CHAISES MUSICALES POUR FAUTEUILS LYRIQUES: STÉPHANE LISSNER ARRIVE À PARIS PLUS VITE QUE PRÉVU

Jeu de chaises musicales, domino lyrique: comment appeler ce qui vient de se passer ? Grâce au rififi salzbourgeois qui amène à un départ anticipé d’Alexander Pereira  après le festival 2014, ce dernier peut arriver à la Scala, où il est nommé sovrintendente en septembre 2014 et non en 2015. Du coup Lissner peut partir de la Scala et arriver sur Paris dès septembre 2014 . Nicolas Joel peut donc partir de l’Opéra “à sa demande”…un an à l’avance.  Certes, chacun gèrera la saison du prédécesseur, mais dans les grandes maisons, souvent la première saison d’un manager est faite de productions qu’il a programmées et de quelques autres qui ont été prévues par son prédécesseur à cause de l’anticipation nécessaire (au moins trois ans, sinon plus) pour avoir les artistes qu’on veut.
Disons que le départ de Nicolas Joel ne fera pas pleurer les foules, je dis bien les foules, car il paraît que l’Opéra de Paris n’a jamais eu autant de public: on entendait la même antienne du temps de Gérard Mortier. Tant mieux au fond, les foules en question pourront apprécier la différence entre la programmation Lissner et la programmation Joel. Des années Joel, je retiendrai d’abord des promesses (chanteurs, répertoire français) très partiellement tenues, le Werther de Kaufmann, mais la production venait de Londres, un Ring, musicalement acceptable, scéniquement médiocre, mais un Ring enfin après tant d’années d’attente,  Mathis der Maler (Olivier Py) avec un magnifique Mathias Goerne et aussi quelques reprises appréciables de quelques productions Mortier. Assez maigre.
On connaît suffisamment Stéphane Lissner pour prévoir que l’image de la maison et la couleur des productions vont changer assez radicalement: et il le fera très vite, question de stratégie.  Il trouvera malgré tout en arrivant une maison en ordre de marche et un répertoire consolidé, et non pas une maison en déshérence comme lorsqu’il est arrivé à la Scala, où son bilan est plutôt positif pour le renouvellement du répertoire et l’ouverture scénique, et plutôt négatif pour le maintien à  niveau des productions de répertoire italien: ce n’est pas là où il aura brillé.
Mais comme Pereira à Salzbourg, Lissner part de Milan plutôt critiqué que regretté. C’est à mon avis injuste: il a réussi à imposer à un public notoirement difficile, très conservateur et plutôt provincial une politique tout de même plus audacieuse que par le passé, même si c’est resté dans les limites supportables par les milanais (le plus osé, c’est Claus Guth…qu’aurait-ce été avec un Warlikowski ou un Castorf). On lui doit, à lui aussi, un Ring de très haut niveau scénique et musical, avec un Barenboim des très grands jours et un Guy Cassiers inégalement inspiré, mais qui constitue tout de même une vraie référence de modernité, largement acceptée par le public, il faut le reconnaître. On lui doit de magnifiques Wagner, de très beaux Strauss, de remarquables Britten, Janacek et Berg, un Falstaff (il faut bien un Verdi) de référence.Un bilan très respectable de théâtre très internationalisé.
Quant à Pereira, nemo propheta in patria, il part de Salzbourg à la fois victime de son orgueil et de sa présidente, Dame Helga Rabl-Stadler, la dévoreuse de boss, qui est en train d’user ses intendants à une vitesse assez stupéfiante: elle était déjà là sous Mortier…et après Mortier (parti en 2001) sont passés Peter Ruzicka, Jürgen Flimm, un interim de Markus Hinterhäuser, actuel directeur des Wiener Festwochen, qui pourrait bien  vite revenir à Salzbourg mais cette fois comme intendant de plein exercice et Alexander Pereira dont on pensait qu’il couronnerait sa carrière et qui n’a fait que passer, après de longues années remarquables à Zürich. “Un petit tour et puis s’en vont” symbole des difficultés à retrouver une identité stable au plus grand festival européen de musique.
Le rififi n’est pas réservé à la France, l’Italie ou l’Autriche. À Madrid, Gérard Mortier qui lutte contre un cancer, menace depuis quelques mois de partir par anticipation, après avoir renouvelé profondément le répertoire du Teatro Real: sa saison est encore vraiment stimulante cette année. Il menaçait l’an dernier à cause des éventuelles restrictions de crédit,  il menace maintenant de partir pour protester contre la nomination probable de son successeur éventuel, le catalan Joan Matabosch, directeur du Liceu de Barcelone, maison solide qui a des orientations plutôt à l’opposé de celles du bouillant Mortier. Il nous reste à lui souhaiter que sa santé se rétablisse, et qu’il finisse son mandat (2016) pour nous régaler encore de spectacles de référence.
Comme on le voit, le monde de l’opéra est un melodramma giocoso…en 40 ans de vie lyrique suivie à la lettre, je n’ai connu que polémiques à Paris autour de l’opéra: polémiques contre Rolf Liebermann, puis contre Bernard Lefort, puis contre Daniel Barenboim, puis contre Pierre Bergé. Hugues Gall y a un peu échappé, mais Gérard Mortier les a fait revivre, telles le Phénix, et ne parlons pas de Nicolas Joel. Que voulez-vous, il faudrait un Saint Simon pour décrire les heurs et malheurs de l’opéra, art de cour par excellence, peu aimé de nos présidents pourtant si monarchiques (à part Giscard d’Estaing, les autres ne s’y sont pas fait voir), peu aimé des ministres des finances (on y voyait pourtant fréquemment Madame Lagarde) car il coûte toujours trop cher, de plus en plus cher, mais visiblement de plus en plus aimé du public…Adieu Nicolas (le Saint des cadeaux), bonjour Stéphane (le saint du lendemain de Noël): un directeur de l’opéra, c’est un peu notre père Noël. [wpsr_facebook]

SALZBURGER FESTSPIELE 2013: NORMA de Vincenzo BELLINI le 24 AOÛT 2013 (Dir.mus: Giovanni ANTONINI; Ms en scène: Patrice CAURIER & Moshe LEISER) avec Cecilia BARTOLI

Le choeur “Guerra” © Hans Jörg Michel

Dans le même journée, voir Meistersinger de 11h à 17h, puis Norma de 19h30 à 22h30, ce n’est sans doute que du bonheur, mais en même temps beaucoup d’attention, et donc une certaine tension et au bout de cette “folle journée” une certaine fatigue, bientôt balayée par cette Norma hors normes: l’usine à productions qu’est Salzbourg se permet de faire ainsi joujou avec les horaires, mais c’était pour moi une opportunité, car sinon, j’aurais dû choisir entre l’un et l’autre.
Or Norma n’est pas un opéra qu’on affiche aussi facilement. L’oeuvre est très difficile à monter, tout simplement parce qu’il n’y a pas de Norma totalement convaincante sur le marché lyrique. La Scala ne l’a pas programmée depuis 40 ans (fameuse production de Mauro Bolognini avec Montserrat Caballé). Ce rôle écrasant,  Bellini lui même le qualifiait “d’encyclopédique” tant il demande à l’artiste qui l’interprète: il faut une voix qui soit dramatique mais aussi lyrique, avec différents types d’agilités, différents types de passages à l’aigu, il faut aussi une personnalité scénique hors pair: il ne suffit pas de savoir chanter avec un contrôle suffisant et une voix filée le fameux Casta Diva, il faut assumer la redoutable cabalette qui vient presque immédiatement après, et puis tout le reste, les duos, les ensembles qu’il faut animer avec une vaillance épique. Tout commence avec Casta Diva, mais tout justement ne fait que commencer; il y a l’après. Et quand je dis tout commence avec Casta Diva, le mot Casta, premier mot de l’air est l’enjeu de l’ensemble de l’opéra puisque Norma non seulement n’a pas respecté le voeu de chasteté, et a eu deux enfants, mais deux enfants d’un envahisseur romain; elle est coupable devant la déesse, coupable devant les hommes, elle est prêtresse traitresse et pécheresse : quelle géniale interprète sait faire sentir cela dès le départ, sait chanter Casta Diva en y mettant immédiatement cette once du poids du péché mortel…suivez mon regard…?!

Adalgisa 5Rebeca Olvera) et Norma (Cecilia Bartoli) © Hans Jörg Michel

Le parti pris musical de la production de Salzbourg, le choix même de l’oeuvre montée pour Cecilia Bartoli que personne, personne, personne n’imaginait un seul instant dans ce rôle, pour des raisons vocales et musicales, tout cela excitait la curiosité: et pourtant, la cantatrice italienne (peu prophète en son pays où elle est très peu aimée du public mélomane et surtout lyricomane) a eu le cran  de l’affronter, de faire sa Norma, en défendant un parti pris qui va à rebours de toutes les tendances d’aujourd’hui, tout en en épousant les modes. À rebours des tendances d’aujourd’hui où Norma est plutôt un soprano,  un soprano au spectre large et dramatique (du genre Violeta Urmana) et où le mezzo est Adalgisa, alors qu’à Salzbourg, Norma est mezzo et Adalgisa soprano,  en épousant les modes du jour comme celle de travailler le répertoire rossinien et belcantiste avec des baroqueux.
L’an prochain en effet à Pentecôte, le festival intitulé “Rossinissimo” proposera pour Cenerentola et Otello l’ensemble Matheus et Jean-Christophe Spinosi. Cette année, l’Orchestre La Scintilla, issu de l’orchestre de l’Opéra de Zurich, est dirigé par un des maîtres du baroque, Giovanni Antonini, déjà au pupitre dans le Giulio Cesare de Haendel de l’an dernier, ce qui était tout de même plus attendu et conforme aux “idées reçues” que cette année. Ce n’est pas d’ailleurs la meilleure surprise de la soirée: le son de l’orchestre est brut, le tempo d’une folle rapidité (une ouverture au pas de course) et certains instruments sont difficilement supportables; les cuivres notamment, volontairement sans doute en déséquilibre avec le reste des pupitres, se signalent par des interventions énormes, brutales. Une direction sans legato, sans vrai lyrisme, sans douceur, où il serait vain de chercher la fameuse mélodie bellinienne, les longues phrases lyriques ou mélancoliques, une direction qui sans doute doit correspondre au travail d’édition conduit par Maurizio Biondi e Riccardo Minasi, mais . Ils expliquent ces choix d’ailleurs dans un long article du programme de salle. Évidemment, les oreilles sont habitués à des orchestres classiques et à des instruments modernes. On discutera éternellement de ces choix “philologiques”: disons qu’ils justifient scientifiquement les choix de Cecilia Bartoli. Mais ce n’est pas du côté de Giovanni Antonini qu’on va chercher l’émotion.
Pour la mise en scène, Cecilia Bartoli, qui est directrice artistique du Festival de Pentecôte, a choisi de nouveau Patrice Caurier et Moshe Leiser, qui avaient remporté un certain succès dans Giulio Cesare. Après avoir transposé Giulio Cesare en ambiance américaine, voilà Norma en ambiance résistance française: c’est bien connu depuis Asterix, le gaulois résiste. Et comme on résistait contre l’envahisseur romain, on pourra transposer la situation dans les années 40, Pollione devenant un policier allemand (probablement gestapiste) et Norma et Oroveso des chefs d’un réseau de résistants. La France éternelle quoi…

La salle d’école © Hans Jörg Michel

À partir du moment où l’on admet le principe de la transposition, pourquoi celle-là, surtout qu’elle n’est pas si mal faite, dans un décor très réaliste de Christian Fenouillat représente la salle d’entrée d’une école. Des enfants jouent dans la cour. Ça sonne, les enfants se mettent en rang et la maîtresse (Adalgisa) vient les chercher. Rideau. Quand il s’ouvre à nouveau, toujours dans le silence, une femme est assise, de dos (Norma) et des soldats allemands entrent avec Pollione pour demander à voir la maîtresse (Adalgisa) qu’on sort de la classe.

Prologue © Hans Jörg Michel

On vérifie son identité, mais Pollione la laisse retourner en classe. Norma se lève, songeuse. Rideau. L’ouverture commence, troisième ouverture du rideau et entre alors le choeur devenu groupe de résistants menés par Oroveso, qui ramène trois cadavres. L’école sera le décor unique du drame, avec quelquefois un rideau qui se baisse pour isoler Norma dans son espace intime (notamment au deuxième acte). Il y a de beaux éclairages, de jolis moments de groupe, et des images impressionnantes notamment la scène finale très bien faite où Pollione et Norma (à qui l’on a coupé les cheveux) sont attachés au centre de la pièce, et les résistants sortent et incendient la maison.

Image finale © Hans Jörg Michel

Image ultime très impressionnante et particulièrement bien faite.
Donc dans cette mise en scène au total assez austère, plutôt en noir et blanc, qui rappelle les films du néo réalisme italien, le personnage de Norma est une référence à Anna Magnani, c’est évident.  Du reste, les personnages sont assez bien dessinés notamment évidemment les personnages féminins, plus favorisés par le livret:

Michele Pertusi (Oroveso) et John Osborn (Pollione) © Hans Jörg Michel

La distribution est assez équilibrée, à commencer par Michele Pertusi, un Oroveso solide,  la basse italienne spécialiste de Rossini, est toujours exacte, avec une voix chaude, bien posée dans un rôle un peu limité et secondaire.
John Osborn est un Pollione tout à fait remarquable, un chant très contrôlé: il a l’habitude de ce répertoire et sait à la fois travailler sur la couleur, et utiliser une technique complètement maîtrisée. Mezze voci, notes filées, legato, magnifique ligne de chant: un travail remarquable et un artiste de grand niveau. À ne jamais manquer quand il apparaît dans une distribution.
Saluons enfin la Clotilde plutôt honnête de Liliana Nikiteanu et le Flavio de Reinaldo Macias, à l’apparition initiale et limitée.

Rebeca Olvera © Hans Jörg Michel

La jeune Adalgisa de Rebeca Olvera n’a pas la qualité intrinsèque de timbre qu’on attend dans ce type de répertoire, elle n’a pas tout à fait le contrôle vocal nécessaire ni même tout à fait le style voulu, mais elle a une telle fraîcheur et une telle intensité qu’on finit par être convaincu de son Adalgisa. C’est un chant engagé, qui ne présente pas de défauts techniques majeurs, qui par sa couleur très claire fait joli contraste avec Bartoli, mais qui n’a pas encore peut-être la maturité nécessaire. il reste que l’ensemble passe très bien la rampe et tient la scène face à Bartoli.

Cecilia Bartoli (Norma) © Hans Jörg Michel

Venons en justement au choix de Cecilia Bartoli, qu’elle justifie en arguant que Maria Malibran, mezzo soprano, a chanté Norma. On pourrait ajouter qu’à l’époque, la distinction entre les voix n’est pas si claire qu’aujourd’hui (voir des voix comme celle de Cornélie Falcon). Norma a incontestablement une couleur plus sombre, c’est d’ailleurs pourquoi Leyla Gencer, magnifique soprano au timbre plutôt sombre, réussissait dans ce rôle qu’elle a marqué. Par ailleurs, Bartoli fait aussi un choix idéologique, il s’agit de trancher avec la tradition, il s’agit d’aller à l’opposé de la référence Callas, il s’agit de faire simplement ce qu’elle a envie avec un rôle qu’elle veut chanter. Bartoli qui est une grande star (elle vend un nombre incalculable de disques…très bankable, Madame Bartoli) et  une femme d’une grande intelligence, elle connaît parfaitement les limites d’une voix qui passe mal dans les grandes salles, mais convient parfaitement à la Haus für Mozart, dont le volume correspond à de très nombreux théâtres lyriques au XIXème. Avec sa technique particulière, notamment les vocalises très serrées qu’elle sert beaucoup dans Rossini (ces vocalises acrobatiques qui ressemblent à un chant de colombe en rut), l’ensemble Casta Diva et la cabalette ah bello a me ritorna qui suit n’est sûrement pas le moment le plus excitant pour Bartoli ni pour les spectateurs: la voix reste dure dans Casta Diva, qui n’a pas ce côté éthéré qu’on attend et elle n’arrive pas vraiment à adoucir pour coller à la ligne mélodique bellinienne, quant à ah bello a me ritorna, les agilités sont là, les aigus un peu tirés aussi, mais un peu à contresens à mon avis: cette manière de vocaliser qui peut (éventuellement) convenir à la comédie rossinienne ne correspond pas du tout à la situation et semble un peu surgir comme un cheveu sur la soupe. Passé ce moment vraiment peu convaincant, Bartoli montre que Casta Diva n’est pas tout l’opéra, bien que cette prière en soit le symbole. Car aussi bien dans les duos avec Adalgisa, dans les scènes dramatiques avec Pollione, et disons que dans toute la seconde partie du premier acte et tout le second acte, Bartoli montre des qualités d’émotion, d’engagement, de passion, d’ intensité prodigieuses qui emportent l’adhésion et font bientôt oublier les doutes sur la voix et ses limites (réelles). C’est vraiment là où l’on mesure la qualité et l’intelligence de l’artiste: j’avoue qu’elle m’a non seulement surpris, mais presque bluffé, tellement elle nous piège et nous fascine. Je suis sorti très admiratif de la prestation, et de la manière impériale dont elle s’est emparé du rôle, dans une production où naturellement tout tourne autour d’elle. Cette Norma ne fera sans doute pas école, restera un hapax dans la production d’opéra actuelle, elle va vers des chemins de traverse, mais telle quelle, ce n’est pas l’horreur ou le n’importe quoi que certains mélomanes italiens ont dit avoir entendu, c’est au contraire une production soignée, un travail au total  convaincant qui justifie l’indescriptible triomphe reçu du public, et qui a provoqué dans la troupe une si grande joie qu’on entendait en sortant, derrière le rideau les hurlements de joie et les applaudissements de l’équipe et du choeur (bonne prestation du Choeur de la Radio de Suisse italienne – Radio della Svizzera italiana, dirigé par les excellents Diego Fasolis et Gianluca Capuano). Il n’y a pas si souvent des Norma, on attend encore une Norma de référence, perdue depuis les années Scotto, Sills, Sutherland, ou même Gruberova (encore que pour cette dernière j’ai toujours eu mes doutes et qui hélas le chante encore). Ce ne sera pas Cecilia Bartoli, évidemment, mais le moment passé a été suffisamment fort pour que cette Norma fasse souvenir, et plutôt bon souvenir.
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Cecilia Bartoli & Rebeca Olvera © Hans Jörg Michel

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2013: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG, de Richard WAGNER le 24 AOÛT 2013 (Dir.mus:Daniele GATTI; Ms en scène: Stefan HERHEIM)

Le bureau de Sachs comme Eglise Sainte Catherine, choeur initial © Salzburger Festspiele /Forster

Die Meistersinger von Nürnberg, c’est d’abord une fête, sur scène (celle de la Saint Jean), et pour l’oreille aussi: une musique heureuse, qui laisse couler un sentiment de joie profonde et bon enfant, une musique d’une invention incroyable, qui colle à la scène, qui colle à chaque mouvement des personnages comme dans un dessin animé (l’entrée de Beckmesser au troisième acte est une véritable pantomime – on se croirait chez Tex Avery – et la musique imprime le mouvement scénique), une musique ouverte, optimiste, une musique du bonheur qui en même temps d’une très grande complexité, pour moi encore plus que celles des autres opéras, et d’une complexité qui va en faire une partition bien décortiquée par les grands compositeurs post romantiques (pensons à Mahler et au dernier mouvement de la symphonie n°5), une sorte de référence. C’est aussi une oeuvre foisonnante à tous niveaux, qui nécessite des masses énormes, avec un nombre de solistes impressionnants ( dont le groupe des Maîtres) et avec des situations scéniques qui nécessitent une technicité rare comme au final du deuxième acte, où mise en scène et musique doivent aller du même pas, où les mouvements des foules doivent être l’écho, que dis-je l’écho, la traduction de ce que l’orchestre fait entendre. Un final où l’orchestre peut parfaitement finir en bouillie, dans le bazar le plus total, mais où aussi on peut avoir un crescendo sonore extraordinairement calibré qui en fait une explosion. Sawallisch savait faire cela à Munich, dans des Meistersinger qui régulièrement mettaient un point final à chaque Festival le 31 juillet. J’aime aussi beaucoup l’enregistrement de Karl Böhm à Bayreuth (avec une toute jeune Gwyneth Jones) j’aime cette énergie, cette nervosité, cette sève.
Je suis venu assez tard aux Meistersinger, c’est sans doute pour un non allemand une œuvre d’accès moins immédiat, et pourtant très populaire (c’est l’oeuvre souvent la plus demandée par le public à Bayreuth), mais désormais, et à l’entendre encore cette fois à Salzbourg, je crois que c’est ma préférée: elle me donne l’émotion, le sourire et surtout la sérénité; une incroyable sérénité, comme serait une musique de l’enfance, venue du fond du temps qui ressurgirait et vous emporterait comme dans un tourbillon de joie. À ce titre, j’aime tout particulièrement le personnage de David, immédiat, sans une once de malice, à la fois juvénile et spontané, qui pour moi reste le personnage symbole de cette oeuvre, sans jamais être un protagoniste mais toujours distribué avec beaucoup de soin. On y a vu des grands comme Graham Clark (naguère à Bayreuth) en faire de vraies légendes. Ici, c’est Peter Sonn, déjà vu à Zurich (aux temps de Pereira, en 2012, déjà avec Gatti, déjà avec Volle, déjà avec Saccà, voir le compte rendu dans ce blog).
Pour cette nouvelle production marquant le bicentenaire du maître de Bayreuth, presse et les blogs ont eu des opinions assez contrastées: elle n’a fait l’unanimité ni sur la réalisation scénique, ni sur la réalisation musicale. Au vu de l’approche habituelle des oeuvres, on pensait que Stefan Herheim allait travailler sur l’Allemagne et sa relation aux Maîtres, une mise en scène historiciste à la Parsifal (à Bayreuth), voire à la Eugène Onéguine d’Amsterdam. Rien de tout cela ici, et même une volonté affichée de sortir de l’histoire de l’oeuvre et de sa réception pour aborder “l’ambiance”. Je parlais de la joie enfantine qui prend le spectateur à l’audition de cette musique merveilleuse, et Stefan Herheim a choisi de faire de l’oeuvre un rêve (ou une oeuvre)  de Hans Sachs, d’un Hans Sachs malicieux où vont se mélanger ses propres rêves d’adultes (il se prend pour Wagner…) et son univers d’enfant.
C’est l’univers des contes de fées qui est interpellé, mais un univers revu et corrigé par le cinéma et notamment Walt Disney. Il y a des mouvements qui rappellent le dessin animé:  notamment les réactions à la première audition de l’air de Walther, où les maîtres dansent en rythme (un peu comme sous un charme de Flûte enchantée, un peu comme si Orphée redescendait sur terre), et où les étudiants tombent ensemble à la renverse.

Les personnages de contes © Salzburger Festspiele /Forster

L’ensemble final du deuxième acte, commence par la sortie d’un livre des héros des contes de Grimm et de Perrault, Peau d’âne, le Petit Chaperon rouge, Blanche Neige et les sept nains (des nains bien lestes avec cette malheureuse enfant), le Chat Botté etc… Cet univers rassurant et familier donne une couleur très fraîche aux deux premiers actes. Mais il n’y a pas d’autre idée, et celle-ci est déclinée en mille détails intelligents, débordants de vie, d’inventivité, mais au total c’est une seule idée. Et on finit par s’en lasser un peu. Au troisième acte en revanche, pas de dimensions de rêve, pas de fantasmagorie, mais un suivi scrupuleux du livret, comme si Herheim avait manqué de temps pour inventer quelque chose.

Acte 3 Festwiese © Salzburger Festspiele /Forster

Bien sûr, Herheim appelé pour faire du grand spectacle en fait pour l’argent du public ravi, qui rit franchement, qui entre immédiatement dans le jeu. Le décor de Heike Scheele, comme toujours superbe, se transforme de manière ingénieuse par un jeu de vidéos et de zoom, et les personnages évoluent au pied des meubles de la maison de Sachs, meubles devenus géants pour des lilliputiens. La première image de l’église, installée dans le secrétaire où Sachs écrit, avec la fenêtre devenue vitrail, où les livres deviennent des marches d’escalier, est non seulement frappante, mais d’une justesse et d’une ingéniosité extraordinaires.

Acte III Festwiese © Salzburger Festspiele /Forster

J’ai trouvé les scènes de foule (final acte 2 et final acte 3) jolies à voir, mais assez banalement réglées, choeur de face, installé sur des échafaudages, ou au centre du plateau. Et l’idée finale de Sachs se couronnant en enlevant le couronne à Wagner, pour disparaître bientôt et réapparaître en faisant comprendre au public que tout cela était un gentil rêve, est effectivement gentillette, mais ne va pas bien loin.
Un travail “riche”, mais sans vraie idée, qui ne choquera aucun public, et donc Nicolas Joel peut être rassuré: ce spectacle qui est coproduit par l’Opéra de Paris ne choquera pas le public parisien, arbitre des élégances conformistes qui ne joue à se faire peur au théâtre qu’avec Robert Carsen (trois ou quatre fois l’an). Ouf, on peut dormir tranquille. Une mise en scène gentille, jolie, sans véritable idée: autrement stimulant était Kupfer à Zurich insérant le déroulement de l’oeuvre sur un fond d’histoire de l’Allemagne et faisant du Johannis Tag une fête de l’Allemagne en reconstruction (avec sans doute une allusion au fameux film de Edgar Reitz, Heimat) Meistersinger comme musique du Heimat: c’était vraiment intéressant. Quant à la production si critiquée de Katharina Wagner à Bayreuth, qui a osé affronter le rapport de l’oeuvre au nazisme et à sa famille, et qui fait de Sachs un petit Hitler des familles, on se prend vraiment à en être nostalgique.
Donnez-nous à penser, et non pas à jouer à gai gai l’écolier!
Je ne voudrais pas que Herheim que j’admire beaucoup devienne banal et que ses mises en scène foisonnantes s’érigent en système, et deviennent un objet vidé de sens, et rempli d’argent.

Musicalement, lors de la première et même après, certains spectateurs, critiques ou bloggueurs n’ont pas été vraiment convaincus par certains chanteurs et par l’approche de Daniele Gatti. Je sais qu’à Paris, Gatti est souvent critiqué et quelquefois peu aimé. À avoir entendu son Parsifal aussi bien à Bayreuth qu’à New York, à avoir apprécié ses Rossini depuis très longtemps (déjà Mosè à Bologne!),  ou son Wozzeck à la Scala, je le considère comme un chef d’opéra d’envergure même si dans Verdi, il ne m’a jamais convaincu. J’ai aussi entendu ses Meistersinger à Zurich, avec un autre orchestre et dans une salle aux dimensions réduites, et j’avais apprécié son approche à la fois énergique mais aussi délicate (difficile dans une salle comme Zurich de ne pas couvrir les voix dans un certain répertoire, et Gatti y réussissait pourtant ). Ici on lui a reproché surtout de ne pas avoir “tenu” l’orchestre, on a remarqué des scories chez les cuivres, de la bouillie sonore dans les cordes etc… etc…
On sait (et Abbado en a fait un motif de rupture) que les Wiener Philhamoniker à Salzbourg doivent jouer plusieurs concerts et plusieurs opéras tout en répétant. Ils s’en sortent en faisant des rotations de musiciens  et ainsi très souvent comme à l’opéra de Vienne, ce ne sont pas les mêmes musiciens que les chefs voient chaque jour, ni même les soirs de spectacle. Un organicum d’orchestre n’est pas attaché à une oeuvre, on peut donc arriver à des situations grotesques où les musiciens qui répètent avec un chef ne sont pas ceux qui jouent en fosse pour le spectacle. Bien sûr, fort d’être les Wiener, les Wiener disent que leur connaissance technique du répertoire et la manière de transmettre les instructions aux collègues font qu’un Wiener en vaut un autre. Mais les chefs ne pensent pas toujours de même (et je le rappelle, Abbado avait refusé ce système en 2000 et avait renoncé à deux productions, Cosi’ fan tutte et Tristan und Isolde). Sans doute les temps de répétition d’orchestre, comme à Bayreuth très concentrés et insuffisants ont fait qu’arrivés à la Première, même les Wiener n’étaient pas prêts (et tous les chefs n’étant pas Karajan avec son autorité impériale…). C’est pourquoi peut-être vaut-il mieux aller voir les dernières soirées d’une production, car on a alors un chef et un orchestre rodés.
C’est ce qui s’est clairement passé ce 24 août: il n’y pas grand chose à dire de l’exécution orchestrale et de la direction du chef. Peut-être dans l’ouverture et dans le premier acte quelques moments confus, quand on change de tempo, quand les rythmes changent brutalement, une impression de flou (mais pas de bouillie), mais le deuxième acte (avec un crescendo pour la scène finale et un rythme magnifiquement en place) et surtout le troisième acte ont été vraiment extraordinaires: un prélude du troisième acte plein de sensibilité et d’émotion,  un quintette magnifiquement dirigé, une Festwiese anthologique (signalons au passage la musique de scène de membres de l’académie des Wiener Philharmoniker, incroyablement somptueuse) pleine d’énergie, sans une scorie, avec une couleur et un dosage des volumes vraiment remarquables: jamais un orchestre tonitruant (et pourtant, la tentation dans les Meistersinger peut être grande). Non clairement, Daniele Gatti et les Wiener Philharmoniker, ce soir-là (pardon, ce matin-là, ce midi-là et cet après-midi-là, la représentation courant de 11h à 17h) étaient au rendez-vous, l’un avec une approche très fine et sensible de l’oeuvre, les autres avec leurs cordes soyeuses et charnues, avec leurs cuivres sans défaut et leurs bois de rêve et avec ce son plein et compact qui leur est si caractéristique, aidés aussi par un choeur, celui de la Staatsoper (Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor)  de Vienne (dirigé par Ernst Raffelsberger) vraiment extraordinaire, à tous les niveaux, mais surtout dans les passages  où Wagner se réfère clairement à Bach: dans ces moments là,  l’effet est époustouflant.
Du côté du chant, sans être la distribution de référence (y-en a-t-il? même à Salzbourg on peut en douter), nous avons une ensemble de chanteurs de niveau, qui ne déméritent jamais, sans pour la plupart être chavirants sauf le Sachs de Michael Volle.
C’est la deuxième fois que je l’entends et Michael Volle sans tout à fait avoir les moyens du rôle, est stupéfiant.
Stupéfiant d’élégance, d’abord, avec un timbre de velours, d’une douceur élégiaque avec un sens des couleurs, des variations de ton dans une manière d’aborder le rôle bien plus chantée qu’à Zurich où l’aspect “conversation” m’avait vraiment frappé.
Stupéfiant d’endurance ensuite, même si on sent une fatigue légitime dans la seconde moitié du troisième acte (à Zurich il avait bien moins tenu la distance et son monologue finale était très “parlé”): le rôle est écrasant, la présence en scène quasi permanente, et au total il s’en sort avec honneur.
Stupéfiant d’intelligence: il joue exactement le Sachs réel et le Sachs rêvé/rêvant, et cette intelligence lui permet de dire le texte avec un sens de l’expressivité peu commun, grâce aussi à une diction qui est un modèle du genre. Vraiment grandiose.
Il n’est pas si mal entouré, d’abord par le Pogner de Georg Zeppenfeld, authentique basse, dont la voix à la fois jeune et puissante fait à chaque apparition merveille. Mais ce qui caractérise aussi le style de Zeppenfeld, c’est la simplicité de la parole, c’est l’absence totale d’affèterie, c’est le naturel.

Markus Werba (Beckmesser) © Salzburger Festspiele /Forster

J’ai bien aimé la manière dont Herheim traite Beckmesser. Un Beckmesser pas vraiment ridicule,  assez jeune, presque aussi jeune que Walther et dans la rivalité ou la jalousie sans caricature. Markus Werba, en peu pâlichon au premier acte, mais capable d’acrobaties authentiques pour mettre les fautes sur le tableau quand Walther chante, se rattrape dans les deux autres actes, la voix est chaude, le timbre agréable, le chant intelligent: du solide. Mes Beckmesser de référence, Michael Volle, encore lui qui fut définitif à Bayreuth dans la production de Katharina Wagner (remplacé assez vite par un excellent Adrian Eröd vu aussi récemment à Amsterdam) et plus loin dans le temps et toujours à Bayreuth, Hermann Prey, prodigieux de retenue et d’élégance avec cette voix d’une telle beauté qu’il en éclipsait Walther…
J’ai dit plus haut tout le bien que je pense du personnage de David, très attachant: c’est Peter Sonn, une trouvaille zurichoise de Pereira, un jeune chanteur qui lui aussi sait ce que chanter veut dire, avec une voix bien posée, forte, nette, avec une expressivité sans failles (il est facile d’avoir des David pâlots), une vraie présence scénique et un joli sens de la couleur.

Roberto Saccà (Walther) © Salzburger Festspiele /Forster

Roberto Saccà est aussi issu de la distribution zurichoise. Un ténor techniquement sans grandes failles, au chant contrôlé, assez propre la plupart du temps, qui ne m’avait pas déplu à Zurich. Mais aussi passionnant qu’une autoroute toute droite en rase campagne. Un chant inhabité, une personnalité pâlotte, identifiable en scène seulement par son beau costume, uniforme vert au départ de soldat noble (un chevalier), qui tranche avec les habits bourgeois des Maîtres (bonne idée de mise en scène), puis blanc immaculé à la fin. Un personnage assez neutre, sans grand intérêt alors qu’avec ses qualités vocales il pourrait nettement faire mieux.
J’ai plus de mal avec la Eva d’Anna Gabler. Une Eva qui ne démérite pas et donc ne mérite pas  les huées dont elle a paraît-il été gratifiée lors des premières représentations. Elle chante d’ailleurs le rôle un peu partout. Mais c’est une Eva comme je ne les aime pas: chant correct mais banal et insuffisant pour s’installer par le chant, jeu frais de jeune fille en fleur de désir, mais sans la maturité voulue pour en faire un personnage. Mes horizons sont dans le passé lointain Lucia Popp, qui ouvrait la bouche et imposait le personnage par l’extraordinaire beauté du chant et de la couleur vocale: Lucia Popp, c’était un peu comme Mirella Freni, à cinquante ans, elles en paraissaient toujours quinze. L’une a chanté Bohème jusqu’à 65 ans, l’autre Pamina, Sophie et Eva jusqu’à la fin (prématurée). Dans un passé moins lointain, Anja Harteros à Genève qui en imposait et vocalement, et scéniquement avec une Eva enfin adulte. Anna Gabler n’a rien de tout ça, elle est passable,  et passe effectivement, mais on a des difficultés à s’arrêter sur elle quand elle passe. Jolie prestation de la Magdalene de Monika Bohinec. Je garde pour la fin le Nachtwächter d’un certain Tobias Kehrer: voix immédiatement identifiable comme une future belle basse, un timbre chaleureux, une vraie présence vocale. À suivre…
Au total, et après trois jours, la conviction d’avoir assisté à une belle représentation, musicalement très au point, malgré une mise en scène  à effets (comme toujours chez Herheim) aux idées décevantes. Richesses de l’effet, pauvreté du propos: une mise en scène à paillettes qui ne dérange personne. Un chant pas toujours passionnant mais sans rien de scandaleux, et un Sachs exceptionnel, une direction de qualité (au moins en ce 24 août). Du Salzbourg des familles, à défaut d’être celui des grands jours.
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Michael Volle comme Sachs © Salzburger Festspiele /Forster

 

 

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2013: GAWAIN, de Harrison BIRTWISTLE le 15 août 2013 (Dir.mus: Ingo METZMACHER, Ms en scène Alvis HERMANIS)

L’incendie final © DPA

Cela de marche pas à tous les coups. Alexander Pereira a reconduit l’équipe qui l’an dernier avait triomphé dans Die Soldaten de Zimmermann (voir compte rendu dans ce blog) pour créer Gawain (première autrichienne), de Harrison Birtwistle, un opéra créé et plusieurs fois remanié dans les années 90.
Et cela n’a fonctionné que partiellement.
Personne n’est à “accuser” de ce demi-échec. La production est très soignée, techniquement remarquable, la direction de Ingo Metzmacher est vraiment de très haut niveau, précise, équilibrée, techniquement au-delà de tout éloge, les forces en présence, solistes, choeur (Bach Chor de Salzbourg) Orchestre (ORF Radiosymphonie Orchester) sont exceptionnels. Personne..sinon l’oeuvre elle-même, et peut-être moins sa musique (encore que…) que sa dramaturgie: cette descente dans les déceptions humaines, cette fin de l’héroïsme programmée dans un monde du “day-after”, ce monde où les mythes les plus forts disparaissent sous les strates d’une nature qui reconquiert son espace naguère envahi par les créations humaines, les créations humaines aussi vidées de leur sens. Il y a bien sûr là-dedans le souvenir de Wagner, un Wagner qui ferait un troisième acte de Parsifal sans solution avec un Parsifal qui échoue. Un Wagner de fin du monde sans espoir de vie, sans après. La musique de Wagner contient toujours en germe une respiration, un futur plus ouvert, un amour possible: dans Gawain, le héros est fatigué, le monde est passif, la musique s’étire dans une sorte d’infinitude lassée qui ne roule qu’amertume et échec.
Je cite Wagner parce qu’il est une référence, évidemment lorsqu’il est question de mythes. Wagner les revivifie, Birtwistle les enterre. Le Gawan de Parsifal, plein d’espoir, qui courait le monde  à la recherche de baumes pour Amfortas revient ici à la table du roi Arthur déçu et sans énergie car il n’a vu que trahison, collusion et corruption. Comment ne pas voir dans l’incendie final où l’écroule la Felsenreitschule (magnifique moment, techniquement phénoménal) un écho de l’écroulement du Walhalla? On passe d’un Götterdämmerung , Crépuscule des Dieux où il reste tout de même le monde des hommes, à un Crépuscule du Monde lui-même. Ce Gawain ferme le beau livre du monde, des mythes et des hommes. Alvis Hermanis plante un décor impressionnant d’un monde d’après, en s’appuyant sur les images (rappelées par la vidéo) du tsunami qui a tout emporté  en 2011 au Japon ou des maisons de Tchernobyl. L’océan qui envahit lentement les terres qui entraîne avec lui les frêles constructions et créations des hommes devient une sorte de métaphore divine. On peut noter que le tsunami et la catastrophe de Tchernobyl deviennent des références scéniques claires d’un monde perdu (voir le Götterdämmerung de Andreas Kriegenburg à Munich).
Cette nature qui se venge en envahissant tout, elle est partout. Le décor de pierre de la Felsenreitschule s’y prête, les éléments du décor de Alvis Hermanis (il signe mise en scène et décor) sont verdâtres, de la couleur de la végétation qui pousse entre les amas de voitures  côté jardin, le chevalier vert, qui déclenche l’histoire par sa visite au Roi Arthur, est recouvert de feuilles. Cette nature qui gagne le monde, c’est la défaite de l’humain, d’un humain qui a gâché ses pouvoirs et qui s’abandonne au gré des choses sans plus intervenir sur elles.
Gawain s’appuie sur l’un des romans de chevalerie (anonyme) fondateurs de la littérature anglaise, Sir Gawain and the Green Knight qui remonte au XIVème siècle. L’histoire (à laquelle le livret de David Harsent est très fidèle)   concerne l’un des chevaliers de la Table Ronde, Gawain (Gauvain) qui répond à un défi d’un chevalier arrivé au royaume du Roi Arthur, le chevalier vert. Ce chevalier tombe à la cour d’Arthur un soir de Noël et permet à tous de le décapiter avec sa hache, mais en revanche, celui qui le décapite accepte un an et un jour plus tard de subir le même sort. Gawain relève le défi, décapite le chevalier vert, qui remet en place sa tête tombée, et donne rendez-vous à Gawain un an et un jour plus tard. lorsque Gawain se met en marche vers son destin, il arrive dans le château de Bertilak de Hautdésert, qui l’invite avec insistance à séjourner chez lui. pendant qu’il est à la chasse, par trois fois son épouse cherche à séduire Gawain, dont les performances amoureuses sont connues de tous. Bertilak chaque soir demande à Gawain un don qu’il a reçu dans la journée, son épouse ayant donné, un, puis deux, puis trois baisers, Gawain les rend à Bertilak. Seulement, le troisième don (trois baisers) est accompagné de celui d’une ceinture qui va protéger Gawain de la mort, don que Gawain, qui va risquer sa tête (promesse due au chevalier vert) accepte pour rester en vie. Mais Gawain se garde de signaler ce don à Bertilak…Il se montre à la fois peu héroïque (il accepte un sortilège pour se protéger) et menteur…Or Bertilak se révèle être le chevalier vert et il lui révèle que l’épreuve subie (la séduction de son épouse) était prévue, et qu’il a résisté à tout sauf à la ceinture salvatrice. Gawain revient à la cour d’Arthur déçu, déshéroïsé, alors que la cour l’accueille comme un héros, un qualificatif qu’il refuse désormais. Il n’y pas d’héroïsme dans le monde du Day after.
La mise en scène d’Alvis Hermanis, est à la fois réaliste, d’un réalisme noir: le monde enluminé des contes médiévaux n’est plus qu’un amas de ruines et de feuilles, et s’appuie (tout comme le Parsifal de Christoph Schlingensief à Bayreuth) sur Joseph Beuys, dont le portrait géant trône au milieu de la scène et dont Gawain emprunte les traits: Schlingensief avait conçu le troisième acte de Parsifal comme un “cimetière de l’art”. Hermanis conçoit Gawain comme un cimetière du monde, donc de l’art, et l’a symbolisé par ce cimetière de voitures qui envahit l’espace côté jardin. Les personnages reprennent des oeuvres de Beuys, des photos, l’espace lui-même est inspiré par ses déclarations.

Joseph Beuys

En fait Hermanis comprend l’opéra comme une métaphore de l’oeuvre de Beuys, presque une ultérieure oeuvre posthume (Beuys est mort en 1986), en s’appuyant à la fois sur son amour des légendes celtiques et sur la conception syncrétique de l’art selon Beuys, selon lequel il n’y a pas de séparation entre art et vie, entre humanité et nature et qui pense que nous sommes tous part d’un unique organisme, lui qui fut l’un des premiers artistes penseurs de l’écologie.

Le combi © DPA

Il en résulte des moments forts, apparition du chevalier vert sur son cheval, incendie final du monde, château de Bertilak devenu l’espace des voitures enchevêtrées et notamment un vieux minibus Volkswagen “Combi” envahi par une humanité animale. Tous les humains, les femmes notamment, aussi bien la fée Morgane que Lady de Hautdesert, sont (presque) représentées comme des femmes des cavernes, échevelées et simiesques, le roi Arthur est en fauteuil à roulettes: seul Gawain-Beuys garde avec Bertilak un reste (un zeste) d’humanité finissante.

Gawain (Christopher Maltman) et Morgan le Fay (Laura Aikin) © DPA

À ce travail complexe et impressionnant correspond une dramaturgie difficile, très statique, et qui donne l’impression de s’étirer en longueur(s), notamment la seconde partie. La première en revanche (effet de nouveauté) passe assez bien, malgré une musique assez répétitive, une sorte de mélodie infinie qui n’est pas sans rappeler le travail de George Benjamin sur Written on Skin. Cette impression d’avancer sur place, qui correspond au fond au monde décrit par le livret, n’empêche pas de constater la complexité orchestrale, l’énormité du dispositif qui dépasse la fosse et s’étend sur les côtés pour placer les percussions, un travail sur l’épaisseur sur les niveaux sonores, plus que sur la mélodie. Ainsi Metzmacher, qui aime dominer ces énormes machines, et qui est familier de ces répertoires, fouille à plaisir la partition, d’une grande complexité, avec ses climax et ses contractions, comme si le même son se contractait et se dilatait sans cesse en une immense oratorio du rien.
La fin, avec un choeur remarquable (le Bach Chor de Salzbourg) dissimulé dans les coulisses, est comme un engloutissement de tous les rêves et de tous les possibles, comme si le monde s’était éteint. Metzmacher joue sur les contrastes, sur les sons les plus fins et les plus imperceptibles et sur les énormes explosions sonores. Une étrange impression de sur-place, avec un livret qui tient un peu trop de la litanie, avec ses répétitions et ses images, une impression de trou noir et en même temps une énorme machinerie musicale: le tout et le rien en une seul espace, sonore et physique.

Christopher Maltman © DPA

La distribution est au rendez-vous: Christopher Maltman en Gawain halluciné parcourant ce monde presque à reculons, ce héros hésitant qui se découvre être un homme sans rien d’héroïque compose un personnage (Beuys) totalement à part, avec une belle voix de baryton , très engagé dans le jeu, avec de très jolies couleurs: on sait que c’est un interprète hors pair (voir son Don Giovanni ici même à Salzbourg) et c’est presque une “performance” au sens plastique du terme qu’il nous offre ici, impressionnant.

John Tomlinson en Green Knight © DPA

John Tomlinson avec sa voix aux aigus fatigués est néanmoins le personnage central, un Bertilak/Chevalier vert, senti, qui fait vibrer le texte et d’une incroyable présence. Vraiment magnifique.

Les femmes…© DPA

Toutes les femmes sont aussi remarquables, Jennifer Johnson comme Lady de Hautdesert à fois présente, tendue, sans aucune séduction et pourtant séductrice, Gun-Brit Barkmin en une Guinevere qui ne fait plus rêver personne, ma préférence allant à la Fée Morgane (Morgan le Fay) interprétée par Laura Aikin, comme toujours magnifique (elle était la Marie de Die Soldaten l’an dernier).
En me relisant, je ne pense pas avoir décrit le flop qu’on signalé certains journaux allemands ou autrichiens, c’est quelquefois éprouvant pour le spectateur et exige une grande concentration, mais je trouve l’ensemble de l’entreprise remarquable, même si l’on n’est pas au niveau de réussite des Soldaten de l’an dernier. Mais Soldaten est un vrai récit, une vraie pièce de théâtre: on est avec Gawain entre l’oratorio et l’opéra, dans la musique mise en espace qui décrit une fin. Une musique du désenchantement.  Si à côté de l’héroïne, du cannabis, de la cocaïne, de l’alcool et la cigarette il y a aussi Wagner, ce Gawain de Birtwistle serait plutôt l’antidote, une musique non addictive puisque c’est la musique du dernier souffle.
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Le dispositif complet © DPA

 

 

 

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2013: PARSIFAL de Richard WAGNER le 1er AVRIL 2013 (Dir.mus: Christian THIELEMANN, Ms en scène:Michael SCHULZ)

Acte 1 ©Forster

Couronnement de ce premier Festival de Pâques “post Berliner”, cette production de Parsifal avait été pourtant programmée par Sir Simon Rattle, mal lui en a pris, et Christian Thielemann l’a reprise à son compte, mal lui en a pris aussi. Car alors que les concerts annoncent une ère future moins plate et des moments plus passionnants, cette production est une énorme déception, à bien des niveaux, à commencer par la mise en scène de Michael Schulz, prétentieuse, absconse, inutile. Quand le public paie le prix demandé par le Festival, il y a de quoi être furieux d’avoir à subir pareille punition. Si encore du point de vue musical les choses corrigeaient le tir! Mais ce n’est pas non plus le cas, malgré de bonnes intentions, et une incontestable qualité, cela passe mal: même si évidemment nous sommes à un niveau plus qu’honorable, ce Parsifal ne sera pas mémorable.
La mise en scène de Michael Schulz prétend revenir au religieux . Religieuse la présence d’un Christ dès le début (coincé dans une colonne translucide) puis de deux (celui d’avant et d’après le résurrection) au troisième acte. Religieuse la séparation de l’espace marqué par un grand rectangle central où se situe l’action, espace sacré délimité qui serait ce qu’on appelle dans l’antiquité un “téménos”.

Enchantement du Vendredi Saint ©Forster

Religieuse la présence ce que je suppose être des anges musiciens (ils pourraient être aussi des figurants d’un “Jesus Christ Superstar” quelconque) qui accompagnent Parsifal même (horribile visu!) au royaume de Klingsor.

Acte 2 ©Forster

Religieux l’espace de Klingsor, fait de statues de différents figures religieuses (une Vierge, un Bouddha, et tant de statues grecques ou romaines) avec leurs double colorés suspendus à la verticale (je pensais que ces doubles s’écrouleraient au final du deux…et cela n’a pas lieu…), blanches à l’endroit, colorées à l’envers: l’atelier du sculpteur??
Religieuse enfin la figuration de Kundry en Marie-Madeleine dès qu’elle quitte les habits (assez minables et banals) de la séductrice, elle court après le Christ (ou les Christ) en adorante éperdue.
Deux danseurs accompagnent Amfortas, un peu comme dans le Rheingold de Cassiers, mais on ne comprendra jamais (enfin, je ne comprendrai jamais…) pourquoi ils sont là ( rêves érotiques d’un roi qui aurait dû rester chaste?).
Et puis  des chevaliers vêtus en soldats de Fukushima, ou en extra terrestres, soldats d’un monde de “Day After”?…Et puis un Christ errant, rôdant autour des protagonistes à chaque moment clé, mourant à l’acte III, puis ressuscitant : un autre personnage qui le suit comme son double, vêtu d’un collant noir, qui l’enlève dès que Christ I meurt pour incarner la résurrection en Christ II adoré par Kundry.

Acte 1 Verwandlung ©Forster

Peu d’éléments spectaculaires, des Verwandlungen (transformations) bien peu transformées (colonnes de plexiglas remplies de fumées colorées au I, sorte de grille illuminée type rayons UVA au III, remplie de cadavres et entourée d’animaux sauvages) . Seule idée intéressante, le fait qu’Amfortas et Klingsor soient chantés par le même artiste, deux faces fraternelles et opposées: Wolfgang Koch, même si Amfortas a une tessiture plus grave que Klingsor… et que Koch ne soit pas aussi performant dans Amfortas que dans Klingsor.
Du point de vue de la direction d’acteurs, rien: on s’ennuie ferme, et Johan Botha, qui a une vraie voix, n’a strictement aucune, mais aucune présence, il est totalement inexistant scéniquement (la scène avec Kundry est à ce titre caricaturale). On a l’impression d’une sorte de cérémonie, mais est-elle mystique (Le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas, dit Malraux) ? religieuse? humaniste? Quant au Graal, c’est une boite que vont aller regarder (sniffer?) tour à tour tous les chevaliers pour se redonner de la force.
Les chevaliers sont extérieurs à la cérémonie, rejetés sur les côtés de l’immense plateau, le long de l’orchestre, puis face à terre autour du fameux rectangles: il faut les tergiversations d’Amfortas pour qu’ils osent le franchir.

Acte 2 Filles fleurs ©Barbara Gindl

La scène des filles fleurs est construite pour laisser apparaître des filles fleurs qui quittent leurs robes vaguement fleuries pour une tenue (tunique blanche et cuissardes blanches) de prostituées berlinoises: des hiérodoules, des prostituées sacrées en quelque sorte.
En vous jetant quelques éléments de mise en scène, j’essaie de transcrire l’impression désordonnée et peu lisible qu’elle procure.

Filles fleurs ©Barbara Gindl

Le décor (mais pas vraiment les costumes) d’Alexander Polzin est assez élégant et du moins au départ, il y a quelques jolies images, mais encore faudrait-il que tout cela soit vraiment fondé en sens: on comprend que l’idée est celle d’un théâtre grec (le grosses Festspielhaus est à vision frontale), que orchestre, espaces latéraux et plateau sont une sorte d’espace consacré, essayant d’effacer le quatrième mur, que nous sommes sensés participer à la cérémonie, mais en réalité, le spectateur reste froid et distancié, et surtout, sceptique.
Musicalement cela va évidemment mieux, ce n’est pas difficile d’ailleurs, sans aller vraiment parfaitement.
La distribution est équilibrée, mais sans aucun vrai protagoniste, sans aucune vraie référence: la comparaison avec le Parsifal de New York est à ce titre cruelle car elle montre ce que devrait être une distribution au festival de Pâques de Salzbourg, et par contrecoup ce qu’elle n’est pas, et ce que les distributions et productions ne sont plus depuis pas mal de temps. Aucun artiste ne dépare, aucun n’explose.

Stephen Milling et Johan Botha ©Forster

Stephen Milling en Gurnemanz est  correct, le timbre est beau, mais il fatigue un peu à la fin, si les graves sont beaux, les aigus sont quelquefois tirés, et la diction n’est pas toujours au rendez-vous pour mon goût. Il reste peut-être le plus à sa place, avec Michaela Schuster.

Wolfgang Koch, Amfortas ©Forster

Au contraire de Wolfgang Koch, à la diction parfaite, à la voix d’une belle couleur, au timbre velouté, mais aux graves problématiques dans Amfortas, un Amfortas peu concerné, peu engagé (il est vrai qu’avec une telle mise en scène…), et un Klingsor beaucoup plus présent, beaucoup mieux impliqué, au texte beaucoup mieux interprété (le rôle est aussi un peu plus aigu). Voilà quand même un bon Klingsor, qui fait plaisir à entendre (alors que je me plaignais hier de la rareté des Klingsor convaincants en entendant Wegner à Munich). Ce Klingsor est accompagné d’un double, un personnage nain que d’aucuns ont identifié à sa virilité perdue que Kundry va égorger à la fin de l’acte 2…(hier à Salzbourg, l’imagination était au pouvoir: mais sous les pavés, on était loin loin de la plage!)

Wolfgang Koch, Klingsor ©Forster

Titurel sans reproche de Milcho Borovinov.

Michaela Schuster ©Forster

Michaela Schuster avait ce soir des problèmes à l’aigu, très criés: les aigus de Kundry sont meurtriers. Mais malgré cela, c’est quand même de tous les protagonistes la plus dramatique, la plus concernée, la plus impliquée, la plus présente, et celle qui offre la vision la plus accomplie.
Quant à Johan Botha, la voix est là, claire, affirmée, avec une bonne diction, des aigus présents, sonnants , et donc un ensemble vocal très satisfaisant, si ce n’est que le personnage est totalement absent, des notes magnifiquement chantées, mais bien peu d’engagement, bien peu d’implication, et un comportement scénique totalement inexistant, ce qui gâche l’ensemble et en fait un Parsifal presque sans intérêt un Parsifal transparent, dans son costume un peu ridicule. Dommage.
A cette distribution aux effets contrastés répond un chœur magnifique composé des chœurs du Semperoper de Dresde et de l’Opéra de Munich (surtout les hommes, tout à fait extraordinaires) et un orchestre discutable, non par la qualité intrinsèque de l’orchestre, mais par la manière dont il est conduit par Christian Thielemann.
Christian Thielemann propose une lecture éminemment analytique de la partition. Pas une note, pas un son qui n’échappe à un traitement isolé, particulier, pas un pupitre (notamment les bois) qui n’échappe à son regard acéré, avec une conséquence immédiate: l’orchestre doit être totalement parfait parce que chaque instrument isolé peut livrer quelque défaut, et une autre conséquence pour l’auditeur, celle d’une audition un peu fragmentée, sans legato, sans chaleur, et sans solution de continuité. C’est très marquant au premier acte, moins au deuxième, plus dramatique et plus présent. Au troisième acte la direction de Thielemann m’est apparue analytique comme au premier acte, mais en même temps plus dramatique: il reste que l’engagement n’a rien à voir avec ce que faisait Nagano la veille, notamment dans le prélude ou la Verwandlungsmusik du IIIème acte, stupéfiants à l’orchestre à Munich et ici plus distanciés et plus froids, une direction sous verre et non en prise directe avec le cœur et les émotions, mais une direction hautement pensée.
Le son de l’orchestre, très clair, translucide même contraste avec ce qu’on pouvait entendre jadis dans cette salle avec les Berliner Philharmoniker (avec Abbado en 2002, la mise en scène médiocre de Peter Stein qui avait dit son désintérêt pour l’œuvre, avait aussi plombé une performance musicale d’un haut niveau, mais  la prestation d’ensemble avait été bien plus exceptionnelle à Berlin en novembre 2001 en version semi-concertante, et n’évoquons pas dans cette même salle le Parsifal enchanteur, magique, miraculeux de Karajan), mais, dans une autre direction, le son produit par la Staatskapelle Dresden et la couleur orchestrale sont souvent de très haute qualité, même si le son de Munich la veille avait quelque chose de plus spectaculaire, de plus direct, de plus “animé” au sens propre du terme.
Il reste malgré toutes ces remarques que Thielemann est évidemment un très grand chef: on peut discuter son option, mais on ne peut pas discuter la qualité du résultat, même s’il ne convainc pas. Certains critiques allemands avec qui j’échangeais à l’entracte disaient que ce type d’option convenait à Bayreuth, où la disposition de la fosse permet ensuite au son de se mettre en place et se mélanger, alors qu’à Salzbourg, l’audition est directe, et le son n’a pas l’heur de se mélanger en étant d’abord renvoyé sur la scène, puis dans la salle.
Même si ce Parsifal est ennuyeux, la responsabilité première n’en incombe pas au chef, mais à une production qui plombe d’ensemble, à une distribution qui manque peut-être d’engagement (mais là aussi, la mise en scène a peut-être sa responsabilité), et moins à un orchestre qui reste l’élément le plus convaincant de l’ensemble. Je suis persuadé qu’avec une autre mise en scène, le lien oeil/oreille aurait sans doute été autre.
Je cherche une expression qui corresponde à mon sentiment, à l’expression la plus juste possible de mon sentiment complètement paradoxal: c’est un ratage, mais un ratage sans médiocrité, non empreint d’une certaine grandeur.
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Saluts de toute la distribution le 1er avril

Saluts de l’orchestre et de tous les artistes le 1er avril

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2013: Christian THIELEMANN dirige la SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN le 29 MARS 2013 (BRAHMS: EIN DEUTSCHES REQUIEM)

Salzbourg, 29 mars 2013

Pendant que les Berliner Philharmoniker s’installent dans leurs nouveaux quartiers de printemps à Baden-Baden, la Staatskapelle de Dresde s’installe dans les siens à Salzbourg. Je continue à regretter ce départ, le festival de Pâques ayant été fondé pour les Berliner. On ne va pas indéfiniment pleurer, et il faut prendre acte de la présence de Dresde et non plus de Berlin. La Saxe au lieu du Brandebourg, et surtout un orchestre de haute tradition je dirais de haute école (Dresde) au lieu d’un orchestre internationalisé (Berlin), qui s’est profondément ouvert aux standards des grands orchestres du monde et qui peut-être (bien que je l’adorasse) a perdu de sa germanité au profit de standards plus globalisés, mais pas forcément moins séduisants d’ailleurs.
C’est bien là le caractère de la Staatskapelle, une phalange qui cultive son identité, un orchestre d’ailleurs plus “mature” que d’autres, dont les membres sont moins jeunes qu’ailleurs: tout cela se traduit par son très particulier, très rond, très plein et en même temps rien moins que massif ou compact. Ce qui frappe en effet, c’est sa clarté, c’est la manière dont on reconnaît immédiatement chaque pupitre, comme dans un labyrinthe qui nous conduirait dans chaque son, devant chaque instrument, sans que ce soit un effet de chef, mais plutôt un effet de génome.
C’est un peu aussi le caractère du Gewandhaus de Leipzig, mais sans doute moins marqué qu’à Dresde. La ville anéantie après la guerre a gardé à travers son orchestre le parfum d’avant, celui de la mémoire de celle qui était la Florence sur l’Elbe: à une semaine de distance, le War Requiem de Lucerne parlait de l’anéantissement de Coventry, trésor d’histoire, auquel a répondu celui de Dresde, autre trésor et au Requiem anglais de Britten répond ce soir le Requiem allemand de Brahms exécuté par les dresdois (même si celui-ci par la force des choses et du temps ne témoigne pas de la destruction de Dresde) . En écoutant la Staatskapelle de Dresde, comment ne pas penser à la ville, et comment ne pas faire de liens émouvants.
On a dit beaucoup de choses de Christian Thielemann, de son irrégularité, de son approche de “Kapellmeister”, ce qui n’est pas forcément un compliment dans la bouche de ceux qui le disent, de sa raideur, de ses gestes imprécis etc…etc…Moi-même, j’en prends ma part, et je ne compte pas ce chef parmi mes favoris. J’ai aimé le Thielemann jeune, qui dirigeait à Bologne ou Genève, j’ai peu apprécié le Thielemann munichois, celui de Bayreuth ces dernières années (alors que son Tannhäuser de 2005 était sublime). J’étais donc très curieux cette année d’écouter avec attention la relation qu’il a commencé de tisser avec la phalange saxonne.
Le Deutsches Requiem de Brahms ne reprend pas la liturgie de la Messe des morts, comme les autres grands Requiem, Brahms avait une religiosité très personnelle et a voulu composer une œuvre (suite à la mort de Robert Schumann et sans doute de sa mère, bien qu’il ne l’ait jamais confirmé) non liturgique, mais humaniste, en puisant dans les Saintes Écritures. La genèse en est assez longue, et une première partie fut créée à Vienne avec un succès moyen, l’œuvre complétée  fut créée le Vendredi Saint à Brême le 10 avril 1868, mais Brahms ajouta la 5ème partie (intervention du soprano), pour créer la version que nous connaissons  le 18 février 1869 au Gewandhaus de Leipzig avec l’orchestre homonyme.
C’est une œuvre essentiellement chorale, avec seulement trois interventions des solistes (un baryton, un soprano) au n°3 , n°5, n°6
J’ai entendu pour la dernière fois Ein deutsches Requiem à Lucerne, avec l’orchestre de la radio Bavaroise et Mariss Jansons, une interprétation moins spirituelle que terrienne, au rythme rapide, et pour tout dire légèrement en dessous de l’attendu. Ma référence est Abbado, aérien, dans un ciel nuageux d’une légèreté séraphique.
Thielemann commence plutôt assez rapidement, avec un son surprenant, tellement clair, tellement déconstruit, avec chaque notule qui arrive aux oreilles, qu’on est un peu sur la réserve au départ: rien de mystique dans ce morceau n°1 [Selig sind, die da Leid tragen] , rien de religieux, rien de spirituel. C’est parfait, et c’est vide. On n’arrive pas à découvrir les intentions, on ne ressent rien, ni aucune élévation.
Dès le n°2 [Denn alles Fleisch es ist wie Gras], les choses changent. L’ambiance devient plus recueillie, le chœur sublime, l’orchestre, pourtant assez net, ne le couvre jamais, avec une attention soutenue du chef sur chaque instrument, et la musique gagne en rythme (grâce notamment à un exceptionnel timbalier qui scande l’ensemble de manière sourde), en expansion, en grandeur, prend incontestablement plus de sens. Bois magnifiques, cuivres sans reproche. L’orchestre dans tous ses pupitres ensemble est vraiment grandiose: même si pris individuellement ils ne sont pas aussi exceptionnels que dans d’autres phalanges, ils jouent ensemble, et font ensemble de la musique et non des notes.
Michael Volle, le baryton, rend le n°3 sublime [Herr, lehre  doch mich]. La voix est d’une douceur et d’une suavité rares, la diction exceptionnelle, la science de la projection est un modèle, cela produit une forte émotion.
Il faut aussi s’arrêter au n°5 [Ihr habt nun Traurigkeit] sur le soprano, moins connu, Christiane Karg, membre de la troupe de l’Opéra de Francfort et appelée de plus en plus à participer à des concerts (avec Thielemann, Jansons, Harding, Nezet-Séguin. Une voix très ronde, très bien posée, techniquement impeccable. J’ai entendu dans cette voix pour l’instant plutôt habituée au baroque (Aricie, Poppea) mais aussi à Norina ou Musetta, un vrai soprano lyrique qu’on sent près à d’autres défis (j’ai entendu dans cette voix une future Marschallin). Un timbre riche, coloré qui m’a séduit tout particulièrement.
Le n°6 permet au chœur de faire entendre sa qualité exceptionnelle (c’était aussi lui la semaine dernière à Lucerne dans le War Requiem), un explosion de sons, de couleurs et une diction prodigieuse. S’il y a quelque chose d’inoubliable dans ce concert, c’est d’abord la prestation puissante, profondément engagée, mais aussi subtile et précise du chœur, qu’on sait être l’un des meilleurs et des plus demandés aujourd’hui.
Le n°7 [Selig sind die Toten] qui fait écho au n°1 me semble plus profond, plus fortement engagé, et Thielemann (qui dirige sans baguette) très attentif au chœur qu’il suit pas à pas, donne à ce mouvement final une vraie spiritualité (les sopranos du chœur sont époustouflants).
L’auditeur est quasiment amené sans effort aucun à pénétrer cet univers, à entrer dans le souffle spirituel qui peu à peu à envahi l’espace. Il en résulte un concert grandiose, qui peut-être a pris peu à peu ses marques et son rythme, après un début qui de l’avis de tous était un peu extérieur et qui s’est très vite installé sur les ailes des anges. Cette interprétation ne détrône pas ma préférée en concert (Abbado, effleurant les cieux), mais ce fut tout de même un très grand moment de musique, qui légitime pleinement la présence de ce merveilleux orchestre au festival de Pâques: la succession est assurée.
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SALZBURGER FESTSPIELE 2013: LE PROGRAMME EST SORTI – SANS TOUT A FAIT CONVAINCRE

Et voilà, le programme de Salzbourg 2013 est paru.
Vous pouvez le consulter sur le site du festival assez bien fait. Je vais essayer d’en tirer la substantifique moelle, et voir ce qui justifie le voyage et la dépense.

Alexander Pereira

On voit bien la ligne que veut imprimer Alexander Pereira, qui est assez proche de la politique qu’il menait à Zürich, et si l’on veut chercher la nouveauté ou l’originalité c’est plus du côté de l’offre théâtrale que de l’offre musicale qu’il faudrait chercher.
Du point de  vue musical, les concerts sont comme d’habitude un coffre aux merveilles, avec cette année une marque forte pour Mahler , et aussi au chef Gustavo Dudamel, qui apparaît plusieurs fois (trois concerts Mahler , la VIII , la VII, la III avec la  Simón Bolívar Symphony Orchestra of Venezuela), pour El Sistema  vénézuelien dont le fondateur José Antonio Abreu a pensé que l’orchestre était peut-être autant sinon plus que le foot capable d’instiller des valeurs morales et sociales fortes aux enfants des zones défavorisées. Le résultat, ce sont des centaines de milliers de jeunes impliqués dans des centaines d’orchestres au Venezuela. Les expériences qui sont tentées ailleurs sur ce modèle (par exemple à Moncton, Nouveau Brunswick, au Canada) montre l’incroyable prise que le travail d’orchestre a sur les jeunes qui apprennent le solfège en jouant l’instrument et le succès grandissant auprès des familles et des enfants. Outre la Simón Bolívar on entendra aussi (avec Sir Simon Rattle) la Orquesta Sinfónica Nacional Infantil de Venezuela et d’autres formations issues du Sistema comme le  Simón Bolívar String Quartet ou le Youth Orchestra of Caracas, le Venezuelan Brass Ensemble ou le Teresa Carreño Youth Orchestra of Venezuela dirigé par l’assistant d’Abbado, Diego Matheuz, devenu principal chef principal de la Fenice de Venise et du Melbourne Symphony Orchestra.
Notons l’ensemble des autres concerts Mahler, à commencer par  la Symphonie n°2 dirigée par Mariss Jansons avec le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks, les 3 et 4 août, le Symphonie n°6 par Michael Gielen et le SWR Sinfonieorchester Baden-Baden  und Freiburg, le 6 août,  le 12 août la Symphonie n°4 par le jeune Cornelius Meister, dont on dit beaucoup de bien et l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien, la Symphonie n°5 dirigée par Zubin Mehta et les Wiener Philharmoniker  le 21 août, la symphonie n°9 dirigée par Riccardo Chailly et le Gewandhaus de Leipzig, le 31 août. Quant à la Symphonie n°1 (“Titan”), elle sera dirigée par Sir Simon Rattle à la tête de la Orquesta Sinfónica Nacional Infantil de Venezuela les 10 et 11 août.
Dans les concerts qui vont attirer du monde, un Requiem de Verdi dirigé par Riccardo Muti avec les Wiener Philarmoniker (Stoyanova, Garanca, Beczala, Belosselskyi) et un cycle Haydn bien attirant dirigé par Nikolaus Harnoncourt (Les Saisons, avec les Wiener Philharmoniker) les 27 et 28 juillet, La Création, avec le Concentus Musicus Wien le 19 juillet, et le Retour de Tobie, avec l’Orchestra La Scintilla der Oper Zürich le 19 août).
En dehors des orchestres cités, qui donnent aussi souvent un second programme d’autres phalanges  feront escale à Salzbourg, comme le NHK Symphony Orchestra (Charles Dutoit), le West-Eastern Divan Orchestra (Barenboim), les Berliner Philharmoniker (Sir Simon Rattle) et le GMJO-Gustav Mahler Jugendorchester (Philippe Jordan).
Dans les Liederabende, je retiens naturellement Christian Gerhaher dans Schumann le 8 août, Michael Schade dans Schubert le 24 août et Juan Diego Florez dans un programme tout italien (Donizetti Rossini Verdi) le 29 août.

En ce qui concerne les opéras,  l’abondance des anniversaires force à choisir entre des représentations scéniques et des représentations de concert et permet de faire quelques affaires en programmant plusieurs concerts d’un même opéra.
Comme Salzbourg est aussi la ville de Mozart, comment envisager une programmation sans Mozart: il y en aura deux en version scénique, à la Haus für Mozart
– le rare Lucio Silla, reprise de la production 2013 des Mozart Wochen, dirigée par Marc Minkowski avec les Musiciens du Louvre, dans une mise en scène de Marshall Pynkoski, avec Rolando Villazon, Olga Peretyatko, et Marianne Crebassa qui a eu tant de succès en 2012 dans Tamerlano.
– le plus fréquent Così fan tutte dirigé par Franz Welser-Möst, dans une mise en scène de Sven Eric Bechtholf, le directeur de la section théâtre, qui ne devrait pas trop écheveler le public, avec une distribution sans surprise (Luca Pisaroni, Gerard Finley), sauf la Dorabella de Marie-Claude Chappuis. Pereira aurait pu faire un effort…
Et deux opéras en version réduite à 70 minutes pour enfants
– Die Entführung aus dem Serail
– Die Zauberflöte
Deux opéras de Verdi sont présentés en version scénique, avec les Wiener Philharmoniker, un à la Haus für Mozart
Falstaff, direction Zubin Mehta, mise en scène Damiano Michieletto, avec Ambrogio Maestri, Fiorenza Cedolins (Alice), Elisabeth Kulman (Mrs Quickly) et Javier Camarena en Fenton. Une distribution assez classique et attendue avec une direction qui devrait être intéressante vu que Zubin Mehta est dans une belle période. Vaut d’abord pour la direction musicale.
Et un au Grosses Festspielhaus
Don Carlo, version en 5 actes et en italien,  direction Antonio Pappano, mise en scène Peter Stein avec Jonas Kaufmann, Anja Harteros, Matti Salminen, Thomas Hampson, Ekaterina Semenchuk. Une belle distribution, qui n’atteint pas pour moi les sommets de Londres et Munich. C’est le troisième grand Don Carlo de l’année, après Munich et Londres. et je crois qu’on aura intérêt à aller à Londres si on aime Pappano, et à Munich si on aime Mehta, car la distribution est la même à Londres et Munich (sauf Eboli, Sonia Ganassi à Munich et Christine Rice à Londres) et je ne pense pas que la mise en scène de Peter Stein, assez peu inspiré ces dernières années, nous apprenne quoi que ce soit, même si les Wiener Philharmoniker sont un plus dont on doit tenir compte.
Deux opéras de Verdi en version de concert pour compléter:
Giovanna d’Arco, à la fois intéressant parce que rare, et aussi parce que la pièce de Schiller sur laquelle le livret de Temistocle Solera s’appuie Die Jungfrau von Orléans, est programmée à la même période par le Festival au Landestheater dans une mise en scène de Michael Thalheimer avec la troupe du Deutsches Theater Berlin et avec Kathleen Morgeneyer dans le rôle de Johanna. L’opéra, dirigé par Paolo Carignani, sera joué trois fois, avec Anna Netrebko, Fabio Sartori et Placido Domingo et l’orchestre de la Radio de Munich (München Rundfunkorchester). Pereira a fait ses comptes: avec Domingo et Netrebko, inutile d’avoir un chef de prestige, le public viendra attiré comme les mouches sur le miel. Il a donc pris un chef très respectable de répertoire.
Nabucco, dirigé par Riccardo Muti et les complexes de l’Opéra de Rome (qui le présente dans la saison)  et avec Zeljko Lucic, Tatjana Serjan, et Dmitry Belosselskyi. Là le calcul est inverse et mise tout sur Riccardo Muti, vu que la distribution ne remuera pas les foules a priori. Je ne pense pas qu’on en apprendra beaucoup sur l’œuvre tant de fois dirigée par Muti, et l’opéra de Rome n’est pas celui d’antan, mais on entendra le fameux chœur qui a fait pleurer tant de spectateurs (et de choristes) il y a quelques années à l’Opéra de Rome.

C’est au tour de Wagner, représenté au festival par une seule réalisation scénique:
Die Meistersinger von Nürnberg, mise en scène Stefan Herheim, avec Daniele Gatti (spectacle en coproduction avec l’Opéra de Paris qui ainsi découvrira Stefan Herheim: il est temps) pour 6 représentations. La distribution  comprend comme à Zürich en 2011 et avec le même chef, Michael Volle en Hans Sachs,  Roberto Saccà en Walther, et Peter Sonn en David, s’y ajoutent Georg Zeppenfeld en Pogner, Anna Gabler en Eva et Markus Werba en Beckmesser. On ne rate pas une représentation de Meistersinger, notamment avec les Wiener Philharmoniker, celle-là aura musicalement un petit parfum de déjà vu, même si Daniele Gatti est un excellent wagnérien et qu’on aura plaisir à l’écouter encore.
A cette production s’ajoute une version de concert de Rienzi, der letzte der Tribunen, on espère en version complète , pour deux soirées dans une excellente distribution (Christopher Ventris, Emily Magee, Georg Zeppenfeld, Sophie Koch, Martin Gantner) dirigée par Philippe Jordan (aura-t-il l’inspiration de faire vibrer cette musique?) à la tête, et c’est une excellente idée, du Gustav Mahler Jugendorchester.
A part Mozart, Verdi et Wagner, trois autres titres dont deux productions scéniques qui promettent d’être passionnantes:
Gawain, de Harrison Birtwistle, à la Felsenreitschule, avec l’équipe qui a fait triompher Die Soldaten en 2012, Ingo Metzmacher à la tête de l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien dans une mise en scène d’ Alvis Hermanis, avec notamment Christopher Maltman, Laura Aikin, John Tomlinson: on y courra évidemment, par curiosité, et grâce à l’excellence de la distribution.
Norma de Vincenzo Bellini (production du Festival de Pentecôte) dirigée par Giovanni Antonini, mise en scène par Patrice Caurier et Moshe Leiser, avec Cecilia Bartoli et John Osborn, Rebeca Olvera et Michel Pertusi. Au moment de cette reprise (fin août) tout aura été dit par la critique en mai-juin, mais la version “archéologique” avec orchestre baroque (Orchestra La Scintilla de l’Opéra de Zürich) dans l’espace plus réduit de la Haus für Mozart ne manquera pas de susciter des discussions infinies, car Norma est encore un opéra quasi intouchable depuis Callas et Caballé. Bartoli ose, et c’est tant mieux.
Enfin, comme à la Deutsche Oper Berlin qui ose, elle, reprendre la version scénique (de Christoph Schlingensief), en version de concert sera présenté l’opéra de Walter Braunfels, Jeanne d’Arc, Szenen aus dem Leben der Heiligen Johanna, sans doute à cause de l’ambiance créée par le drame de Schiller et l’opéra de Verdi (il ne manque plus que Jeanne au bûcher d’Arthur Honegger), dirigé par Manfred Honeck à la tête de l’ORF Radio-Symphonieorchester Wien avec une belle distribution, Juliane Banse, Pavol Breslik, Brian Himel.
Voilà les nouveautés de Salzbourg. A vrai dire, je ne suis pas si enthousiaste même si il y a des spectacles qui peuvent exciter la curiosité. Je trouve les distributions plutôt habituelles, je trouve que Pereira ne se détache pas de sa longue période  zurichoise, et je trouve certains choix de chefs sans grande imagination (Carignani pour Giovanna d’Arco): au total, je choisis seulement Gawain pour la découverte, Meistersinger, pour Herheim, mon metteur en scène favori, Norma, pour Bartoli et pour l’audace, avec la 2ème de Mahler par Mariss Jansons pour l’éternité.

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2012: DIE SOLDATEN, de Bernd Alois ZIMMERMANN, le 26 août 2012 (Dir.mus: Ingo METZMACHER, Ms en scène: Alvis HERMANIS)

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

Pendant des années, la presse a demandé aux managers des opéras en France de programmer “Die Soldaten” de Bernd Aloïs Zimmermann, un opéra “total” datant de 1964 et comptant parmi les grands chefs d’œuvre du XXème siècle. L’opéra de Lyon (production de Ken Russell en 1983), puis celui du Rhin (prod. de Harry Kupfer en 1988) précèdent la production parisienne (qui reprend Harry Kupfer) de 1994. Voilà une œuvre qui nécessite des masses musicales impressionnantes et qui de ce fait ne peut être fréquemment montée, malgré sa flatteuse réputation.
C’est une création au Festival de Salzbourg (comme Bohème!), en coproduction avec le Teatro alla Scala de Milan qui est proposée dans le cadre très fort de la Felsenreitschule, avec les Wiener Philharmoniker dirigés par Ingo Metzmacher, bien connu pour son goût pour les œuvres du XXème siècle; lisez son livre passionnant “Keine Angst für neuen Tönen!” N’ayez pas peur des nouveaux sons) pour les germanophones seulement car ce livre n’est pas traduit en français (merci à l’intelligence des éditeurs français!). Alexander Pereira, le directeur du festival, a choisi le grand metteur en scène letton Alvis Hermanis pour mettre en scène cette production. Les spectateurs parisiens ont pu découvrir l’univers de cet artiste au théâtre de Chaillot en 2011.  Alvis Hermanis, c’est celui qui en quelque sorte porte sur le théâtre la mémoire collective et le sens de l’Histoire que le drame terrible, d’un pessimisme déchirant, de Jakob Michael Reinhold Lenz (1776) porte en lui. C’est une tragicomédie située à Armentières, ville de garnison en Flandres, et qui raconte en quatre “moments” l’histoire de la déchéance de Marie, jeune fille bourgeoise promise au marchand de drap Stolzius, qui s’éprend du soldat aristocrate Desportes, mue par le prestige de l’aristocratie et de l’uniforme, qui en est ensuite abandonnée, et qui tombe dans une déchéance telle qu’elle n’en est même pas reconnue par son père. Pour se venger, Stolzius empoisonne Desportes avant de s’empoisonner. Pas de vraie linéarité, les scènes se succèdent ou se superposent, mais la musique strictement dodécaphonique emprunte les formes les plus classiques, comme par exemple dans Wozzeck. “Ce qui me passionnait, écrit Zimmermann, c’était la manière dont ces personnages de 1776 se trouvaient pris dans un réseau de contraintes qui les menaient inéluctablement, plus innocents pourtant que coupables, à la violence, au meurtre, au suicide et, finalement, à l’anéantissement total. Mon opéra ne raconte pas une histoire, il expose une situation dont l’origine se trouve dans le futur et qui menace le passé.
Büchner, qui a écrit une nouvelle “Lenz”, sur le destin du dramaturge à la psyché fragile, s’est inspiré de cet univers pour son Woyzeck.
On reste frappé,  frappé dès le départ par le dispositif impressionnant réuni dans le Manège des rochers. Les musiciens sont partout, dans la fosse (plus un trou, plus un espace) et sur les côtés, voire dans les coursives qui dissimulent les projecteurs, on est impressionné par la réunion de tous les instruments à percussions, timbales, crotales, gongs, glockenspiel, bongos, celesta, tamtams, maracas, piano, clavecin, vibraphone, cymbales, tambours, et d’autres à l’infini qui entourent un décor constitué d’une galerie-verrière qui embrasse toute la largeur du lieu (une quarantaine de mètres) laissant voir le premier niveau des galeries creusées dans la pierre, et des chevaux qui inlassablement tournent emmenés par leurs lads. Derrière ces verrières, des ombres, des soldats qui regardent l’action comme derrière une vitrine, mais quelquefois aussi des rideaux qui tombent sur lesquels sont projetées des images d’une pornographie souriante du début du siècle.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

Le proscenium laisse très peu de place pour les mouvements scéniques, étirés tout en largeur, délimitant des espaces divers, taverne, chambre à coucher, tas de paille pour nourrir les chevaux, salon bourgeois ou aristocratique, espaces interchangeables, car on le sait, Zimmermann a joué sur les superpositions, sur la rupture des trois unités, que Jakob Lenz l’auteur de la pièce d’origine refusait résolument. Pour Zimmermann, on le sait, l’opéra est une œuvre d’art totale (injouable, disait Sawallisch) qui doit donc réunir tous les arts (il y a aussi des projections de films prévues par le livret), ce qui peut essayer de rendre compte de cette complexité.
Alvis Hermanis, qui signe mise en scène et décor, a réussi à combiner l’espace particulier de la Felsenreitschule, en faisant de son décor l’entrée du manège (au centre, un fronton avec trois têtes de chevaux et l’inscription gravée “Felsenreitschule”) et instituant une relation logique entre la nature du lieu et l’œuvre. En situant l’action pendant la première guerre mondiale, il l’inscrit dans une époque avec laquelle nous entretenons une distance historique, mais encore suffisamment proche dans la mémoire pour permettre et faciliter l’identification. S’ il avait gardé la distance historique réelle (XVIIème ou XVIIIème), il n’est pas sûr que cette identification eût pu fonctionner. La première guerre mondiale est en quelque sorte par son horreur la mère de toutes les guerres. De ce travail d’une rare intelligence et d’une force peu commune, je me concentrerai sur trois images
– une cabine vitrée, que dès l’ouverture, des comparses font rouler et tourner, qui est en fait le lieu des prostituées, des filles à soldats, une sorte de BMC (Bordel militaire de campagne), la fille dans la “vitrine” excite les soldats qui se collent lascivement aux vitres.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

C’est là-dedans que finira Marie.
– Un tas de foin, dans lequel Marie et Desportes se noieront de plaisir, lieu du plaisir où les corps se mêlent dans un mouvement presque rituel,  lieu investi par Marie, qui y entraîne son père au quatrième acte. Le foin, nourriture des chevaux, est métaphore du plaisir, de la déchéance (scène hallucinante où Marie assise sur son lit gigogne le tire de son ventre comme une sorte d’accouchement effrayant)

La verrière© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

– La verrière, que nous voyons “de l’intérieur”, et qui pour les soldats de l’autre côté (vers les chevaux) est une vitrine pour voyeurs. Les soldats agglutinés regardent onanistiquement la naïve Marie devenue à son insu objet de désir: scène d’une force inouïe où toute la misère sexuelle de ce monde d’hommes est jetée au visage du spectateur.
L’image initiale, qui explose en qui même temps que l’ouverture, est en quelque sorte un concentré des lieux et des activités, que nous allons peu à peu identifier et découvrir par la suite.
Ce travail sur la misère, la violence et les rapports de force, sur les rapports hommes/femmes dévoyés par la guerre, sur la nature du “repos du guerrier” est une fresque qu’on n’oubliera pas de sitôt. Pour son premier opéra, Alvis Hermanis a signé là un coup de maître.
Coup de maître aussi la direction musicale de Ingo Metzmacher, qui domine l’ensemble impressionnant des musiciens: un regard sur la fosse écrasée par le nombre d’instrumentistes, et pourtant, il joue bien sûr sur les masses, sur les différenciations sonores, arrivant, grâce à un Philharmonique de Vienne en état de grâce, à isoler les sons, et à faire que cette masse immense ne soit jamais cacophonique (sauf au début, mais c’est voulu), on entend chaque son, les cordes à peine effleurées, les harpes, le clavecin et une guitare bouleversante dans les  troisième et quatrième actes. Un travail qui allie énergie et subtilité, sens dramatique et même lyrisme: le crescendo des tambours dans la scène finale est à peu près insupportable de tension. Un travail exemplaire, un coup de Maître là aussi!
La mise en scène d’Alvis Hermanis écrase volontairement les personnalités; seules, les femmes émergent, les jeunes femmes et notamment les deux sœurs, Marie (hallucinante, extraordinaire, bouleversante Laura Aikin, qui réussit à dominer la masse orchestrale de sa voix) et chaleureuse Charlotte de Tanja Ariane Baumgartner, et ce défilé de figures de mères, si fortes en scène, si présentes, mère de Stolzius (somptueuse Renée Morloc), mère de Wesener (Magnifique Cornelia Kallisch), mère du jeune comte (impressionnante Gabriella Benackova, une revenante, avec sa voix dévastée et ses aigus encore triomphants qui va si bien avec la musique) qui successivement scandent le malheur qui se met en place.
Le dispositif, l’énormité du lieu, l’anonymat voulu des uniformes fait qu’on distingue mal qui est qui, qui est officier et qui simple soldat, et qu’il est difficile pour le spectateur d’identifier les hommes: effet voulu par la mise en scène qui ainsi envisage “les Soldats” dans une sorte de globalité. Ainsi de Stolzius bien identifié au départ, fondu dans la masse dès qu’il devient soldat. On ne peut que citer pour les louer Tomasz Konieczny, Stolzius, belle voix de baryton, bien dominée, impeccable techniquement avec des variations de couleur et sa manière si particulière d’atténuer les sons, Wolfgang Ablinger Sperrhacke, Pirzel impressionnant et si fortement caractérisé, Mathias Klink en jeune comte dévoyé, Daniel Brenna, un Desportes puissant qui cependant au quatrième acte est écrasé par la difficulté des aigus, Boaz Daniel (le Posa du dernier Don Carlo munichois), bel Eisenhardt

Alfred Muff (Wesener) et Laura Aikin(Marie) © Ruth Walz/Salzburger Festspiele

et surtout le bouleversant Alfred Muff encore impressionnant vocalement, dans le rôle de Wesener.
Les détracteurs de ce type de musique affirment qu’elle casse les voix: or, l’écriture de Zimmermann reste très attentive aux voix, et même au “bel canto”. Il faut pour cette écriture des voix qui sachent chanter, c’est à dire sachent aussi s’imposer par la couleur, et la maîtrise technique. Dès qu’on se concentre sur un personnage, on remarque cette exigence de la partition, qui demande vraiment des chanteurs de très haut niveau, et la distribution réunie, impressionnante par le nombre  répond globalement présent et se révèle magnifique.
Au bout des deux heures trente ou quarante de spectacle, on sort assommé, “di stucco” diraient nos amis italiens. C’est un choc immense que cette rencontre avec une musique écrasante et en même temps si claire, si prenante, qui se mélange avec un univers scénique qui a su si bien l’illustrer.

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

La scène de funambulisme de Marie, à laquelle succèdent ses pas hésitants sur les bottes de foin,

© Ruth Walz/Salzburger Festspiele

les dernières minutes avec Marie au sommet du fronton, au milieu des trois têtes de chevaux, entamant une sorte de danse bacchique resteront dans ma mémoire.
On se demande comment le dispositif conçu va s’adapter au Teatro alla Scala, coproducteur,  qui ne répond pas du tout aux exigences de cet immense espace. A moins que le spectacle ait lieu à Milan dans un lieu ad hoc, je suis curieux de voir comment les choses se passeront, mais ce sera en tous cas l’occasion de revoir ce merveilleux travail.
Une réussite à tous les niveaux, un des plus grands spectacles qu’il m’ait été donné de voir.
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SALZBURGER FESTSPIELE 2012: GIULIO CESARE IN EGITTO de G.F.HAENDEL le 25 août 2012 avec Cecilia BARTOLI (Dir.mus: Giuseppe ANTONINI, Ms en scène: Patrice CAURIER et Moshe LEISER)

© Hans Jörg Michel-Salzburger Festspiele

J’ai découvert Cecilia Bartoli lors d’une émission de RAI1, “Fantastico”, une émission culte du samedi soir  présentée par le Michel Drucker/Guy Lux italien, Pippo Baudo, alors époux de Katia Ricciarelli: résidant alors à Milan, j’écoutais la TV italienne avec avidité.
Pour mieux apprendre une langue, et surtout, plus vite, vive la TV!
J’avais été frappé par sa technique et surtout sa personnalité et son aisance, si jeune.
Je trouve que Cecilia Bartoli est injustement frappée d’ostracisme en Italie; comme Antonacci, l’essentiel de sa carrière se déroule aujourd’hui à l’étranger. Ceux qui détestent Bartoli considèrent que la voix est petite, et que sa fameuse technique de vocalises la rapproche d’une volaille en rut (sic) comme on m’a dit un jour. Bartoli qui connaît évidemment ses limites, a conduit sa carrière en choisissant de travailler au disque et de choisir des salles aux dimensions très raisonnables qui permettent à sa voix de passer, comme Zürich. Elle a été régulièrement présente aussi à Salzbourg, et le mandat actuel d’Alessandro Pereira qui l’accueillait à Zürich a favorisé son intronisation comme directrice artistique du Festival de Salzbourg-Pentecôte,  succédant à Riccardo Muti qui l’avait dédié à l’opéra napolitain du XVIIIème.
Sa carrière, elle la doit donc aussi à la fortune des disques “thématiques” ( qui explorent le répertoire baroque) avec son complice Giovanni Antonini à la tête du Giardino Armonico, ou les Musiciens du Louvre de Marc Minkowski, ou l’Orchestra La Scintilla dirigée par Adam Fischer ou Alessandro De Marchi: Opera proibita (L’opéra interdit), Sacrificium, Sospiri, sont des programmes construits autour de ses enregistrements, ou des enregistrements originaux d’arias du répertoire baroque le plus acrobatique. Au disque, point de problème de volume, réglé par les ingénieurs du son (de DECCA, en l’occurrence)
L’an prochain, elle prendre un risque calculé à Salzbourg à la Pentecôte 2013, dont le thème est “OPFER” (victime), en proposant Norma, dans une nouvelle édition critico-philologique de Riccardo Minasi et Maurizio Biondi, avec un orchestre d’instruments anciens attaché à l’opéra de Zürich, l’orchestra la Scintilla, et le chef Giovanni Antonini, les metteurs en scène Patrice Caurier et Moshe Leiser dans l’espace raisonnable pour Bartoli de la Haus für Mozart. Dans une oeuvre que peu de chanteuses et peu de théâtres osent aujourd’hui aborder, nul doute que les juges de paix vont s’en donner à coeur joie: attention, chers amis de la Grisi, vous allez avoir du travail.
Dans le même espace cette année, elle a proposé pour sa première saison Giulio Cesare in Egitto de Haendel (1723), avec la même équipe (Giovanni Antonini, Patrice Caurier et Moshe Leiser) mais avec le Giardino Armonico, puisque son Festival de Pentecôte avait pour thème Cléopâtre. Ce fut un grand succès de presse et de public. Il est vrai que la distribution est impressionnante (Andreas Scholl, Philippe Jaroussky, Jochen Kowalsky, Cecilia Bartoli). C’est ce spectacle qui est repris comme dernière production  du Festival d’été dans une durée très wagnérienne de 5h.
On est bluffé, carrément bluffé à la fin de ces cinq heures par l’incroyable, l’inaccessible qualité musicale de l’ensemble de la représentation. Orchestre comme plateau clouent le public (enfin celui qui n’est pas bruyamment parti) sur place, tant les émotions et les surprises abondent, et tant les qualités techniques inouïes se déploient. On est un peu moins sensible au parti-pris de la mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser, dans des décors de Christian Fenouillat, qui hésite entre ironie à la Astérix et réalités violentes d’une guerre moyen-orientale dirigée par les stratèges de l’UE et qui n’arrivent pas à tenir la distance. Commençons donc par la mise en scène, en soulignant combien il est difficile de choisir un angle d’attaque pour des œuvres où les ressorts dramaturgiques ne sont pas toujours au rendez-vous. On a constaté aussi l’échec de Pelly aussi à l’Opéra Garnier. Les metteurs en scène s’en sortent par l’ironie, comme celle, bien réussie de Nicolas Hytner à l’Opéra de Paris en 1997, et par la mise à distance. Le choix de Patrice Caurier et Moshe Leiser est de placer l’œuvre dans une sorte d’imagerie. La présence des crocodiles par exemple est une référence à Asterix et Cléopâtre (vous vous souvenez sans doute que la menace essentielle de Cléopâtre consiste à jeter les ennemis aux crocodiles) et l’atmosphère voulue est clairement celle de la bande dessinée (et non de jouets d’enfants  comme je l’ai lu dans la presse allemande), mais une bande dessinée qui s’en tirerait mal avec les émotions réelles distillées par le livret:

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

le traitement du personnage de Cornelia en souffre, qui doit à la fin de son merveilleux air “priva son d’ogni conforto” mettre sa tête dans la gueule en mousse du crocodile qui orne l’avant scène, provoquant les rires du public. Un public d’ailleurs insupportable. Cela commence par l’arrivée au dernier moment d’un groupe (un car?) de spectateurs enstuqués qui s’installent bruyamment aux premiers rangs, puis dont des membres, au bout de 20 minutes, découvrant sans doute avec horreur l’œuvre pour laquelle ils avaient déboursé des centaines d’Euros, sortent en dérangeant tout un rang puis remontent toute la salle avec des talons hypersurélevés et bruyants, d’autres sortent à intervalles réguliers, sans doute assommés. Les cinq heures de musique fatiguent nos mélomanes amateurs d’un jour (d’une heure?). L’ironie n’est peut-être pas sur scène, elle est dans la salle avec ces gens qui n’ont rien à y faire.
Revenons donc au travail de Patrice Caurier et Moshe Leiser. Cette hésitation entre franche ironie et réelle émotion se lit dans le déroulement même du spectacle:

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

le premier acte est le plus achevé des trois, qui place l’action dans un Moyen Orient en guerre: puits de pétrole, soldats en treillis qui dansent la guerre (chorégraphie bien fade de Beate Pollack), Giulio Cesare en hiérarque de l’Union Européenne(!) qui arrive en limousine, qui fait signer un contrat pétrolier au roi Tolomeo, pose en une seconde pour la photo et s’engouffre à nouveau dans sa limo. L’Union Européenne renvoie à l’image de l’ami américain en Irak, et Tolomeo a des faux airs de Khadafi. En bref, le cadre est posé, pas très sympathique pour les Européens venus sauver le monde (le livret le dit pour Giulio Cesare) et pas plus sympathique pour les égyptiens qui représentent un univers de trahisons, de viols, de turpitudes variées, mais sauvé par la bande dessinée qui peut parce qu’elle est bande dessinée, véhiculer les clichés les plus éculés possibles. Comme je l’ai écrit, la plus grande difficulté est d’insérer dans ce contexte les deux personnages les plus “nobles” de l’opéra, Cornelia (impériale Anne Sofie von Otter) en veuve éplorée de Pompée lâchement assassiné et son fils Sextus (ahurissant Philippe Jaroussky), en culotte courte et quasiment asexué, qui se proposera au sacrifice au nom de la vengeance, un sacrifice que sa mère préparera en le ceignant d’une ceinture de bombes, comme les bombes humaines d’aujourd’hui. On va passer de la caricature (premier acte) au drame, où tous les personnages frôlent la mort (deuxième moitié du deuxième acte/première moitié du troisième). Quelques moments réussis comme le spectacle préparé par Cléopâtre pour César, au début du deuxième acte,

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

que César regarde avec des lunettes 3D, où Cecilia Bartoli en meneuse de revue avec son truc en plumes, finit par enfourcher une fusée bien phallique qui l’emmène au (septième?) ciel. D’autres moins comme ce final doux amer où tous les membres de la distribution (y compris les morts, revenus pour l’occasion) chantent l’ensemble final, avec cotillons et champagne, puis disparaissent dans les dessous, pendant que la scène est envahie par des soldats, et que l’arrière scène s’ouvre sur la rue, laissant voir le véhicule militaire d’un envahisseur: le dernier mot pour la guerre et la soldatesque.
On peut estimer juste la tentative d’actualisation et le choix de Cecilia Bartoli, directrice artistique du Festival de Pentecôte, de rompre avec les spectacles proposés par Muti les années précédentes (reconstitutions pseudo historiques sans grand intérêt) et de proposer quelque chose de plus contemporain, mais il reste que le livret pose des questions diverses, voire contradictoires, qu’il est difficile de résoudre. Patrice Caurier et Moshe Leiser n’ont pas réussi à le faire: leur spectacle n’est pas vraiment mauvais, il n’est pas vraiment satisfaisant, il ne va pas jusqu’au bout d’une logique, il ne va jusqu’au bout d’aucune logique.
Il en va tout autrement du point de vue musical: la mise en scène en souffre d’ailleurs: devant une telle performance, une telle perfection, du même coup, il y a un décalage béant entre musique et représentation scénique. Nul doute qu’avec une distribution moins éclatante, la mise en scène serait peut-être passée avec discrétion.
L’Orchestre de Giovanni Antonini, Il Giardino Armonico ne joue d’ailleurs pas avec l’ironie montrée par les metteurs en scène, il a toujours une touche de mélancolie, des sons alanguis, très raffinés, très subtils; l’énergie (qu’on trouve à foison chez les Musiciens du Louvre-Grenoble) laisse place à la recherche de légèreté, à une sonorité à la fois discrète et présente (l’acoustique de la salle refaite depuis quelques années, moins favorable aux chanteurs, l’est en revanche pour l’orchestre) et accompagne à merveille les moments de recueillement, les méditations tragiques qui abondent dans la seconde partie de l’opéra.
Mais c’est par le duo conclusif du premier acte entre Anne Sofie von Otter et Philippe Jaroussky “Son nata/o a lagrimar/sospirar” que je voudrais commencer, car c’est un sommet qui n’a pas été surpassé dans toute la soirée. Anne Sophie von Otter pendant toute la représentation est vraiment extraordinaire dans son personnage de veuve éplorée, puis d’esclave de Ptolémée (Tolomeo), et montre une intelligence et des qualités de diction, de couleur, de tenue de ligne de chant, de souffle qui permettent d’émettre les sons les plus ténus, et qui laissent pantois. Beaucoup de mélomanes ont quelquefois des doutes sur cette voix qui n’est pas immense, et qui ne distille pas toujours l’émotion, disent-ils. C’est ici la perfection, on en a quelquefois des battements de cœur violents, tellement l’émotion est violente.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Quant à Jaroussky, on ne sait que privilégier, la projection, les agilités, l’art de retenir le son jusqu’à l’indicible, les aigus et suraigus qui font qu’entre le mezzo von Otter et le contre ténor Jaroussky, la voix féminine,

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

c’est la sienne, et une voix d’une pureté inouïe: pareille maîtrise de l’art du chant et de l’ornementation en fait justement le grand triomphateur de la soirée . Ainsi, lorsque ces deux voix entament ce duo final de l’acte I, c’est une flaque de paradis, d’éternité qui se dessine: un des plus grands moments de chant qu’il m’ait été donné d’entendre de toute ma vie de mélomane.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Andreas Scholl est un Giulio Cesare qui joue le personnage un peu vulgaire du conquérant “à l’américaine”, avec une dégaine et un style assez désopilants au début. Le personnage prend de l’épaisseur au fur et à mesure des développements de l’intrigue, et notamment dès qu’il tombe amoureux.  On ne sait là aussi que louer, les agilités impeccables et acrobatiques, la diction confondante, le jeu sur le volume de la voix, avec des aigus impressionnants par leur force, la manière de colorer, de jouer sur la voix naturelle (“Tu sei” au premier acte), la suavité du timbre. Peut-être demanderait-on un peu plus de volume quelquefois à cause du rôle? Mais c’est vraiment vouloir être bien exigeant devant pareille performance.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Avec un timbre plus nasal, plus délicat aussi, Christophe Dumaux (Tolomeo) est le troisième contre-ténor de la distribution, et lui aussi exceptionnel,  d’abord, par son personnage, vulgaire, cruel, assoiffé de désir, violent, une manière de Khadafi auquel son bonnet de Léopard et ses Ray Ban peuvent faire penser, en tous cas, il est la figure des potentats/dictateurs de la région, et son personnage s’impose immédiatement en scène. Il s’impose aussi vocalement, tant les agilités, les inflexions, la diction sont soignées: avec un jeu mouvementé, il arrive à conserver une perfection technique dans le chant qui laisse rêveur. C’est à la fois une magnifique composition et une immense performance.
Jochen Kowalski, l’autre génération des contre-ténors, incarne Nireno, devenu Nirena pour la circonstance, une de ces figures de fidèle servante, d’extraction populaire, qui permet aux héros d’accomplir leurs hauts faits: elle aide le jeune Sextus contre Tolomeo . Le timbre est un peu vieilli (il a 58 ans), mais convient très bien au personnage, dont il fait une composition digne de tous les éloges.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Ainsi Cecilia Bartoli a réussi à réunir sur un plateau deux générations de contre-ténors et quatre artistes de très grand niveau, voir pour certains de niveau insurpassable, Jaroussky prenant (avantageusement) la place d’un rôle tenu à la création par la soprano travestie.
Margherita Durastanti.

© Hans Jörg Michel /Salzburger Festspiele

Et Cecilia Bartoli? Elle est un personnage à la fois passionné, pétillant, très sympathique en scène (elle est irrésistible dans ses dessous affriolants). Son jeu est confondant de naturel, elle ne surjoue jamais, elle est pleine de vie et ne laisse aucune impression d’artifice. Le volume de la salle convient à sa voix. Elle est une Cléopâtre pleine d’auto-ironie, mais aussi d’une grande sensibilité par exemple dans l’ air “Se pietà di me non senti”  au deuxième acte et en général dans tous les airs du troisième acte, les plus fameux. Certes, on peut trouver un peu à redire sur la diction, un peu sur le vibrato, mais ce serait injuste, profondément injuste face à l’intensité, la fluidité, la douceur et la suavité de cette voix vraiment souveraine.
N’oublions pas non plus le bon baryton Peter Kalman, qui a passé lui aussi des années à Zürich, Curion le tribun qui est ici l’homme de main de César et surtout la belle voix de Ruben Drole, lui aussi membre de l’ensemble de l’opéra de Zürich, baryton basse qui, disent certains, fait penser à Bryn Terfel, voix chaude, belle ductilité, belle intensité notamment à la fin, et qui compose avec brio le personnage contrasté d’Achillas, général âme damnée de Ptolémée, qui concocte le meurtre de Pompée pour s’amouracher ensuite de sa veuve, et donc entrer en rivalité avec Ptolémée puis mourir au combat: le traître amoureux meurt ainsi grandi.
On peut dire sans crainte que ce Giulio Cesare in Egitto constitue un Festival vocal insurpassable, qui montre que la “mode” baroque a su faire émerger des artistes d’un niveau éblouissant. Il y a assurément sur le marché plus de contre-ténors de haut niveau pour le baroque que de ténors ou de sopranos lirico-spinto pour Verdi . Le marché répond et fournit à la demande. On fait émerger les voix dont on a besoin. Gageons que sur ce modèle le bicentenaire Verdi fera naître quelques vocations.
Quant à moi, j’ai en cet été entendu deux opéras de Haendel à Salzbourg dont je garderai souvenir: pour les amoureux du chant, la Haus für Mozart était hier la Haus für Haendel et
j’emporte en mon cœur qui en a tremblé le duo Cornelia-Von Otter/Sesto-Jaroussky comme trace indélébile d’une des plus belles soirées musicales de ces dernières années.[wpsr_facebook]

SALZBURGER FESTSPIELE 2012: TAMERLANO DE G.F. HAENDEL LE 9 AOÛT 2012 (Version de concert) (Dir.Mus: Marc MINKOWSKI avec Placido DOMINGO)

Placido Domingo le 09/08/2012 ©Silvia Lelli

Je vais assez rarement au Festival de Salzbourg l’été, je vais plus régulièrement à Pâques. L’été, Salzbourg est livrée pieds et poings liés aux marchands du temple, Mozart en chocolat, en tee shirts, en cristal, en bonbons, Mozart en tout, et même en musique. En dehors des Mozart du Festival (cette année Zauberflöte avec Harnoncourt au Manège des rochers et Re Pastore en version de concert), des concerts apparaissent comme génération spontanée, de ci de là, avec des musiciens en costumes XVIIIème, sans compter les Mozart de rue, les acteurs statufiés devant sa maison natale etc…etc…
Contrairement à Bayreuth, où le Festival vit sa vie un peu en dehors de la vie citadine (et de plus, le Musée de Wahnfried est fermé, et encore pour quelques années, et l’Opéra des Markgraves va fermer pour au moins 4 ans), le Festival de Salzbourg est étroitement lié à la ville, et la puissante association des commerçants veille au grain.
Même si ce qu’on entend à Salzbourg est souvent exceptionnel, et impossible à entendre ailleurs (les Wiener Philharmoniker dans la fosse, les meilleurs orchestres, les plus grands chefs et chanteurs), cela reste pour moi un “produit” de luxe où il manque un peu d’âme.
Mon premier souvenir lorsque j’y vins en 1979  fut de voir les gens cherchant des billets pour l’Aida de Karajan, au lieu de produire un carton avec “Suche Karten” comme à Bayreuth, agiter en éventail des liasses de billets de 1000 Schillings devant les dizaines de Rolls qui déposaient les spectateurs au festival…
Aujourd’hui Audi sponsor du festival a remplacé les Rolls, j’ai compris depuis que Rolls ou Audi faisaient le tour du pâté de maisons à vide, pour faire croire à une abondance de véhicules qui n’est en réalité que mise en scène pour impressionner le bon peuple.
Salzbourg est une immense entreprise de spectacle, parfaitement organisée, huilée, avec aujourd’hui à sa tête Alexander Pereira, celui qui sait le mieux aligner artistes et sponsors, communiquer et aussi qui a su à Zurich s’attacher durant des années les meilleurs sponsors et les meilleurs artistes.
L’argent à Salzbourg n’est pas un problème, mais les années post-Mortier ont montré que gérer cette machine n’est pas si simple, vu la succession rapide des intendants (Peter Ruzicka, Jurgen Flimm…) qui n’ont pas réussi à tracer un sillon. Pereira, c’est le manager qu’il faut à Salzbourg, et on le voit dès cette première saison, où il affiche pour la première fois Puccini (La Bohème) dans un Festival où aucun opéra de Puccini n’a jamais été joué, avec Anna Netrebko et Piotr Beczala, dirigé par Daniele Gatti, mise en scène par la nouvelle star des scène italiennes, Damiano Michieletto. Le couple Netrebko/Beczala écume depuis plusieurs années les Bohèmes dans les bons théâtres, rien d’inattendu donc, mais tout le monde y court, impossible d’avoir une place, et tous ceux qui l’ont vue disent “remarquable”, un “spectacle qui comptera”,” grandiose”.
Pour ma part, j’ai voulu aller entendre encore et toujours Placido Domingo, affiché dans un opéra baroque en version de concert, Tamerlano, où il chante le sultan Bajazet. Je sais qu’il a abordé récemment ce répertoire, dans cette post-carrière tardive où il chante un peu ce qu’il veut, en fonction de ce qu’il peut et j’étais à la fois curieux et ravi d’entendre encore ce chanteur qui a accompagné toute ma vie de mélomane.
Bien m’en a pris, la soirée, Domingo ou non d’ailleurs, fut grande.

Je ne suis ni un amateur d’opéra baroque, ni un amateur de Minkowski. Mais il faut quelquefois ravaler ses opinions, pour admettre une performance exceptionnelle. Certes, je ne change pas vraiment mon goût pour l’opéra baroque, que je trouve être souvent plus une performance acrobatique, une succession d’airs assez répétitifs , même si souvent étourdissants. Il faut néanmoins reconnaître que Tamerlano présente aussi des moments dramatiques intéressants, surtout au troisième acte, où la succession d’airs et de récitatifs s’interrompt pour privilégier le récitatif accompagnato (presque un mélodrame) ou le récitatif pur, comme si le théâtre prenait la main sur la performance vocale: la longue scène finale, où Bajazet meurt dans un long murmure vocal accompagné par un long murmure orchestral, avec un Domingo encore bouleversant de présence, est une scène d’anthologie, ainsi que le surprenant ensemble final où quatre protagonistes sur cinq encore vivants chantent la clémence de Tamerlan, tandis que Asteria, la cinquième n’apparaît pas, comme effacée par la mort de son père Bajazet.
Autre attrait, la présence de deux contreténors, les deux amoureux d’Asteria, la fille du sultan Bajazet, Tamerlano, le conquérant mal aimé et mal aimant, et Andronico, l’ami de Tamerlan, amoureux d’Asteria, se croyant mal aimé d’une Asteria qui feint d’accepter l’amour de Tamerlan pour mieux l’assassiner ensuite (la parabole de Judith et Holopherne…), et chantant continuellement son désespoir.
Quand Minkowski dirige son orchestre, il en résulte une performance de haute qualité et de haute tenue, il obtient d’ailleurs un triomphe mérité, l’orchestre est magnifique de ductilité, les bois et cuivres sont somptueux, notamment lorsqu’ils jouent en solistes et sont mis en valeur par le chant, les récitatifs sont accompagnés au clavecin souvent avec humour (une touche de “marche nuptiale” de Mendelssohn bien incongrue et souriante à la fin!) par Francesco Corti, remarquable. Minkowski conduit avec beaucoup d’énergie comme toujours, mais aussi avec subtilité, en modulant le son, en donnant à chaque moment sa couleur, son volume, son épaisseur propres. Du grand travail, un magnifique résultat.
Si je venais en bon fan pour Placido Domingo, je repars ravi par le Festival de beau chant auquel nous avons eu droit à tous niveaux. Deux contreténors, d’une couleur et d’un timbre très différents. Le premier, Bejun Mehta, entendu il y a quelques semaines à Aix dans Written on skin, timbre clair, acrobate pyrotechnique de la vocalise, corps tout au service du chant, gesticulant, prenant ses élans, connaissant son rôle sans partition, qui compose un personnage certes conquérant mais faible devant l’amour: moins d’airs que l’autre contreténor, mais tous ahurissants de vélocité, de technicité. Une immense performance saluée par un très grand triomphe de public.
Le second, l’argentin Franco Fagioli, timble moins éclatant, plus sombre, voix plus petite aussi,  qui joue d’une alternance graves (avec une voix “normale” et aigus avec la voix du contreténor) d’une rare intensité. C’est qui a les airs les plus nombreux, souvent acrobatiques,  avec des variations de couleur étonnantes. Très grande performance également.
Face à eux, Placido Domingo dans le premier rôle écrit pour ténor de l’histoire de l’opéra je crois, qui affiche certes une voix au timbre un peu vieilli dans les parties centrales, qui cherche loin son grave un peu détimbré, mais qui, dès qu’il y a des agilités ou des aigus, retrouve son timbre de toujours et sa couleur intacte. On reste stupéfait de la maîtrise technique, de la perfection des agilités, de l’interprétation, et de la diction. Le personnage est là, remplissant la scène, et la scène finale à la fois dite et chantée, murmurée avec un sublime accompagnement orchestral, est un moment d’anthologie qui fait penser aux grandes morts chantées par Domingo, Otello ou Boccanegra et qui sait diffuser une émotion intense. Grandiose.
Face à ces trois grands, la jeune soprano Julia Lezhneva, 22 ans, chante Asteria de manière, il faut  bien le dire, totalement époustouflante: elle a tout d’une grande, technique, maturité, modulation. La qualité de la voix, le timbre, la maîtrise de la couleur, tout, vraiment tout y est. Chacune de ses apparitions est un pur bonheur. Ah! quelle Fiordiligi elle doit être!! En voilà une qui pouvait faire le soprano du Requiem de Mozart à Lucerne, à la place de  l’acide Prohaska. Si le marché et les agents ne la ruinent pas, elle pourrait bien être le soprano mozartien des prochaines années: en tous cas, ne la manquez surtout pas. Triomphe évidemment!
Face à elle l’Irene de la jeune française Marianne Crebassa, une belle voix de mezzo, aux graves sompteux, à la technique bien dominée, très énergique, très intense, qui promet de grands succès tant sa prise sur le public est forte par une présence hors du commun. Une future Charlotte peut-être, et en tout cas une future grande…
Enfin,  last but not least, dans le rôle secondaire de Leone, le baryton-basse Michael Volle, (le Mandryka d’Arabella à Paris, le Sachs de Meistersinger à Zürich, le merveilleux Wolfram de Tannhäuser à Zürich encore) venu à Salzbourg appelé par Pereira dont il a fait les beaux soirs zurichois, et l’un des barytons vedette des scènes germaniques, complète à la perfection la distribution, en apportant sa touche de (baryton)basse noble, et cette couleur incomparable dans les ensembles.
On l’aura compris, ce Tamerlano (long de 3h45 quand même) valait bien les onze heures de route aller/retour Lucerne Salzbourg et j’en suis revenu émerveillé par la qualité du chant entendu et ébloui par l’ensemble de la performance. Au-delà du formalisme inhérent au genre, car c’est bien d’abord un festival formel auquel l’opéra baroque invite le public, des formes pyrotechniques impressionnantes qui laissent évidemment imaginer ce que devaient être les représentations d’alors: on écoutait les airs et on faisait autre chose entre les airs. Mais avec un Domingo habitué des scènes, et maître de l’interprétation sensible (ceux qui l’ont entendu dans ses grandes années savent ce que je veux dire), et un opéra qui tranche avec les formes traditionnelles en son troisième acte, on a vraiment droit à un mélange entre forme et fond qui produit une soirée merveilleuse, et qui fait aussi mentir les Cassandre qui en 1976 promettaient à Domingo, tout jeune Otello encore, une fin de carrière dans les trois ans.
Ce ne fut ce soir que du bonheur.
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