LINGOTTO MUSICA 2015-2016, TORINO et TEATRO COMUNALE CLAUDIO ABBADO, FERRARA – FERRARA MUSICA 2015-2016: CONCERTS du MAHLER CHAMBER ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI les 27 et 28 MAI 2016 (BEETHOVEN SYMPHONIES 8 & 9)

Ferrara 28 mai 2016
Ferrara 28 mai 2016

Bientôt 20 ans que je suis le Mahler Chamber Orchestra, fondé par Claudio Abbado et un groupe de musiciens du Gustav Mahler Jugendorchester en 1997. C’est évidemment un orchestre qui signifie pour moi bien plus qu’une phalange de plus et qu’un concert de plus, le Mahler Chamber Orchestra est un orchestre que je ne consomme pas (du genre, hier j’ai fait le Gewandhaus et demain je fais les Wiener), mais que je déguste. Cet orchestre, même s’il s’est profondément transformé en 20 ans, reste quand même étonnamment le même, au sens où c’est un orchestre d’adhésion, toujours jeune, qui a choisi d’être ensemble pour quelques sessions dans l’année, pour le plaisir de jouer, pour, comme aurait dit Claudio Abbado zusammenmusizieren, faire de la musique ensemble. Chaque musicien appartient à une ou plusieurs autres phalanges, à des ensembles de musique de chambre, et chacun vient à la Mahler pour sentir un esprit, l’esprit MCO. Il y a en effet un esprit MCO et un esprit des lieux MCO, dont Ferrare à coup sûr et dont Turin dans une moindre mesure. L’esprit MCO, c’est l’âme de son fondateur, Claudio Abbado, qui n’est plus, mais qui a laissé à l’orchestre et à ces deux lieux un esprit, une mémoire, une âme.

L'auditorium Giovanni Agnelli au Lingotto de Turin
L’auditorium Giovanni Agnelli au Lingotto de Turin

L’auditorium du Lingotto à Turin, personnifié depuis les origines par Francesca Camerana, qui préside aux destinées de Lingotto Musica est un lieu que Claudio Abbado a porté sur les fonts baptismaux, où il a donné bien des concerts, dans cette belle salle conçue comme le reste par Renzo Piano.

Teatro Comunale Claudio Abbado Ferrara
Teatro Comunale Claudio Abbado Ferrara

Et Ferrare, c’est Ferrara Musica, fondé par Claudio Abbado avec l’aide de la municipalité d’alors pour servir de résidence à un orchestre de jeunes musiciens, le Chamber Orchestra of Europe de 1989 à 1997 (et de nouveau à partir de 2007), puis le Mahler Chamber Orchestra dès 1998. Aujourd’hui les deux orchestres (chacun enfants de Claudio Abbado) se partagent grande part des projets de la saison. Alors, chaque retour à Ferrare du Mahler Chamber Orchestra est quelque chose de fort, notamment pour les musiciens qui sont dans l’orchestre depuis les origines, et qui restent garants de son esprit. Avec Abbado soit COE, soit MCO ont travaillé des programmes très divers, mais aussi des opéras, et grâce à Abbado, le MCO est le creuset du LFO, du Lucerne Festival Orchestra dont il constitue le terreau (les tutti de l’orchestre). Qu’on se tourne vers l’histoire ou même la géographie, mais qu’on se tourne aussi vers l’âme ou vers l’esprit, on rencontre Claudio Abbado, qui trône d’ailleurs avec Maurizio Pollini sur la home page de Ferrara Musica. Comment pourrais-je l’oublier ?

Teatro Comunale Claudio Abbado Ferrara
Teatro Comunale Claudio Abbado Ferrara

Alors, ce week-end au Lingotto et à Ferrare, indépendamment de tout programme, avait pour moi le parfum du souvenir, des souvenirs intenses et ardents d’une des plus belles périodes musicales de ma vie, une période où l’enthousiasme était toujours au rendez-vous, à Turin comme à Ferrare, mais où il y avait à Ferrare en plus, la ville est petite, un intense parfum d’amitié, de rencontres, d’échanges.
Cet heureux temps n’est plus, et les choses changent , mais certaines traces perdurent, certaines ambiances, ce parfum dont je viens de parler, on le retrouve, on le ressent, on en sent des effluves, parce que le MCO reste enthousiaste, et reste surtout une phalange d’une incroyable qualité, qui sait aller là où le mènent les chefs les plus sensibles à l’art de faire de la musique ensemble.
Alors, oui, j’ai passé un merveilleux week-end, parce que les souvenirs, l’amitié et la joie étaient au rendez-vous, mais surtout la musique, qui a lié tout cela ensemble. Oui, l’Hymne à la Joie était bienvenu car ce week-end du 27-29 mai fut un hymne à la joie.
Toute cette fête de la sensibilité a évidemment un liant, au-delà de Claudio Abbado, c’est la musique. Rien ne serait réveillé sans elle, et sans le rapport entretenu avec elle. Il n’est même pas concevable pour moi d’aller à Ferrare sans concert à la clef.
Ce week-end, le MCO vient d’annoncer la nomination de Daniele Gatti comme conseiller artistique. Il entretient depuis 2010 un excellent rapport à l’orchestre, avec qui il a entrepris une intégrale des symphonies de Beethoven sur deux saisons dont c’est le dernier programme, avec le couple symphonie n°8 et symphonie n°9, un programme où la joie tient le haut du pavé, aussi bien dans la la 8ème que la 9ème ! Le mini-tour de l’Italie du Nord comprend Turin (Lingotto), Ferrare (Teatro Comunale), Bergame (Teatro Donizetti) et Brescia (Teatro Grande) et entoure Milan sans y entrer. Les musiciens du MCO ont travaillé sans le chef et l’ont retrouvé pour un temps fort court de répétitions, déjà préparés. Ils ont pourtant rarement joué la 9ème, seulement une fois avec Daniel Harding.
La symphonie n°8, assez courte (27 minutes environ) est considérée comme l’une des plus légères de Beethoven, notamment à cause de l’absence ou quasi de mouvement lent : l’allegretto du 2ème mouvement, au style presque italien, presque rossinien, même si Rossini passera à Vienne une dizaine d’années plus tard fait office de mouvement lent – un peu comme l’allegretto de la 7ème qu’on joue souvent de manière si lente. C’est bien ce qui frappe dans cette 8ème, l’une de mes préférées. Je me souviens de la manière d’Abbado si fluide et si chantante, notamment dans ses dernières exécutions à Rome et Vienne en 2001.
Gatti privilégie autre chose : il cherche dans ces pièces d’abord la dramaturgie, le choc des ambiances,  les contrastes. Il y recherche quelque chose du théâtral : ne pourrait-on pas penser que la forme sonate est une forme théâtrale ? Alors Gatti privilégie dans sa recherche formelle quelque chose qui va faire drame (au sens « théâtre » du terme), quelque chose qui se heurte, et cette symphonie qui pourrait être si souriante et si légère se teinte alors de nuages, de quelque chose de rugueux, de râpeux, de rude presque. Il y a quelque chose de brahmsien dans cette approche. C’est Beethoven lu à l’aune de l’univers de la symphonie qui va le suivre, comme portant en lui quelque sorte son futur. Je l’avais déjà remarqué dans son approche de la Fantastique de Berlioz: Gatti privilégie les rencontres des masses, sans jamais être massif. Son approche est d’une clarté incroyable, avec une transparence des différents niveaux et pupitres, mais aussi et toujours avec une tension palpable.
Le MCO lui répond parfaitement. La clarté dont il est question, elle apparaissait à Turin dans une salle vaste à la réverbération marquée sans risquer cependant de provoquer la confusion des sons. La salle du Lingotto permet l’analyse  sonore et garde aux différents pupitre une vraie lisibilité. Le lendemain à Ferrare, l’acoustique est radicalement opposée, très sèche, et plutôt proche. Le son est là, présent, presque touchable, et l’on découvre encore plus de moments étonnants qu’on ne soupçonnait pas, on sent aussi les rugosités notamment dans les bois extraordinaires dont certains sonnent presque comme des instruments anciens. On entend d’ailleurs dans l’ensemble une couleur ancienne, un peu brutale, sans fioritures ni complaisance.
Le 2ème mouvement si dansant, si léger, fait contraste avec le 1er très coloré, très kaléidoscopique où l’impression domine de sons qui se génèrent l’un l’autre, de manière impétueuse, tempétueuse même (qu’on retrouve au dernier mouvement, magistral), mais en même temps quelque chose d’ouvert, qui respire, comme ces interventions des cuivres dans la partie finale et cette suspension qui clôt le mouvement, comme pour indiquer un discours jamais fermé. Mais ce qui me frappe, c’est à la fois la finesse extrême des parties piano, et de manière concomitante les appuis, les interventions-scansion sèches des percussions (timbales baroques), le rythme marqué, et malgré tout la continuité du discours.

Car ces heurts, ces aspects rugueux ne sont pourtant jamais brutaux au sens où on pourrait le craindre en lisant ces lignes : cela reste fluide, cela reste élégant, et c’est profondément pensé.
L’allegretto scherzando du 2ème mouvement est un des sommets de cette exécution, scandé par les cordes qui rythment l’ensemble et en font la colonne vertébrale. Bien sûr on entend Haydn, Mozart, mais on entend aussi par le rythme quelque chose d’un Rossini futur, en un dialogue cordes-bois d’une particulière légèreté. C’est là qu’on touche la joie qui se termine là aussi presque en suspension.
Le 3ème mouvement, tempo di minuetto, renvoie aussi à l’univers de Haydn, avec cette scansion aux percussions et ce jeu tressé des bois magistraux du Mahler Chamber Orchestra. Bien sûr la danse domine, en un menuet énergique, mais en même temps jamais sombre, qui – oserais-je ? – me fait penser à quelque chose des danses paysannes qu’on va trouver dans Mahler, une sorte de rugosité, une joie simple non dépourvue de brutalité, mais non dépourvue de la même manière de raffinements marqués. Un menuet dialectique et presque ironique en quelque sorte.
Le dernier mouvement naît des trois autres, et on comprend du même coup ces mesures finales suspendues, de manière répétée. Des parties finales qui ne sont jamais clôture, mais toujours suspens, laissant ouvertes les suites possibles, et ce son qui jamais ne se ferme conduit inévitablement à ce dernier mouvement dont l’esprit va reprendre chaque moment qui précède, la danse, l’élégance, la scansion rude, tout est là, avec une dynamique nouvelle de l’énergie accumulée des trois autres mouvements. Le début à ce titre est emblématique, rappelant par sa légèreté initiale le 2ème mouvement, puis à la reprise le 1er, en deux tons différents, quand tout l’orchestre s’investit, scandé par des percussions sèches comme dans les interprétations baroques, et ce n’est que discours alternant de manière virtuose deux ambiances : les bois à leur sommet (la flûte !!), avec des renvois à d’autres univers beethovéniens (de manière fugace la Pastorale !), et une science des rythmes qui bluffe et donne une joie irrésistible à l’ensemble. Le tout emporte l’auditeur sans lui laisser de respiration : les alternances cordes aiguës et plus graves, la clarté des cuivres, pourtant discrets et la permanence des percussions en arrière-plan construisent un cadre dramaturgique, soutenu par les quelques silences marqués entre les divers moments, qui s’élargissent en de merveilleux crescendos , comme si on s’amusait à faire tournoyer le son en un tourbillon joyeux qui s’élargit, sans jamais oublier cette alternance de brutalité et de légèreté qui rend cette interprétation si impertinente au bon sens du terme, si impétueuse et si jeune, c’est à dire inattendue, souriante et rude, énergique et tendre, de cette tendresse directe qui va directement au cœur, sans chichis, sans détours, sans artifice.
Même si la Neuvième, c’est d’abord et pour tous l’hymne à la Joie, Gatti et l’orchestre nous imposent une vision d’abord grave et tendue, comme si le récitatif qui ouvre le dernier mouvement était en quelque sorte, une reprise des trois autres, pour l’ambiance qu’ils installent. Quand j’étais jeune, la neuvième n’était qu’une attente du dernier mouvement, et je trouvais même ces trois mouvements un peu longs à vrai dire, comme s’ils retardaient le moment tant recherché et tant attendu du dernier.
En écoutant le Mahler Chamber Orchestra et Daniele Gatti ces deux soirs, c’est en quelque sorte l’impression inverse qui a prévalu, tellement ce que j’entendais était riche et nouveau. Riche parce que l’orchestre est apparu vraiment multicolore, aux mille reflets cristallins, d’une lisibilité étonnantes. On y entend en effet des moments ou des phrases que jamais on a pu entendre : légers pizzicatis, mouvements à peine esquissés des violoncelles, bois tourneboulants. Mais la clarté n’est rien s’il n’y a pas de propos, s’il n’y pas de discours.
Or c’est bien là la surprise, la surprise de la découverte d’une 9ème plus sombre, plus rude, même si pas vraiment heurtée, et, un peu comme la huitième qui précède, Gatti nous propose une vision dramatique, pleine de relief, qui construit de manière passionnante la préparation du dernier mouvement. La joie arrive au bout d’une sorte de « tunnel » plutôt tendu ou nostalgique, d’où une vision dialectique où la tension répond à la joie, où la joie explose et fait respirer une ambiance qui était tantôt sombre, tantôt particulièrement mélancolique. J’avais écouté deux mois auparavant la Neuvième avec les Berliner et Simon Rattle et j’avais exprimé à la fois l’admiration pour le phénoménal orchestre, mais aussi une relative déception interprétative car le merveilleux instrument fonctionnait à creux. Rien de tel ici où il y a comme on dit une idée par minute où la profondeur de la lecture étonne, avec un orchestre complètement dédié aux demandes du chef, d’une concentration et d’une énergie extrêmes.
La premier mouvement allegro ma non troppo, un poco maestoso, qui commence si mystérieusement, presque en sourdine, s’affirme très vite par un rythme très marqué, scandé par les percussions qui tout au long de la symphonie, vont accompagner et marquer les rythmes tantôt au premier plan, tantôt en arrière-plan comme indicateurs d’une ambiance sourde ; l’alternance d’un son très retenu, voir mystérieux, et d’explosion indique une tension forte, marquée, avec un jeu de contrastes d’où s’isolent quelques traits de flûte presque rupestres (flûte baroque, elle aussi). Il n’y rien de policé dans cette approche, mais quelque chose d’urgent, d’une énergie presque primale alternant avec une infinie tendresse et une évidente sensibilité. Le jeu des bois est particulièrement passionnant, qui sonnent si rugueux, un son à la fois sans raffinement et en même temps particulièrement maîtrisé et déchirant. Derrière ce travail j’entends obstinément une couleur pastorale, et cette impression va me poursuivre jusqu’au troisième mouvement.

L’orchestre est tenu sur un tempo assez vif, mais toujours tendu et rythmé, avec un sens du crescendo et une affirmation de soi incroyablement marqués, et donnant une impression de lacération. Rarement début de neuvième n’a autant marqué d’émotion, les sons aigus des violons repris par les bois et scandés par les percussions bouleversent et surprennent. Il n’y a jamais déchainement mais un discours continu et énergique, dramatique, comme un déploiement de forces qui se côtoient, se heurtent mais s’interpénètrent aussi d’une manière si prenante et si peu traditionnelle, avec un sens des enchainements incroyables qui, malgré les chocs et la rugosité, garde une fluidité stupéfiante car tout s’enchaine avec à la fois la logique d’un drame et celle d’une infinie tendresse, et d’une sensibilité farouche. C’est peut-être là le mot qui me manquait : cette interprétation est farouche, celle d’un tendre qui n’oserait être soi que par moments. Bouleversant, étonnant. Le crescendo final, comme venu des profondeurs du son, frappe au cœur, ainsi que l’accord final, à la fois brutal et comment dire ?- très légèrement attendri dans la note finale. On a peine à réaliser ce qui s’offre à nous, encore plus peut-être à Ferrare, à cause de la proximité de l’orchestre.
Le deuxième mouvement molto vivace, frappe immédiatement par la même brutalité, la percussion imposante, puis le rythme haletant des cordes, scandé une fois de plus par la timbale et s’achevant par une sorte de danse au rythme de la flûte, magnifique, de Chiara Tonelli, c’est peut-être dans ce mouvement que la multiplicité des couleur est la plus grande, la variété des rythmes donne une vie étourdissante et neuve, une incroyable jeunesse à une œuvre qui semble être écoutée ici pour la première fois. L’approche est si claire qu’on entend des sons totalement inconnus, même à la timbale : « l’art gradué de la timbale » existe, tant les coups de timbale sont très dosés en crescendo, et rythment le mouvement général. Une approche claire et lumineuse, qui invite à découvrir encore des secrets à une partition qu’on croyait connaître, où l’on découvre des phrases qu’on ne soupçonnait pas , et qui en même temps interroge sur le sens voulu à ces mouvements qui n’ont rien de joyeux, mais qui se raidissent, qui s’imposent, qui se succèdent en moments de tendresse, et de majesté comme si Beethoven exposait là non pas une unité, mais un tissu contradictoire d’affirmations. Gatti propose ici une vision très contrastée, tressée des contradictions dans les tons de l’œuvre, comme écartelée entre divers horizons (on entend même mon cher Cherubini par moments). En tous cas, entrer dans ce labyrinthe est passionnant, d’autant plus que l’orchestre à son sommet fait entendre l’excellence de chaque pupitre : quels cuivres ! quels bois ! quelles cordes aussi ! quelle respiration ! et surtout quel engagement ! C’était si tendu que l’on a senti la salle se détendre à l’intervalle. Il le fallait tant le troisième mouvement fut miraculeux
Le troisième mouvement, adagio molto e cantabile, est peut-être en effet le plus bouleversant de tous, et pour moi à l’orchestre, le plus réussi : à Ferrare, ce fut un sommet d’émotion. L’apaisement après l’agitation précédente s’accompagne d’un écho large qui s’allège et s’attendrit. J’évoquais précédemment une couleur de Pastorale, et nous y sommes : l’orchestre est séraphique, d’une incroyable sensibilité, avec des reprises de violons incroyables, d’une fluidité et d’une légèreté bouleversantes. Basson, clarinettes et cors sont exceptionnels, présents, et en même temps discrets, avec les échos phénoménaux des coups d’archets qui soutiennent. Je n’ai jamais entendu une telle « ambiance », où les voix se reprennent sans jamais abuser du rubato ; la symphonie de couleurs est tellement vivante, tellement tendre, tellement apaisée et bouleversante et la musique s’élargit et respire tellement en fin de mouvement (avec quelques rythmes viennois…et toujours cette timbale qui continue en arrière-plan à rythmer, et que je n’avais jamais remarqué avec cette présence intense…et dans la douceur) qu’on va avoir peine à entendre le récitatif initial et tendu du quatrième mouvement.
J’ai employé le mot miraculeux, et je pense que c’est l’expression juste, tant le temps fut suspendu, tant la poésie fut intense, où jamais expression de l’apaisement ne fut plus ressentie, notamment dans ces notes finales qui s’échappent comme vers le ciel.
D’où évidemment le contraste avec le début du quatrième mouvement, tant attendu habituellement, et ici qu’on attendait plus tant ce qui précédait était en lui-même unique.
Le drame est là, marqué, scandé, sombre, avec des contrebasses et des violoncelles en premier plan, mais en même un discours des flûtes en dialogue qui marquent évidemment l’attente de ce qui va exploser. Gatti, en maître du théâtre qu’il est, prépare soigneusement l’entrée des voix, il « ménage l’effet » car une clef possible pour comprendre son approche est de faire de la symphonie un univers théâtral avec ses espaces, ses premiers plans, ses heurts ses émotions. Chaque moment est dramatique, ou répond à un petit drame. Ici dès que la musique de l’hymne à la joie s’épanouit, avant l’entrée des voix, c’est le jeu des cordes et des bois et des cuivres discrets qui fait rencontre et drame, jusqu’à l’explosion qui prélude à l’entrée de la voix de basse (Steven Humes), en un crescendo incroyable de tension.
Les voix ne chantent que sept minutes, et ce sont sept minutes pour basse, ténor, et soprano (moins pour la mezzo) qui sont écrites de manière puissante et tendue, exigeant des aigus marqués (la basse !) de la puissance (le ténor) et une tension à l’aigu, tout en rondeur cependant pour le soprano. Il est en réalité très difficile de trouver les voix idéales, et il n’est pas sûr que des voix wagnériennes soient suffisamment ductiles pour les exigences beethovéniennes. Il faut des voix à la fois puissantes, qui aient la rondeur et la souplesse gluckiste : des voix qui feront le bonheur futur du grand opéra français. Fort, mais jamais fixe, souple, mais bien projeté. En bref impossible. Mais on sait depuis Fidelio que Beethoven n’était pas tendre avec les voix…Christiane Oelze qui a eu des problèmes de justesse à Turin était moins métallique et plus « ronde » et souple à Ferrare, Torsten Kerl après ses Tristan parisiens a donné une preuve supplémentaire de souplesse et de puissante et Steven Humes, le Roi Marke du Tristan parisien très sollicité à l’aigu, et à découvert, était lui aussi très en forme. Le quatuor (avec Christa Mayer comme mezzo) était particulièrement impliqué à Ferrare, un peu plus en voix qu’à Turin.
Le chœur, composé de l’Orfeó Català et du Cor de Cambra del Palau de la música catalana, et dirigé par Josep Vila i Casañas est puissant, avec une diction claire et une présence énergique et engagée, magnifique à tous points de vue, et une fois de plus, l’orchestre a été phénoménal, au point qu’il a mobilisé mon attention là où on est habituellement tendu vers le chœur ou les voix. Avec des dernières mesures menées à un train d’enfer dionysiaque digne d’un final de Septième, ce fut l’explosion du public debout à la fin de l’exécution ferraraise. Une musicienne de l’orchestre m’a dit « c’est l’esprit du lieu »…L’esprit soufflait en tous cas sur ce Beethoven à la couleur inhabituelle, par certains côtés brahmsienne, d’une tension et d’une humanité bouleversantes. Voilà ce que peuvent un orchestre et un chef qui travaillent ensemble par adhésion et pour faire de la musique et non donner simplement un concert. Ce fut une des grandes soirées de concert de ces dernières années, ce fut un immense Beethoven.
Il y aura d’autre concerts avec le Mahler Chamber Orchestra et Daniele Gatti, il s’agira de ne pas les manquer : le printemps fut lumineux et la vie fut belle à Turin et Ferrare en ce mois de mai finissant.[wpsr_facebook]

Turin, 27 mai 2016
Turin, 27 mai 2016

THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2015-2016: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER les 12 et 15 MAI 2016 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène: Pierre AUDI)

Acte II ©Vincent Pontet
Acte II ©Vincent Pontet

On considère en général Tristan und Isolde comme un long chant lyrique « sublime » dédié à la passion amoureuse. Sublime est l’adjectif dont on qualifie la musique de Tristan, une sorte de longue mélopée tragique et lumineuse presque sans aspérités, qui va donner son sens à ce que nous voudrions voir être l’amour, ou la musique (forcément sublime) de l’amour, qui serait platonicien sans être platonique.
Et de ce point de vue, le Tristan und Isolde que nous avons vu au Théâtre des Champs Elysées s’inscrit en faux, et certains auditeurs l’ont fait bruyamment remarquer : il est dérangeant parce qu’il casse cette image séraphique inscrite dans l’éternité du marbre wagnérien. Il y a dans Tristan du désir et de la passion physiques, mais qui sont presque immédiatement transformés en éléments métaphysiques auxquels le « terrestre » ne peut accéder. Et la musique oscille en permanence entre physique (terrestre) et métaphysique : Wieland Wagner et avant lui Adolphe Appia avaient bien identifié tous les aspects métaphysiques par une mise en scène exclusivement évocatoire, aérienne, essentielle. La structuration des personnages est elle aussi tributaire de cette double postulation. Dès qu’ils se sont rencontrés, Tristan et Isolde ont été projetés ailleurs, tandis que Brangäne et Kurwenal sont ceux qui les ramènent (ou essaient) de les ramener aux contingences terrestres. Et Wagner écrit deux musiques, l’une terrestre voire quelquefois un peu lourde, l’autre « céleste » et métaphysique, la musique de la bulle face à celle du terreau.
Daniele Gatti dans sa lecture très fouillée de la partition a osé faire de cette diversité fondamentale un principe de lecture et de rendu musical de l’opéra, par une analyse précise des mouvements dramatiques, des moments dramatiques et de la manière dont le texte est dit et projeté, le signifiant, et ce qu’il dit, le signifié. Car la première remarque sur cette production, au-delà même du jugement, est un constat, banal en soi quand on parle de Wagner, mais oublié par nombre de spectateurs et d’auditeurs, c’est que le texte wagnérien n’est pas un livret au sens verdien ou puccinien du texte, il est un élément de l’œuvre globale, qui a son autonomie « musicale »( c’est particulièrement le cas dans Meistersinger), alors que dans Tristan, les auditeurs se moquent éperdument de ce qui est dit, au profit de pâmoisons sur la musique, et seulement la musique, d’autant qu’il y a un lieu commun consistant à dire que le texte wagnérien est plutôt médiocre. Or Daniele Gatti est très attentif à la mise en valeur du texte : un seul exemple, dans la scène I de l’acte 2, la manière dont il freine l’orchestre pour n’en laisser échapper qu’un fil sonore, lorsque Brangäne souligne à Isolde le rôle trouble de Melot. Gatti colle à dramaturgie, montrant que le couple musique-parole est indissociable et que la dramaturgie de la parole détermine la dramaturgie de la musique, voire de l’ensemble. Il en résulte un Tristan profondément divers, profondément varié, profondément non tant coloré musicalement, mais coloré d’un point de vue dramaturgique : chaque décision musicale est dictée par une lecture dramaturgique serrée, interrogeant les situations, interrogeant les motivations, interrogeant la nature de chaque personnage. Un des axes privilégiés est la manière d’indiquer très clairement les couleurs voulues de la musique dans un sens concret ou abstrait, physique et métaphysique. Un exemple là encore, à l’acte I lorsque Kurwenal évoque la bannière d’allégresse hissée sur le navire, la musique fait clairement entendre une citation de Meistersinger, alors en gestation, il y a d’ailleurs un système de citations croisées entre Tristan et Meistersinger (Hans Sachs cite Tristan « nommément »). Comme si Meistersinger était la déclinaison comique (ou mélancolique) de la thématique de Tristan traitée sur le mode tragique. Cette attention au texte et cette musique deviennent alors accompagnement dramaturgique, comme elle l’est clairement dans Meistersinger.

Acte II ©Vincent Pontet
Acte II ©Vincent Pontet

Tout chef pour Tristan devrait avoir dirigé aussi Meistersinger, l’opéra le plus complexe du Maître voire le centre de gravité de l’œuvre wagnérienne. Et du point de vue du texte, la distribution dans son ensemble ne mérite que des louanges, tant le texte est dit clairement, tout comme la direction de Gatti, si soucieuse de ne jamais couvrir le plateau et de choisir des rythmes et des tempi qui correspondent aux capacités des chanteurs et à la situation qu’ils expriment.
L’intelligence musicale du propos de Gatti consiste à épouser les pleins et les déliés non d’une partition, mais du texte que la partition accompagne et du sens de ce qui est dit. Voilà pourquoi Schopenhauer, base théorique de l’œuvre de Wagner, doit être central dans la compréhension du travail de Gatti, qui est un travail d’abord intellectuel avant d’être sensible ou musical. Et là-dessus, Gatti est sans concession, à la manière d’un Sinopoli ou d’un Abbado (un autre exemple : avant de diriger Parsifal, Abbado avait lu Gustave Thibon).

Est-ce à dire que pour comprendre l’opéra wagnérien, il faut lire Platon, Feuerbach et Schopenhauer ? Evidemment pas : si les salles wagnériennes étaient des cénacles philosophiques, cela se saurait. Mais à se référer à la philosophie (y compris Nietzsche), on comprendra évidemment mieux, notamment les intentions d’un chef ou d’un metteur en scène.
Et il y a donc aussi deux voies, grosso modo, pour mettre en scène Tristan und Isolde, ou bien l’on en fait une abstraction, un travail schopenhauerien construit autour du duo d’amour du 2ème acte, nuit, mort, amour et toute la trame n’est plus que fils tissés autour de ce moment: peu de décor, des lumières, des ombres, une sorte d’espace mental : c’est le choix de Wieland Wagner, et avant lui d’Adolphe Appia : c’est un choix inscrit dans les gênes du théâtre, depuis la naissance de la mise en scène moderne. C’est aussi malgré un décor marqué, le choix de Klaus Michael Grüber, Jean-Pierre Ponnelle,  Heiner Müller,  Patrice Chéreau, ou même d’Alex Ollé à Lyon, et bien sûr de Sellars/Viola, dans un style de « théâtre-performance ». C’est à dire un choix partagé par la plupart des metteurs en scène, dont Pierre Audi dans cette production.
L’autre voie, c’est de raconter une histoire « historiée », avec un décor très fonctionnel, un espace qui semble faire sens, des personnages qui existent hic et nunc : c’est par exemple le choix récent de Mariusz Trelinski, qui construit un cadre nocturne, sombre, aqueux, glauque pour son histoire, très circonstanciée, ou Claus Guth, qui en fait une sorte de métaphore musicale des amours de Wagner et de Mathilde Wesendonck , et un rêve de Mathilde Wesendonck agonisante.

Il est clair que Wieland Wagner a beaucoup marqué dans son approche de Tristan, seule (ou à peu près)  mise en scène bayreuthienne de lui dont on possède des images animées (à Osaka avec Boulez), et il est tout aussi clair que les mises en scène des années 70 et 80 en sont largement tributaires (voir August Everding à Bayreuth). Enfin, un mot du concret/abstrait de Christoph Marthaler, avec son décor à strates temporelles : du premier au dernier acte, on avançait dans les temps, comme si cette histoire était inscrite dans notre mental de toujours, et dans un décor à la fois très concret, mais abstrait à cause du travail sur l’espace vide. Ce fut pour moi sans doute dans les quinze dernières années la mise en scène la plus musicale et la plus convaincante, y compris dans ses aspects décalés, voire cocasses.

Prélude ©Vincent Pontet
Prélude ©Vincent Pontet

Pierre Audi choisit l’option « Appia » à cause d’éclairages changeants, de jeux d’ombres, de lumières aux découpes précises, mais comme Marthaler  il projette l’acte III dans un moment temporellement séparé, projeté vers le contemporain, hors du temps des deux autres en tous cas, puisqu’il propose des costumes plus contemporains, les coiffures réelles des chanteurs et non des perruques, et donc les protagonistes qui semblent non plus des rôles, mais eux-mêmes. Au troisième acte, semble nous dire Audi, on ne joue plus. Raum und Zeit se mélangent dans une vision parsifalienne (et le prélude de l’acte III de Gatti, stupéfiant, tire vers cette idée), où Tristan agonisant ne cesse de jouer sous un sarcophage, celui de son père, mais ce pourrait être aussi le sien propre, comme si on jouait le drame sacré de Tristan à l’occasion de ses funérailles. D’où les jeux de reflets dans le « cube » central où apparaissent les personnages jouant devant le trou noir de la salle, où apparaît selon la place qu’on occupe le chef, comme si le troisième acte était non histoire mais représentation : d’ailleurs le cube central du décor est comme une chambre noire où l’on voit les reflets presque comme en négatif.

Philtre ©Vincent Pontet
Philtre ©Vincent Pontet

Mais ce travail m’est apparu sans véritable clarté, même s’il n’est pas dépourvu d’idées et qu’il pose des questions sur l’œuvre, et même avec des moments bien réalisés – le deuxième acte par exemple, malgré un singulier décor. Dès le prélude, Audi évoque le passé, par une pantomime parlante autour de l’épée (qu’on retrouvera en écho dans la scène entre Isolde et Tristan avant le philtre) et le premier acte, le plus théâtral, le plus « concret », le plus explicatif, se déroule dans des ambiances diverses et multiples, avec d’incessants changements de décors, des cloisons qui bougent figurant cales et carénage du navire, et qui bougent tellement et trop qu’elles finissent par gêner la concentration et l’audition. Certes, elles contribuent à isoler les personnages dans leurs drame et à multiplier les points de vue pendant qu’en arrière plan des ombres montrent une sorte de « chœur muet » séparé des protagonistes, certes, l’instabilité du décor figure les hésitations ou l’instabilité de la situation, mais c’est mal fichu et ça fait trop de bruit, avec quelques idées dont celle de faire de Brangäne une sorte de mage qui contrebalance par un geste presque rituel (regard au travers d’un cristal blanc et lumineux) l’effet du philtre (qui est une pierre noire maléfique).

Acte II, duo ©Vincent Pontet
Acte II, duo ©Vincent Pontet

Si tout bouge au premier acte,  tout est figé au deuxième, dans une sorte de forêt primaire et pétrifiée faites d’os de baleine disposées savamment (un sanctuaire ?) autour d’une pierre noire, une sorte de Lapis niger qui devient transparente au coeur de la nuit d’amour, figée qui d’une certaine manière fige aussi les protagonistes, dont le jeu est réduit au minimum, volontairement : le duo de l’abstraction amoureuse ne peut être perturbé par des attouchements ou des choses de « vivants », on est ailleurs, dans les limbes de l’amour, dans l’espace où tout n’est plus que représentation « Le monde comme volonté et représentation » dirait Schopenhauer : donc les amants ne se touchent quasiment pas, ils chantent chacun dans son espace – souvenir de Wieland, souvenir des mises en scène des années 70, mais dès que l’amour est évoqué, les deux êtres se positionnent en des points opposés du plateau, ou chantent face à la salle, sans se toucher.
Pendant les deux premiers actes, les vêtements, les coiffures nous renvoient à une sorte d’origine comme un Urwelt primitif lointain, fantasmé, irréel, vaguement sauvage un monde d’ombres, de quelques rais de lumière, sans vraie consistance. L’idée d’un Melot vieillard physiquement déchu, (très bon Andrew Rees) étayé, d’un corps tordu, est une des bonnes idées de la mise en scène, qui explique à la fois la jalousie éprouvée envers Tristan, et la scène du « duel », au demeurant assez mal réalisée, même si l’idée d’Isolde s’interposant n’est pas mauvaise en soi. Quant à Marke, il est au contraire dans la force de l’âge, de l’âge de Tristan ou peu s’en faut, – et d’ailleurs à ce titre, le timbre clair de Steven Humes est plutôt bienvenu – et cela donne au drame une couleur encore plus humaine : se détourner d’un Marke vieillard à qui Isolde serait vendue pour embrasser une histoire de couple « banal » et de trahison d’amitié plus que de vassalité.

Le troisième acte barré par un cube (une chambre) aux reflets multiples et où se reflète même le chef d’orchestre, et bien entendu le monde et le son se mélangent : et la musique (le chef) devient elle-même drame. Plus de « Urwelt », plus de perruques ; les personnages sont dans leur naturel d’individus, Isolde avec ses cheveux courts (elle avait une longue perruque) Brangäne de même  ainsi que tous les protagonistes masculins : Melot méconnaissable ne se reconnaît que par sa canne-béquille. Ce basculement du temps interdit tout effet de suivi des 1/2ème actes et du 3ème.  Le troisième est « révélateur », au sens photographique du terme (la chambre est noire…) d’une situation et le sarcophage révèle le destin de cette histoire. Mais il n’y plus ni histoire ni suite, mais simplement un espace commun où ce que nous venons de vivre aux actes I et II devient une sorte de rêve commun des protagonistes et de Tristan qui revit l’histoire dans un mouvement semblable à ce que faisait Sautet dans «Les choses de la vie», mais qui est aussi déjà mort et embaumé, comme si on entrait déjà dans le mythe ou qui va compléter la lignée des morts – si le sarcophage est celui du père de Tristan. Et les scènes finales, après le déchirant monologue de Tristan et l’ailleurs auquel il renvoie, c’est l’intrusion du monde (Kurwenal, Marke, Brangäne) en un authentique jeu de massacre qui va contraster avec la Liebestod, inscrire dans la chambre noire devenue chambre de lumière où Isolde apparaît en contrejour puis s’éloigne, en une image non d’apaisement, mais d’abstraction où l’espace s’élargit et respire (d’où le crescendo final inattendu) dans un contre jour sublime. C’est du moins ce que j’ai pu ressentir en voyant le spectacle. Audi a beaucoup travaillé la lumière, avec des ambiances très subtilement variées : Jean Kalman a fait un magnifique travail, car la lumière, le jour et la nuit sont des protagonistes de cette histoire : dans Tristan (c’est dit au 2ème acte) la lumière, c’est la mort et la nuit c’est la vie. Chaque rai de lumière est une intrusion mortelle. Tout cela est cohérent, mais ne va pas assez loin, n’est pas toujours clairement affiché, dans un décor de Christoph Hetzer au total pour mon goût relativement laid, malgré de très beaux éclairages.

Acte II, duo ©Vincent Pontet
Acte II, duo ©Vincent Pontet

La direction de Daniele Gatti, pour son premier Tristan s’appuie sur les qualités spécifiques de l’orchestre français, un National de France à des sommets qu’on croyait inaccessibles, un National de France complètement engagé, dans la main de son chef, lui répondant au doigt et à l’œil dans une relation de confiance visible : un peu tendu à la première, il donne le 15 mai une prestation inoubliable, prodigieusement raffinée, d’une énergie et d’une tension peu communes, le projeantant au niveau des plus grandes phalanges actuelles. Ces qualités de l’orchestre français , on les reconnaît à la fois pour un travail très approfondi sur les bois, qu’il tire résolument vers Debussy, et aussi pour faire ressortir un côté aérien de la partition, transparent, clair, que peut-être Gatti n’eût pu faire émerger avec une autre phalange. En même temps, c’est bien le caractère des chefs italiens dans Tristan que de travailler sur cette transparence et Gatti est « conforme » à cette tradition – l’une des plus riches de l’histoire de l’interprétation wagnérienne commençant à Guarnieri et passant par Toscanini, De Sabata et Abbado. Le prélude est particulièrement emblématique de cette approche : j’ai rarement entendu un prélude au son aussi aéré, d’une insondable mélancolie, mais gardant toujours une certaine tension qui se développe au premier acte, aux couleurs très variées, de la mélancolie initiale à la joyeuse allégresse typique des maîtres chanteurs quand Kurwenal évoque la bannière de la joie hissée sur le navire, ou l’ironie mordante et désespérée d’Isolde face à Tristan, Gatti donne une multiplicité de couleurs au texte, marquant aussi le drame, voire la tragédie : on sent qu’il dirige Mahler, car il sait rendre la musique ou grinçante, ou ineffablement lyrique : l’adéquation texte/musique est lumineuse, et les variations de couleurs sont nombreuses, qui déterminent ensuite des choix de tempos quelquefois inhabituels, mais jamais erronés : Il sait d’ailleurs nous dessiner une ambiance, qui évoque tantôt certains moments du Ring – citations musicales exhumées et entendues comprises-, à d’autres le Tannhäuser, ce double de Tristan que Wagner voulait revoir à la veille de sa mort.
La présence des bois et notamment du cor anglais magnifique, donne à certains passages une puissance inouïe, comme ce prélude du 3ème acte qui par sa lenteur, et son épaisseur rejoint par certains aspects celui du 3ème acte de Parsifal et même le presque contemporain prélude du 3ème  acte des Meistersinger, lui aussi prélude à un long monologue existentiel du héros. Gatti y dessine un univers poétique, hors sol, qui va colorer tout le dernier acte.

Il travaille aussi la signification des tempi : à la mélodie de la Liebestod qui clôt le duo d’amour, il applique un tempo rapide, urgent, haletant même, alors que la même mélodie à la fin de l’acte III devient une sorte de mélopée lente, absente, presque majestueuse, également grâce à la voix de Rachel Nicholls, qui réussit à proposer une Liebestod pleine, présente et en même temps évanescente : c’est l’une des plus belles Liebestod entendues ces dernières années, supérieure par sa sensibilité et l’émotion qu’elle dispense à bien d’autres considérées comme des références. Rachel Nicholls, ou la sensibilité de l’émergence. L’orée d’une carrière, sans doute.
Et Daniele Gatti va rechercher tous les détails de la partition qui montrent les différents niveaux d’écriture, et fait émerger le labyrinthe des subtilités wagnériennes : il souligne les moments où la musique de Wagner est volontairement terrienne, comme lorsque Kurwenal parle, mais aussi à certains moments des interventions de Marke, ou de Brangäne, et il s’attarde sur le caractère céleste d’autres moments comme le duo du 2ème acte (c’est plus attendu) , bouleversant de poésie . Mais il sait aussi démêler moments « terriens » et « célestes » dans un même mouvement, grâce au jeu sur les pupitres (clarinette magnifique). L’évidente concentration de l’orchestre se lit aussi à la manière dont ils répondent, à la subtilité des appuis, de telle phrase plus longue, plus étirée, plus dilatée,  suivie d’une concentration rarement directe, mais toujours modulée. Il y a là un travail d’une très grande profondeur, très varié, d’une très grande richesse que d’autres lectures ne nous ont pas fait toucher du doigt. Ce Tristan est toujours dramatique, mais jamais massif, jamais lourd, jamais surligné. Jamais par exemple les moments les plus connus ne sont soulignés de stabilo dans le style « écoutez comme je rends bien la musique : jouissez bonnes gens ! ». Un seul exemple, l’utilisation de la harpe, qu’on entend toujours clairement et systématiquement dans le duo du 2ème acte, beaucoup plus clairement que dans d’autres lectures et lorsque s’éteint la musique de la Liebestod, la harpe intervient nettement alors que très souvent on ne l’entend pas (Thielemann à Bayreuth par exemple): elle est pourtant déterminante pour la couleur de cette fin. Seul, de toutes mes expériences de Tristan, Claudio Abbado les faisait entendre, très fortement, très nettement ; ici Gatti fait de même, moins nettement que chez Abbado, mais bien de manière présente quand même, comme des sons à la fois sourds et fluides, comme un discret adieu ou un discret avertissement.
À ce travail d’artisan du son correspond une distribution complètement convaincue parce que Gatti, grand chef d’opéra, sait aider les chanteurs et surtout les écouter, écouter ce qu’ils peuvent faire ou non. Et donc on sent une distribution très réussie, dans son ensemble à l’aise avec l’œuvre. Peut-être le berger (qui est aussi le jeune marin) de Marc Larcher est-il le moins à l’aise de tous, il est vrai qu’il doit ouvrir l’œuvre pratiquement a capella, c’est à dire à découvert : la voix bouge légèrement, à la limite de la justesse. Il faut un ténor familier d’un chant presque bel cantiste ou mozartien pour cela (actuellement, un Tansel Akzeybek, magnifique Nemorino, est la voix la plus juste pour cela) et on se souvient à Paris du merveilleux Toby Spence avec Salonen. Andrew Rees est très expressif, et un Melot plutôt efficace au niveau du chant (ce qui n’est pas le cas de tous les Melot…).
Steven Humes, comme d’habitude, se montre un excellent chanteur pour son premier roi Marke. Chaque parole est sculptée, la voix est puissante, bien posée, bien projetée. On sent l’école de la Bayerische Staatsoper où il est resté 8 ans, mais aussi la formation anglo-saxonne, si soucieuse du texte et sa prestation le 15 mai a été miraculeuse d’émotion, rentrée, de justesse de ton, de présence. La surprise, c’est qu’on attend dans Marke des voix de basse profonde à la Pape ou Salminen, et on a ici une basse au timbre clair, lumineux, qui ne contraste pas avec celle de Tristan et qui par certains côtés, s’en rapprocherait même. C’est surprenant, mais dans le contexte de la mise en scène, où le vieillard est Melot, c’est plutôt cohérent. Magistral.
Michele Breedt promène sa Brangäne un peu partout, elle a chanté dans la production Marthaler à Bayreuth : elle m’a semblé ici plus engagée, plus « personnelle » avec une voix puissante et tendue, et qui contraste timbriquement avec Isolde, au timbre plus clair et plus métallique. Une belle présence et une prestation vocale remarquable, très supérieure à ce qu’on a pu entendre d’elle ailleurs, très incarnée, notamment dans la scène finale où elle donne l’idée d’un chant agonisant (dans cette mise en scène, Kurwenal la poignarde pour faire bonne mesure…).

Kurwenal (Brett Polegato)Tristan (Torsten Kerl) ©Vincent Pontet
Kurwenal (Brett Polegato)Tristan (Torsten Kerl) ©Vincent Pontet

Brett Polegato est magnifique en Kurwenal, voix sonore, merveilleuse diction, grande expressivité : il fait partie de ces Kurwenal très présents vocalement, vigoureux et solides. On a quelquefois des figures paternelles comme Jukka Rasilainen ou Hartmut Welker ou des figures juvéniles ou poétiques comme Michael Nagy (qui à certains moments semblait chanter un Lied au troisième acte) dernièrement à Baden-Baden. Ici, on a une figure plutôt mâle, plutôt énergique et chevaleresque : c’est très réussi.

Tristan (Torsten Kerl) Isolde (Rachel Nicholls) ©Vincent Pontet
Tristan (Torsten Kerl) Isolde (Rachel Nicholls) ©Vincent Pontet

Torsten Kerl est un Tristan au timbre velouté, très lyrique, qui donne une image plus tendre et plus fragile. J’avoue qu’autant son Siegfried ne réussissait pas à me convaincre. Ici son Tristan m’a complètement convaincu. Le 12 mai il a donné quelques signes de fatigue au troisième acte, mais l’ensemble possède une ligne cohérente, bien tenue, avec des notes puissamment tenues, sans jamais de ruptures, y compris dans un troisième acte qui les favorise, le 15 mai, il affichait une forme insolente et a été somptueux, magnifique, émouvant de bout en bout. Tendresse, finesse, intelligence du chant caractérisent cette prestation. Certes, Kerl est plus ténor qu’acteur, mais c’est vraiment un Tristan convaincant.
Rachel Nicholls est évidemment une découverte : elle a remplacé au milieu des répétitions Emily Magee initialement prévue. Ce n’est pas un timbre séduisant au sens où la voix serait charnue et ronde, d’une puissance à la Stemme. Mais elle tient la comparaison, avec d’autres moyens. D’abord, c’est une chanteuse résistante : pas de traces de fatigue, une Liebestod tenue sur un tempo lent que peu de chanteuses peuvent tenir de cette manière. Ensuite, elle a un timbre un peu métallique et aujourd’hui les Isolde de ce type sont rares : nos temps préfèrent les timbres plus chauds et moins coupants aussi bien pour Isolde que Brünnhilde d’ailleurs. Les aigus sont tenus, sont vaillants, même si le suraigu au premier acte est un peu acide, un peu rude. Mais c’est une chanteuse très sensible, à la présence rayonnante et un sens du mot étonnant pour une non germanophone, le mot est dit clairement, l’expression est d’une incroyable richesse, expressivité musicale et expressivité du discours (exemple, la manière dont elle dit « Knecht » d’une rare vérité) elle sait dire l’amour, l’ironie, le sarcasme avec une variété de ton stupéfiante. Je pense que cette prestation parisienne va lui ouvrir de grands théâtres (elle sera aussi Isolde à Rome avec Gatti en décembre). Magnifique Isolde qui n’est pas une enchanteresse éthérée à la Stemme, dont la voix est incomparable mais elle est sans doute plus vraie, plus dramatique : elle plie sa voix au sens et en utilise aussi avec intelligence les défauts, ce qui la rend particulièrement convaincante. Magnifique découverte.

On remarque que l’essentiel de la distribution est anglo-saxonne, témoignage de la vitalité du chant anglo-saxon et des formations dispensées aussi bien aux USA qu’en Grande Bretagne, témoignage aussi du travail des agents artistiques, mais c’est aussi une distribution inhabituelle, notamment pour moi qui laboure l’Allemagne. C’est une distribution « disponible » qui a su se plier au travail du chef, et cette réussite est le résultat d’interactions qu’on lit dans la représentation. Un travail solidaire où il n’y a pas d’histrionisme ou de vedettariat.
Au total, avec les réserves sur une mise en scène non dépourvue d’idées, mais qui reste pour moi au seuil d’une vérité scénique qu’il n’est pas facile de trouver dans Tristan, œuvre qui laisse plus d’espace immense à la théorie et à l’arrêt, qu’au théâtre, c’est surtout une très grande, une immense réussite musicale ; Gatti confirme qu’il est un grand chef pour Wagner, parce qu’il ose aller ailleurs, directement, sans détour et qu’il ose aller contre toute la doxa, et l’on sait que la doxa wagnérienne est une chape de plomb avec ses interprétations convenues ou gravées dans le marbre dont il est difficile de se libérer. Il sait tenter, il sait affronter parce que sa démarche est d’abord pesée, réfléchie, et donc intelligente: c’est un work in progress car un premier Tristan renferme le germe du futur passionnant, avec d’autres orchestres, d’autres couleurs, d’autres cast. Mais comme coup premier, c’est un coup de maître. En ce sens, si je peux comprendre que la démarche de Gatti ne convienne pas à tous, je reste interdit devant l’imbécillité structurelle des hueurs du 12 mai (le 15 ce fut un triomphe indescriptible – comment pourrait-il en être autrement ?) : devant un tel travail, devant un tel orchestre (car le National de France fut prodigieux, et si engagé, et si coloré, et si virtuose !) au pire, on se tait, mais on n’affiche pas publiquement sa bêtise et son ignorance crasses. [wpsr_facebook]

Liebestod ©Vincent Pontet
Liebestod ©Vincent Pontet

STAATSOPER HAMBURG 2015-2016: LES TROYENS d’Hector BERLIOZ le 9 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Kent NAGANO; Ms en scène: Michael THALHEIMER)

Du sang et des larmes ©Hans Jörg Michel
Du sang et des larmes, une Troie biblique ©Hans Jörg Michel

Moment important pour l’Opéra de Hambourg, une institution historique dont Gustav Mahler fut premier chef d‘orchestre entre 1891 et 1897 : un nouvel intendant, Georges Delnon, qui depuis 2006 dirigeait le Theater Basel et en a fait l’une des scènes de référence en pays germanophone (Théâtre de l’année pour Opernwelt en 2008/2009 et 2009/2010), et un nouveau directeur musical, Kent Nagano prennent les rênes de la Staatsoper. Il s’agit par la première nouvelle production, d’afficher des orientations. Ainsi c’est pour la maison un moment stratégique, d’autant qu’elle semblait marquer le pas depuis quelques années, même si Simone Young avait fait un très beau travail à la tête de l’orchestre. Kent Nagano, après avoir laissé la Bayerische Staatsoper en 2013, passe ainsi de la métropole du Sud à celle du Nord, avec charge d’insuffler un vent musical nouveau.
Kent Nagano aime la musique française ; il a été directeur musical de l’Opéra de Lyon de 1989 à 1998, (aux temps de Jean-Pierre Brossmann et Louis Erlo) et ce n’est pas un hasard qu’il propose d’ouvrir sa première saison hambourgeoise par Les Troyens de Berlioz, une œuvre qui n’est pas si fréquente, même en Allemagne où a été créée la version complète.

Proposer Les Troyens, ce n’est pas choisir la facilité : la troupe de l’opéra n’est pas forcément habituée à ce type d’œuvre, dont la monumentalité demande un gros travail au chœur (dirigé par Eberhard Friedrich, le chef du chœur de Bayreuth, ce qui est à tout le moins une garantie), une mobilisation extrême de l’orchestre, pour un répertoire qui ne lui est pas familier, et une distribution difficile à établir, tant les exigences vocales sont fortes, pour une grande partie des rôles et pas seulement des « grands » rôles.
Les Troyens, c’est une de ces œuvres hybrides où les exigences du compositeur sont celles de voies nouvelles pour la musique, mais qui malgré tout garde des formes qui sont celles du Grand Opéra, genre presque dépassé en 1858, quand Berlioz en termine la composition et en 1863, quand l’œuvre est partiellement créée au Théâtre Lyrique: à cette époque, Wagner a déjà très clairement en tête la musique de l’avenir et les drames musicaux. Verdi présente quant à lui Un ballo in maschera en 1859, qui est un peu son adieu au genre « Grand Opéra » dans une œuvre qui déjà appelle les Forza del Destino, les Macbeth, les Aida, même si Don Carlos en 1867 en est la dernière  survivance composé, il est vrai, pour Paris.
Les Troyens avec ses masses ses ballets, ses exigences et sa durée reste un Grand Opéra, monumental, hérité à la fois de Shakespeare et de Virgile, qui essaie de retrouver à la fois l’épopée et la tragédie antiques dans la Prise de Troie, en s’appuyant en revanche sur les ressorts du drame shakespearien pour évoquer dans les Troyens à Carthage  les amours de Didon et Enée, un des épisodes les plus fameux de l’Enéide, déjà magnifié par Purcell, mais aussi évoqué dans la peinture (Le Lorrain par exemple) : c’est en fait un des topos de l’art, et Berlioz entend bien s’appuyer sur une histoire bien connue du public, et créer à partir de l’épopée virgilienne une sorte de grande épopée lyrique française.

La prise de Troie (image finale) ©Hans Jörg Michel
La prise de Troie (image finale) ©Hans Jörg Michel

La Prise de Troie (les deux premiers actes) a été moins souvent représentée (la création a lieu en allemand à Karlsruhe en 1890, où Felix Mottl dirige pour la première fois l’intégrale) la musique en est plus ingrate, plus syncopée, plus moderne peut-être que celle des Troyens à Carthage, qui elle, est plus lyrique, plus consensuelle aussi.
La première partie met au centre le personnage de Cassandre, qui selon le mythe, s’étant refusée à Apollon, fut condamnée à voir l’avenir, mais à ne jamais être crue y compris de ses proches.

Les Troyens à Carthage affichent Didon et Énée, deux personnages principaux, unis par un amour qu’on pourrait appeler a priori romantique.
La Prise de Troie fait de Cassandre le personnage central, les autres (Enée, Chorèbe, etc…) demeurant (presque) secondaires et apparaissant de manière plus sporadique. Même si elle n’a pas la notoriété d’autres héroïnes de la guerre de Troie, Cassandre est un personnage connu de la mythologie, qui n’a pas eu les honneurs comme d’autres, de la tragédie ou de l’opéra. Seules quelques œuvres ont fait de Cassandre l’héroïne, une cantate de Benedetto Marcello, Berlioz dans Les Troyens, et surtout Vittorio Gnecchi, qui écrivit un opéra, Cassandra en 1905, et qui fut étrangement accusé de plagiat de l’Elektra de Richard Strauss, qui date pourtant de 1909, hasards des calendriers et des intertextualités musicales sans doute. Curieusement, c’est un personnage qui semble plus intéresser le XXème siècle où plusieurs auteurs en littérature ou en musique, l’ont mis en scène.
La prise de Troie est donc un long lamento de Cassandre, sur fond de catastrophe : les grecs, malgré ses avertissements, se précipitant sur le fatal cheval pour le faire rentrer en ville. Situation typiquement tragique de celui qui voit au milieu des aveugles, et qui ainsi semble enfermé dans un chemin sans issue.
Michael Thalheimer qui est un ascète du théâtre, habitué à n’en relever que les lignes directrices sans se perdre dans les détails du pittoresque, conçoit Les Troyens comme une sorte d ‘épure, que le décor unique de Olaf Altmann illustre : une boite immense (qui rappelle la boite de Barrie Kosky pour Castor et Pollux) en bois, deux cloisons latérales fixes et un fond mobile se levant régulièrement pour laisser voir ou passer le chœur qui avance ou recule, ou tournant sur lui même, déversant d’impressionnants flots de sang ou des trombes d’eau. Rien d’autre. Rien de trop, Μηδὲν ἄγαν selon le bon vieux précepte delphique, et même le minimum, laissant les personnages dans cette clôture, en éliminant tout ce qui pourrait être pittoresque, c’est à dire « picturesque », ou qui pourrait faire envoler l’imagination du spectateur vers le rivage troyen ou les rives carthaginoises plus riantes (kennst du das Land… ?).
A ce titre, nous sommes à l’opposé, au Nadir même d’une conception à la Mc Vicar (à Londres et à la Scala) fortement figurative, fortement spectaculaire et colorée, et de toutes les reconstitutions Péplum qui ont pu essaimer les rares productions de l’opéra géant de Berlioz.
Géant ? pas tant que ça, puisqu’au nettoyage scénique correspond un nettoyage musical effectué par Pascal Dusapin à la demande de Kent Nagano, un nettoyage d’importance, qui élimine tout ce qui n’est pas essentiel, tout le décoratif, réduit airs ou duos, adieu les ballets, adieu les chœurs inutiles (au trou l’entrée de Didon, « Gloire à Didon ») pour ne garder que le parcours tragique des personnages singuliers. On ne garde que ce qui fait avancer l’action, on se débarrasse de ce qui l’arrête, on se débarrasse surtout de tout spectaculaire. On se débarrasse du Grand Opéra foisonnant pour se concentrer sur le l’essence du drame. Moyennant quoi, on reconstruit un livret plus fondé sur des dialogues entre les personnages et concentré sur les singularités et non sur des scènes épiques, et on ne maintient les chœurs que lorsqu’ils justifient l’action.
Je ne suis pas très favorable aux coupures, par principe : les œuvres sont ce qu’elles sont notamment lorsqu’elles n’ont pas connu de fortune scénique, il vaut mieux les présenter telles que. C’est le cas des Troyens qui n’ont pas eu les honneurs des théâtres sauf peut-être en Allemagne, même si l’opéra est un peu plus régulièrement présenté depuis une quarantaine d’années. C’est une raison à mon avis pour ne pas l’écorner . De plus, il y a des œuvres dont on ne coupe pas la musique et d’autres qui sont offertes au bistouri. Ce n’est pas l’acte de couper qui me choque, on l’a plus ou moins toujours fait (voir les airs coupés dans Don Giovanni ou Le nozze di Figaro, voire dans Lohengrin) mais c’est l’usage qu’on en fait de nos jours : il y a des œuvres sacrales intouchables, et d’autres dédiées à la chirurgie pseudo-réparatrice. Entre les musiques coupées du Guillaume Tell de Genève et celles des Troyens de Hambourg, il y a de quoi faire un troisième opéra complet…Ceci étant, on peut mieux défendre des Troyens intégraux à Paris (où l’intégrale dans la production de Pier Luigi Pizzi a ouvert en 1990 l’Opéra Bastille avec Shirley Verrett et Grace Bumbry) qu’à Hambourg, où une telle production demande un travail conséquent, sans l’assurance d’un public régulier, notamment dans le cadre du système du répertoire où les reprises ne font pas l’objet de répétitions.
Michael Thalheimer a donc voulu ramener l’œuvre à l’essentiel, à savoir les situations tragiques des deux femmes en sont les héroïnes : Enée l’intéresse beaucoup moins que Cassandre ou Didon. Je vais être taxé de cruauté en ajoutant que ça tombe bien, parce que Torsten Kerl est un Enée inexistant : la voix passe, les notes sont là. Mais le reste, l’élégance, la personnalité, le jeu, et surtout la présence… ?
Des deux femmes, l’une est mal écoutée, l’autre mal aimée. On a quelquefois donné les deux rôles à la même chanteuse (Grace Bumbry a chanté les deux rôles à Bastille en 1990 pour quelques représentations) c’est moins fréquent aujourd’hui.

Cassandre (Catherine Naglestad) ©Hans Jörg Michel
Cassandre (Catherine Naglestad) ©Hans Jörg Michel

D’ailleurs, Catherine Naglestad et Elena Zhidkova sont très différentes, de stature, d’allure, et de nature vocale.
La Prise de Troie est vue par Michael Thalheimer comme une guerre fondatrice, marquée par la menace puis l’invasion d’un sang presque rituel: Cassandre arrive en scène vêtue de blanc immaculé, mais les bras déjà complètement couverts de sang, comme si elle avait déjà plongé la main dans les entrailles chaudes de victimes pour y vérifier ses visions, et elle va en tacher, en maculer les visages de tous ceux qui vont mourir, en commençant par son fiancée Chorèbe, dont elle dessine la silhouette au mur côté Jardin, une silhouette sanglante qu’on retrouvera dans la deuxième partie.  Le sang rougit aussi sa robe et l’entrée du cheval (qu’on ne voit pas) sera marquée par d’abondantes chutes de sang venues du plafond qui bascule, et faisant ainsi pleuvoir un déluge sur le chœur condamné. Sang aussi sur le corps du spectre d’Hector, qui rappelle qu’Achille a traîné son corps autour des remparts en rendant son cadavre comme écorché. Si le sang évoquait seulement la guerre et les tueries, ce serait trop simple, voire simpliste. Il y a quelque chose de rituel dans cette abondance, dans les gestes de Cassandre, quelque chose d’une vengeance venue d’en haut dans cette pluie qui rappelle les plaies d’Egypte : une image de transcendance qui condamne les Troyens comme un peuple déchu, une image biblique en quelque sorte.
Ainsi donc la Prise de Troie avec cette esthétique de l’essentiel, prise au piège d’un espace réduit et fermé, celui, historique, du siège, et celui, tragique du théâtre, étouffant et ne laissant s’ouvrir qu’un fond d’où arrivent les malheurs, tient donc à la fois d’un rituel et (presque) d’un oratorio. Car les situations théâtrales étant plus ou moins absentes d’un récit qui ne prend en compte que le point de vue des Troyens et celui de Cassandre, les gestes sont réduits à des emblèmes : il y a peu de dialogues, peu de rapprochement des corps, il y a seulement une sorte d’attente de la catastrophe, avec un usage évidemment immodéré de l’ironie tragique. L’absence visible de l’ennemi et du cheval (au contraire de Mc Vicar qui nous en écrasait) accentue l’angoisse et la tension, et les lignes épurées du décor se maculent peu à peu d’un sang de moins en moins rituel et de plus en plus humain.
Sans démériter, Catherine Naglestad n’est pas une Cassandre vraiment convaincante. Son français est hésitant et le texte n’est pas clair, et l’expression, les accents, la couleur, tout cela manque à une prestation vocalement à la hauteur, stylistiquement plus discutable. Il y a le volume, il y a moins la présence, malgré les éléments scéniques saisissants, les bras maculés, le costume de mariée peu à peu réduit à celui de haillon sanguinolent. Son entrée en scène, solitaire, déchirée, éperdue, fait pendant à celle de Didon dans Les Troyens à Carthage , élégante, aux gestes étudiés, dans un vêtement de dame des années 30 de couleur lie de vin ou plutôt « sang séché »…l’une est en crise et s’y enfonce, l’autre affiche le bonheur face à l’avenir radieux, que son costume strict et triste ne respire pas…

Ascagne (Christina Gansch) entre Enée (Torsten Kerl) et Didon (Elena Zhidkova)  @©Hans Jörg Michel
Ascagne (Christina Gansch) entre Enée (Torsten Kerl) et Didon (Elena Zhidkova) @©Hans Jörg Michel

Car le sang séché est ce qui marque dans les Troyens à Carthage : soucieux de marquer une continuité entre les deux parties, Thalheimer laisse imprimée au mur la silhouette sanguinolente et le panneau du fond a une face encore rougie du sang tombé en pluie sur les Troyens, mais d’un sang brun et séché qu’on retrouve sur les chemises et les habits des Troyens débarquant à Carthage. Les grands mythes fondateurs se construisent dans le sang, que ce soit la chute de Troie, ou la Fondation de Rome, l’arc tendu par Virgile puis par Berlioz naît dans le sang et se conclura dans le sang par le meurtre fondateur de Rémus par Romulus, que l’histoire ne raconte pas, mais qui est dans les têtes ; l’Éneide de Virgile est une entreprise politique chargée de retisser les liens qui vont du Mythe à l’Histoire, et les chemins du mythe mènent ici à Rome.

Alors qu’il y a quelque chose d’une plaie biblique dans La Prise de Troie, les Troyens à Carthage sont la tragédie ordinaire d’un amour impossible. On retrouve l’aventure de Didon et Enée dans l’histoire d’Ariane à Naxos, de Médée et Jason ou dans celle de Titus et Bérénice, où la raison d’Etat remplace la raison mythique, voire dans un style différent, mais contemporain de l’œuvre de Berlioz, dans l’abandon de Vénus par Tannhäuser ou de Brünnhilde par Siegfried. Topos de la femme abandonnée par le héros qui a un destin à accomplir. Thème et variations.
Thalheimer construit donc dans le même espace, deux visions complémentaires de l’univers tragique, en montrant l’histoire de deux solitudes qui se heurtent à deux versions de la fatalité. Il n’y a rien de romantique a priori dans cette vision qui essaie de rattacher l’univers berliozien à l’épure tragique. En ce sens, l’entreprise chirurgicale qui a frappé les Troyens à Hambourg naît bien d’un projet qui consiste à transformer une œuvre née du monde du Drame romantique et de ses avatars musicaux, en une tragédie qui va la rattacher au monde d’une antiquité théâtrale. Mais on le sait bien depuis Proust (Pastiches et mélanges) : Seuls (…) les romantiques savent lire les ouvrages classiques, parce qu’ils les lisent comme ils ont été écrits, romantiquement.

L'élégance du geste chorégraphique...Elena Zhidkova (Didon) ©Hans Jörg Michel
L’élégance du geste chorégraphique…Elena Zhidkova (Didon) ©Hans Jörg Michel

Ainsi Thalheimer travaille un théâtre stylisé dont chaque geste est étudié voire ritualisé, d’où tout réalisme est absent. Les costumes très actuels de Michaela Barth accentuent d’ailleurs la volonté de ne pas faire des Troyens un opéra « spécifique » mais une sorte de drame éternel, non attaché à une histoire, mais à l’Histoire, comme le sont tous les mythes : au fond, dans cette caisse conçue par Olaf Altmann et avec ces costumes, on pourrait jouer toutes sortes d’opéras, comme si c’était de l’éternelle tragédie dont il était question ici. Thalheimer rend à la tragédie son universalité, et aussi, – paradoxe sur une oeuvre pareille- la rend un drame de l’intime. Cet intimisme est présent souvent, corps isolés et perdus dans cet espace sans formes. Reste à savoir s’il respecte la singularité de l’œuvre…
Dans la caisse de bois où se déroule la longue histoire d’Enée, d’une part Enée est un fil rouge qui relie deux univers (ou le même ?) où pourrait se dérouler n’importe quelle de ces histoires dont les tragédies sont friandes, avec la même distance, ace les mêmes costumes, avec les mêmes gestes presque chorégraphiés (le défilé des spectres qui hantent Enée par exemple), avec des personnages qui se touchent peu, qui ne cessent au contraire de (se) parler dans un univers où toute parole est acte. Dans cet univers, le chœur si important retrouve sa fonction orchestrale de la cérémonie tragique grecque, il surgit, du fond, pour commenter, pour subir, pour se lamenter. Et incontestablement le spectacle fonctionne, parce qu’il est conçu aussi bien musicalement que scéniquement pour être l’épure d’une tragédie et non l’effervescence d’un drame historique ou romantique : un spectacle authentiquement cathartique, une catharsis du spectaculaire.
Et Kent Nagano accompagne merveilleusement ce travail, ne se perdant jamais en afféteries, jamais en décoratif mais en se concentrant sur le drame, en accompagnant les personnages avec une vraie présence, mais sans jamais être envahissant, ce que cette musique peut permettre quelquefois pour des chefs plus m’as-tu vu et plus ivres de leur propre son.
On lui a souvent reproché lorsqu’il était à Lyon, l’absence d’émotion, la froideur géométrique de propositions impeccables mais sans âme. Rien de cela ici, mais au contraire une volonté de donner relief à l’orchestre berliozien : dans la Prise du Troie, il souligne les ruptures, les anacoluthes, tout en laissant les voix s’épanouir, dans les Troyens à Carthage, il accompagne quelquefois avec beaucoup de rondeur avec un orchestre très discret quand il le faut (quelle surprise ce début presque chambriste qui souligne l’entrée en scène de Didon, debout au milieu d’un peuple admiratif qui l’entoure), quel lyrisme discret et d’un extrême raffinement dans le duo « nuit d’ivresse et d’extase infinie » que la mise en scène règle fort intelligemment comme un rêve singulier de deux êtres plutôt que d’un rêve à deux, sous une pluie de roses, dont il ne restera quelques minutes après que des épines. Cette direction travaillée en étroite symbiose avec le metteur en scène privilégie aussi les moments où l’orchestration berliozienne affiche une vraie volonté d’innovation, loin de l’imitation de tel ou tel, et on sent le travail de précision des répétitions notamment dans la manière dont sont mis en valeur les bois. Il réussit incontestablement à créer un univers, une atmosphère, en explorant tout ce qui dans l’œuvre n’est pas foisonnant, mais qui structure le drame. C’est très audible dans la « Chasse royale et orage », traitée par la mise en scène comme un orage (abondante pluie prémonitoire d’autres tempêtes), dont la dynamique, réelle, n’est jamais démonstrative.
Nous avons déjà souligné l’excellence du chœur dont la fonction, notamment dans les deux premiers actes (La Prise de Troie) est essentielle, surgissant du fond de scène et dominé par ce panneau pivotant qui semble être une sorte de présence immanente de la fatalité. Un chœur puissant, formidablement présent, même si la diction laisse à désirer, à laquelle sont évidemment sensibles les spectateurs français.
La distribution combine des éléments de la troupe locale, d’un bon niveau, et des chanteurs invités. Parmi les éléments de la troupe, Katja Pieweck est une Anna de qualité, pour un rôle qui n’est pas un rôle de complément et qui nécessite une voix, et celle-ci est bien présente et bien modulée. Kartal Karagedik propose un excellent Chorèbe, voix jeune, claire, bonne diction, tout comme le Panthée de Alin Anca. parmi les chanteurs invités, notons le Iopas de Markus Nikänen, entendu dans Cassio à Bâle. Notable aussi le Hylas de Nicola Amodio, particulièrement élégant et magnifique de présence et de projection.
Petri Lindroos est un Narbal honorable, avec une diction correcte, et quelques sons un peu fixes, mais de beaux graves. On peut aussi citer quelques éléments de l’opéra studio de Hambourg, l’Ascagne frais de Christina Gansch et Bruno Vargas, qui chante l’Ombre d’Hector.

Énée (Torsten Kerl)©Hans Jörg Michel
Énée (Torsten Kerl)©Hans Jörg Michel

Confier à Torsten Kerl le rôle d’Enée pouvait être une bonne idée, mais je ne suis pas sûr qu’un authentique ténor wagnérien puisse être l’idéal dans un rôle qui exige certes les aigus et la force, mais aussi un style, une émission, une diction. Kerl n’a pas le style, même s’il a les aigus, il a aussi la voix mais pas vraiment la couleur. N’est évidemment pas Alagna qui veut mais il faut dans ce rôle quelqu’un qui sache sculpter la langue et qui ait en même temps une vraie présence scénique que Torsten Kerl n’a pas : la prestation est honnête, mais ce n’est pas un rôle pour lui.
Les héroïnes féminines sont typiques du XIXème siècle français au sens où ce sont des voix à la limite, peu réductibles à des typologies vocales précises. Des mezzos dramatiques chantant aussi les sopranos, des sopranos dramatiques ayant abordé des rôles de mezzo…On y a vu Deborah Polaski Anna-Caterina Antonacci comme Shirley Verrett, Grace Bumbry, Regina Resnik ou Joséphine Veasey, on aurait pu oser Waltraud Meier. Des rôles pour monstres.
Catherine Naglestad, vrai soprano dramatique, on l’a dit, a les aigus et un certain engagement, mais elle n’a pas forcément non plus la couleur voulue ni la diction. La voix est là, le personnage reste impressionnant, mais on a dans Cassandre des souvenirs (Bumbry ! Antonacci !)  brûlants, même avec des voix ou des personnages très différents : il faut dans Cassandre une incarnation. Catherine Naglestad est trop soucieuse et trop prudente pour « incarner ».

Elena Zhidkova (Didon) ©Hans Jörg Michel
Elena Zhidkova (Didon) ©Hans Jörg Michel

Elena Zhidkova n’a pas le physique qu’on attendrait pour le rôle de Didon, qu’on imagine presque sculpturale, et pourtant, ce qui frappe dès le lever de rideau du troisième acte, c’est l’élégance, une élégance du personnage qui va l’accompagner, avec des gestes très étudiées, presque ondulatoires, et une voix magnifiquement posée, une remarquable diction et une capacité à colorer et à interpréter, à donner du poids aux paroles. Je connais bien cette chanteuse entendue dans des rôles très différents (Kundry par exemple) mais elle m’a ici vraiment étonné et convaincu. Elle campe une Didon aristocratique, d’une incroyable dignité, avec un vrai pouvoir sur le public. Très grande interprétation qui domine très largement la soirée.

On va discuter à l’infini de la validité de coupures qui ont amputé d’un bon tiers l’œuvre originale, j’ai dit plus haut ce que j’en pensais. Il reste que le spectacle de Hambourg, avec sa cohérence et ses parti-pris, a l’immense avantage de poser la problématique des Troyens sous un jour différent, réduit à l’os  et débarrassé de tout ce qui semble « inutile »: et ce qui reste est encore séduisant et reste fascinant. Un peu comme si on avait transformé le Palais Garnier en une œuvre d’Alvar Aalto…Si c’est à ce prix que Les Troyens resteront au répertoire de Hambourg, alors prenons-en le risque.
Cette production très discutée, apparaît à la fois être une prise de risque, et dans ce sens annonce des saisons passionnantes, mais rend justice à l’œuvre de Berlioz, car même amputée, l’œuvre nous parle et souvent nous séduit. C’est toute la singularité de Berlioz qui résiste à la fois aux coupures et à une mise en scène aride, mais juste. Il fallait faire le voyage.
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Apparition d'Andromaque  (Catrin Striebeck) ©Hans Jörg Michel
Apparition d’Andromaque (Catrin Striebeck) ©Hans Jörg Michel

BAYREUTHER FESTSPIELE 2013: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER le 18 août 2013 (Dir.mus: Axel KOBER; Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)

Comme le vin, les productions bonifieraient-elles en vieillissant. Ou bien finit-on par s’habituer, comme Mithridate au poison? Ou bien le fait d’arriver enfin à Bayreuth fait-il voir la vie en rose? Le fait est que j’allais à ce Tannhäuser sans grande illusion, et que j’en ressors plutôt satisfait, à la différence de l’an dernier. Je renvoie quand même le lecteur à mes comptes rendus de cette production, celui de 2011 et celui de 2012.
Je rassure tout de suite ceux qui ont vu ce spectacle et qui ne l’ont pas aimé: dans ses grandes lignes, rien n’a vraiment changé et il reste très complexe, voire intellectuellement un peu onanistique. Le programme de salle cette année donne à voir un schéma de la complexité dramaturgique qui a présidé à sa préparation, proprement illisible, même avec les explications de son auteur. J’ai découvert par exemple que la mise en scène est remplie d ‘allusions au groupe allemand métal Rammstein. Combien de spectateurs de Bayreuth connaissent suffisamment Rammstein pour pouvoir les lire les voir, les comprendre? Vu le public et vu l’âge moyen, ils doivent se compter sur les doigts d’une main.
Dans ce “trop plein” au décor monumental de machines à broyer les excréments pour en faire du gaz, ou de machines à alcool, de tuyaux, de cordes et de palans, il y a tout de même des moments qui me sont apparus plutôt mieux dominés, notamment en ce qui concerne la direction d’acteurs, plus précise, plus juste aussi. C’est sur le deuxième acte que j’aimerais revenir d’abord. La trouvaille essentielle de la mise en scène c’est pour moi l’idée d’une Elisabeth engagée, désirante, et (presque) érotisée. Le duo initial après “Dich teure Halle” entre Tannhäuser et Elisabeth est très bien conduit et construit, avec Wolfram, chaperon malgré lui, et le couple qui se cherche, qui se touche en essayant de se cacher du malheureux amoureux éconduit, qui de son côté évite leurs regards, sans pouvoir s’empêcher des les voir, et qui se désespère. Il y a là de jolies trouvailles, qui réfèrent aux scènes entre amoureux du théâtre traditionnel, avec les moments de dépit, et les moments d’élan, le tout avec un regard ironique, et quelquefois grinçant.
La manière dont Wolfram est traité m’est aussi apparue intéressante, dans sa figure d’amoureux éconduit, et désespéré, et en même temps tout en retenue, j’ai retrouvé la “romance à l’étoile” où il valse avec Venus, et c’est là aussi à la fois surprenant et réussi, voire presque poétique.
Ce travail reste très distancié sur l’histoire, et le regard ironique est partout, on rappellera pour mémoire les pèlerins revenus de Rome obsédés par la purification (ils se lavent et s’essuient à plaisir), Elisabeth sanctifiée entourée de moines et récupérée en quelque sorte par l’Église institution, un Venusberg qui est une cage étroite pour hommes  -bestiaux, à la fois réceptacle des excréments et racine d’une sorte de frêne du monde avant l’heure, ces spermatozoïdes géants qui dansent la samba ou balancent leur tête en rythme, pendant que Venus tient leur flagelle comme Fricka ses boucs. Tout cela, pris isolément, peut faire sourire, mais peut même faire  quelquefois penser. Il y a encore une fois (c’est la troisième!) de l’intelligence et de la réflexion dans ce travail: le programme interpelle même Alain Badiou (Cinq leçons sur le “cas” Wagner, Caen 2010) et les articles développent avec force les idées centrales de la mise en scène, notamment un Tannhäuser   structurellement souffrant entre Dionysos et Apollon qui se résout par un syncrétisme marqué par l’image finale : tant le ratiocinations pour finir par constater que le monde est fait de Venusberg, de mort, de saints, de bas en haut, et c’est par le bas que naissent les enfants. Il fallait y penser.
Musicalement, les choses se sont stabilisées, même si la distribution n’est pas de celles qui vont vous marquer à vie.
Torsten Kerl est  bien plus à l’aise que l’an dernier, et Tannhäuser lui convient décidément plus que Siegfried. Les aigus sortent bien, il tient la distance, et la voix a une douceur assez suggestive; son joli timbre, son engagement scénique en font un Tannhäuser très crédible. C’est bien mieux dominé, bien plus intéressant .
Camilla Nylund reste une Elisabeth solide, très précise, très contrôlée dans son chant, mais dont l’étendue et le volume font un peu défaut: les aigus restent un peu coincés dans les hauteurs, et la voix manque de largeur. Vu la manière dont le personnage est conçu par la mise en scène, on aimerait une plus grande présence vocale.
Michael Nagy est bien plus en forme que l’an dernier, la voix très veloutée sonne de nouveau, avec une diction exemplaire, et une couleur très émouvante. Il remporte fort justement un très gros succès.
Michelle Breedt ne sera pas la Venus du siècle, mais elle existe, et les aigus, cette fois sortent bien, bien mieux que l’an dernier en tous cas, on s’en contentera dans un personnage conçu  surtout pour éviter de faire rêver.
Le plus gros succès de la soirée c’est encore cette année pour le Landgrave (très grave) de Günther Groissböck, musculeux, dominateur, avec cette voix de bronze qu’on sent partie pour une carrière de basse wagnérienne de référence.
Notons encore dans les rôles  secondaires le joli berger de Katja Stuber, dont le metteur en scène fait un personnage qui circule pendant tout l’opéra, a mi-chemin entre l’Oscar du Ballo in maschera et le Cherubino des Nozze di Figaro (il est d’ailleurs clairement amoureux d’Elisabeth, lui aussi) et le Walther von der Vogelweide de Lothar Odinius, impeccable comme les autres années.
Mais le changement cette année (l’avant dernière puisque Tannhäuser sera retiré de la programmation un an plus tôt), c’est qu’on a enfin trouvé un chef. Après l’échec regretté de Thomas Hengelbrock, après le demi-succès de Christian Thielemann l’an dernier, la direction du Festival a appelé Axel Kober, directeur musical de Düsseldorf et donc habitué aux Tannhäuser scandaleux (celui de Düsseldorf a été purement et simplement retiré de l’affiche). Axel Kober, 43 ans, qui vient de la région (il est né à Kronach, a étudié à Würzburg et ancien boursier de la fondation Richard Wagner) est l’un de ces chefs solides qui ont jusqu’ici fait une carrière respectable sans être brillante. Son Tannhäuser a reçu un accueil très positif, sans être délirant, à l’image d’une direction fouillée, solide, qui fait très bien ressortir les détails de la partition (moins difficile à Bayreuth si on comprend le fonctionnement de la fosse), ce qui donne à l’ensemble une grande épaisseur sans déchainer l’enthousiasme par ses trouvailles. C’est une direction peut-être moins personnelle, mais totalement dominée, au tempo assez lent, avec des moments vraiment exceptionnels (ouverture, final du second acte par exemple). Son entrée à Bayreuth est plutôt une réussite.
Au total, je suis sorti de la représentation assez satisfait, l’ensemble musical était homogène, solide, plutôt tiré vers le haut. Il est clair que le travail du chef y est pour quelque chose…
Et puis, que voulez-vous, à peine les premières notes émergent de l’abîme mystique, dans l’obscurité quasi totale de la salle, il se passe toujours quelque chose. C’est Bayreuth.
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OPERA NATIONAL DE PARIS 2012-2013 : SIEGFRIED de Richard WAGNER le 3 avril 2013 (Dir.mus : Philippe JORDAN ; Ms en Scène Günter KRÄMER)

Dernière image © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

Avant le Ring compact et complet prévu en juin, qui est malgré tout un événement, puisque l’œuvre n’a pas été présentée en continu à Paris depuis une cinquantaine d’années, l’Opéra présente le Ring en épisodes séparés. C’est au tour de Siegfried, dont j’avais écrit en son temps que dans la grisaille générale de ce Ring, Siegfried était le moins nocif. Pour mémoire, je renvoie le lecteur à ce que j’en avais dit  il y a deux ans dans le compte rendu de la représentation d’alors.
En deux ans, les choses ont plutôt stagné. La mise en scène n’a pas évolué, et si je maintiens que ce n’est pas la pire des quatre épisodes (Götterdämmerung est catastrophique, Walkyrie est irritante), je confirme que ce n’est pas vraiment intéressant ou novateur. Bien sûr il  faut désormais éviter de penser au merveilleux Siegfried de Andreas Kriegenburg à Munich, on ne joue pas dans la même cour, on n’est même pas sur la même planète pour  ne pas accabler celui-ci. Mais  celui de la Scala/Staatsoper Berlin (Guy Cassiers) se défend mieux aussi, même sans idées phénoménales.
Dans la mise en scène, on continue de trouver l’acte deux sans magie, sans idées majeures sinon un didactisme inutile (Fafner comme roitelet, une sorte de Kurtz du roman de Conrad, Au coeur des Ténèbres qui avait inspiré, entre autres, Apocalypse now de Coppola: c’est un trafiquant d’armes puisque la première image est celle de porteurs nus de caisses sur lesquelles est frappé le nom Rheingold, qui contiennent en réalité des armes. Veut-il indiquer par là que l’or lui sert à conquérir le pouvoir? veut-il montrer la puissance maléfique de l’Or?
J’aime pourtant penser que Fafner , de tous, est celui qui ne fait rien de l’Or, une sorte de Picsou passif, assis sur son trésor, qui s’oppose à l’industrieux Alberich ou à Wotan habité par la soif de pouvoir et premier avatar d’un capitalisme naissant (eh, oui! la lecture de Chéreau est toujours d’actualité). Ici, absence de magie, absence de sens clair: une fois de plus, les idées scéniques ne sont pas liées à un propos d’ensemble, ce sont des idées qui s’égrènent sans vrai lien les unes aux autres. Cette mise en scène n’emporte jamais la conviction et j’engage ceux qui rêvent de Ring à aller voir aussi ailleurs si cela leur est possible: Munich cet été ou même la petite cité de Cottbus (100.000 habitants), au Nord de Dresde, qui vient de produire un Götterdämmerung que tous les critiques disent être de très grande qualité, et qui a suscité l’enthousiasme, au moins scéniquement. C’est heureux d’avoir un Ring au répertoire de l’Opéra de Paris, mais pour ceux et notamment les jeunes qui voient leur premier Ring, c’est dommage. Enfin, je veux y voir un encouragement à voyager: après tout j’aime à penser que  tout jeune mélomane est un Wanderer qui sommeille…
Du point de vue de la distribution, nous sommes  en retrait par rapport à mars 2011. Le Wanderer correct d’Egils Silins n’a pas la stature de l’Uusitalo d’alors. Le timbre est beau, le chant est juste, mais froid, les graves manquent de consistance et l’interprétation reste un peu plate  même si le troisième acte semble plus habité notamment dans la scène avec Erda ou avec Siegfried.
L’Alberich de Peter Sidhom reste insuffisant (un peu moins cependant que dans mon souvenir d’il y a deux ans), sa prestation vocale n’est pas passionnante (mais scéniquement il se défend bien) et le duo avec le Wanderer du deuxième acte continue de manquer sérieusement d’intensité musicale. Le timbre ne fascine pas,  la puissance n’est pas vraiment au rendez-vous (je soupire hélas douloureusement en pensant au duo Thomas Johannes Meier/Thomas Konieczny hallucinant de Munich, mais comme dit la Grande Duchesse de Gerolstein “quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a” ): dans un Ring, Alberich doit être à la hauteur de Wotan, et ce n’est pas le cas.
L’oiseau de Elena Tsallagova est très agréable à entendre mais mériterait d’être sur scène et non caché en coulisse: elle pourrait remplacer le mime qui fait l’Oiseau (une sorte de double de Siegfried, en culotte courte et chaussettes) . Quant au Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, il est toujours convaincant scéniquement, un vrai rôle de composition, juste et inquiétant à la fois avec la vraie voix pour le rôle, beaucoup d’expressivité et de couleur.

Erda © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

La Erda de Qiu Lin Zhang qu’elle promène désormais sur toutes les scènes est solide, malgré un vibrato pour moi toujours excessif, et la mise en scène du dialogue Wanderer/Erda n’est pas le pire moment du spectacle, il en résulte un échange intense, musicalement réussi, la voix a du volume et de la présence même si elle bouge un peu. Positif.

Siegfried et Fafner © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

Le Fafner de Peter Lobert est aussi une surprise, c’est un nouveau venu (il y a deux ans c’était Stephen Milling, le Gurnemanz de Salzbourg) et son monologue-avertissement à Siegfried sonne avec bonheur (jolis graves, belle présence vocale).
Autre nouvelle recrue de ce Ring (vue dans Walkyrie et Siegfried) c’est la Brünnhilde de Alwyn Mellor, dans ces quarante redoutables minutes que constituent l’intervention de Brünnhilde dans Siegfried, perchée au milieu de l’escalier monumental à la pente raide, qui pourrait être fatal à tout faux pas motivé par une  envolée trop vécue ou trop allante. Aigus (qu’elle n’a pas) souvent criés (notamment le dernier, préparé avec soin et lancé sans vrai élan), registre central correct mais pas très convaincant au niveau de l’interprétation ou de la couleur: au total, une Brünnhilde quelconque dont la voix convient mal à un vaisseau comme Bastille. Nous n’y sommes pas vraiment, c’est le maillon faible.
Enfin Torsten Kerl: voilà un bon chanteur, attentif et clair dans sa diction, doué d’une belle musicalité mais au volume tout de même moyen et à la projection problématique. Certes, les aigus sont défendus, même dans le chant de la forge (avec quelques menues scories), et l’artiste tient la distance là où d’autres s’épuisent au troisième acte. Il reste que je pense qu’il ne devrait pas chanter Siegfried, ni trop souvent, ni trop longtemps: il est bien plus convaincant dans Tannhäuser ou Rienzi. Il n’est pas un Siegfried pour moi (et dans Götterdämmerung qui demande d’autres qualités et une autre couleur, c’est encore plus vrai) et il prend un risque. J’espère me tromper.
Il reste l’orchestre.
Si Philippe Jordan n’est pas toujours convaincant et souvent accusé d’être peu engagé ou d’être simplement au point, mais jamais vraiment plus, je dois reconnaître  plus encore qu’il y a deux ans, que son orchestre est ce qu’il y a de plus convaincant dans la soirée. Il y a non seulement un évident travail technique: les pupitres sont impeccables, pas de scories, pas de faiblesses notamment dans les cuivres, mais aussi une profondeur nouvelle dans la lecture et l’interprétation à noter: le prélude du premier acte, le chant de la forge, le prélude du deuxième acte, les murmures de la forêt très attentifs à la couleur, pleins de retenue, l’énergie du début du troisième acte et l’accompagnement remarquable du dialogue avec Erda:  j’ai vraiment trouvé que la représentation n’avait vraiment d’intérêt réel que par lui, qui tenait vraiment la colonne vertébrale de l’ensemble (au contraire de l’impression au sortir de l’Or du Rhin il y a deux mois) et maintenait un élan général: il y a une présence de l’orchestre  particulièrement vive et intéressante, et pas du tout l’impression d’interprétation sage et sans caractère qu’on pouvait quelquefois avoir. Pas de vraie magie sonore à la Nagano, mais tout de même une vraie présence et une vraie affirmation.
Alors, ce Siegfried reste peu passionnant, plombé par une vision scénique dépassée, un visuel assez laid (cela  pourrait se comprendre à la limite, dans le monde décrit par Wagner) un plateau correct sans plus, avec des insuffisances (Brünnhilde/Mellor) un manque d’engagement dans l’interprétation (Wanderer/Silins), un chant médiocre (Alberich/ Sidhom) ou inadapté au rôle (Siegfried/Kerl) et de la représentation ne ressort  ni optimisme, ni joie comme ce devrait être le cas (le seul du Ring avec le premier acte de Walkyrie où l’on peut croire à quelque chose) mais simple impression d’ordinaire, même coloré par une direction musicale qui essaie de se convaincre qu’il vaut la peine d’y aller.
Je me souviens de ce que j’ai écrit à l’issue du 25 janvier 2013 à Munich: “Ainsi je répète ce que j’ai écrit au début de ce compte rendu: une soirée mémorable, surprenante, attachante. Un Siegfried qui déclenche un tel enthousiasme et de si nombreux rappels, on n’en voit pas tous les jours.” On va sans doute me reprocher ce rapprochement, mais comment ne pas le faire entre deux maisons comparables? Je ne compare pas Paris et le plus grand Festival existant, mais deux opéras qui font vivre l’art lyrique dans leurs villes respectives . Devinez où est la vie et l’invention? [wpsr_facebook]

Tableau final © Opéra national de Paris/ Elisa Haberer

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2012: TANNHÄUSER le 28 juillet 2012 (Dir.mus: Christian THIELEMANN, Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)

Avant la représentation

La production n’avait pas convaincu l’an dernier. Les chanteurs non plus. Le chef non plus, du moins pour une partie du public. Cette année, la distribution a partiellement changé. Exit l’horrible Venus de Stephanie Friede. Exit Lars Cleveman, pas vraiment en phase avec la vocalité du rôle. Exit enfin Thomas Hengelbrock, le chef qui n’avait pas vraiment emporté les suffrages.
Torsten Kerl comme Tannhäuser, Michelle Breedt comme Venus, et enfin Christian Thielemann comme remplaçant de luxe de Thomas Hengelbrock: on pouvait s’attendre à plus convaincant, au moins musicalement. Sebastian Baumgarten a adapté sa mise en scène aux nouveaux venus, il a effacé certains moments et changé certaines scènes, et ça n’est pas mieux que l’an dernier.
Pour ma part c’est une grande déception, musicale et scénique. Malgré l’immense succès public, qui n’atteint tout de même pas les sommets du Lohengrin de la veille, rien ne m’a convaincu dans cette deuxième édition.
Sebastian Baumgarten a beaucoup réfléchi à ce Tannhäuser, et son propos n’est pas stupide que de prendre le monde clos de la Wartburg pour en faire un monde clos de l’après culture, du jour où progrès et technologie auront définitivement annihilé toute humanité. Il a lu les écrits de Wagner sur la question, et la méfiance que Wagner nourrissait pour la confiance aveugle dans le progrès scientifique. Dans un monde digne d’Huxley, il installe un Tannhäuser d’où tout rêve, toute beauté, toute poésie est exclue, et seul Tannhäuser l’artiste porte en lui ce qui reste d’humanité aimante, d’où le décalage avec le reste des hommes. En séjournant au Venusberg, il est tout de même tombé dans le piège, le Venusberg dans cette production n’étant pas un ailleurs, mais une cage que l’on conserve comme une soupape de sécurité, comme un antimonde nécessaire à la survie du monde “positif”. D’où Venus, présente au concours de chant du deuxième acte.
Beaucoup de scènes ont été revues, et simplifiées, ou aplanies. Je regrette pour ma part la disparition des “descentes” des personnages (Elisabeth comprise) dans le Venusberg, qui prenaient sens dans un monde aussi hygiéniste (entrée des pélerins qui s’essuient au troisième acte) et aussi réglé, d’où toute liberté est exclue. On apprécie aussi le traitement d’Elisabeth, comme être désirant et non pas seulement sainte en devenir. Quelques belles idées, comme la romance à l’étoile de Wolfram chantée à Venus, présente sur scène devant lui, une Venus laide, enceinte, qui ne porte rien d’autre que cette prégnance depuis le début de l’œuvre et qui seulement à la fin en sera libérée, Venus porteuse d’un avenir que ni Tannhäuser, ni Elisabeth ne peuvent porter.
Mais il y a trop de choses en scène, des cuves, des appareils, des robinets, des réceptacles pour excréments (la société Wartburg est spécialiste du recyclage d’excréments pour en faire du méthane), et même un dortoir au dernier niveau (il y a trois niveaux de hauteur d’un décor gigantesque toujours à scène ouverte dès que les spectateurs arrivent. On pouvait éviter les vidéos préparatoires, le compte à rebours avant la représentation, les intermèdes dans les entractes. Qui sortait lentement de la salle pouvait avoir droit à une sorte de messe autour d’un autel où les figurants chantaient l’hymne allemand.
A la fin, tout cela fait fatras. D’accord pour l’esthétique de la laideur, mais ne donner au spectateur aucun espace de rêve peut préfigurer ce qui nous attend dans quelques siècles est un peu excessif ! Nous sommes à Bayreuth, et aimons aussi respirer et rêver. La mise en scène du Lohengrin, qui part de présupposés voisins, a su créer de belles images, a su servir une certaine esthétique: nous sommes avec ce Tannhäuser au coeur de l’idéologie du metteur en scène totalitaire: prisonniers dans notre cage comme Tannhäuser dans le Venusberg, obligé comme nous de subir le bal des spermatozoïdes géants…Même pour moi qui suis un ardent défenseur du Regietheater, c’est un peu trop…
Qui connaissait ce travail de Baumgarten s’attendait cette année à une explosion musicale. Le souvenir ému de merveilleux Tannhäuser de Christian Thielemann dans cette salle (production colorée de Philippe Arlaud) accompagne les festivaliers fidèles. Sa venue au pupitre après une prestation discutée de Thomas Hengelbrock était attendue ardemment, il n’y a pas de foule aujourd’hui “qui au nom de Christian ne s’aille réveillant”. Il a donc reçu l’ovation attendue, sinon méritée, sinon justifiée. Je dois confier avoir préféré Hengelbrock l’an dernier à cette direction sans éclat, aux tempos ralentis, au son assourdi. Est-ce voulu? A-t-il voulu accompagner la vision noire de la mise en scène par une direction aussi aseptisée? Évidemment, c’est en place, évidemment, les trois dernières minutes du spectacle restent splendides et provoquent l’explosion du public, mais le reste, y compris l’ouverture, surprend par son manque de dynamique, sa lenteur: ce n’est pas plat, c’est à côté de ce qu’on attend dans cette musique plutôt luxuriante.
La distribution n’a pas grand chose pour compenser: la Venus de Michelle Breedt efface évidemment le pénible souvenir de Stephanie Friede. Est-ce pour autant une Venus convaincante? Pas vraiment, aigus tirés et volume limité ne font pas une Venus. Le Tannhäuser de Torsten Kerl,  personnage à mi-chemin entre Siegfried et Parsifal (sorte d’enfant pénible à punir du martinet) chante tout sur le même ton et fatigue assez vite, pas de coloration vocale, pas d’interprétation, peu de volume. Torsten Kerl ne serait-il convaincant qu’en Rienzi à la Deutsche Oper?
L’an dernier on avait apprécié le Wolfram de Michael Nagy, cette année, grosse déception là aussi, la voix n’a plus ce timbre velouté, certains sons émis sont pénibles, le grave est affecté, l’aigu moins triomphant…coup de fatigue?
Restent l’Elisabeth de Camilla Nylund, qui fait une belle prestation, avec une voix sûre, un bel aigu, et surtout un registre central particulièrement charnu. Ce ne sera pas l’Elisabeth du siècle, mais c’est une bonne référence aujourd’hui, le Landgrave toujours impressionnant de Gunther Groissböck, au physique athlétique de chevalier sans peur qui régit tout ce petit monde de tuyaux et cuves à la baguette, c’est la seule vraie voix, avec celle encore plus convaincante que l’an dernier encore de Lothar Odinius, Walther von der Vogelweide magnifique qui pourrait bien être, lui, un Tannhäuser crédible.
Donc un Tannhäuser sans Tannhäuser, sans Wolfram ou presque, sans Venus avec un chef discutable et un metteur en scène qui a raté son coup, ça en fait beaucoup en une soirée. Il en va ainsi de Bayreuth, après le Capitole de la veille la Roche Tarpéienne du jour. N’importe, qui connaît Bayreuth sait qu’il vaut toujours mieux être là qu’ailleurs, et que ce sont lamentations d’enfant (trop) gâté.
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Après la représentation, salut sous les huées de Sebastian Baumgarten

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2010-2011 : GÖTTERDÄMMERUNG / Le Crépuscule des Dieux (Dir: Philippe JORDAN, Ms en scène: Günter KRÄMER) le 3 juin 2011

 

Scène finale

 

Depuis hier soir 3 juin, l’Opéra de Paris a un Ring complet dans son répertoire. Le dernier Crépuscule des Dieux remonte à 1962.  Rolf Liebermann avait essayé d’en monter un, avec Solti, qui s’annonçait somptueux musicalement, mais le demi-échec de la production Stein-Grüber, les coûts induits à un moment où sa gestion était très critiquée, et où la présidence de la République avait pris ses distances, tout cela avait amené à l’interruption de l’entreprise.

On reste sur des souvenirs forts d’un Or du Rhin hors normes de Peter Stein, un très grand chef d’œuvre de la mise en scène d’opéra, d’une Walkyrie étonnante dans des décors de Edoardo Arroyo, où déjà Grüber voulait  raconter l’histoire,

avec des vrais chevaux (un peu trop affectueux, pour qui se souvient de l’annonce de la mort où Gwyneth Jones avait à lutter contre des coups de langue d’une monture trop amoureuse…) et du vrai feu. Mais à l’époque, un an après le choc Chéreau, Grüber était apparu un peu en retrait.
35 ans après, Nicolas Joel a réussi à boucler la commande. nous avons enfin un Ring complet à Paris. En soi, c’est un signe fort de la bonne santé de notre première scène nationale.
Et ce Ring est dominé par l’extraordinaire prestation musicale de l’Orchestre de l’Opéra, magnifiquement dirigé, façonné, sculpté, coloré, par son directeur musical Philippe Jordan. On aime ses Mozart, ses Strauss, et on adore ses Wagner, très symphoniques, charnus, pleins, et en même temps fouillés jusqu’au moindre détail, qui font apparaître tous les niveaux, toute la construction architectonique de l’œuvre. Ainsi le Crépuscule des Dieux emporte définitivement l’adhésion. S’appuyant sur un tempo très (trop?) lent, notamment au premier acte (2h10), Philippe Jordan en fait une sorte d’immense marche funèbre, immense cérémonie d’un monde qui coule, où peu à peu tout se délite et s’engloutit dans une sorte de suicide collectif. Le premier duo Siegfried/Brünnhilde devient une sorte de chant forcé, où la joie de l’amour est tempérée par un je ne sais quoi d’inquiétant qui fait qu’on n’y croit pas une seconde.


Elisa Haberer/ONP                                            Récit de Waltraute

On retiendra aussi le magnifique récit de Waltraute, avec une Sophie Koch exceptionnelle, d’une intensité qui donne le frisson, donnant sens à chaque syllabe d’un texte merveilleusement dit, et aussi tout le trio du deuxième acte, dans sa partie finale, où l’accompagnement orchestral est suffoquant , et enfin tout le troisième acte, de la légèreté triste de l’apparition des filles du Rhin, à la glaçante marche funèbre, et au final très amer voulu par le metteur en scène.

A cette entreprise somptueuse et tout à fait exceptionnelle correspond une mise en scène assez décevante, non pas par son propos et ses idées, qui prises séparément, peuvent paraître pleines de sens et souvent intéressantes, mais sont mal servies par  un visuel confus et des choix discutables.
Plusieurs postulats de départ à ce travail:
– Premier postulat: ce n’est pas Hagen qui mène l’histoire, mais Alberich qui manie Hagen de bout en bout: c’est lui qui a recueilli l’héritage de Wotan.
Déguisé en nounou fantomatique, il fouille au lever de rideau dans les oripeaux des journées précédentes (Nothung, lance brisée de Wotan, armure de Brünnhilde) pour chercher à prendre ce qui va lui être utile. Hagen quant à lui est un enfant paralysé en fauteuil roulant, qui tient un planisphère dans la main. On voit l’enjeu: dominer le monde, lui imposer ses règles: Alberich ramasse la lance brisée de Wotan et la répare, puis la donne à Hagen. D’où le symbole: Siegfried sera tué par la lance même de Wotan. Alberich poussera Hagen au propre et au figuré à gérer la vengeance, il est présent à la mort de Siegfried et c’est lui qui pousse la lance, Hagen, en fauteuil roulant, ayant de facto une mobilité réduite. C’est enfin lui et non Hagen qui au final se jette dans le Rhin pour récupérer l’anneau, mais les filles du Rhin en un dernier combat lui prennent sa lance, le tuent, et récupèrent l’anneau.
Dernière image au baisser de rideau, d’un côté Brünnhilde et Siegfried morts, de l’autre, le corps d’Alberich, percé de la lance de Wotan, au pied de ce qui reste de l’Or qui brille timidement. Autrement plus fort était le final de Kupfer où, devant le monde écroulé, Alberich seul restait vivant en scène, et fermait le rideau.

Second postulat: Brünnhilde et Siegfried sont au départ de jeunes mariés encore en habit de noces, mais Siegfried au lieu de partir en barque avec son épousée, très désireuse de le suivre, s’en va pour un voyage de noces solitaire sur le Rhin. Ils sont tous deux abrutis par le désir d’embourgeoisement (du déjà vu, là aussi chez Kupfer) – Brünnhilde aménage l’appartement et range la vaisselle pendant que Waltraute essaie de la convaincre, Siegfried est un jeune sans cervelle, en habit de jeune marié, en proie à tous les désirs (les femmes, l’alcool) et incapable de distinguer le bien du mal. Ce sont deux humains, deux mortels qui ont abandonné tout ce qui restait de leur héroisme. Le texte a beau sans cesse revenir sur l’héroisme de Siegfried, celui-ci a abdiqué son statut de héros, pour endosser celui d’humain médiocre: plus de Nothung, un seul habit de marié qui perd tout son sens à mesure que l’intrigue avance, et un imperméable chiffonné à la Colombo. A cet embourgeoisement forcément médiocre correspond la fascination de Siegfried pour le monde minable des Gibichungen.

-Troisième postulat, justement, un monde des Gibichungen petit, médiocre, auquel Siegfried s’adapte, dans lequel il se vautre, philtre ou non. Pour identifier ce monde, pendant le voyage de Siegfried sur le Rhin, des serveuses (en fait des hommes) en Dirndltracht orange et vert, installent des tables façon Biergarten bavarois. Le choeur rameuté par Hagen est vêtu en orange vif, installé sur les marches du Walhalla, sorte d’allusion aux Maîtres chanteurs (les femmes arrivant un peu plus tard comme dans le défilé des Corporations…) en somme, une fête de mariage qui ressemblerait à une Festwiese (scène finale des Meistersinger) qui tournerait mal. Là aussi un monde engoncé, recroquevillé sur ses traditions (Maibaum comme dans les villages bavarois). Günther vêtu d’un costume assez vulgaire d’un vert triste, est d’une insigne lâcheté, d’une faiblesse coupable et raillée par Brünnhilde qui le repousse violemment et le domine lorsqu’il se présente à elle avec Siegfried pour lui arracher l’anneau (il faut l’intervention de Siegfried, évidemment, pour qu’il arrive à ses fins), Gutrune vêtue d’un tailleur rouge ridicule, qui répond assez passivement à un Siegfried qui se jette littéralement sur elle avec une insigne vulgarité. Ainsi ce monde des hommes est-il assez repoussant, tout conduit à détruire le mythe. Quant à Brünnhilde, elle rêve d’un intérieur petit bourgeois rabougri.
Les traces du mythe, dans le Crépuscule, ce sont les Nornes et les filles du Rhin, chantées ici par les mêmes chanteuses (au moins deux sur trois), et vêtues sensiblement de la la même manière, robe noire, sac à main et talons pour les Nornes, et elles se transforment en Filles du Rhin qui apparaissent dès le début du Voyage de Siegfried en fond de scène (ce n’est d’ailleurs pas une mauvaise idée). Ces Nornes ne tissent pas, mais regardent un fond de scène trouble (le monde?), écoutent un sol muet: rien du futur n’apparaît, sauf quand se tenant les unes aux autres, elles rompent la chaîne en une rupture annonciatrice de catastrophe.

Pris isolément, ces postulats acceptables, mais pas si nouveaux, proposent des pistes intéressantes. Mais Gunter Krämer est beaucoup trop démonstratif, beaucoup trop didascalique, beaucoup trop didactique: sans cesse les choses sont soulignées, grassement, sans cesse des idées se rajoutent au livret qui pourtant est assez parlant et clair, au besoin pour le contredire: deux exemples,

– d’abord, dans la dernière scène de l’acte I, le livret dit que Günther attendra Siegfried au bas du rocher de Brünnhilde, en réalité ils arrivent tous deux devant Brünnhilde et Siegfried devient une sorte de marionnettiste qui “gère” Günther en le poussant, dissimulé derrière lui en brandissant son Tarnhelm comme un torchon qui cacherait son visage.

– ensuite pourquoi faire de Hagen un handicapé en fauteuil roulant manipulé par son père, alors que le livret indique clairement qu’il a épousé les haines ancestrales – dans la sc.I du deuxième acte par exemple- à quoi sert de rajouter l’image d’un Alberich angoissé de rater son coup et de se laisser voler la victoire éventuelle (jeu sur le planisphère entre Hagen et son père) au point que dans la scène finale, c’est non pas Hagen (sorti de scène poussé dans sa chaise roulante par Gutrune…) comme dans le livret qui intervient en se jetant sur l’anneau mais Alberich: Alberich luttant avec les filles du Rhin et mourant par sa propre lance (ou celle de Wotan) est à mon avis un contresens, Alberich étant le seul héros resté vivant à la fin de l’œuvre, comme l’avait bien souligné Kupfer à Bayreuth.
La vision finale est d’ailleurs assez pauvre, et l’apocalypse se réduit à une sorte de jeu de massacre


Elisa Haberer/ONP                                                                           Fin du Walhalla

sur un écran géant tel un jeu vidéo (c’est très clairement indiqué) inventé par une Brünnhilde collée contre l’écran de feu. Une fin “virtuelle” qui enlève jusqu’au bout la magie de la scène finale à laquelle nous sommes habitués, et qui frustre tellement les spectateurs qu’un cri (“honteux!”) fuse dans le public dès que le silence se fait.

Du point de vue du décor, l’élément central est une sorte de grille (voir ci-dessus) sur laquelle sont projetés des vidéos, porte monumentale vers les espaces virtuels,  si le gigantesque escalier qui conduit au Walhalla est encore présent, la scène est plutôt moins encombrée que précédemment. On notera que la vidéo accompagnant la Marche funèbre (le corps de Siegfried dématérialisé montant au Walhalla) rappelle dans son principe celle de Bill Viola pour la mort de Tristan.
Alors au total, ce Crépuscule, moins échevelé que les autres journées (la Walkyrie notamment),- certaines scènes sont même étonnamment “sobres”- est dominé par l’envie de Gunter Krämer de noircir encore plus un livret qui pourtant ne manque pas en soi de noirceur ni de pssimisme, dans une volonté affirmée d’empêcher de laisser à l’histoire et au public un quelconque espoir, une quelconque lumière qui permettrait d’espérer (comme chez Braunschweig ou même chez Chéreau) dans le futur.

Au service de ce spectacle, au parti pris très discutable, mais d’une plus grande cohérence que les autres journées,et à la musique enivrante dans la fosse, une distribution contrastée, qui n’a pas la belle homogénéité que dans Siegfried en mars dernier.

 
Torsten Kerl

 

(Photo Elisa Haberer)

Torsten Kerl avait séduit dans sa vision d’un Siegfried adolescent attardé, avec une voix solidement plantée. Sans doute fatigué, son Siegfried du Crépuscule, qui nécessite de chanter moins en force, avec un legato plus affirmé, un peu plus de lyrisme, est nettement insuffisant en volume (c’est frappant dans ses duos avec Brünnhilde) et accuse des difficultés dès qu’il faut monter brutalement à l’aigu (deuxième acte!!) et cale au troisième acte. Il remporte un succès d’estime.
La Brünnhilde de Katarina Dalayman est littéralement incroyable de volume dès qu’elle monte à l’aigu, elle domine complètement l’immense vaisseau de la Bastille, et remporte un triomphe total. Pour ma part, je trouve que lorsque les aigus ne sont pas sollicités, la voix perd de la couleur, de l’expression et on a peine à l’entendre (graves et registre central), on a souvent l’impression d’une sorte de monotonie, d’un chant uniforme, rythmé par d’impressionnantes montées à l’aigu, mais pas vraiment habité.
Le Hagen de Hans-Peter König vu à New York il y a un mois dans Hunding a une voix impressionnante, et il remporte un juste triomphe, mais dans Hunding, il prêtait cette voix énorme à un personnage plus subtil, du moins chez Lepage, et plus humain. Il semble très gêné de devoir chanter assis dans son fauteuil roulant, et l’interprétation en souffre, une immense voix, pas vraiment habitée là non plus. Mikhail Petrenko à Aix avec un volume bien moindre et une voix plus claire, pas vraiment adaptée au rôle, était tellement plus convaincant rien que par un style et une diction incomparables.
L’Alberich de Peter Sidhom n’a rien des grands Alberich d’aujourd’hui ou d’hier, voix voilée, volume limité, interprétation pâle. Sans intérêt.
Sophie Koch en revanche est éblouissante de bout en bout dans Waltraute, une Waltraute elle aussi débarrassée des oripeaux de Walkyrie, en longue robe et capuchon noirs, comme une religieuse sans coiffe ou sans cornette, bouleversante, nous l’avons dit.
Si Iain Paterson est un remarquable Günther, rôle très difficile à habiter, avec sa diction parfaite, sa puissance, son énergie désespérée et vide, Christine Libor, qui avait ébloui au Châtelet dans “Les Fées” il y a quelques années, est décevante, souvent proche du cri, avec une voix mal adaptée au rôle et trop stridente. Les Nornes(Nicole Piccolomini, Daniela Sindham, Christine Libor)/Filles du Rhin (Nicole Piccolomini, Daniela Sindham, Caroline Stein) sont assez correctes , à mon avis  les premières meilleures que les secondes.

Que dire en conclusion sinon répéter qu’avec ses hauts et ses bas nous avons un Ring à Paris et que c’est la bonne nouvelle de la saison. Un Ring dominé par l’extraordinaire prestation de l’orchestre,

et du chef, qui confirme que nous tenons là un très grand chef, de haut lignage (il a de qui tenir!!), doué d’un sens théâtral de tout premier ordre. Un Ring dans l’ensemble assez bien chanté, mais pas  exceptionnel à cause de prestations beaucoup trop contrastées. Et un Ring chaotique au niveau scénique, avec un peu de bon et beaucoup de pire, discutable – cela alimentera la chronique- de bout en bout, qu’on devra quand même voir et revoir (supporter?) tout au long des saisons prochaines, et qui peut-être se transformera ou s’améliorera. Pour l’instant, on est entre la colère et l’indifférence,mais jamais  l’admiration, avec cette lassitude du déjà vu, ou de fréquentes grimaces devant les tortures subies par le livret et les excès inutiles.
Les rêves de Gunter Krämer sont des cauchemars méandreux.

 

OPERA NATIONAL DE PARIS 2010-2011 : SIEGFRIED de Richard WAGNER ( Dir.mus: Philippe JORDAN, Mise en scène Günter KRÄMER) le 15 mars 2011

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Soyons justes, ce Siegfried n’est pas la représentation du siècle, mais du prologue et des deux  journées présentées, c’est sûrement la représentation la plus cohérente, ne serait-ce que parce que le premier acte est assez réussi et que certaines images du troisième ne manquent pas de grandeur. Musicalement, la direction de Philippe Jordan, remarquable, soutient une équipe de chanteurs dans l’ensemble satisfaisante. On ne sort pas en furie, comme ce fut pour moi le cas au sortir de La Walkyrie.
Pour Siegfried, il faut d’abord saluer un niveau musical globalement supérieur à ce qu’on a entendu précédemment. L’orchestre dirigé par Philippe Jordan est en tous points remarquable: la direction au tempo souvent plus lent que d’habitude (le prélude installe une tension très forte et donne une couleur mystérieuse qui fait d’ailleurs contraste avec le lever de rideau) fait justice à tous les moments de la partition, des Murmures de la forêt étonnants de chaleur et de douceur, un troisième acte tout de somptuosité sonore, alternant moments de pure poésie suspendue et moments d’une formidable intensité dramatique, une clarté de lecture qui laisse entrevoir tous les pupitres, un accompagnement des chanteurs d’une grande précision. Ce travail exemplaire révèle de plus en plus un très grand chef d’opéra.
La distribution est d’un d’un très haut niveau. et montre une fois de plus ce que j’affirme depuis quelque temps: il n’y a aucun problème à monter Wagner aujourd’hui et une oeuvre aussi difficile que Siegfried qui exige une performance physique énorme du protagoniste peut être proposée avec trois  ténors pour lesquels on est assuré de la performance, Lance Ryan, Stephen Gould, Torsten Kerl (puisque c’est une prise de rôle à Paris) et au moins un chanteur d’un niveau bien inférieur, mais qui “assure” tout de même, Christian Franz.
Torsten Kerl (un nom qui va bien avec Siegfried!) n’a pas le timbre étonnamment juvénile et clair de Lance Ryan, ni sa vaillance, mais c’est en quelque sorte une “force tranquille”: un timbre velouté, une grande douceur, sans jamais donner l’impression de forcer et un engagement scénique qui provoque l’admiration. Un très grand Siegfried, et un beau choix de Nicolas Joel. On est heureux aussi de revoir Juha Uusitalo qui a traversé un passage à vide dû à des problèmes de santé. La voix n’a peut-être plus tout à fait  la puissance d’antan, mais le timbre sonore, et pur, la couleur, la largeur sont revenus. Sa scène avec Mime, et celle avec Erda (un peu traitées de la même manière par la mise en scène d’ailleurs) sont d’une rare intensité. Même remarque avec le Fafner exceptionnel de Stephen Milling, le court moment de sa mort et la réplique à Siegfried donnent le frisson.
mime.1300295177.jpgLe Mime de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke , qui est en train de devenir le Mime de référence, comme Heinz Zednik en son temps: je trouve cependant que la voix manque de couleur et n’est pas si expressive, alors qu’au contraire la composition de l’acteur, en “ménagère allemande de plus de cinquante ans” est à la fois magnifiquement décalée et désopilante. La prestation globale reste très impressionnante. Seule faiblesse dans l’ensemble des hommes, l’Alberich de Peter Sidhom, très fade, sans expression, qui me semble loin d’être à la hauteur du reste de la distribution.
Du côté féminin, Qiu Lin Zhiang est une bonne Erda, solide, à la voix profonde exigée par le rôle, la composition et le jeu sont très solides,  Elena Tsallagova dans l’oiseau n’est pas exceptionnelle, mais la prestation reste satisfaisante. La Brünnhilde de Katarina Dalayman a l’engagement voulu, et il en faut pour chanter ce rôle d’une très grande difficulté (le duo final de Siegfried est pour la soprano l’un des moments les plus difficiles de toute la partition du Ring) sur un escalier gigantesque particulièrement raide, où tout mouvement incongru et non contrôlé serait fort risqué. Il reste que cette chanteuse ne m’a jamais convaincu: les aigus sont là, puissants, projetés mais quelquefois aussi criés, ou manqués l’engagement est réel, mais quelques problèmes dans les graves, souvent détimbrés, et une note finale – comme souvent chez beaucoup de ses collègues, reconnaissons le- ratée. Mais cela reste très honorable, voire meilleur que d’habitude.

Au total, du côté de la musique, ce retour de Siegfried, pas joué à l’opéra depuis 1959, est plutôt un grand bonheur.
Du côté de la scène, on est forcé d’être beaucoup moins positif, même si là aussi, le spectacle est plus cohérent et moins ridicule que ce à quoi Günter Krämer nous a habitués. Il reste tout de même des choses difficilement supportables (le deuxième acte, minable)

mime2.1300295165.jpgLe premier acte présente une grotte de Mime sous l’escalier monumental montant au Walhalla, bien connu depuis l’Or du Rhin. Un ascenseur monte vers les cintres (l’ours l’utilise)et en fait Mime est une sorte de travesti (perruque blonde, habits de ménagère allemande) qui cultive son jardin (plantes, géraniums, nains de jardin etc… et même un ensemble de Cannabis éclairé par des lampes rouges comme dans une serre: Mime est un petit trafiquant. Une atmosphère ridiculement familiale, où Siegfried est un ado qui boit du Coca et mange du Nutella. L’attitude de Siegfried semble bien proche d’une manifestation de crise d’adolescence, engoncé dans une salopette trop juste de qui a grandi trop vite. Bonne idée aussi que l’apparition du Wanderer dans un costume de vagabond qui ressemble un peu au costume endossé par Wotan dans la première production de Siegfried à Paris il y a bien longtemps. Un seul point pénible: lors du chant de la forge, des soldats(?) en arrière fond esquissent comme des pas de marche militaire. Pourquoi?

acte-ii.1300295148.jpgLe deuxième acte est totalement raté à mon avis: tout mystère, toute poésie en sont effacés. Le lever de rideau laisse voir à gauche Alberich et à droite Wotan (ou l’inverse) habillés à l’identique (merci Chéreau à qui l’idée est prise) qui veillent sur l’antre de Fafner vers laquelle se dirigent des esclaves-soldats nus portant des caisses marquées “Rheingold”, renfermant des armes qu’ils vont pointer sur tout ce qui s’approche de la grotte. Fafner n’est jamais un Dragon, mais un roi à la couronne de carton pâte(personnage à la Ionesco, qui porte la même couronne que Mime à la fin du premier acte lorsqu’il se voit déjà, telle Perrette et son pot au lait, détenteur de tous les pouvoirs). L’oiseau n’est pas un oiseau mais un jeune personnage que Siegfried suit (pourquoi le faire doubler alors par la chanteuse? Celle-ci pouvait parfaitement jouer et chanter..)
La forêt est automnale, les feuilles mortes volent, actionnées par Wotan, toujours à l’affût (c’est une constante de l’opéra selon Krämer: Wotan est là jusqu’aux dernières mesures). Cette forêt jonchée de feuilles mortes prépare sans doute déjà le Crépuscule. Ainsi Siegfried joue-t-il à peine avec les symboles tant recherchés par les autres, Tarnhelm, Anneau car sans doute voit on le jeu des hommes au lieu du jeu des mythes et le combat de Siegfried et du Dragon est un simple duel entre Fafner et lui, deux mortels. Les gardiens nus s’écroulent quand Fafner s’écroule. la forêt se réduit à deux rideaux de tulle peint superposés. Il y a un refus total de la magie, qui reste portée par la musique, mais ce qui est représenté sur scène va contre et les décors de Jürgen Bäckman ne sont pas convaincants.

Le troisième acte commence par une vision nocturne du Walhalla, où les dieux semblent assis à des tables de bibliothèque (lampes de bureau vertes) parmi lesquelles Erda, à moins que cette idée de bibliothèque ou d’archive ne soit une allusion à la mémoire du monde, portée justement par Erda.

erda.1300317611.jpgLa scène entre Wotan et Erda, non dénuée d’intensité et de violence se déroule sur et autour d’une table, et finalement n’est pas si mal réussie, la tension que Wotan crée n’y est pas étrangère. Le rideau d’avant-scène, celui qu’on avait déjà vu au premier et second acte, portant les traces de mots inscrits à la craie (Riesen, Nibelung, Notung, résultats des devinettes posées à Mime par le Wanderer) ou le mot “Fürchten”: “avoir peur” qui est ce qu’ignore Siegfried jusqu’à la vue de Brünnhilde, tombe à nouveau pour isoler Wotan et Siegfried, la scène se déroule selon les canons habituels, et Siegfried, brisant la lance se précipite vers le rocher, en fait l’escalier immense et raide qui monte vers le Walhalla, au centre duquel gît Brünnhilde. Près d’elle, Wotan écroulé, vaincu, face contre terre, en haut à droite une armée d’anges gardiens, chœur muet, qui attendent sans doute le Dieu. Un peu en contrebas Siegfried qui va monter jusqu’à Brünnhilde pour la réveiller. Peu de mouvements possibles sur cette pente abrupte, sur ces marches assez raides à la maigre surface, d’où quelques images fortes sans grands mouvements possibles, par exemple Brünnhilde qui dort au milieu des personnages qu’on vient de décrire, avec des débris de la gloire d’antan, bouclier, table renversée, lettres GER de Germania abandonnées.

Le duo en lui-même sans doute à cause de la situation un peu acrobatique, est réglé de manière bien frustre, sans urgence érotique, sans véritable palpitation des cœurs. Il faut attendre la dernière image pour apprécier une idée:

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celle de Wotan regrimpant péniblement et en s’écroulant vers le Walhalla, suivi et soutenu de ses anges gardiens, sorte de vision à la fois parallèle et antithétique de la vision finale de l’Or du Rhin, et,  tandis que Brünnhilde le considère d’un regard rapide en le voyant s’éloigner, elle se tourne rapidement vers Siegfried et se jette dans ses bras  pour le premier émoi.

Au total, un spectacle sans grandes trouvailles, encore une fois, mais qui est malgré tout  plus cohérent que les spectacles précédents (à moins qu’on ne s’habitue…) avec quelques éléments accrocheurs çà et là, mais toujours des visions ridicules et didactiques (Fafner), sans intérêt. Comme pour les épisodes précédents, cela ne nous apprend rien et nous laisse de marbre. Heureusement la musique a emporté l’adhésion: une vision musicale s’installe, incontestable et c’est Philippe Jordan le grand vainqueur : il accèdera sans doute au Walhalla des chefs.

Il y a de quoi se réjouir que l’Opéra de Paris soit en route vers son premier Ring depuis 1959…Patience et longueur de temps…En juin prochain, Nicolas Joel aura gagné son paradis wagnérien.
Ce ne sera certes pas la production rêvée, mais ce sera sans doute de la belle musique. On pourra attendre alors le premier Ring complet, et se rendre compte de l’effet produit par quatre soirées successives en immersion dans du Günter Krämer. [wpsr_facebook]

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DEUTSCHE OPER BERLIN 2009-2010 le 30 janvier 2010: RIENZI de Richard Wagner (Dir.Mus: Sebastian LANG-LESSING, Ms en scène: Philippe STÖLZL)

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Photo: Bettina Stöß

Où aujourd´hui monte-t-on Rienzi, ce monument du Grand Opéra dont Hans von Bülow disait qu´il était le “l´opéra le plus réussi de Meyerbeer” ? Il faut faire le voyage de Berlin, enneigée jusqu´à la garde, pour découvrir cette nouvelle production à l´occasion des semaines que le Deutsche Oper dédie à Richard Wagner, dirigée par Sebastian Lang-Lessing et mise en scène par Philippe Stölzl, qui attire une grande affluence de public et évidemment des discussions infinies sur les choix de la mise en scène et les coupures du chef, puisque l’oeuvre qui dure normalement 5h15, en est à peine réduite à  3h (Sawallisch à Munich en 1983 l’avait réduite à 4h…). Dans le cas d’une oeuvre qu’on peut voir à peu près tous les trente ans, j’estime qu’il vaut le coup de monter l’intégrale sans coupures même au prix d’efforts terribles des des artistes (et quelquefois peut-être du public) et en dépit des coûts de l’entreprise. Dans le programme, le chef justifie son choix par l’impossibilité de monter aujourd’hui ce type d’oeuvre (avec un ballet de 40 minutes de belle musique!) et par l’ignorance en Allemagne de ce qu’est le Grand Opéra à la Meyerbeer. Par ailleurs, le metteur en scène qui vient du monde du cinéma en a fait une sorte de “montage” destiné à clarifier l’intrigue et à en donner une lecture linéaire, vidée de ses méandres qui risquent de perdre le spectateur. Sebastian Lang-Lessing insiste sur l’italianité de cette oeuvre et pourtant rien de plus “germanique”, oserais-je dire “teuton” au très mauvais sens du terme, que la manière d’aborder cet opéra pour cette fois, tant à l’orchestre, beaucoup trop fort, trop livré aux cuivres, sans aucune subtilité – on a appelé le chef Lang-Lessing “Laut”-Lessing (laut en allemand signifiant “fort”) qu’à la scène, où Stölzl, propose en fin de compte une lecture au prisme de la folie nazie, ce qui n’a rien d’original vu l’imposante théorie de mises en scènes allemandes depuis les années 70 où les nazis sont mis à contribution.

Certes, cette histoire s’y prête bien, qui raconte l’ascension et la chute du tribun romain Cola di Rienzo lequel, profitant de la présence de la papauté à Avignon au XIVème siècle, réveille les plébeiens de Rome au nom de l’antique gloire de la ville éternelle  et les entraîne à la victoire, puis à la guerre et à la misère. A cette trame assez linéaire du type “Grandeur et décadence” ou “résistible ascension..” s’ajoutent des amours problématiques: sa soeur Irène est amoureuse du fils du chef de la famille aristocratique ennemie  des Colonna (Adriano) à quoi s’ajoute une relation trouble entre le frère et la soeur (Wagner aime décidément els amours incestueuses, voir Walküre…). En fait c’est une trame qui n’est pas sans rappeler par certains aspects  Simon Boccanegra, mais d’un Boccanegra moins politique, moins stratégique, et plus fragile et livré aux affects.

Vocalement, les exigences sont fortes, des basses profondes, un rôle de ténor redoutable (un Florestan mâtiné de Max…rien moins), un travesti mezzo soprano qui exige puissance et engagement, et un soprano lirico spinto de style italien dit Lang-Lessing, un mélange redoutable de Senta,  et d’Elvira d’Ernani… qui exige une voix dynamique, une couleur et un style italiens, et la puissance d’une Senta.

La distribution est très contrastée: le Rienzi de Torsten Kerl est vraiment irréprochable, malgré une voix un peu resserrée au début notamment, il est le personnage voulu (une sorte de Goering) et il est aussi solide dans les parties héroïques que dans les parties plus lyriques, notamment à la fin.

Kate Aldrich dans Adriano est exceptionnelle : elle a tout, engagement, puissance, élégance, style, présence: c’est une magnifique découverte d’un mezzosoprano qui à n’en pas douter, est promis à une grande carrière.

Camilla Nylund dans Irène déçoit profondément: la voix est tendue, manque de puissance, mais surtout, est incapable d’expression: son chant est plat, le personnage inexistant et la voix est complètement engloutie dans les ensembles. Déjà elle nous avait déçu dans Salomé à Paris (voir ce même Blog en novembre dernier), cette fois-ci elle nous agace,  la déception est fortement confirmée.

Le reste de la distribution ne nous semble pas vraiment à la hauteur (sauf lpeut-être le Steffano Colonna de Ante Jerkunica ou le Baroncelli de Clemens Bieber ) et les choeurs gigantesques sont corrects, sans plus.
Nous avons souligné la “manière forte” avec laquelle Lang-Lessing lit la partition. On a l’impression qu’il a choisi les seuls passages fortissimos et que tous les moments lyriques ont été sacrifiés, mais l’orchestre est en place, bien préparé, notamment les cuivres.

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Photo: Bettina Stöß

Et la mise en scène? Philipp Stölzl (qui signe ce travail avec sa collègue Mara Kurotschka) a choisi d’en faire une parabole du pouvoir totalitaire, qui aveugle et écrase les valeurs. L’ouverture se joue à rideau ouvert où une pantomime se déroule sur scène, très inspirée de l’univers de Chaplin dans Le Dictateur, dès la première scène, les choeurs portent des masques qui renvoient à  l’expressionnisme des tableaux de Munch, Max Bechstein ou de Otto Dix, dans des décors qui renvoient à Metropolis de Fritz Lang . Très marqué par l’univers du cinéma et désireux de donner une sens à la narration, on comprend vite ce que Stölzl veut construire: le peuple quitte les masques pour les uniformes, et Rienzi asseoit son pouvoir et sa dictature en faisant faire le sale boulot par “le peuple” qui écrase les complots aristocrates. La fin de la première partie est un triomphe. La deuxième partie est une chute: le peuple est fatigué de la guerre, il ne suit plus son chef que contraint et forcé, et Rienzi, enfermé dans un Bunker (tiens tiens)  devient de plus en plus solitaire au milieu des maquettes de sa nouvelle Rome, qui ressemble à s’y méprendre à la Berlin rêvée d’Albert Speer… On pense au film La Chute, de Oliver Hirschbiegel avec Bruno Ganz. Le personnage d’Irène, sorte d’Eva Braun très pâle et vaguement ridicule, choisit de s’enfermer avec lui.

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Photo: Bettina Stöß

Tout fonctionne, parce que l’histoire est très emblématique de la montée d’un dictateur, de l’oubli des promesses, du culte de la personnalité: le spectacle est donc recevable, se laisse même voir  avec  plaisir, le décor d’Ulrika Siegristest est impressionnant, les vidéos qui rappellent évidemment l’univers des  films de Leni Riefenstahl (Momme Hinrichs et Torge Møller) très ironiques et particulièrement bien réalisées et insérées dans le travail scénique…mais ce travail qui répétons-le fonctionne, est trop démonstratif, trop didactique, manque de finesse (il est vrai que la finesse n’est pas vraiment la qualité du dictateur) ou de travail psychologique: l’allusion à l’inceste en fin de spectacle n’est pas vraiment préparée, les personnages sont tout d’une pièce. Tout cela laisse un peu insatisfait, avec la certitude qu’une autre voie était possible, où le passé nazi n’aurait pas encore une fois servi à l’édification des foules allemandes…

Il reste que j’ai passé une excellente soirée: il y a beaucoup de notes (et de belles notes) dans Rienzi, on y sent la fougue de la jeunesse, l’explosion du génie, on y reconnaît des phrases futures de Lohengrin (les cuivres) ou du Vaisseau (la scène finale), Wagner se construit, mais j’ai entendu la moitié de la construction: j’attends la version complète.