BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: VĚC MAKROPOULOS/L’AFFAIRE MAKROPOULOS de Leoš JANÁČEK le 1er NOVEMBRE 2014 (Dir.mus: Tomáš HANUS; Ms en scène: Árpád SCHILLING)

Nadja Michael (Emila Marty) © Wilfried Hösl
Nadja Michael (Emila Marty) © Wilfried Hösl

Leoš Janáček est devenu populaire dans les programmes d’opéra, depuis une trentaine d’années. Auparavant, on jouait essentiellement et rarement Jenufa. C’est d’ailleurs avec Jenufa que Janáček est rentré à l’opéra de Paris en 1980 pour 8 représentations ; une œuvre curieusement jamais reprise, ni jamais reproposée depuis, alors que L’Affaire Makropoulos dans la production de 2007 de Krzysztof Warlikowski a déjà été reprise deux fois.
C’est que sans doute la trame de L’Affaire Makropoulos a quelque chose d’étrange qui attire et le public et les metteurs en scène. Une histoire un peu fantastique qui est aussi une histoire de Diva, voilà de la bonne nourriture pour le lyrique.

Affiare Makroupoulos, Turin, 1993
Affiare Makroupoulos, Turin, 1993

J’ai vu L’Affaire Makropoulos pour la première fois à Turin, en italien, en 1993, dans une mise en scène très stimulante de Luca Ronconi et des décors fabuleux de Margherita Palli, qui avait composé pour l’occasion des bibliothèques infinies dont les photos rendent mal la magie. Je tiens Margherita Palli comme l’une des plus géniales décoratrices des 40 dernières années. Elle est peu connue en France, mais fait partie des décorateurs italiens de référence de ces années là comme Luciano Damiani ou Gae Aulenti. L’intérêt résidait aussi dans le choix de Ronconi de mettre en scène et l’opéra, et en même temps la pièce de Karel Čapek au Teatro Carignani de Turin dont il était alors le directeur .

Raina Kabaivanska et Paolo Speca (Ronconi 1993)
Raina Kabaivanska et Paolo Speca (Ronconi 1993)

L’orchestre était dirigé par Pinchas Steinberg et notamment interprétée par le jeune José Cura et Raina Kabaïvanska dans le rôle d’Emilia Marty.
Le travail de Ronconi portait  sur les lieux et les circuits du savoir, sur la mémoire, sur le théâtre aussi, comme presque toujours dans son travail.
J’ai vu ensuite la production de Warlikowski deux fois, à Paris et à Madrid, les deux avec Angela Denoke. Le choix cette fois-ci était de traiter de « Diva » au cinéma avec ses allusions magnifiques à Marilyn Monroe et à King Kong.
Enfin, j’ai vu en 2012 à New York la production assez impressionnante, et très classique d’Elijah Moshinsky, merveilleusement dirigée par Jiři Bělohlávek avec la non moins merveilleuse Karita Mattila, j’y écrivai dans ce blog : « L’Affaire Makropoulos, naît en 1922, quelques années après ce sera la Lulu de Pabst, en 1929, puis celle de Berg commencée en 1929 et inachevée. Ce sera aussi la Turandot de Puccini, en 1926. Autant d’histoires de femmes fatales, fatales aux hommes, et ici fatale aux hommes et fatale au temps.
Il est clair que pour jouer une Diva, il faut une Diva, c’est à dire non seulement quelqu’un qui ait une voix, et quelle voix!, mais aussi qui dès son apparition capte le regard du spectateur. Angela Denoke est de celles là, et Karita Mattila aussi, bien évidemment. »

Acte III © Wilfried Hösl
Acte III © Wilfried Hösl

Et je rajouterai dans la série des Divas l’évidente Nadja Michael phare de la production munichoise : elle est celle qui nous capte, qui nous fascine, qui nous éblouit et nous éberlue dès le départ, vêtue plus en Madonna qu’en Diva d’opéra, dans une mise en scène qui travaille beaucoup plus sur la fascination érotique de la chanteuse: son déshabillé du 2ème acte, qui laisse voir son corps nu entre les plis de l’habit en dit long sur la manière dont on traite dans cette mise en scène la relation au corps, comme l’avait fait Vitez jadis dans Britannicus où toutes les nudités perçaient sous les toges. C’est cette fascination érotique qui prime, plus que le « Divisme » proprement dit, sauf peut-être au 3ème acte.

Au contraire des autres productions que j’ai pu voir de cette oeuvre, Árpád Schilling  a choisi ici l’épure et la suggestion, concentrant l’action dans un décor essentiel construit sur une tournette, composé de deux énormes murs, en marbre noir (pour le cabinet du Dr Kolenaty), au premier acte, recouverts de plaques isolantes, comme dans un studio d’enregistrement pour le deuxième . Seul le troisième acte fait volontairement spectacle et se veut construit comme tel.
Árpád Schilling, dont on connaît le travail passionnant au théâtre et qui a compté parmi les très grands espoirs du théâtre européen, a voulu, dans un travail apparemment très hiératique travailler sur des signes : trois signes forts constituent l’ambiance construite par son décorateur habituel Márton Ágh : au premier acte un mur de chaises de tous styles de mobilier de bureau figurant le temps passé, l’accumulation, mais aussi les choses jetées, abandonnées, recouvertes par le temps comme des couches archéologiques, au second acte un sol jonché de fleurs, les coulisses du théâtre étant suggérées par la présence de deux machinistes (bien réels) qui accrochent le mur de chaises vu de derrière (des coulisses donc) pour le faire remonter vers les cintres, un plateau abandonné, livré aux machinistes et au personnel de nettoyage qui balaie les fleurs, ultime survivance du triomphe de la soirée, mais qu’on jette aussi en attendant la prochaine représentation, troisième signe au troisième acte, un podium qui devient mausolée, où Elina Makropoulos va se faire fouetter d’abord, puis gésir sous le regard de son public en adoration.
Tout le plateau est recouvert de ce qu’on croit être de la neige, en réalité, des chutes de papiers d’archives passées au destructeur de bureau, un océan de mémoire passé au broyeur, que seule Elina Makropoulos va faire revivre, c’est là qu’on cherche les dossiers de Kolenaty, les papiers de Prus, c’est là les bribes de passé qui remontent peu à peu à la surface.
Bien sûr, Emilia Marty est la figure centrale, elle se tient d’ailleurs presque sans discontinuer au centre du dispositif, elle trône, tandis que les autres personnages entrent et sortent, elle est celle qu’on vient honorer, qu’on vient voir, qu’on vient solliciter pour une photo, pour quelques moments érotiques, pour réveiller des souvenirs,

Hank Šendorf, le vielllard (Rainer Goldberg) © Wilfried Hösl
Hauk Šendorf, le vielllard (Rainer Goldberg) © Wilfried Hösl

comme le vieil Hauk Šendorf, émergé d’un lointain passé du temps où Emilia Marty était Eugenia Montez, chanté par un vieux souvenir d’opéra lui-même, Rainer Goldberg, qui devait chanter Siegfried dans la production Solti/Hall de Bayreuth en 1983, mais qui n’alla pas au delà d’une générale dramatique pour lui. Sa carrière ne s’en est pas relevée . C’est lui aussi une sorte de trace des labyrinthes de la mémoire lyrique.
Kristina ou Krista est (à part les tout petits rôles tenus par Heike Grotzinger et Rachel Wilson) le seul autre rôle féminin, un espoir du chant, chanté par cet authentique espoir qu’est la très bonne mezzo Tara Erraught, et qui arrive au premier acte sur scène des cintres, vêtue en libellule des dessins de Walt Dysney, une sorte de lointaine Fée Clochette ou l’Evinrude de Bernard et Bianca, renvoyant ainsi toute l’histoire dans une brume poétique, dans le monde des contes ou des récits fantastiques.

Krista tombe du ciel © Wilfried Hösl
Krista tombe du ciel © Wilfried Hösl

Árpád Schilling souligne ainsi son intervention un peu surprenante et presque incongrue dans le premier acte, où elle tombe comme du ciel, dans un monde où elle n’est pas en théorie admise : il n’y a que des hommes sur le plateau.

Les hommes et la femme  © Wilfried Hösl
Les hommes et la femme © Wilfried Hösl

Car c’est bien l’une des questions fortes de cette mise en scène que le ballet des hommes en besoin, pour ne pas dire en rut devant la Diva.

Pavel Černoch (Albert Gregor ) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl
Pavel Černoch (Albert Gregor ) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl

Gregor (Pavel Černoch) par exemple n’en peut tellement plus qu’il se tient ostensiblement le sexe. Les hommes entrent et sortent de l’ombre,  de tous âges : le jeune Janek, petit ami de Krista, mais fasciné par Emilia, Albert Gregor qui dit-il a 34 ans, Jaroslav Prus plus mûr mais tout aussi en besoin, puisqu’il négociera le papier précieux d’Elina (en fait la recette de l’élixir de vie) contre une nuit d’amour, et enfin le vieillard Hank Šendorf ; parallèlement à ces hommes travaillés par un désir irrépressible,  l’avocat Kolenaty (Gustáv Beláček) et l’excellent Kevin Conners (de la troupe) en Vitek, père de Krista assistent à ce ballet, un peu désemparés, un peu extérieurs. Chacun à un titre ou un autre veut croiser la Diva qui joue avec la mémoire, les souvenirs, les affaires, les autographes. Ce ballet des désirs masculins se heurte à l’ambiguïté d’Emilia, dont Schilling fait d’abord un corps : quelle autre chanteuse – Denoke peut-être ?- pourrait entrer dans cette mise en scène qui semble construite autour de Nadja Michael et de son physique ?

Un corps sans cesse mis en valeur, dès le premier acte, blouson de cuir et pantalon moulant (je l’ai dit, une sorte de Madonna), au second en déshabillé (au sens propre) très ouvert, et au troisième en dessous recouverts d’une fourrure, un peu comme les prostituées de certains bois. Un corps qui d’une certaine manière efface l’individu qu’il renvoie au rang de projection des fantasmes masculins, une victime en sorte, une lointaine parente de Marie (sans doute le rapprochement naît-il des Soldaten vus la vieille) une victime qui finira fouettée sur l’autel de l’adoration masculine.

Schilling règle avec beaucoup d’efficacité ce ballet, et surtout cette indifférence apparente d’Emilia, sauf à quelques moments avec Gregor et plus encore avec Hauk Šendorf le vieillard sorti des brumes du souvenir ; elle traverse avec indifférence, mais son maquillage coule des larmes qu’elle verse.

John Lundgren (Jaroslav Prus) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl
John Lundgren (Jaroslav Prus) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl

Que dire de Nadja Michael sinon qu’elle interprète sublimement son personnage : c’est une actrice consommée, douée d’une présence insensée et inimaginable qui ne cesse de focaliser l’attention. Certes, Schilling en fait une sorte de Sex Symbol offert au plateau et à la salle et ce rapport ambigu conduit toute l’intrigue, il essaie de faire en sorte que le spectateur ait la fascination directe que les personnages ont pour elle. C’est évidemment réussi.
Mais au delà du regard sur la femme fatale qui passe indifférente sur tous ces hommes, pour qui même la mort du jeune Janek est passée par profits et pertes d’une vie trop longue qui a perdu son sens, Schilling a beaucoup soigné les tableaux de la fin, où redevenue Elina Makropoulos, la Diva constate la vacuité que serait un prolongement de sa vie et s’offre en sacrifice: on organise donc autour d’elle une sorte de divinisation en trois temps :

–       la femme perdue pour le monde en fourrure et dessous sur son podium qui décide de renoncer

–       la femme qu’on fouette : les infirmiers venus chercher le vieil Hauk Šendorf, deviennent des sortes d’officiants d’une boite SM et la Diva au centre d’une sorte d’autel –tombeau est fouettée : elle est victime réelle du monde et non la femme provocante et fatale. Elle prépare sa montée au ciel, sorte de supplice d’une vie de Saint (on pense presque à Saint Sébastien)

–       La femme qu’on divinise dans une sorte de cérémonie païenne, sous les fleurs et sous les regards des hommes : la femme est morte, elle est désormais authentiquement Diva.

Image finale © Wilfried Hösl
Image finale © Wilfried Hösl

La Diva est morte, vive la Diva, puisque d’une part le monde a besoin de s’investir dans des images lointaines et qui font rêver, et puisque Krista, loin de déchirer comme dans le livret la recette de l’éternelle jeunesse qu’Emilia lui a transmise, la prend à son compte et la brandit, telle une statue de la liberté, debout sur le monument d’Emilia divinisée, et s’élève non –dans les cieux, mais dans un paysage glacé dont elle est le centre solitaire . Syndrome de l’Antonia des Contes d’Hoffmann…
Au total, si les hommes ont eu raison d’Emilia, la vision donnée de la femme, dévorée par le désir (de chanter ? de jeunesse ? de séduction ?), n’est pas non plus exempte d’ambiguité.
Voilà une production dont la force n’atteint pas Warlikowski, mais qui tient bien la scène, avec des images intéressantes, une très belle gestion des personnages, une conduite des acteurs d’une efficacité consommée, une géométrie soignée des mouvements, mais qui a besoin pour exister d’une Nadja Michael ou de son clône. Ou alors, il faudra qu’ Árpád Schilling refasse une mise en scène.

Pavel Černoch (Albert Gregor ) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl
Pavel Černoch (Albert Gregor ) et Nadja Michael (Emilia Marty) © Wilfried Hösl

Musicalement, on peut se louer de l’homogénéité d’un plateau de très bon niveau. À commencer par l’excellent Albert Gregor de Pavel Černoch, une interprétation évidemment idiomatique : il chante dans sa langue, mais avec une voix bien posée, forte, et un engagement scénique remarquable. Il avait déjà séduit et étonné dans Adorno à Lyon, c’est de très loin le meilleur Albert Gregor que j’ai pu entendre, il en fait un vrai personnage, ardent, vivant, à la fois plein de sève brûlante et de sensibilité et met sa voix au service de l’expression et de l’urgence.
John Lundgren en Jaroslav Prus garde plus de distances, mais c’est dans le rôle, avec un très beau timbre et une voix sonore et bien projetée : l’impression est bien meilleure qu’à Genève dans Alberich, mais il est vrai que le rôle est très nettement plus léger. Il reste que le personnage est bien campé et la performance  intéressante.
Le jeune Dean Power dans Janek est lui aussi très émouvant et très engagé en scène, le timbre de ténor est chaleureux, la voix porte, encore un bon élément de la troupe de Munich, tout comme Kevin Conners, très bon personnage de composition (sa spécialité) dans Vitek. Gustáv Beláček remporte un joli succès dans le rôle de Kolenaty, lui aussi à l’aise dans sa langue, et comme d’habitude, Tara Erraught, l’une des membres particulièrement intéressantes de la troupe de Munich, montre non seulement une voix comme toujours fraiche et puissante à la fois, mais aussi un personnage un peu décalé, très juvénile, qui s’oppose vraiment à Emilia par son style , mais qui finit par marcher sur ses traces, c’est la surprise de la mise en scène, qui soigne son tableau final (voir photo).
Enfin Nadja Michael.
On va tout lui pardonner quand on voit la performance scénique. On lui pardonne ses aigus lancés à pleine puissance, comme des ilots au milieu d’un grand manque d’homogénéité vocale, les graves détimbrés, le centre quelquefois opaque, bref, on lui pardonne les défauts d’une voix qui n’a pas l’assurance et la rondeur d’une Mattila, sublime, ou même d’une Denoke, sans parler d’une Kabaivanska qui était étonnante dans ce rôle. Elle n’a pas une voix de Diva, mais elle en a tout le reste, et elle a tout ce qui faut pour faire quand même une immense Emilia Marty, si immense qu’on en oublie ses défauts. Elle nous bluffe.
Le chœur a peu à chanter, et il le fait avec son professionnalisme habituel.
L’orchestre, en revanche, ne m’a pas convaincu. J’ai le souvenir du Janáček de Kirill Petrenko dans une Jenufa dans ce même théâtre il y a quelques années (Westbroek, Polaski, Dernesch), clair, limpide, énergique et lyrique, un Janáček comme je l’aime à la fois rutilant et profond. C’est une édition révisée que Tomáš Hanus dirige ce soir, il le fait avec énergie et dynamisme mais dès l’ouverture, il manque une couleur, il manque un peu l’éclat, voire un peu de clarté. La direction est très compacte, et j’aime dans Janáček à la fois une certaine fluidité, une générosité que je n’entends pas ici, cela sonne sans miroiter, on n’entend mal les différents pupitres, le son reste quelquefois un peu confus. Le  travail de Tomáš Hanus est loin d’être méprisable, c’est quand même son répertoire national, et il remporte un beau succès de la part du public mais ce n’est pas pour moi la direction dont je rêve pour cette œuvre, j’en reste à ce que j’avais entendu au MET par Jiři Bělohlávek,  la référence pour moi avec un orchestre à la fois urgent et lyrique.
En conclusion, cette première nouvelle production de la saison fait honneur à Munich, même si ce n’est pas pour moi une soirée totalement inoubliable : la mise en scène très travaillée est particulièrement stimulante, Pavel Černoch, Tara Erraugh et John Lundgren font un merveilleux écrin à l’époustouflante Nadja Michael, qu’on retiendra tant elle s’impose sans rivale dans une mise en scène de ce type. J’ai passé un très bon moment, très cohérent avec les manifestations d’Halloween qui agitaient la ville…mais j’avais la tête à la veille, où j’avais vécu un GRAND moment.[wpsr_facebook]

La femme victime © Wilfried Hösl
La femme victime © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DIE SOLDATEN de B.A.ZIMMERMANN le 31 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Die Soldaten, scène du cabaret © Wilfried Hösl
Die Soldaten, scène du cabaret © Wilfried Hösl

On pourra se reporter au premier compte rendu écrit sur cette production à propos de la soirée du  31 mai 2014.

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L’envie était trop forte de repartir à l’assaut de ces Soldaten munichois, de réentendre Kirill Petrenko, de revoir la mise en scène de Andreas Kriegenburg après avoir vu cet été son magnifique Don Juan kommt aus dem Krieg (Don Juan revient de la guerre) sur lequel je reviendrai prochainement.
L’occasion l’hiver prochain sera bonne pour aller à Milan revoir la production de Alvis Hermanis vue à Salzbourg et ainsi mettre ces trois productions récentes en perspective (je n’ai pu voir celle de Willi Decker à Amsterdam) d’un opéra qu’il est scandaleux, proprement scandaleux de n’avoir vu à Paris qu’une fois depuis l’ouverture de Bastille (en 1994-95) et pour 6 représentations dans la production de Stuttgart (H.Kupfer). Je l’avais oublié, et c’est un lecteur attentif qui me le rappelle, ce dont je le remercie. Il reste que 6 représentations en plus de 20 ans…
Certes, ce serait sans doute risqué pour la caisse de programmer un opéra contemporain : vous pensez,  il a presque 50 ans, à peine moins que l’âge de Wozzeck quand je le vis pour la première fois à Garnier avec Abbado pendant la saison 1979-80, mais je ne me souviens plus qu’on appelât alors Wozzeck opéra contemporain, sauf pendant longtemps encore dans les rayons de la FNAC.
Ce soir à Munich, la salle était bien pleine, mais n’affichait pas complet, et l’on peut trouver des places pour les deux prochaines représentation. Avis aux amateurs.
Une fois de plus en effet, force est de constater le très grand niveau de cette production, musicalement et scéniquement. Et le fait d’avoir revu à Berlin la production Bieito permet aussi de mieux comprendre les choix esthétiques et dramaturgiques qui ont conduit à des approches si radicalement différentes.
Alvis Hermanis à Salzbourg a raconté une histoire, en profitant du cadre spatial exceptionnel de la Felsenreitschule, dans une sorte d’hyperréalisme, non sans images stupéfiantes (la funambule, la scène finale avec Marie perchée sur le décor), si stupéfiantes d’ailleurs qu’on se demande comment la Scala à l’espace plus réduit et plus contraint va pouvoir les rendre.
Calixto Bieito à Zurich et à Berlin a choisi de rapprocher au maximum le drame du spectateur, et à faire de l’orchestre un acteur, à intégrer visuellement la musique dans le drame, il en résulte un immense choc visuel et émotionnel .
Andreas Kriegenburg choisit au contraire la distance que l’opéra favorise, puisque le spectateur est à l’opéra, séparé de l’action par l’orchestre. À Salzbourg aussi, le dispositif faisait de l’orchestre une barre gigantesque, mais le spectateur était pris dans le spectaculaire, du lieu, de l’orchestre déployé comme jamais, d’un décor époustouflant.

Ici, le spectacle reste dans le cadre scène-salle d’un opéra traditionnel, même si l’orchestre déborde un peu dans les loges et ailleurs.
Kriegenburg joue sur la notion de représentation, sur l’absence de réalisme, ou plutôt d’un réalisme pictural qui renverrait à des images expressionnistes, à la Max Beckmann ou à la Otto Dix (dont le dispositif scénique de Harald B.Thor, on l’a dit précédemment, est fortement inspiré), mais aussi aux scènes religieuses qu’on voit au Moyen Âge dans les retables, ou, de manière plus contemporaine, qui renverrait à un monde caricatural qui pourrait être celui de la bande dessinée dont toutes ces cases du décor pourraient être des vignettes. En tous cas, un monde qui refuse le réalisme cru, et qui propose une médiation par l’art et par l’image. Les uniformes par exemple ne sont pas des uniformes SS, mais les rappellent avec ce décalage ironique qui fait qu’on y croit sans y croire. Il y a sans cesse dans cette mise en scène quelque chose de théâtral au sens presque négatif du terme : on est au théâtre et cela se voit, on est dans l’image et cela se voit. D’où évidemment un refus de l’émotion directe, mais une émotion médiatisée par sa représentation. C’est tout le contraire de ce que cherchait Bieito. La démarche de Bieito se voulait charnelle et directe, elle se voulait à fleur de peau. Celle de Kriegenburg se veut intellectuelle, elle passe par la distanciation brechtienne, une distanciation rigoureuse, soignée, ordonnée par les géométries des personnages par exemple, dans l’avant-dernière scène, toutes les femmes de l’œuvre à jardin, et tous les hommes à cour, séparés par la fosse « à ordures » où est jetée Marie, par les jeux d’ombres et de lumières, par le dispositif même formé de ce polyptique inspiré d’Otto Dix et d’un plateau séparé en deux espaces de jeu à jardin et à cour,

Paradigme des mères © Wilfried Hösl
Paradigme des mères © Wilfried Hösl

par la disposition même des « cages » du polyptique où l’on voit par exemple en une ligne verticale la mère de Wesener et Wesener, juste en dessous la mère  de Stolzius et Stolzius, et en dessous encore enfin Charlotte (la soeur de Marie, sorte de substitut maternel, encore que…) avec à côté Marie et Desportes qui s’ébattent : une sorte de paradigme des mères en somme,. Un autre exemple de cette construction rigoureuse,  la répétition de motifs comme le déshabillage de Marie:  par son père en une des scènes les plus ambiguës et les plus terribles de la soirée, puis par Desportes, et par Mary, mais aussi, esquissé, celui du jeune Comte par sa mère

Mais ce qui m’a frappé, encore plus que la première fois est l’importance que Andreas Kriegenburg accorde au religieux. L’image première est celle du corps de Marie, en croix, emportée par les soldats. Marie au nom prédestiné, une sorte d’image de la dormition de la (non) Vierge.

Discours du prêtre, avant dernière scène © Wilfried Hösl
Discours du prêtre, avant dernière scène © Wilfried Hösl

Puis le polyptique en forme de croix, qui avance, recule, se désarticule, mais qui reste toujours une croix, dominant le plateau, enfin les deux scènes finales, lancées par le discours du prêtre (micro et portevoix), puis l’image finale qui est une messe noire avec dans le Polyptique le corps de Stolzius et de Desportes, mais aussi celui du jeune comte étranglé par sa mère.
Kriegenburg représente une Passion, les stations vers la ruine, la course à l’abime, comme une sorte de Mystère. On imagine  qu’il pourrait mettre en scène Jedermann un peu de la même manière.
Ainsi l’émotion ne peut être de la même violence physique que chez Bieito. Ici elle naît comme émotion esthétique devant un spectacle aux multiples qualités, aux multiples perfections dirais-je, et devant des images dont la valeur est démultipliée par la musique.
Comme toujours Kirill Petrenko est soucieux de l’harmonie rythmique entre plateau et fosse. Son tempo est moins urgent, peut être moins dynamique que celui de Marc Albrecht (Zurich) et Gabriel Feltz (Berlin), avec un son plus clair (qui s’explique aussi par la disposition de l’orchestre), je dirais même cristallin tant chaque pupitre est entendu : il faut d’ailleurs souligner la qualité de la réponse de l’orchestre, la précision du son, l’exactitude rythmique.
Plus qu’en mai dernier, j’ai écouté avec attention les premières scènes de la seconde partie (les scènes de la Comtesse de la Roche) où Petrenko impose une sorte de son minimaliste, à peine perçu, une approche d’une incroyable légèreté, qui rappelle un peu les Six pièces pour orchestre de Webern et certains moments des pièces pour orchestre de Berg. Cette légèreté, qui tranche, donne évidemment à la scène, où se joue (un peu) l’avenir de Marie une force encore plus tendue, grâce à l’exceptionnelle prestation de Nicola Beller Carbone dans la Comtesse de la Roche, à la fois d’une très grande élégance et très vaguement déjantée (bien meilleure que Noemie Nadelmann à Zurich et Berlin, qui composait un magnifique personnage, mais dont la voix avait de très sérieuses éclipses), et qui chante le rôle avec un magnifique contrôle dans toutes les inflexions.

C’est en écoutant de tels moments qu’on se désole qu’une telle œuvre n’ait pas la place qu’elle mérite, l’une des toutes premières.
Si la bande son est bien présente dans la scène finale (ce qui n’était pas le cas à Salzbourg), on peut peut-être regretter que dans la scène du cabaret, les sons naturels se limitent aux bruits des chopes et des objets sur les tables, et que le reste soit remplacé par des percussions, mais la scène est si forte scéniquement (avec son orchestre de jazz vêtu comme les Beatles) que l’on peut ne pas (trop) s’y arrêter.
Il reste que musicalement, ce travail est un sommet, difficilement égalable à mon avis, d’autant qu’il s ‘étend aussi à un travail totalement inédit sur le chant, une vraie leçon de technique, grâce à une distribution de très haut niveau, et surtout très engagée, et donc très homogène, rangée derrière le chef et la protagoniste Barbara Hannigan.

Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl
Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl

Barbara Hannigan est une authentique showwoman. C’est une femme qui fait spectacle, elle est douée  d’une personnalité scénique irradiante qui fait qu’à peine elle est en scène, elle éclipse les partenaires. Des gestes minuscules, précis, des expressions du visage, toujours enfantin ou adolescent, mais tantôt naïf (comme l’utilisation de sa chevelure et le jeu qu’elle en fait), tantôt pervers et aguicheur, tantôt mangé par le désir, tantôt apeuré: un visage sadien – une lointaine parente de Justine. Une composition comme on en voit peu sur scène, avec une souplesse corporelle qui fait presque de ce corps un objet en soi. on en oublierait que ce corps chante aussi.

Car ce n’est pas seulement le corps et le jeu, c’est aussi la voix, une voix prête à tout comme ce corps, qui utilise tout les registres du soprano colorature, avec une facilité dans les scalette, dans les ruptures de tessiture, du plus haut au plus bas ou l’inverse, dans l’utilisation du rubato, dont elle abuse presque dans ses interprétations rossiniennes ou mozartiennes (voir cet été à Lucerne) et qui ici est utilisé à bon escient, avec une justesse et un à-propos étonnants.

Daniel Brenna (Desportes) et Barbara Hannigan (Marie)  © Wilfried Hösl
Daniel Brenna (Desportes) et Barbara Hannigan (Marie) © Wilfried Hösl

Bref, c’est, j’ose le dire, une perfection. Je ne pense pas qu’on puisse faire mieux, plus vivant et surtout plus vécu,  plus juste, et plus en phase avec ce que voulait le metteur en scène. Hannigan est quelquefois manipulée comme ces poupées désarticulées remplies de paille ou de tissu qu’on se lance à loisir, elle se chosifie, c’est stupéfiant.

À ses côtés un plateau remarquable de cohésion, à commencer par la Charlotte d’Okka von der Damerau, l’un des phares de la troupe, magnifique d’intensité, avec cette voix large, grave, sombre, lancée avec force et en même temps avec subtilité, là aussi une performance, et une vraie présence.
Nous avons parlé de la Comtesse de Nicola Beller Carbone, au chant attentif, millimétré, aux inflexions à la fois chaleureuses et distanciées, presque ironiques, à la présence physique prodigieuse.
Heike Grotzinger en mère de Stolzius ressemble étrangement à Hanna Schwarz plus jeune, elle en a presque la voix caverneuse et expressive, tandis qu’Hanna Schwarz elle-même est peut-être encore meilleure qu’en juin dans la vieille mère de Wesener, en tous cas, la voix est plus sûre.

Stolzius (Michael Nagy) Marie (Barbara Hannigan) © Wilfried Hösl
Stolzius (Michael Nagy) Marie (Barbara Hannigan) © Wilfried Hösl

Michael Nagy en Stolzius, avec son beau timbre de baryton, est presque trop propre dans son chant, trop « distingué », trop élaboré par rapport au Stolzius un peu brut et si bouleversant de Michael Kraus à Zurich, mais quelle sûreté et quel beau chant.
Daniel Brenna m’a semblé fatigué, notamment à la fin : son Desportes est toujours impressionnant par le chant presque bel cantiste qu’il nous offre avec ses montées à l’aigu sur le fil de la voix, avec ces ruptures, mais cette fois, il cale souvent, la voix déraille, et racle quelque peu, et plusieurs fois notamment dans la deuxième partie : moins de sûreté qu’en juin, malgré une performance honorable.
Enfin le Wesener de Christoph Stephinger dans son personnage de bourgeois sans noblesse si insistant avec sa fille est très solide et très sûr vocalement, très présent aussi, comme tout le reste de la troupe qui fait honneur au théâtre.
Au total, un spectacle qu’on reverra(it) encore avec plaisir, une grande soirée, incontestablement : c’est une reprise de répertoire. Mais quelle reprise, et quel répertoire ![wpsr_facebook]

Die Soldaten (MeS Andreas kriegenburg) Munich © Wilfried Hösl
Die Soldaten (MeS Andreas kriegenburg) Munich © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: 1er AKADEMIEKONZERT le 29 SEPTEMBRE 2014: KIRILL PETRENKO DIRIGE LE BAYERISCHES STAATSORCHESTER (MAHLER: Rückert Lieder et Symphonie n°6) avec Olga BORODINA

Munich, 29 septembre 2014
Munich, 29 septembre 2014

Kirill Petrenko se concentre ce trimestre sur la 6ème symphonie de Mahler « Tragique », avec laquelle il a choisi d’inaugurer la saison symphonique de la Staatsoper de Munich (les « Akademie Konzerte », et qu’il dirigera à Berlin en décembre prochain avec le Philharmonique. Le programme du concert est d’ailleurs entièrement dédié à Mahler puisqu’en première partie ce sont les Rückert Lieder (soliste Olga Borodina) qu’il nous est donné d’entendre.
C’est la première fois que j’entends Petrenko en concert. Après ses récents succès, ses récents triomphes, à Bayreuth comme à Munich et aussi à Paris (Rosenkavalier au TCE), il est intéressant de l’entendre ailleurs qu’à l’opéra.
Les Rückert Lieder sont pour moi une œuvre difficile à écouter. Bien sûr, ils sont indissolublement liés à Claudio Abbado, qui les proposa pour son dernier programme comme directeur musical du Philharmonique de Berlin, en avril 2002. En soliste, Waltraud Meier, qui avait chanté ce soir là avec une telle complicité avec une telle osmose avec orchestre et chef, et surtout avec une telle sensibilité et une telle poésie que c’en est inoubliable. Jamais il ne m’était arrivé de ne plus voir tellement les larmes embuaient, envahissaient mes yeux. Ich bin der Welt abhanden gekommen, interprété en fin de programme (ce soir, Petrenko a choisi pour conclure Um Mitternacht, l’autre pièce maîtresse du cycle), m’avait profondément impressionné pour la manière dont voix et cor anglais (Dominik Wollenweber) s’unissaient, et comment Abbado sur la voix de Meier avait fait glisser l’orchestre avec une douceur indescriptible, au point qu’un silence ahurissant, une sorte de suspension du temps, avait  marqué la  fin du concert. Inutile de dire que j’écoute régulièrement l’enregistrement issu de la retransmission radio, toujours avec la même émotion et la même fascination.
Ce soir, à Munich, nous en sommes assez loin. D’abord, malgré une voix chaleureuse et très ronde, Olga Borodina n’arrive pas à épouser l’émotion diffusée par cette musique. La voix est bien projetée, la diction est correcte, mais si le medium est sonore, large, bien appuyé sur le souffle, les aigus sont un peu serrés, et les graves moins impressionnants qu’attendus. Il reste que ce n’est pas là le problème. Le problème c’est que Borodina est désespérément lisse, sans aspérités, sans couleur, et qu’elle ne diffuse rien.
Par ailleurs, l’orchestre n’a pas évidemment le velouté ni la technicité extrême du Philharmonique de Berlin, les instruments solistes sont valeureux, mais n’atteignent pas la qualité de leurs collègues berlinois (c’est particulièrement sensible dans Um Mitternacht), et si Petrenko dirige avec beaucoup de délicatesse, les choses ne sont nulle part vraiment senties.
On va me reprocher, et on aura raison, de faire des comparaisons entre une audition hic et nunc et un souvenir statufié par le mythe, mais je porte en mon cœur ce souvenir vibrant et ne peux que mettre ainsi en perspective toute audition des Rückert Lieder.
De plus, j’ai eu un moment la crainte que tout le concert ne se déroule sous les mêmes auspices.
Mais non, dès les premières mesures de la Sixième, on est complètement rassuré, la dynamique, l’énergie, l’allant, la clarté sont au rendez-vous d’une symphonie que Petrenko, d’une manière toute personnelle va  orienter vers l’ouverture, vers le vivant, vers le mouvement. Le tempo frappe par son rythme  soutenu, il est très rapide, aussi bien dans le premier que dans le second mouvement (l’andante, que Petrenko, comme Abbado choisit de placer en 2 plutôt qu’en 3). Il ne m’appartient pas de rentrer dans l’infinie discussion de savoir s’il vaut mieux jouer l’andante en 2, avant le scherzo, ou le scherzo en 2 et l’andante en 3, on sait que Mahler a joué à la création l’andante en 2, puis est revenu sur sa décision quelques semaines après. Les chefs sont divisés, les mélomanes mahlériens sont divisés, c’est une belle discussion pour les entractes des concerts. En tous cas,

Kirill Petrenko au milieu des musiciens
Kirill Petrenko au milieu des musiciens

Petrenko choisit de proposer un andante (littéralement ou à peu près « allant »)moderato certes, mais qui effectivement va, d’un rythme rapide, avec des choix très ouverts d’un son qui évite toute mélancolie. Abbado voyait en Mahler une souffrance, et voyait dans cette Sixième une sorte de basculement . Petrenko voit un Mahler qui va encore de l’avant, avec énergie, sinon avec confiance : on court sans doute vers le gouffre ou le bord de la falaise, mais on y court franc-jeu, directement, sans vraie hésitation. Cela nous vaut une vraie surprise qui à mon avis éclaire l’ensemble de son approche. Cela nous vaut aussi les dernières notes de ce deuxième mouvements parmi les plus belles et les plus singulières jamais entendues, toutes de légèreté en suspension et d’équilibre, d’une simplicité qui bouleverse.
Car l’orchestre est au rendez-vous avec son chef, on ne sait que louer de la précision des instruments, de la netteté des attaques, de l’extraordinaire dynamisme explosif qui émane du son. Cela fait du bruit, disait mon voisin, toll, toll toll, disait un monsieur derrière moi, car peu à peu, l’auditeur se laisse entraîner dans ce rythme, avec cette battue précise, ces gestes dynamisants, ces indications nettes, lisibles , et surtout cette clarté incroyable du tissu orchestral, sans aucune scorie, sans jamais aucune impression de confusion qu’on pourrait craindre avec ce parti pris, mais au contraire l’impression d’une évidence lumineuse.
Le scherzo est assez dansant, mais en même temps inquiétant, et Petrenko insiste sur certaines dissonances, un peu sarcastiques, tout en revenant au lyrisme, comme si il y avait tiraillement: les cordes sont vraiment magnifiques (pizzicati!) avec une légèreté qui prolonge le mouvement et qui contraste avec le wuchtig (pesant) qui caractérise ce scherzo Néanmoins, cette pesanteur se sent à la fin où l’on sent plus de distance, plus d’amertume peut-être.
Le fameux accord aux harpes initial du dernier mouvement est incroyable de netteté, et en même temps il irradie de surprise, tant il est en même temps décomposé, d’une lisibilité telle que chaque moment est presque isolé, presque scandé, et pourtant il y a véritablement une impression d’ensemble qui se dégage, une vision synthétique et analytique à la fois. Vraiment étonnant, vraiment prodigieux.

A l’autre bout du spectre, le marteau.
Abbado à Milan avait placé le marteau gigantesque au sommet de l’orchestre, monumental, tel un billot. Car les coups de marteau, c’est l’irruption de la mort. Il avait voulu théâtraliser le dispositif. La vision de Petrenko, moins « tragique », et plus positive, relativise ce moment. D’abord, le marteau n’est pas visible, il est complètement dissimulé, c’est à peine si on voit le musicien au fond, le manier, mais, plus inhabituel, Petrenko n’en fait pas un moment si théâtral non plus, une sorte de coup définitif, il en atténue le volume, et le marteau est pris dans la masse sonore sans s’en distinguer vraiment. Kirill Petrenko fait de cette 6ème moins une symphonie tragique qui verrait la mort du héros comme un coup terrible du destin, mais il voit cette mort prise dans une sorte de tourbillon, que le héros vivrait comme l’ultime péripétie. Petrenko privilégie la force qui va, et que la mort saisit comme un instantané, une sorte de moment parmi d’autres, le dernier moment, mais presque un passage et non un mur définitif.

Tourbillon sonore, extraordinaire construction pleine d’énergie vitale, qui permet de voir comment le chef imprime son rythme aux musiciens, qui le suivent aveuglément, sans hésitation, dans un parcours qui n’a rien de superficiel, mais sans pathos aucun, sans complaisance, sans se laisser aller à des facilités. Il fait du tragique, et avec quelle justesse, et avec quel à propos, l’exact opposé du pathétique. « Le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui » avais-je appris en classe préparatoire : Petrenko montre cette dispute, montre le héros maître de son destin qui vit la mort comme l’ultime péripétie, et qui affronte crânement. En ce sens, sa symphonie est vraiment  « tragique » .
Le public accueille cette version vitale avec un enthousiasme débordant, standing ovation, longs rappels, Comment pourrait-il en être autrement ? Septemberfest im Nationaltheater. [wpsr_facebook]

Saluts des cuivres
Saluts des cuivres

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DIE SCHWEIGSAME FRAU de Richard STRAUSS le 29 SEPTEMBRE 2014 (Ms.en scène: Barrie KOSKY; dir.mus: Pedro HALFFTER)

Die Schweigsame Frau, Acte III © Wilfried Hösl
Die Schweigsame Frau, Acte III © Wilfried Hösl

Voilà un opéra qui n’est hors Munich, presque jamais représenté. De toute ma vie de mélomane, je ne l’ai entendu qu’une fois, à la Scala, dirigé par Wolfgang Sawallisch lors d’une tournée de la Bayerische Staatsoper en septembre 1988, dans une mise en scène de Günther Rennert, avec Kurt Moll dans Sir Morosus.

Il est vrai que le destin de l’œuvre est symptomatique. Strauss ayant perdu son librettiste fétiche, Hugo von Hoffmannsthal (Arabella est leur dernière collaboration avant la mort de Hoffmannsthal) s’est lié avec Stefan Zweig, et ce dernier lui a proposé une adaptation de la pièce de Ben Jonson (1609), Epicoene or the silent woman. Les deux ont travaillé avec ardeur à cet opéra souriant et plein d’humanité, mais ils furent rattrapés par l’histoire qui changea de face en 1933. Zweig étant juif, Strauss eut toutes les peines du monde à faire représenter Die Schweigsame Frau et à faire inscrire le nom de Zweig sur les affiches. Finalement, il fut inscrit sur le matériel d’accompagnement (programme, distribution). La première eut lieu le 24 juin 1935 à Dresde dirigée par Karl Böhm avec Maria Cebotari dans Aminta, et fut un triomphe. Ce qui était difficilement supportable aux nazis qui disaient de Zweig (l’expression est de Himmler) qu’il était « désagréablement doué ». L’œuvre fut interdite après trois représentations. Strauss se comporta d’ailleurs de manière ambiguë et à tout le moins insouciante, même s’il insista fortement pour que Zweig soit cité.
Quoi qu’il en soit, cette œuvre aussitôt née, aussitôt disparue eut un peu le destin de la musique dégénérée : disparue, ou presque des scènes, dont le premier enregistrement en studio remonte à 1977 (Marek Janowski) mais un enregistrement du Festival de Salzbourg 1959 (Güden, Hotter, Wunderlich) dirigé par Karl Böhm est sorti en 2004, c’est pour moi la référence, évidemment.

Il n’y a guère qu’à Munich où l’œuvre est plus ou moins régulièrement reprise, cette production, signée Barrie Kosky, remonte à 2010, créée par Kent Nagano, alors GMD de Munich.
Barrie Kosky est à peu près parfaitement inconnu en France. On va cet automne voir une mise en scène de Castor et Pollux de Rameau qui va tourner dans quelques villes françaises. C’est un australien qui vient de prendre en 2013 la direction de la Komische Oper de Berlin comme Intendant et metteur en scène résident. Coup de maître : le mensuel Opernwelt a désigné la Komische Oper « Opéra de l’année » en 2012-2013. Son travail, intelligent, ouvert, optimiste, l’a désigné pour mettre en scène à Bayreuth les prochains Meistersinger. Il vient à Wagner malgré ses réticences et par le biais de la comédie. Personnage sympathique et plein d’humour, il a abordé Die Schweigsame Frau par le biais de la comédie de tréteaux, quelque chose qui la rapproche de la commedia dell’arte, d’une manière presque minimaliste puisque sur scène, un praticable surélevé, un lit constituent à peu près les seuls décors dans l’espace nu de la scène du Nationaltheater. Discrets jeux d’ombres, quelques effets de machinerie bien limités : tout est dans les rapports entre les personnages, tout est dans les costumes, leurs couleurs, tout est dans le jeu.

Le dispositif à scène ouverte, avant le début de la représentation
Le dispositif à scène ouverte, avant le début de la représentation

Die Schweigsame Frau est une comédie qui met en scène un vieil amiral solitaire, Sir Morosus, allergique à n’importe quel bruit, à qui son barbier facétieux, un Figaro après la lettre, va essayer de faire épouser une femme silencieuse, sorte d’aiguille dans une botte de foin. Solitaire ? Plus pour longtemps puisque son neveu Henry revient après une si longue absence qu’on le croyait mort. Réjoui, Sir Morosus lui promet abri et héritage, mais voilà, Henry est le chef d’une troupe d’opéra, marié à un soprano et toute la troupe est avec lui : Morosus effrayé le déshérite aussitôt.
C’est alors que le barbier intervient et va monter une farce, un mariage de comédie avec une femme silencieuse, qui se révèle être un dragon, une bombe, aussitôt le contrat signé. Alors comme on avait organisé le mariage, on organise le divorce, mais Henry, attendri par son oncle, lui révèle la supercherie et tout est bien qui finit bien.
Le thème du vieux barbon berné fait partie des topoi de la comédie moyenne : c’est un personnage qu’on trouve aussi bien chez Térence que chez Shakespeare, chez Molière que chez Beaumarchais, mais dans Die schweigsame Frau, si le vieil amiral Sir Morosus est allergique à tout bruit et s’est renfermé dans une solitude bougonne, c’est une bonne nature, alors que dans les comédies de ce type, le vieux barbon est berné à la satisfaction de tous.
La source de l’histoire est une pièce élisabéthaine, de Ben Jonson, de peu postérieure aux Joyeuses Commères de Windsor, de Shakespeare, la pièce qui a donné naissance au Falstaff de Verdi, mais aussi à l’opéra de Otto Nicolai. Et Falstaff est l’un de ces vieillards bernés, assez gentiment, qui finit par accepter la plaisanterie de bonne grâce (tutto il mondo è burla…), comme Morosus.
Par ailleurs, l’artisan de la farce est le barbier, comme chez Beaumarchais puis Rossini dans le Barbier de Séville, où il se met au service d’Almaviva qui veut séduire Rosine contre le vieux Bartolo le maître de maison.
L’invention dramaturgique, qui met dans les pattes de Morosus une femme d’abord silencieuse qui finit se rendre insupportable, fait aussi de cette femme, Aminta, une nature honnête, touchée par le cœur de Morosus, par sa sincérité, par sa gentillesse même, et la farce finit par avoir un goût amer. Tous les personnages de Stefan Zweig sont positifs, et sympathiques, ce qui donne à la légèreté de l’opéra une couleur profondément humaine. Cette émotion, on l’aura compris, Richard Strauss s’en empare pour construire le personnage de Morosus, pratiquement le seul héros masculin central de ses opéras, et la couleur de son chant, et de cette musique, étonne parce qu’on est plus habitué à entendre ce type de musique adossé à des personnages féminins. Même si Die Schweigsame Frau ne constitue pas une œuvre très novatrice, nous sommes dans le prolongement et l’esprit d’Arabella, c’est un opéra très attachant, très émouvant, très sensible, et l’on se prend à regretter que Stefan Zweig, si cultivé, si raffiné, si pénétré lui aussi d’humanité, n’ait pu, histoire et destins obligent, continuer à travailler avec Richard Strauss.
Ainsi, le travail effectué par Barrie Kosky sur cette œuvre tient compte à la fois des fils de l’écheveau souligné plus haut (filiations avec le théâtre élisabethain, et relations avec Rossini) et de la nature très sensible du livret. Il travaille avec un décor minimal de type tréteau (l’essentiel de l’intrigue sur déroule sur un podium) planté au milieu du plateau, avec, je l’ai écrit plus haut, pour seul meuble un lit, qui pourrait être aussi une sorte de bergère. Le reste du plateau est noir, nu, et sur des pendrillons latéraux sont projetés quelquefois les ombres des personnages. Ce sont les personnes qui font l’ensemble du spectacle, avec notamment la troupe d’opéra dont l’irruption bruyante fait penser au troisième acte du Rosenkavalier, quand la ribambelle d’enfants fait irruption sous les yeux du pauvre Ochs qui ne comprend rien.

Tout le premier acte commence  avec un Morosus un peu gris, un barbier primesautier (tout de vert vêtu) et une gouvernante secrètement amoureuse, merveilleusement incarnée par Okka von der Damerau, qui en fait un vrai personnage et qui va accompagner l’intrigue avec une importance scénique plus grande que l’importance réelle  du rôle ; ce sera très sensible à la fin lorsque Morosus revient à la réalité, où elle quitte la scène tristement, n’ayant pu conquérir celui pour qui elle crève d’un amour secret : tout le contraste entre ce monde un peu racorni, se joue avec l’arrivée de la troupe d’opéra, immense troupe de saltimbanques brillante et colorée (la marque Kosky), avec ses plumes et ses paillettes, et une sorte de concentré de tous les grands personnages de l’opéra, Traviata, Otello, Tosca, Butterfly, Rigoletto, Wotan et Brünnhilde, Lohengrin et son cygne, Falstaff etc…l’irruption du monde bouillant de l’opéra, du monde du spectacle, du monde de l’apparence sur ce plateau nu sur lequel on verrait plutôt une tragédie crépusculaire est explosive. Barrie Kosky, dont tout le monde connaît l’humour, habille Aminta en Brünnhilde, Carlotta en Traviata, Isotta en Butterfly, toutes les femmes sacrifiées que le genre opéra affectionne. L’invasion de ce plateau nu par cette troupe bigarrée et bruyante écrase totalement l’ambiance grise du départ, ce réveil un peu grincheux de Morosus (dont le nom n’est pas choisi au hasard).
A partir de ce moment, tout se joue au niveau visuel sur les variations de costumes (de Esther Bialas, qui a aussi conçu le dispositif scénique), le pauvre Morosus se retrouvant au troisième acte complètement soumis à sa virago de (fausse) épouse, en costume rose dans lequel il semble si malheureux.
Ce qui me paraît passionnant dans ce travail est la manière dont il utilise à la fois les poncifs de l’opéra, notamment dans la scène du faux mariage, avec son faux notaire et son faux prêtre, comme chez Mozart (merci Cosi’ fan tutte) et dont il évite soigneusement de ridiculiser Morosus ; il y a toujours un moment où il attendrit le public,  quand il revêt une perruque pour se rajeunir avant de rencontrer Aminta, et où il attendrit Aminta plus ou moins contrainte de jouer les femmes insupportables (seule solution pour capter l’héritage futur pour son vrai mari, Henry, le neveu déshérité), et surtout, il trouve en Franz Hawlata l’interprète idéal pour son propos. Le talent d’acteur époustouflant de Hawlata, sa manière de chanter le texte, si expressive, même si la qualité du chant reste irrégulière (on connaît ses problèmes). Hawlata joue sur ses propres défauts (difficultés à l’aigu, trous dans la projection vocale) mais aussi sur ses qualités (tenue de souffle, graves encore profonds) pour composer, construire le personnage et le rendre attendrissant et émouvant.

Début du troisième acte © Bayerische Staatsoper
Début du troisième acte © Bayerische Staatsoper

Le clou du spectacle, applaudi à scène ouverte, est le début du troisième acte où le podium se lève à la verticale, comme un coffre qu’on ouvrirait, devenant un mur d’où tombe une pluie de pièces d’or, allusion à l’héritage, à la richesse de Morosus, et à l’usage immodéré que sa fausse épouse va en faire : pluie d’or, et donc dépenses : frais d’ameublement, frais de vêtements, frais de leçons de chant, Aminta joue à la bourgeoise gentilhomme. Une scène emblématique par sa simplicité, avec un effet garanti sur le public, tout en étant d’une extraordinaire justesse.  C’est le sommet de la folie qui envahit la vie de Morosus, celui où l’on se rapproche le plus du troisième acte du Chevalier à la Rose où Ochs est totalement berné et circonvenu.

Alors arrive, pour calmer les choses, le moment du divorce, tout aussi arrangé qui s’appuie sur une critique amusante du langage juridique (et là on dit merci Molière), où la scène n’est pas menée jusqu’au bout, quand Henry s’aperçoit qu’il a peut-être été un peu loin devant un Morosus évanoui . Se succèdent alors des scènes tendres, le réveil de Morosus, les retrouvailles du couple Henry/Aminta, la gouvernante mélancolique, et le retour de Morosus à son pyjama initial, retour au début, mais cette fois avec derrière lui l’expérience et l’apprentissage, avec le constat amusé qu’il a été joué, et avec un retour à un quotidien normalisé où il accepte le bruit et devient lui même vivable. Jeux souriants de tendresse qui contribuent à faire fondre le public.
Morosus fait sourire, mais ne fait jamais rire vraiment, la gouvernante fait rire au départ (lorsqu’elle met du désodorisant autour du lit où dort Morosus), mais très vite Kosky fait passer ce personnage de la caricature à l’émotion (et notamment pendant toute la fin), la gouvernante est présente, toujours silencieuse, toujours dans un coin pendant qu’au centre du plateau se déroulent les folies, sorte de chœur silencieux et renfermé qui installe le personnage. Le barbier est un jeune échevelé, un peu superficiel, une sorte de Figaro (normal, un barbier) peut-être plus léger et moins conscient, un Figaro vif et futé qui n’aurait qu’envie de s’amuser, pendant qu’Aminta et Henry se lancent comme à regret dans la farce. Il y a là du premier et du second degré, une farce et un regard sur la farce qui donnent une étrange profondeur au propos. C’est vraiment un travail théâtral de haut niveau, qui a été créé en 2010 au Prinzregententheater, plus petit, plus intime, cette fois dans l’immense vaisseau du Nationaltheater, où le dispositif minimaliste et l’abondance de personnages en scène donnent un relief plus fort à l’intrigue.
Musicalement, les représentations de 2010 étaient confiées au GMD d’alors, Kent Nagano, on eût pu rêver que le GMD du jour, Kirill Petrenko, nommé Dirigent des Jahres par  le mensuel Opernwelt, prisse la baguette, mais Petrenko devait le lendemain diriger la 6ème de Mahler, et il n’a sans doute pas voulu se replonger dans l’univers straussien, après avoir convaincu le public dans l’autre Frau (ohne Schatten) en décembre 2013. C’est à un chef madrilène peu connu que Nicolaus Bachler a confié la direction musicale, Pedro Halffter. Pedro Halffter, formé en Autriche et aux USA  a passé de longues années en Allemagne où il a été premier chef invité du Nürnberger Symphoniker et premier chef de l’orchestre de jeunes du festival de Bayreuth. Il est donc familier du répertoire germanique, très à l’aise dans cette pièce de Richard Strauss, dirigée avec beaucoup de précision, avec un vrai souci des équilibres et du plateau (on sait qu’avec Strauss, il est facile pour l’orchestre d’envahir l’espace sonore), une grande netteté de battue, et surtout, une très grande élégance dans la direction, marquée par la clarté et un joli sens du legato. Voilà à mon avis un vrai chef d’opéra, doué d’un sens théâtral marqué, et qui mériterait d’être vu plus souvent en Europe dans les fosses d’orchestre. Il remporte un vrai succès, mérité.
Sur le plateau, on remarque une fois de plus l’excellence de la troupe de Munich et des membres de l’opéra studio qui tient excellemment la plupart des rôles de complément, même des chanteuses dont la carrière commence sous de bons auspices comme Tara Erraught tiennent de petits rôles (Carlotta) et leur donnent un vrai relief vocal, remarquons en Isotta la jeune Elsa Benoît, qui appartient à l’opéra studio après avoir étudié en France avec une voix de soprano bien posée, bien projetée, et prometteuse. Quant à Christian Rieger, Christoph Stephinger, Tareq Nazmi, ils sont comme d’habitude non seulement à leur place, mais donnent à leurs personnages un vrai relief : on remarque chacun et chacun fait parfaitement le job, jusqu’à Papagel d’Airton Feuchter Dantas.
Nous avons dit combien le Morosus de Franz Hawlata était apparu dominer la distribution par son incarnation du vieux Morosus, usant avec intelligence d’une voix déclinante, et jouant sur toutes les touches du clavier des émotions, quelquefois ridicule et comique, souvent émouvant, souvent sensible, montrant une intelligence scénique intacte. Franz Hawlata dans Hans Sachs à Bayreuth (dans la mise en scène de Katharina Wagner) avait été stupéfiant de vérité, même si le chant s’apparentait quelquefois plus à du Sprechgesang. Son successeur dans le rôle, James Rutherford, était bien meilleur vocalement mais combien plus pâle scéniquement…
L’Aminta de l’américaine Brenda Rae compose un personnage plein de relief, affirme son soprano colorature (elle va chanter La Sonnambula à Francfort, son port d’attache) avec force et élegance et une grande assurance technique, dans un rôle confié en 2010 à Diana Damrau. Elle allie une voix sûre et un physique avantageux et un sens de la scène notable. Belle incarnation.
Si vocalement Nikolay Borchev comme Barbier n’a pas toujours le relief qu’on pourrait attendre (la projection n’est pas idéale), malgré un très joli timbre clair de baryton, il est scéniquement un personnage vif,  mobile, au jeu affirmé et naturel.
On se souvient de Daniel Behle dans l’Arabella de Salzbourg à Pâques dernier et à la surprise procurée par son excellent Matteo. La voix ne peut se déployer ici vraiment qu’au troisième acte, où sont concentrées presque toutes les parties solistes de son rôle, on peut alors apprécier à la fois le jeu naturel, jamais excessif, ainsi que l’élégance, le contrôle et l’appui sur le souffle, la suavité de ce chant, le volume appréciable qui en fait un ténor sans doute promis à une bonne carrière car la voix convient à des répertoires très divers « du baroque au XXIème siècle » comme l’affirme son site http://www.danielbehle.de : il sera dans les prochaines semaines Titus dans la reprise de la production de Clemenza di Tito de Mozart de Jan Bosse à Munich, Belmonte dans Die Entführung aus dem Serail à Aix l’an prochain, il participera à la très prochaine production d’Alcina de Haendel à Bruxelles cette saison sous la direction de Christophe Rousset , et sera Erik du Fliegende Holländer à Francfort, son premier Wagner.  Henry Morosus constitue aussi une prise de rôle, très réussie vu le très grand succès remporté auprès du public. En Daniel Behle, on tient une solide valeur du chant germanique, un artiste très musicien (il chante aussi beaucoup de Lied) et très ouvert par la variété du répertoire.

Okka von der Damerau, la gouvernante (Acte I) ©  Bayerische Staatsoper
Okka von der Damerau, la gouvernante (Acte I) © Bayerische Staatsoper

Mon dernier mot sera pour Okka von der Damerau, qui remporte un succès extraordinaire pour son rôle de gouvernante (Haushälterin), non pas tant évidemment pour le chant, toujours excellent (beau mezzo, clair, projection et diction impeccables), mais relativement réduit dans cette œuvre, mais pour l’incarnation de cette gouvernante amoureuse, émouvante, sensible d’une vérité criante, avec une notable prise sur le public. J’espère qu’un directeur d’opéra offrira enfin à cette artiste mérite un rôle à sa mesure. En attendant, quelle chance pour la troupe munichoise…

Et voilà, une soirée de répertoire, une reprise qui montre une fois de plus que sans vedettes, sans chef universellement fêté, on peut réussir parfaitement cette osmose entre scène et fosse, cette Gesamtkunstwerk chère à Wagner. Die Schweigsame Frau est un opéra qui mérite d’être mieux connu et surtout reconnu (quand notre première scène nationale mobilisera-t-elle Garnier pour sa création  à l’Opéra de Paris?). Munich justifie pleinement ce soir son très récent statut d’Opernhaus des Jahres décerné par le mensuel Opernwelt pour l’année 2013-2014 : la reconnaissance méritée d’un travail d’une rare intelligence et d’une qualité continue.

PS: rappelons que vous pouvez reprendre le spectacle en streaming le 5 octobre à partir de 18h sur le site www.bayerische-staatsoper.de .

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Die Schweigsame Frau, Acte I © Bayerische Staatsoper
“Traviata” (Tara Erraught), “Butterfly” (Elsa Benoît), “Brünnhilde” (Brenda Rae) et Henry Morosus (Daniel Behle) dans Die Schweigsame Frau, Acte I © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DIE ENTFÜHRUNG AUS DEM SERAIL de W.A.MOZART le 21 SEPTEMBRE 2014 (Ms.en scène: Martin DUNCAN; dir.mus: Constantin TRINKS)

Entführung aus dem Serail, le dispositif © Wilfried Hösl
Entführung aus dem Serail, le dispositif © Wilfried Hösl

Encore une représentation de répertoire que cet  Entführung aus dem Serail dans une production qui remonte à 2003 (alors confiée à Daniel Harding). L’œuvre est devenue relativement rare sur les scènes malgré une histoire pourtant politiquement bien correcte, et cette rareté n’est à mon avis pas étrangère aux évolutions de la situation géopolitique des dernières années, même si on va cette saison voir cet opéra représenté à l’Opéra de Paris d’où il était absent depuis 1984, soit trente ans. Mais j’ai entendu aussi certains mélomanes pourtant fanatiques de mes amis faire la moue devant cette œuvre, comme si elle n’était pas assez digne d’intérêt pour les penseurs de la musique. Pourtant, aussi bien l’intrigue que la nature des personnages éclairent évidemment le parcours de Mozart et surtout une certaine permanence des thématiques illustrées: c’est une oeuvre illuminisme (Il n’est d’ailleurs pas sûr qu’elle ait plu à l’Empereur qui lui trouvait trop de notes.) et éclairée et sous des dehors superficiels et anodins, elle n’est pas loin des dénonciations voltairiennes.  Mozart et son librettiste nous disent clairement dans ce livret que les turcs (et les musulmans) ne sont pas comme nous le pensions: il y a aussi un islam qui a bien plus grand cœur et plus d’humanité que le christianisme. Un message qui aujourd’hui éclaire de sa lumière une brûlante actualité.
Pour ma part, je l’ai vu pour la première fois dans la production de Günther Rennert au Palais Garnier, Karl Böhm au pupitre (même avec Böhm on trouvait toujours pour Entführung des places pour étudiants à 10F…) et Christiane Eda-Pierre dans Konstanze, Kurt Moll (Osmin) et Stuart Burrows (Belmonte), Bassa Selim étant Karl Heinz Böhm (fils de…et surtout le François Joseph dans les trois films  « Sissi » avec Romy Schneider…) puis dans les reprises, Paul-Emile Deiber. J’ai encore dans la mémoire la direction de Böhm, à la fois énergique, alerte, jeune, claire, et cristalline – je me souviens de la légèreté du triangle et des cymbales, qui rappellent les fanfares de janissaires et qui malgré tout étaient des éléments dansants et aériens : rarement direction musicale m’a autant marqué, qui m’a vraiment fait rentrer directement dans le tissu de la partition,  au point que lorsque j’écoute cet opéra (je l’ai vu assez rarement depuis) c’est la petite musique de Böhm que j’ai toujours en moi et du coup, j’ai une grande affection pour ce Mozart-là, avec ses dialogues, avec ses redoutables airs (parmi les plus difficiles pour soprano) qui exigent à la fois les agilités, une certaine assise,  une certaine largeur, mais aussi les aigus et les suraigus : à ce titre, Martern aller Arten est sans doute l’un des airs les plus ardus du répertoire, à cause de ses difficultés techniques et de sa longueur. C’étaient donc ce dimanche à Munich de grandes retrouvailles avec un opéra très lié à mes premières expériences lyriques et donc une grande joie.
À Paris, la mise en scène de Günther Rennert, très classique, très représentative de la mise en scène mozartienne allemande de grande tradition de ces années-là, sans grande imagination, mais sans âge également, aurait donc pu vivre longtemps.

Die Entführung aus dem Serail, prod Strehler, Paris 1984 © Daniel Cande
Die Entführung aus dem Serail, prod Strehler, Paris 1984 © Daniel Cande

Mais Massimo Bogianckino importa à Paris quelques années plus tard LA mise en scène de Entführung aus dem Serail  de l’époque, celle de Giorgio Strehler, sans doute la plus belle mise en scène de cet opéra dans les cinquante  dernières années ; quand il l’importa, en 1984, elle avait déjà 19 ans : une mise en scène créée au Festival de Salzbourg en 1965 (Mehta, Rothenberger Wunderlich) reprise à la Scala deux fois dans les années 70, et qui fut, et reste à mon avis la référence, dans les décors de livre d’enfant de Luciano Damiani, avec ses jeux d’ombres et de lumières, avec sa merveilleuse poésie qui en faisait l’Enchantement au Serail.

Die Entführung aus dem Serail, prod Strehler, Paris 1984 © Daniel Cande
Die Entführung aus dem Serail, prod Strehler, Paris 1984 © Daniel Cande

En 1993-1994 encore, elle fut reprise à la Scala sous la direction de Wolfgang Sawallisch pour servir d’écrin à la Konstanze de Mariella Devia : la production avait une trentaine d’années et je suis sûr qu’une reprise aujourd’hui garderait encore sa fascination.

À Munich, la production date de 2003 (elle fut très mal accueillie), et elle est signée Martin Duncan, dans des décors de Ultz, typique des choix de Sir Peter Jonas, alors intendant: un spectacle coloré, souriant, mais qui propose un choix radical en supprimant totalement les dialogues, et en les remplaçant par une récitante en nikab – elle se dévoile très vite pour afficher la soif de Konstanze et Blonde pour la liberté féminine créant ainsi une sorte de chambre d’écho entre le Sérail d’hier (le palais de Topkapi) fermé et réservé aux femmes et aux eunuques, et le monde d’aujourd’hui : femmes voilées, ouvriers turcs couverts du drapeau national (applaudissements dans la salle) traversant la scène (en réalité machinistes). Tout l’opéra se réduit alors aux parties chantées, qui se déroulent systématiquement ou presque dans des sofas suspendus multicolores avec la récitante qui raconte et quelquefois commente brièvement l’action .

À la création, Sandrine Piau en Konstanze © Wilfried Hösl
À la création, Sandrine Piau en Konstanze © Wilfried Hösl

Chaque scène et chaque personnage dans un sofa se déplaçant latéralement ou en hauteur, comme si défilaient des sortes de miniatures ou des saynètes, en font un spectacle de marionnettes chantantes, les sofas suspendus à des fils rappelant  ceux avec lesquels on manie des marionnettes : la conséquence, Bassa Selim, rôle exclusivement  parlé devient par la suppression des dialogues un rôle presque muet (sauf dans la scène finale), et il n’y plus d’espace pour aucun des effets humoristiques des dialogues sur lesquels repose quasiment toute l’avancée de l’intrigue, ni aucun des éléments dramaturgiques de la trame.
L’humour et le sourire sont portés par la récitante, Demet Gül, une excellente actrice d’origine turque qui commence par parler au public en turc (sourires), et qui tient le fil d’un récit entrecoupé d’airs, comme un texte illustré où les images seraient remplacées par la musique. C’est amusant au départ, c’est vite un peu lassant, malgré la jolie manière dont sont réglés les airs, que les chanteurs exécutent assis ou couchés sur les sofas, avec pour les duos, deux sofas (un par protagoniste) ou plus rarement un sofa pour deux…Il reste que certains moments sont réussis, comme l’apparition des eunuques qui se dénudent et demeurent en pagne face au public, puis se retournent, se plient et semblent écrire, puis se tournent vers le public avec sur leur pagne une croix à la place du sexe, ou le jeu sur les fruits et les délices portés par des esclaves-table, ou Osmin massant violemment Pedrillo etc..etc..
Autre conséquence inattendue, la musique qui en ressort apparaît, isolée des contextes dialogués, plus mélancolique, plus retenue, plus triste, et moins légère qu’habituellement. Déjà sous ce Mozart encore jeune pointent les opéras de la maturité, et ce n’est pas là le moindre paradoxe que les personnages prennent plus de poids et de consistance musicale que dans la version dialoguée, tout en restant des marionnettes. Il reste pour moi, malgré de jolis moments, que l’on y perd au niveau de l’intérêt dramaturgique.
Musicalement en revanche , la production fonctionne bien grâce à une distribution équilibrée et de très bon niveau.
Deux ténors et deux sopranos aux qualités voisines, une basse, un rôle parlé, voilà l’exigence. Belmonte est un ténor lyrique dont la tessiture est voisine de Tamino, et qui donc demande une belle assise et un certain volume, et un beau contrôle sur la voix pour les mezzevoci que le rôle demande. On disait souvent quand j’étais jeune fan d’opéra « qui chante Belmonte ou Tamino finira en Lohengrin ». Pedrillo est plus léger, et peut être interprété par un ténor de caractère. Blonde exige une note très haute dans son premier air, et est une voix typique de colorature léger. Konstanze est un lirico-colorature, agilités, cadences pyrotechniques, mais aussi assise large : il ne faut pas un simple colorature, mais une voix qui ait une certaine consistance. Une Konstanze doit pouvoir chanter la Comtesse ou Donna Anna (même si l’inverse n’est pas forcément le cas)
Jusqu’ici Lisette Oropesa (http://lisetteoropesa.com) a chanté des sopranos plutôt légers, et la voir affichée dans Konstanze m’a surpris. C’est une délicieuse Sophie de Werther, (et dans pas si longtemps probablement du Rosenkavalier), c’est une Suzanne, c’est une Gilda notable (que les genevois ont pu applaudir dans le récent Rigoletto ) : un soprano formé à l’école américaine: contrôle, diction, projection, technique impeccables. Si les américains ont peu de théâtres d’opéra (globalement pas plus nombreux qu’en France), ils ont un réseau d’universités et de lieux de formations enviable. Un jeune artiste américain arrive sur le marché avec une bonne technique, et surtout un répertoire large, qu’il a pu éprouver dans les représentations montées dans les universités. Les artistes américains trouvaient par exemple dans les années 70 et 80 en Allemagne un marché tout près à les accueillir : 250 théâtres de répertoire avec des troupes demandant des artistes agiles et adaptables. C’est encore vrai aujourd’hui, mais l’arrivée  des chanteurs issus des écoles russes a un peu bouleversé la donne, surtout pour les voix plus consistantes.

Lisette Oropesa, la Konstanze du jour
Lisette Oropesa, la Konstanze du jour

Lisette Oropesa a toutes les qualités exigées par Konstanze : une fraîcheur et une jeunesse enviables, une technique solide, cela se sent dès son premier air très paminien , Ach ich liebte déjà difficile dans la retenue qui exige déjà aigus et trilles. Konstanze demande des aigus et suraigus assurés (ce fut un rôle où brilla Gruberova), quelle qu’en soit la hauteur, des agilités, des choix de cadences sans concessions, et une endurance notable : Martern aller Arten est chanté par Lisette Oropesa sans aucune faiblesse, aucune fatigue, et on sait la difficulté de cet air, mais l’ensemble du rôle est  donné avec la même sûreté, et la même maîtrise. Je ne doute pas que cette excellente chanteuse n’approfondisse le travail interprétatif sur un rôle assez riche et plus profond qu’on ne le pense généralement. Mais déjà quelle maîtrise ! Cela confirme ce que je pressentais, à savoir que Lisette Oropesa, magnifiquement préparée et techniquement sans failles, est une personnalité attachante, sympathique et douée et se trouve sans aucun doute à l’aube d’une grande carrière.
On connaît mieux Javier Camarena, un ténor habitué des rôles belcantistes et rossiniens, même s’il a chanté Belmonte à Salzbourg en 2013. C’est lui aussi un très bon technicien avec un sens de la respiration, avec un très beau contrôle sur la voix et sur le souffle, qui se joue des difficultés techniques. Ce qui caractérise cette voix c’est d’abord un style et une très grande élégance : dans Entführung, les deux protagonistes ont de nombreux airs (Konstanze en a trois dont deux consécutifs et Belmonte quatre). On se souviendra de son Wenn der Freude Tränen fliessen, un moment de lyrisme élégiaque qui fait du deuxième acte (qui concentre la plupart des grands airs des personnages)  le sommet musical de l’œuvre. Pour ma part, j’ai beaucoup apprécié la prestation, même si la voix me semble un tantinet légère pour le rôle, non qu’elle ne réponde pas aux exigences, mais pour Belmonte, j’aime des voix un peu plus consistantes : j’y entends une couleur un peu trop rossinienne dans sa manière, mais c’est plus une question de goût.  Cela reste vraiment de très bon niveau.

La Blonde de Rebecca Nelsen est aussi typique de l’excellence américaine. Il suffit de consulter son site internet (http://rebeccanelsen.eu)  pour constater le répertoire impressionnant qui recoupe celui de sa collègue Lisette Oropesa. Rebecca Nelsen fait une jolie carrière en Allemagne et Autriche, on l’a vue notamment dans Blondchen au Festival de Salzbourg en 2013 (aux côtés de Javier Camarena et de Desiree Rancatore) ; fraîcheur, jeunesse, vivacité du personnage et du chant, mais aussi parfaite maîtrise technique et naturellement les aigus voulus par le rôle et notamment dans son air  initial qui ouvre l’acte II Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln . Qui dit mieux?
Pedrillo est peut-être plus complexe. Apparemment c’est le valet habile et léger, une sorte de Figaro du Barbier, mâtiné de Leporello, car il hésite quelquefois à agir par peur, mais c’est à lui que Mozart donne l’un des airs les plus poétiques de la partition, sinon le plus poétique (en tous cas un de mes préférés), la romance In Mohrenland gefangen war. C’est avec Osmin le rôle qui souffre le plus de la disparition des dialogues, parce que c’est lui qui très largement fait avancer l’action (c’est notamment lui qui fait entrer Belmonte dans la place) et qui dans cette vision retrouve une place secondaire qu’il n’a pas dans l’œuvre en réalité. Il est confié à Matthew Grills, un tout jeune ténor, qui appartient à l’Opéra Studio de la Bayerische Staatsoper, et qui en 2013 faisait partie de l’Opera Studio de Portland et surtout du Merola Opera Program, l’un des programmes de formation les plus en vue actuellement aux USA. Il a déjà chanté Belmonte  à Santa Fé. C’est dire la confiance que la Bayerische Staatsoper investit sur ces jeunes artistes. Et de fait, Matthew Grills montre une agilité, une vivacité et  aussi une versatilité exemplaires, même si la voix gagnerait à être un peu plus projetée, il obtient un très gros succès notamment dans Durch Zärtlichkeit und Schmeicheln, presque a capella où il montre un potentiel d’émotion non négligeable allié à un jeu qui a une forte prise sur le public, un air qui rappelle d’ailleurs que nous sommes aux débuts de la mode des opéras à libération qui culminera à Fidelio et qui passe notamment par Lodoiska (Cherubini, 1791) et même Zauberflöte (1791). C’est à n’en pas douter de la graine de Ferrando ou de Tamino. C’est notamment l’un de ceux qui malgré une mise en scène qui confine sur des sofas et donc qui bride les mouvements et les jeux de scène, celui qui s‘en s’en débrouille le mieux en arrivant à faire ressortir la vivacité et l’inventivité du personnage avec à la fois une simplicité et une justesse notables.
Dans cette ode à la liberté et au courage, typique de l’Aufklärung, mais aussi à la clémence (dans le Bassa Selim de 1782 pointe naturellement le Titus de 1791), Osmin représente le totalitarisme, la violence la jalousie et le désir, une sorte de Monostatos avant la lettre. Le rôle est confié le plus souvent à une basse profonde (Kurt Moll l’a souvent chanté et l’enregistré) qui descend jusqu’au ré. C’est pour une seule fois, Franz Hawlata qui le chante.
Franz Hawlata est un des chanteurs les plus connus de la distribution. Je l’ai notamment vu dans Hans Sachs à Bayreuth, dans La Roche de Capriccio à Vienne. C’est un chanteur-acteur notable, avec grand sens de la comédie et du théâtre : son Sachs était à Bayreuth magnifiquement joué et dit, il était chanté de manière plus contrastée, certains parlaient de « Sprechgesang ». Son Osmin aurait évidemment gagné à être plus joué, et nul doute que la présence des dialogues auraient donné plus d’aisance et de brillant à la prestation.
Réduit au chant, et aux airs, c’est peut-être paradoxal mais le charisme scénique d’Hawlata en prend un coup. Certes, au début notamment, la voix bien timbrée, la diction donnent une assise au personnage. Mais la profondeur exigée et les graves redoutables font un peu défaut, la voix se détimbre, devient mate, et les défauts constatés ces dernières années réapparaissent. Cette voix est fatiguée, et même si l’artiste garde un relief scénique intact, le relief vocal est érodé. Il doit chanter Sir Morosus dans la prochaine Schweigsame Frau : il excelle dans ce type de rôle de Strauss, on le sait, mais la voix sera-t-elle au rendez-vous?
Le choeur du Bayerische Staatsoper très en place, est divisé entre les femmes (sur scène) et les hommes (en fosse) car dans le Sérail, pas de place pour les hommes. Il est comme toujours excellemment préparé (par Stellario Fagone, le chef de choeur en second auprès de Sören Eckhoff).
Quant l’orchestre, il est confié à Constantin Trinks, un des chefs de la jeune génération (39 ans), qui fait partie des bons chefs de répertoire à suivre. Je me souviens de son excellente direction de Das Liebesverbot de Wagner à Bayreuth en 2013. On retrouve ce soir une battue précise, des gestes nets, du rythme, de la vivacité et un son clair. Cela reste peut-être un peu “martial” mais je me demande cependant si l’absence de dialogue ne pèse pas elle aussi sur la direction et sur le rythme général et si elle ne nuit pas à la fluidité de l’ensemble. Le rythme des dialogues peut influer sur un tempo, sur un discours musical et c’est bien là l’un des éléments de réussite d’un Singspiel (ou même d’une opérette). Ici il y a du Sing, mais pas de Spiel…d’où une musique moins en prise avec l’intrigue. Il reste que ce travail avec l’orchestre remarquable qu’on connaît (les  bois étaient ce soir vraiment excellents) reste de très bon niveau et convaincant.
Pour conclure, voilà un spectacle un peu frustrant. La satisfaction musicale entre en concurrence avec le dessein général d’un travail qui efface le côté Singspiel, c’est à dire un spectacle où le dialogue est le moteur de l’action et la musique un moment d’arrêt sur image. Quand le moteur s’arrête ou disparaît, le spectacle change lui-même de nature : un récitant au lieu d’une scène de théâtre renvoie l’opéra non au Singspiel , mais à une sorte d’opéra-oratorio qui lui modifie sa nature profonde : on a deux actions (récit et chant) sans moteurs. Pour moi il s’agit d’une erreur et l’ambiance générale en pâtit, c’est dommage quand il n’y a pas de faiblesses sur le plateau.
Je pense qu’en gardant l’excellente idée des sofas, on eût pu dialoguer de sofa à sofa avec des effets intéressants. Si le metteur en scène a voulu actualiser en introduisant une récitante d’aujourd’hui qui tente de clarifier l’intrigue (le plan de Topkapi est plusieurs fois projeté pour montrer les progrès de Belmonte vers le Serail) pendant que l’histoire est renvoyée au passé, il eût pu alors aller plus loin dans l’actualisation. Ici le chant prend un coup de vieux et de lointain, qui nuit à la vivacité de l’ensemble et qui crée inévitablement un peu de langueur. Malgré des effets amusants et des sourires, malgré une réalisation de bon niveau, malgré l’excellence musicale, c’est un peu le désenchantement au Sérail. [wpsr_facebook]

Die Entführung aus dem Serail, décor de Ultz © Wilfried Hösl
Die Entführung aus dem Serail, décor de Ultz © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: TOSCA de Giacomo PUCCINI le 20 SEPTEMBRE 2014 (Ms.en scène: Luc BONDY; dir.mus: Asher FISCH) avec Anja HARTEROS et Thomas HAMPSON

Anja Harteros (Tosca) © Wilfried Hösl
Anja Harteros (Tosca) © Wilfried Hösl

C’est la rentrée, à Munich aussi. L’ouverture de saison affiche Tosca avec Anja Harteros, Thomas Hampson et Marcello Giordani, et le Nationatheater affiche complet, même si Munich a la tête ailleurs, vers l’ouverture de l’Oktoberfest, avec ses parades et ses touristes en costume traditionnel (des asiatiques en Tracht et Dirndl, ma foi, c’est une curiosité qui vaudrait bien le Wanderer en kimono.) ses cageots de bière portés par de vigoureux jeunes gens en Lederhose. Dans cette ambiance un peu folle, les aventures de la diva romaine apparaissent à contrecourant : le Nationaltheater n’a rien de l’Oktoberfest, sinon un plus grand nombre de costumes traditionnels bavarois dans le public.
Cette Tosca est une soirée de pur répertoire amélioré car dans un théâtre de répertoire, Tosca est un tiroir caisse: la production fameuse et déjà éculée de Luc Bondy vue au MET et à la Scala, très passepartout (de fait), permettant aux chanteurs de faire ce qu’ils font dans Tosca sous n’importe quelle latitude et dans n’importe quelle mise en scène. Tosca et Bohème ont cette qualité appréciable pour un directeur d’opéra qu’on peut largement tabler sur des productions durables et donc rentables: la plupart du temps elles se ressemblent toutes, le pompon étant détenu par la Tosca de Vienne, de Margarita Wallmann, qui remonte à 1958, et qui tient encore l’affiche (avec des décors de Nicola Benois sans doute un peu effilochés) depuis 577 représentations. Le bonheur du gestionnaire !

Acte I (2010) avec Jonas Kaufmann et Karita Mattila  © Wilfried Hösl
Acte I (2010) avec Jonas Kaufmann et Karita Mattila © Wilfried Hösl

Car la production de Bondy ne dit rien de neuf, n’apprend rien sur l’œuvre et tout comme Jean-Claude Auvray au début des années 80 à Paris (avec Behrens, Pavarotti et Wixell) insiste sur l’obsession sexuelle de Scarpia (ici des prostituées l’entourent au lever de rideau du deuxième acte), mais sans fouiller le livret, assez riche sous ce rapport et qui crée une tension pas toujours valorisée entre la violente religiosité de Tosca, et ses désirs tout aussi violents pour Mario.
Les décors monumentaux, signés Richard Peduzzi, ressemblent un peu à ceux qu’il a signés de Carmen ou de Tristan à la Scala, ils renvoient, la brique aidant, à une monumentalité de l’antiquité romaine et non aux temps modernes, l’église Sant’Andrea della Valle ressemble un peu aux Marchés de Trajan ou aux Thermes de Dioclétien (qui abritent il est vrai la basilique Sainte Marie des Anges et des Martyrs de Michel-Ange), une Rome abstraite malgré tout, où le rouge domine, rouge brique, rouge passion, rouge sang, rouge violence.

Final acte 1 (2010) avec Scarpia (Juha Uusitalo) © Wilfried Hösl
Final acte 1 (2010) avec Scarpia (Juha Uusitalo) © Wilfried Hösl

J’ai parlé de répertoire : effectivement, c’est Asher Fisch qui dirige, le second chef officieux de Munich, qui remplit les vides que Kirill Petrenko n’occupe pas parce qu’il dirige bien moins souvent que Kent Nagano, son prédécesseur qui avait créé la production. Au prix de quelques premières (La Forza del Destino l’an dernier par exemple), Asher Fisch qui a un répertoire étendu dirige aussi bien Salomé que Tosca, Parsifal que Zauberflöte, Elektra que l’Elisir d’amore, le chef idéal pour des soirées de répertoire, d’autant que malgré le mépris affiché pour lui par certains, c’est un chef qui, sans être inventif, ni novateur, assure la représentation avec efficacité. Dans le genre, il est plus intéressant qu’un Daniel Oren, sans atteindre l’efficacité ni la sûreté du regretté Giuseppe Patanè. Il connaît bien l’orchestre, dont la qualité n’est pas à démontrer, et qui réussit notamment dans les parties plus lyriques ou contenues, à afficher une vraie poésie:  au total, c’est musicalement très acceptable, même si on aurait aimé comme l’an dernier que ce fût Petrenko qui assumât cette première…
Du point de vue de la distribution, une fois de plus, on constate l’excellence de la troupe, et notamment dans le premier acte où l’on note l’Angelotti très marquant de Goran Jurić et surtout le sacristain excellent et sonore de Christoph Stephinger. Dans le deuxième acte, le Spoletta de Francesco Petrozzi, honorable, n’atteint pas la qualité de ses deux collègues, je n’oublie pas le berger du 3ème acte merveilleusement dessiné par une voix d’enfant du magique Tölzer Knabenchor, a casa (ou pratiquement) à Munich.
Marcello Giordani est Mario. Voilà un ténor à aigus, à magnifiques aigus : j’ai rarement entendu un Vittoria ! du deuxième acte tenu si longtemps, avec cette vaillance et cet éclat. Mais le reste…

Anja Harteros et Stefano La Colla (saisons antérieures) © Wilfried Hösl
Anja Harteros et Stefano La Colla (saisons antérieures) © Wilfried Hösl

Le reste, ce sont dès le départ (recondita armonia) des graves détimbrés, des passages qui ne projettent aucun son, des trous, des fragilités de certains sons, plutôt rauques…dans E lucevan le stelle (Acte III) son grand air, il essaie des notes filées et des mezze voci, ce qui est méritoire, mais elles sont hésitantes, le souffle ne tient pas, la projection est fragile, les sons rocailleux…bref, comme un rôle ne tient pas seulement dans ses suraigus, la prestation reste très moyenne.
Thomas Hampson semble en revanche avoir retrouvé une forme un peu perdue ces derniers mois (son Arabella à Salzbourg): une diction exemplaire, une articulation prodigieusement intelligente et des aigus bien tenus et sonores, ce qui est un vrai bonheur dans un rôle aussi « composé » que Scarpia, qui est tout sauf une sale brute. Le timbre est légèrement voilé, mais ce n’est pas gênant : en tous cas, le final du 1er acte (Palazzo Farnese, Va Tosca !) est impressionnant de tension avec un accompagnement magnifique de l’orchestre à ce moment-là : il m’a rappelé Leonard Warren dans un enregistrement pirate (avec Tebaldi et Tucker) où je le trouve incomparable, c’est dire !
Évidemment, son deuxième acte est époustouflant. Son élégance naturelle, alliée à la froideur du personnage réprimant tant de désirs frémissants, fait merveille et en fait une sorte de Don Giovanni, un grand seigneur méchant homme, qui me semble être une lecture possible de Bondy ; la tenue, très aristocratique, le gris de son habit doublé de rouge, le gilet noir, tout concourt à cette adéquation surprenante. Il est un Scarpia d’autant plus odieux qu’il est beau, là où la plupart des Scarpia ne le sont pas. Au service de cette composition, un chant exemplaire, tout en nuances, tout en insinuations mais en même temps une voix (qui a un peu perdu de son éclat néanmoins) magnifiquement projetée parce que le texte est prodigieusement distillé. On sent à la fois l’école américaine, exemplaire dans le travail de diction, et l’intelligence de l’artiste, qui donne du rôle une interprétation modèle : un des plus grands Scarpia entendus ces dernières années.

Anja Harteros et Zelijko Lucic (saisons antérieures) © Wilfried Hösl
Anja Harteros et Zelijko Lucic (saisons antérieures) © Wilfried Hösl

Et Anja Harteros ? autant sa Traviata est ancienne, autant sa Tosca est récente, il doit s’agir de sa troisième ou quatrième reprise du rôle, un des must pour un lirico spinto. Incontestablement, elle joue de son physique à la Callas, mais avec grande intelligence: elle ne l’imite pas, et surtout pas au niveau du chant, bien que sa Tosca soit aussi d’une très grande sensibilité. Elle contredit totalement ceux qui trouvent la chanteuse froide, confondant froideur et maîtrise technique. Je l’ai rarement vue aussi vibrante, aussi fragile, toute menue face au Scarpia de Thomas Hampson. Je l’ai aussi rarement vue si engagée en scène, se roulant à terre, chantant dans toutes les positions, vive et bouleversante.
Sa technique de souffle et d’appui permet des sons diaphanes extraordinaires, et une poésie loin de certaines Tosca hystériques. Son vissi d’arte est à ce titre un miracle de retenue et de simplicité, ne cherchant pas de maniérismes ou d’artifices. Il attire les larmes, et le public qui lui a fait un triomphe ne s’y est pas trompé. Seuls moments légèrement problématiques, les suraigus de E’ l’Attavanti ! plus criés que chantés au premier acte. Clairement, c’est le deuxième acte qui reste le sommet bouleversant de la soirée, face à Hampson; car face à Marcello Giordani, on n’arrive pas à être convaincu, même si le troisième acte d’Harteros est totalement bluffant, il manque le charisme du ténor. Il est clair que si face à elle, on avait eu le créateur du rôle dans cette production, Jonas Kaufmann (qui l’an dernier a remplacé le ténor défaillant un soir alors que Petrenko lui aussi s’était substitué pour toutes les représentations au chef prévu au départ : quand la maladie (?) des artistes fait le bonheur du public…), on aurait sans doute eu droit à des moments d’anthologie.
Voilà qui confirme quand même qu’Anja Harteros est l’un des phares du chant actuel, qui allie technique et émotion, intelligence et engagement et qui montre une Tosca bien plus nuancée, plus intériorisée qu’à l’accoutumée. Elle valait le voyage.
Merci pour ce moment. [wpsr_facebook]

Acte III (final) avec Jonas Kaufmann (2010)  © Wilfried Hösl
Acte III (final) avec Jonas Kaufmann (2010) © Wilfried Hösl

MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE – BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: GUILLAUME TELL de Gioacchino ROSSINI le 2 JUILLET 2014 (Dir.mus: Dan ETTINGER; Ms en scène: Antù Romero NUNES)

Guillaume Tell ©Wilfried Hösl
Guillaume Tell ©Wilfried Hösl

Guillaume Tell (1829) a été créé pour l’Opéra de Paris qui ne lui a pas rendu cet honneur : une seule production récente (il y a douze ans environ) et jamais reprise pour cette œuvre essentielle dans l’histoire et le débat sur l’art lyrique . Elle clôt la période productive de Rossini et tout ce qui rattache le « genre opéra » aux formes du XVIIIème, pour en ouvrir une autre, dont Rossini sera la référence, celle du grand opéra et du melodramma romantique. Inutile de revenir sur l’incroyable gloire de Rossini dans l’Europe musicale de l’époque, il suffit de savoir que des saisons entières de la Scala sont construites autour de titres du cygne de Pesaro et ce pendant des années.
Guillaume Tell est une œuvre aux dimensions importantes, aux formes variées, airs, bel canto, ballet mais aussi chœurs gigantesques, grands ensembles, concertati : elle dure plus de 4h – même si le bistouri est passé à Munich pour la réduire à 3h… et c’est un mauvais point car pour des œuvres aussi rarement données, on peut s’interroger sur le sens des coupures. Il faudrait au contraire présenter les raretés in extenso et notamment avec les musiques de ballet.

Il reviendrait à l’Opéra de Paris d’en proposer une version de référence, si les éditions le permettent parce qu’avec Rossini, la dernière édition à la mode n’est jamais la définitive, et surtout si les programmateurs de cette maison avaient des idées et surtout si on commençait à prendre en compte son histoire et ses traditions. Mais je viens de m’apercevoir que j’ai utilisé deux mots, histoire et tradition, qui font très mal. Mieux vaut pour Paris prononcer les mots standard et gestion. C’est donc Munich qui fait cet honneur à une œuvre qui est l’une des deux nouvelles productions des prestigieux Opernfestspiele 2014, dans une mise en scène assez surprenante du jeune Antú Romero Nunes, un des metteurs en scène très en vue de la jeune génération allemande (il est né à Tübingen) et qui plus est spécialiste du théâtre de Schiller, dont les librettistes de Rossini, Étienne de Jouy et Hyppolite Bis, se sont librement inspirés.
Il signe là sa première mise en scène d’opéra.
Il faudrait longuement disserter sur Rossini et son rôle moteur dans la production musicale de l’époque. S’il a su diversifier son écriture en italien, en produisant aussi bien des opéras bouffe que des opéras seria, il va conquérir rapidement à Paris ses galons de compositeur de référence, et conçoit des nouvelles versions en Français d’opéras déjà écrits comme Il Viaggio a Reims dont il reprend la musique pour faire Le Comte Ory, ou Maometto II dont il fait Le Siège de Corinthe, ou Mose’ in Egitto dont il fait le superbe Moïse et Pharaon avec une écriture qui s’élargit et qui correspond à l’Opéra de Paris, déjà perclus du fantasme de l’énormité. Il a compris qu’à Paris, la grandeur est la nourriture quotidienne : incontestablement à l’époque Paris est la capitale de la musique…tempus fluctuat.
Guillaume Tell constitue une réelle nouveauté : Rossini s’essaie à des formes nouvelles, notamment dans les ensembles, dont toute la période romantique va s’inspirer, tout en gardant les caractères de sa musique, les fameux crescendo dont la scène finale est un exemple parfait à la fois de fidélité et de réadaptation, les acrobaties vocales sont moins gratuites et démonstratrices, et plus liées à  des ressorts psychologiques : il s’y montre plus proche d’un Verdi par exemple. Et il va aussi rompre avec l’air qui arrête l’action, suspendu, pour l’insérer mieux dans la trame générale.
L’intrigue de Guillaume Tell , directement inspirée du drame de Schiller Wilhelm Tell (1804) plonge dans la légende de la conquête de l’indépendance des Cantons suisses sur l’occupant Habsbourg. Un souffle de liberté court l’opéra, et là aussi Rossini sent les aspirations du présent (on est en 1829, et Charles X qui le protège d’ailleurs et lui a versé une pension royale au propre et au figuré, n’en a plus pour très longtemps).
Abondance de personnages, mais peu de voix solistes : un baryton pour Tell, un ténor (à aigus…) pour Arnold et un soprano lirico colorature (un peu spinto quand même) pour Mathilde. Si Guillaume Tell est le titre de l’ouvrage, et la scène la plus spectaculaire la fameuse épreuve de la pomme, l’opéra est construit sur deux couples, Guillaume Tell et son fils Jemmy, un rôle de Travesti héroïque, et Arnold fils du Pasteur Melcthal et Mathilde, fille de l’empereur, qui s’aiment malgré la distance sociale et politique entre eux..

Guillaume Tell scène I  ©Wilfried Hösl
Guillaume Tell scène I ©Wilfried Hösl

On pourrait penser que l’horrible Gessler, qui gouverne au nom de l’Empereur et exerce sur les suisses un pouvoir tyrannique, ait un rôle essentiel. Il n’en est rien : il apparaît essentiellement dans la seconde partie, et notamment dans la scène de la pomme.
Si la voix de Tell et celle de Gessler sont assez bien définies (beaucoup de barytons peuvent chanter Tell, beaucoup de basses peuvent chanter Gessler), il en va tout autrement d’Arnold et Mathilde, qui constituent le nœud de toute distribution de Guillaume Tell.
Arnold est un rôle de ténor, demandant une certaine épaisseur vocale, une voix douée d’une bonne assise, mais surtout des aigus ravageurs. Un type de ténor qu’on a déjà un peu rencontré dans l’Aménophis de Moïse et Pharaon, il faut là-dedans un Gedda (style, diction, aigus), plus qu’un ténor rossinien traditionnel de type Florez.
Nicolai Gedda, Chris Merritt, Luciano Pavarotti l’ont chanté : Merritt et Gedda avaient le style (en français) Pavarotti les aigus, mais pas tout à fait le style (encore que pour la version italienne…). Arnold, c’est Henri des Vêpres Siciliennes de Verdi doublé d’Enée des Troyens. Soit le ténor impossible.
Au disque Mathilde a été chantée par Caballé (en Français) et par Cheryl Studer et Mirella Freni(en italien). Caballé avait les aigus, la ductilité et la largeur voulue (n’oublions jamais que Caballé a aussi été une Sieglinde), Cheryl Studer n’était colorature que dans sa tête. Il faut une chanteuse capable d’agilités, capable de contrôle sur la voix, capable de notes filées, capable de chanter pianissimo, mais aussi fortissimo. Freni est Freni, mais elle ne restera pas la Mathilde du siècle.
Le dernier enregistrement est celui de Antonio Pappano avec l’Accademia di Santa Cecilia et Gérard Finley dans Tell, John Osborn, dont c’est le répertoire, en Arnold ;  Mathilde est Malin Byström, peu compréhensible et sans grand intérêt. Quant à Antonio Pappano, ce répertoire lui va bien : vivacité, finesse, rondeur.
Certes, le rôle de Mathilde peut être chanté en italien et on pourrait trouver quelques voix possibles, mais c’est une œuvre qu’il faut afficher en français, car elle installe un genre qui fera florès dans les années qui suivent, le Grand Opéra à la française.

Bref, que d’aiguilles à chercher dans la même botte de foin.
Comme je l’ai souligné, la représentation munichoise, en français (c’est bien) a été sérieusement coupée (c’est mal). Les coupures, quand elles sont si importantes procèdent le plus souvent d’un accord entre le chef et le metteur en scène. Elles concernent la plupart du temps (c’est le cas ici), le ballet. On aurait pu trouver des solutions semblables à celles trouvées pour Don Carlos, de Bieito  à Bâle où la musique de ballet avait été exécutée en flonflon à l’entracte dans le foyer, ou mieux, celle de Konwitschny qui avait fait du ballet une pantomime désopilante « Rêve d’Eboli ». Rien de tout cela ici. Le ballet, rupture dramaturgique, n’a sans doute pas les faveurs de Antù Romero Nunes
Les coupures concernent aussi des reprises non faites, des airs raccourcis etc…
Pour des opéras longs à la dramaturgie lâche, le metteur en scène désire le plus souvent éviter de diluer l’intrigue et préfère la muscler en raccourcissant, d’autant quand il veut construire un concept .
Antù Romero Nunes dont c’est la première mise en scène d’opéra a fait un travail typique de Regietheater : lecture du livret, analyse de situation, liens possibles avec l’actualité ou possibilités d’actualisation, élaboration d’un concept dramaturgique appuyé sur la situation mais pas forcément sur le livret. La lecture de l’œuvre se propose d’en révéler des possibles, pour éviter d’être illustrative et paraphrastique.
J’ai lu ailleurs que ce spécialiste de Schiller n’en respectait pas toujours le texte ou les vers. Comme Castorf, il plie le texte à une problématique que le théâtre doit illustrer : voilà un théâtre dramaturgique et conceptuel, un théâtre œuvre  autonome et non serviteur d’une œuvre .
Avec un matériau comme Tell, il dispose de la Suisse et sa nature, élément essentiel dans le travail de Rossini, d’une occupation totalitaire sadique et violente, d’un amour impossible entre un suisse et une princesse issue de la famille impériale et donc de l’occupant, et d’un Guillaume Tell apparemment issu d’une famille bien ordinaire , une famille de « braves gens » au sens de Brassens, avec une femme , très mère suisse à défaut d’être mère juive, remettant son nœud de cravate lors des fêtes, s’occupant de son enfant, un peu hyperactif et GuillaumeTell, affligé de pulls over assez croquignolesques dont tout enfant redoute de voir sa grand mère en tricoter…

Drapeau étoilé européen ©Wilfried Hösl
Drapeau étoilé européen ©Wilfried Hösl

Le propos est clair : il s’agit de projeter l’action à l’éclairage d’une Suisse d’aujourd’hui, qui vient de faire parler d’elle pour quelques votations isolationnistes et vaguement xénophobes qui serait remplie de familles tranquilles et bien pensantes, et entourée par des puissances extérieurs agressives (l’Europe, nous est suggéré un drapeau étoilé qu’on agite à l’apparition de Gessler, mais une Europe déjà noire et fascistoïde). Ainsi est suggéré qu’à la situation de Tell, libérateur d’une la Suisse réellement envahie, se superpose la situation d’aujourd’hui d’une Suisse se vivant comme agressée par l’extérieur, Tell devenant porteur non plus de liberté, mais de clôture, d’où la vision petite bourgeoise de la famille (désopilante Madame Tell de Jennifer Johnston) et du petit peuple de bonnes gens autour de leur Pasteur Melcthal qui chantent le Seigneur, les cieux, le travail et les amours : Travail Famille Patrie.
Nunes suggère évidemment une nation confinée autour de valeurs de petits blancs. L’image initiale de ces couples de mariés qui chantent leur bonheur dans le giron de Dieu, et l’air de Ruodì accours dans ma nacelle, timide jouvencelle du genre pastorale, devient un air de mariage, fondement de la famille : on le verra aussi dans la caricature qu’est la famille Tell.
Ce peuple suisse gentillet est donc un peu rabougri et au final dangereux. Dans cette vision, les bons ne sont pas si bons (Tell est très dur avec Arnold) et le couple Mathilde/Arnold (Mathilde ne chante pas dans l’ensemble final) finit dans l’ambiguïté : Mathilde s’éloigne seule, mais Arnold la retient d’une main, pendant qu’il chante avec les autres « liberté redescends des cieux »…on ne sait ce qu’il adviendra…
Est-il pertinent de substituer aux Habsbourg l’Union Européenne qui serait oppressive et qui empêcherait les vaillants petits suisses de vivre pleinement leur liberté ? Nunes a une vision très radicale de l’affaire, et veut réellement détruire le message inscrit dans l’œuvre, qui est évidemment pour Rossini qui sent le vent tourner, une manière d’évoquer l’esprit révolutionnaire français : quelques mois plus tard, c’est 1830…et déjà sur la scène on chante « liberté redescends des cieux »…
Au service de ce message au total ambigu parce que personne ne se sauve vraiment, une construction particulièrement complexe, qui veut mettre au centre la scène de la pomme, qui achève dans le suspens la première très longue partie (près de 2 heures) : Tell tire, l’enfant s’écroule, rideau.
La deuxième partie s’ouvre sur l’ouverture traditionnelle, déplacée au climax de l’œuvre : elle s’accompagne de changements d’ambiances rapides dans le décor, comme si le ballet du décor racontait l’histoire, comme si Jemmy qui vient d’être sauvé par l’habileté du père s’arrêtait une fraction de seconde (du genre Les Choses de la Vie de Claude Sautet) pour voir défiler sa courte vie. L’Ouverture célébrissime devenant un concentré d’histoire.
Fallait-il déplacer l’ouverture et la mettre au centre de l’œuvre  comme un moment suspendu, j’en doute, d’autant que la musique de Rossini est très claire dans l’ouverture et présente la problématique de l‘ensemble de l’œuvre, le début en solo de trois violoncelles, place la nature sereine comme élément porteur de l’œuvre. La deuxième partie renvoie à la nature sauvage, la tempête (comme dans beaucoup d’opéras de Rossini, il y a une tempête, à la fois dans l’ouverture et dans la dernière partie de l’œuvre : la tempête semble avoir englouti Tell mais il s’est sauvé, comme les vrais héros) et la troisième partie (la cavalcade) renvoie évidemment à la guerre et aux hommes. Nature sereine, nature troublée, humain serein, humain guerrier. C’est une histoire en elle-même : était-il besoin de la faire glisser ailleurs pour raconter à peu près la même histoire, pour donner de l’épaisseur à Jemmy (du genre tempête sous un crâne…). Un Jemmy souvent négligé et qui ici devient un personnage central, vivant, extraordinairement interprété par la magnifique Evguenyia Sotnikova, d’une confondante vérité, d’une fraîcheur inouïe (et quelle voix !).

Teel, Jemmy, Gessler  ©Wilfried Hösl
Teel, Jemmy, Gessler ©Wilfried Hösl

Car tout commence à rideau ouvert et salle discrètement éclairée, dans le silence, puis, brutalement, sans crier gare, un assassinat dans une lumière aussi crue que l’ambiance précédente était douce, puis sans transition, en contraste, les couples de mariés chantant Quel jour serein le ciel présage. Tout cela en à peine 30 secondes. Oui, c’est incontestablement du bon théâtre, avec ses effets, sa virtuosité, mais peut-être aussi inutile.
Nunes est sans doute un excellent metteur en scène : d’emblée, il construit avec des éclairages de Michael Bauer très efficaces et remarquables de netteté, de vraies ambiances, de vraies ruptures, une vraie dramaturgie. Il sait aussi parfaitement gérer les foules, le chœur compose des mouvements particulièrement étudiés, parfaitement antinaturels aussi : il ne s’agit pas de faire comme si on était dans la vie, mais composer une image de théâtre ; il travaille aussi sur la manière de dire le texte, demande aux chanteurs d’insister sur certaines syllabes, d’appuyer sur certains mots, c’est le cas pour Michael Volle (à la diction parfaite…), enfin s’il ne travaille pas trop sur les interactions entre personnages, il travaille quand même beaucoup sur les attitudes, très étudiées : nous sommes sans conteste au cœur de la cérémonie théâtrale, celle qui se donne à voir, d’une manière presque maniériste et alors qu’il modernise l’action, il propose d’une manière syncrétique Tell le petit bourgeois à lunettes qui va tirer sur son fils non au pistolet comme chacun s’attend à le voir faire dans cette ambiance complètement modernisée, mais avec une arbalète, conformément à la légende : là aussi on oscille entre l’histoire, son interprétation et le regard sur l’histoire : Tell en vieux pull tirant à l’arbalète, c’est à la fois incongru et conforme, inquiétant et rassurant. Comme l’ensemble de ce travail.
Enfin, le décor envahissant et fascinant de Florian Lösche, occupe bonne part de l’attention, un décor en perpétuel mouvement, fait d’ énormes tubes, je dirais de tuyaux d’orgues disposés en maison, en cathédrale (magnifique) en forêts, mais aussi en montagnes : manière d’être le plus antiréaliste possible et en même temps fortement évocateur, notamment à l’aide des éclairages de face ou d’arrière, vers la salle, englobant le théâtre dans l’ensemble. Au passage, quelle perfection technique, des mouvements énormes qui bouleversent l’espace sans cesse, mais dans un incroyable silence ! Un décor en mouvement de tubes parallèles ou qui se croisent, des tuyaux d’orgue qui sont autant de pièces isolées, fermées les unes aux autres, qui enferment, sans libérer, qui bougent fascinent et écrasent sans jamais vraiment être invitantes, comme autant d’obstacles : des pièces de métal glacé porteuses du pessimisme ambiant.
Et pourtant au total, pouvons nous suivre Nunes dans sa vision ? Avec toutes ces qualités, conceptuelles et techniques, avec son sens du mouvement et de la vision, avec son sens profond de ce qu’est le théâtre, il a péché par excès : trop de choses, trop d’enjeux derrière les yeux, pas assez de simplicité. Chercher les degrés de profondeur et les possibles d’une intrigue fonctionne jusqu’à un certain point. J’ai évoqué plus haut l’ouverture et sa double valeur illustrative avec un discours musical et un discours scénique, le décor impressionnant qui envahit trop la scène : on passe son temps à chercher à identifier les formes qui se construisent et se déconstruisent souvent d’ailleurs au rythme de la musique. À trop vouloir signifier, même avec une virtuosité technique et théâtrale impressionnante, à trop tirer la corde à la fin elle se casse. Qu’emporterons-nous de cette vision ? De belles images, quelques jolies idées : l’idée qu’Europe et Suisse aujourd’hui sont plongées dans la même violence, qu’au rabougri suisse correspond l’assèchement humain d’une Europe trop étouffante, que tout le monde est dans le même sac, que même l’amour s’étiole, ou survit à peine. Que Tell et Gessler exercent tous deux la même violence, l’une identifiée et totalitaire, l’autre tout aussi totalitaire, mais pire encore car elle se cache sous le masque de la bonne conscience. La bonne conscience contre l’absence de conscience de l’ennemi.

Arnold et Mathilde, un couple...lointain ©Wilfried Hösl
Arnold et Mathilde, un couple…lointain ©Wilfried Hösl

À ce titre je crois que Nunes eût pu s’intéresser plus à Mathilde qui finit par trahir l’occupant-l’Empereur son père- non pas au nom de son amour, mais au nom de l’humanité (envers Jemmy).
Beaucoup de subtilité, trop sans doute pour une œuvre qui demandait d’abord à être écoutée et lue du public : le message est brouillé.
Cette extrême complexité du propos (il faudrait aussi relever les traces schillériennes de cette lecture) refuse totalement l’idée de nature profuse, si présente dans la musique de Rossini. Luca Ronconi à la Scala, avec ses vidéos gigantesques de cascades, de lacs, d’eaux en mouvement et de prairies, et son décor en forme de parlement bernois, inscrivait la Suisse et ses clichés comme élément porteur de l’œuvre. Antù Romero Nunes lui a préféré la Suisse en creux, celle cachée par les clichés et il nous dit qu’elle n’est pas bien belle, mais en même temps le non-Suisse ne l’est pas non plus ; personne n’est à sauver…la musique peut-être.
La musique justement, emmenée par Dan Ettinger. Le chef israélien propose une lecture techniquement en place, et claire, avec un souci de ne pas imposer de vision monolithique. C’est un bon chef , mais qui n’est pas là à mon avis dans son répertoire.
En effet, le son est souvent trop fort, sans beaucoup de place pour la légèreté, pour la douceur, pour la souplesse. Cette musique est bien plus fluide, que ce que nous avons entendu et qui manquait de legato, et singulièrement de ligne. Il a subi quelques huées, injustes, qui lui reprochaient sans doute d’avoir déplacé l’ouverture. Une direction sans couleur, sans doute plus scandée que rythmée, pleine d’aspérités. Une direction plutôt premier degré, qui n’essaie pas d’accompagner la mise en scène dans sa manière de creuser le propos. Pourtant, on voit à quelles sources Verdi a puisé certains moments de son Nabucco, et le dynamisme de certains ensembles, et Ettinger ne fait pas grand chose pour révéler tout ce que cette musique peut avoir de novateur sous ses airs faussement ronflants : c’est une musique alternant énergie et légèreté, subtilité et force, fragilité et solidité, avec un extraordinaire dynamisme, et souvent une très grande poésie.
Il reste qu’Ettinger est un chef d’opéra, très attentif aux voix, et les voix sont sans doute ce soir ce qui a été le plus convaincant, comme souvent à Munich, avec son cortège de petits rôles parfaitement tenus notamment par la troupe : le Walter Furst de Goran Jurić par exemple, à la voix sonore et chaude, le Rodolphe de Kevin Connors avec ses faux airs de Mussolini des Alpages, le Leuthold sonore de Christian Rieger, l’excellent Ruodì d’Enea Scala, au timbre séduisant et suave, même si la technique d’attaque des aigus a été un peu malmenée au début , l’Hedwige de Jennifer Johnston, un « type » fagoté en tailleur rouge, très naturelle en scène, très disponible pour le jeu et l’ironie.

Jennifer Jonhston
Jennifer Jonhston

Le Melcthal père de Christoph Stephinger impose une voix forte, bien projetée, bien timbrée aussi, sans beaucoup d’harmoniques mais très correcte pour le rôle.

Günther Groissböck
Günther Groissböck

Le Gessler de Gunther Groissböck n’est pas aussi impressionnant que d’habitude, sans doute à cause de la langue avec laquelle il a un peu de difficulté. Lui qui d’habitude dit les textes avec une justesse et une clarté exceptionnelle s’en sort mal avec le français, mais il impose scéniquement un vrai personnage, avec des attitudes d’une grande force, et une manière de marcher très particulière à la fois martiale et hésitante qui m’a séduit.
Evguenia Sotnikova est un Jemmy exceptionnel, par le jeu d’abord, enfant insupportable, du genre salle gosse hyperactif et qui se glisse partout, on a peine à reconnaître un soprano derrière cette figure d’enfant mal degrossi mais surtout avec une voix éclatante, qui s’impose à l’aigu avec une extraordinaire facilité et domine les ensembles, qui sait aussi être émouvante, une vraie découverte que cette chanteuse qui a fait ses classes à Saint Petersburg puis dans l’opéra-studio du Bayerische Staatsoper.

Michael Volle, Dan Ettinger, Marina Rebeka
Michael Volle, Dan Ettinger, Marina Rebeka

Marina Rebeka, qui vient de Riga en Lettonie est encore un soprano peu connu en France, mais qu’on commence à entendre aussi bien au Royaume Uni qu’en Allemagne : elle est Mathilde. Cette voix plus habituée à Traviata et aux rôles plus légers de lirico-colorature, n’a pas une prononciation française claire, ni d’ailleurs une diction exemplaire, mais malgré le français le chant passe quand même avec beaucoup d’élégance. La voix n’a peut-être pas suffisamment d’assise, manque de largeur pour le rôle, mais aussi bien les agilités que les notes filées, aussi bien le bel canto que le plus héroïque réussissent à imposer un personnage peut-être fragile, mais cohérent. J’ai l’habitude de Mathilde plus imposantes physiquement et vocalement, mais Marina Rebeka, dont le timbre n’est peut-être pas exceptionnel, arrive à émouvoir et à chanter avec beaucoup de sensibilité.
Bryan Hymel lui non plus n’a pas un timbre à faire rêver, la voix ne se distingue pas par des beautés spécifiques, mais, technique américaine oblige (pour moi, il n’y pas de formation plus solide que la formation anglo-saxonne), il y a tout : d’abord une diction exemplaire, le seul dont on comprenne chaque mot, prononcé clairement, projeté avec élégance, ensuite, une grande facilité à l’aigu, bien ouvert, sûr, et un beau contrôle sur la voix et sur le souffle qui permet des filati, des notes tenues. Bref, un Arnold comme il se doit, avec les qualités et la vocalité du rôle. Même si la présence en scène reste un peu frustre, c’est un magnifique artiste, à réserver pour tout rôle de ténor impossible du répertoire français, qui en a tout un rayon à offrir.

Michael Volle
Michael Volle

Enfin, Michael Volle est un Guillaume Tell en grande forme vocale, avec une voix large, sonore, dont l’amplitude remplit avec facilité la salle du Nationaltheater. Lui aussi est doué d’une diction exemplaire, peut-être juste un peu moins claire qu’Hymel, mais avec un sens des mots, et de la couleur qui stupéfie. On sait bien que Volle est un immense baryton ; il prend ici le public presque à contre emploi tant on le pensait éloigné de ce type de répertoire. Le rôle est imposant, mais stylistiquement moins problématique  qu’Arnold. Volle s’en empare, en fait un personnage étonnant, avec ses cravates tordues, ses pulls impossibles et ses lunettes qu’il enfile (avec juste raison) au moment du tir sur la pomme, personnage étonnant dont le look ne correspond pas à la voix, d’une incroyable noblesse. Grandiose prestation.

Voilà, vous avez peut-être trouvé mon propos très développé, mais on ne rencontre pas Guillaume Tell tous les jours, et vous l’avez compris, j’ai pour Rossini une grande admiration et pour cette œuvre une immense tendresse. Pour l’écouter, je vous renvoie à Freni, Pavarotti, Milnes, Ghiaurov avec Chailly, pour la version italienne un peu en technicolor (mais il faut vendre), et pour la version française, un Lamberto Gardelli un peu trop plan-plan, mais Gedda, mais Caballé, mais surtout notre grand Gabriel Bacquier. Vous voulez des surprises ? plongez-vous dans ce Rossini-là. [wpsr_facebook]

Munich, 2 juillet 2014
Munich, 2 juillet 2014

MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE – BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: MACBETH de Giuseppe VERDI le 1erJUILLET 2014 (Dir.mus: Paolo CARIGNANI, Ms en scène: Martin KUŠEJ) avec Anna NETREBKO

Macbeth (Bay.staatsoper)©Wilfried Hösl
Macbeth, scène finale (Bay.staatsoper)©Wilfried Hösl

 

On connaît le principe des Münchner Opernfestpiele : une série de reprises de productions de l’année ou des années précédentes, avec des distributions de prestige et si possible, les chefs d’origine et puis deux ou trois Premières qui seront reprises la saison prochaine avec (ou non) les distributions d’origine: cette année c’est Guillaume Tell de Rossini – mise en scène d’Antù Romero Nunes et Orfeo de Monteverdi mise en scène de David Bösch qui vient de faire Simon Boccanegra à Lyon. L’ambiance est donc plus festive, et à Munich, immuable, tenues de soirée, public détendu disséminé sous les colonnes du portique ou sur les balcons, mais en même temps un brin bon enfant, pas snob, en bref que du bonheur.
Ce soir, c’est la deuxième représentation de Macbeth de Verdi, une reprise de la production de 2008, qui a ouvert cette année le festival le 27 juin dernier.

Le Macbeth de Verdi est un bon sujet pour les metteurs en scène, car la trame (livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei) est assez proche du drame shakespearien, même resserrée de cinq à quatre actes. L’œuvre dont la version princeps remonte à 1847 (Florence Teatro La Pergola) a été révisée pour Paris en 1865 (réception moins triomphale) et cette dernière version reprise en italien en 1874 qui est celle qu’on joue (en général sans le ballet) aujourd’hui sur les scènes.
On a donc un opéra créé dans le sillage des opéras du jeune Verdi, très marqués par le bel canto et la culture vocale des années 1830-40, dans une salle de dimensions moyennes convenant parfaitement à ce type de vocalité et recréé en 1874 à la Scala, après le passage de Wagner (Verdi découvre Lohengrin à Bologne en 1871) et à l’orée de la période vériste. L’une des différences les plus marquantes est que la version de 1847 se clôt sur la mort de Macbeth, et celle de 1865/74 sur le chœur triomphal Vittoria !, mais il y a d’autres modification bien expliquées dans les ouvrages sur Verdi, dont la somme immense de Julian Budden qui à ma connaissance n’existe pas en français (si je dis une bêtise, les lecteurs attentifs me corrigeront).
C’est donc pour un chef un excellent sujet de réflexion sur la partition et sur la couleur à lui donner. Macbeth est-il plus proche de Nabucco (1843),  d’Aida (1871), ou d’Otello (1887)? D’autres œuvres ont suivi ce parcours fait d’une naissance à une époque et d’une version définitive à une autre, comme  Simon Boccanegra, créé à Venise en 1857 et repris après révision de Boito en 1881 à la Scala. Macbeth et Simon Boccanegra ont fait l’objet d’un regard attentif et de versions mythiques de Claudio Abbado.
Toute la difficulté musicale de Macbeth se résume à la fois dans une lecture orchestrale qui doit avoir la dynamique et l’énergie des premiers ouvrages, mais la poésie et la subtilité des derniers, l’énergie de Nabucco et l‘extrême raffinement de Falstaff. Seuls de grands chefs savent créer la chimie (et même l’alchimie!) voulue.
Même problème pour les voix et notamment celle de Lady Macbeth, l’un des rôles les plus difficiles du répertoire verdien (et même du répertoire tout court), on sait que Verdi ne voulait pas de spécialistes de Bel Canto, tout en fioritures et en élégances, mais qu’il voulait une voix qui sache exprimer des cassures et des ruptures, mais aussi la noirceur du personnage. Une sorte de quadrature du cercle. D’où on le verra ci-après l’extrême diversité des chanteuses qui l’ont abordé.
Martin Kušej, le metteur en scène autrichien originaire de Carinthie a mis en scène cette année à Munich La Forza del Destino, c’est un des metteurs en scène de référence de l’aire germanique dont on verra à Lyon l’an prochain Idomeneo et dont les parisiens ont déjà vu une Carmen venue de Berlin au Châtelet. Cette production de Macbeth remonte à 2008, a déjà connu plusieurs reprises, mais celle d’aujourd’hui attire tout particulièrement l’attention, puisqu’elle affiche deux stars, Simon Keenlyside en Macbeth, et Anna Netrebko en Lady Macbeth, qui est une prise de rôle. Cela suffit pour créer le chaos et la folie à la billetterie, des dizaines et des dizaines de personnes tiennent fébrilement dans leurs mains l’affichette « Suche Karte ».
Martin Kušej, comme à son habitude, ne travaille pas vraiment sur le personnage, mais sur le cadre et l’ambiance, il ne faut pas trop chercher de direction d’acteurs subtile et précise, mais bien plus une couleur, une direction donnée par les décors, les costumes et la constitution des tableaux : l’utilisation de la matière est aussi indicative, ici, beaucoup de plastique translucide.

Un océan de crânes (avec Nadia Michael en Lady) ©Wilfried Hösl
Un océan de crânes (avec Nadia Michael en Lady) ©Wilfried Hösl

L’ensemble se déroule sur un tapis de crânes, presque les montagnes des têtes décapitées, images de la violence éternelle, auxquelles va s’ajouter en cours de spectacle celle de Banquo, apportée dans un sac plastique à Macbeth.

Dispositif de l'acte I (avec la tente) ©Wilfried Hösl
Dispositif de l’acte I (avec la tente) ©Wilfried Hösl

Il y a dans le dispositif scénique des éléments permanents et donc symboliques, les crânes sur lesquels on marche (difficilement) et une tente, comme une fragile entrée des enfers, d’où les personnages sortent, enfants blêmes qui figurent les obsessions et les sorcières – les enfants que le couple n’a pas-, Macbeth, cadavre de Duncan etc… Cette tente, lieu des fantasmes, giron des malheurs, entrée de l’Enfer, sera rageusement détruite à la fin par Malcolm.
Pour le reste, des éléments essentiels pour qualifier les lieux.

Acte I, le château de Macbeth ©Wilfried Hösl
Acte I, le château de Macbeth ©Wilfried Hösl

Les Macbeth apparaissent souvent dans un espace fait de cloisons de plastique translucide, qui les isole du monde extérieur : le palais est alors figuré par un énorme lustre de cristal, sur lequel se dresse Lady Macbeth (Acte I), et derrière les tentures plastifiées, le peuple, la cour les soldats. Les Macbeth vivent dans leur monde et malmènent celui des autres.
La scène du spectre et du « brindisi » se déroule au milieu d’une cour habillée de riches vêtements médiévaux, mais à mesure que Macbeth délire, tout se transforme et cette foule se retrouve en combinaison ou en sous vêtements pour composer autour de Macbeth un tableau très impressionnant et bien construit, figurant les obsessions et les délires du personnage.
Les sorcières apparaissent comme une foule ordinaire, comme si en fait c’était Macbeth qui dans son mental construisait l’histoire de ses désirs et de ses hantises. Ainsi, dès qu’il s’éloigne à la première scène la tarantelle (s’allontanarono) fait place au sexe débridé du sabbat, un peu comme la scène du veau d’or dans Moïse et Aaron et, au troisième acte, on a droit pour leur deuxième apparition à un sabbat du même genre, agrémenté cette fois de golden shower.

Verdi considérait Macbeth comme un opéra fantastique, et Kušej en fait un opéra fantasmatique, né des projections des deux protagonistes, d’où des jeux permanents entre une projection mentale et le réel, mais le réel est fait de malheur, de violence et de sang : la scène du peuple avec le chœur Patria oppressa est l’une des plus suggestives, éclairage blafard de Reinhard Traub, corps sanguinolents nus, pendus par les pieds, et bientôt, hagard, Macbeth se promenant au milieu des gens et des corps, avec sa couronne, dans un pauvre costume, tel Bérenger du Roi se meurt. En faisant de Macbeth un personnage à la Ionesco, Kušej ajoute encore une dimension pathétique et ridicule, mais aussi peut-être encore plus dangereuse au personnage qui perd tout contact avec la réalité et qui est complètement coupé des autres.

Anna Netrebko Acte I ©Wilfried Hösl
Anna Netrebko Acte I ©Wilfried Hösl

Lady Macbeth se promène alternativement en robe de cour et en combinaison (un tic de Kušej) avec une perruque rousse, qui la marque et lui donne une silhouette dure voire maléfique alors que d’un autre côté la combinaison la fragilise, exprimant ainsi la double postulation du personnage que Verdi caractérise exactement de la même manière au niveau vocal.

La Lady est morte ©Wilfried Hösl
La Lady est morte ©Wilfried Hösl

Elle chante ainsi Una macchia è qui tuttora l’air du somnambulisme à l’acte IV, marchant difficilement sur l’océan des crânes, titubant même et constituant ainsi une des images les plus fortes de la soirée, ainsi que la manière dont on emporte son cadavre.

Ainsi le travail de Kušej est-il quelquefois impressionnant par les images qu’il propose, moins par l’analyse en profondeur des personnages et par la fluidité de l’ensemble car le spectacle est trop souvent interrompu par des baisser de rideaux, qui ralentissent l’action. Alors qu’elle est conçue comme une marche inexorable vers la catastrophe, une sorte de descente aux enfers , ici on la pressent mais on ne la voit pas vraiment parce que l’enfer est en nous, et qu’il est présent dès le départ. Il reste que sans être un travail référentiel et définitif, ni même original, la mise en scène de Martin Kušej est digne d’intérêt.
Musicalement, l’impression est aussi contrastée, même si la distribution de festival
avec quatre grandes vedettes du chant dans cette reprise de prestige, a fait courir les foules et en atténue les effets.
Anna Netrebko aborde Lady Macbeth à un moment où elle a décidé d’affronter les héroïnes verdiennes (Leonora de Trovatore) et même wagnériennes (Elsa). La voix s’est effectivement considérablement élargie, elle est grande, charnue, projette parfaitement. Les moments les plus brillants comme le brindisi passent très bien. Il reste que le rôle de Lady Macbeth est complexe, aussi bien dans la construction du personnage que dans ses caractères vocaux, les deux d’ailleurs se tressant de manière inextricable. J’avais souligné en son temps l’inadéquation vocale de Jennifer Larmore dans ce rôle (à Genève) mais l’intelligence et le raffinement extrême de l’interprétation. Que Jennifer Larmore et Anna Netrebko puissent se confronter à cette partie en dit long sur son extrême ductilité. Il faut bien sûr de l ‘héroïsme, mais la Lady implique aussi une épaisseur de lecture assez inédite : il faut savoir lire la lettre initiale en  parlato, avec un art consommé du dire, puis aborder air et cabalette avec les aigus en place, il faut avoir un grave sonore, et profond (ce qui a permis de l’aborder à des mezzos comme Larmore ou Verrett ou à des lirico-spinto comme Dimitrova, voire des sopranos dramatiques comme Nilsson), il faut aussi un contrôle belcantiste sur la voix, une technique de souffle permettant le redoutable filato final, doublé d’un contre ré bémol…En bref, il faut des qualités de soprano dramatique et de soprano lyrique-colorature. Pour trouver la Lady idéale aujourd’hui, autant chercher une aiguille dans une botte de foin.

Anna Netrebko et Simon Keenlyside © Wilfried Hösl
Anna Netrebko et Simon Keenlyside © Wilfried Hösl

Anna Netrebko est une immense star en terre germanique et aux USA. En France, on l’a très peu entendue dans les rôles qui ont fait sa gloire : une seule apparition à la Bastille grâce à Gérard Mortier dans I Capuletti e i Montecchi en duo avec Joyce Di Donato. Elle a été une légendaire Violetta et une belle Suzanne à Salzbourg, une belle Donna Anna à la Scala, une grande Bolena à Vienne, sans parler du répertoire russe, puisqu’elle a fait ses classes à Saint Petersbourg. Netrebko a commencé comme lyrique-colorature, elle aborde maintenant les rôles de lirico-spinto…et Lady Macbeth qui est tout à la fois
Sa Lady est incomplète, elle est encore un peu immature : le chant assez triomphant ne dit pas vraiment tout des entrelacs psychologiques du personnage. La lecture initiale de la lettre est sans caractère, le Brindisi est remarquable d’éclat, mais, en dépit d’une mise en scène qui la caractérise fortement (perruque rousse, errant en combinaison pendant bonne partie de la représentation) elle me semble rester extérieure au drame.
La voix est large, grande, bien projetée, mais elle est lancée sans vrai contrôle. Du coup, l’air final, celui où l’on attend toutes les Lady Macbeth, le fameux air du somnambulisme Una macchia è qui tuttora n’a ni la tension, ni l’intensité voulue. Cette voix est encore trop saine et trop fière de se montrer pour avoir la couleur diabolique et glaciale que Verdi voulait. Quant au contre ré bémol, il y est sans doute, mais bien peu filé : Anna Netrebko n’est pas arrivée à le contenir, problème technique d‘une voix qui n’a plus les qualités de contrôle d’antan sans avoir toutes celles exigées par le présent rôle, notamment la diction et surtout l’art de la coloration. L’impression est donc mitigée : incontestablement grande artiste et grande voix, mais incontestablement aussi, une inadaptation sans doute temporaire aux multiples exigences du rôle, techniques et interprétatives. Le chant n’est pas vraiment incarné. On est encore loin d’une Lady de référence, même si la prestation est très honorable à ce niveau d’exigence. Elle va aussi aborder Manon Lescaut cet automne, le personnage devrait mieux lui convenir.

Simon Keenlyside et Anna Netrebko
Simon Keenlyside et Anna Netrebko

Simon Keenlyside est une des grandes références dans les barytons d’aujourd’hui. Il a les qualités des grandes voix anglo-saxonnes, un souci presque maniaque de la diction, un timbre chaleureux, une ductilité qui permet d‘aborder des rôles aussi divers que Pelléas et Don Giovanni. C’est un inoubliable Wozzeck. Il montre toutes ces qualités dans son Macbeth, vocalement très bien assis, avec une jolie diction et une belle projection, la voix est puissante, les aigus bien projetés. Bref, c’est une présence.

Simon Keenlyside
Simon Keenlyside

Et pourtant, il lui manque dans ce rôle un phrasé que peut-être seuls les grands barytons italiens (Les Bruson, les Cappuccilli) ont pu maîtriser. De même il lui manque le legato qui donnerait au texte sa fluidité et son naturel. Autant il est un Rodrigo incomparable dans Don Carlo, qui est un rôle plus intériorisé, un rôle de mal aimé,– les rôles de mal aimé lui vont bien- autant dans Macbeth, un rôle noir qui exige de l’héroïsme, cela sonne moins émouvant et moins juste. Autant le personnage est magnifique quand il ballade sa silhouette de roi à la Ionesco au début du dernier acte au milieu du chœur qui s’apprête à chanter patria oppressa, autant le chant, pourtant remarquable – nous sommes à un niveau exceptionnel, rappelons-le, manque quelquefois là aussi d’aisance dans l’incarnation. Il reste que c’est un immense artiste, mais peut-être le rôle ne lui convient-il pas tout à fait…pour ma part, j’attends avec impatience le jour où Ludovic Tézier va se décider à l’aborder…

Ildar Abdrazakov
Ildar Abdrazakov

Ildar Abdrazakov est Banquo. La voix s’est étoffée, a gagné en harmoniques et le volume s’est élargi, : j’avais été impressionné par son Igor au MET, il est un Banquo présent, convaincant et émouvant, il sait maintenant vraiment colorer, le timbre est magnifique, encore très juvénile, sonore, puissant.

Joseph Calleja
Joseph Calleja

Enfin Joseph Calleja est Macduff, un rôle ingrat à la présence épisodique mais qui n’a pratiquement qu’un air à chanter (et quel air !) O figli o figli miei, un des piliers du répertoire de ténor. Calleja n’a peut-être pas le timbre de ténor le plus chaleureux du monde, mais il a une très belle technique, un peu à l’ancienne, une voix large, bien projetée, des aigus très sûrs, et il est dans ce rôle particulièrement émouvant : il remporte d’ailleurs un immense succès.

Ce qui n’aide pas les chanteurs, et notamment les deux principaux rôles, c’est une direction musicale qui accompagne le chant, mais sans effort d’interprétation. Au lieu de proposer une direction, Paolo Carignani se contente d’accompagner, d’être l’écrin (bruyant) de ce cast, sans vraiment indiquer au plateau une voie homogène à suivre. Ce qui frappe, et dès le début, c’est l’absence de discours, l’absence de subtilité, le tempo relativement rapide, l’incapacité d’exiger des bois, essentiels au début du prélude, une légèreté, un raffinement, qui donnent immédiatement une ambiance. C’est fort, très fort, c’est en même temps sans caractère, et pour tout dire sans intérêt.
La complexité que je notais à propos du rôle de Lady Macbeth se retrouve dans la manière de conduire l’orchestre. Il y a des moments extrêmement légers et aériens dans l’orchestre, (les sorcières), des moments au rythme dansant comme le chœur  s’allontanarono lorsque Macbeth et Banquo disparaissent dans la première scène, une danse que le metteur en scène fait passer de Tarantelle à Sabbat… et en même temps des moments héroïques, ou grandioses, notamment lors des interventions du chœur. Cette diversité doit s’accompagner de fluidité et l’on doit passer de l’un à l’autre indifféremment. Évidemment ma référence est Abbado, que j’ai eu la chance d’entendre à la Scala en 1985 : un orchestre diaphane, une énergie, certes, mais toujours contenue, des bois hallucinants de légèreté, en bref, un discours. On en est loin : lourdeurs, présence envahissante de la fosse, une fosse sans aucune couleur. On dirait quelquefois du mauvais Donizetti mâtiné de Giordano des pires soirs. En fait voilà un Macbeth en place, qui sonne,  mais qui exacerbe tous les tics d’un Verdi traditionnel et sans caractère, sans donner de l’espace à l’originalité de l’écriture et à la complexité de l’œuvre, un Verdi à côté de la plaque qui ne fait pas avancer la connaissance de l’œuvre et qui surtout installe une idée fausse de ce qu’est Macbeth.
Là dedans, j’attends Daniele Gatti : on verra ce qu’il fera l’an prochain (à partir du 4 mai) au Théâtre des Champs Elysées dans la mise en scène de Mario Martone.
Entendons-nous bien, Paolo Carignani n’est pas un mauvais chef, mais il lui manque la personnalité et l’inventivité nécessaires pour nous révéler la partition, pour faire que venus pour écouter des voix, nous repartions convaincus d’avoir aussi écouté de la musique.
Pour Verdi, et notamment pour Macbeth, il faut sortir des chefs de répertoire, des chefs pour chanteurs qui se contentent d’être un écrin confortable pour les voix. À la décharge de toute l’équipe et notamment du chef, le temps de répétition à dû être réduit au minimum, à cause du système de répertoire qui permet certes d’alterner en trois jours Macbeth, Guillaume Tell et Die Frau ohne Schatten, mais qui du coup oblige chacun à arriver avec ses habitudes, sans travailler à faire de la musique ensemble. Quand c’est Frau ohne Schatten, le cast a bien travaillé cet automne et il est à peine changé, quand c’est Macbeth, c’est une distribution neuve qui n’a pas l’habitude de chanter ensemble : sans répétitions longues, avec des professionnels de ce niveau, le résultat reste honorable, mais avec de telles stars, l’honorable laisse sur sa faim.
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Anna Netrebko (ActeI) ©Wilfried Hösl
Anna Netrebko (ActeI) ©Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: DIE SOLDATEN de B.A.ZIMMERMANN le 31 MAI 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Andreas KRIEGENBURG)

Otto Dix ,Tryptichon "der Krieg"  - Galerie Neue Meister, Dresde.
Otto Dix ,Tryptichon “der Krieg” – Galerie Neue Meister, Dresde.

Deuxième grande production de Die Soldaten en terre germanique cette saison. Après Calixto Bieito à Zürich (et bientôt à Berlin), voici Andreas Kriegenburg à Munich avec Kirill Petrenko dans la fosse.
Die Soldaten pour un théâtre est une entreprise gigantesque. Orchestre géant, distribution énorme, sans qu’il soit assuré que le public réponde à l’appel (beaucoup hésitent à affronter cette musique). C’est un risque que peu de théâtre prennent et c’est tout à l’honneur de Zürich, Berlin et Munich de l’oser.
Les atouts de Munich : un metteur en scène à succès dans la maison, aussi bien pour son Wozzeck que pour son Ring, un chef qui devient l’une des références européennes en matière d’opéra, qui est allé cette année d’un triomphe à l’autre, une distribution solide dominée par Barbara Hannigan, grande prêtresse de l’opéra contemporain.

Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Munich a déjà représenté Die Soldaten en 1969, dans une production de Hans Neugebauer et des décors de Max Bignens (le décorateur attitré de Jorge Lavelli) dirigée par Michael Gielen, après 33 services d’orchestre et malgré l’opposition de Wolfgang Sawallisch qui estimait, comme beaucoup d’observateurs l’opéra irreprésentable. Il est vrai que l’on avait dû renoncer à la présentation de la première version, en 1960, qui exigeait pas moins de sept chefs, et diverses scènes qui se superposaient. L’opération reste complexe, mais faisable puisque cette année, Kirill Petrenko n’a pas répété plus, dit-on que pour n’importe quel autre opéra.
Calixto Bieito à Zürich a signé une production tout à fait extraordinaire, mêlant orchestre, musiciens et chanteurs, dans un dispositif qui pariait sur la proximité du public (orchestre sur scène et chanteurs sur l’avant-scène, à la place de la fosse) dans l’espace relativement réduit de l’Opernhaus. Il sera intéressant de revoir la production, reprise dans 10 jours à la Komische Oper de Berlin.
Le dispositif munichois est plus traditionnel, nous sommes à l’Opéra, et la représentation est construite comme un opéra.
En est-elle moins frappante qu’à Zürich ? Non. Le silence suspendu qui saisit le public médusé et écrasé à la fin de la représentation en est une preuve, ainsi que la difficulté à sortir de la représentation qui nous poursuit longuement après. Avec des moyens différents, avec une esthétique différente, avec une approche musicale très différente, Die Soldaten ont encore frappé, comme ils avaient frappé à Zurich, et c’est sans doute la production la mieux réussie de la saison. Ce n’est pas moi qui l’affirme, c’est l’ensemble de la presse allemande.
Ceux qui pensent qu’il faut faire du chemin, passer par les grands classiques avant d’aborder ce type de musique se trompent lourdement. Ce n’est pas après 20 Walküre et 13 Butterfly qu’on est plus mur pour Zimmermann…je dirai…au contraire. Je serais à Munich, je trainerais tous mes amis réfractaires à l’opéra, ou simplement peu spécialistes pour les confronter à ce choc plein de références politiques, culturelles, religieuses, écrasant, et surtout plein d’émotion, un mot qui semble étrangement absent des regards divers sur la musique d’aujourd’hui, et celle de la deuxième moitié du XXème. Pour leur montrer ce qu’est la puissance de l’opéra à l’état pur.
Voilà une œuvre d’une complexité rare, musicalement, à cause des différents styles, des orchestres insérés, de l’énorme effectif, mais aussi scéniquement. Jacob Lenz vivait au XVIIIème siècle, mais au moment où Zimmermann écrit, l’histoire du XXème a déjà à son passif deux guerres mondiales. Les soldats, vus comme une société fermée, en attente, oisive, qui attise les désirs, les perversions, les vices, une société sadienne, qui n’est pas sans rappeler Les Cent vingt journées de Sodome. Marie, la jeune fille, à la fois naïve et provocante, remplie de désir et imprudente comme une petite fille, une victime à la fois consentante et désireuse de corps, d’argent, de position. Et tous les hommes, Wesener le père compris, investissent dans Marie au prénom prédestiné …

Irrésistible ascension puis chute, le parcours de Marie est comme une sorte de parabole religieuse, un chemin tapissé d’épines qui se termine en chemin de croix, en une sorte de Passion, et Die Soldaten constitue une Passion. Bach est d’ailleurs cité, interpellé, inséré, tissé avec le reste de la toile orchestrale.
Aussi faut-il s’étonner que Andreas Kriegenbuch et son décorateur aient conçu un espace unique, dominé par une croix géante telle un polyptique fait de petites scènes individuelles dans des boites grillagées, cages à Lapins ? cages à oiseaux ? où il se passe le plus souvent des choses animales : ça baise, ça gigote, ça grimpe au grillage comme un chimpanzé prisonnier, ou humaines, platement humaines : ça pleure, ça meurt, ça souffre ça compose aussi sa pietà.

La mère de Stolzius (Hanna Schwarz) & Stolzius (Michael Nagy)
La mère de Stolzius (Heike Grötzinger) & Stolzius (Michael Nagy)

Des cages qui rappellent aussi des vitrines à la mode d’Amsterdam, et qui étrangement, rappellent certaines icônes contenant des scènes de l’évangile.
La référence, elle est à la fois civile et religieuse, c’est le Tryptichon d’Otto Dix, Der Krieg, à Dresde : la guerre et les soldats bien sûr, mais la ruine de la guerre, mais la violence de la guerre, en une disposition exactement semblable (sauf que dans le décor, il y a plus de scènes). Et cette croix polyptique avance et recule dans le décor selon les besoins, pendant que le récit de Marie se déroule sur le plateau à ses pieds. Ainsi Kriegenburg résout-il la question des espaces parallèles, et donne-t-il un sens profondément antireligieux à ce mouvement : il traite l’ensemble comme une messe noire. Sade encore.

Déchéance de Marie © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Déchéance de Marie © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Comme chez Sade où le vocabulaire religieux, directement ou métaphoriquement, sert à décrire les pires turpitudes, la mise en scène de Andreas Kriegenburg se sert du religieux directement (la figure du pasteur) ou indirectement : allusion à la Pietà par exemple, ou présence répétée de la croix, par la disposition du décor ou par le geste, ou dans le final qui nous fait rentrer dans l’Enfer dantesque, la manière violente et répétée,  chorégraphiée, de s’agenouiller, comme dans une messe noire qui se termine en orgie démoniaque.

Zimmermann fait de Die Soldaten un tableau apocalyptique d’une ville de garnison, ou la soldatesque en attente fait du plaisir le principe de vie, dans une population où personne n’est épargné : les filles se jettent dans les bras des soldats, les pères abusent de leur fille, les mères pleurent, un peu inutilement, figures emblématiques fortement inspirées de la figure maternelle qu’est la Madone et les soldats, aux costumes inspirés d’uniformes noirs de SS, aux figures blafardes, interchangeables, avec leurs yeux marqués de noir, leurs coiffures gominées, leur raie : une sorte de modèle unique très inspiré de la peinture expressionniste.

Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Le dispositif © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Dantesque : voilà l’adjectif qui vient immédiatement pour qualifier un spectacle qui non seulement ne laisse pas indifférent mais stupéfie : une chorégraphie de la chute et de la mort, un monde maléfique (Charlotte, sœur de Marie, se promène pendant la seconde moitié de l’ouvrage avec des aiguilles, comme si elle voulait en percer sa sœur, poupée désarticulée au service du soldat, comme on perce les poupées vaudou sensées porter douleur et malédiction. Au final, Charlotte s’en percera les yeux, signe œdipien de la tragédie.
Dans les cages insérées dans le polyptique ou la croix, des scènes familiales, des violences sexuelles, des danses quasi bachiques d’un zoo humain, une zoologie fantastique à la Borges, un bestiaire dantesque qui balaie tout sur son passage. L’histoire de Marie (un prénom évidemment qui ne doit rien au hasard) étant représentée sur le plateau, comme une histoire-emblème, un exemple développé de ce qui se passe dans les cages, jusqu’à la terrible chute finale, où méconnaissable, Marie n’est pas reconnue de son père, et où elle est jetée dans la fosse à ordures, au milieu des sacs poubelles, pendant la messe noire finale menée par les soldats et l’ensemble des personnages en transes, au son obsessionnel des tambours et de la bande enregistrée prévue par la partition.

Marie (Barbara Hannigan) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Marie (Barbara Hannigan) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Sur des choix très différents de Bieito à Zürich, mais tout autant violents et frappants, Andreas Kriegenburg propose un travail très élaboré, d’une redoutable précision, qui n’a rien à voir d’ailleurs avec l’ambiance de son Ring, mais plutôt avec son Wozzeck dans la même maison. Il est servi par une distribution exceptionnelle, engagée, dédiée même, et par une direction musicale complètement en phase avec son projet comme toujours avec Petrenko .
Car le public, dont quelques éléments sont partis à l’entracte, est resté interdit et silencieux après le final époustouflant. Il explose à l’apparition de Barbara Hannigan, et de Kirill Petrenko, triomphateur de la soirée.
Kirill Petrenko mène l’énorme phalange avec une précision qui permet de lire clairement les différentes strates d’une partition complexe et réputée difficilement lisible pour un profane. Chaque moment est parfaitement identifiable, les éléments se superposent sans jamais se mêler, sans jamais brouiller les pistes.
Il réussit à isoler les moments les plus lyriques avec la recherche d’une finesse qu’on n’attendait pas, grâce à un orchestre d’une extrême ductilité, d’une extrême disponibilité, d’une extrême technicité. Il réussit aussi à mettre en valeur les citations ou les inserts de la partition, comme le Choral de Bach, parfaitement lié au contexte et en même temps parfaitement et clairement identifiable, ou bien la musique du quatuor de jazz, groupe enfermé dans une des cages et habillé en Beatles première version, en enfants sages : on est au cœur des années 60, années des Beatles et des Soldaten…et donc ces références traversent et la scène et la musique. Même si l’on ne peut faire des Beatles un groupe de Jazz, on peut en faire une référence de l’explosion des années 60, et une musique plutôt considérée à rebours de ce que nous raconte Zimmermann (comme peuvent l’être le jazz, et Bach). Troisième insert, dans la scène du café (une sorte de taverne bavaroise) les musiciens mêlés aux figurants frappent en rythme sur les bocks dans une scène hallucinante par l’inquiétude qu’elle diffuse. Ce qui m’a frappé, c’est que cette musique d’une violence explosive ne couvre jamais les chanteurs (qui sont amplifiés en des rares moments), et que Petrenko recherche au contraire à construire une chaîne musicale référentielle, et insiste sur les moments d’apaisement (merveilleuse scène de la Comtesse de La Roche, ultime effort de récupération de Marie avec une Nicola Beller-Carbone remarquable, d’une élégance exemplaire, et au chant proche du bel canto). Kirill Petrenko montre en quelque sorte le classicisme de cette œuvre qu’on semble redécouvrir ces dernières années, et que d’aucuns craignent : il est tellement rassurant de se gaver de Traviata et de Werther. Des musiques peu dérangeantes et peu subversives, notamment lorsqu’elles sont anesthésiées par des mises en scènes sages et consensuelles. Die Soldaten est une musique qui fait peur. Certes, cette musique secoue, interpelle, mais elle n’a rien d’inaudible, elle est simplement à la mesure de la société effrayante qu’elle annonce et qu’elle dénonce, d’une société devenue une animalerie, d’une société de la violence au quotidien que Pasolini avait déjà annoncé dans Salo’ ou les Cent vingt journées de Sodome, film auquel la mise en scène de Kriegenburg me fait penser, une société post-fasciste détachée des moindres valeurs, et qui dérive.
Un monde sans repères, de plaisir individuel et de la satisfaction animale immédiate qui prend comme emblème le destin de Marie, responsable et victime, perverses et naïve.
Avec une mise en scène et une direction musicale exceptionnelles, n’importe quel spectacle pourrait se permettre une distribution moyenne, il n’en est rien ici : la distribution, faite de « Gäste » et de membres de la troupe excellente de Munich, est elle aussi à la hauteur de l’enjeu.
À Zürich, l’action concentrée au proscenium demandait d’abord du jeu, de la proximité, de l’intimité dans toute sa violence quelquefois. À Munich, dans ce dispositif  « traditionnel » d’opéra, avec un chef bien décidé à tout montrer de cette musique, les extrêmes de la violence et de la douceur, l’horreur insupportable et la suavité, et un metteur en scène qui prend en compte à la fois les exigences de la musique et qui veut faire de cette histoire une sorte de Mystère sur le parvis de la vraie croix, la distribution se donne complètement à la musique dont elle fait découvrir des pans que souvent on ignore : prenons Daniel Brenna, Desportes exceptionnel par la variété de son chant, à la technique quelquefois wagnérienne, quelquefois belcantiste quand la voix s’amenuise jusqu’à un fil de notes, sans rupture, sans scories, avec une étonnante homogénéité. Il chante Siegfried sur d’autres scènes, mais on a l’impression qu’on pourrait lui faire chanter aussi et aussi bien du Donizetti. Plus qu’il y a trois ans à Salzbourg, il maîtrise les facettes du rôle en utilisant cette extrême ductilité au service d’une figure violente et cynique.

Stolzius (Michael Nagy) visé par Desportes (Daniel Brenna) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Stolzius (Michael Nagy) visé par Desportes (Daniel Brenna) © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

Michael Nagy, dont on connaît les qualités de lyrisme et le chant profondément humain, compose un Stolzius qui n’est pas la victime que Michael Kraus à Zürich proposait de manière remarquable. Il est d’abord juvénile, il est ensuite révolté, et la voix déchirante et en même temps résignée dit quelque chose du personnage douloureux et de son destin. Interprétation très humaniste et en même temps désespérée, avec une technique exemplaire. Grand moment de chant de la part d’un artiste dont la personnalité nous a depuis longtemps convaincu.
Dans les nombreux rôles masculins, tenus pour la plupart par des membres de la troupe, retenons le Wesener de Christoph Stephinger, au physique d’un Baron Ochs vaguement pervers, à la relation ambiguë (enfin pas tant que ça…) avec sa fille, le jeune La Roche de d’Alexander Kaimbacher, le Mary infecte de Wolfgang Newerla, au chant brutal et sans âme, l’Eisenhardt de Christian Rieger ou l’excellent serviteur de Johannes Terne.
Du côté des femmes, l’œuvre nous offre la génération des mères, souffrantes, la mère de Stolzius, très bonne Heike Grötzinger, la vieille mère de Wesener, la grande Hanna Schwarz, dont les restes vocaux sont un peu plus convaincants ici qu’à Zürich, ou la mère du jeune comte, la comtesse de la Roche, magnifique Nicola Beller Carbone, qui fait passer un réel moment d’émotion au début du troisième acte, mélange de légère ironie, de réelle humanité dans un style presque belcantiste.

Marie (Barbara Hannigan), Charlotte (Okka von der Dammarau), La Comtesse de La Roche (Nicola Beller Carbone © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Marie (Barbara Hannigan), Charlotte (Okka von der Dammarau), La Comtesse de La Roche (Nicola Beller Carbone © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

L’œuvre s’ouvre sur le dialogue entre Charlotte et Marie, entre deux voix vraiment opposées, la Charlotte au mezzo profond, sonore (presque vibrant) d’Okka von der Dammerau, membre de la troupe, qui à mon avis propose là sa meilleure incarnation, opposée physiquement et vocalement à sa sœur, Barbara Hannigan qu’on ne présente plus depuis la performance de Written on Skin. Barbara Hannigan est douée d’une voix très élastique, aux modulations infinies qui en font une favorite des compositeurs contemporains. Pour le grand vaisseau de Munich, il lui manque du volume, mais est-ce si important, tant la différence avec sa sœur est à la fois si criante et si juste? Cette voix aiguë et frêle est celle de cette poupée qui le jouet de tous, de ce pantin qu’on se renvoie ou qu’on renvoie (hallucinante scène où elle essaie d’aller chez l’un ou chez l’autre et où elle est tour à tour rejetée, en tombant de la table comme un pantin désarticulé. Son corps dans cette mise en scène est presque une métaphore de sa voix : un corps élastique, prêté à tous les mouvements, corps objet et corps sujet, chose et corps, animal et corps, comme cette voix aux incroyables possibilités miroitantes : notes filées, tenue de ligne incroyable, cris, chutes brutales. Tout est possible à cette voix et à ce corps, adaptables à tout. Un triomphe mérité pour une prestation inoubliable, tout comme celle de Suzanne Elmark à Zürich. Elmark était Barbie, Hannigan est un pantin, une marionnette dont on fait tout.
Comme on l’aura compris, pour la seconde fois de la saison, une représentation vraiment historique de l’opéra de Zimmermann, qui laisse dans le même état, littéralement lessivé, avec l’envie, je dirais une envie cathartique, de la revoir : heureusement, c’est repris à Munich l’automne prochain. Et ces deux productions laissent loin derrière la tentative historicisante et au total fade d’Alvis Hermanis, à Salzbourg, que j’avais pourtant aimée : Hermanis et Metzmacher, par l’énormité du dispositif, par la mise en scène spectaculaire de l’orchestre, étendu en largeur comme une barre dans l’immense Felsenreitschule, avaient d’une certaine manière, éloigné le spectateur de l’action, plus stupéfié qu’ému ou impliqué, même si la direction de Metzmacher et le Philharmonique de Vienne étaient remarquables (sans la bande enregistrée finale cependant…). Que ce soit à Munich ou à Zürich et par des moyens différents, le spectateur se retrouve impliqué au plus profond de son intimité, de ses craintes, de ses fantasmes. Je n’ai qu’un conseil pour tout lecteur : allez-y, osez, et vous ressentirez sans doute ce que rarement vous avez ressenti à l’Opéra, la terreur sacrée chère aux grecs, la peur abasourdie, le Thambos (Θάμβος). [wpsr_facebook]

Image finale © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl
Image finale © Bayerische Staatsoper/Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2013-2014: SALOMÉ de Richard STRAUSS le 29 MARS 2014 (Dir.mus: Asher FISCH; Ms en scène: William FRIEDKIN)

 

Nadja Michael © Wilfried Hösl
Nadja Michael © Wilfried Höslr.

Salomé n’est pas un rôle facile à distribuer. Il exige en effet de la part de la chanteuse un engagement physique notable, en particulier si elle exécute elle-même la danse des sept voiles, mais pas seulement. Il exige aussi une performance vocale qui sollicite tout le spectre, du grave jusqu’au suraigu. C’est pourquoi dans celles qui l’ont chanté ou enregistré, on trouve des personnalités aussi différentes que Hildegard Behrens, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Karita Mattila, Montserrat Caballé, Catherine Malfitano, plus près de nous Angela Denoke, Nina Stemme…Pour ma part, dans les disques qui nous restent, j’ai un faible pour Karajan et Behrens, sans doute l’enregistrement moderne le plus époustouflant (qui lança d’ailleurs définitivement Behrens), et dans les plus anciens, pour Ljuba Welitsch et Fritz Reiner. Ljuba Welitsch a en effet ce qui manque à bien des chanteurs, la couleur de la femme enfant, l’expression ironique de la perversion, un sens du phrasé inouï, une diction d’une incroyable clarté. La diction, pour un livret qui est dans ses grandes lignes la pièce d’Oscar Wilde me paraît indispensable, plus que dans d’autres opéras. On doit tout comprendre, tout entendre, car Salomé, c’est d’abord du théâtre.
Dans mon parcours de mélomane, j’ai rencontré quelques Salomé : évoquons pour le plaisir un soir à Pleyel où Nilsson (à 65 ans environ) avait mis à son programme scène finale du Crépuscule des Dieux et scène finale de Salomé (oui..oui..) et en bis les Hojotoho de Walkyrie.. sacrée Birgit…Elle était encore glaçante dans sa Salomé…même en concert, même avec tous ses voiles.
J’ai entendu Malfitano, qui reste pour moi la plus convaincante au niveau scénique, dans la mise en scène de Luc Bondy au temps où il faisait du très bon théâtre, enfant plus que femme, adolescente curieuse, dans son habit de petite fille…impressionnante. J’ai aussi entendu Caballé qui remplaçait au pied levé à la Scala Carmen Reppel malade lors de la première de la production de Robert Wilson, où les chanteurs chantaient en oratorio quand la trame se déroulait en arrière scène (ce qui ne pouvait que convenir à Montserrat Caballé). C’était assez stupéfiant, même si la diction n’était pas toujours au rendez-vous. On retient de Caballé le bel canto, on oublie les Sieglinde et les Salomé, on oublie qu’elle fut en troupe en Allemagne. Quant à Camilla Nylund à Bastille, elle m’avait laissé froid.
Comment décrire ma Salomé idéale ? Disons pour résumer que c’est un format Dessay avec une voix Nilsson ou Rysanek…Une jeune fille aux pantoufles en duvet de colibri(…)plus légère qu’un papillon (…)comme une âme vagabonde et semblait prête à s’envoler telle qu’elle est décrite par Flaubert dans Hérodias, un oiseau fragile d’apparence, incroyablement puissante en réalité. Pour comprendre Salomé, peut-être mieux que Wilde, il y a Flaubert qui a le don de dessiner des silhouettes aussi justes et vraies qu’un tableau impressionniste. Vous conviendrez que je ne l’ai pas encore rencontrée, cette Salomé-là, car ni Caballé, ni Nilsson, ni même Malfitano ou Stemme n’ont le format Dessay ou la fragilité d’un oiseau duveteux…
Les Stemmolâtres vont se précipiter à Zürich entendre la grande Nina : elle aura à n’en point douter la voix, mais pour le reste ? Dans un opéra où le reste justement est déterminant ? Il faudrait peut-être entendre Anja Kampe, très engagée scéniquement, format moyen et vocalité adaptée, qui a chanté le rôle à Turin.

Salomé (en 2006) © Wilfried Hösl
Salomé (en 2006) © Wilfried Hösl

Étant venu à Munich pour Boris, j’en ai profité pour voir cette reprise de Salomé, dans ce théâtre génétiquement straussien, production de William Friedkin (vous vous rappelez ? le réalisateur de L’exorciste…) créée par Angela Denoke, et donc exigeant de la part de la chanteuse une présence phénoménale, un engagement physique encore plus marquant.
Nadja Michael est l’une de ces brûleuses de planches, et aussi de voix, qui s’engage totalement dans un rôle. Elle est aujourd’hui l’une des Salomé les plus réclamées. Cette forte nature aime les rôles qui brûlent : elle fut Médée de Cherubini à Bruxelles et au TCE, les yeux s’en souviennent, certains disent méchamment, les oreilles aussi. Elle fut à Madrid Poppea: elle n’était pas la Poppea baroque au style contrôlé, mais elle était une telle personnalité qu’on pouvait (presque) tout pardonner.
Elle est une Salomé version femme fatale : si on est un prophète pur, tranquille et bougon, mieux vaut ne pas la rencontrer… Denoke montrait paraît-il sa poitrine, l’un des must de la mise en scène. Madame Michael reste à peu près correcte, mais d’emblée, elle met son corps en exposition, en robe noire fendue pour laisser passer des cuisses longues et musclées, un corps sans cesse offert, un corps d’ailleurs qui n’a rien de celui d’une adolescente perverse, mais d’une femme pleinement consciente de ce qu’elle montre et de ce qu’elle offre aux regards.

On doit reconnaître que rarement à l’opéra on a vu une artiste se mouvoir avec cette aisance, cette assurance, et chanter en même temps.
Le chant de Nadja Michael est beaucoup discuté que son physique : avec un tel engagement quelques problèmes sont compréhensibles. La voix manque d’homogénéité : elle a des graves puissants et des aigus triomphants, c’est d’ailleurs sans doute dans l’aigu qu’elle est la plus convaincante malgré un vibrato quelquefois excessif. Mais elle a des difficultés à contrôler des écarts violents et à chanter piano : il ne faut pas compter sur des notes retenues, modulées, il ne faut pas non plus compter sur une diction toujours impeccable : elle se jette dans le chant comme sur Jochanaan.
Il reste que la prestation est étonnante. On a rarement vu une telle Salomé, vibrante, violente, exigeante, imposante par la personnalité et prodigieuse de charisme : dès qu’elle apparaît, on ne voit qu’elle. Il est clair que la performance écrase les défauts, et que Nadja Michael emporte –ce n’est que justice- un immense succès.
Le Jochanaan d’Alan Held a un beau timbre, bien contrôlé, avec une diction impeccable comme souvent chez les chanteurs anglo-saxons, mais une projection qui ne permet pas de donner, notamment dans ses premières interventions cette puissance ni cette couleur d’outre-tombe qui marque tant chez certains autres interprètes du rôle. Lorsqu’il est en scène au pied de ce décor en aile de lave refroidie si impressionnante (magnifique création de Hans Schavernoch), cela va mieux, mais ce Jochanaan n’arrive pas à s’imposer vocalement surtout face à la vipérine Salomé de Nadja Michael. Une prestation de qualité, honnête sans être exceptionnelle.
Gabriele Schnaut est Herodias. Cette artiste, qui fit partie dès 1977 du Ring de Chéreau à Bayreuth, ne m’a jamais convaincu. Mezzo devenu soprano, elle reste néanmoins l’un des piliers des théâtres allemands pendant les quarante années suivantes. La voix était forte, assez puissante, mais pour moi, elle manquait singulièrement d’expressivité. La voix garde un certain relief dans Herodias, mais la mise en scène ne l’avantage pas : elle apparaît en robe longue élégante, un peu salonarde, pas très concernée et plus spectatrice que protagoniste : il est difficile d’exister face à cet Herode, Andreas Conrad, impressionnant (il était un bon Mime à Genève).

Nadja Michael/Andreas Conrad © Wilfried Hösl
Nadja Michael/Andreas Conrad © Wilfried Hösl

Son tétrarque est vraiment remarquable : personnalité, jeu sur les intonations, grande variété d’expressions, et puissance qui étonne grâce à une belle projection. Ce vrai ténor de caractère, très créatif vocalement, partage le plus gros succès de la soirée avec Nadja Michael.
Le Narraboth de Joseph Kaiser est très vaillant, ne fait pas de faute de chant, est aussi assez émouvant dans sa manière d’aborder le rôle, mais la voix est trop claire, trop petite aussi et n’arrive pas toujours à dominer le flot sonore émergeant de la fosse.  Un peu plus de puissance et il aurait été très convaincant.
Il faut aussi rendre justice aux autres rôles tous tenus par des membres de la troupe, à commencer par le page d’Okka von der Damerau, voix de mezzo nette, parfaitement audible, au grave somptueux et à l’aigu facile : ses interventions initiales sont vraiment remarquables. Les cinq juifs sont eux aussi excellents, notamment les ténors maison Ulrich Reβ et Kevin Conners. Je voudrais signaler aussi le premier soldat de Torben Jürgens, qui lui est de la troupe de Düsseldorf: très belle voix de basse, d’une grande douceur, diction d’une rare clarté, timbre particulièrement chaleureux. Artiste dont on va rapidement entendre parler à mon avis.

Salomé (en 2006) © Wilfried Hösl
Salomé (en 2006) © Wilfried Hösl

Comme c’est quelquefois le cas quand de grands réalisateurs de cinéma se mettent à l’opéra, la mise en scène de William Friedkin (qui a plusieurs mises en scène d’opéra à son actif) n’apprend pas grand chose sur la lecture du livret. Nous sommes dans une approche traditionnelle : Hérode est par exemple comparable à tous les Herode de toutes les scènes du monde, à commencer par l’archéologique production viennoise en style « Secession » de Boreslav Barlog ; cette approche très descriptive est seulement un travail sur le personnage de Salomé, qui est pratiquement toute la pièce, en en exaltant la puissance érotique, en en faisant un corps offert, mais un corps de femme, trop femme et pas assez enfant pour mon goût. Salomé a quelque chose de Lolita, et Nadja Michael  n’en a rien, strictement rien. Friedkin exploite le filon de la fascination physique et fait de cette Salomé une érotomane, ce qu’à mon avis le personnage n’est pas.
Ce qui est réussi, frappant, impressionnant même c’est le décor géométrique en cadres enchassés blancs de Hans Schavernoch, qui bouge sans cesse, en créant des espaces multiples, très bien éclairés par Mark Jonathan. Avec des ruptures : ces structures blanches, fendues au sol pour laisser passer des profondeurs la voix du prophète, qui s’ouvrent pour laisser apparaître une sorte d’aile de lave gigantesque au pied de laquelle gît Jochanaan.

Apparition de Jochanaan © Wilfried Hösl
Apparition de Jochanaan © Wilfried Hösl

C’est esthétiquement très réussi et l’œil ainsi peut regarder et écouter…
On écoute donc Asher Fisch dans une direction musicale qui sans être exceptionnelle, sans être notable, est meilleure que ce qu’on a entendu de lui dans Verdi (Don Carlo et Forza del Destino). Certes, il ne faut pas chercher dans la fosse la clarté et la manière de valoriser les instruments qu’on trouvait chez Petrenko la veille, ni sa pureté géométrique. Mais l’orchestre sonne, et Fisch propose une honnête Salomé de répertoire qui défend bien l’œuvre, même si au départ les équilibres ont eu un peu de mal à se mettre en place. Une direction sans autre couleur qu’une exécution propre de la partition, ce qui est déjà quelque chose et sans prétention au bon sens du terme. Un travail d’habile artisan.

Beau succès général, sans être triomphal : une soirée ordinaire de l’opéra de Munich, ce qui est déjà mieux que dans bien des théâtres de répertoire comparables.
Entre le magnifique Boris de la veille et cette Salomé honorable, ce fut un week-end  où le soleil était dehors et dans la salle, même si à la sortie il a fallu affronter le monde du foot qui fêtait le Bayern champion : bière, hurlements et culottes de peau…on préfère nettement la peau de Madame Michael .[wpsr_facebook]

Saluts, le 29 mars 2014 (Munich)
Saluts, le 29 mars 2014 (Munich)