SALZBURGER FESTSPIELE 2014: THÉÂTRE – DIE LETZTEN TAGE DER MENSCHHEIT/LES DERNIERS JOURS DE L’HUMANITÉ de Karl KRAUS LE 4 AOÛT 2014 (Ms en scène: Georg SCHMIEDLEITNER)

Scène d'ensemble (début partie II) © Georg_Soulek
Scène d’ensemble (début partie II) © Georg_Soulek

Il y a des œuvres qui vous marquent à vie et pour moi, Les derniers jours de l’humanité de Karl Kraus est de celles-là. Non parce que c’est une œuvre impérissable, non parce que c’est un chef d’œuvre de la littérature, mais parce que c’est justement une œuvre impossible à qualifier, un de ces objets théâtraux non identifiés : un texte de 800 pages, avec des dizaines et des dizaines de personnages, de lieux, d’aucuns penseraient à une sorte de logorrhée inextinguible et évidemment impossible à mettre en scène.
La saison théâtrale du festival de Salzbourg dirigée par Sven-Eric Bechtolf est consacrée cette année à la première guerre mondiale, avec outre le Kraus, des projets (The forbidden Zone mis en scène par Katie Mitchell) d’autres textes comme  Don Juan revient de la guerre, d’Ödön von Horváth mis en scène par Andreas Kriegenburg.
J’ai vu en 1990 Les derniers jours de l’humanité au Lingotto de Turin, dans les espaces désaffectés des usines FIAT, un projet fou de Luca Ronconi, dans le sillage de son Orlando Furioso présenté aux Halles (dans les anciens pavillons Baltard) à Paris en 1969. C’est une de mes expériences théâtrales les plus importantes et les plus vibrantes. J’ai vu ce spectacle 6 fois, chaque jour je faisais les 130 km qui séparent Milan, où j’habitais, de Turin.

Au Lingotto de Turin (1990) ms en scène Luca Ronconi
Au Lingotto de Turin (1990) ms en scène Luca Ronconi

Comment expliquer ? Avec une jauge maximum de 500 spectateurs, debout, circulant entre les 8 scènes, avec des dizaines de comédiens, des décors constitués par des authentiques wagons, locomotives, sur des vrais rails, des presses Heidelberg.

Au Lingotto de Turin (1990) ms en scène Luca Ronconi
Au Lingotto de Turin (1990) ms en scène Luca Ronconi

Dans un espace gigantesque, Ronconi proposait ce théâtre éclaté, explosé, qui balayait la 1ère guerre mondiale et se terminait en opérette viennoise, dans une émotion indescriptible. Nous spectateurs, nous circulions, sortions, revenions, avec une vue partielle du spectacle comme on a toujours une vue partielle de la vie, de l’histoire du monde. J’ai eu le privilège de le voir à côté de Ronconi en hauteur, d’où il dirigeait l’ensemble. J’ai ensuite lu la pièce, en italien puisqu’à l’époque, elle n’était pas traduite en français. Il existe des extraits sur youtube, allez-y voir … On peut comprendre qu’après une telle expérience, ce texte ait pour moi imprimé sa marque, indélébile.

Pour des raisons évidentes, il est rarement joué. Je n’ai pas trace (mais je me trompe peut-être) de représentations récentes en France. Et j’ai sauté sur l’occasion de l’entendre en langue originale et en Autriche, car ce texte interroge au premier chef l’histoire de l’Autriche, même s’il vaut évidemment pour tous les peuples et pour toutes les guerres. C’est bien d’humanité qu’il s’agit…et la lecture de Christopher Clark (Les Somnambules) sur les origines de la première guerre mondiale, ainsi que la situation troublée d’aujourd’hui  en Europe, en Ukraine, notamment, avec les situations irrésolues dans les Balkans, la présence d’une Hongrie inquiétante, jette un regard très cru sur un texte qui, hélas, garde son actualité. On s’aperçoit qu’après deux guerres mondiales qui ont violemment touché l’Europe, les nationalismes, peste noire fauteuse de peurs et de tensions, renaissent comme si la Mémoire de ce qui a causé cette barbarie s’estompait.

Scène d'ensemble (partie I) © Georg_Soulek
Scène d’ensemble (partie I) © Georg_Soulek

Le spectacle, coproduit par le Burgtheater de Vienne, devait être confié à Matthias Hartmann, qui en était le directeur au moment du projet. Mais celui-ci a été démissionné, et a renoncé, et donc au dernier moment, la mise en scène de ce monument a été confiée à Georg Schmiedleitner, actuel directeur artistique du Theater Hausruck, une initiative de théâtre populaire en Haute Autriche autour de thèmes politiques et sociaux: il a l’habitude des entreprises de type « théâtre ailleurs » et donc ce texte impossible lui allait bien. Pour mémoire, il est aussi en train de réaliser un Ring à Nuremberg.

On a été d’autant plus étonné de voir ce texte présenté dans l’écrin très traditionnel, et très réduit du petit Landestheater de Salzbourg. Cette fresque qui a priori demanderait des espaces et des solutions techniques acrobatiques, ( voir Johan Kresnik à Brême il y a une quinzaine d’années ou Luca Ronconi) entre ainsi dans le cadre traditionnel du théâtre à l’italienne, et on en a et comprimé le texte, et la respiration.
Car engoncés dans un format trop réduit pour l’œuvre, les acteurs n’arrivent pas à faire vivre le texte (enfin, la partie du texte sauvée) ou du moins le font vivre toujours de la même manière, sur un plateau plus ou moins nu, seule solution pour un texte à espaces multiples, avec quelques éléments de décor et de lumières, une tournette, un escalier, des tables, quelques fumées qui donnent juste des indications.

Partie II  © Georg_Soulek
Partie II © Georg_Soulek

Ainsi du choix des scènes : il est vrai que le texte est bavard, mais chaque scène semble plus ou moins dire la même chose, les discours sont  superposables, et la distance ironique n’est pas toujours claire, les critères de choix n’apparaissent pas, sinon le discours petit bourgeois sur la guerre.
Aussi le résultat est qu’au bout des deux heures de première partie, à l’entracte certains quittent la salle. De fait, la deuxième partie est assez semblable à la première, ce travail n’avance pas et ne suggère rien sur le texte et la situation. Il y a bien des moments plus stimulants que d’autres, mais c’est dû au jeu et à la personnalité des acteurs plus qu’à la mise en scène : Peter Matić, acteur viennois très fameux, est désopilant en François-Joseph en ruine,

Dörte Lyssewski © Georg_Soulek
Dörte Lyssewski © Georg_Soulek

Dörte Lissewski, l’une des plus grandes actrices de la scène allemande, qui fut de la Schaubühne de Peter Stein est vraiment splendide dans son monologue « retour du front », mais plus pâle à d’autres moments, comme si elle n’arrivait pas à rentrer dans le spectacle. Elisabeth Orth, autre actrice viennoise fameuse (née en 1936), est magnifique d’émotion dès qu’elle apparaît. D’autres sont plus gênés et moins convaincants comme Gregor Bloéb (l’optimiste).

Gregor Bloéb & Dietmar König, l'optimiste et le grognon © Georg_Soulek
Gregor Bloéb & Dietmar König, l’optimiste et le grognon © Georg_Soulek

Dietmar König en « Nörgler », le grognon, a des difficultés à trouver le ton : il proteste, il met le doigt avec vigueur sur les questions qui fâchent, mais en même temps il apparaît bien pâle, et c’est surprenant pour un acteur de cette trempe.

Christoph Krutzler  © Georg_Soulek
Christoph Krutzler et la Postmusik© Georg_Soulek

 

Signalons aussi Christoph Krutzler, fabuleux dans son texte en dialecte viennois, ou le jeune Sven Dolinski, très juste et très vif.
J’avais de cette pièce un souvenir éblouissant, avec ses allusions à l’Apocalypse joyeuse (l’expression est de Hermann Broch), son va et vient entre drame et opérette, et cela m’avait stimulé dans de nouvelles lectures, comme les poèmes de Georg Trakl, que Karl Kraus a soutenu. Il est étrange d’ailleurs que toute la Vienne de cette époque ne soit pas mieux valorisée en France, beaucoup moins qu’en Italie, où la culture Mitteleuropa est bien présente ; Trakl par exemple devrait être plus lu, vu son importance dans la littérature du XXème siècle. Je me souviens avoir vu  un magnifique spectacle miniature sur Blaubart (Barbe Bleue), des fragments de Trakl pour une pièce de marionnettes, dans les combles du Burgtheater de Vienne, mis en scène par Cesare Lievi: un pur chef d’œuvre…

Bref, le côté Vienne chante et danse sur  le Titanic n’apparaît jamais ici, sinon par la présence lourde de la fanfare de la « Postmusik Salzbourg » , sensée donner une image grinçante, n’est pas suffisamment utilisée pour vraiment installer une ambiance, et elle apparaît presque gênante. Un travail trop sérieux, sans grande distance, et trop illustratif.
Texte aplati, ambiance monotone et monocorde, manque de respiration, manque de sens aussi font une soirée bien terne. Karl Kraus attend visiblement encore son interprète d’aujourd’hui. [wpsr_facebook]

Die letzten Tage der Menschheit, Salzburg 2014 © Georg_Soulek
Die letzten Tage der Menschheit, Salzburg 2014 © Georg_Soulek

SALZBURGER FESTSPIELE 2014: DER ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 5 AOÛT 2014 (Dir.mus: Franz WELSER-MÖST; Ms en scène: Harry KUPFER)

Acte I © Monika Rittershaus
Acte I © Monika Rittershaus

Souvenirs…souvenirs..
Aujourd’hui, je vais rarement entendre un Rosenkavalier. Trop de larmes versées au trio final, trop de souvenirs éblouissants, Kleiber bien sûr…et Gwyneth Jones, et Popp (encore et toujours) et Fassbaender…je n’ai jamais eu droit à la médiocrité dans cette œuvre.
Revoir un Rosenkavalier, c’est donc pour moi forcément et peut-être plus que pour d’autres titres, convoquer l’armée des Ombres.
Ma première fois à Salzbourg fut il y a 35 ans, en 1979. Dans les spectacles, un Rosenkavalier (dir.Christoph von Dohnanyi) avec Gundula Janowitz, Lucia Popp, Yvonne Minton et Kurt Moll…ça marque, d’autant qu’à Paris on avait eu les mêmes à deux détails : Christa Ludwig à la place de Gundula Janowitz et Horst Stein à la place de Dohnanyi. C’était l’époque où Paris avait des chanteurs médiocres, heureusement, Nicolas Joel vint…
Mon dernier Rosenkavalier salzbourgeois fut la production Wernicke en 1995 (revue ensuite à Paris et à la Scala) avec Cheryl Studer et Lorin Maazel en fosse, et ce n’était pas si mal, même si le reste de la distribution (sauf l’Octavian d’Ann Murray, bouleversant) restait très en retrait…
Allez, je suis perdu dans mes fantômes et je ne résiste pas à vous évoquer mon premier Salzburg, en 1979, Aida (Karajan – dir et ms- Freni, Raimondi, Ghiaurov, Carreras, Horne), Ariane à Naxos (Böhm, Dieter Dorn, Behrens, King, Berry, Gruberova), Clemenza di Tito (Levine, Ponnelle, Malfitano, Neblett, Hollweg, Troyanos ), Zauberflöte ( Levine, Ponnelle, Talvela, Tappy, Van Dam, Donat, Cotrubas) et ce Rosenkavalier…ce fut une fin d’août éblouissante, continuée par une semaine à Vienne (en places debout, grosso modo 70 Francs pour 7 soirs) avec IXème de Beethoven par Bernstein, concert vocal de gala avec toutes les gloires de l’époque (toutes, Nilsson, Caballé, Rysanek, Carreras, Domingo Cappuccilli  et d’autres), avec une Tosca avec Rysanek, Carreras et Milnes etc… Pour parodier le titre d’un spectacle de Mortier à Salzbourg Ombra Felice que d’ombres heureuses….

J’étais heureux l’autre soir d’écouter Franz Welser-Möst, un chef qui excelle dans Strauss (il choisit Rosenkavalier pour ses adieux à Zurich, avec Nina Stemme en Maréchale),  curieux d’entendre Krassimira Stoyanova dans un rôle où on ne l’attendait pas forcément -mais elle commence à aborder le répertoire allemand (Ariadne, et bientôt Eva à Bayreuth)-, et de voir ce qu’en faisait Harry Kupfer, un de mes metteurs en scène favoris dans les années 80.
Dire que je suis sorti enthousiaste et bouleversé serait mentir.  Bouleversé jamais, très peu d’émotion émerge de ce Rosenkavalier. Non que la direction de Franz Welser-Möst soit froide, non que la mise en scène de Kupfer ne mette pas en condition, mais la chimie émotionnelle ne prend jamais, je pense que c’est dû au choix des voix et aux équilibres sonores.
Musicalement, la direction de Franz Welser-Möst est d’une grande précision, très dynamique, et fait émerger une splendeur sonore presque surprenante à certains moments: j’ai rarement entendu un prélude du troisième acte d’une telle virtuosité, confinant au sublime. Les Wiener y sont pour beaucoup et notamment les cordes et les bois, tout à fait extraordinaires. Cette direction très « carrée » ne se complaît pas dans la Schlagobers (la crème chantilly) viennoise, elle n’est pas décorative, ne se laisse pas aller au sentimentalisme. Le premier acte est joué très fort, trop fort pour mon goût, on entend les chanteurs quelquefois avec peine, d’autant que bonne partie du premier acte est constituée de conversation, de moments de solitude, de moments de méditation (notamment pour la Maréchale), et que le volume de l’orchestre, conjugué à la nature de la voix de Krassimira Stoyanova, fait qu’on entend peu les nuances du chant, les notes modulées, les couleurs. Sophie Koch, qui a un aigu triomphant et sonore, s’en sort mieux, si l’on considère l’aigu primordial dans un acte où la couleur vocale est si importante, où les nuances doivent être perceptibles et pas seulement les notes poussées. Même Günther Groissböck , un chanteur dont la voix ne pose pas de problèmes de volume n’est pas toujours vraiment audible. Ne parlons pas du chanteur italien, Stefan Pop, qui dans la mise en scène imite Pavarotti (long mouchoir blanc à la main), et ne s’impose pas plus vocalement, avec de l’aigu mais une voix petite (même s’il s’essaie au Duc de Rigoletto, son répertoire est plutôt celui d’un ténor lyrique léger) . Il ne rend pas tout à fait justice à ce qui doit être ici un morceau de bravoure très démonstratif.
Cela va bien mieux du point de vue des équilibres sonores dans les deuxième et troisième acte. Il reste que le premier est l’acte de la Maréchale, et que Krassimira Stoyanova n’arrive pas à dominer le flot orchestral trop présent. Bien sûr cela permet d’admirer le son prodigieux, la chair des cordes, la précision de la flûte et du hautbois, les petits détails de la miniature straussienne qui nous enchantent. Mais cela permet aussi de constater que les cuivres sont bien distraits, suffisamment peu concentrés pour infliger à plusieurs reprises (deuxième acte et surtout troisième) des attaques peu nettes, des notes ratées, bref des scories qui devraient être plutôt rares pour un tel orchestre dans un répertoire qu’il connaît par cœur. Peut-être pêchent-t-ils par excès de confiance et défaut de travail…
Il reste malgré tout qu’à bien des moments, cela fonctionne pleinement, comme dans le duo de la rose, ou toute la partie finale du deuxième acte avec un Groissböck exceptionnel et un orchestre vraiment anthologique.

Die alte Dame (Acte I)  © Monika Rittershaus
Die alte Dame (Acte I) © Monika Rittershaus

La Maréchale de Krassimira Stoyanova est toute de délicatesse. Quand l’orchestre nous permet d’entendre, c’est un peu plus le cas à la fin du premier acte, on entend une voix assise, un phrasé très contrôlé, un vrai souci de la nuance, mais cela reste un peu distant pour mon goût, sans doute la maturation du rôle permettra  dans l’avenir d’être plus convaincante, mais elle n’a pas encore pour mon goût  l’aura nécessaire : elle n’a pas encore vraiment pris ses habits de maréchale.
Sophie Koch est tout à fait à l’aise en revanche dans ses habits d’Octavian, voix bien projetée, aigus sûrs, jeu bien dominé, notamment dans les morceaux en dialecte du troisième acte. J’aimerais là-aussi un peu plus de couleur dans le personnage, un peu plus de nuances, c’est quelquefois tout d’une pièce et cela manque un peu d’émotion. Mais cela reste de très haut niveau, et des trois voix féminines, c’est elle qui domine le plateau et remporte le plus gros succès, mérité, auprès du public.
Mojca Erdmann en Sophie avait fait annoncer un début de refroidissement. Est-ce la raison pour laquelle j’ai trouvé cette voix trop petite, sans consistance et, pour tout dire, sans intérêt ? On peut comprendre que si la voix a des problèmes, les aigus du duo de la Rose sortent avec un peu de difficultés, mais le timbre me paraît sans caractère particulier, la diction sans vraie couleur, le phrasé approximatif. Certes, la mise en scène en fait une adolescente en mal de premier amour, plus petite fille que jeune fille amoureuse, mais le personnage qu’elle rend est sans intérêt, même pas attendrissant. On me rétorquera que j’ai des souvenirs trop prégnants (Lucia Popp !!!), mais même si n’est pas Lucia Popp qui veut, j’en ai entendu d’autres (Donath, Blegen, Archibald) qui avaient une autre personnalité et une tout autre assise.

Acte I: Günther Groissböck (Ochs) et Sophie Koch (Octavian) © Monika Rittershaus
Acte I: Günther Groissböck (Ochs) et Sophie Koch (Octavian) © Monika Rittershaus

L’intérêt de la mise ne scène et du choix des chanteurs vient aussi de ce qu’Harry Kupfer, ayant en main Günther Groissböck et Adrian Eröd, rend ces deux personnages bien plus intéressants et moins traditionnels. Günther Groissböck, qui nous a habitués aux rôles de basse noire (Fafner, Fasolt, Hunding, ou Gessler dans Guillaume Tell) est ici dans un rôle plus souriant, sans être vraiment bouffe. Ce n’est pas le gros paysan sorti de son château décati, il porte haut, élégant dans son costume gris (magnifiques costumes de Yan Tax), et c’est essentiellement dans le comportement, un peu sans gêne et soucieux des usages nobles et notamment du droit de cuissage que le personnage est dessiné.

Cuissage...Acte II Faninal, Marianne Leitmetzrerin, Sophie, Ochs © Monika Rittershaus
Cuissage…Acte II Faninal, Marianne Leitmetzrerin, Sophie, Ochs © Monika Rittershaus

Il n’a rien d’un Falstaff, pour tout dire, il est plutôt jeune (ou au moins le paraît – il porte moumoute) et un peu lâche, dans le paraître plus que dans l’être – dans le fameux duel avec Octavian, il ne sait même pas manier une épée (on est vers 1916-1920, et cela peut se comprendre) et se blesse lui-même sans qu’Octavian n’ait eu à le mettre en garde. Un noble qui s’est laissé vivre dans une Vienne de décadence aristocratique, une Vienne de Gattopardo.

Faninal (Adrian Eröd) trainant ochs blessé... © Monika Rittershaus
Faninal (Adrian Eröd) trainant Ochs blessé… © Monika Rittershaus

Quant à Adrian Eröd, il fait de Faninal un personnage plus consistant que d’habitude, plus élégant, moins pataud. Un chanteur aussi intelligent, aussi raffiné, à la diction aussi élaborée, au phrasé exemplaire, viennois qui plus est, sait aussi imposer sa voix, pourtant pas si grande, car l’art de la projection permet d’être toujours présent. Faninal n’est pas un des principaux personnages, mais il gagne en importance ici.
Mais c’est aussi dans les rôles de complément et de caractère que cette distribution prend aussi intérêt : toute la difficulté d’une distribution aussi nombreuse que celle du Rosenkavalier ne vient pas des rôles principaux, mais de tous les rôles secondaires qui doivent être parfaitement tenus : prenons la Marianne Leitmetzerin de Silvana Dussmann, voilà un bel exemple de choix efficace : le personnage existe, bien planté, avec voix très en place. Même remarque pour l’Annina de Wiebke Lehmkuhl remarquable au troisième acte, et dans une moindre mesure pour le Valzacchi de Rudolf Schasching, et tous les autres (Polizeikommissar de Tobias Kehrer par exemple).
Ainsi musicalement, il y a des réussites, mais les voix féminines principales ne « prennent » pas ensemble, et ne se répondent pas de manière homogène, ce qui nuit à tous les grands moments où elles doivent se montrer dans toute leur splendeur.
Et ce n’est pas faute d’une mise en scène.

Attitudes (Acte III) © Monika Rittershaus
Attitudes (Acte III) © Monika Rittershaus

Harry Kupfer a travaillé sur l’ambiance, et sur les personnages : sa mise en scène est d’abord une Personenregie. Il a choisi de travailler non sur le XVIIIème déjà mythique de Richard Strauss (l’œuvre remonte à 1916), mais sur le XVIIIème viennois relu par la Vienne XIXème et début du XXème. Le décor est bien viennois, des diapositives gigantesques (vidéo de Thomas Reimer), essentiellement de bâtiments du XIXème, une Vienne des façades monumentales néo-baroques comme le Kunsthistorischesmuseum dont on voit quelques galeries, quelques salles et même le Grand Escalier, ou du Prater où Kupfer situe l’auberge du dernier acte, au milieu des montagnes russes et de la Grande Roue. Bref une Vienne que Strauss avait sous les yeux, bien plus que la Vienne de 1740 sensée être représentée. Il faut aussi applaudir au décor somptueux de Hans Schavernoch, qui a trouvé une monumentalité légère (si j’ose dire) de meubles à une échelle un peu exagérée (portes, miroirs), glissant latéralement et changeant les espaces de jeu sans changer l’ambiance. On sait qu’au Grosses Festspielhaus, il faut travailler en latéral (30m d’ouverture et peu de profondeur). L’entrée du Chevalier à la Rose au IIème acte se fait donc non traditionnellement par l’utilisation d’un grand escalier d’honneur, ou par une entrée centrale, mais en diagonale, Octavian entrant au fond à jardin et Sophie étant en premier plan à cour. Entrée magnifiquement réglée, où tout est dit en une seconde, la seconde d’arrêt qu’Octavian a en entrant en scène, une seconde fixe et le coup de foudre est accompli.

Acte III, trio © Monika Rittershaus
Acte III, trio © Monika Rittershaus

Ça c’est Kupfer, avec sa précision dans les gestes (comme ces longs regards initiaux de la Maréchale dans son miroir au début du premier acte) où la géniale trouvaille du double banc dos à dos pour le parc du trio final du troisième acte , la Maréchale debout, prête à laisser la place, et les deux jeunes gens réunis sur le banc, ou le ballet des deux tourtereaux autour du banc avant de se réunir : tout cela est vraiment magnifiquement réglé, avec une élégance, une vérité où on lit les grandes mises en scène. Sans parler du duel Octavian/Ochs et de toute la manière dont est réglée cette deuxième partie du second acte, calquée en version souriante sur celle de l’acte II de Tristan (Octavian « amène » Sophie à Ochs, ils se rencontrent, duos (il y en a deux) dont le deuxième interrompu au bon moment par Annina et Valzacchi, puis intervention de Ochs, la basse (comme Marke) avec son Eh ! bien Mam’zelle qui entame un monologue Dans Tristan, c’est Tristan qui se jette sur l’arme, ici, c’est Ochs qui dans la version Kupfer, se blesse. Une dramaturgie inversée, en version bouffe, d’un motif dramaturgique à mon avis bien présent dans les intentions d’Hoffmannsthal.

Acte III, lever de rideau © Monika Rittershaus
Acte III, lever de rideau © Monika Rittershaus

Même très beau réglage de la scène de l’auberge, avec son magnifique décor sur fond de forêt, léger, mais significatif : quelques meubles, un lit, une table, à échelle d’homme cette fois, le tout dans une ambiance à la fois bucolique et heureuse, et festive,  avec des mouvements et des scène de foules réglées avec une précision et un sens des attitudes vraiment remarquables : toutes les attitudes des personnages sont travaillées au cordeau d’ailleurs, les moindres, comme l’importance relative donnée à Leopold, rôle muet (Rupert Grössinger) dont la présence est forte en scène et qui joue le valet (trop) curieux et les plus importants, comme la Maréchale, dont gestes,  pas,  manière de se retourner, sont étudiés:  tout cela est d’un maître qui sait que le vrai théâtre, c’est le produit du travail le plus millimétré et que c’est quand le geste est le plus travaillé qu’il paraît le plus naturel (merci Diderot)…

Ochs fin de l'acte 2, chantant "Mit mir"  © Monika Rittershaus
Ochs fin de l’acte 2, chantant “Mit mir” © Monika Rittershaus

Voilà une mise en scène « classique » si l’on veut dans le sens où le concept général n’est pas extérieur à l’œuvre, et qui travaille sur les personnages, en en faisant des personnages contemporains de Strauss et sur le fil des relations qu’ils entretiennent : il fait un Octavian qui doute jusqu’au bout, Sophie ? la Maréchale ?, avec une Maréchale qui choisit non la vieillesse, mais l’avenir. Kupfer lui met une perruque « Charleston » là où à la générale il lui avait fait sa coiffure très « Alte Dame », vieille dame. Ainsi, il fait une Maréchale qui va choisir l’avenir et qui s’amusera (d’ailleurs, elle a déjà une très belle voiture dans laquelle elle fait monter un Faninal plus jeune que d’habitude, on imaginerait presque)…Quant à Sophie et d’Octavian, comme tout premier amour, il est promis à évolution. Bref, cette fin mélancolique sonne plus comme un à suivre…de tous les personnages, et ça, c’est tout l’art de Kupfer de le faire sentir subtilement sans être démonstratif. C’est là le grand signe de l’intelligence.
Ce Rosenkavalier aurait pu sans doute faire partie des spectacles qui comptent, dans une production éminemment raffinée et intelligente qui mérite de faire date et d’être reprise. Mais l’alchimie n’est pas une science exacte, et il faudra attendre encore pour trouver le chant philosophal.
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Final  © Monika Rittershaus
Final © Monika Rittershaus

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: LOHENGRIN (für Kinder/pour enfants) le 30 JUILLET 2014 (Dir.mus: Boris SCHÄFER; Ms en scène: Maria-Magdalena KWASCHIK)

Dispositif général © BF Medien Gmbh 2014 / Jörg Schulze
Dispositif général © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

 

Depuis 2010, le Festival de Bayreuth propose, parallèlement aux représentations dans le Festspielhaus, des représentations pour enfants des opéras de Wagner, entreprise assez lourde qui mobilise un orchestre, un chef, une salle de répétition où ont lieu des représentations.
Les productions (jusqu’ici Tannhäuser, le Ring, Meistersinger, Tristan und Isolde) font ensuite l’objet de DVD.
Pour ces représentations du Festival mais qui ne sont pas le festival, une structure de production, BF Media, a été montée : c’est elle qui notamment avait eu la responsabilité des opéras du jeune Wagner l’an dernier.
Cette année, c’est Lohengrin qui est présenté. Le principe en est simple : une version réduite d’environ 1h20, un orchestre d’une trentaine de musiciens, un chef, une mise en scène autonome et des chanteurs engagés dans le Festival.
Il y a peu de spectateurs (au maximum 200), avec gradins et places réservées aux enfants sur un tapis qui constitue les premiers rangs, qui crée une grande relation de proximité avec la scène, notamment avec les enfants, qui sont plus de la moitié du public pour ces 10 représentations du 25 juillet au 7 août.
Un programme très bien fait, avec le résumé de l’action, des jeux, des dessins, et des explications très claires sur l’œuvre et sa genèse, est distribué au public.
C’est un spectacle qui n’est pas à négliger, loin de là : il ne s’agit pas d’un travail rapide et sans intérêt, mais d’un vrai spectacle, qui révèle sur l’œuvre des points dramaturgiques importants. Dans la version présentée, de Daniel Weber, travaillée musicalement par Marko Zdralek, c’est le premier acte, qui pose clairement les enjeux, qui constitue la moitié du spectacle, la réduction des actes II et III fait apparaître en creux les longueurs de la dramaturgie wagnérienne, car malgré les coupures, tout y est. On alterne texte parlé et texte chanté : les chanteurs parlent, expliquent aux enfants l’histoire, suscitent leurs réactions, et surtout ils chantent, et ils chantent bien, et à pleine voix, et comme à l’opéra.

Lohengrin et son Cygne © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze
Lohengrin et son Cygne © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

Il en résulte un spectacle qui fonctionne, avec ses moments d’émotion, avec son rythme (c’est raconté comme un conte de fées) avec un peu de distance souriante (arrivée de Lohengrin sur une sorte de gros vélo-char illuminé dominé par un enfant-cygne). Le décor, minimaliste, est géré et déplacé par les enfants du chœur Bayreuther Kinder- und Spatzenchor an der Hochschule für evangelische Kirchenmusik, qui va prend la place du chœur habituel pour les rares moments où il intervient (très bien réglés d’ailleurs) : décor (Alexander Schulz) de praticables en bois facilement déplaçables qui structurent l’espace, et qui constituent aussi des caisses où l’on trouve les objets, où l’on place les vaincus (combat Lohengrin-Telramund très bien réglé et intelligemment conclu, corps de Telramund mis en boite au troisième acte). Les costumes ont été élaborés par des élèves des écoles de Bayreuth, bien faits, bien identifiables, comme ce chapeau d’Ortrud fait de serpents entremêlés (tout cela est très bien illustré dans le programme de salle). La mise en scène de Maria-Magdalena Kwaschik raconte l’histoire, conçue comme un récit. Cela visiblement passionne les enfants qui restent silencieux et qui bougent à peine (leur âge va de quatre/cinq ans à une douzaine d’années).
Musicalement, c’est l’orchestre de Francfort/Oder (Brandenburgisches Staatsorchester Frankfurt(Oder) dirigé par un jeune chef, Boris Schäfer, installé au fond sur des gradins derrière l’espace scénique, un accompagnement de bon niveau, même si l’on entend quelques scories dans les cuivres (comme chez leurs collègues du Festival…), avec un vrai sens dramatique et des moments très lyriques.

Lohengrin (Norbert Ernst) © BF Medien Gmbh 2014 / Jörg Schulze
Lohengrin (Norbert Ernst) © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

Norbert Ernst, chante Lohengrin. C’est le Loge du Ring de Castorf. Même si la voix n’a pas l’étendue nécessaire pour affronter le rôle au théâtre, il chante avec une grande élégance et on reconnaît ses qualités de diction, de couleur et de phrasé, très beaux filati, très bon contrôle vocal, et un personnage de chevalier blanc sympathique qui convient très bien pour les enfants. Ces derniers ont apprécié son humour gentil et ses entrées dans son char à pédale tout illuminé.

Elsa (Christiane Kohl) © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze
Elsa (Christiane Kohl) © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

Elsa, c’est Christiane Kohl, la troisième Norne dans le Ring, une voix ronde, bien lyrique, qui remplit la salle, un peu en retrait au niveau théâtral.

Ortrud et Telramund © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze
Ortrud et Telramund © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

Telramund, c’est Jukka Rasilainen, qui n’est pas distribué au Festival cette année mais qui y a chanté Kurwenal dans la production Marthaler, et aussi Telramund, Amfortas et le Hollandais. Son Telramund est magnifique : il en fait un méchant de guignol, avec clins d’œil aux enfants, et il est de plus bien chanté : dans une salle aussi réduite, pour que les enfants comprennent, il faut un chanteur qui ait le sens du phrasé, une impeccable diction et qui sache communiquer. Il a toutes ses qualités.
Ortrud, Alexandra Petersamer est l’une des Walkyries (Rossweisse) du Ring de Castorf comme elle le fut du précédent. Son Ortrud est solide, la voix est large, bien projetée, homogène avec de très beaux aigus.
Le roi Heinrich a un rôle dans cette mise en scène essentiellement fonctionnel : il est  interprété par le bariton-basse Raimund Nolte qui ne chante pas au festival, mais que les parisiens ont vu dans Melot dans le dernier Tristan parisien dirigé par Philippe Jordan.
Au total, un vrai moment de théâtre et d’opéra, très séduisant, voire émouvant, qui a rencontré un très gros succès (impossible d’avoir des places), très mérité comme en ont témoigné les applaudissements nourris des (jeunes) spectateurs. [wpsr_facebook]

Telramund vaincu © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze
Telramund vaincu © BF Medien GmbH 2014 / Foto: Jörg Schulze

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: LOHENGRIN, de Richard WAGNER le 31 JUILLET 2014 (Dir.mus: Andris NELSONS; Ms en scène: Hans NEUENFELS)

Acte 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Est-ce une si bonne idée que d’insérer un Lohengrin entre deux journées du Ring ? Traditionnellement, le Ring à Bayreuth est interrompu par deux journées de repos, pour les artistes, entre Walküre et Siegfried, et entre Siegfried et Götterdämmerung. Et désormais, il y a quelquefois ces soirs-là  une représentation.

On en perçoit les raisons : les spectateurs qui assistent à toutes les représentations d’un cycle (Ring+ 2 ou 3 opéras) sont relativement rares, plus fréquents sont ceux qui n’ont que le Ring, et ceux qui ont seulement les deux ou trois autres, ou même qui ne viennent que pour un seul titre. La politique de location, pour permettre à plus de monde d’avoir un billet, a consisté à ne plus donner de billets pour toute la série (sauf rares exceptions, et surtout pour le premier cycle, celui des premières, plus fréquenté par les officiels, la presse, les membres de la Gesellschaft der Freunde von Bayreuth-la Société des Amis de Bayreuth-). Ce n’était pas le cas lorsque je suis venu pour la première fois, en 1977 ou 1978, où l’on avait fréquemment 7 représentations sur 10 jours. Les choses ont évolué au moment de la Wende quand le public d’Allemagne de l’Est, et des pays ex-socialistes, a pu accéder au festival : la fameuse queue de la location est passée de 5/6 ans à 10 ans en quelques années…Par ailleurs, insérer une représentation dans un Ring s’est toujours fait, mais il s’agissait de représentations fermées, réservées en général aux associations et aux syndicats. Depuis que ces représentations ont été supprimées, il y a quelques années, on les a remplacées par des représentations ordinaires d’où la situation actuelle.
Évidemment, je fais partie de ceux qui ont un Lohengrin inséré entre deux journées du Ring. On ne se refait pas…
Aurais-je pu manquer, puisque l’occasion se présentait, d’écouter Klaus Florian Vogt dans son rôle fétiche ? Et foin des considérations sur l’homogénéité de l’écoute du Ring, puisque dans ma folle jeunesse, pendant les journées de repos, je filais à Munich écouter Kleiber.
Il reste que je ne sais si c’est le fait d’être plongé depuis quatre jours dans la découverte de la production de Castorf, ou de s’être accoutumé à la direction si particulière de Kirill Petrenko, mais ce Lohengrin, que j’ai tant apprécié en 2011 et 2012, m’est apparu plus fade.

Acte 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Je ne reviendrai que très superficiellement sur la mise en scène de Hans Neuenfels pour en rappeler les éléments forts, puisqu’elle a été l’objet de deux compte rendus (en 2012 et en 2011, cliquer sur les liens) auxquels le lecteur peut se référer. Hans Neuenfels a travaillé sur la relation de Lohengrin a un peuple qui attend le sauveur, un peuple encadré, programmé, comme des rats de laboratoire.

Acte 1, récit d'Elsa © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte 1, récit d’Elsa © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

On a beaucoup disserté sur les rats, c’est ce qu’on retiendra d’une mise en scène où, à y bien regarder, les rats sont certes envahissants notamment au premier acte, pour frapper les esprits, mais en même temps contingents, car c’est le deuxième acte et quelques moments du troisième (avec moins de rats) qui sont à l’évidence les plus réussis. Une fois qu’on a compris que tout peuple est dépendant, que tout peuple a des mouvements collectifs de suivisme, que tout peuple est manipulé, y compris par des fantoches (voir la manière dont est traité Heinrich, comme un roi à la Ionesco, le Bérenger de l’occasion, qui n’a de prise sur rien, à moins que tout ce qui se déroule ne soit qu’une projection de son esprit), on peut se concentrer sur le reste :

Elsa au premier acte © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Elsa au premier acte © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

l’étrange relation entre Elsa, figure de sainte suppliciée à la Saint-Sébastien, percée de flèches, dont la mise en scène dit clairement qu’elle n’aime Lohengrin que d’un amour contraint, qui lui sauve la mise.

 

 

 

Amour...trop tard © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Amour…trop tard © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

 

Le sentiment naîtra (avec le désir) quand il sera trop tard : relation très froide au départ, que Lohengrin conduit, persuadé qu’il suffit de dire pour que cela soit. Lohengrin vient d’un monde où l’être et l’apparence se confondent, et il arrive dans le monde, où non seulement ils ne se confondent pas, mais sont quelquefois contradictoires, un monde qui n’est pas fait pour les Lohengrin de passage et d’ailleurs, la première image du spectacle, un Lohengrin cherchant à forcer la porte de ce monde-là en y réussissant avec difficulté, aurait dû nous en avertir.

Prologue © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Prologue © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Drame de l’inadaptation, drame des faux semblants, drame du héros providentiel au service d’un peuple lâche et sans intérêt (à qui le foetus de l’image finale lancera de manière dédaigneuse son cordon à manger…) : on se demande dans ce monde-là si les deux personnages les plus humains ne sont pas Telramund et Ortrud.
Ce qui frappe en revoyant ce travail, c’est à la fois sa rigueur (excessivement ?) démonstrative  et la réduction de l’intrigue à des épures, à des signes clairs, là où nous nous moulinons nos neurones pour accéder au monde de Castorf. Habitué depuis quatre jour à la complexité et à le recherche obsessionnelle de sens, ce Lohengrin nous apparaît presque trop évident, attendu et pour tout dire presque déjà vieilli.
Après la clarté et le travail minutieux de Kirill Petrenko sur tous les détails de la partition du Ring, l’approche, plus spectaculaire, plus contrastée, plus synthétique, plus romantique aussi (c’est bien le moins pour un romantische Oper) d’Andris Nelsons demande un moment de réadaptation.
La direction d’Andris Nelsons reste très raffinée, particulièrement attentive à ne jamais couvrir les voix, et sensible. Le prélude est un grand chef d’œuvre de subtilité, le son s’installant progressivement, avec un volume allant crescendo qui évidemment convient parfaitement à l’acoustique de la salle. Mais le premier acte a connu (aux cuivres) quelques scories. Il est probable que le manque de répétitions d’orchestre, assez connu à Bayreuth (Boulez le signalait, Kleiber s’en plaignait), dû à l’exiguïté du planning, en est la cause. Le deuxième acte en revanche est une absolue réussite, d’un prélude extraordinaire de retenue et de tension, à l’explosion du chœur phénoménal (qui était apparu légèrement en retrait au premier acte) dans la partie finale. Le troisième acte continue sur cette lancée, initié par un prélude incroyable d’énergie, mené sur un tempo soutenu (plus juste que l’extrême rapidité de Mikko Franck à Vienne en avril dernier) et surtout une clarté du son tout à fait exemplaire. Nelsons est un vrai chef de théâtre, qui sait ménager les effets dramatiques, qui sait aussi être retenu à l’orchestre et valoriser la mélodie, notamment quand elle exprime la tendresse et qu’elle valorise le sentiment (c’est un vrai Puccinien, ne jamais l’oublier), notamment lorsque l’orchestre accompagne d’une manière extraordinaire contenue, le récit de Lohengrin “In fernem Land”. Un travail musical exemplaire, moins dans la sculpture de la partition que dans la peinture d’une grande fresque telles qu’on en verrait à Neuschwanstein, qui respire et qui émeut. Cela confirme la réussite de ce chef dans la fosse de Bayreuth, et nous fait attendre avec envie son Parsifal en 2016.

Final de l'acte 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Final de l’acte 2 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Du point de vue vocal, on ne s’arrêtera sur Klaus Florian Vogt que pour souligner l’art extraordinaire du chant qui nous est offert ici. Un art du phrasé d’abord, avec une expression d’une simplicité exemplaire, une diction d’une clarté cristalline, et une projection dont l’homogénéité toujours étonne, même si pendant le premier acte il a eu un tout petit accident en montant à l’aigu. La voix est uniformément large, convient idéalement à la salle, avec ce timbre clair et suave, légèrement nasal, reconnaissable entre tous, qui convient si bien à ce Lohengrin venu d’ailleurs. Tout paraît naturel, exempt d’effort, et surtout exempt d’affèteries ou de maniérismes. Rien n’est démonstratif, ni dans l’aigu, ni dans les moments plus dramatiques, c’est un Lohengrin égal, restant toujours cet être étranger qui regarde les aléas du monde avec étonnement et distance. Il reçoit une ovation gigantesque (un boato, diraient nos amis italiens), encore en-dessous de ce qu’il mérite sans doute. Admirable.
Pour cette année seulement, Annette Dasch qui attend un heureux événement,  a été remplacée par Edith Haller. Je me réjouissais d’entendre cette chanteuse appréciée sur cette scène même dans Sieglinde et Gutrune (et que j’ai aussi entendue à Genève). Elle aborde actuellement les plus grands rôles wagnériens (Elisabeth, Isolde). Son Elsa est en revanche décevante.
Elle a les aigus, et le volume (plus que Dasch) mais pas le son voulu, ici trop coupant, trop acéré. Originaire de Meran (ou Merano) au Südtirol, et donc italienne de langue allemande, elle a le défaut partagé par certaines chanteuses de langue allemande, y compris de très grandes, d’émettre des sons fixes et métalliques dès qu’elle monte à l’aigu, c’était dans cette salle si favorable aux voix et qui donc ne leur pardonne rien, très désagréable à entendre, notamment dans les duos ou dans les ensembles, la voix montant tout droit, sans modulation, sans frémissement, sans couleur. Elle a montré une voix puissante, certes, mais n’exprimant aucune sensibilité, et incapable de ductilité. Elle a remporté un très grand succès, parce que la voix sonne, mais c’est nous qui sommes un peu sonnés de cette manière de chanter.
Sa biographie indique qu’elle chante Contessa et Desdemona, je suis très curieux d’entendre le résultat : telle qu’elle est apparue, la voix est incapable des douceurs et de la suavité et de l’un et de l’autre rôle. C’est l’exact opposé d’Annette Dasch, qui avait toutes les qualités qui manquent à Edith Haller (sensibilité, ductilité du son, rondeur), mais qui n’avait ni le volume ni la largeur demandée à Elsa…
Le héraut de Samuel Youn est comme toujours exemplaire. Voix ronde, bien projetée, modèle de phrasé, émission homogène : c’est un rôle qui convient parfaitement à sa voix, dans lequel il n’est pas trop obligé de forcer, et qui met en valeur un timbre chaleureux, presque italien (comme beaucoup de chanteurs coréens…).
Petra Lang revenait chanter Ortrud. C’est sans conteste dans Ortrud qu’elle peut montrer toutes ses qualités : puissance, volume, facilité à l’aigu, et que les défauts (instabilité, justesse quelquefois) sont les moins visibles (ce n’est pas le cas dans sa Brünnhilde), elle est une Ortrud impressionnante, très engagée en scène, et son deuxième acte est extraordinaire de présence.

Ortrud et Telramund © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Ortrud et Telramund © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Thomas Johannes Mayer que j’avais tant apprécié dans le Wanderer à Munich, a montré des signes de fatigue, notamment au premier acte et au début du second. La voix n’a pas l’éclat noble ou le relief que quelquefois on apprécie dans Telramund (Tomasz Konieczny), mais ce timbre un peu mat est compensé par des qualités de diction, de phrasé, de couleur qui sont le signe du grand artiste. Le couple Ortrud/Telramund est ainsi remarquablement dessiné vocalement, une Ortrud violente et imposante, un Telramund un peu looser et en retrait. Leur deuxième acte est vraiment un grand moment dramatique, de tension et de théâtre.
Enfin Wilhelm Swinghammer reprend le rôle de Heinrich der Vogler où il avait succédé en 2012 à Georg Zeppenfeld. Cette jeune basse qu’on commence à voir dans les grands rôles (Sarastro etc…) et qui appartient à la troupe de Hambourg est bien installée vocalement dans le rôle du Roi. Sans être si large, ni si profonde, la voix est bien projetée et montre les qualités nécessaires au chant wagnérien, diction, phrasé, clarté de l’expression. C’est plutôt du point de vue scénique que je le trouve un peu en retrait : Georg Zeppenfeld en 2011 avait presque fait par son incarnation du personnage d’Heinrich un protagoniste dont on attendait les apparitions, il était vraiment fantastique et m’a marqué, alors que l’Heinrich de Wilhelm Schwinghammer reste plus pâle et un peu moins le personnage halluciné dessiné et voulu par Neuenfels.

En conclusion, c’est quand même sans conteste la distribution vocale la plus convaincante qu’on ait à Bayreuth aujourd’hui, malgré mes réserves sur Edith Haller. Avec un chef comme Andris Nelsons, voilà un Lohengrin musicalement remarquable, qui fait honneur à la colline verte. Pour une fois, on ne se plaindra pas du niveau du chant à Bayreuth aujourd’hui. Vive Vogt…
C’est plutôt scéniquement que le voisinage avec le travail luxuriant de Castorf (dans un tout autre ordre d’idées, j’en conviens) fait pâlir l’aura de ces rats qui firent tant couler d’encre à leur création. Sans doute désormais est-on habitué, et peut-être, malgré sa justesse, l’idée de cette communauté de rats figurant le peuple et l’armée n’est-elle peut-être pas la meilleure de ce travail. Pour ma part, le deuxième acte, moins peuplé de rongeurs (magnifique première image de cet équipage renversé et de ce cheval mort) reste l’élément porteur d’un spectacle qui continue à tenir le coup, et à triompher : c’est d’ailleurs le plus demandé du Festival.
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Image finale © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Image finale © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – GÖTTERDÄMMERUNG, de Richard WAGNER le 1er AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte II © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte II © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Ce spectacle a fait l’objet d’un compte rendu en 2013, puisque c’était le seul que j’avais pu voir, sans les autres journées du Ring. Voir le compte rendu.

Götterdämmerung est toujours un moment un peu nostalgique dans un Ring à Bayreuth : c’est en général la fin du séjour tant attendu et on n’aime pas voir le temps avancer jusqu’à l’appel des fanfares au second entracte, le plus beau, celui où l’on reste jusqu’au troisième appel. C’est aussi le moment où l’on se demande comment le Walhalla va s’embraser, quelles idées la mise en scène va installer définitivement, quel concept final elle va asseoir. C’est enfin le moment de se séparer des amis, de prendre congé du lieu, de penser déjà à la prochaine fois. Nostalgie quand tu nous tiens
Moins de surprise pour moi puisque j’avais eu la chance d’avoir un billet pour Götterdämmerung l’an dernier, mais le fait d’avoir vu les deux autres journées et le prologue a permis de tisser des liens, de comprendre certains moments de mise en scène, de mieux entrer dans la logique de ce spectacle que l’an dernier.
Le décor d’Alexander Denić, dont on ne se lassera pas de répéter que c’est sans doute l’un des plus beaux décors de théâtre jamais réalisés, présente quatre faces sur la tournette, une façade gigantesque empaquetée à la Christo (tout le monde pense au Reichtstag…mais…), devant la façade, la roulotte désormais bien connue depuis l’or du Rhin, où Brünnhilde attend Siegfried, puis un escalier monumental coincé entre deux grands murs de brique d’usines,

Buna, comme sur les autoroutes est-allemandes
Buna, comme sur les autoroutes est-allemandes

avec sur le côté droit un immense néon (imitant une publicité des autoroutes est-allemandes) à la gloire de Buna, une firme allemande historique, spécialisée dans les produits dérivés du pétrole, et notamment le caoutchouc synthétique, inventé  en 1927 par IG Farben et développé à grande échelle par les nazis, pour remplacer le caoutchouc naturel . La firme s’est installée à Schkopau au nord de Merseburg et donc s’est retrouvée dans l’Allemagne de l’Est, en Sachsen-Anhalt.
Mais il n’y a pas de hasard, Buna fut aussi une usine que l’on voulut installer à Auschwitz-Morowitz, le plus gros complexe pétrochimique jamais construit, et qui ne fut jamais terminé, malgré les milliers de déportés qui participèrent à sa construction et qui y moururent. Ainsi Castorf installe-t-il le pétrole, cette fois par ses dérivés, comme une gloire allemande (inventé sous la république de Weimar), gloire du nazisme, et gloire de la DDR qui chante Plaste und Elaste, mots utilisés à l’Est pour les produits fabriqués. Le pétrole n’a pas d’odeur, ni d’idéologie : il passe des mains des nazis à celui des communistes pour le même usage. Ainsi donc ce néon agressif aux couleurs allemandes, glorifie-t-il une marque qui s’installa à Auschwitz : manière glaçante pour Carstorf de synthétiser l’histoire allemande et de rappeler le rôle de l’industrie (et notamment d’IG Farben) dans le nazisme.

Face berlinoise (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Face berlinoise  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath (2013)

 

La face adossée au mur (de Berlin ?) représente deux espaces populaires, un magasin de fruits et légumes, où Siegfried mourra, et un kiosque à Döner Kebab « Döner Box » vaguement tenu par les Gibichungen. Enfin dernière face (la tranche qui est à l’opposé du grand escalier dont il était question plus haut), une vitrine avec une grille abritant un autel vaudou, où vont évoluer les Nornes, couvert de grigris et avec un écran de télévision, et qui deviendra refuge pour SDF en déshérence, que Siegfried maltraitera avec méchanceté au moment de sa rencontre avec les filles du Rhin. Au dessus de la vitrine, un escalier qui fait penser aux fire escapes new yorkais.
Des espaces difficiles, réduits, où vont se dérouler tous les épisodes de Götterdämmerung, le plus hétéroclite des livrets du Ring, que Pierre Boulez dans un de ses articles compare à une « ferblanterie ».
« J’ai parlé de « ferblanterie » à propos de la dramaturgie de l’Anneau, c’est vrai et je ne renie pas ce propos. Le livret du Crépuscule, par exemple, est un mélodrame mettant en jeu des ressorts aussi voyants que ceux de Verdi ; complots, trahisons, serments etc.. »(1)
Effectivement, le deuxième acte  est un concentré d’opéra du XIXème : et beaucoup de metteurs en scène ne se sont pas trompés en isolant la nature de ces passages, exemples de basses tractations du monde des hommes, Jürgen Flimm à Bayreuth faisant du palais des Gibichungen un monde de bureaux et d’administration  Kriegenburg à Munich un grand centre commercial vulgaire : bref des lieux sans grandeur. Chéreau en revanche gardait une distance poétique, utilisant la radieuse Gwyneth Jones, tache blanche au milieu de tous ces hommes en noir, dans un paysage nocturne au bord du Rhin merveilleusement évocateur de Richard Peduzzi.

Les Gibichungen  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath (2013)
Les Gibichungen © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath (2013)

Ici, on peut considérer que les relations interpersonnelles de ces Gibichungen vendeurs de Kebab ne sont ni plus ni moins cohérentes que celles affichées par Kriegenburg : Götterdämmerung, c’est en quelque sorte la chute dans le monde, la trahison, la petitesse, auxquelles le héros ne résiste pas, et ici d’autant moins qu’il n’est pas un héros.
Les Nornes (encore magnifique Okka von der Dammerau) arrivent couvertes de sacs à ordures en plastique, comme émergeant d’une décharge publique, elles ôtent leurs « couverture » et apparaissent elles aussi en lamé, chacune avec une des couleur du drapeau allemand, rouge, jaune, noir, (les costumes ont changé depuis l’an dernier, ils étaient plus simples et de couleurs différentes) chacune avec une coiffe particulière, une a des serpents, je n’ai pas repéré les autres, elles ritualisent leur intervention selon le rite vaudou, coq à sacrifier, sang dans lequel on trempe la main, murs lacérés de traces sanguinolentes bougies (cierges ?).

Nornes (et Vaudou)  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Nornes (et Vaudou) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

C’est l’intrusion du monde primitif, de la croyance première, comme si on allait s’y raccrocher en l’absence (déjà) des dieux, et en l’absence d’espoir terrestre, une croyance-superstition au milieu de laquelle trône un poste de télévision est une vision encore une fois à la fois distanciée et cruelle de notre monde. À la fin de la scène, lorsque le fil se rompt (ici une corde faite avec des sacs plastiques noués entre eux), d’une certaine manière rien ne change, sinon que tout est déjà écrit et que les Nornes n’ont qu’à laisser la place. Il y a donc tout dans ce décor, tout pour illustrer une humanité ordinaire. Il n’y pas  de Crépuscule : le soleil est déjà loin.

Duo d'amour © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Duo d’amour © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Le duo d’amour initial après le départ des Nornes est un moment d’ennui : on est loin de la lumière habituelle. Brünnhilde adossée à la roulotte, Siegfried assis de l’autre côté appuyé sur Notung et songeur; chacun ronge son frein, personne ne se touche, vies parallèles. L’esprit qui présidait au duo final de Siegfried continue de porter ici l’histoire des deux amants. Siegfried par dérision va chercher une poupée figurant un bébé qu’il berce…ou est-ce un vrai bébé (de théâtre?)? Quoi qu’il en soit, comment s’en échapper?
Le voyage de Siegfried sur le Rhin est l’un des moments sans doute les moins lisibles de ce travail, mais l’un des plus terribles. Siegfried ne part pas, il s’endort et rêve en frottant des allumettes. Motif très habituel dans ce Ring que les briquets ou les allumettes, qu’on allume pour faire sauter quelque chose que finalement on ne fait pas sauter (cf Rheingold, mais aussi scène finale de ce Götterdämmerung). Mais cela me rappelle – réminiscence ? erreur ? allusion de Castorf ? –  La petite marchande d’allumettes, d’Andersen, réinterprété dans une œuvre de 1997 d’Helmut Lachenmann, qui utilisait, outre le texte d’Andersen un texte de Gudrun Ensslin, l’une des membres fondatrices de la Rote Armee Fraktion (un thème insistant dans Siegfried), qui est morte suicidée ( ?) en prison en 1977. Lachenmann fait de la petite marchande d’allumettes morte de froid un symbole de l’inhumanité du monde et un motif de révolte.
Frottant en dormant ses allumettes, Siegfried, dont on a vu précédemment les méthodes violentes et l’éducation, me paraît ici confirmer et ses tendances terroristes, et sa marginalité dans le monde, et son inadaptation.
Et les Gibichungen ? Hagen est finalement, avec sa crête punky, le personnage le plus traditionnel, le plus à part, le plus habituel, Gunther en blouson de cuir, qui gère probablement la Döner Box, est un petit patron sans envergure, et Gutrune, magnifiquement interprétée, mais non magnifiquement chantée (hélas) par Allison Oakes, est une greluche plus amoureuse de son Isetta toute neuve préservée elle-aussi sous une bâche en plastique noir (comme Brünnhilde endormie ou comme Siegfried mort) que de son Siegfried, un Siegfried qui boit son philtre préparé par Hagen d’une manière si fugace qu’on pourrait ne pas l’avoir vu : il est en train de boire cannette sur cannette…une goutte de plus ou de moins, et Castorf recommencera au troisième acte à perdre ainsi le spectateur : manière de dire que Siegfried n’a point besoin de philtre pour avoir oublié Brünnhilde. Cela Boulez l’avait déjà exprimé il y a quelques années : le philtre ne fait que souligner le changement d’identité de Siegfried et la perte de toutes ses valeurs.

Brünnhilde et Waltraute © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Brünnhilde et Waltraute © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Très belle scène que celle  avec Waltraute, sur des chaises pliantes devant la roulotte rappelant les trois compères du Nibelheim dans Rheingold, un moment de tension porté par Claudia Mahnke, meilleure Waltraute que Fricka, vêtue de lamé, elle aussi (décidément, ces revues berlinoises…). Un moment de vraie violence aussi grâce à Brünnhilde, plutôt à l’aise dans la scène. Et pour tout dire, un moment plus conforme aux habitudes du spectateur.

Final Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Final Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

La scène très complexe de l’arrivée de Siegfried sur le rocher de Brünnhilde est réglée plutôt simplement. Scène complexe parce qu’elle pose plus de questions qu’elle ne donne de réponses ; et Castorf n’y répond pas vraiment non plus. Brünnhilde reconnaît elle Siegfried mal dissimulé ? Siegfried viole-t-il Brünnhilde ? Pourquoi prend-il l’anneau ? Autant de questions auxquelles les mises en scènes ne réussissent pas à répondre, pas plus celle-ci que d’autres.
Siegfried apparaît en Gunther, blouson de cuir noir pantalon noir, lunettes noires pendant que Gunther, en vidéo, sur un immense écran, semble suivre la scène, figure fantomatique inquiétante qui manie les yeux et la bouche d’une petite poupée, comme dans un rite vaudou. Vaincue Brünnhilde part, seule Siegfried, après avoir cédé l’anneau, comme ayant décidé d’aller vers son destin, résignée.
Le deuxième acte est particulièrement bien réglé : Castorf réussit à faire tenir tout le chœur dans un petit espace, sur plusieurs niveaux, en jouant avec les vidéos pour multiplier les effets.
La scène d’Alberich avec Hagen se termine par l’éloignement d’Alberich, montant l’escalier du  fire escape, y croisant une femme avec une valise pleine d’étiquettes, billets d’avion à la main, il la touche, la frotte, lui fait une gâterie du genre de celle que fit Erda à Wotan, mais en version féminine évidemment. Wotan/Alberich décidément conduisent le même combat et sont deux faces d’un même monde. Et la femme repart, avec son billet, probablement au Texas, retour aux origines…

Le chœur des compagnons de Hagen (exceptionnel musicalement, une puissance, une clarté, une violence, phénoménales…inoubliable ) est organisé comme une sorte de fête de quartier, où selon le texte l’on va sacrifier à Donner justement devant la Döner Box (ça c’est le clin d’œil à la Castorf) et où tous agitent des drapeaux des quatre puissances occupantes (on est à Berlin), cherchant à manger et se précipitant contre le comptoir pour manger du döner, avec un barman (Seibert l’Untermensch) trempant ses doigts dans une seau de mayonnaise, y jetant du ketchup, découpant des tranches de Döner, en bref, on se croirait presque revenu dans Rheingold. Une ambiance pas très bon enfant, plutôt violente, plutôt tendue, où les cris et la fureur de Brünnhilde (en robe lamé or…encore du lamé) devient presque au milieu de cette agitation, une bagarre intestine, habituelle dans ces bas fonds; les serments, les haines, la violence exprimée par cet acte semblent intégrées dans un climat et non pas créer ce climat : c’est très fort, parce que cela relativise le mythe et réhabilite un quotidien détestable. Une fin de deuxième acte où l’Untermensch (Seibert, toujours lui), vêtu d’un voile de mariée (comme à la fin du premier acte de Siegfried)  pousse une poussette dans l’escalier, qui roule et tombe laissant choir sa cargaison de patates, claire allusion au cuirassé Potemkine. Cette image est à lier au rêve de Brünnhilde d’avoir une famille et des enfants, et qui s’écroule parce qu’elle vient de trahir Siegfried et le condamner à mort. Le voile de mariée, la poussette qui choit et se renverse, laissant tomber toute sa cargaison de patates, c’est la vision dérisoire du beau rêve d’une harmonie détruite, un rêve impossible dans le monde de Brünnhilde et Siegfried vu par Castorf.

Les filles du Rhin (Acte III) Mort de Siegfried © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Les filles du Rhin (Acte III) Mort de Siegfried © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Magnifique début de troisième acte avec des filles du Rhin dans leur Mercedes décapotable volée dans Rheingold, que Siegfried surprend, et lutine, de manière insistante, un peu vulgaire comme de juste, dans un quartier où l’on trouve un cadavre, l’Untermensch barman et Döner man, tout couvert de sang, comme s’il avait été lui même sacrifié dans une cérémonie vaudou. Sans autre forme de procès il est vite mis dans le coffre de la voiture et Siegfried le découvrant ne sera pas plus étonné que ça, il y prend une valise, la jette, il en sort de la poudre d’or, trafic, nostalgie de l’or perdu ou alors du vulgaire sable: il n’y a plus d’or . Les filles du Rhin sont vagabondes, passées du Texas à cet espace urbain berlinois (?) elles repartent, mais vont errer dans le décor, d’espace en espace attendant la fin.
Ce troisième acte se déroule sur un rythme plutôt ralenti, et volontairement…On peut faire confiance à Castorf pour calculer ses effets, chaque scène est articulée, décomposée, sans aucune accélération des rythmes, sans crescendo. Même la mort de Siegfried est presque banalisée : on se bat au milieu es caisses de légumes, et Hagen abat Siegfried avec une batte de base ball, comme Wotan avait abattu Siegmund. Petits meurtres de bas étage, avec les outils qu’on peut.

Mort de Siegfried © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Mort de Siegfried © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Siegfried gît au milieu des caisses, à moitié dissimulé, on le voit à peine, et la fameuse marche funèbre, ce chœur antique à l’orchestre dirait Boulez, ce bilan somptueux d’un parcours  se heurte à cette vision d’un corps sans vie chez un marchand de légumes. Sublime vision, déchirante et terrible. Tel est le Crépuscule.
Les Gibichungen règlent leurs comptes au pied du néon « Buna » (voir plus haut) où les meubles cheap de DDR dissimulés sous des bâches de plastique noir au deuxième acte (motif décidément récurrent) laissent place aux barils de pétrole (Agip) : pendant qu’on s’entretue les affaires continuent. Gunther assassiné par Hagen (avec sa batte) et Gutrune perdue au milieu de ce massacre voit arriver le cadavre de Siegfried…dans une bâche en plastique ; c’est alors qu’apparaît Brünnhilde, descendant le grand escalier dans sa robe lamé or (eh oui, encore le motif de la revue) et qui va chanter tout son monologue sans rien faire, dans un vide absolu, errant d’un décor à l’autre, et devant le New York Stock Exchange, le Walhalla du jour, débarrassé de son emballage à la Christo : on se croyait au Reichstag, on est à Wall Street …(Wall Street…Walhalla…assonance bienvenue et Wall Street, rue du mur, traduction bienvenue dans un espace pour moitié berlinois, de l’autre côté du mur justement).
Beaucoup de choses se superposent, et prennent (ou non) sens. Ce qui est patent, c’est que Castorf refuse l’événement  que tout le monde attend: cette fin apocalyptique du Götterdämmerung va être refusée, au spectateur et aux acteurs. D’abord, Brünnhilde tarde à rendre l’anneau aux filles du Rhin et le fait avec la discrétion avec laquelle Siegfried a bu le philtre, le spectateur n’en peut plus d’attendre, et Castorf rallonge à plaisir. Ensuite, dans la malle de la Mercedes des filles du Rhin, qui errent désormais lentement entre Wall Street et la roulotte, qui montent dans le bâtiment, accrochent un tableau (l’art à Wall Street, l’art comme valeur marchande), Brünnhilde pique deux bidons d’essence et les verse autour de Wall Street…enfin ça va bouger et ça va brûler…et les filles du Rhin sur le balcon du bâtiment, agitent, comme Loge dans Rheingold, des briquets. Mais non, elles renoncent…ce n’est là aussi qu’un motif, qu’une velléité.
Et Brünnhilde disparaît, non dans un bûcher, mais dans le fond du décor, qui ne cesse de tourner. Seul brûle un baril de pétrole, où les filles du Rhin ont enfin jeté l’anneau, sous les yeux fascinés et fixes de Hagen pétrifié, tout le monde regarde ce petit feu brûler d’une manière passive, pendant qu’une vidéo laisse voir derrière la corps de Hagen étendu, repu, satisfait, dans une barque s’éloignant du rivage, un Rhin-Styx qui emporterait le mort s’éloignant dans la brume. Rideau.
Tout nous est donc refusé dans cette fin longue, sans grand mouvement, volontairement ennuyeuse là où pendant tout le Ring l’invention a fusé. Ici, rien que des actes manqués, manquants, distraits, longuets. Castorf est haïssable: il nous frustre de nos flammes et de notre Walhalla qui va s’écrouler…
Mais dans le monde de Castorf, les Walhalla-Wall Street ne s’écroulent pas, c’est nous qui passons et trépassons.
On reste interdit, insatisfait et c’est bien ce que veut la mise en scène. Kriegenburg faisait à Munich une fin optimiste ou plutôt rassurante et solidaire, Chéreau affichait un groupe d’hommes regardant le public comme pour dire, à notre tour de construire le monde. Castorf nous dit : pas de futur, pas d’optimisme, tout reste tel que, le monde comme il va, le monde de l’oppression, des Buna, des Minol, des Auschwitz continue, et même la Rote Armee Fraktion a disparu : cette histoire longue et sublime n’a servi à rien, a tourné dans le vide ; much ado about nothing…

Face à ce désert culturel, humain et conceptuel, où le monde va flotter dans une mort lente comme Hagen, seule la musique tient.
C’est bien la leçon de cette entreprise. À la fin de tout, il y a encore la musique, et dans Götterdämmerung, cette musique alterne moments de violence extrême et d’excès et moments de violence virile (Acte II), moments contenus de recueillement mais aussi d’exaltation (Acte I) , moments sublimes d’élévation (acte III). Petrenko travaille d’abord dans la fluidité, avec un son qui reste toujours dans des limites, qui jamais ne déborde : en cohérence avec le travail de mise en scène, il n’y a rien de trop (μηδὲν ἄγαν) une sorte d’équilibre subtil et qui pourtant, dans sa retenue même, crée une indicible émotion : c’est le cas du chant des Nornes, qui rarement a sonné ainsi à l’orchestre, c’est le cas du récit de Waltraute, c’est le cas aussi de la terrible dernière scène de l’acte I, d’une violence contenue, mais réelle, mais tendue. Les moments qui sont menés à un tempo plus rapide (acte II par exemple) semblent néanmoins, grâce au croisement du rythme musical et du rythme scénique, ralentis : le discours orchestral est tellement clair et limpide qu’on s’attarde sans cesse sur tel ou tel détail, telle ou telle phrase cachée, dans ce travail de miniature dont justement Boulez parle. Entendant Petrenko, on se rappelle les phrases de Boulez sur le travail de miniature (où en fait il rappelle que c’est Nietzsche qui le premier le signale). On a l’habitude de la grosse machine wagnérienne, et c’est le petit détail, les minuscules reflets et tesselles de la composition qui surprennent. Petrenko est un mosaïste : il construit une mosaïque, petit caillou par petit caillou, tesselle après tesselle et le gigantesque tableau d’ensemble apparaît, né  de chaque briquette, de chaque caillou. Évidemment, des moments comme la marche funèbre ou la mort de Siegfried, ou même la première partie du monologue final de Brünnhilde, qui se termine par Ruhe sont impressionnants de sensibilité, de délicatesse, oui, délicatesse des détails dans la marche funèbre. Même le final n’est jamais démonstratif : jamais Petrenko n’est pris en défaut d’ego directorial surdimensionné. Et pourtant cela sonne, et pourtant cela prend, parce que cela surprend, parce qu’on est toujours séduit par l’intelligence, parce qu’on a l’impression que nous est livrée la simple partition, derrière laquelle tout un orchestre (qu’on aurait aimé voir saluer à la fin sur scène) s’est rangé. Un Ring en parfait ordre de marche.
Ah si l’on pouvait dire de même pour le plateau! Comme  Siegfried, ce Götterdämmerung est vocalement bien pauvre, bien moyen et pour tout dire assez plat. À chacun il manque quelque chose, un petit quelque chose par ci (Hagen, Alberich, Brünnhilde), un gros quelque chose par là (Gutrune, Siegfried).
Seuls, Alejandro Marco-Burmeister et Claudia Mahnke (qui chante ici et Waltraute et une Norne) s’en sortent avec les honneurs.
Alejandro Marco-Burmeister a un très beau timbre, sonore, chaleureux, il sait colorer, il sait dire le texte, il a la puissance et les aigus, c’est une très bonne prestation dans un rôle ingrat.
Claudia Mahnke manquait de tenue dans Fricka , sa Fricka un peu fade, désordonnée et sans couleur ne m’avait pas convaincu. Il en va autrement dans Waltraute, où elle projette bien une voix au contraire très présente, très assurée, avec un soin particulier apporté à la couleur et bien sûr à la diction. Un vrai personnage, une vraie voix, une vraie présence.
Gutrune (Allison Oakes) a des problèmes de projection, de rythme, de couleur. Elle est une merveilleuse actrice, mais du point de vue de la présence vocale, de la puissance et de la justesse, c’est raté. Ce n’est pas une Gutrune intéressante, c’est même mauvais.
Lance Ryan ne devrait plus chanter au moins le Siegfried du Götterdämmerung. Il s’en sort dans Siegfried, surtout aux deux premiers actes, mais dans Götterdämmerung, dès les premiers mots, c’est désastreux. La voix est engorgée, nasalisée à l’extrême, le timbre est très désagréable, à la limite du supportable. Il n’a pas de problème d’expansion à l’aigu, s’il résout ses problèmes de passage, il a le volume, il tient les notes, il sait aussi jouer de la voix par des modulations, mais le son qu’il émet est trop souvent vilain. C’est un acteur sensationnel, il sait bouger, il saute, court, grimpe, il est le personnage voulu par Castorf, odieux, méchant, sans tendresse ni amour. On pourrait dire qu’une aussi vilaine voix va bien au personnage, mais ce serait malhonnête. Cela ne va pas. Il a été hélas hué par quelques spectateurs, je trouve indigne de huer surtout après qu’il eut fourni un effort pareil, mais des raisons de limiter ses applaudissements, il y en avait.
Le Hagen de Attila Jun est bien en place, diction, phrasé, émission : tout cela ne pose guère de problème, mais c’est une voix sans vraie présence parce qu’il lui manque ce doigt de volume et surtout de profondeur qui fait la différence entre des bons Hagen (ce qu’il est) et des grands Hagen (à Bayreuth dans les 40 dernières années  Philip Kang, Karl Ridderbusch, Hans Peter König par exemple).
J’ai déjà écrit que Oleg Bryjak en Alberich avait une voix un peu claire, mais surtout manquait de relief, c’est un Alberich pâle, qui a bien travaillé son personnage scénique, mais sans dans la voix cet écho terrible et sauvage qu’on aimerait entendre. C’est plutôt plat, sans être indigne. Le résultat c’est que la scène avec Hagen (Schläfst du Hagen mein Sohn ?) reste un peu en retrait et ne fait pas partie des grands moments vocaux et spectaculaires, alors que c’est une scène essentielle, et scénique et musicale.
Des Nornes et des filles du Rhin, très honorables, on retiendra surtout les mezzos dont celle que je cite à chaque fois, Okka von der Dammerau, une voix homogène, bien projetée, au phrasé exemplaire Quand va –t-on enfin lui proposer un vrai rôle : une Fricka par exemple ? Les sopranos restent quant à eux un peu trop pâles ou stridents.

Enfin Catherine Foster a été très honorable dans la Brünnhilde de Götterdämmerung. Les aigus sont larges, sûrs, le phrasé exemplaire, j’ai déjà écrit les faiblesses du grave et quelquefois du centre, le vibrato dans les passages ; il reste que c’était plutôt mieux que l’an dernier. Il reste aussi qu’elle n’est pas une Brünnhilde pour la mémoire et les souvenirs impérissables : ne pensons ni à Gwyneth Jones, ni à Hildegard Behrens, ni à Nina Stemme. C’est une Brünnhilde solide de scène allemande de répertoire, elle fait le job comme on dit, avec conscience, elle entre bien dans la mise en scène aussi et donc les moments où elle chante ont été de beaux moments. De grands moments ? non pas vraiment, car son chant n’est pas incarné, n’est pas habité, elle ne fait pas un avec le rôle, ni torche vivante, ni prêtresse dédiée, ni femme détruite qui rugit ses derniers sons, c’est une Brünnhilde appliquée, qui mérite nos remerciements.

Et voilà. Ce Ring est terminé. Pour sûr – et je ne suis pas le seul à l’écrire – l’un des Ring les plus intéressants au moins depuis Kupfer-Barenboim et donc depuis à peu près un quart de siècle, la direction musicale en est prodigieuse d’intelligence, le regard est neuf, attentif, précis, la mosaïque sonore est aussi impressionnante qu’une fresque, et aussi détaillée que la plus délicate des orfèvreries ; de l’horlogerie de précision pour la plus merveilleuse des horloges. En revanche une distribution pâle qui ne répond à la hauteur ni de la direction ni de la mise en scène.
La mise en scène est une proposition qu’on peut ou non accepter, qu’on peut ou non discuter. J’attends moi-même de revoir certaines scènes pour mieux asseoir mon opinion ou dissiper quelques doutes. Mais c’est du vrai théâtre, c’est là aussi une vraie mécanique de précision, avec une équipe hors pair (décors, costumes, lumières). Un travail de virtuose que tout spectateur honnête et pas aveuglé par ses certitudes, ne peut que reconnaître. Ce travail restera sans doute dans les annales du Festival comme une proposition radicale, mais mise en œuvre de manière théâtralement indiscutable. Un chef d’œuvre ? peut-être pas. Une œuvre ? sûrement.

(1) Pierre Boulez, Regards sur autrui, Points de repère II, le texte et sa réalité, p.169, Paris, Christian Bourgois éditeur.

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Wall Street/Walhalla (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wall Street/Walhalla  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath (2013)

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – SIEGFRIED, de Richard WAGNER le 30 JUILLET 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Dans le Ring, Siegfried est un moment un peu particulier, peut-être pour le profane le plus difficile des quatre opéras qui composent la Tétralogie, beaucoup de longs dialogues malgré des moments fameux tels le chant de la forge, les murmures de la forêt, et certains moments du duo Siegfried/Brünnhilde, mais une dramaturgie un peu en retrait, laissant libre cours aux expressions individuelles et notamment celle de Mime.
Pour Castorf, c’est le moment le plus idéologique dans un décor des plus monumentaux jamais vus au théâtre : pour faire simple, la reconstitution du Mount Rushmore, enfin d’un Mount Rushmore sauce marxiste, puisqu’à la place des quatre présidents références des USA, sont sculptés Marx, Lénine, Staline et Mao, les références révolutionnaires.
Car c’est bien de révolution qu’il s’agit. Le pétrole continue de faire son effet, même si on quitte l’ambiance de Walküre qui lui est directement liée. Il ne faut pas penser la mise en scène comme un récit linéaire qui substituerait à l’or jaune l’or noir, et qui raconterait plus ou moins la même histoire. Quel en serait l’intérêt ?
Carstorf donne à ce Ring un sens crépusculaire : d’ailleurs, jamais les éclairages ne sont « a giorno » : brumes, aurores, lumières nocturnes alternent en des ambiances stupéfiantes de Rainer Casper, qui se modifient sans cesse et de manière à peine perceptibles. Même le fameux « Heil dir Sonne » de Brünnhilde au réveil est plus une espérance qu’une réalité. D’ailleurs, on le verra, tout est fait pour que ce réveil ne réveille pas grand-chose. C’est un crépuscule du monde, un crépuscule des idéologies, un crépuscule de la révolution, de celles qu’on prépare sans jamais les faire vraiment. Car le fameux mount Rushmore, construit en l’honneur des quatre Dalton des révolutions du XXème siècle, n’est qu’un chantier abandonné. On est loin du triomphant Rushmore américain. Le Rushmore que nous avons sous les yeux est un chantier laissé en friche, avec échafaudages, escaliers de bois et palans, dont les replis servent d’abri à la timide caravane de Mime, qui a quitté son frère dans Rheingold avec la caravane « familiale », qu’on retrouvera au Götterdämmerung, et qui va passer de main en main : Alberich, Mime, Siegfried-Brünnhilde : une ligne apparemment pas vraiment directe et pourtant…pourtant Siegfried sera éduqué beaucoup par Mime (tant de livres dans la roulotte, une éducation probablement intellectuelle et révolutionnaire version Rote Armee Fraktion) un peu par l’Oiseau (enfin, on va le voir, une éducation assez sexualisée…) et pas mal par Hagen…parce que les Runes transmises par Brünnhilde le temps d’une nuit d’amour, il aura tôt fait de les oublier avec le philtre de Hagen…; on a toujours tendance à classer Siegfried dans les héros positifs, et tous les signes de cette mise en scène nous indiquent que c’est plutôt un héros négatif (qu’il soit naïf, berné ou non), tout simplement parce qu’il n’est qu’un outil : outil de Wotan, outil de Mime, outil d’Alberich plus tard au travers de Hagen, il est le bras armé des autres, le Gavrilo Princip du moment.
Ne nous laissons pas non plus berner par les apparences, si d’un côté on a un Mount Rushmore à l’envers, et inachevé, la symphonie inachevée des révolutions perverties l’est par le pétrole, toujours présent, même de manière fugace :

Logo de la firme Minol
Logo de la firme Minol

la firme Minol (spécialisée en produits issus du pétrole, voir leur site https://www.minol.de et fondée par l’Allemagne de l’Est en 1949 avec un nom issu de Mineralöl-dont la traduction exacte en français est petr+ol=pétrole- et oleum, l’huile en latin) éclaire de son néon agressif la tranche de ce décor bi-face, une face Rush-mort, et une face Berlin-Minol. Oui, Berlin Est, comme symbole de l’idéologie dévoyée, de la révolution volée, des enjeux planétaires de la puissance : d’ailleurs ce Berlin-là est adossé à un mur gigantesque, qui cache l’autre face du décor…n’oublions pas le mur…
Derrière le mur, une poste : parce que la poste est l’instrument du pouvoir, de la Stasi, qui fouille dans le courrier : sacs de courriers ouverts et jetés en pâture, Siegfried au passage consultant des registres, personnages louches observant des dossiers, des feuilles. On n’envoie pas de lettres de cette poste, on les reçoit, on les rassemble et sans doute on les ouvre et on les perd. Et puis, il y a EXANDERPLATZ (pour Alexanderplatz) station de métro (U-Bahn) au pied de la tour de télévision gigantesque qui domine la partie est de Berlin, avec à ses pieds l’horloge URANIA, l’horloge universelle (qui dans cette mise en scène tourne très vite : toujours l’élasticité du temps…), et dans ce Berlin-là il y aussi des personnages, comme sortis d’une revue de l’Admiral Palast : l’Oiseau est une meneuse de revue, assez gênée d’ailleurs pour se mouvoir (jeu désopilant de poursuite impossible, Siegfried montant et descendant par des escaliers étroits interdits à l’Oiseau emprunté avec son énorme costume et ses ailes de géant). Personnages sortis d’un mythologie urbaine berlinoise, pauvre Biergarten qui va être témoin d’une scène de ménage entre Erda et Wotan, puis d’un triste duo d’amour( ?) Brünnhilde-Siegfried…La bière est triste hélas…

Minol sous la DDR
Minol sous la DDR

Berlin comme emblème des perversions idéologiques, de la course au pétrole : l’Alexanderplatz était justement jusqu’en 1968 le siège de Minol – voir plus haut-, avec sa Minolhaus…

 Minolhaus
Minolhaus

le pétrole est bien là, installé dans les symboles de la Berlin d’avant…
Ah, j’oubliais, un détail qui fera plaisir aux français : Minol, aujourd’hui appartient à Total.
Ainsi donc, l’intrigue se déroule dans une linéarité troublée. On se souvient que Tankred Dorst dans sa malheureuse production du Ring précédente avait eu la (bonne) idée de montrer des Dieux comme en transparence derrière un monde qui vivait sa vie au quotidien : les Dieux sont parmi nous. Mais c’était assez mal rendu, et peu clair. Ici, c’est le monde qui défile derrière les Dieux et les héros qui gèrent tant bien que mal leur vie agitée. Un monde qui se transforme au fur et à mesure que cette vie agitée génère des catastrophes et des ruines. Un monde qui tourne : la tournette n’est pas seulement un artifice permettant de construire un décor qui est espace, qui est passage (il y a toujours dans le décor un point de passage d’une face à l’autre, ici c’est la Poste…tiens tiens…point de passage…cela ne vous rappelle-t-il rien à Berlin ?), qui est cadre, qui est ambiance, la tournette organise le changement, l’évolution temporelle, spatiale, l’évolution des caractères, la tournette tourne sur elle même, mais en même temps on avance en une sorte de progression spiralaire.
Au premier acte, Castorf pose Mime (Burkhard Ulrich, très beau personnage) et Siegfried, dans leurs relations conflictuelles. Mime, digne frère de celui qui a renoncé à l’amour ne peut générer que haine et mépris. Mais Mime est dans ce travail plus un intellectuel qu’un habile forgeron, il se forge…des idées et se prépare en secret à faire exploser le monde: d’ailleurs quand le Wanderer arrive, inquisiteur en lunettes noires, il cache vite l’intérieur de la roulotte avec des journaux…

Wotan & Mime Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan & Mime Acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Et on peut supposer que Siegfried en a aussi été imprégné. Mais Siegfried n’est ni obéissant, ni soumis, il entre en scène tenant en laisse non un ours, comme dans tout Ring qui se respecte, mais un homme, l’éternel Patric Seibert, barman-victime dans l’Or du Rhin, victime dans Walküre, et victime dans Siegfried, mais une victime qui serait consentante, le bon chien-chien à Siegfried qui a su au moins se ménager un esclave. Seibert, c’est l’éternelle victime, l’Untermensch nietzschéen (on ne compte plus les coups qu’il prend), la figure de celui qui est programmé pour perdre, le peuple quoi. Mais Siegfried est en opposition à l’idéologue Mime, comme s’il avait confusément compris que l’idéologie ne vaut rien non plus. Même s’il forge Notung (déjà forgée, de menus ajustements suffisent) comme d’habitude, il ouvre surtout des caisses remplies d’armes : on n’est pas chez les bandes des bas quartiers, on est, sous les figures faussement tutélaires gravées dans le granit, chez des terroristes en puissance. Siegfried est un outil préparé pour tuer, un outil qui va monter sur le visage de Staline pour lui enfoncer l’œil à coup de marteau et une projection du visage de Wotan couvrira Staline à l’acte III. Wotan n’est pas Staline.

Wotan Staline et Siegfried Lénine (Acte III, scène II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan Staline et Siegfried Lénine (Acte III, scène II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Wotan prend momentanément le visage de Staline parce que la situation le demande.  Siegfried au 2ème acte tue Fafner (un Fafner qui veille au grain au fond de la Poste, qui dort au fond du métro, entouré d’enveloppes et de filles faciles) à la Kalachnikov, manière Rote Armee Fraktion, en un bruit à ce point assourdissant qu’il faut un avertissement aux spectateurs à l’entrée de la salle et sur les feuilles de distribution. Siegfried est un violent, un fils de la révolte et de la violence, un marginal dressé contre le monde, élevé par ceux-là même qui en veulent la fin. Il tuera Mime d’une manière incroyablement sauvage, comme il a été dressé.
Le premier acte se termine par l’esclave-ours tenu en laisse qui revêtu d’un voile de mariée violemment ironique se jette avec amour sur Siegfried. Ce dernier   devenu  héros (il a forgé Notung) et  donc objet de l’amour de tous, comme dans les contes, il l’est aussi de l’ours-esclave qui veut sa part de rêve. Mais après cette fin un peu folle et sarcastique, le second acte commence non dans la forêt, mais devant la roulotte désertée autour de laquelle tournent les deux vautours : Alberich et Wotan, et continue devant la poste, où se réveille Fafner, entouré de ses minettes avides (Fafner assis sur son or…) qui va rentrer en disant « laissez moi dormir », mais Castorf, probablement joue sur le double sens en allemand de schlafen qui indique les deux types d’activités possibles dans un lit…la forêt, c’est la forêt de béton et de lumière de Berlin, c’est les tristes vitrines de l’est, c’est la poste, c’est les corbeilles à ordures où Siegfried cherche des bouts de bois pour imiter l’oiseau, c’est la forêt métaphorique et plus inquiétante que la forêt profonde des légendes. Et Siegfried se bat peu contre Fafner déjà homme, et pas Wurm (d’ailleurs, pas de dragon…mais un autre reptilien…) et il l’assassine, simplement, à la Kalachnikov, : devant la poste, un crocodile étendu…tout est dit…avec la lourdeur provocatrice voulue, pas de gants à prendre avec le capital…

Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Siegfried et l’Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Quant à l’Oiseau, je l’ai déjà évoqué, habillé en meneuse de revue berlinoise, plumes envahissantes et paillettes, elle est une femme qui cherche à séduire le jeune Siegfried, peu impressionné, et tout cela se terminera par une étreinte violente au rythme des dernières mesures. Siegfried pas trop pressé de rejoindre Brünnhilde honore d’abord l’Oiseau, et cette activité commune à l’humanité s’appelle en allemand vögeln (de Vogel, oiseau…) qu’on pourrait traduire par oiseler, gentille métonymie…Carstorf, évidemment s’amuse comme un fou à ironiser (il cite abondamment dans le programme le livre de Jankelevitch sur l’ironie) sur l’histoire, à la gauchir sans la trahir dans un monde sans morale et sans amour, oiseler ne serait-elle pas la seule activité qui reste possible?
Le troisième acte est à ce titre assez terrible : l’entrevue avec Erda, (qu’on avait quitté dans Rheingold en superbe maquerelle de luxe), se déroule comme une scène de ménage ou de rupture. Le vieux couple Erda/Wotan n’arrive plus à communiquer.

Wotan et Erda, Acte III, 1 Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan et Erda, Acte III, 1 © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Erda est d’abord vue en vidéo se préparant à sortir pendant que Wotan l’appelle, elle se maquille, choisit sa perruque du jour pour l’occasion et sa tenue (pendant que son assistante lui pique des produits de maquillage): les Dieux doivent apparaître sur le théâtre du monde en costume choisi, comme un acteur qui intervient à la juste place dans le juste appareil. Très belle femme (Nadine Weissmann), elle sort de son couloir comme on rentre en scène, sur la terrasse, descendant un long escalier comme elle le ferait aux Folies Bergère (toujours cette idée sous jacente de revue) et vient trouver un Wotan un peu fatigué, débraillé, et surtout affamé : ils s’installent à une table de Biergarten, choisissent le menu sur la carte, les vins sont l’occasion d’une scène à la Charlot, orchestrée par le garçon (toujours le barman esclave…), qui verse en veux-tu en voilà toutes sortes de vins, pendant que Wotan mange un énorme saladier rempli de pâtes…(on est chez les dieux, et les repas divins sont olympiques, ou walhallesques), mais le dialogue autour d’une bonne table ne passe pas, Erda finit pas quitter violemment les lieux.
Elle réapparaît très vite, avec une autre perruque d’un blond platiné et putanesque. Et finalement se réconcilie avec Wotan en lui faisant une petite gâterie…Wotan lui avait lancé hinab (descends !), elle descend en effet, mais pas tout à fait dans les profondeurs de la terre…

J’imagine l’inquiétude du lecteur. Et je tiens à le rassurer. Rien de particulièrement insensé : dans toutes les mythologies, les Dieux passent leur temps en querelles et en oiselage ; Castorf ne fait que traduire en version d’aujourd’hui ce que nous acceptons parfaitement dans l’Iliade, l’Odyssée ou les Métamorphoses d’Ovide.
Et de plus la vérité de la relation Erda/Wotan est rendue avec crudité certes, mais justesse, il y a dans toute cette scène entre eux deux à la fois rancœur, familiarité, souvenirs.
Même vérité dans la scène avec Siegfried qui suit. Inutile de chercher des flammes et un rocher, il n’y en a pas. Il y a d’abord une course poursuite sur tout le décor (Mount Rushmore en largeur et en hauteur) entre Siegfried et Wotan, que Siegfried voudrait éviter, parce que Wotan ne l’intéresse pas. L’inverse n’étant pas vrai : Wotan le cherche, comme on dit et finit par le trouver : extraordinaire ballet d’une grande vérité psychologique, cette scène étant pour Wotan une vérification obligée que Siegfried ne peut être arrêté, et qu’il est donc bien programmé : ici c’est Wotan qui provoque et non Siegfried ; belle trouvaille.

Réveil © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Réveil © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Et puis enfin, le réveil et le duo d’amour : un réveil étrange, Brünnhilde étant enfermée sous une bâche de plastique (tiens, un dérivé du pétrole…) dormant sur un tas de reliques de chasse laissées là (bois de cerf), comme sur un tas d’ordures dont elle serait le joyau. Accompagnant ce réveil, une projection vidéo, un homme marche en forêt, trouve un cheval (Grane ?), puis un corps de femme ensanglanté, il plonge sa tête dans le sang, comme Siegfried dans le sang du Dragon…Pas d’ouverture vers le bonheur, mais vers le rite (vaudou ? on le verra au Götterdämmerung). Sur scène, Siegfried n’a pas vraiment peur devant ce corps de femme (il a connu l’Oiseau et sait désormais oiseler), et ce duo va se dérouler dans une ambiance glaciale, sinon  glaçante : amateurs de romantisme passez votre chemin. Castorf va détruire pièce à pièce tout ce qui rendrait une émotion vraie. Et Petrenko le suit, rythmes lents, pas de pathos une Verfremdung (distanciation) totale, absolue.

L’essentiel de la scène se déroule autour des restes du repas de Erda/Wotan (tiens, encore une histoire de couple), et chacun d’un côté de la table, raides comme deux passe-lacets, elle méditant sur la perte de son savoir et de sa virginité, et lui pensant carrément à autre chose : il s’ennuie déjà, va voir des dossiers à la poste, en arrière plan : pas étonnant que dès le début du Götterdämmerung, il n’ait qu’une idée, celle de partir…
Comme malgré tout le désir monte (chez elle, pas chez lui : Siegfried dit son désir, mais distraitement, vulgairement) elle se rapproche de lui et ce sont les premiers accords du final…mais arrivent à ce moment là pour troubler la fête une famille de crocodiles. On en avait déjà vu un auprès de Fafner, qui effrayait les jeunes filles. On voit cette fois une famille. Dans le bestiaire de Castorf, il y avait eu les dindons dans Walküre, couple victime prémonitoire métaphore de Siegmund/Sieglinde. La famille de crocodiles contient évidemment le couple, mais aussi le petit rejeton. Image de menace, certes, mais surtout image traditionnelle du capitalisme envahissant, image de bande dessinée ou de vignette journalistique qui montre que la vraie menace est là : Siegfried aurait presque peur, mais d’une part Brünnhilde donne un parasol  au crocodile le plus proche, qu’il avale (rires dans la salle), et Siegfried lui lance des pommes…Et notre crocodile croque la pomme…

Duo d'amour (2013) Siegfried et l'Oiseau © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Duo d’amour (2013)  © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Voilà un duo d’amour bien perturbé, totalement ailleurs, et ce n’est pas fini. En arrière plan, l’Oiseau (débarrassé de ses énormes plumes, et tout de blanc léger vêtu) entre en scène et s’amuse avec l’un des deux crocodiles adultes, du genre Titi et Gros Minet : il lui ouvre la gueule, regarde dedans, et l’autre l’avale, il ne reste plus apparentes que les jambes fort accortes de dame oiseau et Siegfried, tout en chantant l’amour avec Brünnhilde (on est au final de la scène, l’orchestre est lancé à toute volée…), se précipite pour sortir l’Oiseau de la gueule du reptile, tombe dans les bras de l’Oiseau et les deux se mettraient à oiseler sur le champ si Brünnhilde, vêtue en mariée, n’arrivait pour l’arracher des bras plumés et l’emmener manu militari, préfiguration de la scène de mariage Gudrune/Siegfried du Götterdämmerung. Rideau .
On l’aura compris, le rideau à peine tombé que les huées pleuvent, les crocodiles ont eu raison d’une bonne frange de la salle.
Leçon de tout cela : un Siegfried totalement dénué d’humanité, dénué de calcul, dénué même de regard. Un animal sauvageon, pur outil, ou pur produit du monde. Terroriste, certes, mais par occasion plus que conviction. Portant l’anneau, il est l’objet de la convoitise et de la menace (les crocodiles), il vit au jour le jour, au gré de telle ou telle rencontre, insouciant, parfaitement imperméable au sentiment, mais pas au désir : le Siegfried de Castorf, depuis l’Oiseau et jusqu’au filles du Rhin, n’arrêtera pas de lutiner qui passe une sorte de Wanderer du sexe. Elevé par Mime, programmé par Wotan qui ne vaut pas mieux, éduqué par l’Oiseau qui en profite, Siegfried n’est qu’un produit du mal, le neveu (et bientôt fiancé) de celle qui faisait exploser au TNT les champs de pétrole (il en a appris quelque chose…) : dans le monde post idéologique et post pétrolifère, il n’y plus de place que pour l’humain en ruines. On commence à comprendre que le Ring de Carstorf est nihiliste, il ne laisse aucune échappatoire. Le pétrole a fait de nous des bêtes sauvages : on l’entend bien aux cris émergeant de la salle à la chute du rideau…
Cette profusion de détails, d’idées enchâssées les unes aux autres, de propositions surprenantes, apparaissant logiques, ou saugrenues, ou incompréhensibles, mélange de clarté et de brume, est paradoxalement accompagnée dans la fosse par un Petrenko plus clair que jamais. Son premier acte, à la fois tendu, très sombre (c’est vraiment la couleur qu’il va donner à toute l’œuvre), est incroyablement lisible, suit les données du texte : la scène des énigmes avec Mime est totalement fascinante, on est presque contraint de fermer les yeux pour se rendre compte au mépris de la Gesamtkunswerk.
Les murmures de la forêt, en vraie sourdine, avec des cordes à se damner, emportent, même si les appels au cor sont complètement ratés par le cor solo (et pas seulement au deuxième acte) ; il y a dans cette direction une cohérence de musique de film qui colle à l’image d’une manière totale, dérangeante au besoin. Le duo final est pris avec lenteur, avec distance, comme jamais on ne l’a entendu, mais vrai comme jamais, vrai comme la vérité scénique qui nous est donnée. Le spectateur ne peut faire abstraction de l’un pour se concentrer sur l’autre : les deux vont tellement ensemble, de conserve, de complicité, de justesse : la fosse est tantôt distante, tantôt grandiose, tantôt ironique, mais toujours présente, toujours à l’affût, toujours capable de dire à l’oreille ce que nous voyons. Kirill Petrenko est toujours soucieux de l’effet à produire, du sens à donner, il s’est plongé dans les partitions des archives Richard Wagner, comparant les observations des partitions originales du Ring 1876, effectuant un travail approfondi de redécouverte musicale, alors que le Ring est ce qui l’a lancé dans la carrière lorsque tout jeune encore, il était GMD (lointain successeur de Hans von Bülow) dans le théâtre historique de Meiningen, dont la Hofkapelle fut la base de l’orchestre du festival de Bayreuth en 1876.
Chef d’œuvre de dynamique et d’énergie, mais aussi de retenue, d’adaptation à la scène, de construction sonore permettant aux voix de ne jamais être couvertes, le travail de Kirill Petrenko est pour moi la meilleure direction musicale du Ring depuis longtemps, à la fois par sa simplicité apparente, par le rendu systématique de chaque note, de chaque phrase, de chaque moment, par l’absence d’effet de mise en son et par une sorte d’exécution de toute la partition, mais rien que la partition, sans interférences.
Une fois de plus, les problèmes réels viennent des chanteurs et d’une distribution, certes honorable, mais moyenne au regard du lieu…
Même si l’on sait que Bayreuth a toujours préféré les chanteurs jeunes et moins connus que les valeurs consacrées, sauf à de rares exceptions (je rappelle que bien des « gloires de Bayreuth » étaient des débutants qui ont fait leur sillon sur la colline verte), le Festival a eu quelquefois la main plus heureuse, la question du chant se pose, fortement.
Leur performance d’acteur n’est pas en cause, ils sont tous des chanteurs-acteurs immergés dans le jeu, attentifs à la mise en scène, engagés : visiblement, le travail avec Castorf a fonctionné, à la différence de Chéreau au début, qui avait eu des difficultés avec certains (Karl Ridderbusch et René Kollo notamment). Mais vocalement, les choses sont pour le moins contrastées. Mirella Hagen en Oiseau (Waldvogel) a une voix projetée certes, mais avec de désagréables stridences, Alberich a une voix claire, lancée plus que projetée, sans un sens de la parole et de la diction accompli, et sans la profondeur voulue, Oleg Bryjak ne fera pas partie des Alberich de référence. Le Mime de Burkhard Ulrich est plutôt honorable. Certes, Castorf n’en fait pas un clown comme on le voit habituellement, c’est plutôt un intellectuel un peu lâche, mais qui n’en fait point trop. Pas d’effets sonores, point de voix nasillarde, point de jeux sur les aigus, une interprétation assez retenue, mais qui ne fait pas de Burkhard Ulrich un des Mime qui vous emporte une salle.

Wolfgang Koch reste ce Wanderer contenu, un peu introverti, très attentif au texte, très soucieux de la diction (son premier acte est magnifique). Dans la ligne de ce qu’on a entendu dans les épisodes précédents, c’est un Wotan non spectaculaire, mais homogène, mais intelligent, mais accompli.
Catherine Foster n’est pas ma Brünnhilde de prédilection, trop d’incertitudes dans le medium et dans le grave, un vibrato excessif pour mon goût, mais il faut lui reconnaître des aigus larges, sûrs, tenus, un bel appui sur le souffle et un engagement réel dans le jeu. C’est cependant une Brünnhilde sans aura, sans rien d’exceptionnel, sans expression du sublime. Est-ce voulu par Castorf ? Sans doute, rien n’est fait pour accentuer le sens du sublime dans toutes ses actions, mais la personnalité scénique, malgré un jeu bien en place, reste terne. Elle joue : elle n’est pas.

Et Lance Ryan ? On pourrait disserter à l’infini sur le rôle de Siegfried et ses exigences. Siegfried, il l’est en scène, merveilleusement engagé, juste jusque dans les moindres expressions, antipathique jusqu’au bout des ongles. Et dans ce cas la voix le sert bien, car elle n’a rien de séduisant. Il a les aigus, il travaille même les modulations, la couleur. Et disons que le Siegfried de Siegfried lui va, au moins dans les deux premiers actes. Il fatigue au troisième, le plus lyrique, celui qui exigerait une voix plus veloutée. La voix au contraire se raidit, le timbre se nasalise encore plus que de raison, devenant de plus en plus désagréable, sauer (aigre). C’est un Siegfried scéniquement hors pair mais vocalement difficile qui risque de devenir bientôt difficilement audible. J’ai suivi ce chanteur depuis que je l’ai entendu à Karlsruhe dans le Ring intéressant de Denis Krief. Il était jeune, et alors vocalement prodigieux. Il l’était encore à Valence dans le Ring Mehta/Fura dels Baus, avec une Jennifer Wilson rayonnante. A-t-il trop chanté le rôle ? je ne sais, en tous cas l’impression est celle d’une voix au crépuscule. Et l’en suis très triste, car c’est un véritable artiste.
En conclusion, ce travail, certes discutable, mais ouvert et disponible à la discussion, prodigieux d’intelligence et de profondeur à tous niveaux, montre que Bayreuth est toujours l’occasion pour le spectateur de questionner, de discuter passionnément, et de prolonger ensuite le plaisir du spectacle par le plaisir de l’étude.
Il n’y a aucun sens à aller à Bayreuth pour consommer de l’opéra…et puis s’en vont. Impossible de consommer Castorf ou Petrenko car alors la pilule sera bien amère : pareil Ring se prépare, se déguste, se digère (ou pas…), et en tous cas se pense sans cesse. Voilà pourquoi Bayreuth est unique.
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Scène finale..amour et crocodiles © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Scène finale..amour et crocodiles © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

BAYREUTHER FESTSPIELE 2014: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE WALKÜRE, de Richard WAGNER les 28 JUILLET 2014 et 11 AOÛT 2014 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Die Walküre, Adieux de Wotan© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Die Walküre, Adieux de Wotan© Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Dans l’économie d’une entreprise aussi complexe qu’un Ring, chaque moment est une étape, et cette longue histoire nécessite une construction claire et qui réponde en continu au concept exprimé par la mise en scène. Dans le choix de Frank Castorf, deux éléments clés :
–       d’une part le théâtre épique au sens brechtien du terme,
–       d’autre la claire séparation du prologue et de l’histoire, dont Die Walküre constitue le premier jour, ou premier moment.

Nous avons vu que le prologue avait mis en place les conditions du récit : un enjeu médiocre d’une humanité médiocre, mais dépendante du consumérisme, sexe, jeux, et pétrole : c’est dans une station Texaco que l’histoire du Rheingold se passe. Mais l’espace est presque un espace mental, issu des bandes dessinées ou des comics, inscrit dans un lieu qui tient sa richesse du pétrole, mais en dehors de toute référence historique marquée.

Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte I (2013) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Avec Die Walküre, l’histoire commence, et elle est au contraire inscrite dans le temps : le récit va être historié, et surtout situé dans l’espace : il prend naissance en Azerbaïdjan, à Bakou, avec les premiers puits de pétrole. Dans un monde qui s’apprête à accueillir le Dieu pétrole, le décor va prendre peu à peu forme et s’élaborer en fonction de l’importance grandissante de l’Or noir : puits et ferme (bottes de foin, cage à dindons) à l’acte I, puits de pétrole primitif à l’acte II, et puits de pétrole-Walhalla et Cathédrale au III. Une histoire à la fois éclatée, dilatée en espace et en temps, d’acte en acte. On avance dans le temps et l’espace se structure. Le troisième acte est déjà celui de l’extraction industrielle du pétrole, et la malheureuse histoire de la Walkyrie se déroule dans un Walhalla qui ressemble bien par certains côtés au Nibelheim de l’Or du Rhin. Un lieu d’exploitation et d’esclavage.

Il faut aussi sans cesse garder en tête les intentions de mise en scène, en s’appuyant sur l’histoire de Frank Castorf, venu de l’ex DDR, profondément lié à Berlin, à son histoire faite de déchirures et d’enjeux idéologiques. Ces questions irriguent son théâtre et donc ce Ring. Si le fil conducteur est l’Or noir, dont Castorf affirme qu’il s’est substitué à l’Or jaune comme source de toute la ruine du monde, de son absence de morale et de l’évacuation progressive de tout sentiment,  il souligne que les idéologies quelles qu’elles soient s’y sont subordonnées : au bout du compte, il n’y a plus de béquille pour porter le monde, il n’y plus qu’un immense néant. Crépuscule des Dieux ? non, Crépuscule de l’humanité.
Ce vaste propos, propose un sens délétère au Ring, où derrière la belle histoire mythologique, derrière les rédemptions par l’amour, se cache la ruine universelle.

Dans le parcours proposé, cette Walküre semble plus traditionnelle et donc mieux acceptée par le public que Siegfried, par exemple, auquel je viens d’assister. Walküre est encore d’une certaine manière le temps des illusions et des possibles, le temps où l’ivresse musicale wagnérienne enveloppe l’espoir né des deux jumeaux Siegmund et Sieglinde. Nul n’est besoin de distance, il faut au contraire épouser l’histoire pour mieux ensuite s’en éloigner. Il faut commencer par raconter simplement une histoire avant d’en décortiquer les données où d’en indiquer les dangers. Le couple Siegmund/Sieglinde est immédiat, dans sa rencontre, dans ses décisions, dans son amour explosif, et il a été programmé ainsi par Wotan. Le couple Siegfried/Brünnhilde est un couple encore plus programmé, éduqué pour se rencontrer et manipulé, mais cet amour est déjà perverti, traversé par les aventures du monde pétrolo-dépendant.

La ferme où vit Sieglinde est à peine touchée par le pétrole, le décor monumental et génial (on ne le dira jamais assez: le décor est toujours fascinant) d’Alexander Denić, représente une ferme, avec une tour (le derrick, reproduisant des photos de l’époque), une terrasse, et au pied de cet ensemble, des bottes de foin et deux dindons, auxquels Sieglinde donne à manger, deux dindons en cage prémonitoires, sorte de couple déjà prisonnier, des victimes en attente de solution finale : dans cette cage bientôt débarrassée de ses deux bêtes, viendront se réfugier un anarchiste (au troisième acte), mais on y jettera aussi tous les oripeaux idéologiques ou mythologiques : Wotan y dépose sa lance, Siegmund Notung etc.. Réceptacle de toutes les illusions du monde, réceptacle des dindons, oui, mais des dindons de la farce.
Comme dans l’Or du Rhin, extérieur et intérieur se mêlent à travers l’habile utilisation de la vidéo, Hunding endormi dort mal et semble avoir un sommeil agité de rêves. Sieglinde cachée derrière un drap prépare le philtre somnifère avec un air entendu digne d’un film du muet, tout le combat entre Hunding et Siegmund au deuxième acte se déroule en ombre ou dans l’intérieur de la ferme-derrick, on voit en final  alternativement, en phase avec la musique les deux visages de Hunding et Siegmund, les yeux fixes, résultat de leur combat.
Siegmund d’ailleurs meurt lentement, et ne cesse de tendre les bras vers ce père qu’il vient de reconnaître et d’apercevoir, mais c’est Brünnhilde qui le prend dans ses bras, contrairement à la tradition initiée par Chéreau. Dans le monde voulu par Carstorf, même fugitivement, Wotan n’a aucun sentiment.
L’univers dans lequel l’histoire est insérée se colore progressivement de notations géographiques et idéologiques. L’Univers de Castorf est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part.

L’histoire de la Walkyrie traverse les époques, du premier derrick à son exploitation plus mécanisée, voire plus industrielle et sa conséquence sur les masses, exploitées, puis révolutionnaires. Comme dans Rheingold où l’histoire était inscrite dans le Texas profond, champ pétrolifère bien identifié, nous sommes en Azerbaïdjan, russifié, avec ses inscriptions en russe, en azeri (une langue voisine du turc) qui nous envahissent progressivement. Au spectateur de se sentir à la fois concerné, mais aussi étranger, dans un monde qu’il ne déchiffre pas, dans une langue qu’il ne comprend pas (du moins les non russophones…). Au deuxième acte, le monde des graffitis idéologiques est né le monde n’a plus la « pureté » ou l’ignorance primitive du premier acte. À la paille et aux dindons laissent la place le monde d’un Lumpenproletariat exploité par Wotan, de la manière dont habituellement on voit Alberich exploiter ses Nibelungen dans Rheingold. Castorf propose cette image non dans Rheingold, mais dans Walküre, sussurant que derrière le mot Walhalla se cache pouvoir et donc exploitation (et productivisme stalinien) et que Wotan et Alberich sont deux faces d’un même Janus bifrons.

Mais déjà, à l’orée même de l’exploitation du pétrole, naissent dans le même temps ses dérivés les plus destructrices. Pendant le récit de Wotan au deuxième acte, Brünnhilde distraite prépare les produits de mort, les produits explosifs, elle écoute d’une oreille légère le monologue de son père, et va recueillir dans de petites bouteilles qu’on insère ensuite dans une caisse, un suc issu d’une sorte d’alambic, le TNT…
Quant aux Dieux, ils n’ont pas de racine, ils sont partout et ils sont nulle part, et donc ils empruntent les usages  là où ils sont: Fricka arrive en scène au deuxième acte vêtue en princesse russe, comme on pourrait en voir dans un opéra de Glinka ou de Borodine. Elle arrive non en char tiré par des béliers, mais portée par un esclave qu’elle fouette, autre manière de montrer que Nibelheim est au Walhalla et que les Dieux sont comme les autres et comme ceux qu’ils combattent. Et Castorf, jamais avare de sarcasme et d’ironie, fait se retirer l’esclave un peu titubant et se frottant  le dos maladroitement, pour marquer la souffrance d’avoir porté la déesse. Rires dans la salle.
Ainsi donc alternent une vision traditionnelle de Die Walküre, on y trouve Notung (même si dédoublée au premier acte, plantée sur la terrasse et plantée sur un tronc dans le hangar où Siegmund vient l’arracher), on trouve les amants affolés et traqués, une Sieglinde apeurée (extraordinaire Anja Kampe), et en même temps Brünnhilde préparant des caisses de TNT,  et une explosion prémonitoire à l’écran, pour l’utiliser : le temps est bien marqué, il s’agit de 1942, le sabordage des champs pétrolifères de Bakou pour empêcher les allemands de les occuper et les exploiter lors de l’offensive allemande appelée Opération Edelweiss.
Le combat de Hunding et Siegmund a lieu dans ces circonstances, sans doute métaphoriques d’un combat plus planétaire, au total sans vainqueurs ni vaincus, écartelé entre l’extérieur et l’intérieur, écran et théâtre, réel projeté et réel figuré/représenté. Et le combat se voit sur l’écran, comme par regard interposé. Sieglinde, dehors, lance un hurlement animal, d’un volume phénoménal et déchirant, comme le hurlement des éternelles victimes. C’est ce qu’on retient de ce combat, hors les corps qu’on voit étendus et les visages figés, hors le geste de Siegmund, tentative vers Wotan le père qu’il rencontre pour la première fois, hors l’explosion des puits de pétrole.

La Chevauchée des Walkyries © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
La Chevauchée des Walkyries © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Le troisième acte commence par une Chevauchée marquée idéologiquement : le drapeau anarchiste risque de flotter sur ces puits, on se souvient aussi que les Tchétchènes et autres populations locales excédées par le totalitarisme stalinien ont profiter de l’arrivée allemande pour chercher à se libérer, fortement soutenus par les allemands : bref, les Walkyries ont pour mission là où elles sont, et elles sont partout, de  pourchasser ceux qui nuisent à la belle organisation pétrolifère et wotanienne, et tous ces révoltés s’écroulent près du but et meurent. Piétinant ces corps les Walkyries arrivent, vêtues des costumes de toute la société soviétique, dans le temps et dans l’espace, belles dames bourgeoises ou aristocratiques de la fin de l’ère tsariste, babouchkas, femmes de la Russie profonde (on dirait Marfa de la Khovantchina), musulmanes des états d’Asie centrale, princesses traditionnelles. Venues de tout le territoire et de toutes les époques, elles sont toutes vêtues comme des représentantes de la haute société et elles arrivent pour se réunir, quitter leurs oripeaux nécessaires pour tomber dans le monde, pour prendre des habits de Walkyries dignes de dames de revues de Music hall, casques argentés un peu punky, tenues de « maîtresses » de boite SM : le sérieux et la mort côtoient les paillettes, rien n’a de valeur, il n’y a plus d’échelle. Brünnhilde arrive avec Sieglinde en épais manteau de fourrure et en casque argenté punky, seule Sieglinde garde sa vague tenue de paysanne azeri.
Il faut noter aussi au passage les beaux costumes de Adriana Braga Peretski, costumes voyageurs eux aussi, variés, très inspirés pour certains de costumes de music hall, avec paillettes, lamé, des costumes d’apparence, mais jamais de substance, nous sommes à l’évidence au spectacle du monde, the show is going on.
Un autre élément à la fois intéressant et dérangeant,  les mêmes personnages apparaissent comme des figures différentes y compris d’un acte à l’autre. Il y a par exemple une plasticité de Wotan qui se présente sous des apparences diverses, dans l’Or du Rhin mauvais garçon, et le voilà dans le deuxième acte de Die Walküre, affublé d’une barbe de patriarche, à la russe.

Wotan et Fricka (Acte II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Wotan et Fricka (Acte II) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Il est dans ce deuxième acte celui qui est la mémoire et qui rappelle les épisodes précédents, il est le chroniqueur, un peu le Pimen (de Boris Godunov) de la situation, il ressemble même avec sa grosse barbe à un Léon Tolstoï qui raconterait Guerre sans Paix chez les Dieux. Pendant que Brünnhilde à qui il devrait s’adresser prépare ses fioles de TNT, son discours devient un monologue intérieur, une méditation totalement fascinante, telle qu’elle est dite par Wolfgang Koch, avec un sens de la parole, un sens de la couleur hallucinants, et accompagnée à l’orchestre comme probablement jamais depuis Boulez je n’ai entendu dans ce deuxième acte un orchestre. Une méditation intérieure, fusionnelle entre parole et orchestre, l’orchestre dit ce que le chanteur dit, dans une osmose qui fait rentrer le spectateur en soi, qui crée y compris en lui la posture méditative. Un sommet.

Léon Tolstoï, portrait par Repin
Léon Tolstoï, portrait par Repin

Il est frappant de voir quel statut patriarcal Castorf lui donne ici, d’autant que dans l’acte suivant Wotan perd sa barbe (mais garde ses deux yeux et en perdra un, on verra pourquoi, dans Siegfried) et redevient une figure non de la mémoire, mais du futur immédiat, le jeune chef exigeant. Ces variations sont évidemment la conséquence de ce travail où temps et espace se mélangent et s’épousent, se contredisent et en tous cas voyagent sans cesse : Wotan est un Wanderer du temps et de l’espace et prend, tout comme les dieux de la mythologie, les apparences nécessaires exigées par les situations : tout est mouvant dans cet univers en fusion.
Le dialogue Brünnhilde Wotan du 3ème acte, est complètement différent par l’ambiance et par le propos de celui du second acte.  Les attitudes changent : Wotan plus jeune, plus vif, plus projeté vers le futur, Brünnhilde qui n’a pas ici l’attitude vaguement soumise et tendre qu’on connaît souvent dans ce duo. Cela bouge, cela discute ferme, cela s’oppose, et cela vit, d’une manière incroyable grâce à une diction de conversation qu’on a déjà entendue dans Rheingold.
Quant au final, il garde quelque chose d’une vision traditionnelle, c’est le tonneau cuve du premier plan qui s’enflamme (Il y a beaucoup de pétrole par ici…), tandis que Brünnhilde, vue à travers la vidéo  s’endort à l’intérieur du décor, qui tient du puits de pétrole, du château fort et surtout de la cathédrale merveilleusement éclairée (il faudrait de longues descriptions des sublimes éclairages de Rainer Casper) avec son immense clocher dominé par une étoile rouge (nous sommes en plein stalinisme).Elle s’endort les yeux ouverts, fixés dans l’attente, comme pour l’éternité, dernière image sublime qui montre aussi que Castorf sait provoquer les émotions.
La réussite de cette Walkyrie qui a triomphé de manière indescriptible auprès du public, doit rendre grâce à une distribution très équilibrée, voire quelquefois d’un niveau exceptionnel.

Hunding et les dindons (Acte I) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Hunding et les dindons (Acte I) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Kwanchoul Youn en Hunding est comme d’habitude remarquable de diction, et d’équilibre,   il campe un personnage glacial, violent avec son épouse, distancié, avec une voix bien posée, magnifiquement projetée.

Acte I (final) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte I (final) © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Johan Botha est tout simplement merveilleux, merveilleux de style, de tendresse, de velouté vocal, une voix qu’il sait rendre puissante avec des sons incroyablement tenus (les Wälse du premier acte et surtout le Wälsungen Blut de la conclusion). On sait qu’il n’est pas un acteur de référence, mais Castorf tient compte dans ses mouvements et son jeu des capacités du chanteur, et il fait un Siegmund à la fois passionné, mais en même temps plutôt introverti, qui correspond bien à la couleur sombre et retenue imposée par Petrenko. Passion rentrée plus qu’exprimée, vagues intérieures et réprimées, une passion traversée (déjà) par l’angoisse.
Anja Kampe est vibrante. En petite difficulté dans le premier acte où la voix semble retenue et sortir sans éclat, elle explose au deuxième et au troisième acte. J’ai rappelé son cri final du deuxième acte déchirant, violent, mais en même temps performance inouïe, il faut aussi saluer l’extrarodinaire personnage campé et chanté au troisième acte, avec de merveilleux O hehrste Wunder ! Herrlichste Maid ! bouleversants.
Catherine Forster en Brünnhilde en revanche est un personnage intéressant, mais la voix a de sérieuses difficultés avec les hojotoho initiaux du deuxième acte, qui se résument à des cris stridents, pas toujours en mesure, si bien qu’elle en fait sauter un. Cette voix est étrange, fragile dans les graves peu soutenus et dans le medium où elle s’aide d’un vibrato peu agréable, mais dès qu’elle atteint le haut medium, l’aigu devient large, expansé, solide, charnu, comme si elle n’avait travaillé que l’homogénéité de l’aigu sans s’occuper du reste ; il en résulte des moments très inférieurs au niveau à mon avis requis, et d’autres d’une grande beauté…
La Fricka de Claudia Mahnke est un joli personnage de princesse russe un peu exigeante, la voix et correcte, mais ce n’est pas une Fricka de référence, on est loin d’une Elisabeth Kulman, entendue à Lucerne et qui cassait la baraque.

Les Walkyries sont plutôt bien distribuées, l’ensemble vocal (à part quelques stridences) bien homogènes, surtout chez les mezzo (Alexandra Petersamer, Okka von der Dammerau) et saluons aussi la mise en scène (complexe) sur plusieurs niveaux qui rend le son magnifiquement distribué dans l’espace.
Reste Wolfgang Koch, Wotan étonnant.
Étonnant parce que jamais en représentation vocale : il a choisi de travailler un discours au ton plutôt égal, très travaillé dans le détail. Les aigus y sont, mais attaqués avec subtilité, presque noyés dans le discours, c’est souvent comme du Sprechgesang, avec une incroyable variété de couleurs. C’est un Wotan qui impressionne par l’intelligence et la subtilité, un Wotan au chant presque mozartien (comme je l’ai rappelé dans Rheingold), avec une technique et un contrôle supérieurs, et un timbre chaleureux. Sans s’imposer par le volume (on est à l’opposé d’un Terfel), il s’impose par le discours, par le texte, par le dire. C’est tout à fait exceptionnel.
Exceptionnel, c’est un qualificatif encore inférieur à l’effet produit par la direction de Kirill Petrenko. Je le répète, depuis Boulez, et malgré les Barenboim, les Levine et autre Thielemann, qui furent (ou sont) les chéris du lieu, on n’a pas entendu depuis plusieurs dizaine d’années une lecture de cette hauteur, de cette intelligence, de cette parfaite adéquation au discours scénique. Un orchestre sans effets, sinon l’appui permanent au texte, comme un discours textuel qu’il porterait lui même (le deuxième acte, anthologique d’intelligence et de grandeur), une direction qui est tout sauf démonstrative, qui ne cherche pas à démontrer, qui ne cherche aucun effet de manche ou de baguette, et qui ne cesse de démontrer, qui ne cesse de montrer le discours wagnérien, avec un sens du détail, avec une lisibilité, une clarté uniques. Petrenko, c’est la chance de cette édition du festival, car c’est la profondeur, c’est l’invention, c’est la méditation, c’est aussi la passion, mais jamais explosive, toujours rentrée, toujours avec cette petite réserve qui nous prépare à la noirceur du futur. C’est un Wagner différent de tout ce qu’on entend actuellement, en ce sens, nous avons entendu dans la fosse une Walküre unique. Cristal et métal, fleuve, air, braise, sonore et mate. Le miracle.
On l’aura compris, il serait imbécile de vouer aux gémonies une telle entreprise. C’est la grandeur de Bayreuth d’oser Castorf, mais sans Petrenko, tout ce qui fait la singularité de ces moments disparaîtrait sans doute. Après ces Ring, il va rejoindre Munich son port d’attache. Compréhensible. Il faudra donc s’armer d’une probable longue, très longue patience pour le voir revenir dans cette fosse. C’est pourquoi il ne faudra à aucun prix rater le Ring 2015, son dernier. Mais avant de parler du futur, restons dans le miracle quotidien que constitue la musique de ce Ring, et dans la stimulation quotidienne que constitue le travail fascinant et intriguant de Castorf.

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WALKÜRE II  LE 11 AOÛT 2014 :

Beaucoup d’émotion, et une admiration de plus en plus forte si c’est possible pour le travail à l’orchestre de Kyrill Petrenko.

Juste quelques remarques sur cette seconde Walkyrie, qui a fonctionné sur le public comme la première. On ne peut que confirmer l’habileté de Wolfgang Koch à incarner Wotan au deuxième acte, son monologue face à Brünnhilde, devenu monologue intérieur dans la mise en scène (il reste souvent seul en scène pendant que Brünnhilde va préparer ses bombes), accompagné par un orchestre époustouflant, reste pour moi le sommet de la soirée.
L’orchestre me paraît plus libéré que lors de la première audition, presque plus lyrique. Toujours aussi fluide, toujours aussi présent dans sa modestie même, toujours aussi précis : on entend le moindre des sons, Petrenko accompagne plus qu’il ne dirige et le sentiment de globalité du spectacle n’en est que plus fort. Cette fois-ci, et plusieurs fois, le cœur a battu très fort et les yeux se sont mouillés.

Anja Kampe ds Walküre acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Anja Kampe ds Walküre acte I © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath

Une réserve cependant, et de taille : Anja Kampe en Sieglinde a eu un énorme succès, un triomphe indescriptible comparable seulement à celui de Petrenko qui fait hurler et taper des pieds toute la salle en délire, comme la veille dans Rheingold.
Pourtant, je suis très réservé sur sa Sieglinde. Le personnage est formidable en scène, elle vibre et fait vibrer, mais la voix reste quand même notoirement insuffisante pour le rôle. Cela a provoqué des discussions d’entracte, car beaucoup ont adoré sans réserves. Son premier acte pourtant est truffé, je dis bien truffé de problèmes à l’aigu. La voix manque de largeur pour le rôle, le souffle qui accompagne les aigus dans les passages est court, elle doit systématiquement s’y reprendre à deux fois, pousser d’abord, ouvrir après, avec un fort vibrato et certains aigus sont savonnés ou ne sortent pas, d’autant que le tempo installé par le chef en accord avec la mise en scène est plutôt lent et la met en difficulté. Cela va mieux aux deuxième et troisième acte, qui sont plus dramatiques et donc passent mieux en scène, mais la largeur des aigus reste problématique. Nous sommes quelques uns à l’avoir ressenti, et certains mêmes plus violemment que moi : comme dans sa Senta à la Scala, comme dans sa Leonore (Fidelio) avec Abbado, on entend les problèmes d’homogénéité vocale d’une voix forcée. Si cela continuait ainsi, je ne sens pas une longue carrière encore, malgré les évidentes qualités d’engagement de l’artiste.

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Acte III © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath
Acte III © Bayreuther Fespiele/Enrico Nawrath