rare, et qui inverse le rapport à Boris, l’autre basse par rapport à l’été dernier (Kotscherga en Pimen, Tsymbaliuk en Boris). Pimen représente la mémoire, les temps immémoriaux des chroniques et son âge donne du poids à ses dires. Un jeune Pimen devient dans la vision très politique de Bieito un instrument conscient au service des boyards : à la fin, il semble être partie active du complot, non pour des raisons morales mais pour de pures raisons d’opportunité politique. Ain Anger dont la voix a d’éminentes qualités, cependant ne sait pas varier,ni interpréter, ni colorer : son chant est noblement monotone, sans expression, sans prise de risque. Un peu plat pour tout dire, alors qu’on attendrait là aussi un chant visionnaire et non une simple mise en notes.
J’ai vu il y a une quinzaine de jours Analotij Kotscherga à Milan dans La fiancée du Tsar (voir le compte rendu) et j’ai émis alors quelques doutes sur la stabilité de l’instrument vocal, ce que l’on peut comprendre pour un artiste ultra-septuagénaire; j’écrivais: Anatoli Kotscherga, il y a quelques années encore remarquable (dans Mazeppa à Lyon) par la profondeur et le métal, a perdu fortement en projection et en éclat. La voix de basse est devenue un peu voilée, même si elle garde une certaine puissance

Anatolij Kotscherga
Anatolij Kotscherga

Et dans sa première apparition lors de la scène du couronnement, seul sur la terrasse lointaine, elle ne fait pas l’effet d’un Boris habituel, elle est un peu éteinte –mais Tsymbaliuk, bien plus jeune, donnait un peu la même impression, celle d’un Boris écrasé, lointain et fatigué et la vision que propose Kotscherga est évidemment celle d’un Boris mur, résigné, vieilli. Mais quel renversement dans la scène avec Fjodor puis Shuiskij et dans la scène de la folie, puis dans toute la scène finale !
Anatolij Kotscherga était le Boris d’Abbado. Je me souviens qu’alors je le trouvais un peu indifférent, malgré une voix extraordinairement présente. 15 ou 20 ans après, non seulement c’est un grandiose Boris, mais il est complètement habité, halluciné, stupéfiant de vérité. La performance scénique et vocale est prodigieuse. À 72 ou 73 ans, c’est évidemment exceptionnel, et vraiment saisissant. La voix à peine voilée, dépasse en puissance celle des autres basses, elle s’ouvre, s’intensifie, se tend, se plie à l’expression. Il use d’une palette de couleurs incroyablement variée, tantôt tendre, tantôt apeuré, tantôt halluciné, tantôt Tsar, la voix toujours très contrôlée plonge le public dans une attention tendue, d’autant que l’orchestre notamment à la fin, le suit de manière à la fois mimétique et retenue, comme un chœur discret. Une incarnation totale, engagée, prenante, fantastique dans sa vérité et sa crudité, très différente de Tsymbaliuk, mais tout aussi impressionnante.

Anatolij Kotscherga
Anatolij Kotscherga

Je dois dire que l’intervention finale de l’orchestre celle du chœur font partie des moments les plus forts vécus sur un Boris. À y penser, j’en suis encore tout bouleversé. J’entends encore cette fin presque suspendue qui m’a arraché une expression d’étonnement, tant Petrenko refuse là aussi la langueur d’un final qui se prolongerait de manière narcissique, ce narcissisme dans lequel tant de chefs et non des moindres aiment se rouler.
Oui, j’ai vécu une grande soirée, étonnante, surprenante parce que j’ai été pris à revers, bien que je m’attendisse à la production, déjà connue, déjà aimée, déjà frappante. Ce qui m’a vraiment ému, c’est, dans une œuvre que j’adore depuis très longtemps, de découvrir des abîmes nouveaux, que l’on peut certes discuter, mais dont on ne peut discuter ni l’intelligence, ni la cohérence, ni la logique. Ce Mussorgski-là va à revers de tout ce qu’on a entendu jusque là : enfin de l’inconfort, enfin de l’inconnu, enfin un univers nouveau qui s’ouvre et dont le mélomane ne peut qu’être comblé. [wpsr_facebook]

Munich, 28 mars 2014
Munich, 28 mars 2014

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: LA CLEMENZA DI TITO de W.A.MOZART le 15 FÉVRIER 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, ms en sc: Jan BOSSE)

Dispositif général de Stéphane Laimé © Wilfried Hösl
Dispositif général de Stéphane Laimé (Acte I) © Wilfried Hösl

La Clemenza di Tito est une œuvre mal aimée, longtemps peu représentée et donc mal connue. La plupart du temps, on la trouve au bas mot ennuyeuse, mal ficelée, déséquilibrée, avec notamment une deuxième partie inutilement longue. Et pour parfaire le tableau, les mises en scènes ne réussissent pas toujours à la mettre en valeur.
Ma première Clemenza di Tito remonte au festival de Salzbourg 1979, sous la direction de James Levine, avec Carol Neblett (Vitellia), Werner Hollweg (Tito), Catherine Malfitano (Servilia), Tatiana Troyanos (Sesto), dans une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle, et c’est un grand souvenir, dans la Felsenreitschule où je pénétrais pour la première fois.  J’ai vu ensuite la production de la Scala, de Pierre Romans, dirigée par Riccardo Muti, avec Gösta Winbergh (Tito) Christine Weidinger (Vitellia) et la magnifique Ann Murray (Sesto) , puis de nouveau à Salzbourg, celle, légendaire de Karl-Ernst et Ursel Hermann (vue plusieurs fois) que devait diriger Riccardo Muti et qui renonça au dernier moment pour gêner le tout jeune directeur du festival, Gérard Mortier, ce fut donc Gustav Kuhn, avec notamment Ben Heppner (Tito), Margaret Marshall (Vitellia), Ann Murray (Sesto), puis je vis une splendide production des frères Cesare et Daniele Levi à Francfort en 1994. La plus récente est celle d’Aix-en-Provence, de David Mc Vicar, dirigée par Colin Davis et ce n’était pas une grande réussite (Voir le compte rendu dans le blog).
Écrite en six semaines pour le couronnement de Léopold II comme Roi de Bohème, parallèlement à la Flûte enchantée, La Clemenza di Tito est créée à Prague en septembre 1791. L’œuvre s’appuie sur un livret de Caterino Mazzolà, d’après Metastase. Il existe des dizaines d’œuvres sur le même sujet qui courent le XVIIIème siècle et ce choix semble obligé pour l’occasion: du politiquement correct avant l’heure.
Mais Mozart, héritier des Lumières signe ses deux dernières œuvres sous le signe de la clémence et de la bonté. La clémence comme mode de gouvernement est sans doute la manière la plus illuministe d’exercer le pouvoir. Titus, selon la tradition, était appelé « les délices du genre humain », même si sous son règne le Temple de Jérusalem a été détruit, Pompéi engloutie, et moins grave, Bérénice renvoyée. La barque est bien chargée, mais pas vraiment délicieuse. Le Titus de Mozart est conforme à la légende  pour les besoins de la cause: il déjoue un complot où sont impliqués son meilleur ami, Sesto, et sa probable future épouse, Vitellia, cerveau de l’affaire, et il finit par pardonner à tous. Tout est bien qui finit bien.
Bien ? Pas vraiment. Dans la vision de Jan Bosse, qui signe là sa première mise en scène d’opéra à Munich (on lui doit un Orfeo de Monterverdi à Bâle, La Calisto de Cavalli à Francfort et Rigoletto récemment à la Deutsche Oper Berlin), La Clemenza di Tito révèle le conflit de l’homme politique  pris entre l’intime et le public : le pouvoir est toujours en représentation ; quelle place peuvent avoir l’intimité et les relations personnelles quand on vit sous les yeux d’une cour et d’un public ? Comme on le sait, la question s’est posée très récemment en France.
En l’occurrence, la question posée va encore plus loin : la clémence dont fait preuve Titus est-elle un acte personnel ou politique ? Voilà les questions très modernes qui tracent le dessein de mise en scène. Cette modernité du propos sur laquelle Jan Bosse et son équipe ont travaillé, fait d’un opéra en représentation la représentation du pouvoir.
L’Opéra, art de cour, accompagne le pouvoir et l’on ne compte pas les opéras créés à l’occasion de mariages, de couronnements et d’événements politiques. Mais il y a encore quelques décennies, dans notre République, chaque visite officielle était ponctuée d’une soirée à l’Opéra : en 1975 lors de la visite officielle de Walter Scheel, président de la République fédérale d’Allemagne, Valery Giscard d’Estaing offrit l’Elektra de Strauss avec Nilsson au Palais Garnier. Opéra et cour, opéra et pouvoir, opéra et représentation sociale sont des truismes bien connus des réflexions sur le lieu et le genre. Citons pour finir la fameuse inauguration annuelle de la saison de la Scala, qui est un lieu d’exposition de tout ce que l’Italie compte de pouvoirs.

Final Acte I © Wilfried Hösl
Final Acte I © Wilfried Hösl

Alors Jan Bosse construit un dispositif scénique monumental qui est un miroir discret de la salle du Nationaltheater, mêmes moulures, même types de loges et avant-scènes remplies de figurants en habit XVIIIème : la cour, prolongée par le public, vous et moi, au même niveau que l’orchestre ou peu s’en faut, qui devient ainsi l’élément central d’un dispositif global scène-salle.
Titus est donc du même coup non l’Empereur romain, mais le signe de ce pouvoir qui est la question posée par l’œuvre, le signe de tout pouvoir, aussi bien de celui d’hier que d’aujourd’hui.
L’orchestre, élément central du dispositif global s’habille donc de blanc en cohérence avec le décor blanc du premier acte, et de noir, en cohérence avec la couleur dominante du second. Pour aller vers la fosse, les musiciens  viennent de la scène comme de la salle, des deux horizons du monde, et au deuxième acte, ils arrivent même par vagues : le premier récitatif (Annio/Sesto) est accompagné par la chanteuse Angela Brower elle-même et la scène se passe dans la fosse, qui devient décor, le premier duo d’Annio/Sesto est accompagné seulement par les cordes, à peine entrées, alors que le reste de l’orchestre entre pour le duo Sesto/Vitellia. Manière de montrer les mécanismes qui régissent l’orchestre et de visualiser les lois musicales.

"Parto" Markus Schön, Tara Erraugh (Sesto) et Kristine Opolais (Vitellia) © Wilfried Hösl
“Parto” Markus Schön, Tara Erraught (Sesto) et Kristine Opolais (Vitellia) © Wilfried Hösl

Car c’est là la seconde idée force: la musique se met en scène elle-même, intervenant directement comme un personnage, c’est le jeu de l’entrée des musiciens ou celui de leur tenue, c’est aussi la mise en valeur des solistes, clarinette basse époustouflante de  Markus Schön d’abord, avec Sesto pour son air Parto au premier acte et cor de basset virtuose de Martina Beck pour l’air de Vitellia Non piu’ di fiori du second acte, solistes qui sont bien visibles sur scène, comme des personnages auxquels on adresse la parole. Voilà un travail sur le pouvoir et sur la musique, sur le pouvoir de la musique, sur le pouvoir et la musique, c’est à dire sur l’usage de la musique par le pouvoir.
On comprend du coup combien la direction musicale et la couleur de l’orchestre deviennent des éléments déterminants de l’ensemble: cela veut dire un soin très sensible des équilibres, cela veut dire aussi une vraie présence de l’orchestre quand il est seul à commenter l’action, cela signifie aussi une visibilité totale de l’ensemble, comme un personnage présent sur scène, et donc une clarté et une lisibilité du discours qui correspondent pour les chanteurs à l’exigence d’une diction parfaite du texte.
Voilà une mise en scène qui est pure interaction, espace, chant, orchestre, salle : encore un Gesamtkunstwerk.

Dans l’économie de l’œuvre, le dispositif du français Stéphane Laimé qui travaille régulièrement avec Jan Bosse, par sa monumentalité et sa forme renvoie à d’autres décors bien connus (Alceste de Pier Luigi Pizzi par exemple), sorte de topos de l’opéra baroque, mais fonctionne aussi comme référence : la forme en amphithéâtre est une métaphore de l’Amphithéâtre Flavien, le Colisée, achevé sous Titus ;  d’ailleurs, il y a de bonnes chances que la dernière scène s’y passe, puisque Titus doit rejoindre le peuple au cirque.
L’unicité de l’espace, un espace théâtral ou amphithéâtral unique, comme l’espace tragique, réduit les déplacements, et fait presque de l’œuvre  les jeux du cirque courtisan, notamment au premier acte où les personnages sont en représentation : Jan Bosse les fait tous apparaître pendant l’ouverture avec un Titus en majesté qui se donne à voir.

© Wilfried Hösl
Sesto face à Vitellia © Wilfried Hösl

Vitellia, en vaste robe jaune à panier, arbore cette couleur maléfique, et impose sa présence suffocante, envahissant l’espace scénique et l’espace vidéo, réduisant la dimension et la taille des autres personnages. Servilia, arbore le même type d’habit, mais en version Servilia, de couleur rose, comme si elle était une Vitellia en modèle réduit.
Sesto dans un costume d’homme (enfin, un homme qui ressemblerait à la Geschwitz, tailleur pantalon et talons hauts) marque aussi le jeu plus commun de Jan Bosse sur le travestissement et ses ambiguïtés, assez facile au demeurant, un topos qui fait d’Annio avec ses longs cheveux roses ou de Sesto des hommes-femmes ou des femmes-hommes.

Mais Sesto au deuxième acte, se débarrasse de ses oripeaux,  de son apparence et revient (presque) à sa nature féminine.

Toby Spence (Tito), Tara Erraught (Sesto) © Wilfried Hösl
Toby Spence (Tito), Tara Erraught (Sesto) Acte II © Wilfried Hösl

La dramaturgie est construite sur une opposition entre premier et second acte : un premier acte qui serait un monde de cour, un monde de l’opéra apprêté, de costumes, en représentation, perruques gigantesques et colorées, chœur emperruqué vêtu de blanc, dont l’uniformité ne distingue ni les femmes ni les hommes, musiciens en chemise blanche, et un second acte, qui serait noirci par la cendre après l’incendie du Capitole, un espace détruit : il ne reste que les gradins noirs, sur la scène ouverte dont on voit le squelette, coursives, grilles. Les personnages et le chœur sont en noir, partiellement déperruqués, Vitellia en vaste robe noire, seule Servilia est  encore en rose (parce qu’elle n’est jamais en représentation) mais sans perruque monumentale,Sesto en sous vêtements et chemise, prisonnier de liens serrés : bref, la mise en scène de Jan Bosse fonctionne essentiellement par signes.

Toby Spence (Tito) © Wilfried Hösl
Toby Spence (Tito) © Wilfried Hösl

La manière dont il traite le personnage de Titus en est une illustration : Titus arbore une tunique blanche revêtue d’un manteau blanc à paillettes discrètes, qui est suffisamment souple et long pour figurer une toge, telle qu’on la voit sur les statues romaines. En public, au premier acte, il apparaît dans sa majesté, en manteau. La musique un peu solennelle le souligne d’ailleurs, mais cette musique n’est pas toute solennelle, les bois font entendre un autre air, un autre ton, une autre musique, qui est plus douce, plus intime, moins formelle, une musique martiale penchant plus vers le Farfallone amoroso des Nozze di Figaro que vers une apparition du souverain : Petrenko fait ressortir avec bonheur ces deux côtés, que Mozart a bien pris soin de souligner. Et Titus revenu à l’intimité avec son ami Sesto, se défait du manteau et apparaît en tunique. Ce jeu sera conduit jusqu’à la fin de l’œuvre où, signe de pardon, Titus couvrira Sesto de son manteau impérial avant de le laisser s’éloigner et disparaître. D’ailleurs, cette fin laisse tous les personnages seuls : Sesto part, Vitellia reste anéantie, sur le côté, isolée elle-aussi, sa perruque rose traînant sur le sol. Et le rideau se refermera sur un décor où les colonnes du premier acte reviennent lentement et où Sesto s’éloigne, revêtu du manteau de Titus comme une ombre de l’empereur qui disparaît, qui s’efface pour le laisser seul (voir photo ci-dessous) : la représentation pourra reprendre sur le théâtre reconstitué, sur le devant de la scène, devant le rideau, un Titus seul, sur son trône, en tunique : plus besoin de manteau impérial pour marquer la solitude définitive du pouvoir. Tout rentre dans un ordre qui est l’ordre du politique, celui où l’apparence fait loi, une loi qui fait taire les âmes. Seul face à la salle Titus règne : à quel prix !
Ce travail est fait de signes minimaux et révélateurs, de mouvements quelquefois réduits mais difficiles : avec une gigantesque robe à paniers, il n’est pas aisé à Vitellia (Kristine Opolais) de monter et descendre les gradins. Il est fait aussi de quelques traits d’humour ou de tendre ironie : ils se concentrent notamment sur Publio, sorte de chambellan,  de bête de cour qui règle les cérémonies, annonce les apparitions impériales, ou qui arrête Sesto, dans un habit uniformément noir (il est à part, dans la mécanique blanche de la Cour), avec une barbe longue de dignitaire assyrien et une coiffure un peu fantaisiste. Il serait inquiétant s’il n’essayait pas de se faire voir du souverain en rivalisant avec Annio  dans l’enthousiasme calculé du courtisan, ou s’il ne courait pas vers le public en blanc dans les loges d’avant scène pour faire des bises, saluer les uns et les autres par ces rituels de reconnaissance mondaine, soulevant sa robe, laissant voir sans cesse ses jambes nues en un mouvement répété qui fait sourire habit/corps…culture/nature…apparence/être. Est-ce bien utile ? Sans doute pas, mais cela contribue à humaniser l’ensemble, à glisser quelque sourire dans un espace compassé et complexe. Autre trait un peu leste qui a fait réagir la salle : Sesto amoureux qui se glisse sous les paniers de Vitellia et celle-ci sans doute stimulée se met à vocaliser de manière étourdissante, pendant qu’à ses pieds émergeant de la robe les talons de Sesto laissent deviner ce que se passe dessous.
Entre une première partie en représentation où règne le double langage (seule Servilia ose la vérité à Titus, qui l’en remercie d’ailleurs) et une deuxième partie où , sans décor ou presque, les personnages se révèlent et redeviennent eux-mêmes, sans l’apprêt ni aucune des apparences courtisanes, les récitatifs ( que le metteur en scène a malgré tout beaucoup coupés) acquièrent une importance renouvelée (beau continuo au violoncelle, pianoforte, clavecin), notamment pour le Titus de Toby Spence.
On peut en effet discuter à l’infini du choix de Toby Spence pour ce rôle redoutable, dont les aigus et les agilités laissent à désirer, notamment dans son air du deuxième acte Se all’impero, amici Dei, où l’on remarque quelque difficulté marquée, des sons fixes, à la limite de la justesse et des montées à l’aigu pas vraiment propres. Mais en revanche, la diction impeccable, le ton en permanence mélancolique, la couleur en font un Titus émouvant et humain, presque plus intéressant dans les récitatifs que dans les airs. La manière dont son discours final est construit est passionnante et d’une rare finesse : le peuple est rassemblé, on attend la condamnation de Sesto mais le public du théâtre sait qu’il a décidé de l’épargner. Du coup, ce discours apparaît comme soucieux de l’effet produit, de l’effet politique d’une clémence qui va faire coup de théâtre, si Vitellia ne l’interrompait pas pour s’accuser et rompre la belle ordonnance politique prévue : ainsi, la dernière scène retourne à l’intime inattendu quand elle devait être ordonnée autour du politique. Et Toby Spence a le ton et les inflexions justes : il parle clair et bien.  Il reste que ce Titus n’est pas tout à fait au rendez-vous des exigences vocales du rôle.
Les voix de femmes sont en revanche particulièrement en valeur : Kristine Opolais en Vitellia domine globalement les difficultés du rôle, avec des aigus redoutables et des cadences ardues demandées par Petrenko. La voix est claire, bien posée, bien projetée, même si on sent que quelques aigus sont légèrement tirés. C’est une Vitellia crédible, à la belle personnalité, engagée scéniquement, très présente (vu le volume de ses costumes, ce n’est pas trop difficile…).
Ma préférence va quand même au Sesto de Tara Erraught, petit homme noiraud (j’ai dit plus haut, une Geschwitz version Mozart…Sorte de Sesto lesbien) dans la première partie, qui respire l’artifice. Sa taille, ses gestes, face à la castratrice Vitellia (le rôle était originellement d’ailleurs prévu pour un castrat), tout le réduit : il n’y a qu’à considérer la manière dont il l’embrasse toujours la serrant par derrière, si bien qu’elle le cache). Dans la deuxième partie, il apparaît dans sa nature de femme détruite, non plus avec cette perruque brune, comme si il fallait mettre bas les masques et être soi, dans son âme et dans son genre. Membre de la troupe du Bayerische Staatsoper, Tara Erraught avec son chant parfaitement contrôlé, style et diction impeccables, les aigus triomphants, des agilités en place, montre surtout une couleur déchirante qui place immédiatement Sesto dans les grands personnages tragiques. Magnifique.

© Wilfried Hösl
Servilia et Annio © Wilfried Hösl

Magnifique aussi la Servilia de Hanna-Elisabeth Müller, elle aussi membre de la troupe, avec une voix cristalline, plus puissante que ne le laisse paraître sa petite taille et son format de tendre jeune fille. Une vraie présence, partagée par l’Annio d’Angela Brower, au mezzo clair, sonore, aux aigus faciles, au style maîtrisé. Quant au Publio du koweitien Tareq Nazmi, lui aussi dans la troupe de la Bayerische Staatsoper on a dit combien il était désinvolte en scène, faisant çà et là sourire, avec une voix chaude, ronde, bien contrôlée : il obtient dans son air l’acerbo amaro pianto un joli succès.
Mais ce qui motivait largement mon déplacement c’était d’écouter Kirill Petrenko dans Mozart, après Wagner, Tchaïkovski, Strauss. J’ai entendu des commentaires réservés par des auditeurs de la radio le 10 février dernier. Sa direction ne serait pas mozartienne : qu’on m’explique ce qu’est une direction mozartienne en 2014. Sûrement pas le même Mozart qu’en 1960 ou qu’en 1990…car les concepts évoluent avec les époques selon la dure loi de l’herméneutique. On a vu Mozart d’abord comme un bonbon au caramel, crémeux, rose et gentil. On l’a vu aussi acerbe et méchant. On l’a vu après Amadeus de Milos Forman, incroyablement énergique, vivant voire viveur…Lequel choisir ?
Je me garderai bien de qualifier sa direction : l’approche de Petrenko est comme toujours d’une très grande clarté laissant s’exprimer les pupitres solistes de l’orchestre, les mettant en valeur. Il est aussi soucieux des voix, qu’il accompagne, en soignant la modulation des volumes. Lorsque l’on chante, l’orchestre est certes présent, mais sans envahir l’espace sonore. En revanche les parties plus symphoniques sont énergiques, fortes, imposantes : la radio ne peut rendre ces différences  tellement sensibles dans la salle.
Le début est surprenant, avec ce léger silence, léger soupir qui interrompt les premières mesures, comme une hésitation répétée deux fois, qui disparaît pour laisser la musique se développer en libre cours, tout comme le silence qui clôt le premier acte, impressionnant et lourd, qui annonce déjà la seconde partie.
Il utilise les différents pupitres pour faire parler l’orchestre, cordes et bois se répondent, aux cordes la majesté et le politique, aux bois l’intime : c’est tellement clair quand l’orchestre accompagne les apparitions de Titus. Il sait manier le monumental et le diluer très vite dans un lyrisme plus humanisé. Il souligne d’ailleurs souvent la parenté avec certaines phrases de la Flûte enchantée .Ce n’est certes pas une vision qui s’appuie sur l’émotion, sur le laisser pleurer, sur la complaisance. C’est une vision à distance, sans être froide, une lecture très « moderne » si l’on veut, qui ne s’appuie pas du tout sur des lectures qui tireraient Mozart vers le XVIIIème, mais c’est surtout une lecture opportuniste, qui s’appuie sur la cohérence avec la mise en scène, où le plateau est accompagné et commenté, où le propos du metteur en scène est traduit en musique, et en son. Depuis que je vais l’écouter, je suis frappé par l’attention que Kirill Petrenko porte à l’ambiance du plateau, à ce souci permanent d’une sorte d’unité stylistique fosse/plateau. Dans une mise en scène qui exige une unité fosse/plateau/salle, il joue le jeu, avec un sens de l’à-propos,  avec un souci du théâtre très direct, très homogène. Il n’est pas sûr qu’avec une autre mise en scène il dirigerait ainsi, mais dans une ambiance à la fois monumentale et distanciée, où l’intimité des âmes est aussi sans cesse sollicitée, il a vraiment utilisé l’orchestre pour éclairer le discours scénique et le moduler, à l’écoute du texte mozartien et de l’interprétation qui en est donnée par le metteur en scène.
Voilà un spectacle de très haute tenue. Le public ne s’y trompe pas, il fait un triomphe aux participants, et les représentations sont complètes jusqu’à la fin. Cela ne signifie pas un spectacle bouleversant qui déchainerait des fleuves d’émotion. C’est beaucoup plus un travail analytique, qui met sans cesse le cerveau en éveil, tant les moindres détails font signe et sens, détails dans les décors, détails dans la structuration de l’espace, détails dans le jeu d’acteurs, très précis dans les moindres gestes, les moindres regards. Et ainsi le temps passe sans y penser. Où est l’ennui que cette œuvre distillerait ? Disparu, envolé : il reste tension et attention, il reste plaisir, il reste grandeur d’une musique qu’on a envie d’écouter et réécouter.
[wpsr_facebook]

Image finale © Wilfried Hösl
Image finale avec Sesto qui s’éloigne au second plan © Wilfried Hösl

 

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: LES CONTES D’HOFFMANN de Jacques OFFENBACH le 14 FÉVRIER 2014 (Dir.mus: Constantin TRINKS, ms en sc: Richard JONES)

 

Acte I (avec Rolando Villazon) © Wilfried Hösl
Acte I (avec Rolando Villazon) © Wilfried Hösl

Venu surtout pour voir La Clemenza di Tito , j’en ai profité pour assister de visu à cette production de Richard Jones des Contes d’Hoffmann que j’avais vue à la télévision lors de la retransmission en décembre 2011 d’une des premières représentations (voir le blog). C’était alors Rolando Villazon, revenu de maladie, qui était Hoffmann et Diana Damrau qui chantait les trois rôles de femme. Cette fois, c’est le ténor maltais Joseph Calleja, désormais très demandé partout qui chante Hoffmann, et les trois femmes sont distribuées à Rachele Gilmore (Olympia), Eri Nakamura (Antonia) et Brenda Rae (Giulietta), et les quatre méchants confiés à Laurent Naouri, l’une des référence dans ce rôle. J’étais aussi intéressé à entendre diriger Constantin Trinks, l’un des bons chefs germaniques actuels, que j’avais beaucoup apprécié dans Das Liebesverbot à Bayreuth cet été.

 

Acte I © Wilfried Hösl
Acte I © Wilfried Hösl

A relire mon court compte rendu, l’impression globale de la production n’a pas beaucoup changé, bien que j’aie trouvé l’approche intéressante de cette représentation de l’univers mental d’Hoffmann qui écrit et qui est suivi de sa muse et des trois amis dont on évoque au premier acte les amours, Nathanaël (Dean Power, un voix de ténor très intéressante, à ce qu’on entend dans ses courtes interventions), Wilhelm (Joshua Stewart) et Hermann (Andrea Borghini) sorte de chœur antique muet qui observe l’action tout au long de la pièce.

Entre les actes ©Bayerische Staatsoper
Entre les actes ©Wilfried Hösl

À chaque changement d’acte, Hoffmann, la muse/Nicklausse et ses trois amis allument une pipe, comme pour reprendre la respiration lors d’un récit, à moins que ces pipes de contiennent quelque substance illicite, répondant à l’une des dernières répliques d’Hoffmann (adressée à Nicklausse) au premier acte :

Fume !
Avant que cette pipe éteinte se rallume
Tu m’auras, sans doute, compris
Ô toi, qui dans ce drame où mon cœur se consume,
Du bon sens emportas le prix.

Acte II ©Bayerische Staatsoper
Acte II Olympia ©Wilfried Hösl

Le décor représente la même pièce, habillée différemment à chaque fois, à la perspective un peu faussée, comme dans les rêves, avec sur la gauche un corridor sans perspective et sur la droite, au mur, un tableau identifiant l’ambiance, une photo de classe pour la taverne de Luther,  pour l’acte d’Antonia un disque d’or (de la mère) ou de Giuletta une vue du Rialto à Venise. Des éléments permanents aussi: une desserte, tantôt buffet de cuisine, tantôt bibliothèque, tantôt réservoir à alcool, un lit dans un coin dissimulé par un rideau, ou démesuré pour l’acte de Giulietta, et des murs dont les décorations changent. Chaque acte renvoie à un univers artistique bien identifié, et éclairé par le luxueux programme de salle (relié, en couleurs, 180p…pour 7€…) pour chaque acte, celui de la canadienne Marianna Gartner pour l’acte I, une maison de poupée, du britannique Ray Caesar et son monde d’enfants angéliques et inquiétants pour l’acte II, et de l’artiste russe émigrée en Israël Alexandra Zuckerman pour l’acte III . Marquées par une volonté esthétisante, pour mieux éclairer le monde mental de ces récits fantastiques, les solutions théâtrales sont efficaces, comme la poupée vue  dans un théâtre de marionnettes où alternent habilement la poupée et la chanteuse réelle, ou comme le piano gigantesque dans lequel Antonia voit le docteur Miracle (et les partitions de Delibes, Boïeldieu, Adam, Auber qui peuplent sa vie et sur lesquelles elle meurt) ou la robe écarlate, somptueuse de Giulietta, évocation d’un tableau de 2007 « Confused woman » d’Alexandra Zuckerman.
L’univers de marionnettes et de jouets de l’acte d’Olympia,

Joseph Calleja (Hoffmann) & Eri Nakamura (Antonia)©Bayerische Staatsoper
Joseph Calleja (Hoffmann) & Eri Nakamura (Antonia)©Wilfried Hösl

celui inquiétant et angoissant d’Antonia, entourés de répliques du docteur Miracle qui se multiplient (moment qui rappelle le traitement de la scène de l’église du Faust de Lavelli où Marguerite était entourée de Mephistos oppressants qui tournaient autour d’elle) sont incontestablement des réussites.

Acte IV Joseph Calleja (Hoffmann)& Brenda Rae (Giulietta) ©Bayerische Staatsoper
Acte IV Joseph Calleja (Hoffmann)& Brenda Rae (Giulietta) ©Wilfried Hösl

L’acte de Giulietta me paraît en revanche le plus faible, parce que le plus confus scéniquement (il est vrai que c’est aussi dramaturgiquement le plus échevelé de la partition, le plus lyrique (barcarolle) le plus violent (meurtre de Schlémil) et le plus difficile à réaliser techniquement notamment la question du reflet, résolue ici par un jeu de masques collés au miroir géant qui envahit la pièce – et enfermés ensuite dans des vases). Chéreau, par un génial jeu de miroirs, avait réussi à montrer le reflet qui s’envolait dans les airs, inoubliable….

L’acte de Giulietta est d’ailleurs à tous points de vue le plus tortueux. La production hésite à user complètement de l’édition Kaye/Keck et construit une mixture (c’est le mot qui vient) alternant ancienne version (Scintille Diamant, l’air non écrit d’Offenbach par exemple) et nouvelle (absence du septuor), mais inscrit comme en surimpression les musiques des versions traditionnelles, enregistrées en arrière plan, qui servent d’accompagnement des dialogues, très souvent coupés par ailleurs. Il en résulte une macédoine musicale qui n’a aucun intérêt. Même non-choix pour le dernier acte, qui inscrit bien l’air final de la muse (on est grand par l’amour et plus grand par les larmes), mais pas la scène de Stella, complètement effacée.

ActeIII (Antonia) (en 2011)©Bayerische Staatsoper
ActeIII (Antonia) (en 2011)©Wilfried Hösl

Le troisième acte, celui d’Antonia, est le plus réussi, parce que le plus concentré au niveau dramaturgique, parce que musicalement le plus dramatique (et le meilleur) et parce que le mieux dessiné par la mise en scène. Il faut dire qu’Eri Nakamura, qui appartient à la troupe de la Bayerische Staatsoper fait une composition d’Antonia à la fois intense, dramatique, et magnifiquement chantée, la voix est large, les aigus pleins, la diction exemplaire. Elle obtient un triomphe mérité au rideau final.
Rachele Gilmore est aussi une poupée notable. Certes, le rôle est psychologiquement inexistant, on demande à la chanteuse d’être une machine bien huilée : Rachele Gilmore réussit à colorer et montrer un délicieux sens de l’humour : les aigus sont là, et l’air remporte son succès. Dessay avait jadis montré une incroyable homogénéité et une étonnante humanité dans ce rôle qui se prête pourtant si peu à l’incarnation, on n’en est pas là, mais c’est une prestation solide. Brenda Rae en Giulietta n’arrive pas à trouver le ton du rôle (pour cette raison d’ailleurs, c’est le plus difficile des trois), elle réussit à imposer un moment très dramatique, mais pour le reste est à peu près inexistante vocalement.
En Hoffmann, le ténor Joseph Calleja était attendu. Il déçoit. La voix est incontestablement chaude,  le timbre solaire, le volume central large. Bref, le personnage existe vocalement. Mais à côté du rôle. À côté du rôle parce qu’il dit le texte sans le vivre, sans aucun accent, et qu’il l’oublie quelquefois notamment dans les dialogues, mais plus grave, dans les airs (problèmes de tempo, de mesure, problèmes de calage avec l’orchestre). À côté du rôle aussi du point de vue stylistique : on pense à Puccini, quelquefois à Verdi, jamais à Offenbach. Ma référence historique d’Hoffmann dans mon univers lyrique est Nicolaï Gedda…on en est aux antipodes. On est aussi loin de la magnifique incarnation de John Osborn à Lyon en décembre dernier.
Calleja est Hoffmann qui chante, souvent très bien, mais sans être justement un Hoffmann, avec quelques difficultés à négocier les aigus et quelques sons à oublier dans les passages. Malgré l’évident succès remporté, je reste dubitatif, non sur la qualité intrinsèque de la voix, mais sur l’aptitude à affronter la technique de chant nécessaire à ce type de rôle.
Laurent Naouri m’a aussi un peu surpris…et déçu. Je l’ai entendu plusieurs fois dans ce rôle et il m’avait à chaque fois enthousiasmé par son timbre magnifique et ses aigus somptueux, par une largeur vocale et une homogénéité qui en faisaient un des chanteurs les plus élégants et intenses de la scène lyrique.
La voix reste évidemment d’une qualité de timbre rare, qui s’impose immédiatement, les aigus restent impressionnants (et évidemment mis en valeur, voire surchantés dans Scintille diamant), mais on demeure surpris de graves complètement détimbrés, voire absents, de difficultés dans les passages, de problèmes d’homogénéité vocale remplacés par une gestion intelligente du cri ou du son rauque jeté–parce qu’en phase avec rôle et situation-. Cela devient quelquefois gênant : on sent qu’il s’agit de pallier des difficultés techniques. Peut-être était-il dans un mauvais soir, en tous cas, je n’ai pas été convaincu par une prestation très attendue à cause des merveilleux souvenirs que j’en avais.

Joseph Calleja (Hoffmann)&Kate Lindsey (La Muse/Nicklausse) Acte II Olympia ©Bayerische Staatsoper
Joseph Calleja (Hoffmann)&Kate Lindsey (La Muse/Nicklausse) Acte II Olympia ©Wilfried Hösl

Avec Eri Nakamura, Antonia d’une intensité rare, comme on l’a dit, la plus convaincante était la Muse/Nicklausse, de Kate Lindsey, qui promène ce rôle un peu partout avec un immense succès. Un succès mérité malgré une diction française un peu problématique. Le chant est si intense, la voix si homogène, l’art de la couleur si consommé, que l’on ne peut qu’être emporté par l’émotion. C’est incontestablement la présence la plus forte sur le plateau et l’édition Kaye/Keck lui donne la part la plus belle. On imagine quel Sesto elle pourrait être dans La Clemenza di Tito (elle a déjà été Annio).
Grâce à l’excellence de la troupe de la Bayerische Staatsoper, le reste du plateau est très dignement tenu, Kevin Conners est un Cochenille  (assez délirant en poupée), Pitichinaccio, ou Frantz (il se sort bien de son « air de la méthode »), de même pour  Ulrich Reβ en Spalanzani, ainsi que le chœur vraiment remarquable : sa diction du français est exemplaire : on comprend chaque mot et l’intensité de sa présence (direction Sören Eckhoff) est vraiment notable.
La direction de Constantin Trinks est très précise, particulièrement dynamique, avec un sens marqué des crescendos, et un souci net du dosage des volumes. C’est une direction chaleureuse, aux couleurs variées, qui épouse parfaitement le propos de la mise en scène. La qualité des pupitres solistes de l’orchestre fait le reste. Mais c’est dans le troisième acte (Antonia) que le chef réussit à imposer à la fois une couleur dramatique et une tension à l’orchestre qui soutiennent tout particulièrement le plateau : c’est à ce moment qu’on sent le plus la dynamique imposée par la fosse et le chef vraiment inspiré. Les moments plus lyriques sont un peu plus indifférents et parlent moins. Il reste que l’ensemble est bien tenu, et confirme les qualités de ce chef, notamment au niveau des rythmes,  de la justesse des tempos et de la concertazione.
Un public bigarré, avec beaucoup de jeunes à peine sortis de l’adolescence a fait le meilleur accueil à la production.  Le succès a été en effet immense : explosion initiale, standing ovation, rappels infinis, tout particulièrement pour Kate Lindsey et Joseph Calleja.
Voilà une représentation de répertoire aux qualités suffisantes pour faire oublier les éléments un peu décevants, et pour garder un très bon souvenir d’ensemble.
Cependant, il faudrait éviter désormais de refuser les vrais choix d’édition : on peut choisir la version traditionnelle (pourquoi pas ?) ou la version Oeser, on peut choisir aussi la version Kaye/Keck , plus sombre, qui semble s’imposer aujourd’hui comme à Lyon, mais choisir une voie médiane, c’est tiédir le propos et finalement tourner le dos aux avantages de l’un et de l’autre. L’œuvre en ressort bancale et sans véritable armature, notamment pour l’acte de Giulietta, le plus concerné ou, plus que de reflet, c’est de perte d’âme qu’il s’agit.
[wpsr_facebook]

Image finale ©Bayerische Staatsoper
Image finale (avec Rolando Villazon en 2011) ©Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: LA FORZA DEL DESTINO de Giuseppe VERDI le 5 JANVIER 2014 (Dir.mus: Asher FISCH, Ms en scène: Martin KUŠEJ) avec Jonas KAUFMANN, Anja HARTEROS et Ludovic TÉZIER)

Acte I ©Bayerische Staatsoper
Acte I ©Bayerische Staatsoper

La Forza del Destino
Giuseppe Verdi
Libretto de Francesco Maria Piave (nouvelle version d’Antonio Ghislanzoni)
Direction musicale Asher Fisch
Mise en scène Martin Kušej
Décors de Martin Zehetgrüber
Costumes de Heidi Hackl

_________

Toute représentation verdienne est aujourd’hui un test: Verdi passe-t-il la scène comme il se doit? Aux temps de ma jeunesse lyricomaniaque, on sortait d’une bonne représentation verdienne comme regonflé, dynamisé, frappé d’enthousiasme au sens originel du terme: un grand Verdi vous régénère. Dans les grands Verdi dynamisants, il y a notamment Il Trovatore, halètement permanent d’une musique qui jamais ne perd tension ni force: j’écoutais il y a peu Corelli et Price avec Karajan à Salzbourg, quelle explosion ! Pas une note à retirer, à chaque minute un grand moment de palpitation.

La Forza del destino (1862) est un essai pour retrouver la geste et la veine du Trovatore (1853), à un moment où Verdi reprend ou remanie (notamment pour Paris) un certain nombre de ses succès, entre Ballo in maschera (1859) et Don Carlos (1867). Une naissance un peu difficile, la version pour Saint Petersbourg (enregistrée par Valery Gergiev) avec un final si contesté que Verdi lui-même n’aimait pas, est remaniée en 1869 pour la Scala, c’est cette version qui est jouée le plus souvent. c’est aussi la version jouée à Munich.
Moins équilibré au niveau vocal que Trovatore, La Forza del destino exige ténor, soprano, baryton très exposés, et notamment un baryton aux aigus triomphants, à la voix très ouverte. On sait aussi que c’est un opéra “maudit” à cause d’une tradition qui voudrait que ce titre attire des catastrophes. On sait par exemple que Leonard Warren y trouva la mort sur la scène du MET peu après urna fatale del mio destino. Les autres rôles sont moins sollicités mais tous relativement importants par leur relief, un Padre Guardiano basse profonde, un Fra Melitone basse bouffe, et un mezzo de grand caractère pour Preziosilla, qui ne sert à rien à l’intrigue, mais qui est celle qui mène les moments les plus colorés de la partition; car c’est là la particularité de Forza del Destino. Plus que d’autres œuvres de Verdi, cet opéra a un côté picaresque, coloré, épique, voire un côté opérette à grand spectacle qui peut surprendre (le fameux Rataplan!), opéra kaléidoscopique qu’on ne peut réduire à une couleur uniformément noire, d’où une difficulté de mise en scène: ou l’on traite du destin, et alors on s’attache à justifier la succession de ces malheureux hasards accumulés sur les personnages, avec leurs coups de feu fortuits, leurs rencontres étonnantes dans les lieux les plus ébouriffants (une auberge, un champ de bataille, une grotte), ou bien on ferme les yeux sur la vraisemblance et on se laisse porter sans trop fouiller par la succession des aventures jusqu’à la fin tragique, en étant bercé par drame et comédie qui alternent comme dans les auberges espagnoles.

Dans la misère qui frappe le chant verdien aujourd’hui (peu de distributions qui dépassent le passable) il était évidemment excitant de se rendre à Munich entendre trois des voix les plus fameuses de la scène lyrique aujourd’hui, Jonas Kaufmann, Anja Harteros, Ludovic Tézier
.
Jonas Kaufmann ayant annulé la représentation précédente, les gens se précipitaient sur l’affiche de la distribution du jour pour vérifier que leur héros serait bien présent le soir et il régnait autour du Nationaltheater l’ambiance bien connue des soirs exceptionnels : des dizaines et des dizaines de « Suche Karte », et le bruissement nerveux des voix dans l’entrée et les parties communes, bien caractéristique de l’attente du public. Ce soir, le bonheur circulait dans les travées, l’attente était palpable, l’urgence évidente : le public d’opéra en attente de jouissance, un sentiment un peu oublié dans certaines grandes maisons aujourd’hui (suivez mon regard …).
Tout le monde était au poste et ce fut comme attendu, un rêve éveillé, au moins sur le plateau.
Car, et l’on va commencer par le moins convaincant, mise en scène et direction n’étaient ni à la hauteur des attentes, ni à la hauteur des protagonistes réunis pour l’occasion.
Martin Kušej est un metteur en scène assez fameux en Allemagne, on a vu de lui au Châtelet une Carmen importée de la Staatsoper de Berlin qui n’était pas indigne, sans s’inscrire dans les productions de référence. Pour Forza del Destino, il ne réussit jamais à convaincre. D’abord parce qu’il prend tellement au sérieux le livret qu’il en efface toutes les bizarreries et les incohérences, mais surtout le ton bigarré qui le caractérise. Tout est uniformément gris et noir, on est en guerre dans une ambiance plus proche de Die Soldaten que de l’auberge espagnole dont il était question plus haut. Le Rataplan se passe sur un chœur allongé au sol comme autant de cadavres, sans jamais une distance ironique ni dans la fosse ni sur la scène, alors que la musique nous y invite. Les scènes de Melitone sont ennuyeuses, sérieuses, grises avec un Melitone jamais individualisé (jamais le même costume, quelquefois une perruque, comme s’il était une typologie et non un personnage), la scène de l’auberge manque de pittoresque : en bref, cela manque de sourires.

Fra Melitone (Renato Girolami) ©Bayerische Staatsoper
Fra Melitone (Renato Girolami) ©Bayerische Staatsoper

Quant on se rappelle Gabriel Bacquier, irrésistible Melitone à Paris sous Liebermann, dans une mise en scène (John Dexter) pas vraiment réussie, il vous vient un peu d’agacement, qui n’est même pas dû au Melitone du jour, Renato Girolami, dont on sent l’envie de faire un peu sourire, mais engoncé dans son rôle de Moine « serioso » (c’est à dire trop sérieux). On a coupé aussi des parties un peu souriantes de Mastro Trabuco (A buon mercato dans l’acte III, et la Tarantelle suivante, avant le Rataplan), un peu comme si on coupait au deuxième acte de Bohème la scène de Parpignol. Bref, Martin Kušej a fait un film noir, sans prendre en compte les incongruités et les parties bouffes: il en résulte que dans ce paysage uniformément gris, les scènes plus colorées perdent tout sens, tout pittoresque, toute respiration.
L’histoire se passe sans doute en Espagne, Calatrava étant l’un de ces aristocrates probablement lié à l’église (Opus Dei ?), vaguement mafieux (voir son séide à lunettes noires), qui vit dans une ambiance lourde et étouffante, où chacun surveille tout le monde ; c’est assez réussi au départ pour planter le contexte, notamment quand Leonora, un peu nerveuse dans la perspective de sa fuite prochaine avec l’être aimé, regarde dehors, derrière les voilages, qui sont autant de lieux de dissimulation. À table le marquis, le frère Carlo (un enfant), Leonora, Curra et un prêtre. Au milieu de la table une croix.
Lorsque le rideau tombe sur ce premier acte, Carlo a pris 20 ans (car il faut montrer les ellipses temporelles), les personnages sont fixés dans des positions qu’on va retrouver à l’auberge, car la longue table du repas va être l’élément permanent retrouvé à chaque scène, ainsi que la croix, et dans le tableau final, les personnages y retrouveront leur place initiale (Carlo, Leonora), morts. De même l’idée de faire jouer le Marquis de Calatrava et le Padre Guardiano par le même chanteur n’est pas fortuite ou simple économie d’échelle, mais intentionnelle. Calatrava passe de papa à Padre, de père punissant et intolérant à père bienfaisant, tolérant, charitable, bref tout ce que Calatrava n’est pas… de là à dire que Leonora dans cette mise en scène recherche un père…

Acte II ©Bayerische Staatsoper
Acte II ©Bayerische Staatsoper

Dans un décor à l’esthétique de la laideur (de Martin Zehetgruber, d’habitude plus inspiré), se détache l’acte III à cause de la vision de la maison éventrée vue de dessus qui permet de placer des personnages qui montent et qui semblent défier la pesanteur (Est-ce d’ailleurs Leonora qui est là, dissimulée sous un capirote de Pénitent qu’un soldat découvre ? Est-ce aussi elle qui, vue de dessus, ouvre une porte qui semble un caveau et paraît marcher au fond de la maison en ruines au moment où chante Alvaro ?

Acte III, la guerre et la maison éventrée ©Bayerische Staatsoper
Acte III, la guerre et la maison éventrée ©Bayerische Staatsoper

La mise en scène ne fait rien pour rendre un livret échevelé un peu cohérent, sinon lui forcer la main (una forzatura, diraient nos amis italiens) et lui faire dire ce qu’il n’est pas. On a vu Fra Melitone traité de manière sérieuse, là où le personnage est un pendant bouffe du Padre Guardiano, il en est de même pour Preziosilla dont la mise en scène ne sait que faire ; vêtue au deuxième acte du tailleur Bordeaux de Curra (Curra deviendrait-elle Preziosilla, pour donner une logique de continuité aux personnages ?), puis au troisième acte attifée en short de jean laissant apparaître de puissantes cuisses ; elle n’est même pas une figure, alors qu’elle est dans le livret une gitane (ce qui à Séville, se justifie). Et cette guerre (d’Espagne) est en fait une guerre civile, où les soldats sont habillés en rebelles, où circulent des personnages louches (lorsque Alvaro sauve Carlo), et où étrangement Carlo et Alvaro se retrouvent du même côté (on pouvait pourtant penser que…). Quant à la grotte de Leonora, entremêlement de croix difficile à traverser (certes, l’idée de pénitence est constante) qui se substitue aux voilages du premier acte dans le même espace, c’est évidemment une manière de montrer une sorte de mouvement immobile que l’image finale nous confirme : le père/Padre habillé comme au premier acte, les deux enfants morts, et Alvaro (aux cheveux longs d’indien ? de gitan ? en tous cas de marginal) qui s’en va, jetant la croix, éternel proscrit, l’étranger par définition.

Scène finale ©Bayerische Staatsoper
Scène finale ©Bayerische Staatsoper

De cette mise en scène, je retiens le premier acte à l’ambiance bien définie et claire, le reste est une succession de tableaux qui s’efforcent de faire croire à une logique interne alors que le metteur en scène la cherche sans jamais la trouver, tout simplement parce qu’il n’y a d’autre logique que celle d’un destin qui frappe aveuglément, au hasard des rencontres fortuites mais ad hoc pour boucler un livret il faut bien le dire impossible.
À la décharge de Martin Kušej, il est rare de voir une mise en scène de Forza del Destino qui soit autre chose qu’une illustration (on se souvient de celle, très médiocre aussi, de Jean-Claude Auvray à Paris) : il faudrait au moins un Marthaler pour donner à ce livret la logique de la folie. Martin Kušej a commis l’erreur d’essayer de donner une unité à ce qui n’en doit pas avoir (c’est justement la force du destin…), les personnages traversent des mondes différents, des ambiances différentes, des espaces différents, on passe du rire au meurtre, de la pitié à la cruauté, de l’amitié à la haine dont Carlo est un idéologue : seule jolie idée dans le duo de l’acte IV, lorsque Alvaro croyant retrouver Carlo apaisé le prend par les épaules pour le serrer et que l’autre lui lance sa haine.

Acte IV ©Bayerische Staatsoper
Acte IV ©Bayerische Staatsoper

Pour le reste, et sauf dans les duos Carlo/Alvaro très bien réglés, et calibrés pour les personnalités de Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier, qui explosent en scène, les autres personnages (Melitone excepté) font ce qu’ils ont toujours fait dans n’importe quelle mise en scène, sans aucune invention dans la conduite des acteurs et des attitudes, conformes à la tradition : cela favorisera les reprises avec des distributions différentes, si par bonheur on trouve aussi bien que le trio vainqueur de la soirée, ce qui reste un défi…Seul le chœur est traité de manière originale et un peu provocante: la guerre permet bien des licences.
Du côté de la direction musicale, Asher Fisch, habile artisan, ne fait qu’accompagner l’action ou le drame sans y entrer. Il a été injustement hué car sa direction est en place, assez claire dans la manière de valoriser certaines phrases ou certains pupitres. Mais elle est sans idées, elle ne parle pas, elle ne fait pas apparaître de discours sur l’œuvre : l’orchestre accompagne assez efficacement les chanteurs en les protégeant, en adoptant les tempos sinon justes du moins adaptés au style de chant (notamment quand Kaufmann chante), mais sans jamais s’imposer. Avec le trio vocal qu’il a en face de lui, Asher Fisch n’impose pas de vision sinon celle que le plateau lui impose : une direction d’où émerge à nouveau la qualité des pupitres solistes (notamment les bois, et en particulier la clarinette, magnifique), déjà remarquée la veille : la qualité de l’orchestre est tellement notable qu’on est frustré de ne pas entendre un Verdi qui soit vraiment dirigé, un Verdi coloré, rythmé, qui scintille brillamment et non bruyamment. De même qu’il n’y pas vraiment de chanteurs pour Verdi (encore que, ce soir…), quel chef en vue se risque à Verdi, sinon Barenboim là où on ne l’attendait pas, Pappano, mais sans vrai caractère, Gatti, mais il a été très contesté, injustement, Muti qui de l’ébouriffante créativité des années 70 et 80, s’adonne désormais à un raffinement extrême pas toujours convaincant, et Chailly, qui va prendre la Scala et dont on espère qu’il va sortir le répertoire verdien de sa léthargie. Seuls grands verdiens à mon avis, à part Abbado qui ne veut plus diriger d’opéra, et qui n’a pas dirigé Verdi à l’opéra depuis plus de dix ans, James Levine, qui anima d’immenses Verdi , et Zubin Mehta, les rares soirs de grâce.
Alors la place est libre pour des Asher Fisch, qui sont des chefs honnêtes mais sans inventivité, et qui dirigent un Verdi sans la dynamique et l’urgence voulues, une urgence qui doit s’imposer aux chanteurs et non l’inverse.
Ce n’est pas une déception car je ne m’attendais pas à grand chose de la direction musicale, mais c’est la confirmation d’un constat : Verdi est terriblement difficile à faire vivre. Je l’ai écrit plusieurs fois, des chefs moyens ou médiocres peuvent faire survivre un Wagner, ils enterrent systématiquement Verdi. Verdi nécessite le génie (Abbado, Toscanini, Kleiber) ou l’intuition atavique (Gavazzeni, Patanè), mais il ne tolère pas la médiocrité.
Je sens les doutes du lecteur : mais que diable allait-il faire dans une telle galère ? J’ai affirmé sans cesse que l’opéra tient sur un trépied composé du chef, du metteur en scène et des chanteurs ; si deux pieds fonctionnent, ça passe, mais si un seul survit, cela ne fonctionne pas.
Et cette fois pourtant, un seul pied a tenu l’équilibre et porté la salle à l’incandescence, aux hurlements, à la joie, au bonheur indicible des soirées dont on se souvient.

Preziosilla (Nadia Krasteva) ©Bayerische Staatsoper
Preziosilla (Nadia Krasteva) ©Bayerische Staatsoper

A-t-on trouvé une distribution exempte de problèmes ? Absolument pas : la Preziosilla de Nadia Krasteva est désormais comme on dit en italien acqua passata. D’abord, des problèmes de justesse incessants à l’aigu, ensuite, nous avons entendu trois Preziosilla au minimum, tant la voix a laissé derrière elle toute homogénéité, à chaque registre une voix différente, avec une tendance à poitriner systématiquement les notes graves : cela bouge, cela ne s’impose jamais. Il est temps pour elle de passer à d’autres exercices : peu de contrôle sur la voix, des sons lancés et perdus, et un personnage rendu illisible par la mise en scène. Disons simplement, et pour être gentil qu’elle ne dérange pas trop. Le Melitone de Renato Girolami est en revanche très gêné : il aimerait chanter en basse bouffe, on lui impose d’être une basse un peu plus sérieuse, au mépris de ce que veut le livret. Alors certes, la mise en scène en fait un roublard (qui vole la nourriture aux pauvres par exemple), mais n’arrive pas à l’imposer comme un personnage dont on attend les interventions. De plus, Martin Kušej l’habille et le coiffe à chaque apparition de manière différente, et détruit la singularité du personnage: on est un peu perdu. Difficile dans ces conditions de construire quelque chose avec le chant qui ne soit pas impersonnel, et pourtant, à la différence de ce qu’on entendait en streaming, la voix porte et s’impose, mais ne dit strictement rien. Melitone est tout aussi inutile dans cette vision que Preziosilla..
Enfin, le Padre Guardiano/Calatrava de Vitalij Kowaljov n’a pas la noblesse vocale voulue. La voix reste pour mon goût trop claire, le grave profond est détimbré (gênant au deuxième acte), et la projection du son un peu mate. Pour le Padre Guardiano, on a besoin d’une basse sonore, profonde, caverneuse : rien de tout cela, même si au total la prestation est honnête du point de vue technique ; c’est la pâte vocale de Kowaljov, sa consistance, qui ne convient pas au rôle.
Des personnages secondaires, Mastro Trabuco (Francisco Petrozzi) ayant été à peu près sacrifié il n’y a pas grand chose à dire sinon qu’ils tiennent leur rôle (Heike Grötzinger, Christian Rieger, Rafal Pawnuk).
Je vous sens accablés : est-ce là la production verdienne de l’année ? est-ce là ce qui a fait courir l’Europe lyrique entière ?
Eh, oui, parce qu’il reste ceux qui nous ont complètement tourneboulés, à un point d’émotion inattendu pour ma part, même si je n’ai cessé de noter çà et là quelques problèmes, et même si la première partie, Harteros à part, ne présageait rien de bon : un Tézier assez banal dans Son Pereda, son ricco d’onore et un Kaufmann qui au premier acte n’était pas entré dans le rôle : attaque initiale a per sempre, o mio bel angiol ratée, manque de legato, engagement un peu éteint (son entrée était très molle là où elle doit exploser). Il n’y avait qu’Anja Harteros, sur qui repose quand même l’essentiel des deux premiers actes qui s’est servie de son premier acte pour se chauffer la voix : son aria Me, pellegrina e orfana a été très bien exécuté, certes avec quelques sons métalliques surprenants et quelques graves problématiques, mais une technique de souffle qui permettait dès le départ d’imposer ses aigus. C’est au deuxième acte qu’elle fut déjà ailleurs, dans les interventions du premier tableau Ah fratello salvami qui m’ont fait battre le cœur et surtout un Sono giunta ! Grazie a dio ! qui faisait littéralement trembler…Ah, si le chef avait été autre chose que banal ! Il s’en suivit un duo avec Padre Guardiano qu’elle a dominé de bout en bout par son intensité, jusqu’à Vergine degli angeli complètement éthéré, mais dans une mise en scène parsifalienne assez ridicule où elle (en fait une figurante) est plongée dans une eau purificatrice, puis portée d’un bout à l’autre de la scène par un circuit qui permet de remplacer la figurante par la vraie Leonora, et qui est simplement mal fichu, mal rendu, et trouble l’écoute. Un des sommets de la partition inutilement gâché.

Vergine degli angeli ©Bayerische Staatsoper
Vergine degli angeli ©Bayerische Staatsoper


Leonora disparaît pour deux actes, et réapparaît sortant de son antre pour Pace pace mio dio, son air le plus attendu. Le public était chauffé à point nommé par les actes précédents rendus stupéfiants par un Kaufmann et un Tézier qui ont complètement changé la face de la soirée : d’emblée ils ont installé un niveau, on le verra, totalement inaccessible à d’autres chanteurs aujourd’hui. Dans ces conditions, l’air fut étourdissant, bouleversant d’émotion avec une voix désormais libérée, éclatante, vibrante – les larmes viennent en l’écrivant – qui a laissé éclater un maledizione anthologique, tenu plus longtemps qu’à la représentation vue en streaming et qui a mis le public sens dessus dessous. Et ce fut suivi d’une dernière scène où une Anja Harteros complètement dédiée achevait de nous chavirer, dans un dernier duo avec Jonas Kaufmann que j’ai encore aux oreilles, dans ce silence d’une salle tétanisée.
Car Jonas Kaufmann qui n’a ni la couleur, ni le style habituel qu’on attend dans ce type de rôle, a imposé un personnage d’une intensité rarement atteinte, des aigus d’une sûreté et d’une puissance époustouflantes, et un charisme inouï, une présence scénique bouleversante, un naturel et une vigueur dans les attitudes qui tranchaient même avec un chant complètement contrôlé et dominé. Sa diction impeccable, son sens consommé de la projection et de la modulation, et ce dès son La vita è inferno all’infelice,  après un premier acte en demi-teinte nous ont cueillis à froid et ont littéralement saisi puis fait exploser le public.
Il y a des choses que Kaufmann ne peut faire dans le chant verdien, notamment un discours continu, rapide, ouvert, alors il fait ralentir les tempi (c’est visible dans le duo du IVème acte avec Carlo, très lent, où chaque parole pèse, mais sans vrai crescendo, au moins à l’orchestre) et il travaille sur les sons filés, les mezze voci que lui seul sait utiliser dans ce type de rôle. On passe d’aigus triomphants à des moments de retour sur soi qui mettent le public littéralement à genoux : il fallait entendre l’explosion à la fin de l’air initial de l’acte III, qui remettait les choses à leur place, qui enfin installait la vibration verdienne pendue au fil de cette voix étrange, totalement construite et en même temps d’une puissance d’émotion démultipliée. Et la présence de Ludovic Tézier en face de lui, personnalité tantôt contrôlée, tantôt elle aussi explosive, a créé une sorte d’émulation dans la violence, dans l’émotion, socle d’un rapport fusionnel entre le plateau et la salle. On n’a plus arrêté de hurler et d’applaudir, tant la tension imposée, tant la perfection du chant correspondait à l’émotion diffusée, tant on était enfin dans Verdi, dans ce Verdi qu’on aime et qui renverse.
Le duo Alvaro/Carlo qui suit le Rataplan, habituellement coupé car Verdi lui-même ne l’aimait pas, (même dans l’enregistrement de Riccardo Muti – la référence- pourtant réputé pour ses versions complètes), et qui anticipe le grand duo du quatrième acte avec de si notables problèmes dramaturgiques (ces deux là n’arrivent jamais à vraiment s’entretuer…) a déjà démultiplié la tension (carnefice del padre mio impressionnant de Tézier), et Ludovic Tézier à qui certains reprochent un manque d’élégance ou de distinction dans ce rôle, est ici à mon avis irremplaçable : le texte est dit, parfaitement, il est même disséqué, et en même temps l’artiste arrive à donner une puissance et un volume que je ne me souviens pas avoir entendu depuis Piero Cappuccilli, ma référence : je me souviens encore d’Urna fatale del mio destino à Garnier par Cappuccilli dont je ne suis pas encore aujourd’hui revenu…
Avec Tézier ici, nous y étions presque. Peu importe alors le ridicule ou le vide d’une mise en scène qui n’a plus rien de gênant puisqu’on s’en moque, adieu alors les discours intellectuels sur le théâtre à l’opéra, sur le rôle du chef, sur l’opéra lieu de savoir: nous étions tous en train de brûler au feu de ces immenses artistes qui ont allumé l’incendie sur la scène et ont fait oublier tout le reste. Opéra lieu des sens.
Etrange duo du quatrième acte d’ailleurs, où les performances d’acteur des deux protagonistes fascinaient, pendant que la musique n’avait pas le dynamisme habituel : lenteur du tempo, absence de crescendo à l’orchestre qui sonnait bien pâle : ce qui sonnait c’était ces deux voix qui allaient à leur rythme, qui correspondaient à ces corps qui bougeaient, à cette fougue incroyable qui traversait la scène, à cette urgence qu’ils nous diffusaient (sans qu’on l’entende à l’orchestre, privé de la dynamique que les voix nous donnaient), mais ce qui se passait devant nous était hypnotique.
Voilà aussi l’extraordinaire effet de salle qu’aucune transmission télévisuelle ne pourra jamais rendre : le silence de saisissement, la respiration un peu plus saccadée en soi, et qu’on sent chez les voisins, le mien prenait frénétiquement des notes, et puis, au beau milieu du quatrième acte, s’est arrêté d’écrire, jusqu’au rideau final, comme pétrifié.
Dans quel état physique nous ont-ils laissés, ces trois artistes qui à eux seuls hier étaient la représentation. C’est cela aussi l’opéra, et c’est un rare privilège que d’avoir entendu en deux soirs les termes extrêmes de cet art, d’un côté un spectacle accompli et d’une justesse rare, où tout concourait à créer la fascination, et de l’autre côté, les individualités exceptionnelles qui transforment une production pâle et une direction moyenne en un miracle physiquement à la limite du supportable. Où se trouve la vérité de l’opéra ? Vu la qualité du spectacle d’hier, les remplacer par une distribution alternative sera une entreprise impossible, car le reste est trop médiocre pour tenir le coup. Onéguine au contraire, avec ce chef et cette mise en scène, tient la distance dans sa troisième distribution depuis 6 ans…L’art lyrique est-il une explosion du moment ou un chemin construit qu’on parcourt au gré d’un spectacle total. Onéguine était dans la totalité et l’épaisseur, Forza dans l’exception, dans la brûlure de l’instant, dans la singularité du miracle. J’ai vécu profondément Onéguine, j’ai vécu intensément Forza. Onéguine m’a fait sentir et penser, Forza m’a fait trembler et pleurer.
Non so piu’ cosa son cosa faccio…
[wpsr_facebook]

Pace mio dio ©Bayerische Staatsoper
Pace mio dio (Anja Harteros) ©Bayerische Staatsoper

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: EUGÈNE ONÉGUINE de P.I.TCHAÏKOVSKI LE 4 JANVIER 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Acte II © Bayerische Staasoper / Wilfried Hözl
Acte II © Bayerische Staatsoper

Les photos du spectacle (© Bayerische Staatsoper) sont celles des reprises précédentes avec d’autres chanteurs

Eugène Onéguine
Piotr Ilitch Tchaïkovski
Livret P.I.Tchaïkovski et Konstantin S.Schilowski
d’après le roman en vers d’Alexandre Pouchkine
Mise en scène Krzysztof Warlikowski
Décor et costumes: Malgorzata Szczesniak
Direction musicale: Kirill Petrenko

 

C’est le second Eugène Onéguine dirigé par Kirill Petrenko que j’entends. Le premier, ce fut à Lyon, dans une mise en scène de Peter Stein lors de cette série d’opéras de Tchaïkovski dominée par un Mazeppa remarquable, et avec une Dame de Pique décevante. Même si on va m’accuser de tropisme lyonnais, j’aime à rappeler que Lyon a eu droit pour quatre productions à la présence de Kirill Petrenko, désormais l’un des chefs les plus en vue de la planète Opéra.

Voilà ce que j’écrivais lors d’une représentation de Mazeppa en 2010: “On connaît peu Kirill Petrenko en France. Ce chef de 37 ans a été directeur musical à Meiningen, théâtre historique de la Thuringe, puis au Komische Oper de Berlin, et en 2013, il dirigera, eh oui, le Ring du bicentenaire de Wagner au Festival de Bayreuth. À chaque fois que je l’ai entendu diriger, ce fut un moment de grâce, dernier en date, l’an dernier, Jenufa à l’Opéra de Munich. Et cette fois-ci de nouveau, on constate la technique, la mise en place parfaite, la dynamique au service de l’action, l’excellente préparation de l’orchestre et une manière toute particulière et séduisante de faire sonner Tchaïkovski, dans une salle malheureusement ingrate pour l’acoustique orchestrale, très sèche, sans aucune réverbération, sans respiration, ce qui pour une oeuvre aussi épique, constitue sans aucun doute une gêne (…) .Petrenko, un nom à retenir, courez l’écouter.”
Avec une grande chance, je n’ai jamais eu à me plaindre des autres chefs entendus dans Eugène Onéguine, à commencer par Mariss Jansons (2 fois), Vladimir Jurowski à la Scala, Seiji Ozawa à la Scala et à Vienne, et plus loin dans le temps, Mstislav Rostropovitch à Paris en 1982. C’est une musique dont on ne se lasse pas, encore plus poétique, sensible, profonde que La Dame de Pique, un grand chef d’oeuvre de l’opéra, et l’apogée du processus créatif de Tchaïkovski et de la poésie pouchkinienne.
Cette production de 2007, confiée à Krzysztof Warlikowski, avait fait couler beaucoup d’encre et hurler de nombreux spectateurs; elle reste encore comme une blessure vivante chez certains qui encore, six ans après, ont hué hier soir les moments les plus distanciés par rapport à la tradition puisque Warlikowski a assumé très clairement une vision de l’oeuvre éclairée par l’homosexualité non assumée de Tchaïkovski , qu’il a appliquée au personnage d’Onéguine. De fait, on lit partout depuis très longtemps des textes faisant allusion, évoquant, sussurant la présence d’un rapport fortement érotisé entre Lenski et Onéguine, alimentant en même temps la glose sur l’homosexualité du compositeur.
Pour une fois la chose est dite sur le théâtre, de la manière la plus nette, sur le mode du fantasme et du cliché à la Chippendale mais aussi sur le mode réprimé qui était celui qu’on vivait dans les années 60. Ainsi, la Polonaise fameuse du 3ème acte est-elle dansée par des cow boys aux torses nus, ainsi, Onéguine ne cesse au 3ème acte de voir le monde brouillé par la vision de théories de mâles musclés ou travestis dansant au son de la Polonaise ou du Galop qui la suit…

Dispositif Acte I © Bayerische Staasoper
Dispositif Acte I © Bayerische Staatsoper

Rien de moins russe (au sens pittoresque du terme) que le monde évoqué par Warlikowski: nous sommes dans un espace cinématographique de l’Amérique des années 60, avec des fonds qui évoqueraient des ambiances à la Hopper, et des premiers plans remplis de canapés de simili cuir et une TV en noir et blanc projetant soit des images de patinage artistique (la patineuse danse sur Casse Noisette ou sur le Lac des cygnes) , soit des images de l’arrivée d’Armstrong sur la lune. Un monde où rêve et fantasme se partagent et se projettent.
L’Opéra commence comme Die Frau ohne Schatten par la projection silencieuse sur l’écran TV en noir et blanc d’un championnat de patinage artistique, sur les musiques de Tchaïkovski: accrochées à l’écran, Madame Larina et Filipjewna, en bonnes ménagères de plus de 50 ans.

Acte I détail © Bayerische Staasoper
Acte I détail © Bayerische Staatsoper

Warlikowski ne choisit pas cette période et cette ambiance au hasard: plutôt que de représenter une Russie provinciale de pacotille (la musique du premier acte en accentue fortement le côté autochtone), il choisit l’Amérique profonde, de cette classe moyenne un peu coincée et destructrice si bien montrée dans le film de Ang Lee Brokeback Mountain (en français Le secret de Brokeback Mountain) qui remonte à 2005. C’est à cette aune-là qu’on doit lire ce travail dont à mon avis le film constitue le canevas implicite: dans l’Amérique des années 60, il n’est pas bon d’afficher son homosexualité, cette société mesquine et rabougrie exige des parades ou des faux semblants qui permettent de vivre sa vie dans le secret. Eugène Onéguine est l’un de ces êtres qui affichent une vie pour le monde et une vie pour le lit.
Mais cette clef de lecture, qui a fait sursauter et bouillir certains hier, il y a deux ans, il y a six ans, n’est pas aussi brutalement affichée qu’on pourrait le croire à lire ces lignes : car la mise en scène de Warlikowski invite progressivement et par étapes à découvrir ce qu’il y a derrière les yeux.
La lecture du livret d’Onéguine montre qu’il y a dans cette œuvre deux parties très distinctes, la première, centrée autour de Tatiana, autour d’une vie de jeune fille qui bascule dans la vie de femme, avec ses désirs et ses émois, et la seconde, centrée autour d’Onéguine. C’est à la découverte de ces deux intimités parallèles, au sens très fort du terme, que nous invite la mise en scène. Rarement la psychologie féminine et surtout l’émoi féminin n’ont été montrés aussi nettement, aussi directement. Tatiana dans les visions traditionnelles, est une jeune fille de province un peu rêveuse et amoureuse d’un fantasme qu’elle fait habiter par Onéguine.

Un monde de femmes © Bayerische Staasoper / Wilfried Hözl
Un monde de femmes © Bayerische Staatsoper

Ici, il nous est montré au premier et deuxième acte un monde de femmes, jeunes et moins jeunes. Les moins jeunes curieuses de TV, assez libérales envers les plus jeunes qui vivent leurs rêves ou leurs amours. Une Olga légère, une Tatiana rêveuse, qui ouvrent la scène initiale en chantant et dansant avec un micro dans une sorte de karaoké de party organisée au fin fond de cette Amérique de cinéma et une Larina et une Filipjewna qu’on sent quelque part être des doubles tolérantes des plus jeunes…Dans ce monde, les générations passent, la vie des femmes reste la même.
Un tableau d’une douce et subtile vérité montre d’un côté de la cloison (superbe décor vitré de Malgorzata Szczesniak) les deux femmes mûres assises dans l’obscurité et commentant ce qui se passe à côté, et de l’autre côté les deux couples Olga/Lenski et Tatiana/Onéguine qui s’essaient aux échanges. Magnifique scène, où assis en rang d’oignons, les deux couples sont croisés Lenski, Tatiana, Olga, Onéguine et se parlent par autre interposé, comme si le sentiment trouvait difficilement ses mots sans médiation; d’un côté (jardin) l’amour, de l’autre (cour) la légèreté : mais seuls les légers sont objets d’amour.
Le travail sur les personnages et leurs attitudes est d’un réalisme presque inhabituel : ces gestes, quasiment, nous mettent mal à l’aise, comme si nous spectateurs, nous devenions voyeurs d’une intimité presque insupportable. La manière dont Tatiana feint de ne pas regarder Onéguine, ses regards obliques, puis ses gestes brusques, une main approchée puis effleurée, un baiser cherché, puis volé, des corps qui s’aimantent, tout cela est  bouleversant de justesse. La manière, dans le monologue de la lettre, dont d’une part  Filipjewna  cherche à regarder la TV (qui retransmet le direct de la Lune…autre rêve éveillé) et que Tatiana éloigne manu militari installe le spectateur dans une sorte de familiarité confortable, bientôt perturbée par la scène de l’intimité amoureuse où voulant écrire la lettre sans y réussir, Tatiana refuse l’écriture pour s’enregistrer. Elle essaie ainsi de transcrire ses paroles, forcément plus vécues, plus spontanées, sans la distance de l’écriture qui mettrait de l’artifice à la place de l’expression naturelle.

Tatiana (scène de la lettre) © Bayerische Staasoper
Tatiana (scène de la lettre) © Bayerische Staatsoper

Plus avant, à peine vêtue, elle esquisse sur son corps des gestes plus intimes, moment gênant pour le spectateur qui est en position de voyeur. Warlikowski réussit à créer du malaise, né d’un processus cathartique, là où habituellement on n’a guère qu’une aimable resucée de bovarysme.

La réponse d'Onéguine © Bayerische Staasoper
La réponse d’Onéguine © Bayerische Staatsoper

Ce monde du rêve éveillé est encore plus marqué lors de la scène de la réponse d’Onéguine, dans le jardin, qui dans l’œuvre est entrecoupée d’un chœur de jeunes filles qui « fait ambiance ». Pour abstraire ce chœur, la salle s’allume, le chœur est disposé derrière une rambarde de balcon et Tatiana, au centre, éclairée différemment (très beaux éclairages de Felice Ross), rêve un  peu comme Juliette. Mais Roméo ne va pas exactement délivrer le message espéré et au milieu de ce chœur éthéré, c’est le drame de la jeune fille qui se joue, et elle s’en souviendra…
Jusqu’à ce moment, le propos est complètement centré autour de Tatiana, le livret est scrupuleusement respecté et éclairé, et Onéguine n’est qu’un célibataire endurci et viveur vaguement vulgaire, assez nerveux, aux gestes brusques qui sont des gestes de malaise qu’on comprendra plus tard.

Anniversaire..acte II, après la fête..© Bayerische Staasoper
Anniversaire..acte II, après la fête..© Bayerische Staatsoper

La scène de l’anniversaire de Tatiana, party bon enfant de la petite bourgeoisie de campagne américaine, est superbement composée. Elle commence par la normalité : une valse ouverte par Lenski et Olga, bientôt rejoints par Onéguine et Tatiana, tous deux perturbés, Tatiana par Onéguine, Onéguine par l’autre couple ; c’est alors que s’ajoute au monde de femme de Tatiana, le monde d’homme d’Onéguine. Et Warlikowski fait sentir imperceptiblement que ce qui gêne Onéguine, c’est Lenski qui danse avec Olga. Il va donc, en bon amoureux jaloux, chercher à détourner le regard de Lenski sur lui, en lui enlevant Olga, en créant l’inévitable jalousie, en suscitant une authentique scène de ménage de couple (homosexuel).  On remet à Tatiana un pingouin en peluche, allusion claire à une bande annonce montée (en 2006) sur celle de Brokeback Mountain  et  mettant en parallèle l’histoire des Pingouins gays (à voir sur YouTube) qu’on appelé plus tard Brokeback Iceberg à la suite plus récente d’une affaire de séparation de pingouins gays au zoo de Toronto. On découvre peu à peu aussi la vérité d’Onéguine, et notamment la puissance du sentiment, l’honnêteté, même maladroite, affichée face à Tatiana et le malaise ambiant. Il va ensuite sans cesse chercher à calmer Lenski par de petits gestes affectueux, à reconquérir son amitié, jusqu’à l’embrasser violemment sur les lèvres. Pour couronner le tout et placer la scène dans le contexte, on s’assied pour regarder le spectacle préparé en l’honneur de Tatiana, une parodie des Chippendales à la The Full Monty, le film de Peter Cattaneo (1997) et la chanson de Monsieur Triquet, vu comme une (petite) grande folle pittoresque (excellent ténor de caractère Kevin Conners). On est dans le sujet caché .
La première partie s’arrête non à la mort de Lenski, fin de l’acte II, mais à la fin de la fête, lorsque la rupture est consommée entre Lenski et Onéguine, sous le regard interdit des femmes, lorsqu’on bascule des femmes chez les hommes.
On avait exploré le monde du rêve et du désir féminin, on va basculer dans la mâlitude, vue au prisme du fantasme masculin et de ses interdits. On était dans un monde diurne, on va basculer dans le monde nocturne.

Début 2ème partie (photo privée)
Début 2ème partie (photo privée)

Lorsque le public revient après l’entracte, la scène est ouverte sur un lit central, presque nuptial, et barrée par une rangée de cow-boys aux pectoraux surdéveloppés. La scène du duel est posée.
Dans cette seconde partie, essentielle pour comprendre les implicites de la première, plus de scènes de genre, plus de foules, plus de chœurs, mais des scènes de l’intimité et de la solitude. Le secret des alcôves et des nuits. Même la Polonaise est vue sous le prisme du fantasme (danse de Cow-Boys imitant les polkas ou les galops de saloon).

Scène du duel  © Bayerische Staasoper
Scène du duel © Bayerische Staatsoper

Ainsi le duel se passe-t-il dans l’intimité du lit du couple Onéguine/Lenski, de cette même intimité dérangeante qu’on avait avec Tatiana en première partie. Les deux dorment, mal, côte à côte et se tournant le dos, tandis que le témoin du duel et du couple (Rafal Siwek) entre les deux parle à Onéguine, puis tous deux se lèvent et s’habillent, tandis que Lenski chante son magnifique air (Kuda, kuda) dont les paroles sonnent étrangement vu la situation affichée et le contexte.

Le duel (2) © Bayerische Staasoper
Le duel (2) © Bayerische Staatsoper

Le duel commence, les deux sont fous de désir, Lenski se déshabille, torse nu, se précipite sur Onéguine, et l’autre, refusant cette image, cette situation, ce tunnel qui ne le mène nulle part, tire et le tue.
Il reste pistolet pointé pendant que les Cow-boys enlèvent le corps de Lenski, puis dansent leur Polonaise. Une position qui le montre refusant ses fantasmes, pris du désir de meurtre et de mort, et pourtant subissant son fantasme persistant : toutes les scènes de ballet du dernier acte étant jouées par des hommes ou des travestis, et vécues comme des intrusions fantasmatiques, refusées et destructrices, dans la vie réelle d’Onéguine.
Ce troisième acte est un choc d’intimités : intimité d’Onéguine, comme on l’a vue, perturbée par ses fantasmes persistants, intimité de Grémine, qui raconte son amour pour Tatiana,  intimité de Tatiana, allongée sur le lit central (ce même lit qui abritait Onéguine et Lenski) que Grémine déchausse, et qui est étendue, en attente… Jusqu’où le fait que Grémine soit chanté par Rafal Siwek, qui chantait Zaretski, le témoin du duel Onéguine à l’acte II et qui veillait en quelque sorte sur le lit du couple pourrait-il alimenter l’histoire de ces intimités ? Et si Grémine venait lui aussi de ce monde d’hommes qu’Onéguine essaie de fuir ?…
Intimité enfin du couple retrouvé Tatiana/Onéguine, où les rôles sont inversés, où les gestes naguère de Tatiana (cherchant à embrasser, à genoux, suppliante) sont désormais ceux, mimétiques, d’Onéguine. L’espace d’un instant fugace, Tatiana retrouve la jeune fille d’antan, mais l’adulte reconstruite reprend ses droits, repousse Onéguine et l’abandonne fièrement. Il reste seul, sur le lit. Il a tout perdu. Rideau.

Cette vision d’une seconde partie qui est fantasme et intimité, toute faite de solitudes entrecroisées, est à l’opposé de celle d’Herheim à Amsterdam, très historicisée, un peu lointaine et même anecdotique, qui faisait de la Polonaise un défilé de l’histoire russe,  de Tatiana l’épouse soumise et apeurée d’un oligarque mafieux et d’Onéguine à la fois un ami et un intrus, un mondain et un perdu (stupéfiant Bo Skhovus).
Ce travail de Warlikowski, d’un réalisme qui confine à la crudité est certes dérangeant,  mais profondément humain et juste. Il faut le lire au prisme de Brokeback Mountain, qui évoque un monde de masques où se cachent les drames des désirs interdits et des fantasmes qui peuvent être des clichés, mais où le désir féminin est aussi caché, interdit et réprimé. Monde de répression du sentiment et du désir qui mène à l’assèchement ou à la mort, c’est le monde de Tchaïkovski que tous perçoivent intellectuellement : pourquoi alors reprocher à Warlikowski de l’avoir affronté et montré ?
À l’intelligence du propos scénique répond celui du propos musical, d’abord grâce à une distribution qui sans être faite de vedettes incontestées, fonctionne parfaitement à tous niveaux.
L’Onéguine d’Artur Rucinski, un chanteur peu connu, est parfaitement en phase avec ce que veut en faire Warlikowski, un personnage affadi, névrosé, nerveux : il n’a rien du port altier et terriblement séducteur d’un Kwiecien, d’un Tézier ou d’un Keenlyside. Son débit et sa manière de projeter, notamment au début, sont peu stylés, et tout le monde considère cet Onéguine comme le maillon faible d’une banalité marquée. Peut-être est-ce d’ailleurs cette banalité qui renforce la puissance fantasmatique des désirs de Tatiana, on n’aime pas forcément les héros, et le piège de la passion est quelquefois aussi d’aimer un médiocre.
Le personnage se construit dans la deuxième partie où, perdu, il chante le désespoir. Les chants désespérés…Son chant colle alors parfaitement à son être, à son physique, à ses attitudes, à ses névroses : il devient non pas pitoyable, ni pathétique, mais simplement humain, trop humain. Un timbre clair, une bonne diction de la langue russe, une émission claire et des aigus très bien tenus, même s’ils ne sont pas triomphants. Mais un personnage comme Onéguine, tout en faux semblants, qui se découvre peu à peu faible et vulnérable, peut-il être triomphant ?
C’est au contraire Lenski qui est figure de l’élégance dans cette production, Edgaras Montvidas ( qui était aussi Lenski à Lyon) a acquis une personnalité, un sens du lyrisme, une sensibilité touchants : son chant diffuse l’émotion. Il est l’opposé physique et vocal d’Onéguine. Face à un Onéguine au style peu assis et aux attitudes un tantinet vulgaires, il est un Lenski de très haute tenue, et un ténor à la technique très contrôlée, avec du style, une chaleur communicative, un sens du texte et de la couleur notables. Voilà un ténor impeccable pour Mozart ( il en a les grands rôles de ténor à son répertoire) et pour le bel canto, parce qu’en matière de bel cantare, il est un artiste à suivre. Il est de plus un bel acteur, très spontané, très communicatif. Jolie performance.
Rafal Siwek, qui fait partie de la troupe du Bayerische Staatsoper n’a pas pour Grémine la profondeur voulue, il a un beau registre central, des aigus de bonne facture, mais Grémine exige un grave profond qu’il atteint difficilement, son Grémine, qui a eu un beau succès, reste en deçà d’autres (récemment Michael Petrenko à Amsterdam en faisait une belle interprétation, vigoureuse et jeune). J’ai malheureusement dans ce rôle encore dans les oreilles Nicolaï Ghiaurov, entendu à la fois à la fleur de l’âge et en fin de carrière, et il demeure pour moi la référence.
Ekaterina Sergeeva est une Olga très fraîche à la belle voix bien posée, son premier acte est  intéressant et elle compose un joli personnage, qui, même secondaire, a une vraie présence en scène.
Saluons Larissa Diadkova, une Filipjewna de belle facture, dont la voix est encore puissante et bien projetée, et qui rappelle qu’elle fut il y a quelques années un des mezzo de référence du répertoire russe (une Marfa exceptionnelle). J’ai notamment aimé son émission très égale, un chant simple, bien posé, très humain, dans une vraie adéquation avec le personnage.
Heike Grötzinger montre, avec d’autres membres de la troupe (Rafal Siwek, Kevin Conners) l’excellent niveau de l’ensemble de Munich, nécessaire pour assurer l’homogénéité de la programmation et l’équilibre des distributions : c’est à eux qu’on doit cette impression toujours égale de bonne qualité moyenne et d’excellence qui caractérise la Bayerische Staatsoper.
Enfin, Kristine Opolais est pour moi une vraie surprise. Je savais que l’artiste était de qualité, mais la voix ne m’avait jamais parue sortir du lot commun des sopranos corrects. Tatiana exige une voix plutôt assise, au centre large et à l’aigu assuré. Elle n’a peut-être pas pour le rôle le calibre voulu. Le sien est relativement léger, moins spinto que lyrique : une Freni (magnifique Tatiana à la fin de sa carrière) avait sans conteste une voix plus large. Mais Kristine Opolais sait transformer cette relative légèreté une vraie fragilité, qui pour le coup sert le rôle et la vision du metteur en scène. On sent les aigus un peu tirés, on sent le volume au maximum, mais l’interprète est tellement fraîche, à fleur de peau, qu’elle est véritable incarnation, stupéfiante de naturel, sensibilité et déchirure, elle est nostalgie et désir, impudeur et pudeur, timidité et effronterie, passion et raison. En un mot, elle est bouleversante, elle est Tatiana, et elle est la Tatiana voulue par la mise en scène.
Avec un chœur splendide (dirigé par Sören Eckhoff) notamment les basses et le chœur féminin, très sollicité, le Bayerisches Staatsorchester est emmené par Kirill Petrenko à un autre sommet, dans une approche surprenante, mais totalement cohérente avec le propos de Warlikowski.
Surprenant, certes, car de Petrenko, dont c’est le répertoire atavique, on pouvait attendre une vision orchestrale très marquée par le lyrisme russe, dans le style de ce qu’avait proposé Jansons, avec l’orchestre du Bayerischer Rundfunk à Lucerne comme avec le Concertgebouw à Amsterdam à la fois puissant, plein, dynamique et romantique. Rien de tout cela ici. Petrenko s’éloigne du lyrisme de l’œuvre pour en proposer une vision plus froide, plus analytique, fouillée au scalpel et néanmoins tout aussi fascinante et complètement nouvelle. Pas une phrase, pas une note qui ne soit réfléchie et justifiable : dès la première mesure, à la fois nette avec une pointe de legato, on sent qu’on va aller ailleurs, dans une vision particulièrement détaillée, où chaque pupitre est isolé, où chaque phrase est mise en relief, au point qu’on découvre, stupéfait, des moments  à la limite de l’atonalité qu’on n’avait jamais remarqués dans ce prélude. Petrenko dirige en architecte, et en pédagogue de l’architecture, il identifie puis éclaire les formes : ici c’est Wagner, que Tchaïkovski connaissait bien, par les jeux des couleurs et des niveaux dans les cordes, par l’agencement mélodique, là c’est Verdi, dont il isole des phrases intégralement empruntées, ou même, incroyable, le final de la scène d’anniversaire de Tatiana construit sur le modèle du IIIème acte de Traviata, avec son crescendo, la construction des ensembles, le dynamisme. Sans parler évidemment des  danses, emmenées à un rythme d’enfer, telles que le galop du troisième acte, où Petrenko emporte ses musiciens en faisant corps avec son orchestre. D’un geste toujours identifiable, d’une redoutable précision, d’une main gauche toujours parlante, d’un regard souriant, communicatif, ce timide maladif parle un incroyable langage avec ses musiciens qui le suivent au souffle près, et sait le communiquer au spectateur qui s’en sentirait (presque) intelligent.
Ainsi donc la direction musicale, une fois de plus, porte le spectacle, en enrichissant, en élargissant, en illustrant, en confirmant la vision scénique, mais en suivant les chanteurs sans jamais les couvrir, en mettant le dynamisme et le dramatisme au service d’un discours, grâce à un orchestre qui parle le langage du plateau, jamais protagoniste, et pourtant complètement présent.
Le cœur bat rien qu’en y repensant.
Inutile de préciser que le triomphe a été total avec des rappels incessants, et un public étonné au sens fort du terme. Voilà de l’opéra comme on voudrait toujours, à aimer, à vibrer, à pleurer.
[wpsr_facebook]

Un monde d'hommes © Bayerische Staasoper
Un monde d’hommes © Bayerische Staatsoper

UNE MÉDITATION SUR FORZA DEL DESTINO au BAYERISCHE STAATSOPER, en STREAMING (avec Anja HARTEROS, Jonas KAUFMANN et Ludovic TÉZIER)

La vision (en streaming) de Forza del Destino de la Bayerische Staatsoper m’a fait un peu gamberger et méditer sur l’extraordinaire excitation provoquée par la présence de Jonas Kaufmann dans une distribution au sein du petit monde lyricomaniaque, et sur la valeur ajoutée que représente toujours la représentation d’un grand Verdi. Je ne résiste pas à écrire ces quelques lignes, jetées après ce moment vibrant vécu dans l’intimité de mon bureau et derrière mon ordinateur.

Saluons d’abord l’initiative de la Bayerische Staatsoper qui retransmet en direct et en streaming les productions phares de sa saison (prochaine représentation, La Clemenza di Tito, dirigée par Kirill Petrenko le 15 février 2014), beaucoup de mélomanes étaient accrochés à l’ordinateur hier soir, tant une Forza del destino si bien distribuée est rare : Jonas Kaufmann, Anja Harteros, Ludovic Tézier deviennent un trio inévitable pour ceux qui veulent entendre du beau chant, et notamment du beau Verdi.
Inévitable aussi la descente en flammes du Corriere della Grisi : comme d’habitude, appelant à la rescousse des enregistrements des années 10, 20, 30 du siècle dernier, et comparant ces chanteurs bien vivants à des artistes (disparus) éminents qu’ils n’ont jamais entendus dans les rôles dont ils édictent doctement les exigences, ils en ont conclu à la pire des exécutions de Forza del Destino entendue depuis 40 ans (“La peggior esecuzione di Forza del destino,  mai sentita in quarant’anni.”). Le dernier mot de leur compte rendu: « inorriditi », horrifiés…Toujours modérés, les vestales de la Grisi s’autodétruisent rien qu’en écrivant. S’ils ne faisaient qu’écrire ! Mais ils guettent à la Scala, tels les murènes prêtes à mordre, le moindre malheureux chanteur qui se hasarde à chanter Verdi pour le huer copieusement (voir Beczala récemment). Alors, vous pensez, une Forza avec ces incapables que sont Tézier, Kaufmann et Harteros ! Si j’avais le temps et l’envie d’en perdre, je traduirais l’article injuste pour ne pas dire pire de celui qui se fait appeler Domenico Donzelli.
Leur problème n’est pas la justesse de leurs remarques, elles sont assez pertinentes pour certaines, mais c’est leur agressivité, et leur aigreur: ils considèrent que les règles du chant sont gravées dans le marbre et interdites d’évolution et de modes et qu’ils en sont les gardiens. On sait ce qu’il en est des gardiens du Temple…Ils passent leur temps à attendre ce que l’opéra ne peut plus leur faire entendre. Et ils se vengent.
Or, comme tout art, le chant évolue, dans ses règles, dans ses contextes, dans son style. Et on ne chante plus aujourd’hui comme hier, on peut le déplorer, mais c’est un fait. Inutile de faire comme si on chantait mal aujourd’hui et bien hier. On chante en fonction des contextes du jour, de l’époque, et surtout des modes. L’Opéra, c’est un art vivant, vécu, direct, hic et nunc. L’opéra en disque, ou en boite, c’est autre chose.
Ainsi, comment chanter Verdi aujourd’hui, après les baroqueux, après la domination de la forme sur l’émotion, ou du moins après l’émotion née d’abord du respect des formes?

J’avoue pour ma part que dans Verdi, j’aime une technique solide mâtinée de quelques grammes de tripe. Je m’explique : il n’y a pas de Verdi s’il n’y a pas d’élan, de vie, de nature déchaînée, de générosité, de don. Nous ne vivons pas une époque du don, superbe et généreux. Nous vivons au contraire une époque de maquillage du geste et du langage, de périphrases, de langue de bois  convenue, de médiations diverses où le style verdien si direct n’a rien à faire. Une époque mieux armée pour écouter le bel canto, le baroque, le style français, une époque où la substance est donnée par la forme, d’où la volonté de respecter les formes très codifiées de chant : même le chant mozartien a subi cette lamination par le  style et cette exigence de forme qui dicte ce qui est conforme et ce qui ne l’est pas. A ce style de chant correspondent souvent des styles de voix « sous verre », séparées du public par l’épaisseur d’un mur de verre qui met entre la voix et l’auditeur comme un prisme : ce que je n’aime pas chez des chanteuses comme Renée Fleming, sans doute parfaites, mais jamais habitées.

J’aime au contraire les artistes comme Evelyn Herlitzius, toujours à la limite, mais toujours offertes, ou même une Tiziana Fabbricini, aujourd’hui oubliée, très critiquée par les gardiens du temple,  qui pliait les règles à ses défauts, et qui mettait à ses risques et périls (elle l’a d’ailleurs payé) la vérité d’une règle sous la loi de la vérité d’un rôle, et surtout une Gwyneth Jones, qui ouvrait la bouche pour n’être qu’émotion. Voilà pourquoi j’ai aimé Rosalind Plowright dans Dialogues des Carmélites : on entendait une voix abîmée sûrement, mais surtout habitée, qui mettait ses cassures au service d’une vérité.
Alors, évidemment le débat continue autour de Verdi. On l’a eu pour La Traviata milanaise, on va le retrouver pour cette Forza munichoise, ou pour le Trovatore de Berlin qu’on va retrouver bientôt à Milan. La question se pose parce qu’au contraire des chanteurs  pour Wagner et Strauss, en nombre indiscutable aujourd’hui (même si les Vestales du chant wagnérien vous expliquent qu’il n’y plus de Siegfried depuis Max Lorenz, et que même Windgassen n’en était pas un, que celles du chant straussien vous diront qu’il n’y a plus de Maréchale depuis Schwarzkopf, et que même la grande Elisabeth peut aller se rhabiller face à Lotte Lehmann), il n’y a pas un seul chanteur indiscutable pour Verdi aujourd’hui.
Quand j’ai commencé à aller à l’opéra, c’était l’inverse, on distribuait un Ring à grand peine (exception faite pour les grandissimes qui approchaient de la fin de carrière, Theo Adam, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Helga Dernesch, James King, Jon Vickers, René Kollo, Christa Ludwig…), et on distribuait assez facilement les Verdi (Placido Domingo, Renata Scotto, Fiorenza Cossotto, Piero Cappuccilli, Nicolaï Ghiaurov, Mirella Freni, Renato Bruson, Martina Arroyo, Shirley Verrett, Leontyne Price, José Carreras, Agnès Baltsa, Montserrat Caballé, Ruggero Raimondi) et même des chanteurs solides qui ne furent pas des stars comme Veriano Lucchetti ou Carlo Cossutta assuraient avec grande classe une bonne représentation verdienne.
La critique avait sévèrement jugé une Aida à Salzbourg dirigée par Herbert von Karajan avec Marilyn Horne, José Carreras, Mirella Freni, Piero Cappuccilli et Ruggero Raimondi (à laquelle j’assistai, pour ma première représentation salzbourgeoise, en 1979), qu’auraient dit les mêmes face à Oksana Dyka ou Lucrezia Garcia… ?
Les programmateurs se trouvent face à une déshérence du chant en Italie : on ne peut aligner une digne distribution internationale italienne pour un grand Verdi. Le chant italien est à l’image du pays : en ruines fumantes post berlusconiennes. Les causes en sont multiples, une politique de la culture qui à grand peine finance la protection du patrimoine artistique (et encore, voir Pompeï) et sans véritable axe prioritaire sur le spectacle vivant, avec des situations dramatiques de certains théâtres (Florence), une politique de formation complètement déconstruite où les écoles et académies recrutent plus d’asiatiques et de slaves que d’italiens, un manque de très bons pédagogues du chant (il ne suffit pas d’avoir été un grand chanteur pour être un bon professeur) et une réglementation du métier d’enseignant de chant erratique, une politique d’agents à court terme, plus soucieuse de faire de l’argent que de faire l’agent et donc usant de jeunes voix en quatre à cinq ans, des saisons réduites dans les théâtres à cause de la crise obligeant les chanteurs à chercher fortune ailleurs. Le résultat, des chanteurs souvent honnêtes, mais jamais convaincants, et un appel au marché international, notamment slave, pour pallier (mal) les insuffisances.  De plus, beaucoup de chanteurs italiens chantent en Allemagne (où l’offre théâtrale est énorme) y compris dans des théâtres dits « de province », Münster, Ulm, Nuremberg, Aix la Chapelle : on y voit la Raspagliosi, la Capalbo, la Angeletti, la Fantini, récente Manon Lescaut à Dresde qui font rarement des apparitions en Italie. Les seules stars internationales comme Patrizia Ciofi, Anna Caterina Antonacci, et naturellement Cecilia Bartoli, font l’essentiel de leur carrière hors d’Italie (pour cette dernière, mettre les pieds à la Scala signifie recevoir une bordée d’insultes), quant aux hommes, c’est dans le répertoire mozartien et rossinien qu’ils excellent (Luca Pisaroni, Vito Priante, Alex Esposito), les autres sont en fin de carrière (Scandiuzzi, Furlanetto). Seul Ambrogio Maestri triomphe dans Verdi (et un peu Giacomo Prestia), mais essentiellement dans Falstaff. Et ne parlons pas des ténors.
Le chant est international, et l’avion met tous les opéras européens à 1h30 de la moindre ville italienne : pourquoi rester en Italie quand il y a peu de travail, des rémunérations irrégulières (certains théâtres paient les cachets un an près…) et un public vivant sur les mythes et non sur la réalité ?
Comment s’étonner alors que cette Forza del Destino des stars affichée à Munich soit slavo-germano-française, et que les chanteurs d’origine italienne aient des rôles de complément ? La Grisi peut pleurer des larmes amères, il n’y a pas un seul théâtre italien capable d’afficher une Forza honnête aujourd’hui, et pas un chanteur italien capable de relever le défi. Car c’est un défi aujourd’hui pour le milieu du chant italien que de travailler en profondeur pour recréer un vivier de chanteurs qui puissent relever le gant et se préparer à affronter la scène. Les voix ne disparaissent pas, elles existent, mais dans un tel paysage, qui aurait envie d’y aller ?
Alors certes, dans ce quatuor entendu hier (je passe sous silence et Preziosilla – Nadia Krasteva et Melitone – Renato Girolami) ni Jonas Kaufmann ni Vitalij Kowaljow n’ont à proprement parler une couleur italienne, mais Jonas Kaufmann sait chanter merveilleusement, avec cette technique de fer qui lui fait contrôler les moindres inflexions de sa voix, une voix décidément bien sombre cependant pour faire un Alvaro lumineux. Ce contrôle extrême nuit évidemment à cette spontanéité dont je parlais plus haut et qu’on attend dans Verdi : l’entrée d’Alvaro au premier acte doit être explosive et  à cause du chef plutôt terne et de la manière de chanter de Jonas Kaufmann, ce n’est pas le cas: réécoutez l’entrée de Mario del Monaco à Florence sous la direction de Dimitri Mitropoulos en 1953 pour vous faire une idée. Kowaljow n’a pas la voix du rôle, qui doit être plus profonde et c’est un chanteur un peu pâle pour mon goût. J’ai entendu là-dedans notamment  Ghiaurov et Talvela, aujourd’hui peut-être René Pape serait-il mieux à sa place. Il reste que Kaufmann est remarquable, irradiant scéniquement avec ses moyens et dans sa manière et Kowaljow acceptable.
C’est Ludovic Tézier qui est vraiment dans le ton. Je dirais, encore un petit effort à l’aigu et il sera un second Cappuccilli. La qualité du timbre est stupéfiante, la diction exceptionnelle, la capacité à colorer, la manière de lancer le son aussi, l’émission, tout cela est frappant. Pour son volume vocal, certes, Posa lui va sans doute mieux, car Posa demande des raffinements et une technique que Tézier possède grâce à sa fréquentation du chant français et à un contrôle vocal exceptionnel, Carlo demande plus de « slancio », d’élan, Carlo demande de passer au gueuloir contrôlé, et on sent quelquefois Tézier aux limites, même s’il est pour moi l’un des plus grands barytons actuels, sinon LE baryton pour Verdi aujourd’hui. Un très grand artiste, une référence.
Reste Anja Harteros. Qui chante ainsi aujourd’hui ? Avec des moyens qui ne sont pas tout à fait ceux du rôle, mais un art du chant, de la respiration, un contrôle sur le souffle de tous les instants, elle est une stupéfiante Leonora, diffusant l’émotion et le don de soi et ce sans maniérisme aucun, dans une simplicité étonnante. On en tremblait derrière l’écran, que devait-on vivre en salle ? Elle m’avait complètement tourneboulé dans Don Carlo, Elisabetta unique aujourd’hui avec un Jonas Kaufmann plus à l’aise dans Don Carlo que dans Alvaro, elle stupéfie dans Forza,  Elle a fait un second acte anthologique. Prodigieuse dans Rosenkavalier, dans Meistersinger, dans Lohengrin, dans Forza et Don Carlo (sans oublier sa Traviata…) Quo non ascendat ?
Voilà ce que m’inspire cette Forza del Destino. Le chef, Asher Fisch, je l’entendrai dans une semaine, dans la salle (à cette heure, j’y serai…), mais il ne m’a jamais convaincu, et si quelquefois j’ai cru entendre un peu de l’urgence nécessaire, j’ai eu l’impression plus souvent d’une certaine absence de dynamique (entrée d’Alvaro, duo Alvaro/Carlo du quatrième acte). Autant qu’on en puisse juger derrière son ordinateur.
Sur les aspects visuels, quelques bonnes idées apparemment de Martin Kusej, mais je ne suis pas vraiment convaincu, alors j’attends là aussi d’être en salle pour parfaire mon opinion ou la modifier, et surtout avoir une vision globale.
Après une Frau ohne Schatten anthologique, une Forza de référence, Munich, toujours Munich…il va falloir s’abonner.
[wpsr_facebook]

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: DIE FRAU OHNE SCHATTEN de RICHARD STRAUSS le 7 DÉCEMBRE 2013 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Saluts le 7 décembre
Saluts le 7 décembre

Pendant que la Scala est en effervescence pour sa Traviata d’ouverture, comme chaque année le 7 décembre, j’ai décidé de prendre au vol le billet “Stehplatz”, place debout, qu’un ami m’a proposé pour revenir à Munich me replonger dans Strauss et vérifier si la dernière représentation de la série de Frau ohne Schatten valait ou non l’antépénultième…Ce type de petite folie est tout de même rare, et montre à quel point j’ai été saisi par cette production la semaine dernière. J’aurais bien assisté à Tosca la veille, dirigée aussi par Kirill Petrenko, avec Catherine Naglestad et Massimo Giordano dont on m’a dit “Petrenko, il va falloir maintenant tout faire avec lui” …mais les devoirs professionnels qui ont quelquefois la priorité en ont décidé autrement.
Par ailleurs, je vais voir La Traviata dimanche prochain 15 décembre, quand les eaux de cette mascarade sociale qu’est la Prima (qui permet quand même de substantielles recettes au théâtre, et qui fut malgré tout quelquefois émouvante) se seront calmées et qu’on pourra peut-être laisser place à la musique, plutôt qu’aux ragnagnas de Monsieur Beczala ou aux regrets éternels, répétés, répétitifs et lassants de l’équipe du Corriere della Grisi.

Rien de tout cela à Munich: j’observais encore le public hier, très varié, du très chic au très cool ou casual, très disponible, très ouvert (un triomphe avec des rappels à répétition), et pas une réaction devant la projection initiale de 4 minutes du film de Resnais (je le rappelle, l’Année dernière à Marienbad qui date de 1961, deux ans avant la réouverture du Nationaltheater marqué par une production de Frau ohne Schatten dirigée par Joseph Keilberth qui existe en CD (Inge Borkh, Ingrid Bjoner, Martha Mödl, Dietrich Fischer-Dieskau, Jess Thomas), sorte de tremplin étrange pour les premières notes de l’opéra.

Ainsi donc, revoir cette Frau ohne Schatten dont jusqu’ici je n’ai pas entendu un seul écho négatif, m’a permis d’approfondir mon regard sur la mise en scène, de constater encore une fois qu’en Kirill Petrenko, nous tenons un Maître, et de méditer sur l’équipe de chanteurs, légèrement moins en forme ce samedi 7 que dimanche dernier 1er décembre, mais valeureuse néanmoins.
Encore une fois, il faut revenir sur l’orchestre et sur l’incroyable interprétation entendue à Munich: c’est bien l’orchestre et Petrenko qui tiennent l’édifice, non qu’il s’écroulerait avec un autre chef, mais il provoquerait sans doute des jugements plus contrastés sur les chanteurs: ils ne seraient pas plus mauvais, mais ici l’orchestre emporte à ce point l’adhésion qu’on n’arrive pas à s’attacher à tel ou tel défaut, à telle ou telle couleur à tel ou tel aigu. Avec un orchestre même très honorable, mais moins passionnant, le mélomane tatillon fouillerait sans doute de manière plus marquée les qualités du chant et aussi les questions qu’il pose.

Des chanteurs valeureux, une distribution solide, mais pas forcément idéale

L’équipe réunie représente aujourd’hui non ce qui se fait de mieux, mais ce qu’on voit le plus fréquemment dans cette oeuvre:  des chanteurs très respectés et souvent excellents.
Pour tous (peut-être moins pour Botha), l’aigu est un problème: non pas que les notes hautes ne soient pas là (il en faut beaucoup!), mais elles sont pour chacun des artistes  “à la limite”, les sons y semblent plus métalliques, voire légèrement savonnés ou criés. Le cas de Deborah Polaski a déjà été évoqué. Son rôle (Die Amme: la nourrice) est essentiel, elle le tient merveilleusement en scène, mais les deux premiers actes sont pour le moins irréguliers, graves détimbrés, problèmes de volume, aigus tirés. La voix est bien plus présente au troisième acte (meilleur que la semaine précédente), avec son dramatisme, avec de beaux aigus, et aussi une ductilité qu’on avait oubliée.
Ces irrégularités, est-ce si grave? Je ne pense pas, tant le personnage existe, tant l’engagement est grand, tant l’artiste est présente.
Il reste que le choix d’un soprano en fin de carrière pour un rôle de mezzo dramatique peut se comprendre, mais aussi se discuter:  on imagine ce que Waltraud Meier eût pu faire de ce rôle si elle l’avait chanté. La couleur vocale du mezzo complèterait la palette de voix féminines et peut-être une voix plus grave aurait-elle mieux convenu qu’un soprano dramatique au crépuscule de sa carrière…Marjana Lipovček, Hanna Schwarz, Elisabeth Höngen, Ruth Hesse, Reinhild Runkel et Regina Resnik, sans doute la plus saisissante des Nourrices (avec Solti en 1967, elle y est fabuleuse, renversante) ont chanté le rôle, et ce ne sont pas des sopranos…
Pour Elena Pankratova et Adrianne Pieczonka, le cas est différent. Pour faire bref, la femme du teinturier est en principe confiée à une Elektra, et l’Impératrice à une Chrysothemis, c’est à dire des sopranos dramatiques à la couleur différente, bien que certaines aient chanté les deux rôles (Gwyneth Jones par exemple, qui un soir à Zurich a dû affronter les deux en même temps le même soir pour remplacer une collègue malade). Il faut en principe pour l’Impératrice outre les aigus redoutables, une certaine souplesse vocale (Cheryl Studer, qui se disait colorature dramatique d’agilité l’a chantée) qui permette d’affronter le réveil du premier acte, qui est l’un des moments les plus délicats du rôle, à froid (la plus grande fut Rysanek, mais Behrens y était magnifique). Pour la teinturière, il faut des aigus assurés et une voix très large (Nilsson, Jones, Borkh, Herlitzius etc…), c’est des trois femmes le rôle le plus spectaculaire, notamment au deuxième acte. Elena Pankratova a la personnalité qu’il faut dans cette mise en scène et le personnage que lui construit Warlikowski lui convient, alors qu’il ne collerait pas à Evelyn Herlitzius, qui a un physique  et un style de jeu complètement différents. Elena Pankratova peut le faire, mais elle a un format vocal qui n’est pas celui d’Elektra, et cette puissance un peu surhumaine lui manque. Elle est remarquable scéniquement, mais la vocalité n’est pas à 100% convaincante, même si elle est bien meilleure à Munich qu’elle ne le fut à Milan, où Guth ne lui demandait pas grand chose (il préférait l’Impératrice).
Adrianne Pieczonka a un timbre somptueux, une voix ronde et pleine, très à l’aise dans un registre central étendu, mais là aussi, les choses ne fonctionnent pas toujours à l’aigu,: la semaine dernière elle a raté sa fin, cette semaine, elle a raté (un peu) le début – le réveil -. Elle était en tous cas moins en forme, même si l’artiste reste magnifique. La voix qui au début de sa carrière (il y a une dizaine d’années) était belle “sans plus” et sans vraie personnalité (sa Maréchale entendue à la Scala n’avait aucun caractère), a mûri et pris de la couleur,  il en résulte une belle prestation, même si l’ensemble manque de réserves pour un rôle aussi exigeant, mais pour des raisons différentes de la précédente.
J’essaie, je le répète, de détailler après une seconde audition qui m’a enchanté et ensorcelé comme la semaine dernière, mais qui par force, concentre l’attention sur des détails plus fouillés, tant le premier contact avec la production secoue et fait naître immédiatement le besoin de revoir, de vérifier pour bien identifier l’endroit où l’on est.. Une seconde vision s’est imposée, peut être plus analytique, mais non moins bouleversante, non moins étonnante, non moins prodigieuse par moments.

Du côté des voix d’hommes, c’est sans contexte plus convaincant, car on a les voix qu’il faut pour les rôles: les formats sont là. D’abord, confirmation, le Geisterbote de Sebastian Holecek est vraiment remarquable, on s’en aperçoit dans la première scène lorsqu’il chante “Einsamkeit um dich/das Kind zu schützen”, puis dans le troisième acte, quand il réapparaît (Den Namen des Herrn/Hündin) face à la nourrice: joli timbre, voix souple et profonde à la fois, vraie présence.
Johan Botha est la voix presque idéale pour le rôle de l’Empereur. Malgré des aigus la semaine dernière très légèrement tirés, il a été hier soir vraiment un Empereur de référence. Le rôle lui va assez bien car il n’exige pas un engagement scénique fort (moins que pour Barak en tous cas), et il peut chanter ses interventions (à chaque fois un grand monologue au premier acte, au deuxième acte, et enfin un duo au troisième) sans nécessité d’un engagement fort, car l’Empereur est un rôle de présence/absence; il est Empereur/chasseur; ce n’est pas un hasard si Warlikowski travaille sur les rapports du couple, à la fois tendres et heurtés. Chaque apparition au milieu de ses faucons qui constituent son monde, grâce auxquels il a pu transformer la gazelle en Impératrice, en est l’indice: en faisant jouer les faucons par des enfants masqués, Warlikowski souligne avec habileté à la fois la solitude de l’Impératrice (l’Empereur, lui, est toujours entouré de ses faucons), mais aussi la substitution des enfants (qu’il n’a pas) par les faucons (qu’il a). Sa douleur initiale est d’avoir blessé son faucon rouge parce qu’il avait effleuré l’Impératrice-Gazelle;  ce monde qui l’entoure fait qu’il ne peut comprendre l’Impératrice et son désir de procréation: ce n’est pas son problème. L’Empereur est mari parce que chasseur, (wenn ich jage, es ist um sie, und aber um sie) c’est avec ses armes de chasse (l’arc, l’épée, mais aussi le poing) qu’il cherche à tuer l’Impératrice parce qu’il doute d’elle. Essentiellement sollicité par de longs monologues très lyriques, Johan Botha propose un Empereur au timbre délicat (qui lui convient bien mieux qu’Otello ou Siegmund), une sorte de figure essentiellement musicale et en fait un être à part. Un rôle pour enregistrement…
Au contraire de Barak, qui se caractérise par humanité et bonté: notamment -par la manière dont il s’occupe de ses insupportables frères pour lesquels Warlikowski gauchit le livret, remplaçant les tares physiques par des marqueurs sociaux/mentaux (un bandit, un homosexuel, un handicapé mental), ce qui donne l’occasion à Barak d’habiller son plus jeune frère handicapé, avec une douceur et une sollicitude qui font lire immédiatement le personnage de manière positive et qui vont rejeter sa femme dans la sphère du négatif (au moins au départ). Cette humanité, je l’ai déjà souligné la semaine dernière, correspond à une couleur vocale qui fait de ce Barak non un personnage spectaculaire (au contraire de sa femme), mais plutôt d’humeur égale – à peine lève-t-il lui aussi son épée sur son épouse, pour l’abaisser aussitôt. Ce qui veut dire en traduction vocale un soin tout particulier sur le discours, sur les mots, sur la couleur, et ce qui veut dire aussi qu’on ne s’aperçoit pas forcément des tensions du rôle tant Wolfgang Koch aplanit les aspérités. Il y a dans le rôle des aigus tendus, qui sont bien tenus, mais on ne s’en apercevrait presque pas, tant l’accent est mis sur le discours global, sur le développement d’un profil plus que sur des éléments singuliers. Wolfgang Koch n’est pas un chanteur expansif, c’est un chanteur plus intérieur, qui sert très bien la vision du personnage de brave type que veut imposer le metteur en scène: il n’impressionne pas, mais il émeut et obtient un énorme succès auprès du public.
Au contraire de l’Empereur, Barak est toujours en action, toujours en dialogue, toujours en discussion, il n’est pas à part, mais complètement immergé dans le quotidien, et l’opposé exact de l’Empereur. Pour souligner cette opposition, Warlikowski en fait le teinturier de l’Empereur: il vient chercher la nappe et les serviettes de la table dressée juste avant la Verwandlung (le changement de décor) du premier acte; il apparaît sortant de l’ascenseur, on lui donne l’ensemble du service et il reprend l’ascenseur pour redescendre (monde d’en haut et d’en bas matérialisé par cet ascenseur qui sans cela n’aurait aucune fonction dramaturgique).  L’espace se dessine dans haut/bas, ainsi, on l’a vu la semaine dernière, que dans le contraste premier plan (bois)/arrière plan (carreaux), et gauche(jardin: Impératrice)/droite (cour: Teinturière), mais aussi sol en miroir (arrière-plan, divin) et plancher (premier plan, humain – par son désir d’enfants, l’Impératrice se rapproche de la sphère humaine, ce que Warlikowski comprend si bien à la scène finale).
J’ai évoqué plusieurs fois la qualité de la troupe de Munich, mais je voudrais aussi souligner les chœurs (adultes et enfants confondus) et  les artistes qui chantent en “off”, sans jamais un décalage, avec une précision qui provoque l’admiration, “l’ambiance” si particulière de ces soirées leur est aussi redevable ô combien: il n’y a pas une brique qui ne fasse sens dans cette production.

Une mise en scène sur la complexité, mais parfaitement lisible

Revoir la mise en scène permet évidemment de noter des détails qui avaient échappé à la première vision. Les relever tous n’a de sens que si l’on s’adresse à des gens qui ont vu le spectacle; je l’attacherai donc, plus nettement peut-être que la semaine dernière, à marquer les caractères de ce travail qui m’apparaît comme un des plus accomplis de Warlikowski, respectueux du livret, très attentif à en rendre tous les possibles et tous les aspects, réussissant à faire en sorte, dans cet espace hyperréaliste fait de bois, de carreaux de céramiques, de lumières crues, de quelques meubles, de machines à laver, de tables de cantines en formica, que ce bric à vrac apparaisse étonnamment logique, étonnamment cohérent, faisant de chaque objet un sujet: la table, qui devient foyer pour les poissons de la fin du premier acte, retirés de l’aquarium du salon de l’Empereur. Le lit du couple Barak/teinturière un lit presque obsessionnel au premier plan, mais un lit qui n’est que sommier et matelas à nu, mais qui surtout se divise en deux lits jumeaux qui se séparent dès que la teinturière a des velléités de vivre sa vie.
De même la vision de l’arrière plan, espace rêvé, espace multidimensionnel, fait d’ombres (évidemment), de reflets, un monde qui se réfléchit au sol, et donc qui se voit aussi inversé, un monde où les temps se heurtent, passé (gazelle, faucon rouge, petite fille rousse représentant l’Impératrice enfant  traversant régulièrement la scène au gré des rêves et des obstacles) passé même lointain, où Keikobad est vu comme un vieillard sans âge comme ses ses serviteurs au profil si anguleux qu’ils ressemblent à des faucons vieillis, mais un monde aussi du présent, hic et nunc: l’envoyé des esprits dans un bureau servi par deux secrétaires minuscules -enfants adultes qui n’auraient pas grandi, le teinturier qui sert l’Empereur; un espace unique où se heurtent plusieurs dimensions qui se croisent (temps et espace, mais aussi image et réalité), structuré par une poésie de correspondances entre des images  sublimes comme le final du second acte, totalement étourdissant, avec cette eau qui se déverse, das Wasser des Lebens (l’eau de la Vie, comme dans le conte de Grimm)  dont il va être si souvent question dans l’acte III, une eau déchaînée au final du second acte, étrangement apaisée au début du troisième: le duo teinturière/Barak se déroule au fond de cette eau où s’enfoncent animaux (cheval),  corps, armes: en bref la catastrophe produite par l’acte précédent, l’acte du désordre, l’acte de la déconstruction, l’acte du chaos.
Le troisième acte  est au contraire un retour à l’humanité, car les dieux sont à leur Crépuscule, et le temps presse (une horloge marque l’heure exacte du spectacle, bien en vue) et cette heure avance inéxorablement). Keikobad ne peut plus rien pour sa fille:  la petite fille rousse et l’Impératrice adulte sont lovées dans un coin au fond du décor: quand l’Impératrice essaie de se rapprocher de son père Keikobad, celui-ci plié sur la table de la table esquisse un mouvement de la main vers sa fille, mais ils se se touchent pas, scène vraiment très forte sur l’impossibilité et la solitude.
Le retour à l’humanité n’est qu’un retour aux mythes humains, à la vacuité bourgeoise par laquelle se termine l’opéra, les enfants qui étaient eux aussi autour de la table s’éloignent et les quatre personnages semblent se dire “et maintenant?”.  Un final sans fin, tant les personnages qui ont atteint leur but, ou du moins sont revenus à une normalité semblent au contraire vidés, sans but, sans propos. Le propos, il s’affiche par ces enfants qui conduisent les adultes comme dans Zauberflöte, il s’affiche sur les murs, c’est le monde d’ici-bas, avec ses faux mythes et ses vraies croyances, le monde qui littéralement se fait ici son cinéma: un cinéma qui est un motif permanent du travail de Warlikowski, où il puise les chemins de ses mises en scène, mais qui fait aussi système interne de références qui construit un fil de cohérences : les profils de vieillards, qui rappellent la maison de retraite d’Alceste, Marilyn et King-Kong qui renvoient à L’Affaire Makropoulos, l’utilisation d’un extrait de film, qui renvoie à Parsifal. Les autocitations (il y en a d’autres, notamment dans certaines silhouettes humaines) ne sont jamais gratuites: elles s’insèrent dans une dramaturgie à plusieurs entrées, qui est une dramaturgie de la complexité, une complexité pourtant d’une grande lisibilité, d’une clarté qui en ferait presque un travail classique, de ce classicisme de la modernité bien comprise qui est tout sauf provocation. Warlikowski nous renvoie à un monde où rêve et réalité, espace et temps, image et chair, surface et profondeur se répondent en un système d’échos subtils qu’on perçoit, qui font question, mais pour lesquels on n’a pas envie de comprendre, un monde de signifiants qui ne connotent pas toujours des signifiés, mais en même temps qui est monde de poésie et poésie du monde, un monde de l’évocation où évocation fait compréhension, un monde du senti.

Une direction musicale d’exception

Kirill Petrenko le 7 décembre 2013
Kirill Petrenko le 7 décembre 2013 (vu de loin…)

Une fois de plus, hier soir, le public, les amis avec qui je partageais ces moments, nous sommes restés frappés par le travail inouï à l’orchestre, qui, je m’en rends compte en écrivant ces lignes, répond parfaitement à ce que je viens d’écrire sur Warlikowski. À ce monde de la complexité évoqué par Warlikowski correspond (au sens baudelairien du terme) une lecture de la partition qui en souligne les complexités et les systèmes d’échos, les influences, mais qui en même temps est toujours lisible, claire, où chaque phrase musicale est sculptée, isolée, soulignée, et jamais appuyée: il faut aussi saluer les solistes de l’orchestre, impeccables, nets, quels que soient les pupitres. Une direction dynamique et unitaire, jamais fragmentée, et qui pourtant miroite de mille détails, où l’on ne se pose jamais les questions traditionnelles, par exemple celle du tempo, parce que le tempo est au service du discours, et que ce discours là est si cohérent avec la scène, si fluide, si juste qu’on ne peut qu’accepter tous les choix comme l’évidence. Ce qu’on remarque, c’est la profonde unité de ce travail, un travail dont on lit la composition, un travail qui donne à voir la partition, je dis bien voir, avec ses cohérences et ses méandres et en même temps qui ne se laisse jamais aller à la complaisance, qui ne fait pas du Strauss crémeux ou sirupeux: jamais une phrase particulièrement séduisante (et combien il y en a dans Strauss!) ne s’étend, ne se montre, n’est mise en scène comme chez certains chefs qui font du “regardez comme c’est beau”, une lecture où  chaque détail prend sens au sein d’une vision d’ensemble. Il y a à la fois la “Sachlichkeit” l’objectivité -rappelons que c’est l’époque de la naissance de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit)- , et incontestablement le lyrisme, mais un lyrisme, né d’un discours, né d’une pensée, mais pas d’une volonté démonstrative de sucrer le propos pour faire naître les larmes. Les larmes viennent seules, de tant de musique, de tant d’énergie, de tant de dynamique, de tant de poésie. Vraiment, il y a très longtemps qu’à l’opéra je n’avais entendu un chef aussi totalement convaincant, et surtout indiscutable, comme si après ça il n’y avait plus rien à dire. On sentait bien naguère à Lyon après les Pouchkine/Tchaïkovski, ou après le Tristan und Isolde qu’on avait affaire à un grand chef, qui avait su transfigurer l’orchestre, mais cette fois, c’est une étoile qui est née.

Au terme de ce (trop) long propos,  je m’aperçois combien il doit être fastidieux à qui n’a pas vécu ces moments exceptionnels. Mais quand j’écoute ce qui se dit et s’écrit (déjà) çà et là sur La Traviata à la Scala, les considérations médiocres d’opportunité médiatique, mais peu artistiques, quand je vois comment certaines productions ne laissent aucune trace, s’accumulant comme un mille-feuilles sans goût et indigeste à force d’être compact et gris, je me dis qu’hier soir et dimanche dernier, et sans doute les autres soirs, quelques milliers de personnes ont vécu fortement pendant 4 heures; il fallait voir les gens de tous âges et de toutes conditions heureux d’avoir des places, même debout,  et à la sortie heureux d’avoir entendu quelque chose d’exceptionnel: que de sourires et de joie dans le public. Et donc, si j’ai fait long, c’est que je suis un Wanderer amoureux , et que je crois au partage. Je souhaite que les amoureux de l’opéra et ceux qui sont en train de le devenir, n’hésitent jamais à économiser dix spectacles médiocres ou passables vécus là où ils sont pour mobiliser la dépense  au profit d’un moment d’exception ailleurs : c’est pour ces moments là qu’il vaut la peine de vivre, selon la belle phrase de Stendhal, ces moments-là diront la vérité sur l’opéra, qui est tout sauf un art mondain.
Hier, dans ce théâtre qu’il a tant marqué, je pensais à Wagner et à son concept de Gesamtkunstwerk, d’œuvre d’art totale: on a jamais mieux dit l’opéra depuis.[wpsr_facebook]

Kirill Petrenko salue
Kirill Petrenko salue

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: DIE FRAU OHNE SCHATTEN de RICHARD STRAUSS le 1er DÉCEMBRE 2013 (Dir.mus: Kirill PETRENKO, Ms en scène: Krzysztof WARLIKOWSKI)

Die Frau ohne Schatten © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Die Frau ohne Schatten © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

Richard Strauss est né à Munich: il est ici chez lui. Mais il est aussi chez lui à Vienne, parce que de Vienne sont sorties les plus grandes distributions et interprétations de ses oeuvres, et il est chez lui à Salzbourg, parce qu’il a fondé le Festival, avec Hugo von Hofmannsthal et Max Reinhardt. Trois lieux de référence où il faut aller pour entendre (en principe) les œuvres de Richard Strauss comme il se doit.
La Bayerische Staatsoper a été marquée dans les cinquante dernières années par deux chefs, Wolfgang Sawallisch, qui a dirigé plus ou moins l’opera omnia et qui partagea avec Karl Böhm le titre de chef de référence pour Strauss, et Carlos Kleiber, pour des Rosenkavalier qui firent les beaux soirs, je veux dire les soirs inoubliables et incandescents du Nationaltheater.
Il n’est pas facile de monter Die Frau ohne Schatten: le livret est complexe et nécessite un authentique metteur en scène, la luxuriance de l’orchestre exige un chef de grand métier très familier de ce répertoire (ou simplement un très grand chef) et pour les chanteurs, comme pour Trovatore du côté italien, il suffit d’avoir le plus grand ténor, les deux plus grands sopranos, la plus grande mezzo dramatique et le meilleur baryton du répertoire allemand pour réussir son coup.
J’ai aimé les deux dernières productions que j’ai vues (en mars 2012) celle de la Scala (Marc Albrecht et Claus Guth) et celle de Vienne (Franz Welser-Möst et Robert Carsen). On retrouve ce soir quelques éléments des deux distributions (Johan Botha, Adrianne Pieczonka, Wolfgang Koch).
C’est un triple événement qui marque cette nouvelle production à Munich. D’une part, cinquante ans ont passé depuis la réouverture du Nationaltheater restauré (1963), avec justement une production de Die Frau ohne Schatten de Rudolf Hartmann, dirigée par  Joseph Keilberth. La nouvelle production de la saison en marque l’anniversaire. D’autre part, c’est la première apparition de Kirill Petrenko comme Generalmusikdirektor, succédant à Kent Nagano, qui a choisi ce pilier du répertoire maison pour carte de visite initiale. Enfin, la production succède à une pâle production japonaise de Ennosuke Ichikawa, et risque de faire parler d’elle puisque Nikolaus Bachler l’intendant (autrichien) de la Bayerische Staatsoper l’a confiée à Krzysztof Warlikowski et à sa décoratrice Malgorzata Szczesniak à qui l’on doit la Médée de la Monnaie que le public parisien a vue (et huée) l’an dernier au TCE., et qui ont signé quelques unes des belles productions de l’Opéra de Paris du temps de Mortier, Iphigénie en Tauride à Garnier en  2006,  Parsifal en 2008 qui avait scandalisé les bonnes âmes et que l’on s’est empressé de mettre stupidement au trou,  le Roi Roger de Szymanowski en 2009 et une Affaire Makropoulos (2007) qu’on vient de revoir en septembre/octobre dernier.
De fait, la production fera sans doute parler, car elle fait partie de ces spectacles dont on sort totalement ébloui, totalement fasciné, et totalement prisonnier, avec une envie de revenir, de réécouter, de revoir, de vivre et de revivre. Cela faisait des années que je n’avais pas senti de larmes embuer mon regard lors d’un opéra de Strauss, de ces larmes qui coulent sans qu’on sache pourquoi, de ces larmes d’émotion, mais aussi de joie intense et profonde. Mes larmes coulaient et je souriais: je me suis revu dans la même salle, avec Kleiber (dans Rosenkavalier) au pupitre: j’ai enfin entendu Strauss comme j’aime, comme j’attends depuis des années, c’est à dire depuis Böhm, Kleiber et Sawallisch car enfin il y avait un chef de cette race pour Strauss ce soir, un chef attentif à tout qui a fait scintiller cet orchestre de tous ses feux, qui l’a fait sonner comme rarement je l’ai entendu, qui a fait de chaque moment soliste (et il y a en tant dans  Frau ohne Schatten) un moment d’éternité lumineuse, qui a su retenir le son quand il fallait, qui l’a fait s’épanouir avec une dynamique, une énergie inouïe, et en même temps une sensibilité, un soin extraordinaire donné au volume, à la couleur: oui les larmes venaient et coulaient parce qu’un Strauss comme cela provoque immanquablement l’émotion. Réentendre le final du premier acte, à faire fondre la pierre, réentendre l’intermède aux cordes solistes qui précède la scène de l’Empereur au second acte. Réentendre les bois au début du troisième acte, clarinette, hautbois, basson à tournebouler le plus blasé des spectateurs! Petrenko laisse s’épanouir les instruments solistes, et les dirige en les accompagnant comme s’ils étaient des voix humaines.
Aux entractes, les gens se regardaient, un peu interdits, tellement surpris d’entendre enfin Strauss, ou enfin un Strauss miroitant de pointes de diamant quelques fois acérées, un Strauss qui alterne moments chambristes et moments extraordinairement symphoniques, un Strauss qui laisse respirer longuement et sensuellement la mélodie, qui vous tient en haleine, et vous empêche de respirer tant vous retenez votre souffle, un Strauss qui éblouit par tant de sons qui sont autant de moments, un Strauss à mi chemin exact entre le post romantisme et l’école de Vienne, un Strauss qui dialogue aussi bien avec le premier Schönberg que le jeune Hindemith: on avait oublié que Strauss était la vie, bouillonnante, contrastée, violente et sensible, et émouvante, et tellement humaine. Merci à Kirill Petrenko qui vient de se projeter au sommet, et dont l’interprétation écrase littéralement(presque) tous les Strauss entendus ces dernières années: enfin une direction qui a du sens, enfin un orchestre qui parle, qui est un personnage, qui n’accompagne pas mais qui est la scène et le drame même, qui est le centre de gravité de l’ensemble de la soirée. Sans diminuer les mérites des uns ou des autres, et notamment du metteur en scène et de sa décoratrice, Kirill Petrenko est l’élément porteur de l’ensemble, par sa manière d’aborder l’œuvre, par sa dynamique propre, par le suivi très attentif du plateau et notamment par son attention à la mise en scène. Il est l’artisan de l’exceptionnelle réussite de cette production. Tout ramène à lui, tant l’approche est neuve, profonde, passionnante, notamment le travail sur la couleur, rarement mené avec une telle persévérance, et la parfaite adéquation avec le plateau et avec les respirations de la mise en scène, une mise en scène vraiment musicale, qui inspire et expire au rythme de chaque note, de chaque phrase, de chaque volute de musique.

Car le travail de Krzysztof Warlikowski constitue l’autre pilier référentiel de cette miraculeuse Frau ohne Schatten. Il a réussi avec des partis pris assez radicaux, à ne jamais donner l’impression de trop oser, de trop gauchir le texte : tout au contraire, à la justesse de l’approche orchestrale correspond une très grande justesse de l’approche scénique, toujours claire, toujours justifiée, et servie par un dispositif où vidéo, lumières, décor, espaces se répondent en une incroyable unité, avec une fluidité très surprenante, y compris ce début qui commence par un long extrait de L’année dernière à Marienbad, d’Alain Resnais qui pourrait sembler plaqué,  comme on en lui a fait le reproche avec huées à la clef,  dans son Parsifal parisien avec Allemagne année zéro alors que l’idée était d’une fulgurante intelligence. Ici, quand l’image du film s’estompe,  reste en guise de transition la musique de fond sur laquelle empereur et impératrice se heurtent. On entend au loin la musique du film; on calme l’impératrice par une piqûre, elle s’endort, l’opéra peut alors commencer.
Dès le départ,  ambiance clinique et médicale que l’on va retrouver tout au long du spectacle, d’abord par un espace divisé en deux avec en premier plan un intérieur cossu aux murs de bois, et en arrière plan de hauts murs de carreaux de céramique blanche, comme dans un hôpital, des murs qui accrochent parfaitement lumières et vidéo.  Espace glacial à l’intérieur duquel l’Empereur au troisième acte  se transforme en pierre par une opération chirurgicale, où une infirmière tend à l’Impératrice un breuvage qui va lui permettre de récupérer l’ombre de la femme du Teinturier: elle ne cesse d’ailleurs de refuser de boire, comme  dans un asile d’aliénés où l’on force les malades à ingurgiter des calmants, un espace qui est celui de la folie, sans doute, mais aussi celui du rêve, du royaume imaginaire de l’Empereur, chasseur invétéré, entouré de faucons, dont son petit faucon rouge, le faucon de l’opéra (dont l’appel est lacérant) – qui sont des enfants à tête de faucon, jouant à la fois le conte rempli d’animaux (on voit aussi une gazelle, rappel de la manière dont l’Empereur a découvert l’Impératrice, qui était gazelle et qui fut prise dans les serres d’un faucon)

Scène finale Enfants/ombres © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Scène finale Enfants/ombres © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

et évoquant l’enfance, une enfance qui remplit cet arrière plan à la fin, dont les ombres se reflètent savamment aux murs, jouant une chorégraphie étonnante, où ils deviennent gigantesques et presque menaçants quand un groupe va chercher et la femme du teinturier, puis Barak, images d’une beauté et d’une poésie indicible, et créatrices par leur simplicité même d’une énorme émotion.

 

Faucons..© Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Faucons..© Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

 

Si Respectant une histoire qui n’est qu’allers et retours entre le monde de l’ailleurs du couple impérial, monde mythologique de divinités et de magie, et  le monde de l’ici-bas, des humains avec leur rustrerie et leur coeur tout simple, Warlikowski divise l’espace en premier et arrière plan, mais le divise aussi latéralement, côté jardin le royaume de l’Empereur, côté cour le domaine de Barak et de sa femme avec son mur de machines à laver de “beautiful laundrette” et ses chariots de blanchisseurs et au milieu, une table qui servira aux deux couples jusqu’à la scène finale.
Côté jardin deux chaises longues en cuir, séparées par un aquarium, côté cour un lit sur lequel dort au début la femme du teinturier pendant que les scènes initiales se déroulent côté jardin. Et Warlikowski va jouer de ces oppositions, de ces rapprochements et des facilités d’un espace global qui isole çà et là des espaces secondaires. C’est d’abord des deux côtés les deux femmes qui dorment, comme si elles rêvaient mutuellement l’une de l’autre, puis plus avant dans l’opéra à la fin du deuxième acte, c’est d’un côté l’impératrice et de l’autre Barak, chacun dormant de son côté, chacun peut-être projetant son fantasme de l’autre côté de la scène: car la psyché est évidemment au centre de ce regard acéré mais pas destructeur de Warlikowski: visions psychanalytiques de l’enfance avec cette petite fille rousse comme l’Impératrice qui traverse tout l’opéra,

Keikobad et l'Impératrice © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Keikobad et l’Impératrice © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

puis de l’Impératrice avec son père, Keikobad, sorte de mort vivant plié en deux avec lequel plus aucun rapport n’est possible: jeux de l’enfance aussi où les enfants sont, on l’a vu, les faucons, mais miment aussi des adultes comme les secrétaires du Geisterbote (excellent Sebastian Holecek au timbre si velouté, à la voix de baryton basse si douce et si chantante) ou finissent même par être de vrais enfants, qui envahissent tout l’espace scénique à la fin.
La vidéo s’impose dans l’espace initial par cette projection de l’Année dernière à Marienbad, film sur le fil ténu qui sépare rêve et  réalité,  sur les basculements vers le fantastique, avec la douce et trouble Delphine Seyrig, une fenêtre aussi nous montre plusieurs fois l’espace du film, les grands couloirs rococo, le parc du château de Nymphenburg (car le film a été tourné…à Munich, ce qui rapproche encore plus le spectateur d’univers familiers) et Delphine Seyrig, qui par son habit rappellerait presque la Nourrice, une  Delphine Seyrig vieillie et devenue une manière de magicienne qui ordonne tout ce qui se déroule, veillant en permanence en scène sur les deux premiers actes, tout de blanc vêtue en costume et cape au premier acte, en noir et blanc au deuxième, et redevenue plus féminine au troisième, où elle va être chassée (enfermée dans une camisole de force- toujours l’asile)  et sortie manu militari: il faut une personnalité hors pair,

Nourrice, jeune home et teinturière © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Nourrice, jeune home et teinturière © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

il faut Deborah Polaski pour incarner cette nourrice-là, castratrice, dominatrice, maîtresse d’un jeu presque sado-masochiste: le jeune homme envoyé à la teinturière n’est  par exemple qu’un prostitué payé par la nourrice; elle est celle qui manipule tous les personnages, qu’elle soit active en scène ou étendue sur la chaise de relaxation, dormant les yeux couverts de lunettes à mousse ( ces cache-yeux utilisés dans les avions pour dormir). Elle n’est pas une Oenone inféodée à sa maîtresse, elle est celle qui tire les fils, celle qui fait renverser les valeurs, celle qui fait passer du monde éthéré du couple impérial à celui du couple de teinturiers, du Walhalla plein d’amertume et d’angoisse à un Nibelheim qui serait non pas une antichambre de l’enfer, mais au contraire la chambre de l’humanité simple et aimante, rendue encore plus humaine par la voix merveilleusement chaleureuse de Wolfang Koch.
Et cet espace est traversé de vieux serviteurs, de femmes de chambres, qui servent des alcools, d’infirmières. Trouvaille étonnante: on retrouve au royaume de Keikobad, le père de l’impératrice, ces serviteurs zélés, vieillis, au profil anguleux et ressemblant à ces têtes de faucons vus précédemment auprès de l’Empereur, comme s’ils étaient des faucons vieillis, au service d’un royaume divin qui se nécrose.
Et puis, des images d’une habileté impressionnante, comme la vision du désir de meurtre de l’Empereur au deuxième acte, dans une forêt profonde de bouleaux qu’on pénètre, et qui abrite des centaines de tombes, où l’on finit par voir comme émergeant des tombes la fauconnerie de l’Empereur, ou bien la tempête qui  conclut l’acte en une sorte d’irrésistible typhon comme le typhon musical qui s’abat alors sur la salle. Ce monde aquatique, tantôt tempétueux et terrible, tantôt calmé, serein, comme l’aquarium du premier plan, image à la fois d’un espace bourgeois, ou vision vidéo de fonds poissonneux projetée au début du troisième acte, comme une métaphore des âmes tourmentées tantôt agitées, tantôt apaisées.
L’histoire se déroule selon son implacable logique, bien plus tendue qu’à l’accoutumée, de cette tension qu’ont les contes qui peuvent basculer sans cesse dans le drame et se déroulent au bord du gouffre. Et tout se termine dans cette explosion extraordinaire d’enfants, dont nous avons parlé, en un final qui n’est sans doute pas pour moi le plus émouvant musicalement de l’opéra, et où la morale qui est véhiculée, celle du couple bourgeois du début du XXème siècle n’est pas vraiment l’idéal d’une société d’aujourd’hui, mais dont Warlikowski retourne totalement l’image finale: les quatre protagonistes ne sont pas face au public à chanter leur joie dans la béatitude, comme souvent. Ils sont autour de la table qui a toujours servi de lieu de rencontre dans toute l’oeuvre, autour de laquelle on a dîné, on a bu, on a crié, on a pleuré: ils sont autour de la table, comme si Monsieur et Madame Empereur recevaient Monsieur et Madame Teinturier, des voisins qui trinquent ensemble et boivent le champagne, image d’une humanité banale à la fois émouvante, mais aussi terrible, car bientôt, les enfants disparaissent, et les quatre protagonistes restent seuls, regardent dans le vide, comme plongés dans un ennui existentiel, et la joie devient angoisse, angoisse de la vie ordinaire, de la vie petite bourgeoise sous les regards, projetés au mur, des mythes de l’époque, cinématographiques ou non, dans l’ordre, Batman, Jesus, Gandhi, King-Kong et Marilyn Monroe (un clin d’oeil à sa mise en scène de l’Affaire Makropoulos): vision ironique qui n’est pas sans rappeler le final du Crépuscule des Dieux de Carstorf: la retombée sur terre, l’ordinaire du quotidien, et les mythes d’aujourd’hui qui mêlent vrais et faux héros, vrais et faux cultes: la vie vécue et rêvée, comme au cinéma, comme à Marienbad…
Face à un tel travail, les chanteurs sont tellement suivis et soutenus qu’ils constituent un plateau de très bon niveau et très homogène. La précision du travail scénique les contraint à l’engagement, même ceux qui sont habituellement rétifs comme Johan Botha, qui en fait un minimum, ce qui est pour lui un maximum…
D’abord rendons hommage aux anonymes, à tous ces personnages secondaires que la mise en scène ne montre pas et qui chantent en coulisse ou dans la fosse, ces membres de l’excellente troupe de Munich. Je ne résiste pas au plaisir de citer le faucon bouleversant de Eri Nakamura et la voix d’en haut d’Okka von der Dammerau. J’ai déjà dit le bien que je pensais de Sebastian Holecek, Geisterbote au rôle épisodique, mais essentiel dans la première scène, et qui montre une voix de baryton basse très chantante et très présente en même temps. On a beaucoup dit qu’on n’entendait pas Deborah Polaski, en Amme, la nourrice. Elle est un personnage tellement fort, tellement présent, tellement incarné qu’on en oublierait presque les faiblesses vocales, qui certes sont notables, notamment dans le grave, totalement détimbré, et avec de sérieux problèmes de justesse à l’aigu, mais en revanche avec des moments de fulgurance où cet aigu sort comme avant…Alors, oui, il y a des problèmes, mais cela va avec le personnage déglingué qu’elle incarne, cela va avec sa couleur, cela va avec ce que veut lui faire faire Warlikowski.
C’est d’ailleurs le cas de tous les protagonistes de ce plateau: pris collectivement, ils sont somptueux, ils ont une présence folle, ils sont tellement dans le jeu, dans leur personnage  que les question vocales passent forcément aux second plan. Disons qu’ils ont tous la voix du rôle, mais dans des costumes pour certains à peine un peu étriqués.

Réveil de la teinturière (Acte I) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
Réveil de la teinturière (Acte I) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

J’attendais peu de Elena Pankratova, j’avais trouvé sa femme du teinturier (qu’elle interprète partout en Europe) à Milan sans personnalité, et sa voix sans éclat. Elle est ici d’abord un personnage extraordinaire, un tantinet vulgaire, un peu frustre, sans aucun recul sur les choses, habillée de noir (comme l’Impératrice) ou de rouge

La teinturière en Platinette L'Impératrice: ich will nicht ! (Acte III) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
La teinturière en Platinette  © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

avec sa perruque blonde platinée qui en fait presque une copie de Platinette, l’acteur italien travesti et un peu drag queen: elle devient un “mezzo de caractère”…cela lui va très bien et la voix est venue,  bien sortie, bien projetée notamment aux deuxième et troisième actes. Warlikowski en fait un type physique tel que cette voix sans vraie élégance lui colle parfaitement. Evidemment on attend dans ce type de rôle une Herlitzius, une Jones, une Nilsson qui ont ou avaient une toute autre envergure, et une voix plus tranchante, mais Elena Pankratova est ici parfaitement à sa place, et s’en sort avec tous les honneurs et un très gros succès public.

L'Impératrice: ich will nicht ! (Acte III) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper
L’Impératrice: ich will nicht ! (Acte III) © Wilfried Hösl/Bayerische Staatsoper

Adrianne Pieczonka ne m’a jamais totalement convaincu non plus: la voix est très ronde, très belle, mais la personnalité n’est pas toujours au rendez-vous. Cependant déjà cet été à Aix, elle était une belle Chrysothemis, elle est ici une très belle Impératrice, un peu aux limites à l’aigu (qu’elle a raté une fois, à la fin), mais le personnage est là aussi parfaitement convaincant: son réveil est vraiment magnifique (alors qu’on sait qu’il est un moment redoutable pour le soprano), avec une ductilité vocale notable et un timbre somptueux. L’Impératrice a la couleur d’une Sieglinde (Rysanek fut les deux, éblouissante): Pieczonka est plus convaincante qu’une Magee dans le même rôle et mérite le succès immense remporté.

Johan Botha, on le sait, n’est pas une bête de scène et son rôle d’Empereur pétrifié lui irait plutôt bien.  Warlikowski ne lui en demande pas trop; néanmoins, il réussit à être au moins dans le personnage à défaut de l’incarner. La voix est celle du rôle, chant élégant, diction exemplaire, timbre clair, mais les aigus sont un peu serrés et rétrécis: il n’a aucun charisme mais néanmoins, aidé par la mise en scène qui en fait un personnage pâle, il s’en sort très bien; comme on dit il passe sans encombre.
Enfin, Wolfgang Koch, Barak lointain successeur de Walter Berry est ici sans doute le plus totalement adéquat des quatre protagonistes: la voix est chaleureuse, douce. Le chant est stylé, la diction impeccable et la clarté de l’émission exemplaire. Il incarne le personnage, avec un style physique un peu pataud, un peu lourdaud, mais s’il l’incarne physiquement, vocalement il diffuse une noblesse intérieure qui le rend terriblement émouvant. Une très grande réussite pour un rôle qui pourrait fort bien devenir fétiche pour lui.
Dans cette soirée, les voix sont plus qu’honorables et très engagées mais ce n’est pas elles qu’on retiendra: on leur tient grâce de ce qu’elles contribuent à mettre en valeur l’éblouissant travail du metteur en scène et d’un orchestre prodigieux, qui ne les couvre jamais, qui les soutient, et qui, malgré l’extraordinaire symphonisme de l’oeuvre, ne tombe jamais dans l’excès sonore: on en revient au noyau de cette soirée, Petrenko, Petrenko et encore Petrenko.
Il est un peu tard pour qui voudrait tenter les dernières représentations de cette série, les 4 et 7 décembre; mais guettez cette Frau ohne Schatten quand Petrenko la reprendra, car si elle est reprise pour le Festival en juillet, c’est avec un autre chef, Kirill Petrenko étant pris par les répétitions de Bayreuth.
Nous referons le voyage de Munich:  ce pourrait bien être, et pour longtemps, la production de référence de ce début de règne et cela confirme que la Bayerische Staatsoper est sans doute le meilleur opéra d’Europe actuellement.
[wpsr_facebook]

Die Frau ohne Schatten Dimanche 1er décembre 2013
Die Frau ohne Schatten Dimanche 1er décembre 2013

 

MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2013 / BAYERISCHE STAATSOPER: BORIS GODUNOV de Modest MUSSORGSKI le 26 juillet 2013 (Dir.mus: Kent NAGANO, Ms en scène: Calixto BIEITO )

Partie I Tableau 1© Wilfried Hosl/Bavaria State Opera
Il y a des années que je n’ai entendu un Boris Godunov. Je crois bien depuis le fantastique Boris  dirigé par Abbado à Salzbourg (Mise en scène Herbert Wernicke) dans les deux éditions  (1994 et 1998) , ce qui ne nous rajeunit pas. On a plus vu récemment des Khovantchina on a  même vu  Salammbô. Mais de Boris, qui était pourtant le cheval de bataille que les théâtres représentaient assez régulièrement, moins de traces (une production de Kokkos à Vienne en 2007 sous la direction de Daniele Gatti). Personnellement, j’ai vu une production à Londres (version Rimski) en 1974, avec Nicolaï Ghiaurov, dirigée par Edward Downes, puis celle de la Scala avec Abbado, en 1979, dans la mise en scène de Iouri Lioubimov (version originale), puis celle de Paris (Joseph Losey, avec Ruggero Raimondi et dirigée par Rouslan Raytcheff dans la version Chostakovitch) où l’orchestre était sur scène sous une couronne géante (décor de Gilles Aillaud), puis celle de Tarkovsky à Vienne (Abbado) en 1991, une édition du Bolshoï en tournée à la Scala qu’il vaut mieux oublier en 1989, une production de Yannis Kokkos à Bologne, puis enfin les deux fois celle de Wernicke à Salzbourg (toujours Abbado). Depuis 1979 et Abbado, je n’ai entendu que la version originale de Mussorgski (version 1872, avec l’acte polonais), sauf celle de Paris (Chostakovitch) et je crois celle du Bolshoï en 1989. Des productions vues, trois me sont restées dans le coeur, pour des raisons différentes: celle de Losey, qui avait placé l’orchestre au fond, et qui faisait se dérouler l’opéra sur la fosse d’orchestre couverte de Garnier, donnant une proximité inconnue jusque là aux chanteurs, avec un Ruggero Raimondi époustouflant, celle de Iouri Lioubimov, qui rendit à mon avis à Boris Godunov son aspect presque rituel, dans une structure de décor qui imitait les icônes russes avec au centre une icône de la vierge, et tout autour des espaces pour les différentes scènes, comme ces icônes russes qui racontent des vies de saints ou les scènes de la bible, et celle de Herbert Wernicke, la plus impressionnante, qui replaçait l’histoire de Boris dans la longue lignée des tsars et des secrétaires généraux du parti de l’URSS, et donc remettait en perspective l’histoire de Boris avec celle du pouvoir en Russie, et celle des relations de ce pouvoir au peuple. La scène du couronnement, avec cette cloche géante au centre, et l’arrivée de Boris entouré des membres du “comité central” était inoubliable, ainsi que la scène finale avec l’innocent. Il en existe des vidéos, à voir séance tenante.
La production de la Bayerische Staatsoper de Calixto Bieito se place dans ce sillon-là, celui d’une analyse politique à l’éclairage de la vie politique d’aujourd’hui et des manifestations du pouvoir, face aux peuples trompés, vision noire, très noire de l’illusion démocratique. C’est sans nul doute l’une des grandes productions de ce temps, qui génère une tension et une amertume extraordinaires. Kent Nagano dirige la version originale de 1869, sans acte polonais, une version qui ressemble à une icône sonore. Je reviens à l’idée géniale de Lioubimov en 1979 qui construisait sur la scène cette icône géante racontant la vie de Boris, comme une sorte de passion avec ses stations, conduisant à l’issue fatale. Il y a un peu de cela dans cette version originale, où en quelques tableaux très concentrés, le parcours de Boris est présenté, elliptique, en quelques scènes, et de manière étonnante, plus concentré sur les contextes que sur Boris lui-même qui intervient trois fois, sur trois tableaux, le couronnement, l’exercice du pouvoir résumé en deux moments, une scène privée, leçon à son fils sur la politique suivie de la scène très politique avec Shuiski qui se conclut par son premier délire. Et enfin la mort. Tout le reste raconte et le peuple, et la montée en puissance du faux Dimitri. À peine le couronnement achevé, commence la genèse de la chute inexorable, puisque la scène suivante est celle de Pimen, qui raconte l’histoire de la Russie, et la naissance du “destin” de Grigori, devenu faux Dimitri (le fils du Tsar détrôné par Boris, qu’on soupçonne de l’avoir assassiné), puis un épisode du voyage de Dimitri, qui suit les deux moines Varlaam et Missail, et se retrouve dans une auberge à échapper aux recherches. Quelques scènes emblématiques de la chute de Boris, sur fond de peuple opprimé, qui se termine, non pas par le peuple et l’innocent comme la version de 1872, mais par la mort de Boris. La version de 1869, exécutée ici sans entracte, sonne comme une longue passion vers la mort avec d’un côté un peuple sans cesse instrumentalisé, un usurpateur Dimitri/Grigori dont la montée en puissance est téléguidée par les boyards et notamment Shuiski, et un Boris qui sombre peu à peu dans la folie. Cette concentration n’en fait pas une fresque, mais un regard chirurgical sur les mécanismes de pouvoir, sans concession, avec une instrumentation rèche, rude (le prologue!) qui évite le lyrisme, et des alliances instrumentales étranges, surprenantes qui ont conduit en son temps aux révisions de Rimsky-Korsakov, beaucoup plus lénifiantes. Or, la musique de Mussorgski est d’une étonnante modernité. Modernité par les choix de l’instrumentation, par les ruptures, par la couleur. Debussy avait toujours près de lui la partition de Boris. Cette modernité musicale, tellement révélée par les choix de Kent Nagano, qui ne laisse que peu de place au lyrisme, en fait, en cohérence avec la mise en scène, une sorte de messe noire terrible: tempos quelquefois accélérés, longs silences, clarté de l’orchestre et de l’instrumentation, sorte de neutralité glacée en évitant les accents qui pourraient tomber dans le pathos, analyse chirurgicale de la partition et prééminence du choeur (magnifique, dirigé par Sören Eckhoff), qui chante souvent sur le devant de la scène, écrasant l’orchestre par son volume (y compris l’énorme choeur d’enfants), une interprétation glaçante, accentuée par des effets sonores voulus par la mise en scène, comme le son des matraques sur des barrières métalliques qui couvre, ou alterne avec le son des cloches dans la scène du couronnement: le Te Deum de la violence.
Dès le départ, on comprend que le moment sera fort, scène noire, silence dans la fosse, et une rangée de policiers avec casques et matraques barrant la scène et masquant le peuple qui chante sa souffrance et son attente.
Partie I tableau 1 © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Un peuple bariolé qui va bientôt, à mesure que l’attente de l’élection du Tsar se fait plus pressante, après l’intervention lénifiante (et musicalement sublime de Chtchelkalov ), brandir des photos (comme les icônes ou les portraits funèbres des temps anciens) de nos hommes politiques tous souriants, enfin de tous ceux que Bieito estime être des faiseurs ou des démagogues : cela commence par Poutine, immédiatement suivi de Sarkozy. Puis tous apparaissent (sauf Merkel et Obama…le lecteur cherchera pourquoi), les Berlusconi, Monti, Rajoy, Orban, Cameron, Blair, Bush, Barroso, et même Hollande avec un sourire béat. Vision de tous ces portraits qui renvoient évidemment à la médiocrité du personnel politique, à la naïveté populaire, à l’extraordinaire tromperie sur la marchandise politique (et politicienne) que les peuples vivent en ce moment.

Partie I Tableau 1 © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

A cet état politique en moisissure correspond parallèlement une violence qui s’exprime contre les populations, la police tabasse, violente, encadre. Et quand Boris apparaît, tant attendu, il est très haut, très loin, on le voit à peine, sur la terrasse de la grosse structure métallique sombre qui va accompagner tout l’opéra, tout à tour fond de scène, ou mur d’un Kremlin imaginaire, château fort dont l’intérieur s’ouvre pour les scène de palais avec Boris (les panneaux s’ouvrent comme autant de ponts-levis). Un Boris lointain, raide, immobile, une statue déjà sans âme. Vision formidable.
Calixto Bieito et sa décoratrice Rebecca Ringst construisent un univers noir, nocturne, avec des éclairages crus (Michael Bauer) coupant la brume ambiante, un univers de mort et de crime, nuit et brouillard.
Ce que voit Bieito dans cette histoire c’est non pas un pouvoir oppressant un peuple innocent, mais au contraire un pouvoir né d’une société violente et oppressante par elle-même: le peuple est violent (violence contre l’Innocent dans le premier tableau de la quatrième partie, lancement de cocktails Molotov), mais les individus le sont aussi entre eux.

Partie II Tableau 2 Scéne de l’auberge © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

L’aubergiste (Deuxième partie, deuxième tableau), qui dans cette mise en scène est une vendeuse ambulante de verroterie et de boissons, pour faire échapper Grigori Otrepiev tue froidement les policiers venus à sa recherche (Bieito résolvant ainsi d’ailleurs un problème dramaturgique réel), mais maltraite aussi sa petite fille. Bieito met de la violence partout: l’innocent est tué au pistolet (scène à la limite du supportable) par une jeune fille dont la main est tenue par Shuiski, et dans la scène finale, Shuiski, véritable âme du complot contre Boris, arrive accompagné de Grigori/Dimitri qui pendant que Boris meurt au premier plan, étrangle ou étouffe une à une les enfants (Bieito fait de Fjodor une jeune fille) et l’entourage de Boris (Xenia, la nourrice), accomplissant le crime duquel Boris a été accusé pour arriver au pouvoir et installant ainsi l’assassinat comme mode de succession, pendant que le choeur final chante “point de salut”.

Partie III Tableau 1 © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Le monde privé qui entoure Boris (Troisième tableau) est un salon d’un luxe un peu ostentatoire et de style asiatique, sous une carte géante de l’ex URSS, qui montre combien l’Asie compte dans cet Empire, Fjodor, le Tsarévitch joue avec un gros globe terrestre comme avec un ballon, il prend déjà la posture (il est ici comme je l’ai signalé plus haut, vu comme une jeune fille: Bieito s’appuie sur la réalité de la voix pour lui faire correspondre la réalité du corps) , Xenia, perchée sur la terrasse,  jeune fille un peu vulgaire en tenue de samedi soir, pleure son fiancé de manière un peu excessive, scène de famille un peu pitoyable, tandis que l’espace politique est figuré par une table de réunion avec des chaises vides (dans laquelle se déroulera et la rencontre avec Shuiski, et  la mort du Tsar). Tout cela n’est ni marqué par l’émotion, ni par la sensibilité, on est dans la pure chirurgie. Alors certes, Calixto Bieito accentue le pessimisme du livret en lui faisant dire les possibles de l’histoire avec une thèse, née de la lecture du livret, qui est l’interaction entre le pouvoir et la société: un pouvoir sans légitimité ou acquis dans une démocratie biaisée procède d’une société sans repères et sans règles, et alimente le désastre social. Le peuple, tenu à l’écart du processus politique finit par être dépossédé et laissé à ses démons. D’où la violence qui circule, d’où le pessimisme terrible de la vision, d’où une lecture contemporaine d’un Boris qui n’est que le masque de nos politiques d’aujourd’hui, mais il n’y a même pas de place dans ce monde pour des indignados, qui pourraient signifier quelque lueur d’espoir, mais seulement pour des gestes violents et gratuits:

Partie IV, 1er tableau © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera
les cocktails Molotov se brisent contre les murs, mais ces derniers restent debout et  s’imposent. Dans un monde aussi noir, dans une société en proie au besoin et aux doutes, il est facile à n’importe quel homme providentiel de prendre de l’ascendant. Grigori Otrepiev peut se faire passer pour le faux Dimitri, peut séduire les foules, peut être celui qu’on attend. Le monde est trop faible pour résister aux usurpateurs.  
Scène finale © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Voilà donc l’histoire que nous raconte Bieito, et celle que raconte Mussorgski, celle d’un monde sans loi, sinon celle du plus fort et du plus malin, celle d’un peuple sans repères, celle d’une société sans morale. Boris n’apparaît que peu dans l’opéra qui porte son nom, parce qu’il n’est qu’un instrument de l’histoire, d’une histoire représentée par Pimen, qui lui, la connaît. Son intervention finale montre en même temps qu’il sait l’utiliser. Il est l’un des multiples rouages de l’entreprise qui mine le pouvoir.
A cette vision cruelle et sans concession correspond une analyse musicale taillée au cordeau par Kent Nagano, je l’ai souligné plus haut, et servie par une distribution de très haut niveau. Il n’y a pas vraiment dans Boris Godunov de rôles dominants: Boris bien sûr mais comme je l’ai dit, il apparaît relativement peu, Pimen bien sûr dont le récit remplit tout le premier tableau de la deuxième partie, et Shuiski, dont Bieito a accentué le rôle ambigu, qui apparaît dans l’ombre là où les événements s’accélèrent, qui est le manipulateur “faiseur de rois”, au besoin criminel, garantissant évidemment le maintien des privilèges des boyards. À toutes ces figures, Bieito donne un rôle dans sa construction et la plupart sont des pantins aux mains de pouvoirs occultes (les boyards, ici), Boris, sans doute arrivé au pouvoir par manoeuvres politiques ( l’intervention de Chtchelkalov au premier acte, pour calmer la foule, et aussi les ardeurs de la police) et peut-être par l’assassinat (le tsarévitch Dimitri), Grigori, l’aventurier opportuniste peut-être instrument des catholiques (dans la version 1872 en tous cas), dans celle de 1869, c’est plus flou, Pimen, à la fois celui qui dit l’histoire, mais qui lui donne aussi un coup de pouce, Shuiski, le gardien des droits de sa caste. Tous personnages clairement identifiables dans tous jeux politiques, d’hier et d’aujourd’hui. Cette lecture très radicale ne change pas les données du Boris de toujours, elle les prolonge et les éclaire. Magnifique travail.
La distribution réunie est très équilibrée, particulièrement soignée.
En confiant le rôle de Shuiski à Gerhard Siegel, un ténor qui excelle dans les rôles de composition (Mime par exemple), le management munichois en fait (comme dans la mise en scène) un rôle central, sa voix forte, son habileté à colorer, à varier les expressions, à articuler et à “mâcher le texte” en fait un Shuiski tout à fait remarquable, c’est aussi un acteur notable, et sa présence, même muette occupe souvent l’espace.

Pimen, c’est Anatoli Kotscherga, vu la semaine précédente dans Don Giovanni à Aix où j’avais noté le manque d’éclat d’une voix désormais déclinante. Kotscherga est une très grande basse, il fut l’un des Boris d’Abbado, il a été Mazeppa sous la direction de Kirill Petrenko à Lyon.
Pimen et Gregori © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Il est un magnifique Pimen. Justement à cause des faiblesses et irrégularités de la voix. Tantôt des sons extraordinairement puissants, une profondeur insondable et un volume étonnant, et tantôt une voix blanche, sans éclat, sans couleur, le tout alternant en une phrase. Cela lui donne à la fois une vérité (Pimen est un vieillard) saisissante et une grande authenticité (c’est un artiste immense), ces faiblesses de la voix font qu’il ne semble pas chanter un rôle, mais être ce rôle, dans sa réalité: il semble même téléguider le jeune Grigori, comme si lui, le chroniqueur, faisait l’histoire. Une composition impressionnante, qui secoue et qui émeut.
J’ai beaucoup aimé le Chtchelkalov d’Ivan Golovatenko, timbre chaud, jolie couleur,  qui apaise les interventions  du choeur au début de l’opéra, et l’impressionnant Varlaam de Vladimir Matorin, à la fois puissant et très bien interprété, hors de la tradition, avec des accents très populaires et une diction très colorée alors qu’on sait qu’au Bolshoï il est un Boris (et donc une basse noble) de référence. Grand moment.
J’ai moins aimé le Grigori de Serghei Skorokhodov, qui scéniquement est très crédible dans son rôle d’ambitieux sans scrupules, mais qui vocalement ne m’a pas vraiment frappé, ni par la diction, ni par la projection, ni par la qualité du timbre.
Dans les rôles féminins, le Fjodor de Yulia Sokolik est particulièrement frais et juvénile (le rôle le veut), et fait habile pendant à la Xenia un peu déjantée d’Anna Virovlanski (l’Oiseau dans Siegfried, la Voce del cielo dans Don Carlo et Xenia: heurs et malheurs d’appartenir à une troupe), elle est incontestablement un personnage, mais pas si convaincante vocalement, tout comme Heike Grötzinger en nourrice. La plus convaincante est l’aubergiste de Margarita Nekrasova, présence scénique et vocale, puissance, jolie couleur: elle s’impose, incontestablement.

L’innocent (avec à droite Shuiski)© Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Saluons enfin le très émouvant Innocent de Kevin Conners (qui excelle dans son personnage de souffre douleur, et dont l’assassinat est presque insoutenable), dont l’interprétation a convaincu le public: il remporte un éclatant succès, justifié.

Boris (Alexander Tsymbalyuk) © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

Quant à Alexander Tsymbalyuk, il incarne un Boris à diverses facettes, très neutre au départ dans son discours initial au peuple, presque absent, voire indifférent, une voix très chaleureuse et très noble dans la troisième partie, avec de magnifiques harmoniques; une voix jeune, vive, dans la force de l’âge et pas vraiment un de ces Boris fatigués qu’on entend quelquefois. c’est évidemment dans les moments de crise (avec Shuiski) et dans la scène finale (qui sont l’essentiel de ses interventions) qu’il est le plus extraordinaire, à la fois noble, grandiose, et totalement animal, avec des sons proches du cri: j’ai rarement entendu un “Ja Tsar eščë”(je suis encore Tsar) aussi bouleversant.

Moert de Boris (Alexander Tsymbalyuk) © Wilfried Hosl/Bavaria State Opera

C’est vraiment une magnifique incarnation de Boris, aux couleurs variées, très “humaine”, très émouvante, et très jeune aussi. A ne pas manquer dès que possible dans ce répertoire.
Encore une fois, voilà une entreprise où musique et mise en scène se conjuguent, où le propos ne prend toute la force que dans l’interaction de la fosse, de la scène et de la troupe. Une grande soirée qui était projetée au dehors, sur la Max-Joseph Platz noire de monde et récupérable en streaming sur le site de la Bayerische Staatsoper. À la fin, les saluts furent raccourcis pour que l’ensemble de la distribution aille saluer la foule rassemblée dehors, avec explosion du public, et lâcher de ballons joyeux.

Les saluts à la foule de la troupe du Boris Godunov
Après un opéra aussi noir, c’était un peu bizarre de voir une joie pareille, mais la soirée prodigieuse le valait. La Bayerische Staatsoper est vraiment une très grande maison.
[wpsr_facebook]
Oper für alle/Opéra pour tous

MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2013 / BAYERISCHE STAATSOPER: DON CARLO de Giuseppe VERDI le 25 juillet 2013 (Dir.mus: Zubin MEHTA, Ms en scène: Jürgen ROSE avec Anja HARTEROS et Jonas KAUFMANN)

Acte 1 ©Bavarian State Opera

La même production a fait l’objet d’un article en janvier 2012, voir le compte rendu enthousiaste (déjà) d’alors.
Par rapport à janvier 2012 on retrouve Jonas Kaufmann (Don Carlo), Anja Harteros (Elisabetta), René Pape (Filippo II). S’y ajoutent Ekaterina Gubanova (Eboli) et Ludovic Tézier (Posa) ainsi que le Grand Inquisiteur (impressionnant!!) de l’ukrainien Taras Shtonda. Autre différence (de taille) Zubin Mehta succède à Asher Fisch au pupitre du Bayerisches Staatsorchester. Autant dire le genre de distribution à ne manquer sous aucun prétexte.
Une fois de plus, la mise en scène de Jürgen Rose, qui remonte à juillet 2000, a bien résisté au temps. Elle est suffisamment hiératique, essentielle, dans sa boite grise qui a tout du sépulcre (la pace dei sepolcri! comme lance Posa au Roi) et suffisamment bien faite pour résister. Elle met bien en valeur le drame, sculpte les personnages, avec des moments doués de poésie (les duos Elisabetta/Carlo et notamment tout le premier acte) et des scènes bien construites (la scène du Grand inquisiteur est très bien conduite), d’autres moins réussies (l’air du voile et la chorégraphie un peu gnan gnan qui l’accompagne), mais dans l’ensemble l’écrin est discret, mais présent.

L’autodafé ©Bavarian State Opera

On ne venait pas pour voir une mise en scène, mais pour entendre cette distribution introuvable qu’on ne trouve quasiment qu’à Munich. Car même celle prévue à Salzbourg est à mon avis vocalement inférieure, sans parler de la Scala cet automne.
Il y a eu deux moments dans cette soirée, la première partie (Actes I à III) avec des moments magnifiques d’intensité comme le premier acte ou le trio du deuxième acte, et quelques légères déceptions comme l’air du voile manquant diablement de rythme et d’allant à l’orchestre. Cette première partie dans l’ensemble a manqué de tension dramatique et Mehta ne semblait pas rentré dans la représentation. La seconde partie (Actes III et IV) fut à l’inverse de bout en bout sensationnelle à tous niveaux.
Zubin Mehta est vraiment un grand chef verdien. Même si l’on peut lui reprocher dans la première partie justement un manque de tension, une certaine lenteur et peut-être çà et là une certaine uniformité, sans vrais accents, il reste que le rendu de l’épaisseur de la partition, la mise en valeur de certains pupitres (les bois), la fluidité du discours, la couleur, tout ce qui faisait un peu défaut dans l’Otello vu une dizaine de jours avant ou dans le Ballo in maschera scaligère apparaît clairement: même si quelques points peuvent être discutés, ce qui est indiscutable, c’est que cela ressemble enfin à du Verdi. Du vrai!
L’entracte passé, quelque chose s’est déclenché qui a transformé l’accompagnement orchestral. D’accompagnateur, l’orchestre devient protagoniste, devient personnage. À commencer par l’introduction fameuse au “Ella giammai m’amò”, avec son solo de violoncelle, très fortement mis en valeur, voire en relief, avec un système sonore qui construit différents niveaux et différents discours et qui fait du violoncelle l’écho très net de la voix du soliste. Tout comme aussi l’introduction à “Tu che le vanità” du cinquième acte, qui appuie fortement sur les cordes et donne une très grande intensité à l’ensemble de cette longue introduction. Enfin, le concertato qui suit la mort de Posa (dit “lacrimosa”) qui commence comme une litanie et qui s’éclaircit jusqu’à devenir une sorte d’élévation, de transfiguration. Tout cela, l’orchestre l’accompagne, avec des accents bouleversants, tantôt il gémit, tantôt il pleure, tantôt il crie. Grandiose. Zubin Mehta au sommet de son art lorsqu’il décide de s’engager.
Signalons aussi le choeur de la Bayerische Staatsoper, très impliqué, très clair dans sa diction, impressionnant dans la scène de l’autodafé.

Anja Harteros/Jonas Kaufmann ©Bavarian State Opera

Il est difficile de trouver à redire à une distribution qui a chaviré le public (25 bonnes minutes d’ovations répétées, spectateurs debout, hurlant ou frappant des pieds) même si le grand Jonas, assez amaigri, n’a pas semblé au début au mieux de sa forme (curieusement, même phénomène en janvier 2012), des notes hésitantes, des aigus évités, ou savamment savonnés ou contournés: l’aigu fatal du troisième acte (fatal à Pavarotti qui l’avait raté à la Scala) peu affronté et soigneusement habillé. La technique de Kaufmann est telle qu’il peut par exemple là où l’aigu devrait s’affronter à l’italienne, “di petto”, le contourner en adoucissant, en le transformant en aigu filé, que seul il sait faire et le tour est joué, et bien joué car ses choix ont toujours du sens, apportent toujours un supplément d’âme à défaut d’un supplément de décibels. Car Jonas Kaufmann, sans conteste le meilleur ténor d’aujourd’hui n’a pas du tout la technique ni la couleur italiennes. Timbre sombre, presque barytonnant, qui n’a rien de solaire, de cette solarité qu’on notait chez un Domingo, un Pavarotti ou un Del Monaco, remplace les facilités à l’aigu de ses prédécesseurs par une technique de fer qui lui permet de négocier très différemment les notes (c’est un chanteur d’une intelligence redoutable) et de produire d’abord de l’émotion avant de produire de la performance (tout l’inverse d’un Del Monaco par exemple).
Jonas Kaufmann est un chanteur lunaire, qui s’aventure au pays du soleil: alors il marque son territoire, qui est non pas l’aigu (qu’il donne s’il est nécessaire), mais la mezza voce, la note filée, le contrôle sur le fil de voix, la diction (impeccable) l’expression: cette technique lui permet de chanter dans n’importe quelle position et en fait un chanteur très disponible pour un metteur en scène. Ce soir, hésitant quelquefois, il était visiblement en méforme au départ, le public non habitué peut d’ailleurs difficilement s’en apercevoir tant il sait habiller sa faiblesse de trucs techniques, mais les applaudissements nourris n’étaient quand même pas aussi décisifs que d’habitude. Et puis est arrivée la scène de l’acte IV, la mort de Posa, et le “lacrimosa” qui suit, et il a été confondant, de vaillance, d’émotion, d’engagement. Il faisait monter les larmes, qui ont coulé dans le duo bouleversant avec Elisabetta: ah! ces reprises à deux à mi voix, chacun dans un coin de la scène, contre le mur, murmurant leur amour et leur tristesse, et esquissant une rencontre future dans les cieux (ma lassù!). Il n’y a alors plus d’opéra, plus de Verdi, plus rien d’autre qu’une envie d’éternité, quand l’art atteint cette perfection.

Anja Harteros/Jonas Kaufmann (Acte 2) ©Bavarian State Opera

Face à lui, sa partenaire désormais “ordinaire” dans la perfection, Anja Harteros, qui tient en Elisabetta sans doute son rôle le plus accompli. Toute cette distribution “sait” chanter c’est à dire sait faire face, sait affronter avec intelligence la difficulté, sait dire le texte et surtout le faire entendre.  Dans Elisabetta, Harteros a dans la voix le drame. Le début dans l’acte de Fontainebleau, qui est l’acte du bonheur, elle est cette joie, cet optimiste, cette lumière, et dès qu’elle prononce le “si” qui va la lier à Philippe II, la voix se voile du drame et de la tension, la couleur s’assombrit. Ce qui frappe d’abord, c’est cette manière d’ouvrir le son en appui sur un souffle qui semble infini et garantit un volume impressionnant (étonnant pour un corps aussi mince), c’est aussi l’étendue (car elle a aussi un grave assez sonore) et surtout le contrôle qui permet, comme chez Kaufmann, de garantir des tenues de notes filées à vous damner (mais si chez Kaufmann, l’aigu est moins aisé: chanteur de gorge, chez Harteros, l’aigu s’épanouit naturellement: voilà pourquoi elle est faite pour chanter Verdi, elle en a le volume, la couleur, la technique, la maîtrise vocale et l’engagement: je pensais en l’écoutant à Sondra Radvanovsky entendue lundi dernier dans  Un ballo in maschera. Voilà deux techniques foncièrement différentes: Radvanosvky a la voix large, homogène, puissante et chaleureuse, mais moins ductile et moins souple que celle de Harteros dont le répertoire est plus varié et plus ouvert. On a reproché à Harteros d’être froide, de ne pas procurer d’émotion. Depuis Freni, elle est l’Elisabetta la plus sensible que j’aie pu entendre; je ne vois pas comment une telle prestation, qui tourneboule une salle entière (j’entendais plusieurs personnes autour de moi médusées dire “sensationnell”) peut être considérée comme froide.

Ekaterina Gubanova

Ekaterina Gubanova a repris le rôle d’Eboli après la générale, sur une fatigue passagère de Sonia Ganassi. Il n’est pas dit que Ganassi ne chante pas la prochaine représentation le 28 juillet. La voix de la Gubanova, une des belles voix de mezzo d’aujourd’hui, est magnifique dans les graves et le registre central. En outre, elle sait moduler, adoucir, contrôler et sa chanson du voile est très en place techniquement, avec les cadences, les variations et les agilités voulues par la partition. Mehta la prend très lentement, ce qui fait perdre un peu de brillant. Le problème ce sont les notes très aiguës, qu’elle est obligée de préparer, sur lesquelles elle doit reprendre son souffle. Et l’on sent qu’elle n’a pas la réserve nécessaire ni le volume idoine pour répondre aux exigences du rôle. Elle fait les notes, c’est très au point parce que l’artiste est de qualité, mais il manque encore quelque chose. Dans “O don fatale”, plus dramatique, elle s’en sort très honorablement avec un beau succès, mais sans chavirer la salle, car de nouveau les notes aiguës sont données, mais sans véritable éclat, on sent que la voix atteint des limites non de hauteur mais de volume.

René Pape ©Bavarian State Opera

René Pape est un Filippo II tout à fait extraordinaire, même si certains amis italiens lui reprochent un certain manque de couleur italienne (ils font aussi ce reproche à Kaufmann…mais qui préférer aujourd’hui alors?). D’abord, il est en grande forme: la voix sonne, profonde, éclatante, volumineuse. Elle remplit le théâtre sans aucune difficulté, et ce dès le début de la scène de l’exil de la Comtesse d’Aremberg. On l’attend évidemment dans “Ella giammai m’amò”, et c’est l’émerveillement, émerveillement devant la science du chant, la maîtrise technique au service de l’interprétation. Chaque parole est sculptée, modulée, avec des moments de retenue, ineffables, des mezze voci eh oui, lui aussi en connaît l’art, qui voisinent avec des reprises de volume et qui traduisent à la fois le désarroi, les hésitations, les incertitudes. Depuis Ghiaurov, insurpassé dans ce rôle, je n’ai pas entendu pareille prestation. Aujourd’hui, qui peut chanter ainsi Filippo II? Quelle  leçon!
A propos de basse, signalons, car il est impressionnant, le grand inquisiteur de Taras Shtonda, un de ces basses slaves à la profondeur infinie, et au volume impressionnant. Il chante les grandes basses russes à Kiev et au Bolchoï, et son Grand Inquisiteur est particulièrement marquant: la scène avec Philippe, bien mise en scène par ailleurs fait parfaitement ressortir les deux couleurs de basse (l’une, Pape, plus claire que l’autre très sombre) et est conduite avec force non seulement dans la fosse par un Mehta des grands moments sinon des grands jours, mais aussi par les deux artistes rivalisant de volume et d’intensité. Un nom à repérer sur les distributions.
Enfin ce devait être Mariusz Kwiecen, mais il a une fois de plus annulé, et c’est Ludovic Tézier qui a repris le rôle de Posa. On cherchait des barytons dimanche et lundi dernier (Rigoletto et Un Ballo in maschera). En entendant Tézier, on mesure tout ce qui manquait à Lucic dans Renato, relief, son, présence. Le Posa de Tézier est ici simplement anthologique, il se range immédiatement parmi les grands Posa non pas du jour, mais des dernières décennies.

Tézier en Posa (mais à Turin)

D’abord, la voix est d’une merveilleuse qualité,  bien posée, bien contrôlée, volumineuse, au timbre chaleureux (Tézier est un pur méditerranéen). Elle s’impose dès le départ, et dans le duo avec Kaufmann au début d’acte II (vivremo insiem..), c’est lui qu’on écoute, avec stupéfaction et qui s’impose. Ensuite, il fait des choses qu’on n’avait pas entendues depuis des lustres, des trilles par exemple: une amie italienne en est restée bouche bée (plus personne ne fait cela m’a-t-elle susurré). Un art de l’interprétation, une manière de distiller l’émotion (l’air de la mort: “O Carlo ascolta” est  bouleversant), de doser la voix, de colorer en permanence. Pour ma part, j’ai entendu à travers cette voix le fantôme de Cappuccilli dont il peut reprendre tous les rôles (j’attends avec impatience son Carlo de la Forza del destino en janvier prochain avec Harteros et Kaufmann sur cette même scène) car il a le style, le volume, l’intensité et l’intelligence. Cappuccilli avait une voix insolente qu’il lançait à tout va, Tézier contrôle sans doute plus, et c’est presque plus confondant. Bien sûr, j’apprécie l’artiste depuis longtemps, mais dans ce répertoire là, il prend d’emblée la première place. Il remporte avec Harteros et Pape la palme des applaudissements et du succès. Tout simplement prodigieux.
Ainsi donc, voilà une distribution de chanteurs dans la force de l’âge, d’une maturité technique incontestable menés par un vrai  chef verdien. Un vrai chef qui connaît son Verdi sur le bout de la baguette. Certes, Mehta n’est pas toujours régulier, certains soirs il semble s’ennuyer, mais ce soir du moins après l’entracte, il est rentré dans le propos complètement. Il a fait de l’orchestre une vraie part de la distribution, il a montré quelle épaisseur Verdi avait. Bien peu de chefs en sont capables aujourd’hui, et notamment dans les générations plus jeunes (Antonio Pappano, peut-être?). Puisqu’Abbado ne dirigera probablement plus d’opéra et en tous cas plus de Don Carlo (même si je rêve à une version française, même concertante) seul Mehta porte le flambeau verdien dans cette génération. D’où l’attrait de ces deux représentations.
Et maintenant la question qui tue: à quand une version française de référence? Stéphane Lissner est à l’origine de la seule version récente au disque, enregistrée à la suite d’une série de  représentations au Châtelet (production Luc Bondy, avec Mattila, Van Dam, Alagna, Hampson, Meier), mais tous n’avaient pas le style voulu (Waltraud Meier!) même si les représentations furent mémorables (Van Dam émouvant, Alagna solaire, Hampson d’une bouleversante humanité, Mattila comme d’habitude magnifique). A la tête de l’Opéra, reviendra-t-il à Don Carlos, pour qu’enfin Paris ait à son répertoire…son répertoire historique et identitaire. Osera-t-il une version complète, avec toutes les musiques et le ballet?
À l’évidence, Jonas Kaufmann a une couleur et une technique plus adaptées à la version française (par exemple dans sa manière d’utiliser le falsetto), Ludovic Tézier est tout choisi pour Posa, on a au moins une Uria Monzon possible pour Eboli, ou bien Sonia Ganassi plus adaptée à la version française (qu’elle chante à Vienne et à Barcelone) qu’à l’italienne. Pour Elisabeth, on sait que Adrianne Pieczonka a l’Elisabeth française à son répertoire, et pour Philippe II, René Pape pourrait bien apprendre la version française que Giacomo Prestia chante par ailleurs aussi. Je joue au petit programmateur, mais on sent bien que les temps sont murs pour une version française de référence, pourquoi pas avec à nouveau Antonio Pappano dans la fosse. Je continue à soutenir que la version française est plus belle que l’italienne, et que c’est pitié que l’Opéra de Paris continue de s’obstiner à présenter la version italienne alors que le Liceo de Barcelone, la Staatsoper de Vienne deux des plus grandes scènes européennes, ont les deux versions à leur répertoire, que Bâle a présenté il y a quelques années une version française “explosive” au propre et au figuré (Mise en scène Calixto Bieito, qui faisait de Don Carlo un des terroristes de la Gare d’Atocha).
Voilà comment cette soirée munichoise mémorable fait rêver à de futures soirées qu’on espère parisiennes. En tout cas, en ce mois de juillet, j’ai enfin entendu Verdi. Inutile d’aller à Salzbourg.
[wpsr_facebook]

Acte 1(final) ©Bavarian State Opera