LUCERNE FESTIVAL 2015: BERNARD HAITINK dirige le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA le 15 AOÛT 2015 (HAYDN-MAHLER)

LFO, Bernard Haitink le 15/08/2015 ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
LFO, Bernard Haitink le 15/08/2015 ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

Beaucoup d’abbadiens ne sont pas encore revenus à Lucerne après la disparition d’Abbado: certains pour des raisons économiques, ils consentaient un effort important parce qu’ils avaient la garantie d’un concert de toute manière exceptionnel et de la présence d’Abbado, d’autres pour des raisons plus affectives, ils n’ont pas encore le courage de revenir dans ces lieux où a soufflé son esprit pendant dix ans. Il en va ainsi de cette relation étrange (et assez unique) que Claudio Abbado a tissé, sans rien faire pour, avec de nombreux musiciens qu’il a dirigés et une partie du public.
Pour ma part, même si il a accompagné et avec quelle intensité 40 ans de ma vie de mélomane, même si j’ai participé à la création de cette association étrange , le Club Abbadiani Itineranti (CAI) – nom inventé dans les années 80 quand il a quitté Milan- d’environ 400 membres qui suivaient ses concerts depuis des lustres et qui ont constitué l’archive (documents papiers et sonores) le plus riche sur sa carrière, j’ai toujours considéré qu’il ne fallait en aucun cas s’arrêter d’écouter de la musique avec les orchestres qu’il a fondés et dans les lieux symboliques de sa vie, et notamment Lucerne, qui fut la dernière et grande « aventure » de sa carrière. Au contraire, il faut continuer à encourager « l’esprit Abbado » en soutenant les musiciens qu’il aimait et les initiatives qu’il a prises, notamment l’académie de Bolzano qui essaie de créer l’embryon d’un « sistema » à la vénézuélienne ou l’association Mozart, avec les projets Papageno et Tamino de musique dans les prisons et dans les hôpitaux. La meilleure manière de continuer à faire vivre Abbado, c’est non seulement d’écouter ses nombreux enregistrements, mais bien sûr entendre les orchestres qu’il a créés , se rendre aux concerts, et notamment ceux du Lucerne Festival Orchestra.

Cet orchestre est particulier car appuyé sur des relations d’amitié et d’admiration, c’est un orchestre réseau: formé du Mahler Chamber Orchestra qu’Abbado a encouragé à partir de l’initiative des jeunes du Gustav Mahler Jugendorchester qui l’ont constitué et de solistes de renom, ainsi que de musiciens venus d’horizons divers, c’est un orchestre qui a fonctionné « à l’affectif » partageant avec Claudio Abbado l’envie de «Zusammenmusizieren ». C’est un orchestre qui à mon avis disparaîtra s’il devait devenir « ordinaire », car il y a de nombreux orchestres magnifiques qui passent d’ailleurs tous à Lucerne, mais qui ne sonne pas comme celui-là les grands soirs. L’expérience du Lucerne Festival orchestra est non seulement l’expérience de l’excellence musicale, mais de l’engagement pour faire de la musique ensemble autour d’un chef : le concert hommage bouleversant du 6 avril 2014 en est la preuve la plus éclatante.
Ainsi est-on tiraillé entre l’envie que cet orchestre continue de vivre selon les mêmes principes, et le doute que cela soit possible avec tous les chefs…Il y a la logique du Festival, attirer le public de nouveau sur un nom, et la logique de l’orchestre, que ce nom soit admiré et aimé et surtout qu’il soit un chef qui partage quelque chose avec ses musiciens. Et il est possible que ces logiques ne se croisent pas tout à fait.
Personnellement, j’ai écrit que la venue de Riccardo Chailly est un choix de raison. Ce n’est pas un choix d’adhésion et, c’est vrai, je nourris quelques craintes pour l’évolution de l’orchestre. Mais il n’y avait guère d’autres solutions vu qu’Andris Nelsons, pressenti et désiré (élément essentiel) ne pouvait au mois d’août cumuler Tanglewood et Lucerne et que sa présence aurait obligé à des réorganisations trop lourdes pour le Festival.

Cette année, après une année 2014 difficile (les concerts de l’été dernier étaient tendus), c’est une année « normale » où nous pouvons nous rendre compte à la fois de l’état des troupes et voir si Lucerne a toujours sa magie propre.
Déjà, cette année, une rupture de l’habitude : alors que les concerts du LFO à Lucerne étaient concentrés sur le Week end (vendredi et samedi), cette année, pour des raisons d’agenda de Nelsons, le deuxième programme est prévu un mercredi et jeudi.
Mais le festival a quand même ouvert alla grande par un concert exceptionnel dirigé par Bernard Haitink, 86 ans, vétéran des grands chefs de ce temps, et un fidèle de Lucerne, où il anime des Master’s Class de direction d ‘orchestre passionnantes, et où il vient régulièrement avec le Chamber Orchestra of Europe, autre orchestre fondé par Abbado.
La présence de Haitink à la tête du LFO pour l’ouverture du Festival (avec un discours d’Alfred Brendel) était un juste retour des choses : Haitink a dirigé l’Orchestra Mozart en 2014 remplaçant Abbado malade, et a aussi remplacé à Lucerne Abbado à la tête des Berlinois lors de sa première opération en 2000 (Bruckner 7).

Bernard Haitink à la tête du LFO (15 août 2015) ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Bernard Haitink à la tête du LFO (15 août 2015) ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

En l’observant diriger, je me souvenais des conseils qu’il dispensait aux jeunes chefs venus à sa classe de maître, sur le geste et les mouvements du chef ; il ironisait sur ses jeunes collègues qui se déhanchent en mouvements divers sur le podium, en disant qu’aujourd’hui on aimait bouger, et montrait à ses élèves qu’avec un regard et un minimum de mouvement, on pouvait arriver au même résultat, sinon encore meilleur, et que le geste excessif  n’ajoutait rien dans la relation à l’orchestre, mais qu’il concernait l’effet sur le public.De la com en fait…
Haitink semble impassible sur le podium, un regard fixe (certains disent même qu’il ne vaut mieux pas être placé derrière l’orchestre parce que son visage a une impassibilité glaçante), un geste limité, et notamment une main gauche peu expressive (au contraire d’Abbado), en bref une rigidité qui peut décevoir ceux qui pensent que le geste du chef est une traduction visuelle des mouvements de la musique. Et pourtant, cet homme réservé et peu expansif est capable de déchaîner des orages : je me souviens d’un Tristan inoubliable à Zürich qui fut le Tristan le plus énergique, le plus haletant, le plus tempétueux de ma vie de mélomane.
Peu médiatique, la carrière d’Haitink fut sûre, à la tête des plus grands orchestres, dont 25 ans à la tête du Concertgebouw, et dans un répertoire varié mais essentiellement romantique et postromantique. Il n’a pas beaucoup dirigé à l’opéra ces dernières années, mais tout de même, il a été directeur musical de Covent Garden pendant une quinzaine d’années et aussi à Glyndebourne (comme me l’a opportunément rappelé un lecteur que je remercie), et dans ses enregistrements, il a notamment à son actif un Ring magnifique au disque. Par ailleurs on se souvient de son Pelléas au TCE à Paris.
Dans un thème général du Festival consacré à l’humour en musique, le programme combinait la Symphonie en ut majeur Hob.I : 60 « Le distrait » de Haydn et la Symphonie n°4 en sol majeur de Mahler.

La symphonie n°60 date de 1774, Haydn a 42 ans, il est en pleine période créatrice, en pleine maturité à une époque où 42 ans est déjà un âge avancé . Il mourra en 1809, à 77 ans.
Ce n’est pas une symphonie à proprement parler (6 mouvements !), mais un ensemble musical composé pour accompagner la représentation du Distrait de Regnard au château Eszterháza , une comédie créée à la Comédie Française en 1697 mais qui a connu un grand succès plus tard, à l’ère des Lumières au point d’être traduite en allemand (Der Zerstreute). Haydn compose une musique qui va ouvrir la comédie et s’intercaler entre les cinq actes.
Sans suivre exactement la trame de la pièce (une aventure qui commence sur un mariage arrangé où finit par triompher le véritable amour), Haydn accentue les effets de surprise, on passe brutalement de l’énergie au pianissimo, on change brutalement de tonalité, le clou étant un effet de désaccord des violons au 6ème mouvement qui fait glousser la salle. Toutes opérations conçues pour représenter les aléas de la distraction, les retours brutaux à la réalité, les coups de théâtre.
L’orchestre de Haitink est vif, jamais ennuyeux (quelquefois, je dois avouer qu’Haydn m’ennuie un peu), toujours en tension avec une grande clarté dans les différents niveaux, avec des effets de contraste de couleur et de rythmes, avec une vie réelle et souriante, qui cadre parfaitement avec le thème du Festival. Les violons sont stupéfiants (de vélocité et de chaleur en même temps, comme d’habitude,) notamment au cinquième mouvement et j’ai particulièrement aimé le dialogue entre cor, hautbois et cordes à l’andante du deuxième mouvement . Mais ce qui frappe surtout, c’est que même dans les parties un peu plus pompeuses (début du 1er mouvement), l’orchestre de Haitink n’est jamais démonstratif, toujours fluide et naturel, sans pathos, mais sans froideur. Du grand art.
La quatrième symphonie de Mahler a été jouée par Abbado à Lucerne en 2009 avec comme soliste Magdalena Kožená. Je n’ai pas l’intention de me lancer dans une comparaison : les maniaques se référeront et à l’enregistrement radio du présent concert par la SRF, et au DVD du concert d’Abbado (EuroArts).
Il est clair que Haitink propose une interprétation prodigieusement vivante de cette symphonie, peut être la plus souriante de Mahler (qui prend donc sa juste place dans le thème de l’année du Festival), la plus insouciante, la moins marquée par la douleur ou la tragédie. Tout en gardant sa relative immobilité, Haitink n’offre pas du tout une interprétation froide, on retrouve en effet les qualités qui font de cet orchestre un objet musical tout particulier, des cordes d’une grande ductilité, des instruments solistes (cor, trompette, flûte, hautbois) d’un niveau prodigieux, d’une homogénéité et d’une chaleur de son quasiment uniques, servies par l’acoustique de la salle, précise, jamais trop réverbérante, mais très chaleureuse et très précise. On retrouve un orchestre aux couleurs variées, des équilibre sonores soignés, une certaine légèreté, mais tempérée notamment dans les deux premiers mouvements, avec une très belle intervention de Gregory Ahss, le premier violon au deuxième mouvement.
Mais c’est dans l’adagio qu’on retrouve peut-être l’ivresse sonore que toujours cet orchestre a su donner : Haitink, sans jamais insister, sans jamais exagérer, sans jamais aller au-delà des notes, mais avec un soin tout particulier aux enchainements et à la respiration, nous propose avec l’orchestre un de ces moments extatiques qui font battre les cœurs et s’élever les âmes. Ce fut immense et à la fois presque simple, sans effet dérangeant, sans démonstration aucune : la grandeur simple d’un moment d’une intensité réelle mais jamais dramatisé, naturel dans son crescendo. Il y a chez Haitink cette capacité rare à rendre la musique vraie, sans décoration inutile, sans manière, et toujours dans une grande limpidité. Sans bruit, le chef d’œuvre s’impose.

Anna-Lucia Richter ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
Anna-Lucia Richter ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

On descend sans doute d’un cran dans le dernier mouvement, conçu antérieurement, comme on le sait, et devant être intégré initialement à la 3ème symphonie. Si l’enchainement entre l’adagio et le Lied du Knaben Wunderhorn «  Wir geniessen die himmlischen Freuden » est parfaitement mis en place par l’orchestre, puisque l’ensemble de la partie « symphonique » prépare ce finale, j’ai trouvé le chant d’Anna-Lucia Richter, avec une voix de soprano légèrement acidulée, un peu maniéré pour le style de l’interprétation générale de Haitink, on avait besoin de plus de naturel. La voix porte bien, la diction est assez claire, compte tenu d’une salle où la voix a quelque difficulté parfois, mais la chanteuse abuse un peu d’effets comme des portamenti à répétition. Il est vrai que c’est un moment plus délicat qu’il n’y paraît: ni Fleming avec Abbado et les Berlinois, ni Kožená avec Abbado et Lucerne ne m’avaient totalement convaincu. J’attends là-dedans une voix plus fraîche, plus jeune et plus naïve, pourquoi pas une Hanna-Elisabeth Müller ?
Il reste que l’ensemble est un grand moment mahlérien et nous rassure : l’orchestre reste l’orchestre d’Abbado avec ses qualités et son engagement légendaires. L’autorité réelle de Bernard Haitink, sa rigueur, sa précision et sa simplicité auront fait le reste. Ce fut un concert magnifique, et des retrouvailles émouvantes de Lucerne avec Mahler (les derniers Mahler étaient l’adagio de la Symphonie n°10 en 2011, et surtout la Symphonie n°9 en 2010). C’est Mahler qui a fait la réputation de l’orchestre, et cette nouvelle rencontre le confirme : cet orchestre est unique. [wpsr_facebook]

LFO, Bernard Haitink Anna-Lucia Richter ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL
LFO, Bernard Haitink Anna-Lucia Richter ©: Stefan Deuber, LUCERNE FESTIVAL

LUCERNE FESTIVAL : RICCARDO CHAILLY DIRECTEUR MUSICAL DU LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA : UN CHOIX DE RAISON

Lucerne Festival, Eté 2005: Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra ©  Priska Ketterer Luzern
Lucerne Festival, Eté 2005: Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra ©
Priska Ketterer Luzern

On s’interrogeait sur le devenir du Lucerne Festival Orchestra après la disparition de Claudio Abbado. Cet orchestre était tellement lié à la personnalité de son chef, il y avait un échange tel entre chef et musiciens, une affection tellement évidente que la question devait inévitablement se poser et qu’elle serait difficile.
Michael Haefliger a pris son temps et par ce festival 2015, il a donné la première réponse : le LFO continue. Les deux programmes dirigés l’un par Bernard Haitink le vétéran (classe 1929) et l’autre par Andris Nelsons (le benjamin des très grands) voulaient montrer que Mahler est le compositeur structurel de cet orchestre dont ses exécutions légendaires désormais ont fait la gloire, mais aussi que  il devait désormais y avoir une vie après Abbado, sans doute avec une plus grande diversification.
La présence d’Haitink à Lucerne est régulière, celle de Nelsons aussi, mais il était pris par Tanglewood et par le Boston Symphony Orchestra pendant les premiers jours d’août. Haitink a été celui qui souvent remplaça Claudio Abbado pendant des jours sombres (avant même l’existence du LFO) pour que le Festival lui offrît pour une fois la tribune de l’inauguration 2015 du Festival. C’est mérité, c’est justifié, et a posteriori, ce fut une excellente idée car les deux concerts furent de très grands moments.
C’était aussi sans doute une volonté d’Abbado que de voir le LFO consolidé : il n’aurait sûrement pas aimé voir cet orchestre disparaître après lui, il suffit déjà de l’Orchestra Mozart, né dans une Italie en crise économique et culturelle, et mort par manque d’argent et de volonté politique.
Mais le LFO consolidé, il restait à savoir avec qui faire la suite du chemin, et donc sûrement aussi de sonder d’éventuels successeurs.
En fait la succession d’Abbado est évidemment difficile en soi, mais aussi difficile parce que la période est marquée par de nombreuses transitions à la tête des orchestres internationaux et qu’il fallait trouver un fil qui lie en quelque sorte le grand chef disparu et son successeur. Et alors le choix se raréfiait.
Ce n’est pas une question de disponibilité : le LFO prend à un chef moins de trois semaines en août et une quinzaine de jours en automne pour la tournée annuelle.
Ce n’est pas une question d’argent : nous sommes en Suisse et Lucerne n’est pas un Festival pauvre.
C’est d’abord une question de politique artistique : La refondation du Lucerne Festival Orchestra (ex-Schweizer Festspielorchester) fut avec la Lucerne Festival Academy de Pierre Boulez, la grande initiative du règne de Michael Haefliger, qui ne réussit pas à imposer ou à trouver les fonds pour sa troisième initiative, la salle modulable. Or il vient de prolonger son contrat et doit trouver et de nouvelles idées et de nouveaux objectifs: Abbado est mort et Boulez ne dirige plus. Il a besoin de donner un signe fort qui ne fasse pas de Lucerne un garage pour orchestres de luxe en tournée.

C’’est aussi une question d’image et de public : Le LFO est devenu le prince des orchestres au vu des moments exceptionnels qui ont été vécus à Lucerne de 2003 à 2013; bien sûr Abbado en est la raison essentielle, mais l’orchestre s’est toujours surpassé, et il en est résulté une période dont l’intensité peut difficilement être niée, mais qui peut tout aussi difficilement être répétée ou prolongée telle quelle. On ne reprend pas une histoire d’amour et d’adhésion construite sur des années avec un chef, avec un autre sans aucune transition.
Il faut pourtant que cet orchestre reste le porte drapeau d’un Festival international dont le gène est la musique symphonique et de chambre et il faut donc que les dix premiers jours affichent systématiquement l’orchestre du Festival en formation symphonique ou en formation de chambre,  avec des « noms » susceptibles d’attirer le public, et un public international qui hésite à aller en Suisse actuellement pour des raisons financières compréhensibles vu le niveau du Franc suisse: on peut lui préférer Salzbourg où la plupart des orchestres qui passent à Lucerne se retrouvent aussi. Cette année, Haitink, Isabelle Faust, Nelsons, sont des noms prestigieux et pourtant les salles ne sont pas pleines à 100%.
Il faut à la tête de cet orchestre un chef qui soit parmi les tout premiers du top 10, et qui soit en même temps disponible. Jansons limite ses activités, Haitink a 86 ans, Gatti commence en 2016 avec le Concertgebouw et peut difficilement la même année prendre deux orchestres, Nelsons est pris par Tanglewood en été jusqu’à la mi-août. Le paysage se rétrécit alors singulièrement.
On aurait pu supposer que l’orchestre pouvait être dirigé par des chefs de prestige chaque année différents, une sorte de formule « carte blanche de l’année à… » ou un « chef d’orchestre étoile » comme il y a un artiste étoile chaque année, mais Michael Haefliger, réfléchissant à l’histoire de cet orchestre et à la personnalisation dont il a fait l’objet à travers Abbado, a préféré appeler un directeur musical fixe : c’est en terme d’images un élément bien plus significatif. Il s’est finalement résolu à la solution d’un vrai chef, pour installer aussi une tradition post-abbadienne, avec la différence que ce ne sera pas le chef exclusif, comme ça le fut (à de rares exceptions motivées par la maladie) pour Claudio Abbado, et pensant à l’importance des chefs italiens dans l’ histoire de l’orchestre (fondation par Toscanini et refondation par Abbado), il s’est ainsi tourné vers Riccardo Chailly, inattendu, mais intéressant d’avoir à Lucerne pour plusieurs raisons :

  • son contrat au Gewandhaus de Leipzig (dont le premier violon Sebastian Breuninger, est aussi le premier violon du LFO, ce qui n’est pas négligeable) se termine en 2017, c’est pour lui une manière de rebondir avec un orchestre à très grande réputation et c’est pour Lucerne important d’avoir un chef qui est l’un des plus prestigieux du paysage d’aujourd’hui.
  • il est un des chefs en activité qui a le plus enregistré (il termine une intégrale Mahler chez Accentus en DVD et son  intégrale Brahms chez DECCA a reçu des prix)
  • il a un répertoire voisin de celui d’Abbado : Mahler, répertoire romantique allemand, mais aussi XXème (Varèse) c’est à dire le répertoire même installé pour l’orchestre.
  • il peut aussi faire des opéras en version de concert, étant directeur musical de la Scala et chef d’opéra assez réputé.
  • Kapellmeister du Gewandhaus de Leipzig, et assez respecté en Allemagne, il peut attirer un public allemand, directeur musical de la Scala et milanais, il peut attirer un public italien qui peut faire l’aller et retour dans la journée (Lucerne est à 3h de Milan environ). Le contingent italien était très important dans les dix dernières années.
  • Enfin, il a été l’assistant d’Abbado ce qui représente, au moins pour la communication, un argument fort, bien qu’il n’ait pas eu de relation amicale aussi suivie avec Abbado que d’autres chefs comme Mehta, Barenboim ou Kleiber.

 

Ainsi s’explique le choix de la Huitième de Mahler comme premier programme 2016, à laquelle Abbado avait renoncé pour des raisons artistiques personnelles d’absence d’affinité avec cette œuvre, et qui permettra enfin de boucler le cycle Mahler de l’orchestre et de créer un événement. Sans doute aussi la présence de Chailly permettra-t-elle par ailleurs de boucler plus tard les symphonies de Bruckner en cours.

Il restera à voir quel rapport Chailly va installer avec l’orchestre et en combien de temps. Il faudra sans doute au moins deux saisons avant que les uns et les autres ne se calent. Mais Mahler VIII est un excellent galop d’essai et c’est une symphonie qui ira sans doute très bien à Chailly.

L’intérêt bien compris du Festival de Lucerne, mais aussi de l’orchestre est de tourner rapidement la page, désormais, pour permettre à l’orchestre de laisser les souvenirs et les émotions et d’embrasser un avenir nouveau. Déjà cette année, il ne faudra pas chercher,  dans telle ou telle interprétation un souvenir d’autres moments. Le Roi est mort, la période de deuil est close. Vive le Roi. [wpsr_facebook]

Riccardo Chailly
Riccardo Chailly

SUR L’ÉLECTION DE KIRILL PETRENKO AU PHILHARMONIQUE DE BERLIN

Kirill Petrenko © Wilfried Hösl
Kirill Petrenko © Wilfried Hösl

On attendait une décision dans plusieurs mois et elle est arrivée un mois et 10 jours après ce fatidique 11 mai, tant commenté par les médias et tant raillé par les réseaux sociaux. Qui a regardé la conférence de presse (sur YouTube) a pu constater la satisfaction visible des musiciens qui intervenaient. Satisfaction qui m’a été confirmée par les mails échangés avec quelques-uns des membres de l’orchestre.
Les lecteurs de ce blog savent comme je suis Kirill Petrenko dans la plupart des productions qu’il dirige à Munich, mais les spectateurs de l’Opéra de Lyon (merci Serge Dorny) , où il a dirigé régulièrement de 2006 à 2011, le connaissent bien aussi et savent la qualité de ses Tchaïkovski (un Mazeppa superlatif notamment!) et se souviennent de son Tristan und Isolde qui a suscité un intérêt plus vif de la presse, vu qu’il était le chef désigné (et choisi par Eva Wagner-Pasquier) pour le Ring du bicentenaire de Wagner à Bayreuth. Kirill Petrenko est évidemment un chef de tout premier plan, indépendamment des inévitables discussions d’entracte sur telle ou telle interprétation. Sa récente Lulu à Munich a divisé les commentateurs, notamment étrangers, malgré une appréciation positive de presque toute la presse germanique parce qu’il a pris à revers une œuvre qui commence (depuis assez peu de temps) à avoir une tradition (une doxa serait plus juste) interprétative.
Il reste que bien des commentaires lus dans la presse ou dans les réseaux sociaux français montrent qu’on considère son élection à Berlin comme celle « d’un second couteau », comme l’écrit un twitteur sans doute peu au fait de la manière dont il est considéré outre-rhin dans le monde musical, ou d’un choix « par défaut » puisque ceux qui étaient considérés comme les probables heureux élus éventuels ont été écartés.
Au conclave, on rentre Pape et on en ressort cardinal, c’est bien connu.
Connu à Lyon où il  a dirigé 4 opéras, Petrenko l’est moins à Paris…mais gageons que désormais les Sybilles et les Pythonisses du monde musical français vont édicter leurs jugements éclairés lors des prochaines apparitions du chef sur les rives de la Seine.
Certains vont jusqu’à mettre en doute le jugement des musiciens du Philharmonique de Berlin, car les musiciens d’un orchestre (et de cet orchestre !) ne seraient pas les mieux placés pour juger du discours interprétatif d’un chef. Les Berliner Philharmoniker les attendent impatiemment, ces doctes commentateurs, pour entendre en quoi ils ont fait l’erreur de leur vie.
Il y a partout des cafés du commerce, auprès des stades et auprès des salles de concert. Et partout des programmateurs en herbe (folle). Ah, si on les écoutait.
Une chose est sûre, c’est que jamais Kirill Petrenko n’a fait partie des outsiders , qu’on en parlait en Allemagne pour Berlin  depuis longtemps, et bien avant mai 2015. On sait qu’il est considéré comme l’étoile montante de la direction d’orchestre, travailleur acharné, adoré des orchestres qu’il dirige, des équipes qu’il anime, d’une folle exigence et d’un fol pointillisme, mais en même temps d’une grande gentillesse. Lors d’une conversation avec l’intendant de Munich Nikolaus Bachler, celui-ci me disait ne jamais avoir vu un orchestre prolonger une répétition pendant plus de 30 minutes par rapport à l’horaire prévu simplement « parce que c’est intéressant ». Kirill Petrenko n’a pas de relation avec les médias, qu’il évite, il est d’une discrétion vite devenue légendaire, en ce sens, il est à l’opposé du grand communicant Simon Rattle mais a imposé le respect partout où il est passé.
Il faisait partie des noms cités avec insistance, mais tout le monde focalisait sur Christian Thielemann, le candidat de « l’identité allemande », grand musicien, mais personnalité contestée (d’aucuns disent contestable) ou sur son alternative Andris Nelsons.
L’annulation de son concert avec les Berliner début décembre (Mahler VI, qu’il avait dirigée de manière époustouflante à Munich début octobre – voir ce blog) a été interprétée  comme une fin de non-recevoir et un refus de rentrer dans le « toto-direttore », dans la ronde des possibles élus.
Eliminé, par sa propre volonté, de la course à ce poste, restaient deux possibilités :

  • ou bien élire Thielemann ou Nelsons,
  • ou se replier sur une solution d’attente, un maître plus vénérable, Jansons, un des favoris de l’orchestre, mais qui a signé opportunément sa prolongation à Munich juste avant le 11 mai, Barenboïm, dont le nom circule toujours au moment de l’élection et ce depuis 1989, voire Chailly.

On a même prononcé les noms de Yannick Nézet-Séguin ou de Gustavo Dudamel, improbables, ou même de Esa Pekka Salonen, qui n’a pas mis les pieds à Berlin depuis des lustres.
A la veille du concert de Berlin en décembre 2014, Kirill Petrenko était si attendu que les concerts étaient complets et qu’on pensait que si c’était un triomphe, c’était plié pour l’élection. Pour un outsider, on repassera!
Le choix offert au 11 mai fut donc peut-être, contrairement à ce qu’on écrit ici et là, un choix « par défaut », et cela expliquerait l’échec du vote. Il y avait sans doute de forts partisans de Thielemann, mais aussi de fortes oppositions. Et donc raisonnablement l’orchestre a préféré reporter le choix, qui doit être aussi unitaire que possible, pour préserver l’homogénéité de l’orchestre, malgré les inévitables variétés des opinions à l’intérieur d’un groupe de 124 personnes.
Un revirement si subit (un peu plus d’un mois) et une élection de Kirill Petrenko à forte majorité des musiciens montrent que le chemin s’est ouvert plus rapidement qu’attendu. D’abord, remarquons et c’est tout à leur honneur, que les musiciens ont compris que la communication autour de l’élection leur avait été dommageable en mai : les réseaux sociaux suspendus à la fumée blanche, les fausses nouvelles qui fuitent, puis le soufflé qui retombe, tout cela n’est pas bon pour l’image et la sérénité « artistique » des débats. Ils ont donc procédé dans le plus grand secret, ce qui préservait d’un éventuel échec.
Mais les choses étaient suffisamment avancées pour que le célèbre critique du journal Die Welt, Manuel Brug, publiât ce week-end dans son blog un article annonçant la réunion de l’orchestre et les questions en suspens, encore aujourd’hui d ‘ailleurs, concernant la compatibilité du contrat munichois de Petrenko (qui se termine en 2020) et le début de son contrat berlinois (septembre 2018).( http://klassiker.welt.de/2015/06/21/wird-kirill-petrenko-neuer-chef-der-berliner-philharmoniker-ab-2020/)

Qu’est ce qui a pu décider les musiciens à revenir sur un nom qui paraissait perdu pour la cause, et qu’est ce qui a pu décider Petrenko ? D’abord, il apparaissait que Petrenko n’était pas si fermé à la perspective. Ensuite, Andris Nelsons se refusait à laisser Boston. Or, si un directeur artistique et musical des Berliner peut rester directeur musical d’un opéra (Karajan fut à la fois viennois salzbourgeois et berlinois), il ne peut cumuler deux orchestres. Quant à Thielemann, je pense que les derniers événements de Bayreuth (le Hausverbot d’Eva Wagner-Pasquier et le remplacement dans le dos de Petrenko de Lance Ryan), les commentaires peu amènes de la presse et les communiqués d’une rare netteté de Kirill Petrenko lui-même, lui qui ne parle jamais, n’ont pas favorisé les conditions éventuelles d’un retour serein de Thielemann dans les candidats au poste de Berlin. Si donc les conditions ont été réunies en si peu de temps, c’est que le ciel s’est subitement éclairci mais aussi et surtout que le nom de Petrenko flottait depuis longtemps dans les têtes des musiciens pour s’imposer rapidement.
Dernière remarque enfin, on dit toujours que Berlin se déciderait en fonction de critères musicaux certes, mais aussi commerciaux : ils viennent de choisir un chef à la discographie limitée et au répertoire soi-disant limité (même si Petrenko a été formé en Autriche, gage de grand classicisme). Qui plus est, il n’a dirigé que trois programmes à Berlin. Ou bien ils sont inconscients (ce que disent les gens des cafés du commerce) ou bien ils ont au contraire une raison impérieuse et pour eux évidente. Gageons que ce soit cette deuxième raison qui ait emporté la décision, née de répétitions mémorables aux dires de tous, et de concerts (qu’on peut entendre par extraits sur YouTube) surprenants, voire clivants, ce qui est le gage à tout le moins d’une forte personnalité musicale. C’est bien donc une décision exclusivement artistique qu’ils ont prise, au mépris des conseils de tous genres, au mépris des bruits qui circulaient, et c’est tout à leur honneur là encore.
La dernière fois qu’ils se sont arrêtés sur un nom inattendu qui n’était pas dans la rose des favoris officiels, c’était en 1989 et l’élu s’appelait Claudio Abbado. [wpsr_facebook]

PHILHARMONIE BERLIN 2014-2015: CONCERT DES BERLINER PHILHARMONIKER dirigé par ANDRIS NELSONS le 25 AVRIL 2015 (HK GRUBER, concerto pour trompette, MAHLER, Symphonie n°5) Soliste Håkan HARDENBERGER

Berliner Philharmoniker © Monika Rittershaus
Berliner Philharmoniker © Monika Rittershaus

Demain 11 mai, nous saurons.
Le 11 mai en effet les Berliner Philharmoniker réunis pour le conclave d’où doit sortir un nouveau directeur musical, successeur au trône de Nikisch, Furtwängler, Karajan, Abbado, Rattle feront savoir leur choix. Chaque musicien est électeur, sauf ceux qui effectuent leur « Probejahr » (année de probation) dont le premier violon Noah Bendix-Balgley.
Le concert d’Andris Nelsons était d’autant plus attendu qu’il fait partie de la rose des candidats sérieux.
Les bruits courent dans Berlin, dans la presse sérieuse, chez les fans de l’orchestre on ne parle plus que de cela. La question se résumerait presque à « Thielemann ou non ? ». Christian Thielemann, berlinois, dépositaire désigné de la grande tradition allemande, est ouvertement candidat. Mais tout aussi ouvertement, chacun se positionne pour ou contre, tant l’homme fait discuter, avec ses opinions politiques tranchées (à droite toute) et l’autoritarisme qu’on lui prête. TST : « tout sauf Thielemann », semblent dire d’autres, mais le choix est difficile, car les candidats possibles ne sont pas si nombreux et Thielemann est un grand musicien. Dans la génération de Thielemann, disons les 50-60, la plupart des possibles – ils sont peu nombreux, sont déjà pourvus, ou n’ont aucune chance. Alors on va chercher ou plus jeune (et justement Nelsons), ou plus vieux (on a parlé d’Haitink, de Jansons, de Barenboim, voire de Chailly, qui est le plus jeune des plus vieux). En fait la presse a déjà fait sienne l’opinion selon laquelle les jeunes de la génération actuelle, de bons voire grands chefs (30-45), très nombreux pour le coup, sont encore trop jeunes pour accéder au trône d’Herbert. Alors on bruisse d’une solution de transition, un Daniel Barenboim plusieurs fois candidat malheureux mais berlinois depuis 20 ans à la tête de la Staastkapelle Berlin, et de la Staatsoper de Berlin, un Mariss Jansons, qui avait refusé la charge pour raisons de santé à la démission d’Abbado, et qui cette fois-ci avait déclaré clairement « qu’on n’avait qu’à attendre le 11 mai », mais qui vient à peine de prolonger son contrat avec l’orchestre de la Radio Bavaroise jusqu’à 2021. Bernard Haitink, d’une très grande énergie, semble malgré tout exclu, il a 86 ans. Riccardo Chailly, 62 ans, à la tête d’un des grands orchestres de tradition, le Gewandhaus de Leipzig, pourrait avoir des chances d’outsider et il a fait des concerts remarqués ces derniers temps. Bref, le totodirettore comme diraient les italiens bat son plein.
Mais déjà les spectateurs du concert du 25 avril avaient arrêté leur opinion. Autour de moi j’entendais beaucoup de spectateurs parler de Nelsons comme Nachfolger (successeur) désigné. Mais au conclave, on entre pape et on ressort cardinal.

Il reste que la série de trois concerts qui s’est close le 25 avril (au programme, HK Gruber, concerto pour trompette, avec Håkan Hardenberger qui en est le créateur, et la Symphonie n°5 de Mahler) a été un des grands succès, un des grands triomphes de la saison.
Le concerto pour trompette est une pièce très contrastée, qui commence piano voire pianissimo, en un long son monotone (influence du minimalisme ?) et qui se termine jazzy rappelant de belles pages de Bernstein. Incroyable la prestation de Hardenberger avec ses trois instruments nécessaires pour le concert, une trompette normale, une trompette baroque et une trompette « corne de vache » (Kuhhorn), petit instrument au son naturel qui surprend. L’artiste est capable de tout, et l’on a rarement entendu tant de facilité, et tant de justesse en même temps, mais aussi tant d’engagement (il est vrai qu’il est le créateur de l’œuvre) . H(pour Heinz) K (pour Karl) Gruber est un compositeur viennois qu’on qualifie de post romantique, néoclassique ou néoviennois, voire néotonal. Dans ce concert, l’instrumentiste doit produire des sons très contrastés, très différents, pas toujours très propres ni nets, mais en même temps l’orchestre sonne tantôt comme dans certaines pièces de Steve Reich (la première partie, largo) et tantôt comme pour West Side Story ou Wonderful Town, une pièce pour Sir Simon Rattle; c’est le grand écart, qu’Andris Nelsons ne peut que diriger en connaisseur : il a été un trompette solo de talent. Il en résulte un moment un peu fou, où l’incroyable virtuosité demandée au soliste fait face à la tout aussi incroyable ductilité demandée à l‘orchestre qui doit tour à tour dessiner des ambiances radicalement différentes, qui fait dire à certains auditeurs que tout cela est un peu déjanté, mais finalement pas si désagréable à suivre. En tous cas, les Philharmoniker jouent le jeu en s’amusant presque, en tous cas, la joie de jouer est visible.
Il y a partout dans le monde des spectateurs si curieux qu’ils évitent le hors d’œuvre constitué par la pièce contemporaine et n’arrivent que pour le plat de résistance, ici la Symphonie n°5 de Mahler. La salle est donc encore plus remplie en cette deuxième partie.
Il est vrai que la 5ème de Mahler est un des grands must du répertoire, et qu’Andris Nelsons a bâti sa réputation entre autres sur des interprétations mahlériennes de grande envergure. Son Mahler est d’une très grande clarté, très brillant aussi dans une œuvre qui n’est pas dépourvue d’un certain clinquant, c’est clair dès le début du 1er mouvement, une Trauermarsch certes pathétique, tendue, et solennelle, où il y a une sorte d’écho profond entre les violoncelles (qui rappellent Brahms) et les cuivres. Dans une symphonie qui oscille entre l’épreuve de la mort que Mahler vient d’effleurer et la victoire finale de la vie, au dernier mouvement, Nelsons donne une très grande homogénéité de ton, grave mais jamais vraiment funèbre, il y a tension mais toujours espoir, les moments les plus ouverts et les plus clairs respirent de manière incroyable. Il faut saluer ici la magnifique prestation des cuivres et notamment des trompettes, au son littéralement fabuleux, les dernières mesures du 1er mouvement sont proprement phénoménales. Le second mouvement, plus dynamique, plus dramatique,  propose des moments à la fois brillants et paradoxalement tendus : Nelsons a su préserver les aspects contradictoires de l’âme mahlérienne, à la fois lumineuse et sombre: les dernières mesures avec les bois dialoguant avec le reste de l’orchestre et le son s’effaçant progressivement sont créatrices d’une très grande émotion que l’on perçoit en salle, tant l’attention est proprement suspendue.
On attendait aussi le 3ème mouvement , plus ouvert, plus lumineux, plus positif avec les interventions phénoménales, uniques, de Stefan Dohr au cor (déjà, avec Abbado à Lucerne!), ce monumental scherzo est l’un des moments les plus intenses de toute la symphonie, dont c’est le centre de gravité. Il y a comme une « légèreté grave », si l’on peut me permettre cette expression paradoxale. Certes, la musique évoque les chants populaires, les rythmes danubiens, les danses paysannes, sans l’ironie grinçante qu’on peut entendre dans d’autres symphonie, et Nelsons emporte son orchestre dans la joie du son et de la musique purs, sans arrière pensée, en un rythme dansant et ouvert, lumineux, avec des pizzicati d’une incroyable portée émotive, surtout après un cor époustouflant. La dynamique n’est jamais démentie,dans une fluidité étonnante et presque naturelle, sans effets surajoutés : les violoncelles et les contrebasses sont bouleversants, les cors chavirants. Un immense moment.

Il sait aussi retenir le son, et proposer des moments d’un très grand lyrisme, l’adagietto fameux est ici interprété avec une profondeur, une sensibilité que j’ai rarement entendues. Les gens de ma génération sommes tellement marqués par Visconti que cet adagietto est toujours un moment difficile où se surajoutent des images du film et cet écho perturbe. Ici, l’impression est celle d’une extraordinaire harmonie entre la musique, les souvenirs, et l’émotion profonde qui s’en dégage. J’avoue que j’ai totalement adhéré à cette « romance sans paroles » comme l’appelle Henry-Louis de La Grange en allusion au recueil de Verlaine, qui contraste avec ce qui précède et qui est en même temps encore manifestation positive de l’élévation amoureuse de l’âme. Nelsons sans jamais appuyer, sans jamais exagérer ni s’adonner à une complaisance sentimentale, en donne ici une des plus magistrales interprétations entendues (harpe merveilleuse, comme souvent, de Marie-Pierre Langlamet), par une retenue et une élégance inouïes.
Le rondo final, dont la critique a beaucoup discuté, joie totale? Joie artificielle? Triomphe en trompe l’œil, est une démonstration d’abord de la force extraordinaire de cet orchestre, de sa vitalité, de son énergie explosive comme si des forces telluriques étaient libérées. L’énergie du chef est communicative, mais jamais démonstrative au sens où il faudrait faire de l’effet. La lettre du texte musical est respectée, avec ses ambigüités, avec ses élans, avec son incroyable force.
J’aime dans ce dernier mouvement l’utilisation qui est faite des Maîtres Chanteurs et de toute la dernière partie du dernier acte, avec sa joie intrinsèque et en même temps le sérieux de l’affirmation wagnérienne de la grandeur de l’art (allemand ou non). Il y a dans ce dernier mouvement de la 5ème une extraordinaire affirmation de vitalité créatrice, un bouillonnement que l’orchestre ici souligne. Nelsons fait bouillonner l’orchestre et le propulse à des niveaux d’énergie rarement atteints, tout en ne lâchant jamais la bride, mais en donnant les impulsions justes ; par exemple dans les quatre dernières minutes, il y a des moments allégés, où se répondent les cordes et les bois, d’une fraîcheur inouïe, qui finissent par crescendo en une explosion ouverte, positive, presque solennelle, qui procure une joie profonde, sans parler de l’extraordinaire tourbillon final qui laisse di stucco un public en délire immédiat.
Exécution anthologique ? On en est bien proche. Il y a longtemps (depuis qui vous savez) qu’on n’avait entendu un Mahler pareil. Et on est d’autant plus heureux d’entendre Nelsons à Lucerne dans la même symphonie avec l’orchestre d’Abbado les 19 et 20 août prochains. Il a démontré s’il en était besoin qu’il est vraiment le plus doué de sa génération, aussi à l’aise à l’opéra qu’au concert et qu’il est digne de la papauté berlinoise. Certains lui reprochent une gestique peu élégante et trop démonstrative, mais quand en sortent ce son-là et cette profondeur-là, il n’y a rien à dire : il n’y a qu’à écouter…[wpsr_facebook]

PS: On peut retrouver ce concert sur le Digital  Concert Hall (https://www.digitalconcerthall.com/en/home) et l’écouter pour un prix modique

Andris Nelsons ©Marco Borggreve
Andris Nelsons ©Marco Borggreve

RADIO FRANCE 2014-2015: ORCHESTRE NATIONAL DE FRANCE dirigé par Daniele GATTI le 16 AVRIL 2015 (LISZT, R.STRAUSS, MENDELSSOHN)

Protagonistes du concert du 16 avril 2015
Protagonistes du concert du 16 avril 2015

Cycle Shakespeare avec l’Orchestre National de France

Franz Liszt Hamlet op.10
Richard Strauss Macbeth op.23
Felix Mendelssohn Le Songe d’une nuit d’été op.21/op.61

 L’Orchestre National de France s’est mis sous le signe de Shakespeare puisque ce cycle se conclura par les représentations de Macbeth de Verdi au TCE.

Cette soirée marquait un retour à la normale après le mois troublé de Radio France et les concerts annulés « pour cause de Vigipirate » . Ce qu’il faut espérer, en restant dans la veine shakespearienne, c’est que tout ce mouvement ne se termine pas en « Much ado about nothing » ni en « The Comedy of Errors », mais bien plutôt en « All’s Well that Ends Well » .
Et ce programme shakespearien proposait deux œuvres peu jouées, Hamlet est pour un Liszt déjà mûr son quatrième poème symphonique, mais Macbeth est le premier pour Strauss qui a connu moindre fortune que le quasi contemporain Don Juan. Quant au Songe d’une nuit d’été, l’ouverture (op.21) est composée par un Mendelssohn de 17 ans (et créée à Szczecin un an plus tard), même s’il la complète à la demande du Roi de Prusse 17 ans plus tard (il n’a encore que 34 ans) pour une création au Neues Schloss de Potsdam.
La redécouverte des drames de Shakespeare dans la deuxième partie du XVIIIème et au début du XIXème est suivie d’un tel engouement qu’il serait sans doute fastidieux d’établir une liste des œuvres musicales qu’elles ont inspirées, à l’opéra ou au concert pendant le 19ème siècle et les œuvres adaptées de Shakespeare le sont souvent avec bonheur, ce qui nous vaut à la fois des opéras et des pièces symphoniques qui sont chacun des chefs d’œuvre. On a vu récemment avec Le Cid que ce n’est pas toujours le cas d’autres auteurs.
C’est donc un programme à la fois intelligent et stimulant qui était proposé ici, et que l’on peut encore voir en streaming sur concert.arte.tv et francemusique.tv.
Stimulant parce que, si Le Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn est fréquent dans les programme, il l’est moins dans sa version mixte texte et musique, et que les deux autres poèmes symphoniques restent de très grandes raretés.
La première partie constitue pour moi une surprise. Et notamment l’Hamlet de Liszt. Je n’avais jamais entendu cette pièce d’une quinzaine de minutes et même si on sait l’intérêt que portait Liszt aux formes de musique nouvelle (il fera de Weimar un des ferments de la diffusion de la nouvelle musique en Europe), on est surpris à l’audition de découvrir une œuvre qui projette entièrement vers l’avenir, qui va vers Mahler ou vers le premier XXème siècle, tant par la couleur et par certains aspects techniques que par la construction ou même la brièveté. C’est un défi que de concentrer en quinze minutes une pièce de plusieurs heures à la dramaturgie complexe. Liszt en fait une sorte de parabole, élaborant avec une certaine clarté un parcours qui reprend de manière très claire les nœuds dramaturgiques, en séparant chaque moment par de longs silence, par des ruptures de ton, de style, de rythme. Cette approche est très moderne au sens où elle ne raconte pas une histoire qui avancerait comme un récit mais au sens où elle montre une structure, presque cyclique ou circulaire et où elle devient exposition et non parcours.
Il faut saluer ici la performance des musiciens du National, très en forme, très concentrés, avec des cordes qui ont l’essentiel des initiatives dans cette pièce qui  joue souvent sur les différents pupitres de cordes, et l’oeuvre convient parfaitement à Daniele Gatti par son regard vers le premier XXème siècle qu’il affectionne. Si ce poème est répété à Weimar en public en 1858, il est créé en 1876, à une époque où tout bascule, Mahler n’a que 16 ans, il écrira quatre ans plus tard Das klagende Lied, son premier opus, Tchaïkovski arrive à maturité et assiste cette année là au Ring de Wagner dans le théâtre tout neuf de Bayreuth. Je cite volontairement Wagner, Tchaïkovski et Mahler parce que certains moments de cet Hamlet m’ont évoqué des phrases mahlériennes, et parce que la toute fin m’évoque le Tchaïkovski noir de la pathétique (il a d’ailleurs écrit lui aussi un Hamlet…), quant à Wagner et Liszt…
Gatti dirige cette musique comme de la musique de l’avenir accentuant volontairement les ruptures, avec de longs silences, refusant tout pathos et tout sentimentalisme, créant ainsi une tension en laissant la musique dans toute sa crudité, tension palpable dans les premières mesures du dialogue bois et cordes. Même dans les moments plus vifs, il évite l’éclat gratuit pour accentuer ensuite la concentration, avec des répétitions de motifs (Liszt voulait montrer comment les ressorts psychologiques jouaient sur les ressorts dramaturgiques), avec des moments vraiment réussis comme le dialogue entre violon solo et flûte, tout de retenue et de raffinement ou les accords entrecoupés de silence, des phrases comme tronquées, ou suspendues, et un final qui me renvoie au Tchaîkovski de la Pathétique, au Mahler de la 6ème voire à quelque chose de Parsifal. Daniele Gatti exalte ces aspects en essayant de construire des ponts, qui projettent et relient cette musique surprenant avec tout le post romantisme, voire le début du XXème siècle. Surprenant et stimulant, en tout cas passionnant.
Du coup, le Macbeth de Richard Strauss apparaît presque en retrait, même s’il est écrit une trentaine d ‘années après, et en tous cas, peut-être plus riche en technique d’orchestration, mais plus pauvre en inspiration. Macbeth, un des drames les plus noirs de Shakespeare, n’a pas ici cette noirceur, du moins au départ. Au contraire, là où chez Liszt il n’y avait aucun éclat, aucun brillant, ici, malgré le sujet, Strauss privilégie un certain brillant. Ce n’est pas pour moi un des chefs d’œuvre de Strauss que ce Macbeth, premier poème symphonique d’un jeune compositeur de 22 ans qui s’essaie à la musique à programme. Ce Macbeth sera revu dans les années suivantes, entre autres sur les conseils de Hans von Bülow, prédécesseur de Richard Strauss à Meiningen (un de ces théâtres de grande histoire que tout mélomane se doit d’avoir visité) et ce n’est qu’en octobre 1890 que l’œuvre sera créée et subira encore des modifications dans l’instrumentation jusqu’à sa création dans sa forme définitive en 1892 à Berlin. Alors que la pièce précédente de Liszt m’a séduit par sa brièveté, sa concentration, sa tentative de créer une ambiance sombre et ses ruptures de rythme et de continuité, même si elle n’a pas semblé accrocher le public, celle de Strauss m’est apparue moins riche dans les trouvailles mélodiques et dans la construction, même si sans doute plus susceptible de faire briller l’orchestre et d ‘avoir prise sur le public.
Certes elle possède cette fluidité et cette linéarité que le Liszt ne possède pas, sans doute tout à fait volontairement d’ailleurs. Les thèmes de Macbeth et de son épouse, sont exposés de manière brillante, utilisant l’ensemble de l’orchestre et sollicitant particulièrement les bois et les cuivres. Daniele Gatti réussit à faire sonner l’orchestre de manière à en exalter les qualités : on a tellement entendu ces derniers temps qu’ils étaient pas assez ceci, pas assez cela et donc qu’il fallait les faire fondre, que l’on est ravi qu’ils montrent avec orgueil ce qu’ils sont et ce qu’ils sont capables de faire ; Gatti, toujours très exigeant avec les formations qu’il dirige, les pousse et amène les cordes à démontrer de spectaculaires qualités de dynamique avec un son plutôt charnu soutenu notamment par de très belles contrebasses. Il en résulte une lecture miroitante, raffinée qui révèle les qualités de la construction du tissu orchestral, pour une partition qui me paraît ne pas réussir néanmoins à dessiner une ambiance qui corresponde vraiment à ce que je sens du drame shakespearien, en faisant plus une aventure épique là où je vois un drame plus intérieur. Mais Gatti s’empare de cette rutilance avec une profondeur qu’on n’imaginait pas dans cette musique un peu démonstrative, il y a notamment dans la dernière partie une générosité, un lyrisme, une puissance émotive que le chef réussit à transmettre grâce à un orchestre qui répond merveilleusement aux sollicitations : malgré la puissance orchestrale, rien de lourd ici, ni de brutal : les interventions du hautbois et des flûtes, puis de la clarinette, particulièrement tendues dans la dernière partie ont été particulièrement réussies, ainsi que celles du cor. Ce qui séduit, c’est à la fois la clarté du rendu de l’orchestre, particulièrement exposé et très en forme, et la volonté du chef de ne pas mettre de distance dans cette musique, de marquer le pathos et la fougue que Strauss a voulu y mettre, aussi bien dans les très nombreux moments tendus, que dans ceux plus rares, de retenue. Certaines passages évoquent aussi des œuvres postérieures (on reconnaît des moments proches de certaines phrases d’Elektra). Gatti travaille à la fois à rendre lisible cette partition grâce à la clarté de la lecture, mais aussi à en exalter les aspects dramatiques et les contrastes, par une constante tension, comme dans les dernières mesures où on lit à la fois un extraordinaire lyrisme où il laisse aller l’orchestre, et mais aussi (enfin!) le drame et l’obscurité . Une interprétation qui montre combien ce répertoire lui est proche.
Le choix de Mendelssohn, et du Sommernachttraum op.21 et op.61 en seconde partie est un choix presque antagoniste, on passe de la noirceur du drame à la comédie fantastique, à la « musique de fées ». D’ailleurs le programme de salle rappelle que Strauss recommandait de diriger Elektra ou Salomé comme du Mendelssohn . Voilà donc Mendelssohn, dans l’une des pièces assez populaires de son œuvre, l’ouverture (op.21) et les musiques de scène (op.61) du Songe d’une Nuit d’été.
Souvent donné en version strictement musicale (c’était ainsi la dernière fois où je l’ai entendue, à Berlin avec Abbado en mai 2013, lors de son dernier concert avec les Berliner Philharmoniker), c’est cette fois en version mêlant texte et musique que l’œuvre est présentée, et c’est une initiative heureuse car relativement rare.
Stéphane Braunschweig s’essayait pour l’occasion pour la première fois à l’art du récitant. Même si la prestation est honorable, on sent bien que ce n’est pas là son métier et quelquefois on eût préféré simplement entendre la musique qui paraissait interrompue quelquefois inutilement. Dans ce texte j’eus bien imaginé en revanche un Roberto Benigni par exemple.
Par rapport à Strauss, la masse orchestrale a été réduite, et l’approche de Mendelssohn est évidemment plus légère, plus aérienne, plus évanescente (Abbado en faisait un léger fil sonore d’une rare fluidité, presque “extatique”). Ici, Gatti alterne cette légèreté diaphane et une vraie présence de l’orchestre, qui n’est pas contradictoire, la pièce elle même de Shakespeare alterne une poésie totalement éthérée et des moments plus terriens, autour de personnages plus vulgaires, et la musique rend cette alternance terre-ciel.
J’ai beaucoup aimé l’ouverture, avec ses phrases que Wagner empruntera pour le troisième acte de Tannhäuser, et sa légèreté initiale, et sa dynamique, mais aussi une belle expressivité à l’orchestre (dialogue magnifique entre cordes et bois). Il n’est pas le seul      d ‘ailleurs et l’intervention du soprano notamment la phrase « Newts and blind-worms… » rappelle singulièrement le Humperdinck de Hänsel und Gretel (1893, première dirigée par Richard Strauss…)

Les musiques de scène ont permis donc d’entendre le joli soprano de Lucy Crowe, belle ligne de chant, et aigus solides, mais était-il nécessaire, sinon pour faire l’affiche d’appeler Karine Deshayes pour la partie de mezzo où elle fut évidemment excellente, sans toutefois avoir vraiment l’occasion de déployer toutes ses qualités. elles étaient toutes deux en tous cas meilleures, bien meilleures même que Stella Doufexis et Deborah York à Berlin…
C’était l’occasion de retrouver aussi chœur et maîtrise de Radio France et l’Orchestre National en pleine forme, c’est à dire une partie des forces qu’on va probablement confier à la chirurgie (bien peu réparatrice) dans les prochains mois. Après en avoir lu et entendu tant dans les dernières semaines, non seulement on était heureux de retrouver l’orchestre dans une telle forme, mais on finissait pas se demander ce qu’on peut reprocher à un orchestre qui a donné une telle preuve d’excellence et d’engagement. L’orchestre dans sa globalité a magnifiquement répondu aux sollicitations du chef, offrant une prestation de très haut niveau.
Dans les musiques de scène, le scherzo initial a permis d’en vérifier à la fois la virtuosité et la dynamique qu’on apprécie encore plus à la réécoute (puisque le concert est disponible en ligne) qui permet peut-être plus de concentration. Rythmes marqués, fluidité, cordes splendides, flûte aérienne (les esprits…), un orchestre et un Gatti des grands soirs.
Je rappelais plus haut l’Abbado berlinois d’il y a quelques années : il me paraît clair que la version sans texte permet de travailler sur une cohérence musicale d’ensemble et des systèmes de références internes que la version avec texte ne permet pas de la même manière de repérer. La présence du texte oblige à une interprétation qui tienne directement compte des paroles et permet d’en marquer plus ce que j’appellerais la « mise en drame » par la tension de la liaison texte-musique. Cela donne en même temps un sens plus clair à la musique pour l’auditeur qui peut du même coup mieux lire l’interprétation.
L’intermezzo qui suit le mélodrame (..ou bien trouver la mort) est pour moi l’un des moments les plus intéressants, et les plus intelligents : il y a à la fois la fluidité, et une certaine légèreté, mais aussi une couleur plus sombre et plus grave, par une accentuation des aspects plus tendus ou dramatiques : sans le texte qui le précède, nous n’eussions peut-être pas vu aussi clairement cette tension.
C’est exactement la même impression qui domine le nocturne, l’un des moments les plus émouvants de la soirée, avec un solo de cor exceptionnel d’Hervé Joulain. Ce solo m’a vraiment enthousiasmé, mais l’ensemble a été dirigé de manière très sensible par Daniele Gatti qui en a fait un de ces moments suspendus où l’orchestre (cordes superbes, et flûtes !) a été complètement engagé pour dessiner une véritable ambiance, très retenue avec juste ce qu’il faut de pathos comme le montrent les dernières mesures avec le jeu des pizzicati. Un vrai moment d’émotion romantique. Un véritable Hymne à la nuit. C’est aussi là où Braunschweig a été le plus juste et le plus émouvant.
En somme, plus la pièce se déroulait et plus le tissu texte et musique devenait cohérent et parlant, et après la marche nuptiale si attendue, et proposée avec juste ce qu’il faut de pompe, et beaucoup d’élégance dans les parties plus fluides, les derniers moments ont été vraiment très réussis, pleins de délicatesse et d’émotion, dont une Bergamasque sans aucune lourdeur, très symphonique et dansante,  et aussi plus détendus de la part du récitant qui avait pris ses marques et réussissait à dire le texte avec cette douce ironie qu’il réclame et qui lui avait un peu fait défaut au début. Voilà qui a montré, sur l’ensemble du concert, la belle qualité de l’orchestre et l’excellence de l’initiative de ce programme Shakespeare.

Car entendre un tel programme aussi inattendu, dirigé avec une telle intelligence et exécuté de manière aussi somptueuse par un orchestre qu’on a menacé et humilié est la meilleure des réponses. On ne peut que regretter qu’il ne soit donné qu’une fois.
Très beau succès mérité pour tous, et en particulier pour l’orchestre.
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OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2015: SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN dirigée par Daniele GATTI le 5 AVRIL 2015 (TCHAÏKOVSKI-CHOSTAKOVITCH), Soliste: Arcadi VOLODOS, piano.

Arcadi Volodos ©Matthias Creutzinger
Arcadi Volodos ©Matthias Creutzinger

Deuxième concert « russe » de cette programmation pascale, symétrique à la veille si l’on veut, en miroir si l’on préfère : un concerto de Tchaïkovski et une symphonie de Chostakovitch, le célébrissime concerto n°1 pour piano et orchestre, et la 10ème symphonie qui marque le retour à la symphonie d’un Chostakovitch interdit qui retrouve une liberté de créer dès la mort de Staline.
Ainsi l’occasion est donnée d’entendre le même orchestre avec un autre chef, dont les présupposés sont très différents. Là où l’un aborde l’œuvre en se plongeant dans le tissu sonore par une construction assez contraignante pupitre par pupitre, l’autre cherche à faire en sorte que l’analyse de la partition aboutisse à un discours sur l’œuvre. L’un, Christian Thielemann, aborde la partition, respectueux du texte, cherchant à le refléter avec une fidélité profonde, voire maniaque, convaincu que l’œuvre parle d’elle-même, l’autre, Daniele Gatti, cherche à faire parler la partition, et pose le discours interprétatif au centre avec des exigences sur l’orchestre qu’il plie à ce discours. Il travaille d’abord sur la composition, et cherche le compositeur, techniquement comme intellectuellement, avec les prises de risques évidentes consécutives à cette approche. En ce sens, il rappelle un chef trop tôt disparu, et qui est allé très (trop ?) loin dans une option semblable, Giuseppe Sinopoli. Ni Gatti, ni Thielemann ne sont consensuels ni bien compris d’ailleurs : ils provoquent tous deux d’âpres discussions.
Pour moi, en un raccourci brutal Thielemann fait sonner les orchestres et Gatti les fait parler.
Quand l’orchestre est le même et d’une soirée l’autre sonne si différemment, cela devient évidemment passionnant pour l’auditeur.

La prise de risque et le Gatti discutable, on l’entend dans le concerto n°1 de Tchaïkovski, une pièce tellement rebattue qu’elle en est presque consensuelle et qu’on ne réussit presque plus à écouter tant elle est attendue.
Daniele Gatti est profondément convaincu d’un Tchaïkovski noir, mélancolique, dépressif et instable, et il cherche à imprimer à l’orchestre un raffinement de lecture une subtilité du son, une retenue dans le discours qui efface tout brillant et qui vire au monologue intérieur, et la couleur de l’orchestre reflète cette option, dès le départ avec le mouvement initial : même le volume, habituellement plus ouvert, est-ici assez retenu. C’est vraiment surprenant, et pour moi très séduisant.
Arcadi Volodos, école russe pur jus, aborde la même œuvre avec énergie, avec brillant, avec un certain souci des effets et un volume marqué, au point que beaucoup de spectateurs (j’entendais les commentaires çà et là) parlent de martellement, de marteau, de brutalité. En bref l’opposé de l’approche du chef. Et le tout début est le pur reflet des deux options : le piano sonne, sur-sonne dirais je, avec un rythme marqué, un brillant éclatant, presque exacerbé, dans un sentimentalisme démonstratif, et l’orchestre au contraire se fait discret, se fait fin, se fait presque fragile ou évanescent.
Alors l’auditeur est tiraillé.
Est-ce un problème ?

Oui si l’on aime qu’un concerto exprime l’harmonie, oui si l’on aime que le soliste soit le protagoniste et l’orchestre l’accompagnateur, ou même si on souhaite que les deux portent à peu près le même discours.
Il faut bien dire que l’organisation de la vie musicale réserve à peu de chefs, lorsqu’ils ne sont pas chez eux, le soin de choisir leur soliste, et que les temps de répétition sont comptés (le temps, là plus qu’ailleurs, c’est de l’argent). Chacun apporte donc dans ses bagages ses habitudes, ses lectures, ses propres expériences et la rencontre se résume souvent à des mises au point rapides. Il est difficile de zusammenmusizieren dans ces conditions.
Mais si comme dans ce cas, les deux ont une approche différente, il faut évidemment trouver des compromis. On peut les lire comme une soumission de l’un à l’autre, mais aussi comme une voie médiane : c’est le cas ici, où d’une certaine manière, le soliste a pu s’exprimer au premier mouvement alors que les deuxième et troisième il a suivi de manière plus attentive le ton et le son de l’orchestre.
Est-ce dans le cas de cette œuvre, si problématique ?
Poser la question, c’est déjà y répondre. Tchaïkovski est un compositeur si divers, si plastique (il y a mille manière de l’interpréter ou de le considérer) et au fond si mystérieux que d’entendre un concerto n°1 un peu écartelé ne me gêne pas : ainsi s’affiche le débat, ainsi se lit même le débat interne du compositeur lui-même, en proie au déchirement. Tchaïkovski, se lit à l’aune de plusieurs pôles, et cette musique semble légère, mais elle ne l’est jamais, semble quelquefois mondaine mais elle ne l’est jamais, sentimentale, dit-on, mais c’est souvent dépréciatif : elle est brillante certes, mais de ce brillant qui se fissure très vite : ce déchirement fait penser souvent à un autre compositeur déchiré et encore plus sarcastique ou amer : Mahler. Je ne dis pas qu’il faut faire du Mahler avec Tchaïkovski, mais les deux disent quelque chose du romantisme qui n’est pas sentimentalisme, mais souvent amertume, voire déchirure et cruauté.
C’est un vrai débat, passionnant.
Je vais oser une proposition qui va faire hurler les ballettomanes : j’aimerais entendre Gatti dans Le lac des cygnes : il en ferait sans doute un roman noir et prendrait l’auditeur complètement et heureusement à revers.

Daniele Gatti ©Matthias Creutzinger
Daniele Gatti ©Matthias Creutzinger

Au total, j’ai aimé l’orchestre, et j’ai aimé être déchiré entre deux options, car les deux sont de vrais artistes et les deux font de la musique et donc disent quelque chose de juste du compositeur. Ils parlent tous deux et ils me parlent. Et c’est bien.

Évidemment, dans la dixième de Chostakovitch, il y a un autre enjeu, moins personnel, mais idéologique, politique, artistique, musical.
Et Gatti pose le discours. Je suis peu familier du Chostakovitch de Gatti. On attend habituellement des chefs plus marqués par l’école russe, des Jansons, des Nelsons aujourd’hui dans ce répertoire.
Composée en en 1953, quelques mois après la mort de Staline, voilà une symphonie née de l’étouffement et éclose à un moment où se profile une libération, une sorte de parcours qu’elle dessine par la couleur de ses mouvements. Son accueil, les débats passionnés qui ont suivi, le retour de Chostakovitch à la symphonie et à la vie artistique publique, tout cela compte évidemment : comme en littérature, il faut travailler ici en généticien et en adepte des théories de la réception. Le long premier mouvement très sombre, très noir, les premières mesures à peine perceptibles, le rôle obsessionnel des contrebasses, qui rythment et scandent de manière sourde toutes les cordes du premier mouvement celui presque insupportable à l’oreille du Piccolo, voilà qui donne d’abord de l’inconfort, et Gatti travaille sur cet inconfort là : il nous dit l’oppression, il nous dit le silence, il nous dit le malaise. L’orchestre est dans ce mouvement, sublime de bout en bout, suivant le chef avec engagement. C’est pour moi le sommet parce que le ton est donné et tout est presque dit.
Le fameux scherzo de quatre minutes n’est pas mené au rythme d’une danse macabre au départ étourdissante, mais sur un tempo légèrement plus lent, avec un rythme très marqué, qui garantit au public quelque chose de spectaculaire certes, mais qui reste en lien avec le mouvement précédent malgré le contraste de la longueur (20min/4min) mais le ton reste conforme, notamment si on y voit un portrait de Staline oppressant et violent : « J’ai dépeint Staline dans ma symphonie suivante, la dixième. Je l’ai écrite juste après la mort de Staline et personne n’a encore deviné sur qui est la symphonie. Il s’agit de Staline et les années Staline. La deuxième partie, le scherzo, est un portrait musical de Staline, grosso modo. Bien sûr, il y a beaucoup d’autres choses, mais c’est la base. » Voilà ce que dira plus tard Chostakovitch : un portrait musical (discuté par la critique qui suppose une déclaration a posteriori et non une intention raisonnée d’écriture) qui tourne à la danse macabre, sur une mélodie étourdissante et inquiétante, où l’orchestre démontre une capacité impressionnante dans la virtuosité : les flûtes sont ahurissantes, sans parler des violons, en un crescendo délirant qui cloue l’assistance sur place : il fallait écouter le silence du public à la fin du mouvement.
S’il y a Staline à un bout du spectre, il y a à l’autre bout le compositeur lui-même, qui joue sur les notes (écrites à l’allemande) de l’acronyme de son nom DSCH et travaille aussi sur des œuvres antérieures, notamment les quatre monologues sur des vers de Pouchkine, de 1952, dont le second, « Que t’importe mon nom ? ». La symphonie est donc elle aussi non seulement une symphonie sur l’ère stalinienne, mais aussi sur la conservation de l’identité face à l’oppression.
Peut-on être soi face au totalitarisme ? C’est tout la question de la vie du compositeur, mais en même temps une énorme question intérieure qui ronge : comment faire comme si. Comment concilier être et apparence, façade et réalité. D’où aussi le choix de Gatti de poser la symphonie comme existentielle, c’est à dire de lui donner d’emblée une couleur noire, sombre, tendue, avec un tempo ralenti, qu’elle va garder jusqu’à la fin, malgré les lueurs qui apparaissent dans les deux derniers mouvements, qui commencent encore par un jeu sur les ton graves, charnus, appuyés. Un Nocturne construit sur les notes de DSCH (Dimitri Chostakovitch) mais aussi sur un thème appelé Elmira, jeu sur le nom d’une jeune fille dont il tomba amoureux et avec les noms des notes – à l’allemande et à la française E La Mi Re A, qui rappellent fortement Das Lied von der Erde : la liaison entre la vie personnelle du compositeur et la culture musicale est particulièrement nette, avec des échos assez frappants de l’univers de Mahler (aux vents, aux cuivres). Gatti propose une interprétation aux facettes variées à la fois ironique, lyrique, amère, et sombre : un nœud de contradictions, mais une vraie couleur unifiée, comme chez Mahler.
Cette question d’une identité lacérée finalement éclaire parfaitement le débat précédent sur Tchaïkovski : c’est bien pour moi ce qui l’emporte ce soir, d’où une véritable unité profonde des approches des deux œuvres assises sur l’écartèlement.
Le dernier mouvement, qui joue encore sur les initiales du nom (DSCH) est beaucoup plus dansant (référence à une danse populaire ukrainienne) et rappelle par certains moments le 2ème mouvement. C’est ce que j’appelais une sorte de danse macabre, qui n’est pas non plus sans échos stravinskiens dans les moments les plus rythmiquement marqués, avec un basson supérieur. Il faut réaffirmer qu’une telle interprétation nécessite une virtuosité incroyable des musiciens que seul un orchestre de ce niveau est capable de soutenir.
Il en est résulté un triomphe éclatant du chef et de l’orchestre, avec de nombreux rappels et pour ma part une interprétation de cette œuvre parmi les plus frappantes entendues jusqu’ici : il y a là de l’exigence, du raffinement, de l’épaisseur, avec un souci de faire dire la musique. Et il y a là un orchestre en capacité de répondre immédiatement à chaque sollicitation. Une soirée pour l’âme, pour le cœur, et pour l’intelligence.
Que demande le peuple (sans Petit Père) ? [wpsr_facebook]

Daniele Gatti et la Staatskapelle Dresden ©Matthias Creutzinger
Daniele Gatti et la Staatskapelle Dresden ©Matthias Creutzinger

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2015: SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN dirigée par Christian THIELEMANN le 4 AVRIL 2015 (CHOSTAKOVITCH-TCHAÏKOVSKI), Soliste: NIkolaj ZNAIDER, violon.

Concert du 30 mars 2015 ©Matthias Creutzinger
Concert du 30 mars 2015 ©Matthias Creutzinger

Ce soir, l’un des deux concerts « russes », de ce Festival 2015, la symphonie « Pathétique » de Tchaïkovski et le Concerto pour violon n°1 de Chostakovitch (Nikolaj Znaider, soliste).
Il est toujours intéressant d’entendre un orchestre et un chef dans un répertoire qui a priori n’est pas le leur : cela apprend à écouter, et permet une audition moins conditionnée et plus riche de surprises.
C’était ce soir moins le cas de la « Pathétique » de Tchaïkovski, pièce de référence du grand répertoire symphonique que du concerto pour violon de Chostakovitch, composé en 1947/48, dédié à et créé par David Oistrakh en 1955, après la mort de Staline et en plein débat artistique idéologique et politique dans l’Union Soviétique à la veille du 20ème congrès du Parti communiste qui marquera le début de la déstalinisation. C’est d’ailleurs un intérêt notoire du programme de cette édition du Festival que de proposer deux pièces maîtresses créées ces années-là (la 10ème symphonie, composée au lendemain de la mort du Petit Père des Peuples, est directement liée à la période qui s’achève).
La particularité du concerto est qu’il a dormi dans les cartons depuis 1948 (quand les œuvres de Chostakovitch sont ostracisées) et qu’il est créé par Yevguenyi Mravinski à Leningrad en 1955, après quelques modifications.
C’est un concerto en quatre mouvements, Nocturne, Scherzo, Passacaglia, Burlesque et une redoutable cadence entre les troisième et quatrième mouvements.
Christian Thielemann l’aborde comme beaucoup d’œuvres qu’il dirige, avec un soin particulier pour chaque pupitre et un souci d’un rendu clair, d’une rare lisibilité, et l’orchestre de la Staatskapelle s’y prête bien à cause d’un son déjà spécifique et particulièrement cristallin. Cette grande volonté de précision et la relative froideur (pour mon goût) qui en découle peut convenir à cette pièce de Chostakovitch, très virtuose pour le soliste auquel Thielemann prête une très grande attention. C’est une autre qualité de ce chef que de placer le soliste dans un extrême confort de jeu, tant il se soucie sans cesse de garder toujours l’orchestre en phase (le nombre de regards vers le soliste est impressionnant). Bien des solistes aiment travailler avec Thielemann notamment à cause de ce confort-là (Pollini par exemple).

Nikolaj Znaider ©Matthias Creutzinger
Nikolaj Znaider ©Matthias Creutzinger

Nikolaj Znaider est donc le centre du propos, avec sa manière à la fois très virtuose (la cadence entre les deux derniers mouvements est incroyable de précision, de couleur, de technique) mais aussi particulièrement sensible. Il se dégage de ce jeu une vie intérieure, une profondeur, une respiration rarement entendue chez un violoniste récemment. On sait que ce concerto est aussi un hommage appuyé à la musique juive, notamment dans le finale, qualifié de « frejlech sanglant » par Salomon Volkov et dédié à Oistrakh, lui-même juif. Faut-il invoquer l’origine juive de Znaider, pour souligner l’extrême sensibilité qu’il démontre dans cette musique ? Je n’irai pas sur ce terrain, mais tout nous parle cœur, voix intérieure, moi profond avec une volonté de varier la couleur et le volume et de garder malgré tout une certaine gravité (le son du Guarnieri del Gesu’ convient à cette approche). L’écho avec l’orchestre est évident, peut-être plus au niveau des rythmes, du tempo que du discours proprement dit.
C’est un triomphe mérité pour lui à la fin du concerto, ce fut un moment d’exception.

La symphonie pathétique de Tchaïkovski convient-elle en revanche à une approche orchestrale aussi analytique ? Il y a deux manières d’aborder Tchaïkovski, d’une part, une manière plus ouverte, plus brillante, plus rythmée et une manière plus sombre, qui correspond au Tchaïkovski dépressif et tendu à l’univers intérieur tourmenté. Thielemann ne choisit pas et va pratiquer une troisième voie, plus distante et plus « objective », dans une exécution parfaite techniquement, avec des bois à se damner (le basson, les flûtes, les hautbois !) et des cuivres sans scorie aucune, mais qui n’est pas animée, au sens où l’âme et le sentiment ne trouvent pas vraiment leur place. La musique de Tchaïkovski est souvent généreuse, même quand elle est sombre comme dans cette symphonie. Ici, elle ne l’est pas, et elle semble sans cesse retenue et contenue, presque bridée. Il en résulte une exécution impeccable mais quelquefois désincarnée.En plus comment souvent, le public applaudit à la fin du troisième mouvement croyant que c’est fini…geste (très agacé) du chef…).
Ainsi donc Chostakovich ce soir a peut-être plus convaincu à cause de Znaider, mais aussi d’une approche qui colle mieux à l’univers du compositeur qu’à celle d’un Tchaïkovski tourmenté et peut-être suicidaire. Il reste que l’ensemble de la soirée a pu confirmer quel bel instrument est la Staatskapelle, qui a sonné à la perfection, et qui à lui seul vaut le voyage.

Christian Thielemann ©Matthias Creutzinger
Christian Thielemann ©Matthias Creutzinger

Il reste aussi que cette soirée (et les autres) me font méditer sur la manière qu’ont certains de qualifier Thielemann de Kapellmeister, comme on le disait de Sawallisch, ce qui est non pas désobligeant, mais légèrement condescendant dans une bouche française ou italienne. On l’appelait ainsi à cause de son souci, à Munich, d’être présent le plus possible dans le théâtre, d’assurer une continuité sonore, d’incarner aussi une tradition séculaire. Le Kapellmeister dans les théâtres allemands aujourd’hui est celui qui reprend la production quand le Maestro est parti, celui qui est garant de la tenue de l’orchestre.
Christian Thielemann n’est pas un Kapellmeister au sens où je l’entends ci-dessus. Je ne trouve pas que ce qu’on entend soit si traditionnel. Je l’emploierais plutôt pour des chefs comme Adam Fischer ou Peter Schneider, c’est à dire de merveilleux techniciens de l’orchestre qui savent aussi et sentir et penser, mais dont l’écoute a un caractère moins innovant et plus sécurisant pour l’auditeur qui y retrouve ses marques.
La manière qu’a Thielemann de travailler l’orchestre et ce souci de la tenue et du son plus que d’un discours sur l’œuvre s’en rapprocherait. Sa familiarité avec l’univers de Bruckner (que certains ont relevé lors de l’exécution du Requiem…de Verdi) révèle une passion des architectures, et des formes. Il me manque en écoutant ce chef sans doute une affinité pour voir ce qu’il y a derrière les yeux. Ce qu’il y a devant est remarquable, mais derrière… ? Que nous dit-il ? C’est pour moi irrégulier : quand la forme rencontre le fond, c’est vraiment stupéfiant, mais cette rencontre a lieu une fois sur trois. Et pas ce soir.[wpsr_facebook]

©Matthias Creutzinger
©Matthias Creutzinger

FESTIVAL BERLIOZ DE LA CÔTE SAINT ANDRÉ: APERÇU DU PROGRAMME 2015

Un concert d'Hector Berlioz (A.Geiger-1846)
Un concert d’Hector Berlioz (A.Geiger-1846)

 

www.festivalberlioz.com/

Le Festival Berlioz de la Côte Saint André a eu au long de sa vie presque quadragénaire des fortunes diverses, né – je m’en souviens bien – pour être le Bayreuth berliozien français, il ne put accomplir ce rêve, il est vrai que les opéras de Berlioz sont peu nombreux, qu’ils coûtent très cher (Les Troyens et Benvenuto Cellini au moins) et que ce rendez-vous méritait plus d’originalité, plus « dailleurs » en lien avec le personnage particulier qu’était Hector Berlioz.
Depuis que l’ethnomusicologue Bruno Messina en a pris la direction, le Festival a labouré des espaces nouveaux, en cherchant à impliquer de manière plus systématique le territoire isérois, et en travaillant sur une sorte d’espace musical berliozien, c’est-à-dire sur Berlioz et son temps, Berlioz et son espace, Berlioz et ses rêves. Il en résulte une programmation riche, diversifiée, surprenante aussi, qui essaie de correspondre au personnage, et qui va plus loin que la simple exécution de ses œuvres dans le cadre de concerts traditionnels.
Certes, la petite ville de la Côte Saint André, où naquit le compositeur, avec son Château Louis XI reste le centre névralgique du Festival, mais les thématiques choisies portent ailleurs, en Amérique pour l’édition 2014, et cette année, bicentenaire du « Vol de l’aigle » de 1815 oblige, c’est autour de la figure napoléonienne que se construit la programmation, qui cherche à cheminer le long de cette « route Napoléon » qui traverse le territoire isérois.
On sait que toute la période de la monarchie de Juillet, la grande période créatrice de Berlioz est aussi une période où se constitue la légende napoléonienne, y compris dans la littérature (la Chartreuse de Parme de Stendhal est de 1839 et Une ténébreuse affaire de Balzac de 1841), avec le transfert des cendres en 1840, et qu’elle se conclut sur le retour au pouvoir de Louis Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III (le « petit » selon Victor Hugo).

Alors, la programmation concoctée par Bruno Messina qui prend appui sur le regard berliozien sur Napoléon et toutes les évocations napoléoniennes de la musique, commence le 20 août par des errances, au bord de la route Napoléon, jalonnée de banquets et de moments célébratifs, à Corps, à la Prairie de la rencontre à Grenoble, pour se terminer par un banquet-cabaret à La Côte Saint André où c’est le célèbre chansonnier Bérenger qui sera à l’honneur.

Ce Festival Berlioz sonnera Berliozz à Vienne, le 21 août par l’exécution du Te Deum qu’il voulait dédier à Napoléon Bonaparte et qu’il dédia finalement au prince Albert, époux de la reine Victoria. Il fut créé à Saint Eustache en 1855 avec 950 exécutants. A Vienne, 600 enfants venus du département de l’Isère y participeront, le Jeune Orchestre Européen Hector Berlioz et les Grands Chœurs de Spirito, les solistes Nicolas Courjal et Pascal Bourgeois, ainsi que Daniel Roth à l’orgue, le tout sous la direction de François Xavier Roth.
La soirée se terminera par une promenade musicale très jazzy ( hommage à Jazz à Vienne) à partir de thèmes de la musique de Berlioz.
Le 22 août, le Festival sera à Saint Antoine l’Abbaye pour une soirée construite autour de Tristia, la méditation religieuse de Berlioz, accompagnée d’évocations funèbres diverses, de Napoléon Bonaparte et d’autres souverains, (La marche funèbre pour les funérailles de Napoléon 1er dont la dépouille fut ramenée de Sainte Hélène, d’Auber  la Messe des morts à la mémoire de Marie-Antoinette de Plantade et enfin le Requiem en ut mineur à la mémoire de Louis XVI de Cherubini). C’est le Concert Spirituel (Orchestre et Choeur) sous la direction d’Hervé Niquet qui officiera.

Enfin, le 23 août, le Festival se lovera de nouveau dans le berceau du musicien, à La Côte Saint André pour un concert « révolutionnaire et romantique » où seront exécutés ensemble, comme le voulait Berlioz, La Symphonie Fantastique et Lelio, sa suite qui, disait-il, « doit être entendue immédiatement après la Symphonie Fantastique, dont elle est la fin et le complément. »
L’exécution en sera confiée à l’Orchestre révolutionnaire et Romantique sous la direction de John Eliot Gardiner.

Le 24 août, toujours à la Côte Saint André, un concert très original tout dédié à la figure de Napoléon, Le Lion, l’Ogre et le Renard, avec au programme l’Ode à Napoléon de Schönberg (1942-43), trois fanfares pour les proclamations de Napoléon de Castanède, et la Suite symphonique sur le Napoléon d’Abel Gance d’Arthur Honegger et Marius Constant, par l’Orchestre Symphonique OSE, jeune collectif dynamique dirigé par Daniel Kawka qui explore des modes nouveaux pour l’exécution et la diffusion symphoniques.

C’est au tour de l’Orchestre National de Lyon dirigé par Fabien Gabel d’évoquer le 25 août l’Empereur pour un programme dédié à Guerre et Paix, marqué par le point de vue russe avec Tedi Papavrami, violon, et la participation de l’Ensemble à Vents de l’Isère. Au programme Hary Janos la suite symphonique de Z. Kodaly, qui narre l’histoire d’un hussard autrichien qui se vanta d’avoir conquis Marie-Louise et vaincu seul Napoléon, le concerto pour violon n°7 du Paganini français, Pierre Rode, un des fondateurs de l’école russe et de l’école allemande de violon romantique qui servit Napoléon, le Tsar et le Roi de Prusse,  ainsi que les plus connues  Ouverture 1812 de P. I. Tchaïkovsky et la Suite symphonique Guerre et Paix, de S. Prokofiev arrangée par Christopher Palmer.

L’héroïsme, part intrinsèque de la Légende napoléonienne, sera l’objet du concert (« héroïque fantaisie ») donné le, mercredi 26 août par l’excellent Orchestre des Pays de Savoie dirigé par le non moins excellent Nicolas Chalvin avec au programme Beethoven (La Bataille de Vitoria ou La Victoire de Wellington et la Symphonie n°3 « Eroica ») et Saint-Saëns ( Concerto pour piano n°5 « L’Egyptien » ).

Le 27 août la Corse fait irruption dans le programme pour une création mondiale sur des paroles de Napoléon Bonaparte de Nabulio Oratorio pour chœur polyphonique, orchestre symphonique et récitant avec l’orchestre Poitou Charente et A Filetta, polyphonies corses, Didier Sandre, récitant sous la direction de Jean-François Heisser, lequel offrira un concert d’évocations hispaniques le 28 août à 17h.

Le 28 août, au Château Louis XI, « Le Vol de l’Aigle » une intégrale des concertos pour piano de Beethoven (avec une pause ravitaillement appelée panier du Grognard) par François-Frédéric Guy et l’Orchestre de Chambre de Paris, couronnée par le Concerto n°5, L’Empereur .

Berlioz avait été profondément marqué par l’audition de la 9ème symphonie de Beethoven, et son dialogue avec Beethoven a été permanent. La soirée du 29 août s’appelle donc « Hymne à la joie » et conjugue des œuvres de Berlioz, Scène héroïque (La Révolution grecque) et la mort de Sardanapale et la 9ème de Beethoven, avec Sylvia Schwartz, soprano – Henriette Gödde, mezzo, Bogdan Volkov, ténor,  Michel de Souza, basse, Rodion Pogossov, basse. C’est l’Orchestre National de Lyon sous la direction de son chef permanent Leonard Slatkin avec le Chœur Spirito sous la direction de Bernard Têtu qui sera à l’œuvre pour une soirée qui promet d’être l’un des sommets du festival.

Enfin, le 30 août, la clôture des dix jours de festivités, sera célébrée par une fête musicale funèbre et triomphale, avec l’ Orchestre d’harmonie de la Garde républicaine sous la direction du Colonel François Boulanger, avec Jacques Mauger, trombone pour un programme diversifié de Bizet, Saint Saëns, Chabrier, Fauré qui se terminera inévitablement par la Symphonie funèbre et triomphale, version 1840 d’Hector Berlioz.

J’ai passé sous silence les concerts de 17h, les voyages en musique orientale, les récitals, les multiples manifestations qui émaillent toute la semaine. Il y en a pour tous les goûts, pour ceux qui habitent ce territoire très agréable en fin d’été et pour ceux qui aimeraient terminer leurs vacances en musique.
C’est un festival à la fois culturellement exigeant et très ouvert, un peu hors des sentiers battus, qui célèbre notre Berlioz national par des chemins multiples, directs ou de traverses, dans une géographie musicale explosée et joyeuse. Berlioz rencontre Napoléon en cette fin d’été sur un territoire où chacun des deux a laissé ses traces, Berlioz rencontre Napoléon en cette fin d’été pour que la musique efface le sang des guerres épuisantes, et qu’il ne reste que la geste et la légende.[wpsr_facebook]

 

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TEATRO COMUNALE CLAUDIO ABBADO – FERRARA 2014-2015: Daniele GATTI DIRIGE LE MAHLER CHAMBER ORCHESTRA LE 26 JANVIER 2015 (BEETHOVEN, SYMPHONIES N°1, 2, 5)

Ferrara, 26 janvier 2014
Ferrara, 26 janvier 2014

Ferrare…un des joyaux de l’Émilie où pendant des années, dans le joli théâtre qui porte aujourd’hui son nom, Claudio Abbado a accumulé concerts et opéras : Don Giovanni (Terfel Keenlyside), Cosi’ fan tutte, Nozze di Figaro, Simon Boccanegra, Viaggio a Reims, entre autres et puis des concerts à n’en plus finir, dont un concerto n°3 de Beethoven (d’ailleurs enregistré) anthologique avec Martha Argerich. Aller à Ferrare était une habitude, avec après la représentation le repas chez Settimo, où se retrouvaient artistes et spectateurs. C’est là qu’a grandi le Mahler Chamber Orchestra, là où il est encore en résidence, là où ce soir, en hommage au grand disparu, le MCO va donner un programme Beethoven dirigé par Daniele Gatti.
Alors j’y suis retourné : je ne pouvais assister à tous les concerts de Claudio et donc n’étais pas venu à Ferrare depuis longtemps ; la cité est une de ces villes immuables, cette fois merveilleusement éclairée par un froid soleil d’hiver. On y retrouve ses marques très vite, d’autant que beaucoup d’Abbadiani ont décidé de faire le voyage et c’est avec une joie mêlée de douleur que nous nous sommes tous retrouvés pour la journée ferraraise traditionnelle, matin répétition (en principe pour les jeunes), soir concert, et entre les deux promenades dans mes endroits préférés (Piazza Ariostea e dintorni) à la recherche des impressions indélébiles des premières pages du Giardino dei Finzi Contini de Giorgio Bassani.
Le Mahler Chamber Orchestra est vraiment une merveilleuse phalange, dont on sait qu’il constitue les tutti du Lucerne Festival Orchestra. Sa fondation, qui remonte à 1997, a été motivée par le désir de musiciens issus du Gustav Mahler Jugendorchester atteints par la limite d’âge de continuer à jouer ensemble. Soutenus par Claudio Abbado avec qui ils entretenaient un lien très fort, puisqu’ils avaient souvent travaillé avec lui dans le cadre de GMJO, ils ont donc fondé cet orchestre, qui bien sûr s’est profondément renouvelé ces dernières années, avec deux éléments importants à souligner :

  • il y a encore des solistes de la formation originale, ou entrés peu après la fondation, comme la flûtiste Chiara Tonelli le violoncelliste Philipp von Steinhaecker, Jaan Bossier (clarinette) Annette zu Castell ou Michiel Commandeur (violon) qui donnent évidemment un esprit particulier à la formation
  • les membres entrés dans l’orchestre postérieurement font encore partie de la jeune génération : ce qui frappe donc dans cet orchestre, c’est, outre sa qualité, sa jeunesse et son engagement.

C’est un orchestre irrésistiblement sympathique, qu’on a suivi parce qu’il était lié à Claudio Abbado (c’est lui notamment qui était la formation du Don Giovanni d’Aix dirigé alternativement par Claudio Abbado et Daniel Harding, et il fut en résidence à Aix pendant toute la période Lissner).
La résidence à Ferrare est la résidence d’origine, liée à Ferrara Musica, qui a donné un cadre aux concerts et opéras qu’Abbado et le Mahler Chamber Orchestra ont offert à la cité jusqu’aux années 2000. Un orchestre fondé et modelé par Abbado, habitué à “zusammenmusizieren”, c’est une phalange par force particulière.

Bien des amis n’ont pu rester pendant toute la répétition, tant l’image de Claudio dans cette salle avec cet orchestre, les poursuivait. Et je dois confesser que plusieurs fois, les larmes sont venus irriguer cette journée particulière. Claudio nous manque, me manque terriblement, comme une béance dans l’ordonnancement de ma vie.
Mais nous sommes là pour témoigner que la vie continue, et avec elle la musique.
Le Mahler Chamber Orchestra commençait à Ferrare une mini tournée qui va porter ce programme (Beethoven Symphonies 1, 2, 5) ensuite à Turin, Pavie, Crémone. Une tournée « Plaine du Pô » en quelque sorte qui se poursuivra au printemps à Turin et Reggio Emilia, mais avec deux autres symphonies, la 4 et la 3.
Avec un tel programme, Gatti oppose d’une part les deux premières symphonies, encore marquées par les formes et la tradition classique de Haydn, et avec la Cinquième, symbole mondial de l’identité beethovenienne. Car c’est bien la question de l’identité beethovénienne qui nous est ici posée, à travers une lecture surprenante et passionnante.
D’autant plus surprenante que la répétition du matin avait permis de comprendre une certaine volonté de Gatti de travailler avec la précision d’un artisan le tissu orchestral. D’abord, une exécution de la symphonie entière, puis une relecture particulièrement attentive de certains moments, avec indications y compris techniques, mais tendant pour l’essentiel à demander aux musiciens une plus grande souplesse, une plus grande douceur là où les attaques semblaient brutales. Le travail s’est effectué beaucoup plus sur certaines phrases habituellement « masquées » par rapport à la mélodie principale, dans l’épaisseur du texte musical, ce qui permettait à l’auditeur de prendre des repères inhabituels. Mais, au moins sur les deux premières symphonies, l’exécution ne semblait pas s’éloigner de manière trop marquée d’un classicisme qui semblait bien cohérent avec un Beethoven encore marqué par le XVIIIème et Haydn (les deux symphonies remontent à 1800-1803), plus claire était l’exécution de la 5ème où chacun semblait plus « libéré » et le rythme plus marqué. Ainsi des symphonies initiales à celle qui sans doute n’est pas étrangère à l’adjectif beethovénien dont on qualifie une musique à la fois héroïque et généreuse, il y a habituellement une distance. Beethoven n’est pas tout à fait lui-même dans les deux premières et il l’est pleinement dans la cinquième.

C’est cette idée reçue, ce locus communis qui circule chez les mélomanes qui a été par Daniele Gatti littéralement taillé en pièces dans l’exécution d’un concert qui n’avait plus rien à voir avec ce qui avait été perçu le matin en répétition.
Où étaient les exécutions maîtrisées mais prudentes du matin ?
Gatti nous indique un chemin non tourné vers les influences, vers le passé, mais un Beethoven du risque, de la jeunesse, de l’énergie inépuisable, un Beethoven tourné vers le futur, voire un futur lointain. Il nous dit en somme « chers auditeurs, Beethoven est déjà lui-même dès la Symphonie n°1, totalement, pleinement, et je vais vous le faire entendre ». De fait il y a une cohérence totale entre les trois symphonies entendues, au niveau du style, des tempos, de l’épaisseur, des surprises contenues dans ce qu’il nous indique et que quelquefois, nous n’avions jamais entendu. Le travail du matin éclairait le concert: impossible de croire ou de penser qu’il y’a de la lourdeur et de la brutalité comme on l’entend dans les travées des salles parisiennes. Il faut se plonger résolument dans l’écoute, dans l’apaiser et jamais ne se contenter de la surface, de la forme, de l’habitude.
Rien de lourd, mais la puissance, oui la puissance qui s’exprimerait dans un marbre grec vu de loin, mais dont les moindres détails vu de très près reproduiraient une réalité raffinée et idéalisée. Comment peut-on concilier une telle énergie, une telle puissance et en même temps un tel raffinement ?
Il est vrai qu’il y a un orchestre qui sait écouter et s’écouter, qui comprend le moindre geste du chef, qui en répétition n’hésitait pas esquisser les gestes techniques de l’instrument, un orchestre qui perçoit les nuances voulues au vol et dont le son reste malgré tout équilibré, jamais trop fort et surtout jamais violent.
Ce son est pour les trois symphonies, une force qui va, qui avance, qui surprend, une approche pleine d’optimisme, de jeunesse et de vigueur.
J’avais l’habitude d’une première symphonie plus ronde, plus apaisée, et ici dès l’accord initial au bois, il y a une sorte de brutalité qui n’est pas celle de la brute, mais de l’enfant, de l’adolescent vigoureux plein de sève, et aussi plein de tendresse, parce que la réponse des violons qui suit immédiatement est légère, souple, je dirais presque dansante, et surtout joyeuse, d’une joie qui caractérise la jeunesse. Et l’ensemble a un rythme toujours soutenu, un tempo vigoureux, mais sans jamais donner une impression de rapidité. Rien de compact et de lourd dans cet ensemble, car si l’interprétation est marquée, si il y a des ruptures, elles portent aussi en écho un travail approfondi sur le tissu orchestral, il y a toujours un jeu entre l’apparente brutalité de certains moments, et l’extrême attention par ailleurs aux sons retenus, aux silences, à ces moments subtils où la musique sort du silence, ce passage au quelque chose plutôt que rien, ou bien des transitions avec des rubatos surprenants (notamment dans la cinquième , dont le quatrième mouvement est fascinant de virtuosité acrobatique) .

Si la Symphonie n°1 diffuse d’abord une joie profonde et explosive en même temps, une sorte de bouillonnement optimiste, la symphonie n°2, que j’avais moins aimé en répétition, composée pourtant à un moment difficile pour Beethoven, où il va même jusqu’à songer au suicide est ici vraiment étonnante. C’est une symphonie à mon avis difficile à interpréter, joie, sérénité, sans doute, mais aucun interprète ne peut ignorer l’époque de sa composition et la crise personnelle vécue par Beethoven, il faut donc à la fois donner cette joie, tout en faisant entendre une autre musique.
Gatti garde ce qui faisait de la première symphonie une explosion vitale, car même si Beethoven écrit sa symphonie n°2 à un moment difficile, elle a aussi par ce qu’elle exprime une fonction apotropaïque, son écriture même est une manière de repousser les papillons noirs. Gatti garde donc cette énergie vitale, cette soif de vie qu’on lit dans les crescendos (au premier mouvement) pour retourner ensuite à une tendresse qui s’exprime par la légèreté des cordes, souvent effleurées, comme une petite musique en écho à des bois ou des cuivres plus présents, . On sent ces systèmes d’échos complexes dès les premières mesures de la symphonie qui nous promène entre douceur et tendresse extrême, entre délicatesse et raffinement et une « brutalité » qui ne semble que l’habillage de la pudeur. La justesse de ton du deuxième mouvement est à ce titre phénoménale .
On essaie toujours de rapprocher ce qu’on entend de ce qu’on a entendu, on pense à Klemperer, on pense aussi à Harnoncourt à cause de la clarté et des contrastes, mais aussi de la respiration, on entend aussi souvent un raffinement et une élégance presque abbadiennes. Le lecteur mal avisé dirait « Oui, tout et le contraire de tout !». C’est bien pour moi la preuve que Daniele Gatti construit un travail sur le texte musical profondément pensé et donc profondément original. Il y a là derrière à la fois une grande sensibilité, et une pensée profonde qui ne peut se rattacher à une école ou à d’autres chefs de manière si évidente. Gatti estime qu’il ne vaut pas la peine de faire de la musique si l’on sert au public ce qu’il connaît déjà : il préfère l’emmener ailleurs et il y réussit : il y a bien longtemps que je n’avais ainsi saisi par Beethoven (depuis Rome avec Abbado peut-être ?), et notamment ce Beethoven là.
Car ce Beethoven là est ailleurs. Et c’est une merveilleuse surprise.
La Cinquième, si rebattue sonne autre. Elle sonne l’énergie et la vitalité comme les deux autres, mais là, chaque mouvement force l’auditeur à l’arrêt ou le contraint à redoubler d’attention. Ici, un rythme effréné, là un hiératisme qui isole les sons .Je me souviendrai longtemps de ce deuxième mouvement où les bois sont tellement singuliers qu’on dirait presque une des six pièces de Webern, tellement au milieu de ce mouvement si solennel, cet îlot de sons perlés, ces gouttes sonores frappent et changent complètement l’écoute, sans parler de ce troisième où se lit une volonté d’alléger au maximum par des pianissimi complètement éthérés et qui se termine par cette couleur à la fois mélancolique et pastorale bien proche de l’ambiance de la sixième, comme un retour en soi, avant l’explosif dernier mouvement où les capacités techniques de l’orchestre sont mise à l’épreuve par la virtuosité demandée et le rythme étourdissant, mais où il en sort une impression de largeur, de respiration, un grand lyrisme qui serait en même temps au bord de l’épopée, mais seulement au bord. Le cœur battait, de joie communicative, de surprise d’être surpris par ce Beethoven-là.
Gatti saisit là l’extraordinaire optimisme beethovenien, il s’agit d’une lecture positive, tournée vers le futur, mais en même temps contrastée : Gatti ne donne pas de direction résolue, il montre la complexité d’une écriture et d’un discours : ici s’invente une syntaxe nouvelle, où chaque articulation est à la fois claire et affirmée, mais contrebalancée par une petite musique qui nuance, qui atténue, qui emmène ailleurs, une syntaxe qui contraint à une écoute tendue. Et son geste précis sans être large ni démonstratif se concentre sur les nuances,  par une main gauche et un visage à la fois très expressifs et mobiles. Il n’est pas de ces chefs qui se désarticulent dont se moquait Haitink dans une de ses master class à Lucerne, ni une bête de spectacle : il y a là une volonté de concentration et de sérieux, malgré la joie et le sourire qui ce soir là, ne cessaient d’éclairer son visage.

Daniele Gatti est revenu sur scène pour un « Grazie Claudio, per questo gioiello !» en montrant l’orchestre (merci, Claudio de ce joyau !).
Je serais venu de toute manière à Ferrare pour la mémoire de Claudio Abbado et pour l’un de ses (et de mes) orchestres favoris. L’hommage fut d’autant plus senti que ce que nous avons entendu était magistral, l’un des meilleurs Beethoven entendus ces dernières années. Quel plus grand hommage à Claudio qu’un pareil moment, commencé dans l’émotion du souvenir le matin et fini dans la joie de la musique et donc dans la joie de la vie. Les abbadiens présents n’oublieront pas.[wpsr_facebook]

Ferrare 26 janvier 2015
Ferrare 26 janvier 2015

CONCERTGEBOUW AMSTERDAM 2014-2015: ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI (Gustav MAHLER SYMPHONIE N°3, soliste Christianne STOTIJN)

Concertgebouw, 16 janvier 2015
Concertgebouw, 16 janvier 2015

Aussi étonnant que cela puisse paraître, je pénétrais en ce 16 janvier pour la première fois au Concertgebouw d’Amsterdam. D’une part, j’ai souvent entendu l’orchestre du Concertgebouw à Lucerne, quasiment systématiquement, à Paris ou même à Berlin. Ensuite, lorsque je me rendais à Amsterdam pour un opéra, il y avait rarement coïncidence d’agenda avec des concerts stimulants, enfin, ma vie « symphonique » a été souvent dictée par les programmes des orchestres dirigés par Abbado, qui n’est que rarement passé à Amsterdam sinon à l’occasion de tournées.

Grave erreur de ma part car entendre un orchestre dans sa salle est toujours fondateur. Il y a une relation profonde entre le son d’un orchestre et la salle dans laquelle il joue habituellement ; on peut ainsi parier que l’installation de l’Orchestre de Paris à la Philharmonie va déterminer l’évolution artistique et sonore de cette formation.
Et chaque salle a ses rituels et son public.

Au Concertgebouw, évidemment, les corridors respirent la tradition : portraits, bustes, architecture néoclassique XIXème avec ses colonnes et ses pilastres. Même si les accès publics (entrée) ont été modernisés, l’essentiel des espaces est un bel écrin de tradition, préparatoire à l’audition. Le public néerlandais est très détendu, jamais guindé (je l’avais déjà noté à l’opéra), très convivial, d’autant qu’au Concertgebouw, la plupart des boissons  sont offertes (à l’exclusion du Champagne), ce qui renforce la convivialité puisque le public est dispersé dans les sept bars installés autour de la salle.
Une salle en « boite à chaussures » d’une grande simplicité, très peu décorée, avec un podium pour l’orchestre nettement plus élevé que la moyenne, très inspirée des églises « musicales » (on pense en plus vaste à l’église de la Carità à Venise). Le public se divise en parterre,  balcon latéral et central, et derrière l’orchestre de chaque côté de l’orgue qui ressemble par sa monumentalité et sa facture à un orgue d’église. Le volume est voisin de celui du Musikverein de Vienne.
À noter pour finir le rituel de l’arrivée du chef dont la loge se situe au premier étage, parfaitement accessible au public. Une porte monumentale à deux battants s’ouvre et le chef descend l’escalier vers l’orchestre sous les applaudissements du public. Spectaculaire.
Je savais que l’acoustique de la salle était réputée comme l’une des meilleures sinon la meilleure du monde : un son très chaleureux, mais pas vraiment réverbérant, une incroyable transparence : on entend tous les pupitres qui jamais ne s’étouffent les uns les autres, notamment les bois qui par leur position pourraient couvrir les cordes et ce qui frappe surtout, c’est un volume qui jamais n’écrase. Certes, les choix du chef y contribuent aussi, mais l’écoute d’un concert le lendemain avec un autre chef et une autre phalange a confirmé bien des impressions. En bref, on se sent immédiatement bien au Concertgebouw, et ce n’est pas un détail lorsqu’on va écouter de la musique, et cette musique, si familière au lieu, à l’orchestre, au public.

On a coutume de classer les symphonies de Mahler en symphonies positives et « optimistes » jusqu’à la 5ème, puis plus sombres à partir de la 6ème . Même si la 8ème est à part, une sorte d’hapax inclassable.
La troisième devrait donc être une symphonie de l’espérance. Pourtant bien des moments font entendre quelque chose d’assez différent, mélancolique peut-être, quelquefois même funèbre : on y entend les premiers accords de la marche funèbre de Siegfried dans le Crépuscule des Dieux, la harpe du 4ème mouvement sonne presque comme un glas, juste avant le O Mensch. En tous cas, on pense souvent à la 9ème .
C’est en tous cas la plus monumentale, 1H50 à peu près dans l’interprétation de Daniele Gatti, avec un premier mouvement de plus de 35 minutes, qui amène quelquefois à une pause entre le premier et les 5 autres.
Après la symphonie “Résurrection” et son élévation finale, la Troisième était prévue par Mahler comme une symphonie à programme, retraçant les diverses étapes de la Création, avec un premier mouvement, très long et très développé.
Les titres attribués par Mahler ont évolué tout au long du processus de composition, et Mahler y a finalement renoncé, mais les citer permet de clarifier le propos.

Première partie:

– « Kräftig » (fort), « Entschieden » (décidé) « Der Sommer marschiert ein » (l’été fait son entrée).

La seconde partie, divisée en cinq mouvements se décompose comme suit :

– Tempo di minuetto, sehr mässig (très mesuré)(was mir di Blumen auf der Wiese erzählen)(ce que les fleurs des prés me racontent)
– Comodo, scherzando, Ohne Hast (sans hâte) (was mir die Tiere im Walde erzählen)(ce que me racontent les animaux de la forêt)
– Sehr langsam (très lent), Misterioso, Durchaus ppp (assez ppp, soit pianississimo…) « O Mensch, gib acht » (O homme, prends garde) (was mir di Nacht erzählt)(ce que la nuit me raconte)
– Lustig im Tempo und keck im Ausdruck (joyeux dans le tempo et guilleret dans l’expression)« Es sungen drei Engel » (il y avait trois anges qui chantaient..)
Was mir die Morgenglocken erzählen (Ce que les cloches du matin me racontent)
– Langsam, Ruhevoll, Empfunden (Lent, plein de paix, sincère) (Was mir die Liebe erzählt)(Ce que l’amour me raconte).

L’entrée de l’été, au premier mouvement qui devait s’appeler initialement « l’éveil de Pan » renvoie immédiatement à une nature antique une Ur-Natur, à cette nature décrite par Hugo dans Ce que dit la Bouche d’Ombre dans Les Contemplations :

Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi
 Tout parle ?
Écoute bien. C’est que vents, ondes, flammes
Arbres, roseaux, rochers, tout vit ! Tout est plein d’âmes. ….

Pour ressentir ce que nous dit la Troisième de Mahler, il faut avoir en tête ce merveilleux Tout est plein d’âmes de Hugo, dans un texte prophétique. Si Hugo emploie le verbe dire, Mahler va utiliser dans son programme le verbe erzählen raconter, plus serein, presque plus familier ou chaleureux que le dire de Hugo mais l’expression syntaxique was…erzählen est exactement la même que celle employée par Hugo, à la différence essentielle que Mahler dit mir, à moi. Il y installe une relation assez romantique entre le Moi et la nature, en une sorte d’engagement personnel ou même de dialogue, comme si l’art naissait de ce dialogue et de cette intimité.
C’est une nature à la fois frémissante et vivante, inquiétante et sombre, joyeuse et guillerette qu’il faut raconter. Mahler lui-même disait que sa symphonie n’était qu’un « Naturlaut », qu’un son de la nature. Une nature puissante dans ses expressions et ses variations, cette nature antique où tout parle, où tout vit, une nature animiste, assez proche dans son intention (mais évidemment pas sa réalisation) de ce que voulait exprimer Stravinski dans le Sacre du Printemps. Il y a quelque chose de profondément sacré et profondément païen dans cette démarche : comment sinon justifier la référence à Nietzsche ? L’œuvre de Nietzsche dit quelque chose de puissant, presque épique, que reprend d’ailleurs dans notre langue l’adjectif nietzschéen.

Cette puissance, c’est ce que Daniele Gatti communique tout au long de cette Troisième. Et notamment dans les premières mesures du premier mouvement, sorte de réveil de la nature à la fois solennel et imposant, voire inquiétant. Le son est appuyé, les silences marqués, une marche, certes, mais peut-être plus une manifestation d’énergie motrice comme l’écrit Henry-Louis de la Grange. Une puissance qui se marque d’abord par un souci de l’équilibre sonore, évidemment renforcé par l’acoustique exceptionnelle de la salle où se déploie cette symphonie initiale de cuivres sans jamais être éclatante, mais au contraire assez sombre, presque rude. Jamais, même aux moments les plus intenses au son le plus volumineux, il y a d’éclat démonstratif. Chaque pupitre est à sa place, la valorisation de tel ou tel répond à des intentions de discours et non de spectacle. Il y a un refus du spectaculaire et un souci de concentration patent dès le premier mouvement . On le sent aussi dès l’apparition du second thème, plus bucolique, plus printanier, on passe du minéral au végétal, de la sourde inquiétude au sourire et à l’apaisement. Daniele Gatti laisse l’instrument (ici les cordes et les bois) se développer presque librement, sans jamais appuyer, les transitions en ce début de symphonie sont marquées par des silences mais il se crée un dialogue entre les cuivres imposants du début et la légèreté des bois, par delà le contraste. Le son s’atténue jusqu’à l’imperceptible, mais il y a continuité. Ce souci de « naturel » évidemment marque le refus de tout pathos, qui consisterait à être complaisant pour faire sonner l’orchestre, pour souligner les virtuosités, pour exalter des compétences individuelles, pour exalter le son. Il n’y a ici aucune exaltation sonore, aucune ivresse, il y a presque une « Sachlichkeit » (objectivité) initiale qui nous donne la musique « telle quelle» avec ses ruptures, ses grandeurs et même ses vulgarités volontaires. C’est le roman (ou l’histoire ? le récit ?) picaresque de la naissance de la Nature. Et cette volonté très forte de jouer la musique dans son état le plus « naturel » presque sans intervention (en réalité le souci du contrôle du son et des volumes est bien réel, voir millimétré : donner l’impression de naturel c’est beaucoup de travail et de précision ) conduit au final étourdissant de ce premier mouvement (35 minutes environ), par un tempo qui s’accélère en tourbillon, et en même temps parfaitement maîtrisé qui conduit un spectateur à ne pas réussir à réprimer un « bravo », tellement la tension qui est créée est grande, elle se perçoit à la manière dont la salle « souffle » après ce prodigieux moment.
Cette impression de naturel se confirme au deuxième mouvement, qui contraste avec le premier tant il est homogène dans l’Idylle. Bois et cordes se prennent mutuellement la parole (il commence par un solo de hautbois) dans une sorte de légèreté (notamment quand le rythme s’accélère de manière un peu plus tourbillonnante). Gatti soigne particulièrement la clarté du rendu et la fluidité. L’orchestre est totalement transparent, et les éléments se succèdent en un fil continu sans que rien ne vienne briser l’harmonie, même si çà et là quelques éléments plus vigoureux voire un peu plus sombres viennent s’y greffer. Les équilibres entre les bois et les cordes, quelquefois si difficiles à établir, sont ici impeccablement mis en place pour souligner cette volonté décidément très appuyée de rendre une totalité d’où aucun pupitre ne sortirait du rang, mais où tous seraient au service d’une ambiance voire d’un discours: le dialogue entre flûte et violon, le soin mis aux atténuations sonores, font parler l’orchestre en état de grâce : il y a là un discours qui nous apaise, une évocation aux rythmes dansants, aux ralentis qui créent une sorte de douce accoutumance renforcés par les notes finales de ce mouvement, presque suspendues, filées, évanescentes.
Le long scherzo ne rompt pas avec ce qui précède, il le développe en une sorte de fête de sons divers évoquant la forêt et les animaux,  une forêt non mystérieuse et sombre, mais plutôt lumineuse, plutôt vivace, et des évocations animales plutôt souriantes. L’univers dessiné est presque ici un kaléidoscope sonore, optimiste, comme un surgissement continu qui évoque le monde de l’enfance (oserais-je presque dire “un monde à la Walt Disney”), une sorte de forêt pleine des animaux de l’enfance, et donc à la fois rassurante, mais bientôt un peu nostalgique, comme le souligne l’intervention du cor de postillon, élément étrange ou étranger dans ce monde rassurant. Le cor de postillon est absolument parfait (à Berlin lors de la III de Dudamel on en était loin), son intervention s’enchaîne naturellement, avec une fluidité voulue d’un discours continu à peine décalé qui donne une touche d’étrangeté, sans que l’auditeur ne s’arrête. Chez Abbado je m’en souviens à Lucerne l’enchaînement orchestre/cor de postillon créait une sorte de choc émotionnel d’autant que le choix était celui d’un son vraiment lointain. Ici, le son est clair, à peine voilé, lointain mais pas trop et l’effet est émouvant mais pour d’autres raisons, dans « ce je ne sais quoi et presque rien » qui vient de la nature de l’instrument même. Gatti laisse la musique aller, de manière presque linéaire et une fois de plus soigne les transitions, ici par d’imperceptibles silences entre les différents moments : on comprend qu’à travers le cor de postillon s’annonce l’homme, pendant qu’après un silence la ronde des animaux de la forêt continue insouciante. C’est un moment d’une très grande intensité, malgré l’impression de quiétude. Et je pense que Gatti pour créer l’intensité, veut préserver à l’ensemble une très grande simplicité qui éclaire l’écoute. À noter une citation presque in extenso d’une phrase de la scène finale de Lodoiska de Cherubini, qui est aussi un retour à la nature après le trouble.
Schönberg admirait ce solo de Posthorn à qui il prêtait une sérénité grecque, qui va contraster avec l’appel final plus inquiétant (qui rappelle par certains échos la symphonie Résurrection) plus tourbillonnant (tout comme le numéro précédent) presque brutal de ce scherzo complexe.

La harpe a dû à ce moment être totalement réaccordée car elle était presque ¼ de ton au dessus, ce qui a amené évidemment l’auditeur à se concentrer sur l’instrument, dès le début du quatrième mouvement, très lent, très sombre. La harpe sonne, comme je l’ai souligné plus haut,  quasiment comme un glas, et le son est murmuré, avant que la soliste (Christianne Stotijn) n’entame le Lied de Nietzsche extrait d’Also sprach Zarathustra. Ce qui frappe ici, c’est la manière dont Gatti ralentit et donne une extrême importance aux silences, c’est aussi le jeu réglé de manière subtile entre les solistes de l’orchestre (violon, hautbois, cor anglais) et la voix qui annonce les Rückert Lieder. Jamais Christianne Stotijn ne m’a convaincu, mais cette fois, j’ai adhéré un peu plus à son intervention, même si je trouve la qualité de la voix intrinsèquement assez banale. J’aurais aimé plus sombre, plus caverneux, plus profond (Gerhild Romberger ?), un peu comme l’Urlicht de la symphonie n°2 que ce mouvement rappelle fortement. Mais dans le parti pris de simplicité et de naturel du chef, son intervention presque « neutre » sonne juste.
Sans transition, et ce sera de même avec le mouvement final, on passe au lustig de l’intervention des chœurs (Groot Omproepkoor, Nationaal Jongenskoor, Nationaal Kinderkoor).

Ainsi depuis la fin du quatrième mouvement la musique devient presque continue, d’un univers l’autre, sans reprendre son souffle, en un passage du profond au joyeux, puis à l’irrésistible grandeur du mouvement final, en une élévation de plus en plus contrastée et de plus en plus sentie. L’intervention du chœur, entamant un extrait de Des Knaben Wunderhorn, allège l’impression tendue née du mouvement précédent, qui était à la fois avertissement (Gib’Acht) et hymne à la profondeur de la nuit, en un contexte qui n’est pas sans rappeler les « Habet Acht », chantés aussi par une voix de mezzo du second acte de Tristan au cœur d’une nuit célébrée par les amants.
À la fois lié au mouvement précédent mais d’une tonalité autre, nous sommes évidemment dans l’évocation d’un monde céleste. Malgré la forte référence à Nietzsche dans cette symphonie (qui devait s’appeler Le Gai Savoir), malgré la tentation du paganisme et l’exaltation d’une nature comme totalité animée fortement affirmée, l’élévation, qui se poursuivra dans le mouvement suivant, nous renvoie à l’univers judéo-chrétien de Mahler.

Hymne à l’amour, à l’amour divin, élévation pure, le parti pris de Gatti d’une sorte d’équilibre grec (μηδὲν ἄγαν : rien de trop), je dirais presque de hiératisme, sans luxuriance, « tout, mais seulement tout », donne à ce long mouvement qui fait pendant au premier quelque chose d’antithétique : autant le réveil de la nature était contrasté allant du minéral au végétal, du solennel au familier, de la tension à la détente, autant il y a ici une cohérence continue et une montée lente, large, profonde puissante, vers un climax. Depuis avril 2014, depuis l’interprétation de ce mouvement par le Lucerne Festival Orchestra en larmes, je ne peux m’empêcher de penser en surimpression à la perte de Claudio et même de voir son visage. Encore plus aujourd’hui, où j’écris ce texte, à exactement un an de sa disparition. Il était là, en ce 16 janvier, comme une sorte de vision familière qui m’accompagne et qui fait en moi comme un trou béant. Non pas que le travail de Daniele Gatti évoquât celui de Claudio Abbado : les visions sont très différentes, voire presque aux antipodes. L’un est sol, l’autre est ciel. Mais l’interprétation à la fois puissante et pudique de Gatti permettait cela, comme une forte invite à la concentration et au retour en soi.
Comment expliquer mon ressenti à ce dernier mouvement totalement bouleversant ?
Il y a au contact de la nature grecque une sorte de terreur sacrée (et de sentiment du sacré) qui saisit que les grecs appellent Thambos (θάμβος), ce sentiment du sacré, c’est ce qui m’a envahi progressivement, et qui m’a de manière presque inattendue  renvoyé à Jean-Sebastien Bach. Il y a dans cette puissance et dans cette noblesse sonore qui s’imposait à moi quelque chose de Bach. Il y avait dans cette musique à la fois si terrienne et si spirituelle, si païenne et si judéo-chrétienne, si humaine et si proche du divin, quelque chose qui pour moi renvoyait par sa puissance suggestive directement à Bach (avec des échos  brucknériens, ce qui n’est pas contradictoire).

Lors de l’audition de la 9ème par le même orchestre et avec le même chef à Lucerne en 2013, j’avais employé le mot « chtonien » pour qualifier ce Mahler. C’est exactement ce qui me vient ici. Plus que « tellurique », qui évoque encore trop l’effroi ou la mise en scène d’un son qu’on voudrait prophétique, l’adjectif « chtonien » « qui a rapport à la terre », me renvoie aux origines, au sol, à la terre-mère, à des forces souterraines, à la notion de puissance et de mystère. Et chtonien ne veut pas dire « matériel », c’est au contraire une haute spiritualité qui nous est ici communiquée. Il y a là une démarche profondément intellectuelle et altruiste qui essaie de rendre au spectateur ce discours le plus naturel possible, une volonté de partage sans jamais épater, sans jamais faire autre chose qu’explorer, chercher, au plus profond de la sensibilité et de la pensée de l’auteur pour atteindre au plus profond de la sensibilité de l’auditeur.
Au service de ce propos, un orchestre quasiment parfait (quelques scories cependant aux cors) dont la maîtrise se lit notamment à la qualité des transitions, quelquefois contrastées, quelquefois acrobatiques, mais toujours lisibles, toujours élégantes, qui suit le chef avec une attention qui est évidemment adhésion.

Gatti choisit un tempo qui pour certains est lent. Je dirai qu’il est large. Et ce n’est pas tout à fait la même chose. Large parce qu’il embrasse un ensemble, large parce qu’on  a vraiment l’impression d’une totalité, d’une masse sonore qui avance ensemble, sans manifestations « solistes » ou solitaires : et lorsqu’on marche ensemble, on va souvent un peu plus lentement.
Mais la question n’est pas « rapide » ou « lent », comme souvent on lui en fait le reproche: on lui reproche ses ruptures, ses surprises « ou trop lent, ou trop rapide » disent certains, comme si un orchestre se lisait seulement au tempo tout simplement parce que c’est la marque de l’option interprétative la plus reconnaissable et la plus accessible au profane. Les choix des tempi sont toujours bien entendu pensés, mais sont une conséquence plus qu’une cause. Il y a dans le choix de Gatti un côté majestueux, un sens du sacré, mais un sacré lié d’abord à l’humain, et non immédiatement au divin. Il y a avant l’élévation une « élévation en nous mêmes », une volonté d’introspection, de retour en soi, comme aux origines. Chronos, Ouranos, les Géants : la Création vue par le paganisme grec. Cette création du monde est une chose éminemment sérieuse, qui part du sol et qui va s’élever par l’amour. J’évoquais le Hugo prophétique et ce qui me vient  dans ce mouvement est l’expression d’Eluard « Dit la force de l’amour ». Amour et force, deux paroles qui me paraissent traduire l’émotion finale indicible.

Ce qui me vient à l’issue de cette audition, et au retour que j’opère avec ce compte rendu, c’est d’abord la présence de la poésie. La poésie compagne de la musique, la poésie qui  sculpte le monde par les mots, comme ici par le son, et par conséquent la totale absence de gratuité. Rien n’y est superficiel, aucune concession à ce qui serait une mode: les choses sont dites, directement, sans aucune fioriture, elles sont dites dans leur grandeur simple. Cette approche a quelque chose de dorique. On le sait, la colonne dorique repose directement sur la terre, alors que la colonne ionique repose sur une sorte de « coussin » de pierre. La colonne dorique lie plus qu’une autre la terre au ciel, parce qu’elle repose sur la terre et parce qu’elle en est comme à l’écoute, métaphore d’un arbre qui y plongerait ses racines pour mieux s’élever vers le ciel. Il en va de cette approche comme de cette colonne, elle plonge dans le naturel, elle cherche à faire communiquer les différents ordres, sans affèterie, sans volutes, sans complaisance aucune pour le brillant que si facilement Mahler peut suggérer, et qui plaît tant aujourd’hui à une époque si soucieuse des excès formels, si soucieuse de « style » et de maniera.
« La forme, c’est la substance » dit souvent notre époque emportée par le souci de l’apparence. Il suffit de voir la prédominance dans la langue officielle de la périphrase qui masque la simple parole ou l’euphémisme qui masque souvent des réalités cruelles : considérons par exemple ce que cache souvent dans le discours politique ou économique le mot si beau, si propre de réforme.
Et le goût musical ces dernières années s’est à mon avis gauchi de la même manière. En chant comme à l’orchestre, on aime à la fois le propre, le linéaire, mais aussi la perfection formelle pour elle même. Il y a des chefs qui se contentent de ce qu’il y a devant les yeux, qui « en mettent plein la vue », c’est à dire empêchent de voir en cachant ce qu’il y a derrière les yeux et qui mettent le public amateur d’effets à genoux. Il y a en a d’autres qui ne cessent de chercher et qui ne voient les formes que si elles mènent à la substance, et ils sont évidemment moins populaires car ils exigent un effort, ils ne donnent pas l’œuvre à entendre, mais à écouter pour sentir certes, mais aussi pour penser. Ce sont les Klemperer, ce sont les Giulini, et je sens quelque chose de cela dans cette Troisième. Ce qui nous touche, c’est la perception d’une épaisseur.
En réalité, la forme n’est jamais au service d’un fond, parce que la forme et le fond se répondent, on ne pense pas d’abord pour chercher ensuite une forme qui puisse habiller la pensée : il y a poésie quand ce qui est à dire a trouvé sa forme. « La poésie est une âme qui inaugure une forme » écrivait Pierre-Jean Jouve.
C’est ce que je ressens à cette audition qui fait se bousculer des références poétiques, seules possibles pour essayer d’expliquer ce que je perçois des choix voulus, des formes voulues par le chef dans un Mahler qu’il rend ici presque métaphysique, qui proposerait une métaphysique de la nature. Cette interprétation est incarnée, c’est à dire en chair, c’est une sorte d’incarnation de l’Idée, comme si pour une fois Nietzsche conduisait à Platon.[wpsr_facebook]

Concertgebouw, 16 janvier 2015
Concertgebouw, 16 janvier 2015