ROYAL OPERA HOUSE (COVENT GARDEN) et ENGLISH NATIONAL OPERA (LONDRES) 2013-2014: LES NOUVELLES SAISONS

La salle du Royal Opera House

La vie de l’opéra à Londres est riche, deux grandes scènes et de nombreuses petites compagnies, qui offrent à des jeunes chefs l’occasion de faire grandir leur répertoire (il en fut ainsi pour le jeune italien Daniele Rustioni qui rappelle à chaque interview combien ce système lui a permis d’élargir son répertoire). Les deux grandes scènes, le ROH (Royal Opera House Covent Garden) et l’ENO (English National Opera au London Coliseum) se partagent le marché, l’une est la scène officielle, l’opéra royal, la référence, et l’autre la scène plus populaire, présentant tous les ses opéras en langue anglaise, mais aussi osant scéniquement ce que le ROH  n’ose pas. L’une lance et ose metteurs en scènes, chanteurs, chefs, l’autre consacre. Le jeu est bien huilé, et ma foi, c’est une réussite qui dure depuis très longtemps.

Royal Opera House Covent Garden

Les managers passent, les années passent, les décennies passent et Covent Garden est un théâtre d’une remarquable stabilité. Ce fut le premier opéra étranger que je visitai, à 21 ou 22 ans, tout jeune fan, pour aller voir la star des basses, Nicolai Ghiaurov, dans Boris Godunov (j’en profitai pour aller voir une autre star mythique de mon enfance, Ingrid Bergman dans une pièce de théâtre de Somerset Maugham, The constant wife): Londres à l’époque n’était pas vue par le monde comme la capitale de la City, mais la capitale de l’alternatif,  de toutes les modes du jour, notamment vestimentaires, et tout y était moins cher, les disques, les hôtels, la nourriture: bref, tout a changé.
Pas Covent Garden, ni la vie musicale londonienne qui reste toujours une référence, avec ses orchestres, ses salles de concerts variées, Barbican, Royal Albert Hall, QEH (Queen Elizabeth Hall), ses opéras. Je me souviens de virées aux Proms de Covent Garden, où les fauteuils d’orchestre étaient enlevés, où le public après 6 ou 7 h de queue s’installait sur la moquette pour 2£ et pour voir par exemple tous les Mozart dirigés par le regretté Sir Colin Davis avec Kiri Te Kanawa dont tous les mélomanes parisiens étaient amoureux!
Alors un regard vers Londres, que je ne fréquente plus avec constance (I’m not a constant Wanderer), un retour vers Londres s’impose, car les saisons sont tout de même séduisantes et passer le Channel n’est plus un problème, on peut même, avec un peu de chance, faire un aller et retour dans la journée avec l’Eurostar.

Sept nouvelles productions sur une grosse vingtaine de titres sur la scène principale, et des productions plus expérimentales dans  la salle toute proche du Linbury Studio Theatre.
La saison, dit Kasper Holten, le directeur du ROH, célèbrera Verdi avec une nouvelle production des Vêpres Siciliennes en français (Stephan Herheim) et Wagner par une nouvelle production de Parsifal. A Londres comme ailleurs, quelques chefs de premier plan (Antonio Pappano, directeur musical, Andris Nelsons, John Eliott Gardiner Semyon Bychkov et Sir Simon Rattle) mais plutôt de bon chefs d’opéra qu’on voit un peu partout, mais qui ne sont pas encore des références (comme Bertrand De Billy, Nicola Luisotti ou Maurizio Benini), ou des jeunes qui montent (Cornelius Meister, Henrik Nánási, Dan Ettinger, Teodor Currentzis). Des choix bien plus ouverts qu’à Paris par exemple.
Tout commence en septembre (8 repr.), février, mars par une reprise de Turandot, dirigée en septembre par Henrik Nánási (tiens tiens, le tout nouveau directeur musical de la Komische Oper de Berlin) et Nicola Luisotti en février-mars (7 repr.) avec Lise Lindstrom (sept) / Iréne Theorin (février-mars), Marco Berti (sept) / Alfred Kim (février-mars) et la Liù de Eri Nakamura (sept.) et Ailyn Pérez (février-mars). Une reprise sans intérêt majeur, sinon la curiosité du chef Henrik Nánási (il faut toujours s’intéresser aux chefs émergents, en particulier s’ils officient ordinairement à la Komische Oper de Berlin, Kirill Petrenko et Patrick Lange en viennent).
Autre reprise d’automne, Le Nozze di Figaro, mise en scène David McVicar, direction John Eliott Gardiner (8 représentations en septembre et octobre) et NN en Mai (4 représentations qui devaient être dirigées par Sir Colin Davis) avec deux distributions très différentes, respectivement en automne et en mai: Luca Pisaroni  / Alex Esposito (Figaro), les meilleurs Figaro du moment (avec Vito Priante), Lucy Crowe / Camilla Tilling (Susanna), Christopher Maltman / Gerald Finley (Il Conte), Rebecca Evans / Sally Matthews (La Contessa). Des distributions solides, assez attendues, avec un Conte de Christopher Maltman à considérer en automne. Rien d’exceptionnel, mais du solide.
Toujours en septembre et octobre, une reprise qui devrait intéresser: 6 représentations d’Elektra de Strauss, mise en scène de Charles Edwards, mais surtout direction d’Andris Nelsons, avec l’Elektra de Christine Goerke, Adrianne Pieczonka en Chrysothemis, la Klytämnestra de Michaela Schuster, et Iain Paterson (Orest) et John Daszak en Ägisth. Vaudra le channel, pour Andris Nelsons surtout.
Première nouvelle production de l’année, en octobre novembre et pour 8 représentations dont le 4 novembre dans les cinémas, Les Vêpres Siciliennes en version originale française de 1855, y compris le ballet (la représentation durera 4h30 minutes). Les dernières années, on a vu Les Vêpres Siciliennes à Genève, à Amsterdam, à Francfort, maintenant à Londres, bientôt à Copenhague, mais pas à Paris, dont le directeur-devait-relancer le-chant-français. La direction musicale est assurée par Antonio Pappano et la mise en scène par Stephan Herheim: avant même de considérer la distribution, il faut y aller; et cela se confirme presque au vu de la distribution, Bryan Hymel (Henri), l’Enée des Troyens qui remplaça Kaufmann, Marina Poplavskaia (Hélène), Michael Volle en Montfort et Erwin Schrott en Procida (là je doute, et pour le style, et pour la voix, et pour la prononciation). Mais on viendra, évidemment. On ne peut manquer un tel événement.
Pour 5 représentations (31 octobre-15 novembre), le ROH reprend Wozzeck dans la mise en scène de Keith Warner et une très belle distribution: Simon Keenlyside, Karita Mattila (Marie: une Marie d’exeption), Gerhard Siegel (le capitaine), John Tomlinson (le docteur) et Endrik Wottrich(le tambour major), dirigé par Mark Elder, ce qui hélas tempère très sérieusement mon enthousiasme.
Du 30 novembre au 18 décembre (6 représentations), avec une transmission dans les cinémas le 18 décembre, une nouvelle production de Parsifal, dans une mise en scène du britannique Stephen Langridge et dirigé par Antonio Pappano, avec Simon O’Neill et Angela Denoke, entourés de René Pape (Gurnemanz), Gerard Finley (Amfortas) et Willard White (Klingosr). Une belle distribution, mais sans vraie surprise et qui ne devrait pas valoir une traversée du Channel: on voit partout en Europe des Parsifal de même facture.

 

Linbury Studio Theatre

A côté de la grande salle de Covent Garden, et à deux pas, une vraie saison de spectacles  hors des sentiers battus au Linbury Studio Theatre, avec quelques spectacles intéressants:
– autour d’un livret de David Pountney, composé et mis en scène par Ben Frost, The Wasp Factory, d’après le roman de Iain Banks pour 6 représentations du 2 au 8 novembre.
Greek/The Killing Flower (Luci mie Traditrici) produite par Music Theatre Wales, une structure de théâtre musical intimiste très active et très inventive. Greek est une réécriture du mythe d’Œdipe par Mark-Anthony Turnage (4 soirées du 21 au 26 octobre) et The Killing Flower (Luci mie Traditrici) une œuvre de Salvatore Sciarrino sur l’histoire de Carlo Gesualdo, le 24 octobre 2013, les deux œuvres dans une mise en scène de Michael McCarthy et sous la direction de Michael Rafferty.

Julian Philips

How the Whale Became une œuvre pour enfants d’après le roman de Ted Hughes, le grand poète anglais, qui écrit une posée inspirée par les grands mythes gaéliques, la nature, et qui a beaucoup écrit pour les enfants.
Au quotidien du 10 décembre au 4 janvier (commande du Royal Opera House à Edward Kemp pour le livret et au compositeur Julian Philips).

 

Revenons à la grande salle pour deux reprises d’un intérêt limité, notamment pour cette Carmen mise en scène de Francesca Zambello et dirigée par Daniel Oren (10 représentations du 16 décembre au 9 janvier) avec Elina Garanca alternant avec Christine Rice et Roberto Alagna alternant avec Younghon Lee, en Escamillo Vito Priante/Kostas Smoriginas et en Micaela Veronica Cangemi(!)/Sarah Fox. tout le monde se précipitera à la distribution A!
Autre reprise, Manon de Massenet dans la mise en scène de Laurent Pelly, dirigée par Emmanuel Villaume qu’on voit partout sauf en France avec Ermonela Jaho alternant avec le nouveau soprano émergent Ailyn Pérez, et Matthew Polenzani dans Des Grieux pour 7 représentations du 14 janvier au 4 février. Soit.
Pour 7 représentations aussi du 1er au 24 février (dans les cinémas le 12 février), une nouvelle production de Don Giovanni mise en scène de Kasper Holten, le manager du Royal Opera House, dirigée par Nicola Luisotti dans une bonne distribution dominée par Mariusz Kwiecien, Alex Esposito (Leporello), Malin Byström (Anna), Véronique Gens (Elvira), le Don Ottavio d’Antonio Poli, et le couple Elizabeth Watts et Dawid Kimberg comme Zerlina et Masetto sans oublier le Commendatore d’Alexander Tsymbalyuk. Distribution intéressante à usage local, mais qui ne justifie pas non plus une traversée de tunnel.
Après ce Don Giovanni, une reprise promise au succès de la production désormais mondiale de La Fille du Régiment de Laurent Pelly, créée à Londres, avec Patrizia Ciofi et Juan Diego Florez (sauf le 18 mars où Tonio sera chanté par Frédéric Antoun), Pietro Spagnoli, Ewa Podles et Dame Kiri Te Kanawa dans la Duchesse de Crackentorp (comme à Vienne). Une série très alimentaire dirigée par Yves Abel du 3 au 18 mars.
Du 14 mars au 2 avril (7 représentations), une nouvelle production de Die Frau ohne Schatten dirigée par Semyon Bychkov dans la très bonne mise en scène de Claus Guth déjà vue à la Scala. La distribution voisine de celle de la Scala comprend Emily Magee (L’impératrice), Johan Botha (L’Empereur), Michaela Schuster (la nourrice), Johan Reuter (Barak) et (hélas) Elena Pankratova (la femme du teinturier).
Une reprise du Faust de Gounod très attendue en avril (7 soirs du 4 au 25 avril), dirigée par Maurizio Benini, dans la mise en scène de David McVicar, avec Anna Netrebko et Joseph Calleja, mais aussi Bryn Terfel et Simon Keenlyside: une splendide distribution qui attirera du monde, et une production accompagnée au Lindbury Studio Theatre de deux variations sur le thème de Faust, l’une de Luke Bedford sur un livret de David Harrower, l’autre F4u5t, de Matthew Herbert, une variation électronique sur le Faust de Gounod.
11 représentations alimentaires de La Traviata dans la mise en scène de Richard Eyre, dirigée par Dan Ettinger (sauf le 20 mai, par Paul Wynne Griffiths), du19 avril au 20 mai, avec en alternance Diana Damrau et Ailyn Pérez, Francesco Demuro et Stephen Costello (Alfredo), Dimitri Hvorostovsky et Simon Keenlyside (Germont) et 12 représentations tout aussi alimentaires de Tosca, mise en scène Jonathan Kent du 10 mai au 26 juin, dirigé par Teodor Currentzis et pour les 4 dernières à partir du 16 juin Placido Domingo.  La distribution comprend en alternance Oksana Dyka (je dirais Insana Dyka! lamentable choix) et Sondra Radvanovsky (tellement mieux), Roberto Alagna en Mario alternant avec Riccardo Massi, Thomas Hampson et Sebastian Catana en Scarpia. Reprise sans intérêt qui précède une nouvelle production quant à elle, pleine d’intérêt, des Dialogues des Carmélites, du 29 mai au 11 juin, dans la mise en scène de Robert Carsen vue un peu partout (Scala, Oviedo, Ljubliana, Theater an der Wien) dans une distribution, il faut bien le dire, exceptionnelle: Magladena Kozena, Sophie Koch, Anna Prohaska, Deborah Polaski, Thoams Allen, Yann Beuron et le tout dirigé par Sir Simon Rattle. Là on peut déjà réserver son Eurostar.
Après la Manon de Massenet, la Manon Lescaut de Puccini dans une nouvelle production de Jonathan Kent, dirigée par Antonio Pappano, qui va attirer le monde lyrique international à cause du Chevalier Des Grieux de Jonas Kaufmann, entouré de Kristine Opolais et Christopher Maltman pour 7 représentations du 17 juin au 7 juillet, avec une projection dans les cinémas le 24 juin.
Une reprise de Ariadne auf Naxos dirigée par Antonio Pappano pour 5 représentations du 25 juin au 13 juillet, mise en scène de Christof Loy, avec la Primadonna de Karita Mattila, le Bacchus de Roberto Saccà, la Zerbinetta de Jane Archibald, ainsi que Thomas Allen et Markus Werba,  une très belle distribution pour un week end londonien de début d’été surtout si on combine Ariadne avec Manon lescaut ci-dessus ou Maria Stuarda, la dernière nouvelle production de l’année dirigée par Bertrand De Billy (vous savez, ce chef français inconnu en France et connu de toute l’Europe), du 5 au 18 juillet (6 représentations) dans une mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser avec Joyce Di Donato, Carmen Giannatasio et Charles Castronovo.
C’est juillet, c’est le mois des touristes, c’est le moment d’afficher le standard des standards, La Bohème, dans la mise en scène ancienne de John Copley, dirigée par une autre baguette allemande qui monte, Cornelius Meister, sept représentations du 9 au 19 juillet avec deux représentations le 19 juillet et deux distributions : Ermonela Jaho et Angela Gheorghiu (Mimi), Giuseppe Filianoti et Vittorio Grigolo (Rodolfo), Markus Werba et Massimo Cavaletti (Marcello), Simona Mihai et Irina Lungu (Musetta). Du solide et du médiatique.
Et la saison se clôt sur deux représentations (25 et 26 juillet) du Welsh National Opera présentant Moses und Aaron d’Arnold Schoenberg, mise en scène de Jossi Wieler and Sergio Morabito direction de Lothar Koenigs avec Richard Angas et Rainer Trost.

Au Linbury Studio Theatre, l’English Touring Opera présentera King Priam de Michael Tippett et Paul Bunyan de Benjamin Britten en février, en mars, deux créations, non encore titrées, l’une de Elspeth Brooke et l’autre de Francisco Coll, ainsi qu’en avril les variations sur le thème de Faust dont il a été question plus haut, et juin, une production de Quartett de Luca Francesconi mise en scène de John Fulljames, ainsi qu’en juillet, un opéra-cabaret de HK Gruber, Gloria – a pigtale,

Frederic Wake-Walker

mise en scène de Frederic Wake-Walker, directeur artistique de l’Opera Group.
La saison du Royal Opera House alterne des productions vraiment intéressantes (Elektra, Les Vêpres Siciliennes, Les Dialogues des Carmélites, Maria Stuarda), mais beaucoup de titres rebattus et alimentaires, comme Bohème, Tosca, Traviata, Fille du Régiment, Carmen, Faust, et même Turandot ou Manon. Les autres nouvelles productions restent relativement attendues comme la Manon Lescaut avec Jonas Kaufmann, ou même le Parsifal et le Don Giovanni. incontestablement des productions attirantes, mais pas transcendantes, et une saison plutôt “conforme” dans l’ensemble, sans grande prise de risque ni même grande originalité: on reste par exemple un peu stupéfait qu’il n’y ait pas une autre grande production de Britten sur la scène nationale britannique l’année de son centenaire, même si la saison 2012-13 présente Gloriana; les grandes scènes internationales n’oseraient-elle plus oser?

 

La belle salle de l’English National Opera (London Coliseum)

English National Opera

Avec 10 nouvelles productions, 4 reprises et 4 opéras contemporains, soit 18 productions. l’English National Opera affiche une très bonne santé, en prise avec tout ce que l’Europe théâtrale compte de metteurs en scènes actuels,  travaillant sur des visions renouvelées du grand répertoire traditionnel. Car l’ENO, l’opéra en langue anglaise, présente essentiellement des œuvres du répertoire, sur de longues séries, la plupart du temps 10 à 12 représentations,  sa vocation étant de faire partager l’opéra à tous par une politique tarifaire relativement raisonnable (de 12£ à 99£) dans une (belle) salle à vision essentiellement frontale.
Fidelio, en coproduction avec la Bayerische Staatsoper, ouvre la saison le 25 septembre pour 7 représentations jusqu’au 17 octobre, dans la mise en scène décoiffante de Calixto Bieito, et sous la direction du directeur musical Edward Gardner, avec Emma Bell (Leonore) et Stuart Skelton (Florestan). Le  chant anglo-saxon étant bien représenté dans les opéras du monde, pas de difficulté à afficher des chanteurs de réputation internationale pour chanter le répertoire en anglais.
Du 30 septembre au 6 novembre, Die Fledermaus, autre nouvelle production dirigée par Eun Sun Kim et mise en scène de Christopher Alden pour 11 représentations avec Tom Randle, Julia Sporsén, Jennifer Holloway et Edgaras Montvidas. Une coproduction avec la Canadian Opera Company de Toronto.
14 représentations de Madama Butterfly, une grande reprise de cette coproduction avec le MET mise en scène de Anthony Minghella reprise par Sarah Tipple, et dirigée par Gianluca Marciano et Martin Fitzpatrick avec Dina Kuznetsova ou Mary Plazas (Cio-Cio San), Timothy Richards (qui appartient à la troupe de la Komische Oper de Berlin) ou Gwyn Hughes Jones (F.B. Pinkerton).
Une nouvelle production qu’on verra à Aix en Provence et à Amsterdam, Die Zauberflöte (The Magic Flute) dans une mise en scène de Simon McBurney, dirigée  par Gergely Madaras avec Ben Johnson (Tamino), Devon Guthrie (Pamina), James Creswell (Sarastro) pour 12 représentations du 7 novembre au 7 décembre.
Une reprise de Satyagraha de Philip Glass, en coproduction avec le MET, mise en scène de Phelim McDermott (le chef n’est pas encore connu) pour 6 représentations du 20 novembre au 8 décembre avec Alan Oke (M. K. Gandhi), Janis Kelly (Mrs Naidoo). Je l’ai écrit plus haut: les représentations d’opéra contemporain doivent faire l’objet de reprises, pour s’imposer dans une normalité que les seuls moments de création ne permettent pas.
Autre reprise magnifiquement distribuée, Peter Grimes de Benjamin Britten dirigée par Edward Gardner, mise en scène de David Alden en coproduction avec De Vlaamse Opera, l’Opera de Oviedo et la Deutsche Oper Berlin, avec Stuart Skelton (Peter Grimes), Elza van den Heever (Ellen Orford), Iain Paterson (Balstrode) et aussi Felicity Palmer (Mrs Sedley). 8 représentations à partir du 29 janvier et jusqu’au 27 février. Vaut le voyage!!
Une nouvelle production qui va succéder à la légendaire production de Jonathan Miller, du Rigoletto de Verdi pour 11 représentations du 13 février au 14 mars, dirigée par Christopher Alden, et dirigée par Graeme Jenkins avec Quinn Kelsey (Rigoletto), Barry Banks (Duke of Mantua), Anna Christy (Gilda), Peter Rose/Matthew Treviño (Sparafucile) et même Diane Montague (Giovanna).
8 représentations de Rodelinda de Haendel, très populaire en Grande Bretagne, pour 8 représentations dirigées par Christian Curnyn (on le verra aussi à Francfort) et mise en scène par Richard Jones, en coproduction avec le Bolshoï (entre le 28 février et le 15 mars) avec Rebecca Evans (Rodelinda), Iestyn Davies (Bertarido), John Mark Ainsley (Grimoaldo).
Dans un espace extérieur new look l’Ambika P3, près de Regents Park et le célèbre Madame Tussaud’s, Powder Her Face, création de Thomas Adès, dans une mise en scène de Joe Hill-Gibbins (le chef n’est pas encore connu).
Une création mondiale en coproduction avec l’Oper Bonn, Thebans, variation sur l’histoire d’Œdipe  mise en scène de Pierre Audi, et dirigée par Edward Gardner pour 8 représentations à partir du 3 mai 2014,  avec notamment Roland Wood (Oedipus), Peter Hoare (Creon), Julia Sporsén (Antigone), Matthew Best (Tiresias).
Mozart (Così fan Tutte) est à l’honneur par cette nouvelle production mise en scène par Katie Mitchell (à qui l’on doit Written on skin de George Benjamin) et dirigée par Ryan Wigglesworth, compositeur en résidence à l’ENO, et jeune chef de 34 ans, en coproduction avec le MET, et pour 12 représentations à partir du 16 mai 2014 avec la distribution suivante assez correcte: Kate Valentine (Fiordiligi), Christine Rice (Dorabella), Norman Reinhardt (Ferrando), Marcus Farnsworth (Guglielmo), Roderick Williams (Don Alfonso), Mary Bevan (Despina).
Voilà un événement, qui confirme l’amour des britanniques pour Berlioz, une nouvelle production de Benvenuto Cellini (qu’on vit à Bastille dans une mise en scène de Denis Krief au début des années 90, qui ne figure pas dans l’archive Memopera du site de l’Opéra et qui ne fut jamais repris…) mise en scène par le cinéaste britannique (né aux USA) Terry Gilliam, ancien des Monty Python. Dirigée par Edward Gardner, et coproduite par De Nederlandse Opera. La distribution comprend Michael Spyres (Benvenuto Cellini), Corrine Winters (Teresa), Pavlo Hunka (Balcucci), Nicky Spence (Francesco), Paula Mirriny (Ascanio), Willard White (Pope Clement VII), Richard Burkhard (Fieramosca), et sera affichée pour 8 représentations à partir du 5 juin 2014. Même en anglais, vaut le voyage pour la rareté.
A partir du 16 juin, et pour 9 représentations, une reprise des Pêcheurs de perles (The Pearl Fishers) dans la mise en scène de Penny Woolcock , cinéaste et metteur en scène britannique élevée en Amérique du Sud et revenue en Grande Bretagne en 1970, on lui doit la mise en scène de Doctor Atomic au MET dont il reste un DVD, et dans les beaux décors de Dick Bird. Le cast inclut Sophie Bevan (Leila), John Tessier (Nadir), George von Bergen (Zurga). Chef non encore connu.
Enfin dernière production de l’année, à partir du 29 juin et pour trois soirs, River of Fundament, de Jonathan Belper, mis en scène par Matthew Barney, inspirée d’un roman de Norman Mailer “Ancient evenings”, un projet du Manchester International Festival (MIF) initié en 2007 et qui mélange cinéma, sculpture, opéra autour d’éléments mythologiques de l’Egypte ancienne.
On le voit, une programmation diversifiée, faisant largement appel à la dernière génération de metteurs en scène britanniques, adossée aux grands standards du répertoire, mais avec des œuvres contemporaines créées ou reprises (Thebans, Powder her face, Satyagraha et River of Fundament) et des raretés (Benvenuto Cellini). Si vous allez à Londres, ne vous focalisez pas sur Covent Garden et prenez toujours garde à ce que l’ENO affiche, c’est toujours intéressant, et même quelquefois plus stimulant que le grand frère ROH, comme cette prochain saison, témoignage de la vitalité de l’art lyrique outre Manche, où les théâtres subventionnés sont aussi alimentés par une école de chant et une école musicale très actives, d’une très grande vitalité, d’où il sort régulièrement des chefs et des chanteurs de toute première importance.
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Une image des Pêcheurs de Perles

TEATRO DEL MAGGIO MUSICALE FIORENTINO 2012-2013: Claudio ABBADO dirige l’ORCHESTRA MOZART et L’ORCHESTRA DEL MAGGIO MUSICALE FIORENTINO le 4 MAI 2013 (WAGNER, VERDI, BERLIOZ)

Wagner: Tannhäuser, Ouverture
Verdi: Quattro pezzi sacri, Te Deum, soliste Juliane Banse
Berlioz: Symphonie Fantastique
Orchestra Mozart
Orchestra e Coro del Maggio Musicale Fiorentino
Florence, 4 mai 2013
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Le Maggio Musicale Fiorentino ouvre sous de tristes auspices: les contraintes budgétaires qui frappent les institutions culturelles italiennes imposent une réduction drastique des budgets de production. Le Don Carlo inaugural (Dirigé par Zubin Mehta), prévu dans une mise en scène de Luca Ronconi, qui revenait à Don Carlo après celui mythique de la Scala avec Abbado, sera une version concertante. Les choix de l’Etat ne favorisent que les deux institutions musicales phares, il Teatro alla Scala et l’Opéra de Rome, l’un parce que c’est l’un des emblèmes de l’Italie, et l’autre parce que c’est le théâtre de la capitale. Dans ce paysage noir, le Maggio Musicale Fiorentino, qui est le troisième larron et dont l’histoire au XXème siècle est faite de productions légendaires, de distributions exceptionnelles, de chefs de renom, de modernité de répertoire, est laissé de côté: y contribuent aussi trois faits non indifférents; d’une part une gestion chaotique depuis des années et une absence de direction artistique digne de ce nom, puis un problème de public: Florence n’est pas une grande métropole, même si c’est une ville culturelle et une université prestigieuse et à elle seule, elle ne draine pas un public suffisant pour remplir le vaste  vaisseau, et enfin le nouveau théâtre (moins vaste et à l’acoustique meilleure) ouvrira l’an prochain et nous sommes dans un entre deux coûteux.
Alors, Claudio Abbado a décidé de laisser son cachet en signe de solidarité avec la situation du théâtre, et par amitié pour Zubin Mehta, directeur musical, pour ce concert inaugural qui propose l’ouverture de Tannhäuser de Wagner, le Te Deum extrait des Quattro pezzi sacri de Verdi et la Symphonie Fantastique de Berlioz, une manière de répéter une partie du concert qu’il donnera à Berlin dans quinze jours. D’ailleurs, le premier violon de Berlin, Guy Braunstein, est le premier violon de la Fantastique, manière là aussi de se préparer au futur concert.
Deux orchestres pour ce concert (énorme masse avec onze contrebasses, une quarantaine de violons, quinze violoncelles, seize altos) , l’Orchestra Mozart avec ses musiciens habitués au geste d’Abbado, et le Maggio Musicale Fiorentino avec ses musiciens habitués à celui tout différent de Zubin Mehta. Même s’ils ont étudié ensemble chez Hans Swarowski à Vienne et qu’ils se connaissent depuis très longtemps, ils suivent des voies différentes. Comme nous le disait un des musiciens hier, l’un est plus un “Direttore” (Mehta), l’autre (Abbado) plus un “Concertatore”, le “direttore” organise, indique, dirige; le “concertatore” s’occupe de la couleur, de la musique, de l’interprétation en donnant plus d’indications d’ambiances, notamment à la main gauche. Et qui connaît Abbado regarde danser sa main gauche, avec ses gestes minimaux, mais ses regards, ses expressions, ses sourires. Au geste large de Mehta se substitue un geste minimal mais à l’expression décuplée.
Je sens qu’un jour le lecteur sera lassé de lire toujours les mêmes expressions autour des concerts de Claudio Abbado qui cette année sont tous exceptionnels. Il fallait hier voir le public et entendre les spectateurs s’étonner du son, des options interprétatives, de la nouveauté des approches. Avoir accès, et pour un prix ridicule au regard de certains prix parisiens (40 €) à un tel concert, c’est une chance extraordinaire: seuls ceux qui ont eu cette chance d’être là un soir de magie (par exemple le 14 avril à Pleyel) peuvent comprendre ce qui s’est passé hier, avec un public évidemment tout acquis: le geste de diriger gratuitement a été largement diffusé dans la ville, la survie du théâtre est défendue par les spectateurs, très attachés au lieu, et de fait le vieux Teatro Comunale, avec sa vaste salle et son immense première galerie d’où on voit et entend magnifiquement (en deuxième galerie, très haut, très loin, c’est un peu différent) est un endroit sympathique. Nous pouvons aussi le reconnaître, la salle était toute acquise. Mais pouvait-on s’attendre à cette incroyable prestation?
Incontestablement, les musiciens étaient eux aussi très décidés à donner le maximum, pour ce concert à enjeu, ils ont répété y compris deux heures avant le début (même si la générale avait eu lieu la veille, publique, et la Symphonie Fantastique était déjà à tomber du balcon!). On savait que ce serait splendide, mais Abbado n’avait pas dirigé la veille l’ouverture de Tannhäuser, la laissant à son assistant, le premier violoncelle du MCO (Mahler Chamber Orchestra) Philipp von Steinhäcker qui commence à diriger. Et ce soir non seulement il la dirige, mais il l’invente! Que de regrets éternels qu’il n’ait jamais dirigé Tannhäuser à la scène. Cette exécution a laissé beaucoup de monde pantois, tant c’était une autre planète. Il est facile avec Tannhäuser, notamment dans l’ouverture, d’être grandiloquent, appuyé, un peu lourd. J’ ai été frappé d’étonnement  à la fois par la légèreté, le discours presque intimiste du début (les cuivres entrent presque par effraction) et la fluidité et la clarté de l’ensemble: un orchestre qui n’appuie jamais, des cordes d’un lyrisme impensable, la légèreté d’un ballet de feu follets mêlée à une dynamique inconnue jusqu’alors, alliant ralentis et rapidité, mélangeant les tempi, avec un finale à la fois grandiose et retenu, une interprétation à touches impressionnistes, des couleurs différentes sur chaque pupitre, ici à peine effleuré, là plus marqué, fusion et clarté, synthèse et analyse, une maison de verre, sans afféterie, sans maniérisme, dans la simplicité et l’épure de la grandeur: à pleurer. Jamais, jamais, jamais entendu cela comme ça.
J’ai écrit à propos d’Oberto que Verdi était difficile: on oublie que le plus grand verdien des quarante dernières années a été Claudio Abbado, parce que chez Verdi, tout est théâtre, tout est palpitation, tout est sensibilité, tout est humanité, tout est amour. Cette pièce, extraite des Quattro pezzi sacri, œuvre de Verdi très tardive (créée en 1898 à l’Opéra de Paris)  fait pendant au Tannhäuser, manière de marquer le bicentenaire des deux musiciens par deux pièces courtes d’une quinzaine de minutes. Mais là où Tannhäuser est connu, le Te Deum reste à la fois peu connu et peu joué. C’est, des Quatre pièces sacrées sans aucun doute (avec le Stabat Mater) la meilleure, celle où on reconnaît  à la fois Verdi le mélodiste et Verdi le spectaculaire, mais aussi Verdi l’intimiste: tout ça en 16 minutes hyperconcentrées.
L’œuvre est en effet toute en concentration, comme implosive. Rien à voir avec la théâtralité démonstrative du Requiem: Verdi retourne aux sources de la cantate, au grégorien ( le début!), il retourne à Palestrina qu’il admirait tant mais en même temps y met un double chœur, un grand orchestre et une soliste (qu’il voulait comme noyée dans les choristes). Un adieu aux formes d’antan, mais avec les masses d’antan. Le chœur est extraordinaire : comment pourrait-on accepter qu’il disparaisse à cause des erreurs successives qui ont amené la situation dramatique du mai Musical ?
Cela commence comme un murmure, le chœur d’hommes (partagé et tourné vers les côtés, pour que le son ne vienne pas directement sur le spectateur) entame “Te Deum laudamus, Te Dominum confitemur”, comme une sorte de long murmure intérieur, à peine accompagné par l’orchestre. Pour exploser avec une violence de celles qui viennent après un désir trop longtemps contenu avec trois fois “Sanctus, Sanctus, Sanctus  Dominus Deus Sabaoth” qui fait évidemment sursauter le spectateur. C’est cette tension-là qui court sur toute cette pièce. Le critique italien Massimo Mila soutient que les Quattro pezzi sacri de Verdi marquent l’évolution des formes qui partent de Palestrina, passent par la forme Cantate de Bach jusqu’à Stravinski et aux formes modernes qu’on retrouve chez Szymanowski (Stabat Mater 1927) ou la Messe glagolitique de Janacek (1926) et bien d’autres (Bartok ou Kodaly), il insiste sur l’évolution de cette écriture qui ferme un parcours de vie mais ouvre sur un parcours musical tourné vers la modernité.
Abbado dans son approche marque à la fois ces tensions entre intériorité et extériorité, souvenirs des œuvres passées (notamment Otello et le Requiem), et originalités de composition (violons suraigus et contrebasses au plus grave en même temps dans la partie finale) mais là où il nous rappelle quel verdien il est, c’est dans la manière très fluide d’enchainer chœur et orchestre, de faire ressortir la mélodie et de faire chanter l’orchestre, ou plutôt de le faire parler. De cette pièce quelquefois considérée comme un peu froide et convenue, il fait ressortir l’émotion qui prend à la gorge et qui rappelle comment Verdi sait merveilleusement jouer du clavier des émotions. Une interprétation chavirante qui là aussi fait regretter le temps où Abbado était le maître ès Verdi. Il nous rappelle simplement qu’il l’est encore, avec ses variations de couleur, avec ses crescendos où il est unique, avec une tension à la fois intérieure et théâtrale (c’est un paradoxe, mais cela marque que le théâtre vise au bouleversement des émotions, et notamment des émotions collectives : il régnait dans la salle ce silence à la fois recueilli et hypertendu que j’ai connu dans ses plus grandes interprétations mahlériennes, là où frappe la stupéfiante découverte d’une vérité de la musique qui sonne dans les cordes les plus intérieures et les plus sensibles de l’humain. mais pourquoi aller chercher Juliane Banse pour la seule phrase finale? Ne pouvait-on pas trouver une chanteuse italienne?
Claudio Abbado a déjà donné en 2008 à Lucerne sa vision  de la Symphonie Fantastique de Berlioz, avec le Lucerne Festival Orchestra. Ce devait même être un enregistrement DG qui a été réalisé et n’est jamais paru pour des raisons mystérieuses. Une interprétation stupéfiante de clarté, de nouveauté, de dramatisme. Il va ici encore plus loin dans une lecture résolument moderniste au sens où elle donne sens à tout ce qui dans la Symphonie Fantastique (1830), fait rupture avec le monde symphonique du temps.  Cette exécution prépare évidemment celle de Berlin les 18, 19, 21 mai prochain et d’ailleurs le premier violon ce soir est Guy Braunstein, premier violon des Berliner Philharmoniker. Premier alto l’ex-premier alto des Berliner Philharmoniker Danuta Waskiewicz, qui fut la première femme à occuper chez les Berliner un poste de chef de pupitre, et qui les a bientôt quittés pour faire une carrière en free lance. L’autre alto est Jörg Winkler, un ex du Mahler Chamber Orchestra. Et puis, bien sûr, arrivé dans la journée (il n’était pas à la répétition générale) Lucas Macias Navarro, l’hautboïste de renommée mondiale (Concertgebouw, Lucerne Festival Orchestra, Orchestra Mozart) qui va nous étonner par la douceur et la suavité du son de son instrument. Car les bois sont au centre de la préoccupation d’Abbado, aussi bien la flûte (Chiara Tonelli) que la clarinette (Alessandro Carbonare) ou le hautbois. C’est d’eux que parviennent ces sons fortement marqués timbriquement, à la limite de la dissonance, qui surprennent par les contrastes dont il jouent et ils se jouent et qui répondent en contraste à des cordes souvent plus « harmonieuses ».
Ce qui frappe dès l’attaque, c’est une incomparable légèreté, légèreté des coups d’archet, légèreté des pizzicati (aux contrebasses) la construction des échos (cor et violons !) et les crescendos sonores mais toujours avec une légèreté de toucher qui ne laisse pas d’étonner, à ce titre le crescendo final du premier mouvement (Rêverie passion) avec ce dialogue flûte-hautbois et cordes est proprement ahurissant.
4 harpes trônant au milieu des cordes, donnant le signal, très clair, très marqué, très présent du deuxième mouvement, Un bal, où elles dialoguent sans cesse avec les violons qui engagent l’auditeur dans le charme de ce rondo élégant où l’impression qui prévaut est un effleurement permanent, un « léger tourbillon » comme dirait Gounod, d’une précision extraordinaire. Avec un minimum de gestes, Abbado crée la musique et les ambiances à la fois rassurantes de la danse et les tensions amoureuses nées dans le mouvement précédent, exprimées par la flûte et la clarinette : les bois portent toutes les tensions dans cette symphonie par leurs sons un peu grinçants qui dialoguent avec les cordes fabuleuses (Ah ! ces pizzicati). Abbado réussit toujours à obtenir des musiciens des sons improbables, mais qui font musique, à soigner contrastes qui vont jusqu’au souffle sonore à peine exprimé et qui dans une pièce aussi connue, ne laissent pas de surprendre.
Après Un bal une partie plus pastorale, Scène aux champs, souvenir lointain de la Pastorale de Beethoven, mais qui ne célèbre pas la nature, mais plutôt une ambiance inquiétante : la douceur initiale du cor anglais soliste (magnifique !) et du hautbois est accompagnée en écho par des roulements de tambour en sourdine inquiétants. Et de fait, Abbado ne fait que préparer à travers cette scène apparemment bucolique le mouvement suivant qui est la Marche au supplice. Ainsi l’appel final au cor anglais qui clôt le mouvement et qui reprend les mesures initiales ne sonne pas tout à fait de la même manière, moins serein, plus lourd, plus inquiétant, légèrement menaçant. L’ensemble du mouvement est sans doute pour moi, avec le dernier, le sommet de l’interprétation d’Abbado, qui réussit à tresser la sérénité et l’inquiétude en une profonde unité rythmique et tonale, en réussissant une synthèse que l’on retrouverait en peinture dans La Tempête de Giorgione où se conjuguent à la fois la menace du ciel et la tendresse des personnages. Époustouflant.
Plus « conforme »  la marche au supplice, préparée par le final du mouvement précédent, notamment aux percussions , où la tension dramatique est à son comble, avec une alliance des cuivres et des cordes plus graves (altos, violoncelles, contrebasses), et l’intervention phénoménale des bassons : tous les instruments émergent, chaque pupitre est entendu, dans un rythme jamais pesant (ça l’est quelquefois chez d’autres chefs) .  Même dans ce mouvement fort, quelquefois chaotique, domine la fluidité du son. Incroyable.
Évidemment, le mouvement le plus libre, le plus inventif est le songe d’une nuit de Sabbat, sorte de version symphonique démoniaque de la Grande aux Loups du Freischütz de Weber. Comme pour son Parsifal où il avait demandé de gigantesques cloches orientales pour les scènes du Graal, on remarque immédiatement que le son dès le départ va être rythmé par les « vraies » cloches (impressionnantes) qui sonnent le Sabbat. Jeu de sons et de dissonances (notamment à la flûte et au piccolo, très sollicités, et surprenants – déjà à Lucerne !-) Abbado ose tout pour mettre en exergue les extrêmes possibles du son (même les trombones apparaissent “autres” !) pour composer une danse fantastique et macabre, une sorte de sarabande glaçante : c’est littéralement phénoménal et l’ensemble de l’orchestre compose une sorte de danse sonore qu’on perçoit même dans les mouvements des corps, Chiara Tonelli dressée, hypertendue, sur sa flûte, Guy Braunstein complètement engagé, désarticulé autour de son violon, les altos en vagues successives tempétueuses : tout l’orchestre se fait métaphore de la musique, et nous la fait lire. Sublime.
Comment s’étonner du hurlement de la salle qui se dresse, debout, dès le deuxième rappel. Et qui pendant une quinzaine de minutes, frappe en rythme pour voir apparaître et réapparaître le maître, épuisé sans doute de tant d’engagement. Un concert événement, où les musiciens nous ont stupéfié, ils ont donné à leurs dires même ce qu’ils ne croyaient pas possible de donner. Tout ce que touche Abbado devient Or, et il réussit à créer dans le groupe cette attente, cette émulation qui va au-delà de la simple exécution et qui fait naître l’alchimie musicale. Abbado est la pierre philosophale de la musique.
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TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: OBERTO CONTE DI SAN BONIFACIO de Giuseppe VERDI, le 2 MAI 2013 (Dir.mus: Riccardo FRIZZA, Ms en scène: Mario MARTONE)

Acte I, sc I: la bande de Riccardo ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Au départ, c’est plutôt une bonne idée que de proposer cet opéra premier du parcours verdien, très peu représenté à la Scala, pour la dernière fois en 2002  (Production Pier’Alli venue de Macerata), avec les jeunes de l’académie, mais il faut remonter à 1951 pour trouver une production “lourde” dirigée par Franco Capuana avec Ebe Stignani, Maria Caniglia, Tancredi Pasero. Je trouve qu’en effet en cette année Verdi, les programmateurs italiens auraient pu faire quelqu’effort d’imagination plutôt que proposer des Traviata (la Scala ouvrira par là sa saison prochaine) ou des Rigoletto: il faut aller en Allemagne pour trouver des Trovatore, et où sont Jérusalem, I Lombardi, Ernani, Attila, Il Corsaro, I Masnadieri, Giovanna d’Arco, La Battaglia di Legnano et le reste?
Si en Italie l’imagination était au pouvoir en cette année Verdi qui est quand même un symbole fort de ce pays tant aimé, on aurait pu penser que se construise un parcours Verdi au moins autour de la plaine du Po où  en s’alliant aux autres chaque théâtre (allez disons Scala, Regio de Turin, Comunale de Bologne, Maggio Musicale Fiorentino, Fenice, Regio de Parme et bien sûr Bussetto) aurait pu proposer un/des opéras différents, où l’on aurait ainsi pu voir en circuit tous les opéras (28 sans les refontes) du maître en version scénique ou même parfois concertante: cela faisait en moyenne 4 productions par théâtre et pouvait pour certains constituer la saison. Mais non, les théâtres ont préféré proposer leur Don Carlo (sans moyens à Florence et donc en version concertante comme si on ne pouvait  proposer en ces temps de disette que des nouvelles productions ou des versions concertantes et qu’on ne pouvait rien reprendre) ou leur nième Traviata ou Rigoletto. Platitude, manque de courage artistique, sûrement aussi peur de ne pas trouver de chanteurs disposés à apprendre des rôles rares (c’était aussi ce qu’on disait pour éviter de représenter le Don Carlos en français naguère) manque surtout d’audace et d’imagination; il est désolant que l’argent public à disposition de la culture ne soit pas mieux utilisé par ceux à qui on le confie… alors saluons au moins pour ces raisons cet Oberto, conte di San Bonifacio, premier opéra de Verdi, créé en novembre 1839 à la Scala.
Saluons, et reconnaissons que l’œuvre est loin d’être passionnante, un livret faible (une femme trahie et son père exilé reviennent pour demander des comptes au séducteur et trouvent une alliée dans la future épouse du méchant ingrat, sur fond de luttes féodales entre familles), une musique alerte, mais sans grande imagination mélodique (sauf à de rares moments, essentiellement au second acte), bref, un ensemble en soi un peu ennuyeux. Il faut un metteur en scène inspiré, un chef dynamique, une équipe de chanteurs exceptionnels pour pouvoir espérer passer sans sommeil les 2h40 de spectacle.
Et là encore, malgré un plateau très correct pour défendre l’œuvre, la mise en scène totalement ratée de Mario Martone et la direction plate et sans feu de Riccardo Frizza ne soutiennent pas une distribution très honorable qui ne peut porter à elle seule la soirée.
Mario Martone n’est pas un metteur en scène médiocre et son idée de départ est cohérente. Dans un Moyen âge en proie aux luttes sanglantes entre clans, entre familles ennemies, il voit une sorte d’Italie éternelle qui reproduit aujourd’hui à travers les luttes et alliances alternées des familles mafieuses (les fameuses “cosche”) un modèle médiéval. “Moyen âge notre contemporain” titre-t-il dans le programme de salle.  De fait, et nous aurons peut-être l’occasion de le développer ailleurs, l’homo italicus est fortement marqué par l’appartenance à une zone, à une région, à une ville, à un clan et les organisations de tifosi autour du football, ou même dans la musique (mutiani/abbadiani ou callassiani/tebaldiani) montrent que la culture de réseau et de clan est fortement enracinée dans le pays. Alors, pourquoi ne pas lire Oberto, qui évoque les luttes intestines au cœur du Veneto (autour de Bassano, dominé par Ezzelino da Romano). Le jeune comte Riccardo di Salinguerra (ténor) veut épouser par ambition la soeur d’Ezzelino, Cunizza (mezzo), un personnage que Dante évoque dans Le paradis de la Divine Comédie; mais il a promis sa main à Leonora (soprano), qu’il a ainsi trahie,  fille d’Oberto, comte de San Bonifacio (basse) exilé parce qu’il est opposé à Ezzelino . Oberto l’a appris et se trouve non seulement en exil, mais déshonoré.Père et fille (séparés: Oberto l’a chassée) se retrouvent à la veille du mariage de Riccardo et Cunizza pour demander des comptes à Riccardo et le contraindre à révéler sa duplicité. Cunizza apprenant cette trahison prend fait et cause pour Eleonora et veut elle-aussi contraindre Riccardo à se dévoiler, et même à rendre son honneur à Leonora en l’épousant (c’est rare les mezzos sympas chez Verdi!). Mais un duel entre le jeune Riccardo et le vieil Oberto finira mal pour Oberto, Leonora se sentant cause de ce naufrage se retirera dans un couvent et Riccardo partira en exil demandant pardon à Leonora et lui offrant de nouveau sa main.
Un seul mort, ce qui est rare, et deux femmes alliées, ce qui l’est encore plus. Et aussi une singulière ressemblance indirecte avec le Don Giovanni de Mozart, une fille déshonorée, un père tué en duel par le séducteur, une alliance entre les deux femmes trahies (ici Leonora Cunizza, là Anna/Elvira) tout cela nous rappelle quel intérêt portait le jeune Verdi à l’opéra de Mozart.
Mario Martone n’est pas un metteur en scène médiocre; et son idée de départ n’est pas absurde. Les transpositions sont fréquentes aujourd’hui (voir le Rigoletto  mis en scène par Michael Meyer au MET, transposé à Las Vegas  ou celui de Jonathan Miller à l’ENO, transposé dans le monde mafieux de Little Italy). Dans le cas d’Oberto, soit par la pauvreté du livret, soit par les costumes -mini jupes, talons surélevés, blousons etc- mal adaptés, soit par les situations mal construites, cela ne fonctionne jamais, et frise le ridicule. Non seulement cela ne fonctionne jamais, mais en plus n’ajoute rien au livret, rien à l’histoire, rien aux personnages et même le message de la mise en scène ne réussit pas à s’imposer, jamais. Il n’y a pas d’ange noir totalement méchant, même Riccardo garde une certaine noblesse; et au total, le voir comme chef de clan d’aujourd’hui ne tient pas la route, il ne rentre pas dans le costume.
L’entrée du chœur (la bande de Riccardo) avec les cadavres tout frais qu’on jette au milieu de la scène est un peu excessif, comme une sorte de bande dessinée pour adultes, la mort d’ Oberto, dont on apporte le cadavre à la fin dans un coffre de BMW poussiéreuse (cela rappelle le Rigoletto de Mayer où Rigoletto découvre le corps de Gilda dans un coffre de voiture) au delà du cliché, ne contribue en rien  non plus à la clarté du livret. Quant aux sacs à main, aux pistolets, aux mitraillettes, on dirait du film à trois sous.

Leonora(Maria Agresta) et Oberto (Michele Pertusi) ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Et fallait-il mettre Leonora enceinte pour montrer l’effet physique du déshonneur: son entrée en minirobe, enceinte,  blouson de cuir et gros sac est d’une singulière vulgarité, en contradiction forte avec le livret.
Il ne s’agit pas de scènes mal ficelées, mais d’un ensemble qui jamais ne se met en cohérence. C’est vraiment regrettable d’autant que le spectacle est bien réalisé dans un  beau décor double très réaliste (cinématographique) de Sergio Tramonti:

Al Pacino, Scarface dans le décor qui inspire la production scaligère

un salon de villa très inspiré du décor de Scarface de Brian de Palma avec Al Pacino (1983) et un terrain vague sur fond d’immeubles et de grues, avec une voiture retournée qui a probablement chuté d’une falaise voisine. Tout cela pour rien, pour distiller de l’ennui, du sourire, de la désolation.
Dans la fosse, Riccardo Frizza, qui dirige souvent du Bel Canto, du Rossini,  aborde Oberto dans une direction sans sève, sans couleur, ou plutôt monocolore et monotone, n’arrivant pas à moduler, à “concertare”, c’est à dire à construire des niveaux de lecture, à différencier, à faire ressortir les moments instrumentaux intéressants, tout est pris sur le même niveau mezzo forte, aucun accent, aucun soin à vraiment accompagner les chanteurs pour créer de la variété et de la couleur. L’ouverture avec ses cuivres tonitruants, est le modèle à ne pas reproduire, on comprend d’emblée qu’on va dans fosse s’ennuyer ferme aussi. Alors, même si c’est techniquement au point, il n’y rien qui aille au-delà, rien qui ressemble de près ou de loin à une intention interprétative. Frizza n’aide pas à faire aimer l’œuvre: il aurait plutôt tendance à l’enfoncer.
Reste le plateau. Les chanteurs réunis, au moins, savent chanter, sont techniquement au point, et il n’y a pas à reprocher de faute de style, de vulgarités, de fautes de goût. C’est beaucoup par les temps qui courent et on ne saurait que le saluer vivement: ils remportent un bon succès, et applaudissons-les.
Toutefois, sont-ils les artistes idoines pour cette œuvre?

Cunizza(Sonia Ganassi) et Riccardo (Fabio Sartori) ©Marco Brescia & Rudy Amisano

Sonia Ganassi, qui excelle dans les rôles rossiniens, s’est lancée dans les grands mezzos verdiens (Eboli!); elle a une technique, elle sait chanter, mais elle n’a ni l’ampleur, ni la puissance, ni même la présence vocale des grands mezzos verdiens. Cela reste un chant “contenu” et contrôlé, mais nettement sous-dimensionné pour ce genre de rôle.
Maria Agresta, dont on fait grand cas en ce moment, est un soprano lyrique, elle devrait le rester; et ne pas essayer de se lancer dans la classe au-dessus, le lirico spinto. Certes, elle lance ses aigus, mais on la sent à la limite, sans les réserves nécessaires. Non que la voix soit petite, mais elle plus à l’aise dans des rôles plus lyriques comme l’Amelia de Simon Boccanegra (qu’elle a chantée à Rome avec succès). Il reste, reconnaissons-le, que la prestation est très honorable, le registre central très intense, les cadences réussies, et une scène finale très forte et très bien menée. De toute manière, c’est une artiste qui si elle n’est pas détruite par les agents italiens (leur grande spécialité), doit être suivie avec attention.
Fabio Sartori est un de ces ténors mal aimés des mélomanes et lyricomanes; pourtant, c’est un des rares ténors à l’aise dans plusieurs répertoires (il chante aussi bien Don Carlo que Gabriele Adorno), la voix est claire, bien timbrée, la technique solide, le contrôle impeccable et les aigus la plupart du temps garantis. Seulement, malgré un sens marqué du phrasé, il reste assez étranger à ce qu’il chante, peu de coloration, peu de modulations, peu d’interprétation. Bref un chant bien dominé mais pas passionnant, jamais émouvant. Il reste que dans cette production il se défend.
Notons au passage les courts moments d’intervention de l’Imelda de José Maria Lo Monaco, la Carmen de Lyon l’an dernier (Olivier Py), voix de mezzo sombre, bien marquée, et intéressons-nous pour finir à Michel Pertusi, la basse rossinienne bien connue, aux qualités de phrasé et de diction marquées, qui semble moins à l’aise dans ce rôle. Une interprétation un peu monotone, une tendance à tout chanter de la même façon, une voix encore marquante, mais fatiguée dans les aigus (air ei tarda ancor de l’acte II).
Il y a eu néanmoins de très beaux moments, dont le plus beau est le duo Cunizza/Leonora du second acte (scène I bis) , un duo écarté par Verdi pendant les trois premières reprises de l’opéra (de 1839 à 1841), et qu’on a redécouvert il y a une quarantaine d’années. C’est une excellente idée que de le reproposer, d’abord parce qu’il convient à nos deux chanteuses, avec sa couleur bellinienne, son registre central qui sied à ces deux voix, qu’on sent à l’aise et un des moments les plus mélodiques et les plus émouvants de la soirée. Autre moment assez marquant, la scène finale, fluide, intense, avec une Maria Agresta vraiment impliquée et une émouvante Sonia Ganassi: une des scènes les mieux réglées de l’ensemble et pour une fois l’orchestre sonne présent.
On va sans doute m’accuser de faire le difficile, mais c’est Verdi qui est difficile, plus difficile que Wagner où il est toujours possible de se cacher derrière l’orchestre ou derrière une diction impeccable d’un long monologue: aujourd’hui chantent encore des Gurnemanz qui n’ont plus d’âge. Rien de tel chez Verdi, qui est toujours à risque, toujours à découvert, toujours sans filet. Un seul défaut mineur et toute la tension et toute l’émotion s’écroulent; cette perfection où conditionnent toute représentation verdienne tout à la fois chant, phrasé, technique, interprétation scénique, et surtout humanité, une humanité incroyablement présente, toujours déterminante qui doit colorer sans cesse la mécanique du chant,  est aujourd’hui bien difficile à obtenir car elle demande du temps, de l’application, du travail, un très long travail de maturation: Verdi parle moins aujourd’hui:  il est trop difficile pour les chanteurs (et pour les chefs! quel chef aujourd’hui nous raconte-t-il Verdi?), et il est trop humain pour nous.
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Scène finale ©Marco Brescia & Rudy Amisano

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013: MACBETH de Giuseppe VERDI le 9 AVRIL 2013 (Dir.mus: Valery GERGIEV; Ms en scène Giorgio BARBERIO-CORSETTI)

Les sorcières ©Brescia et Amisano

 

Les images du spectacle sont celles de la distribution A (Lucrezia Garcia, Franco Vassallo, Stephan Kocan)

La nouvelle production du Macbeth de Verdi à la Scala pose à nouveau la question de l’identité de ce théâtre et des relations avec son (ou ses) public(s).
Il n’était pas absurde de proposer une nouvelle production d’une œuvre qui a fait les beaux soirs de ce théâtre depuis des dizaines d’années (il suffit de voir la liste des chefs et des Lady Macbeth qui se sont succédé depuis 50 ans) , en proposant cette année la version originale de 1847. D’autant que la dernière production de Graham Vick a été affichée de 1997 à 2008 et qu’elle n’est pas l’une des plus réussies de ce metteur en scène. En proposant à Giorgio Barberio-Corsetti de mettre l’œuvre en scène, Stéphane Lissner appelle l’un des metteurs en scènes en vue de la scène italienne, assez populaire à l’étranger. En appelant Valery Gergiev, il s’assure un chef de premier plan (encore qu’il ne convainque pas toujours dans Verdi), et il compose une distribution faite d’artistes plutôt jeunes, en s’appuyant sur la génération « émergente », cast A comme cast B et donne enfin à un chanteur italien dans la force de l’âge le rôle-titre, marqué à jamais par Piero Cappuccilli. Pas de soprano italien depuis des lustres (sauf en cast B Paoletta Marrocu) pour Lady Macbeth (Maria Callas, Birgit Nilsson, Shirley Verrett, Ghena Dimitrova, Maria Guleghina) et donc pas d’exception à la règle : Lucrezia Garcia (vénézuélienne) alternant avec Tatiana Serjan (russe) .

Le cast A affichait des chanteurs qui ont accédé récemment à la gloire internationale, Stefano Secco pour Macduff, Stefan Kocan la basse slovaque, Franco Vassallo peut-être plus connu dans ses rôles rossiniens que verdiens. Lucrezia Garcia est peut-être plus hasardeuse dans Lady Macbeth : on aurait pu afficher une artiste plus affirmée pour un rôle redoutable entre tous, encore fallait-il qu’il y en eût. Car beaucoup de chanteuses ont circulé récemment dans la Lady , mais jamais convaincantes Iano Tamar (Lyon, Berlin), Nadja Michael (Munich), Jennifer Larmore (Genève), Paoletta Marrocu (Zürich), Erika Sunnegårdh (Vienne). Il faudra donc attendre…
L’accueil violemment négatif qui a accueilli la production lors de la première pose aussi la question du public de la Scala. Le directeur d ‘un très grand opéra me disait qu’il n’accepterait jamais de diriger la Scala à cause de son public. Un public à la fois conservateur, peu éduqué à l’opéra et à ses évolutions (les représentations d’opéra du XXème sont, à de rares exceptions près, beaucoup plus difficiles à remplir), dont une partie des fans de lyrique du poulailler (“Loggione”) se pose systématiquement en gardien du temple (quel temple d’ailleurs?)  en huant toute nouvelle production du répertoire italien et notamment verdien ou puccinien. Un public souvent peu sympathique ou peu disponible. En cela, il a plutôt évolué en mal. Même si j’ai plusieurs fois souligné la crise du chant italien et les difficultés de la Scala à afficher des succès dans le répertoire verdien.
Cette année, après des Wagner globalement réussis (triomphe de Lohengrin et  succès d’estime du Vaisseau fantôme), un immense succès pour Falstaff (Harding-Carsen), un Nabucco en demi-teinte (Luisotti-D.Abbado), voilà un Macbeth très mal accueilli (Gergiev) qui n’en demandait pas tant. Fallait-il renoncer à ce titre parce qu’aucun théâtre n’est en capacité d’afficher une distribution aujourd’hui qui puisse égaler celles du passé, dans ce théâtre et ailleurs? Il faudrait alors renoncer à la moitié sinon plus du répertoire verdien. Depuis la période Claudio Abbado (1968-1986) et Paolo Grassi, et malgré les efforts de certains des successeurs (Cesare Mazzonis), les différentes administrations de la Scala n’ont pas vraiment réussi à “éduquer” un public devenu au fil des ans plus “touristique”, plus conservateur, moins ouvert à la modernité. Certes, les années Lissner ont un peu corrigé le tir au niveau des productions, mais elles ont été plus soucieuses de l’effet immédiat que d’un travail très approfondi au niveau de l’éducation des jeunes et du public, pour lui faire accepter autre chose que du standard de luxe. La caractéristique de la politique Abbado était assez claire. Le directeur musical avait pour objectif de préparer et orchestre et public à des répertoires nouveaux et la stratégie portait plus sur les concerts symphoniques de la fameuse “saison symphonique” d’automne que sur les opéras. Abbado ne dirigeait pas plus que deux ou trois productions par an, mais était largement présents sur les concerts. La saison symphonique a disparu, et Milan est une ville indigente en matière de concerts. Les abonnements populaires (abonnements “ouvriers”) disparus, les concerts symphoniques, disparus si l’on excepte les quelques concerts du Philharmonique de la Scala, les concerts réguliers de solistes, disparus (sauf les concerts de chant). C’est à un travail approfondi avec un directeur musical qui soit aussi un (ré)organisateur (une sorte de Generalmusikdirektor à l’allemande) qu’il faudrait soumettre la musique à Milan. Ainsi, lors de ce Macbeth qui voisinait avec l’ouverture d’une de ces foires milanaises qui attirent les affaires, le public était largement international, particulièrement slavophone, comme il y a quelques années ces japonais qui venaient pour un acte dans une loge louée par une agence de tourisme  prendre une photo et partir. A la Scala, on vient quelquefois pour l’opéra, souvent pour la Scala et y être, ou pour se retrouver entre soi, comme dans n’importe quel théâtre municipal de province. Objet touristique plutôt que culturel, la Scala risque bien d’y perdre son âme (je crains EXPO 2015) , si ce n’est déjà fait.
Dans ce contexte, une minime partie du public s’est bruyamment radicalisée (à trois ou quatre bien placés dans la salle, on peut largement créer une bronca mémorable!). Même si le public mélomane et averti n’est toujours qu’une minorité dans une salle d’opéra, c’est lui qui “fait” la salle, c’est lui la mémoire du théâtre, c’est lui la racine. Rappelons ce que disait Paolo Grassi, légendaire directeur du Piccolo Teatro avec Strehler, puis sovrintendente de la Scala: “La Scala est un chêne dont les racines sont au poulailler”. Et dans la nourriture italienne offerte à ce public, il y a bien peu de sources de satisfactions. Les productions verdiennes restent pâles.

Shirley Verrett, Lady Macbeth de Strehler/Abbado

Prenons l’histoire récente scaligère de Macbeth: la production de Strehler (qu’on peut voir encore puisqu’il en existe un enregistrement TV) fut une référence. Je l’ai vue non à la création, mais en 1985, sans Shirley Verrett mais avec Ghena Dimitrova, Piero Cappuccilli, Nicolai Ghiaurov, Claudio Abbado. Ce fut  une pierre miliaire de mon parcours.Pourquoi n’en avoir point fait une sorte de référence maison, comme la Bohème de Zeffirelli. Graham Vick(1997) et aujourd’hui Barberio-Corsetti (2013) n’apportent rien de plus, et je dirais même sont en retrait par rapport à cette production de 1975. Ce sont des productions comme disent les italiens ” d’ordinaria amministrazione”.
La production de Giorgio Barberio-Corsetti ne mérite absolument pas les huées qu’elle a reçues, ni les horreurs qu’on a débitées à son endroit. C’est un travail honnête, avec quelques jolis moments, dans un espace scénique organisé en deux façades nues sur lequel sont projetées des vidéos

Les dictateurs en fond de scène ©Brescia et Amisano

(sang, photos de dictateurs – Staline et Hitler – entre autres) dans un temps indéterminé plutôt contemporain (des années 30 aux années 2000). Les deux façades tournent sur elles mêmes pour laisser voir des espaces intérieurs structurés par des escaliers. Les sorcières sont vues comme un groupe de clochardes et leurs interventions sont ponctuées de chorégraphies quelquefois acrobatiques (de Raphaëlle Boitel) ou ratées (la forêt de Birnam). le couple Macbeth/Lady Macbeth apparaît dès de départ comme isolé, mais si le propos est à peu près semblable, rien à voir avec la vision décapante de Dimitri Tcherniakov à Paris où le couple renvoyait clairement au couple Ceaucescu, donnant à Macbeth une couleur très actuelle et très lisible par le public. Rien de si clair ici, même si le travail sur la dérive du pouvoir est ici évident et presque obligatoire et si l’idée d’un processus qui dépasse l’histoire et le temps est rendue, on reste quand même sur sa faim: tout cela est bien timide (pensons à la radicalité d’un Van Hove à Lyon plaçant Macbeth à Wall Street et faisant du peuple révolté les indignados d’aujourd’hui). C’est bien timide et c’est confus parce que cela part dans toutes les directions, idéologique, psychanalytique, irrationnel sans véritablement s’engager dans un propos clair et vraiment lisible: il reste que tout cela ne dérange pas, ne devrait pas déranger un public d’opéra du XXIème siècle. Visiblement, le public de la Scala ou du moins certains de ces éléments n’a pas encore atteint l’âge mûr ou n’a pas encore les références suffisantes pour supporter cette timide (et fausse) modernité.

Lucrezia Garcia ©Brescia et Amisano

On a dit aussi pis que pendre de la distribution A et de la direction de Valery Gergiev. Je ne peux me prononcer puisque j’ai vu la distribution B, composée de chanteurs en général plutôt jeunes et plutôt prometteurs. Tatiana Serjan (Lady Macbeth) fait partie des valeurs confirmées et écume les scènes italiennes (elle refera Lady Macbeth au prochain Mai Musical Florentin, en alternance avec Raffaella Angeletti); sa Lady est solide,  intense, elle a l’étendue du registre, les aigus redoutables (dont le dernier, le fameux contre ré bémol) et réussit une composition et musicale, et scénique qui impose le respect; son brindisi (si colmi il calice) s’impose du point de vue musical, même si le souvenir du personnage de  Jennifer Larmore à Genève reste très présent en dépit des incertitudes du chant. Elle remporte avec justice un beau succès et fait sans nul doute partie des chanteuses qui tiennent le rôle et le défendent avec vigueur. Certes, la diction n’est pas trop claire, mais dans l’ensemble, rien de notable à redire sur la prestation.

©Brescia et Amisano

Le Macbeth de Vitalyi Bilyy (formé à Odessa, en Ukraine) a un timbre juvénile, chaleureux, coloré, sa diction est acceptable, même si la couleur n’est pas suffisamment italienne. Stylistiquement cela gène, malgré un très joli phrasé qui montre un sens du chant et même du bel canto. Le chant et l’expression sont intenses, les aigus présents, même si insuffisamment projetés: seul le volume reste insuffisant, surtout dans une salle telle que la Scala et il est obligé de forcer dans les grands monologues. Indéniablement, dans une salle plus petite (Fenice, Pergola, Bologne) son Macbeth passerait mieux. Cela reste très honorable.  Adrian Sampetrean (Banquo), d’origine roumaine, a un peu le même problème de volume. C’est une voix bien posée, au timbre plutôt clair pour une basse, à la diction impeccable, parfaitement compréhensible. Il lui manque un peu de profondeur et de volume pour s’imposer (dans les Banquo récents, je reste sur la magnifique impression produite à Genève par Christian Van Horn). Mais là aussi, la prestation est honorable.
Le succès public vient des deux ténors, Macduff (Wookyung Kim) et Malcolm (Antonio Coriano). Wookyung Kim remporte un triomphe à l’issu de son air O figli o figli miei… Ah, la paterna mano, voix claire, ronde, phrasé impeccable, tension, mélancolie, qualité interprétative, une voix à suivre, tandis que le jeune Antonio Coriano en Malcolm montre dans ses brèves interventions vaillance,  justesse, et prise sur le public, un ténor italien à suivre lui-aussi. Actuellement, il est le Malcolm des scènes italiennes (Florence, Milan, Rome).

La forêt de Birnam ©Brescia et Amisano

Le chœur est évidemment sans reproche, tant au niveau du volume, du phrasé que de l’intensité dans le final de lacte I (Schiudi, inferno, la bocca) ou le très fameux patria oppressa à l’acte IV, un grand moment d’émotion, musicale encore que la mise en scène (distribution de la soupe au peuple) soit un peu anecdotique: Christof Loy (oui…oui)avait fait beaucoup mieux à Genève.
Je nourris suffisamment de préventions envers Valery Gergiev pour souligner cette fois que son travail de direction et de “concertazione” m’est apparu en place, précis, attentif, notamment dans la deuxième partie, avec un magnifique Acte IV. J’ai plus de réserves sur le début, rapide, superficiel, sans âme, avec des notes en place mais une musicalité absente. Peu à peu s’impose un rythme et une respiration. Même si je continue à penser que Gergiev n’est pas un chef pour Verdi, il a une énergie et une vitalité qui manquent à bien d’autres. Au final, et malgré un début très discutable, c’est plutôt une bonne surprise.
On aura compris que si rien n’est totalement exceptionnel dans ce Macbeth, rien n’est non plus scandaleux, absolument rien.  Une représentation honorable qui témoigne de l’état médiocre du grand chant verdien aujourd’hui.  La soirée passa agréablement même si on est loin des étoiles, loin du Capitole, mais pas si près non plus de la Roche Tarpéienne.[wpsr_facebook]

Stephan Kocan, Franco Vassallo, Lucrezia Garcia (Cast A), apprition du spectre ©Brescia et Amisano

LICEU BARCELONA et TEATRO REAL MADRID 2013-2014: LES NOUVELLES SAISONS

Voici deux théâtres qui cherchent, chacun conformément à sa tradition, à affronter la crise économique qui sévit en Espagne et qui atteint évidemment de plein fouet les institutions culturelles, bouches dites inutiles qui sont partout les premières à souffrir des contractions budgétaires.

Gran teatre del Liceu

Le Liceu de Barcelone est le grand théâtre de tradition en Catalogne, où l’incendie de 1994 a provoqué une réaction émotionnelle aussi forte sinon plus que celui de la Fenice. On peut même affirmer qu’il a été le théâtre de référence de toute l’Espagne pendant très longtemps: aujourd’hui, cela se relativise puisque  que  le paysage lyrique s’est enrichi ces quinze ou vingt dernières années par l’apparition de nouveaux lieux pour le lyrique, le Palau de les Arts de Valence, la Maestranza à Séville et bien sûr le Teatro Real de Madrid, enfin restauré (les saisons avaient lieu auparavant au théâtre de la Zarzuela). Il y a en Espagne une vraie tradition lyrique et les pays de langue espagnole (européens ou sud américains) et catalane ont fourni à l’art lyrique de très nombreux chanteurs ( des ténors, des sopranos, des mezzos) qui comptent tous parmi les plus grands de l’histoire du chant, Jaime Aragall, José Carreras, Alfredo Kraus, Teresa Berganza, Montserrat Caballé, Placido Domingo, et aujourd’hui Marcelo Alvarez, Juan Diego Florez, à un moindre degré Vivica Genaux. Cette tradition vivace, on la lit dans une programmation du Liceu, qui donne traditionnellement beaucoup d’importance aux voix et aux chanteurs, même si ces dernières années, le répertoire s’est largement diversifié et ouvert, grâce à des directeurs musicaux liés à l’aire germanique comme Bertrand de Billy, Sebastian Weigle ou Michael Boder, plus autochtone maintenant avec l’excellent Josep Pons.
La saison d’opéra va commencer par quatre séries de deux concerts retraçant le parcours de Verdi, et présentant des extraits d’une large palette de ses œuvres, l’orchestre étant dirigé par Karel Mark Chichon. L’ensemble des chanteurs invités n’annonce pas de soirées échevelées, on reste dans la grande série (Nucci, Mosuc et Rancatore mis à part dans les deux premiers programmes), une grande série sans grand intérêt (Rachele Stanisci et Carlos Ventre par exemple ne font pas frémir les foules). Une manière de remplir les premiers mois du dernier trimestre 2013 sans productions (sans doute pour raisons financières), puisque le premier spectacle,  Agrippina de Haendel est affiché en Novembre, dans une production de David Mc Vicar et dirigé par Harry Bicket. La distribution en est très intéressante puisqu’on y lit les noms de Sarah Connolly, Danielle de Niese, Franz Josef Selig et Dominique Visse.
Plus généralement, la saison du Liceu même réduite, essaie d’être variée, un opéra baroque en novembre (Agrippina), un opéra français en décembre (Cendrillon), un opéra pour le jeunesse (Cosi’ FUN Tutte) en février, un opéra de bel canto en janvier-février(La Sonnambula), un opéra de Puccini en mars (Tosca), une rareté du répertoire russe en avril (La légende de la cité invisible de Kitège) un opéra de Wagner en mai-juin (Die Walküre),  , et en juin-juillet  un appariement entre Suor Angelica de Puccini et Il prigioniero de Dallapicola qu’on commence à voir sur de nombreuses scènes et une version de concert (pour deux soirées) de l’Atlàntida de Manuel de Falla en novembre 2013.
Ainsi, une saison qui part de novembre, avec un opéra par mois, et des représentations en nombre impliquant deux voire trois (Tosca) distributions. Des choix assez sages, mais loin d’être dépourvus d’intérêt.
Les productions sont soignées, et les distributions 1 ou 2 sont assez équilibrées: la nouvelle production de Cendrillon est signée Laurent Pelly (en coproduction avec Covent Garden, La Monnaie et Lille) et dirigée par Andrew Davis, les distributions affichent pour l’une Joyce Di Donato, Ewa Podles, Laurent Naouri, Annick Massis et pour l’autre Karine Deshayes, Eglise Gutierrez, Doris Lamprecht, Marc Barrard. Pour les amateurs de Massenet, c’est plutôt un beau cadeau. Celle de La Sonnambula affiche Diana Damrau et Juan Diego Florez, une distribution 1 difficile à égaler, même avec Patrizia Ciofi en distribution 2. La production est celle de Marco Arturo Marelli, vue à Paris avec Dessay, et l’orchestre est dirigé par Daniel Oren. Même avec Florez et Damrau, cette production ne vaut peut-être pas le passage des Pyrénées. En mars trois Tosca, Sondra Radvanovsky, Martina Serafin et Fiorenza Cedolins alterneront avec des Scarpia (dont Ambrogio Maestri) et Mario divers  (dont Jorge De Leon): des trois Tosca, seule Radvanovsky me paraît digne d’intérêt, la direction d’orchestre est confiée  à Paolo Carignani, la mise en scène à un décorateur assez intéressant, le catalan Paco Azorin. 15 représentations d’un spectacle fait pour remplir les caisses, Tosca attirant de toute manière les foules.
La fin de la saison, d’avril à juillet me paraît beaucoup plus digne d’intérêt avec d’abord La Légende de la Cité invisible de Kitège de Rimsky Korsakov (quand j’étais jeune, on parlait de Parsifal russe…) dans une mise en scène de Dmitri Tcherniakov, en coproduction avec De Nederlandse Opera d’Amsterdam  et la Scala de Milan, dirigée par Josep Pons, avec une distribution respectable (Vladimir Ognovenko, Margarita Nekrasova etc…) qui vaudra à l’évidence un voyage (5 représentations en avril) . Peut-être aussi la Walkyrie qui suivra, venue de Cologne (Mise en scène Robert Carsen: le public du Liceu voit cette saison Das Rheingold) avec deux distributions solides, Irene Theorin, Anja Kampe, Klaus Florian Vogt, Albert Dohmen, Mihoko Fujimura pour la première et Katherine Forster, Eva Maria Westbroeck, Franck van Aken (“Monsieur Westbroek” à la ville)  Greer Grimsley, et Katarina Karneus. Les deux dames de la seconde, venues directement du cast de Bayreuth 2013 m’attirent presque plus que la première malgré Vogt en Siegmund. La direction musicale est assurée par Josep Pons, chef de qualité peu connu à l’extérieur de l’Espagne. Enfin en juin/juillet, un de ces couples d’opéra inattendus, Il Prigioniero de Dallapicola (une création pour le Liceu) et Suor Angelica de Puccini, en coproduction avec le Teatro Real de Madrid, dans une production de Lluis Pasqual et des décors de Paco Azorin, avec des chanteurs plus que respectables, Dolora Zajick, Jeanne-Michèle Charbonnet, Barbara Frittoli, Evguenyi Nikitin, Robert Brubaker. Un spectacle qui vaudrait un petit week end à Barcelone. On l’aura compris, le printemps 2014 pourrait être catalan, les trois derniers spectacles de la saison  présentent un intérêt non négligeable. Mais s’il n’en fallait qu’un, pour moi, ce serait La Légende de la Cité invisible de Kitège.

Teatro Real, Madrid

À Madrid, c’est encore Gérard Mortier qui règne (il a annoncé que si les subventions baissaient encore, il s’en irait) et qui cette année a dû renoncer pour raisons financières à Zauberflöte avec les Berliner et Simon Rattle (en coproduction avec Baden-Baden).
Et sa saison 2013-2014 est reconnaissable entre mille, par la présence au moins une fois de Cambreling au pupitre, et celle (entre autres) de Marthaler, Warlikowski, Sellars, Van Hove dans les metteurs en scène annoncés .
Il est incontestable que la saison est d’une grande tenue, d’une vraie intelligence, malgré les difficultés: c’est une vraie saison construite et composée, qui a du sens. Distributions de qualité, chefs reconnus et divers, metteurs en scène variés alliant classicisme et modernité: un joli équilibre qui donne envie d’aller à Madrid.
La saison s’ouvre en septembre sur un Barbiere di Siviglia  de répertoire, sans doute alimentaire, mis en scène par Emilio Sagi, dirigé par Tomas Hanus avec une double distribution honnête sans être transcendante (Korchak/Rocha, De Simone/Fardilha, Malfi/Durlovski, Cassi/Vassalo, Ulyanov/Lepore). En octobre, un opéra de Wolfgang Rihm, créé en 1992 à Hambourg, Die Eroberung von Mexico, dirigé par Alejo Perez et mis en scène par Pierre Audi, avec Nadja Michael, suivi en novembre par The Indian Queen de Purcell, coproduit avec l’opéra de Perm et donc dirigé par Teodor Currentzis, qui en est le directeur musical et qui pour l’occasion dirigera l’orchestre et le chœur de Perm. La mise en scène est de Peter Sellars, les décors sont de Gronk avec une distribution où l’on note la présence de Christophe Dumaux: il y a là tous les ingrédients d’un spectacle à voir; en outre une soirée de concert (18 novembre) sera dédiée à Dido and Aeneas, toujours de Purcell. Un mois Purcell fort digne d’intérêt tout comme le mois de décembre, qui verra une nouvelle production de L’Elisir d’amore de Donizetti dirigé par Marc Piollet, et mis en scène par Damiano Michieletto, coqueluche des scènes aujourd’hui, avec trois distributions d’ intérêt à peu près équivalent (Nino Machaize/Camilla Tilling/Eleonora Buratto, Celso Albelo/Ismael Jordi/Antonio Poli, Fabio Capitanucci/Gabriele Viviani et Erwin Schrott/Paolo Bordogna.
Belle distribution pour le spectacle suivant, désormais légendaire, Tristan und Isolde de Wagner dans la mise en scène de Peter Sellars et les vidéos de Bill Viola, dirigé par Teodor Currentzis (un choix surprenant mais pourquoi pas), avec  Robert Dean Smith, Violeta Urmana, Ekaterina Gubanova, Franz Josef Selig et Jukka Rasilainen. On le verra certes à Paris avec le même couple protagoniste, mais quand on aime on ne compte pas.
Suivra une création de Charles Wuorinen à partir d’un film qui a connu un certain succès, Brokeback Mountain, dans une mise en scène d’Ivo van Hove, dirigé par Titus Engel avec dans la distribution Tom Randle et Daniel Okulitch, mais aussi Jane Henschel. Pour Ivo van Hove, pour Jane Henschel, pour cette belle histoire triste d’avant le mariage pour tous, on pourra y aller.
Et le spectacle continue avec Alceste de Gluck, dans une production de Krzysztof Warlikowski (à qui l’on doit la fascinante Iphigénie en Tauride du Palais Garnier il y a quelques années) dirigée par l’excellent Ivor Bolton avec une distribution magnifique dominée par Anna-Caterina Antonacci (alternant avec Sofia Soloviy), Paul Groves alternant avec Tom Randle, et Willard White. À choisir entre Olivier Py à Paris et Warlikowski à Madrid, je choisirais Warlikowski.
Un autre Wagner dans la saison, Lohengrin, dirigé par Hartmut Haenchen et mis en scène par Lukas Hemleb dans une belle distribution double, mais également digne d’intérêt (Franz Hawlata/Goran Juric, Catherine Naglestad/Anne Schwanewilms, Christopher Ventris/Michael König, Deborah Polaski/Dolora Zajick, Thomas Johannes Mayer/Tomas Tomasson). Cela vaudrait le coup de le voir deux fois de suite (13 représentations en avril!).
En mai/juin, il ne faut manquer à aucun prix, Les Contes d’Hoffmann mis en scène par Christoph Marthaler. À chaque fois que Marthaler touche à Offenbach, c’est une bombe d’intelligence et de fantaisie (ou d’horreur, c’est selon): on se souvient de La Grande Duchesse de Gerolstein avec Anne Sofie von Otter à Bâle, on se souvient aussi de son extraordinaire Vie parisienne à la Volksbühne de Berlin. La distribution double là aussi affiche Anne Sofie von Otter en alternance avec Hannah Esther Minutillo, Eric Cutler alternant avec Jean-Noël Briend dans Hoffmann et l’excellent Vito Priante dans Lindorf/Coppelius/Dappertutto/Miracle.  Il faut y aller pour sûr! Et en mai et juin Madrid est si douce…
Si douce qu’on pourrait y rester pour écouter en version de concert I Vespri Siciliani, de Verdi avec Yonghoon Lee, Ferruccio Furlanetto, Julianna di Giacomo, mais surtout le chef James Conlon, qui devrait faire exploser l’orchestre dans cette œuvre que j’adore.
La dernière  des productions, Orphée et Eurydice de Gluck dans la mise en scène de Pina Bausch est connue des parisiens, est-ce une raison de ne pas aller réécouter Thomas Hengelbrock,  le chœur et l’ensemble Balthazar Neumann en juillet et les chanteurs Maria Riccarda Wesseling, Yun Jung Choi et Zoe Nicolaidou?
10 productions en version scénique, deux en version de concert, qui ont presque toutes un intérêt, qu’il soit musical ou scénique: une jolie composition de titres divers, qui peuvent attirer tous les publics. On reconnaît là la patte de Mortier, l’ouverture, l’intelligence, la curiosité, l’audace: sans nul doute on ira un moment ou l’autre à Madrid, cela le vaut bien!
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METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2012-2013: RIGOLETTO de Giuseppe VERDI le 16 Février 2013 (Dir.Mus: Michele MARIOTTI, Ms en scène: Michael MAYER) avec Diana DAMRAU

Questa o quella à Las Vegas ©Sara Krulwich/The New York Times

L’occasion faisant le larron, après le Parsifal d’hier, le MET affichait aujourd’hui à 13h (retransmission dans les cinémas oblige) sa précédente nouvelle production (28 janvier) de Rigoletto mise en scène de Michael Mayer qui a décoiffé la presse et le public parce qu’elle se passe en 1960 à Las Vegas. La distribution comprend Diana Damrau, Piotr Beczala et Zeljko Lucic, trois chanteurs très demandés aujourd’hui, stars ou en en voie de starisation pourrait-on dire.

Appelé par Peter Gelb, le metteur en scène Michael Mayer a transposé l’œuvre dans les années 1960 à Las Vegas au moment du Rat Pack (1): Gelb a un souci avec la moyenne d’âge des spectateurs du MET et veut y amener les jeunes (sont-ils passionnés par Las Vegas en 1960? C’est à voir), il cherche des metteurs en scènes décoiffants, venus du Musical.
La question de la mise en scène se pose fortement au MET, notamment depuis que Peter Gelb en a pris la direction. Celui-ci en effet voudrait amener au MET des metteurs en scène plus modernes, des visions plus contemporaines. Il connaît en même temps son public, assez conservateur, et voudrait en rajeunir la moyenne d’âge, qui a tendance à augmenter. Il doit en même temps retenir ce public, en gagner un autre, par des opérations de communication importantes et sans précédent. D’où des productions qui sont “modernes” mais pas trop, qui décoiffent sans déranger, qui font parler d’elles mais qui ne font pas fouetter un chat. On est loin du Regietheater à l’allemande même si Chéreau a fait son entrée au MET avec De la Maison des morts, de Janacek, coproduite par la Scala, Aix en Provence et le MET.

Implantation scénique Acte I scène 2 et 3 ©Ron Berard/Metropolitan Opera

C’est bien la question qui se pose à la vision de ce Rigoletto. Ce n’est pas la transposition de l’œuvre de Verdi qui fait problème:  j’ai rendu compte de la mise en scène de Jonathan Miller, à l’ENO, qui fonctionne parfaitement depuis 1982 et que j’ai vue en 2009:  cette mise en scène transpose Rigoletto dans Little Italy, au milieu des luttes de clans et des trafics divers. Au MET la transposition renvoie à une Amérique des plaisirs et des pouvoirs officiels et occultes, à un monde de paillettes où l’argent coule à flots de manière insouciante, où tout est facile, y compris le meurtre, où la limite entre le licite et l’illicite reste trouble, mais le parti pris ne va pas jusqu’au bout, n’a aucune valeur symbolique ni idéologique,  devient vite un décor plus qu’une ambiance, et tombe dans la facilité. Quand le Duc entame “questa o quella” entouré de “trucs en plumes” en nouveau Sinatra (micro etc..), c’est assez réussi, et on se dit que ça part bien. Quand Monterone arrive vêtu en sheikh arabe entouré de ses sbires pour prononcer sa malédiction, on note l’anachronisme, les sheikhs arabes n’étaient pas à l’époque réputés fréquenter les casinos et quand pour le moquer de lui Rigoletto se couvre du talit juif (sorte de châle de prière), on ne comprend plus: est-ce pour railler la situation actuelle? est-ce pour faire rire la salle ? Dans ce cas c’est réussi: la malédiction de Monterone (Robert Pomakov, très correct) tombe à plat au milieu des gloussements.

Rigoletto, Acte I ©Ken Howard/MET

Deuxième incohérence, plus grave: on ne comprend plus ce que fait Rigoletto dans cette galère; chez Miller, il était homme de main, âme damnée, et cela fonctionnait. Ici, est-il rabatteur? éminence grise? tous sont en costumes scintillants, il est en cardigan rouge ou vert genre employé de bureau un peu cheap ou en imperméable: homme de l’ombre, mais pourtant bien identifié au milieu des courtisans…la mise en scène  ne l’identifie pas et n’est pas claire, ce qui pour le rôle titre est quand même gênant.
En revanche dès qu’on laisse les ambiances de casino, cela fonctionne mieux, comme la scène entre Rigoletto et Gilda du premier acte, ou même la suivante avec le duc, la fraîcheur de Gilda (même si dans sa petite robe bleue et son imperméable de la même couleur, Diana Damrau a l’air d’une ménagère de moins de cinquante ans, dès qu’elle ouvre la bouche, c’est un monde de fraîcheur et de jeunesse qui s’exhale) donne une vraie couleur à ces scènes.

Acte II ©Sara Krulwich/The New York Times

L’acte II en revanche dans le salon du penthouse du Duc (statue au milieu, escalier qui descend au moins vers les toilettes, vu la manière dont les courtisans en remontent, lustres style MET tant ils imitent les lustres de la salle) avec toujours de chaque côté les tours qui abritent deux ascenseurs qu’on utilise beaucoup, c’est beaucoup moins clair et manque singulièrement d’organisation, avec un chœur et des figurants qui bougent de manière confuse, par exemple quand réapparaît venue du dessous (des toilettes?) Gilda. Si musicalement l’acte II fonctionne assez bien, scéniquement c’est le moins intéressant et le plus brouillon.

Acte II en répétitions La club de Sparafucile ©Ron Berard/Metropolitan Opera

L’acte III représente sur la droite le “club” très privé de Sparafucile et Maddalena, où évolue au lever de rideau une stripteaseuse seins à l’air (gloussements divers en salle) se lovant autour d’un pal avec force gestes sans équivoque (re gloussements), tandis que Maddalena et Sparafucile attendent les clients, et à gauche côté jardin une de ces “belles américaines” dont le coffre enfermera le corps agonisant de Gilda sur fond de néons qui en s’animant font faire les éclairs dans le ciel. Finalement c’est assez réussi, c’est peut-être le moment le plus réussi, par son ironie, par sa crudité (les jeux de Maddalena et du Duc) par sa violence aussi (on voit sur scène l’assassinat assez sauvage de Gilda qu’on cache en général au public) et enfin

Scène finale ©Ken Howard/MET

par cette belle scène de la mort de Gilda dans les bras de son père assis dans le coffre ouvert de la voiture. Le travail théâtral de cet acte est incontestablement construit, avec cet espace séparé en deux, le monde de l’ombre (Gilda/Rigoletto) côté jardin et celui du plaisir, de la nuit, du duc côté cour, avec deux ambiances différentes. Mais l’œil est distrait, et oublie peut-être l’émotion.
Même s’il y a des moments réussis et quelques idées, l’impression prévaut que c’est “much ado about nothing” et que l’histoire remise au XVIème pouvait dire à peu près la même chose, pour moi, c’est un coup de pub pour le MET, un travail à effets pas vraiment abouti et donc superficiellement ficelé, sans étude dramaturgique serrée, et donc un travail inutile, qui n’a peut-être pour seul but d’attirer le public par le parfum des paillettes…
Du point de vue musical, c’est la première fois que j’entendais le chef Michele Mariotti, 32 ans, né à Pesaro (Italie). Il dirige aussi Carmen (ce jour donc, il a à la fois Rigoletto et Carmen à diriger successivement…). Sans être exceptionnelle (apparemment ce ne sera pas le nouveau Toscanini), sa direction est intéressante car il sait bien doser les volumes, donner du rythme et de la palpitation et gérer les crescendo: il reste à donner plus de relief et d’accents, mettre en son comme on met en scène, c’est à dire mieux animer l’orchestre quelquefois un peu plat, mais il écoute les chanteurs et au total la prestation est loin d’être indifférente. Il y a actuellement en Italie une génération de chefs de 25 à 35 ans intéressante et à suivre avec attention.
Aucun des chanteurs n’a démérité, parmi ceux que la distribution a réunis. Seule peut-être Oksana Volkova en Maddalena manque un peu de volume et de grave, ce qui est gênant pour Maddalena mais elle a un si joli corps dont elle sait si bien user en scène qu’on peut oublier un peu la voix.

Rigoletto et Sparafucile Acte I ©Ken Howard/MET

Le Sparafucile de Štephan Kocán est en revanche à signaler parmi les belles surprises: une magnifique voix de basse, un air du premier acte qui a emporté le public enthousiasmé: la voix est belle, sonore, profonde, et le style est impeccable: à suivre!
Piotr Beczala en Duc de Mantoue n’a peut-être pas le charme inhérent au Duc, et peut-être pas la voix traditionnelle attendue dans le rôle, qu’on veut lumineuse, solaire, claire, facile à l’aigu, ductile. Malgré une couleur plutôt sombre et un léger manque de ductilité (en revanche quelle agilité corporelle au troisième acte!) il a bien d’autres qualités: une voix large . un chant  précis et très rigoureux, avec des aigus larges, bien tenus sur le souffle, avec des moments remarquables, sans jamais montrer des difficultés, et on reste étonné de la performance qu’on peut applaudir. Il y a du style, peut-être plus pour Puccini (Calaf, Rodolfo) que Verdi. Mais il est bien rentré dans le personnage voulu, et il construit bien sa voix: il y a beaucoup d’intelligence chez cet artiste et dans ce chant, même s’ il manque un peu de “peps”.
Si Vittorio Grigolo avait toutes ces qualités-là de rigueur et de technique, alors oui ce serait un grand ténor pour Rigoletto. Mais la technique est tellement désordonnée qu’il lui faudra(it) bien du travail pour y arriver.
Željko Lučić, entendu dans un très décevant héraut à la Scala est en revanche un bon Rigoletto (rôle dans lequel à la Scala il alternait avec George Gagnidze): il a la voix, l’intensité, le volume, les aigus (même si quelquefois opaques ou blancs) et surtout la présence indiscutable. Il n’a peut-être pas la  couleur ni la technique d’un italien à la Nucci, mais indiscutablement la prestation est intéressante et le personnage bien campé, il est même très émouvant dans les parties les plus lyriques: les duos avec Gilda sont vraiment réussis. A revoir!

Gilda/le Duc Acte I ©Ken Howard/MET

Enfin, habemus Gildam: je ne sais si Diana Damrau sera une Traviata à succès à la Scala en décembre prochain. Elle est une Gilda en revanche exceptionnelle. La voix est fraîche, claire, la diction impeccable. Évidemment les aigus sont triomphants, appuyés sur le souffle, s’ouvrant de manière régulière avec un contrôle technique exemplaire, mais la voix aussi sait s’élargir et gagner en volume: j’ai l’habitude de Gilda plus légères, avec une personnalité moins affirmée: la Gilda de Damrau est adulte, sait s’affirmer. C’est vraiment la plus belle et la plus sûre Gilda des dernières années, très supérieure à Andrea Rost (Scala avec Muti et Chailly) ou même la très appliquée Elena Mosuc (avec Dudamel en novembre dernier). Elle donne là une leçon de chant et d’interprétation lyrique.

Enlèvement de Gilda ©Ken Howard/MET

Et voilà, en deux jours j’ai ajouté mon tribut au bicentenaire Wagner/Verdi: un Parsifal de très haute tenue, un Rigoletto dans l’ensemble très bien chanté, dans un écrin un peu inutile et plus médiatique que pertinent. Mais ce fut une vraie fête pour le chant, et c’est suffisamment rare pour le souligner. Jj’espère que les spectateurs des cinémas français ont pu apprécier les qualités des artistes de ce Rigoletto: succès pour tous, mais contrastes pour le metteur en scène revenu saluer pour les spectateurs des cinémas du monde. C’était ce soir le Rat Pack(1) du chant lyrique!
Rendez vous au cinéma avec le MET  le 2 mars pour Parsifal

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(1) Le Rat Pack (Club des rats) est un groupe d’artistes dont le leader était Frank Sinatra (avec Sammy Davis, Dean Martin et d’autres) liés au Parti Démocrate et à J.F.Kennedy, mais aussi pour Sinatra à la Mafia,  qui se produisaient à Las Vegas, faisant de cette ville un symbole du divertissement.

Souvenir de week end un peu fou

APRÈS GENÈVE: LA TRAVIATA de Giuseppe VERDI: PROMENADE DANS MA DISCOTHÈQUE

Je remarque que mon compte rendu de La Traviata genevoise est très lu et provoque des opinions contrastées: il est salutaire que l’opéra provoque encore des discussions passionnées, comme l’a remarqué l’un des commentateurs. Mais en ce week-end froid et vaguement neigeux, je me suis mis à écouter les Traviata (en évitant Callas, pour ne pas être accusé d’être un vieux barbon radoteur) qui remplissent ma discothèque, et j’ai eu quelques surprises: il y a longtemps que je n’en avais écouté certaines, qui surgissent à l’audition et qui montrent combien la relation du chant au public change, c’est normal et c’est la loi de l’herméneutique. L’audition de Mirella Freni par exemple stupéfie. Pareil chant aujourd’hui planterait là les Netrebko et autres Ciofi et Harteros (dont entre nous le seul enregistrement existant avec Mehta n’est pas extraordinaire, même si ce que j’entendis à Berlin fut grandiose).
Et pourtant, la Traviata de Freni à la Scala fut l’une des plus grandes broncas des cinquante dernières années, au point que le théâtre renonça au titre pour des dizaines d’années.

On va donc commencer par cette interprétation, qui je le répète non seulement montre ce que chanter veut dire, mais aussi ce que diriger veut dire: Herbert von Karajan à la tête de l’orchestre de la Scala est tout simplement, non pas exceptionnel non pas prodigieux, mais simplement évident, et d’une évidence cruelle quand on le compare à d’autres. Accompagnée par le pâle Renato Cioni, au timbre nasal, et très banal et par le très correct Mario Sereni, la jeune Mirella Freni, gloire émergente du chant italien, affronte Violetta.
Certes Freni évite le mi-bémol final du premier acte, comme bien d’autres, et fait passer à la limite de la casse les ré bémol de “Gioir”, mais pour le reste, quelle classe! quelle science du chant! quelle sensibilité et quelle extraordinaire présence vocale. Il faut entendre dans ‘”Amami Alfredo” et Freni (même sans la largeur voulue), et surtout Karajan, accompagnant plus que dirigeant, accompagnant le dessein vocal . Il faut surtout entendre Freni dans “L’addio del passato”, éthéré, fatigué, épuisé, hésitant, mais en même temps chanté, avec une couleur désespérée, jouant sur le volume, la variété des couleurs, et à côté Karajan mimant avec son orchestre les couleurs de la voix. Un chant bien appuyé sur le souffle et contrôlé, qui permet d’élargir et de vibrer. Même sans le Da Capo quelle leçon!  On disait toujours dans les années 70 que Freni ne chantait jamais si bien que guidée par Karajan, y compris dans des rôles dans lesquels on ne l’attendait pas: je me souviens de son Aïda à Salzbourg avec le Maître en 1979, toujours si attentif aux voix qu’il ne les couvrait jamais (on le sent aussi dans cette Traviata dont l’orchestre phénoménal est la vedette incontestée). Freni est restée le modèle des Aïda avec un troisième acte inégalé pour moi. Et pourtant que n’a-t-on pas écrit sur son “erreur” d’avoir accepté le rôle.  Et puis il y a ce phénomène d’une voix restée fraîche jusqu’à la fin de sa carrière (il faut l’avoir entendu dans Desdemona, dans Tatjana où elle était encore fabuleuse dans les années 80). A écouter pour être surpris, et par Freni, et par Karajan au tempo ni lent (il l’est pourtant souvent mais ne semble pas parce qu’il n’est jamais lourd), ni rapide ( et pourtant il n’est aussi notamment au début). Et le public d’alors voulait donner une leçon au chef, dont la venue à la Scala pour Traviata semblait un crime de lèse-italianité, lèse-verdianité, et un tsunami a emporté la salle dressée contre le plateau à la fin du premier acte ( parce que Freni  était là moins à l’aise, mais pas scandaleuses) même si la jeune et frêle Freni d’alors est venue crânement braver ce public qui se trompait, en saluant la tête haute et les mains sur les hanches. Un “Osso duro”, la tendre Mirella!
On trouve plus facilement sur le marché la même Traviata avec Anna Moffo qui quant à elle avait triomphé, toujours aux côtés de Karajan. Mais l’enregistrement ARKADIA que je possède donne en bonus des extraits d’Anna Moffo, effectivement très bonne avec les aigus qui sont dûs, mais qui en même temps me parle moins que Mirella Freni.

Dans ma pile qui est très désordonnée, je trouve maintenant l’enregistrement du MET, James Levine, Cheryl Studer, Luciano Pavarotti, Juan Pons et là mon oreille fait à peu près la chute libre de Felix Baumgartner. Cela ne commence pas si mal pourtant avec un prélude assez lyrique, très léger, voire intime, mais continue mal avec un tempo assez lent et sans mordant. Big Luciano n’est pas dans un de ses meilleurs moments, son Alfredo est un peu fatigué, Pons à la limite de la justesse. Et Cheryl Studer  à sa place ni dans Verdi ni dans le rôle. Avec sa voix d’une qualité exceptionnelle, Cheryl Studer eût été la plus grande straussienne de la fin du XXème siècle, elle était une mozartienne de qualité, elle n’a jamais brillé dans le répertoire italien et s’est même largement fourvoyée (Lucia di Lammermoor), en se prétendant colorature dramatique d’agilité…
Ainsi sa Violetta a à peu près les notes (mais pas le mi-bémol, elle non plus), mais avoir les notes n’a jamais signifié avoir et le style et la personnalité ni être une incarnation. Au niveau de l’incarnation, ce n’est pas grand chose, cela ne vibre pas, cela ne sent pas, cela ne palpite pas. Elle remplace l’émotion du chant par des larmes ou des sanglots à la fin de “Dite alla giovine”, et son “addio del passato” manque de ressenti, reste plat comme un exercice de style (et encore quelques sanglots, faute de mieux), même avec le Da capo.
Passons cette version indifférente pour examiner rapidement trois versions Kleiber, l’une, officielle,   avec Cotrubas, Domingo et Milnes, l’autre “live” avec Cotrubas, Aragall et Bruson, la dernière avec Gasdia, Dvorsky, Zancanaro.
La version officielle de La Traviata (1977) dirigée par Carlos Kleiber n’a pas à sa sortie provoqué un concert de louanges. Peut-être parce que Ileana Cotrubas, pourtant très réclamée à l’époque, n’est pas considérée comme une Traviata d’exception. La direction de Kleiber est évidemment exceptionnelle, de dynamisme, de contrastes,  de ruptures de ton(entre le prélude et la fête par exemple), mais trahit quelquefois quelques défauts véristes, tout en respectant les coupures traditionnelles, à quelque exception près. Alfredo n’est pas un rôle pour le Domingo de l’époque qui abordait Otello, malgré son timbre de rêve, mais en revanche Milnes n’est pas exempt d’élégance lui qui est souvent un peu froid. Ileana Cotrubas, une grande Mimi, n’est pas une exceptionnelle Traviata, sa personnalité ne colle pas vraiment au personnage, même si les notes y sont le plus souvent, les sons n’y brillent pas toujours, notamment les aigus et le manque de legato dans les morceaux de bravoure (mi bémol du premier acte).
Un an plus tard, sur scène, c’est autre chose: entourée de Bruson et de Aragall, avec l’ambiance du théâtre et non du studio, c’est nettement différent. D’abord Kleiber encore plus théâtral et plus rapide dès le prélude, et moins éthéré que dans le disque officiel. L’explosion initiale de la fête qui fait contraste part à une vitesse étourdissante, haletante, virevoltante. Même les chanteurs portés par la scène, et Cotrubas en tête font preuve de dynamisme et d’engagement avec la voix claire et solaire de Giacomo Aragall. Ileana Cotrubas, dans le premier acte est très engagée, très en forme, les aigus sortent avec facilité (y compris le mi bémol) , et elle est surtout portée par la dynamique du chef et son tempo. Le duo “dite alla giovine” avec un Bruson qu’on était en train de découvrir ( à l’époque LE baryton verdien était Piero Cappuccilli) et sa douceur, son intensité, sa magnifique technique est vraiment un moment tout particulier à vivre et à ressentir. Beaucoup plus impliquée que dans l’enregistrement officiel, Cotrubas démontre là qu’elle est une grande Violetta, expressive, profonde, intense en ce deuxième acte avec un “amami Alfredo” parmi les meilleurs entendus dans cette série, grâce à un Kleiber d’une énergie  incandescente. Quant à son “Addio del passato” et la lecture de la lettre qui précède, dite sur un ton presque absent qui se conclut par un accord particulièrement senti à l’orchestre, il est chanté sans Da capo, de manière très haletante avec des effets de souffle, c’est assez réussi mais un peu trop fort à mon goût et ce n’est pas le meilleur moment de Cotrubas, je trouve l’effet vaguement vériste. Mais toute la fin de l’acte, avec un lumineux Aragall est gouvernée par une direction musicale étourdissante. C’est bien quand même ici Kleiber qui mène la danse et qui fait entendre ce dont il est capable dans la fosse, en direct.
Quelques années plus tard, en 1984, au Mai Musical Florentin, à l’époque où Florence était traditionnellement la scène alternative à la Scala, c’est au tour de la toute jeune Cecilia Gasdia, un peu oubliée aujourd’hui, qui avait remplacé au pied levé à la Scala deux ans plus tôt Montserrat Caballé plus que copieusement huée dans Anna Bolena lors d’une malheureuse première approximative il est vrai, avec un énorme  succès. On verra depuis Gasdia un peu partout (à Paris, dans Moïse, elle avait été magnifique, à Pesaro, dans Il Viaggio a Reims, avec Abbado où elle chantait une délicieuse Corinna). La voilà donc avec Carlos Kleiber, aux côtés de Peter Dvorsky, un de ces ténors très honnêtes sans être une star qui chantait beaucoup à l’époque et Giorgio Zancanaro,  baryton favori de Muti, le troisième dans l’ordre après Cappuccilli et Bruson. Certes elle ne fait pas elle non plus le  mi bémol final de l’acte I, même si elle fait le reste avec panache, et avec une voix claire et jeune, mais quel “dite alla giovine” murmuré (Zancanaro est correct, sa voix plus claire et plus jeune manque cependant d’une vraie personnalité) porte le drame dans le son: pas besoin de gargouillis ni de pleurs, la larme est dans le chant. Tout est merveilleuse appuyé sur le souffle. Kleiber, ferme, mais moins énergique qu’à Munich six ans plus tôt, suit les chanteurs avec le souci de les soutenir: un très grand moment salué d’ailleurs par le public. Gasdia est une de ces chanteuses qui excellait dans les parties lyriques et mélancoliques, et ce deuxième acte lui allait à merveille. Son “amami Alfredo” et les moments qui précèdent, aidés par des crescendos étourdissants de Kleiber, intense, parmi les plus prenants de ceux que j’ai entendus au disque. En revanche “l’addio del passato” est décevant, tempo rapide, sans da capo, la Gasdia essaie de terminer sur un pianissimo court et hésitant. Il reste que la suite, conduite par Kleiber qui excelle dans le final, reste de très haut niveau. Une version intéressante pour la voix de la Gasida, qu’on n’entend pas si souvent, qui n’atteint cependant que par moments l’intensité de la version précédente avec Cotrubas.

1982. A 41 ans, Muti est encore un chef qui s’installe durablement dans le paysage musical, qui propose une vision du monde verdien opposée à celle d’Abbado, et déjà la presse le considère comme le prétendant; il a régné à Florence jusqu’à 1980, en revisitant Verdi, (par exemple Otello ou il Trovatore) en proposant des lectures d’une folle énergie, contrastées, explosives, surprenantes. Il a aussi étonné dans Mozart, dans une magnifique production des Nozze di Figaro mise en scène par Antoine Vitez qui a laissé une trace profonde dans les mémoires. Il a derrière lui des enregistrements à succès, Aïda avec Caballé, Nabucco avec Manuguerra et Scotto, Ballo in Maschera, Macbeth qui n’arrivera jamais à s’imposer parce qu’il sort à peu près en même temps que celui d’Abbado. Dans le monde lyrique italien, il est l’autre pôle, et passionne, et divise.
J’ai vu l’Otello de Florence, en 1980, avec Carlo Cossutta, Renata Scotto, Renato Bruson, édition qu’il a plus ou moins reniée, disant que ce fut une erreur. Quelle erreur fantastique: ah! ce troisième acte complètement tourné autour de Iago/Bruson, quel extraordinaire moment! Quelle direction! Je me souviens de l’extraordinaire enthousiasme du public, même si la mise en scène (Enrico Job) n’était pas de celles qui marquent. Mais Muti n’a jamais été intéressé par l’innovation théâtrale.
Dans cette édition de La Traviata, on trouve tout ce que Muti était dans les années 1980, tout ce qu’il apportait de neuf, l’énergie, la pulsion rythmique, un sens inné du théâtre, des intuitions géniales, la précision, l’attention au chant, le souci du son et des équilibres. Cette direction est une pure merveille, sans doute supérieure à Kleiber, car elle est neuve là où Kleiber reste assez traditionnel.
Par la suite, et je l’ai souvent écrit, il a abandonné l’énergie et la pulsion pour une recherche minutieuse et tatillonne d’effets de son et de construction trop intellectualisée: son Verdi s’est affadi (voir son dernier Simon Boccanegra à Rome), il ne dit plus quelque chose de chair et de sang, il dit quelque chose de technique et de froid, même si le “concertatore” qu’est Muti reste unique. Il en résulte par exemple un Trovatore ennuyeux à la Scala ou une Forza del Destino routinière dans le même théâtre alors qu’il en a signé sans aucun doute le plus bel enregistrement. Quand on réécoute le Trovatore de Florence, on est stupéfait, quand on écoute celui de Milan on est anesthésié.
Oui, cette Traviata est un miracle d’abord à l’orchestre, qui étonne, qui explose et envahit tout et dans la minute suivante s’allège et se fait discret, léger, qui accompagne les chanteurs dans un équilibre miraculeux, qui donne au mot théâtre son vrai sens (ce qu’une version comme celle de Pritchard avec Sutherland a totalement mis sous le tapis). C’est qu’il a réuni une équipe de trois chanteurs totalement hors normes: Alfredo Kraus qui a promené son Alfredo depuis la fin des années cinquante avec des chefs la plupart du temps médiocres et qui rencontre là le chef qui va mettre encore plus en valeur ses qualités de phrasé, de style, sa technique redoutable, il faut entendre son “Parigi O cara” où à chaque syllabe on a une modulation des volumes qui est du travail d’orfèvre: la perfection! Et Bruson, à la diction exemplaire, à la voix chaude, à l’interprétation empathique, sans froideur. Le duo de l’acte II avec Scotto est un sommet inaccessible. Car Scotto, qui à 48 ans n’est plus une Traviata évidente, se sert de ses limites techniques notamment dans le suraigu pour faire de son 1er acte un moment forcé, où se lit l’insouciance de surface et la désespérance réelle (second “Gioir”, presque accompagné d’un spasme de douleur). Du grand art. Pour moi sans aucun doute la version de référence. On n’a pas fait mieux depuis, même si sa version de 1993, issue des représentations de 1990, n’est pas loin par moments de la rejoindre.

Rappelons brièvement les circonstance: La Traviata n’a pas été représentée depuis 1964, après le scandale Karajan-Freni et Riccardo Muti hésite à reprendre le titre. Pour conjurer le sort et circonvenir un public toujours très sensible à la corde verdienne, il décide de faire une “Traviata de jeunes” et la Scala accompagne cette décision d’une campagne de communication serrée et sans précédents, s’appuyant sur les associations de soutien, Amici della Scala, Amici del Loggione della Scala, presse spécialisée et quotidiens (souvent aux ordres à cette époque): il crée l’événement en appelant un certain Roberto Alagna comme Alfredo et une certaine Tiziana Fabbricini pour interpréter Violetta. Les critiques dirent alors “Un ténor est né”, et de fait la carrière de Roberto Alagna, partie de Milan, ne s’est pas arrêtée depuis: voix solaire, aigus triomphants, phrasé impeccable, le ténor français (d’origine sicilienne) est vocalement splendide, même si l’interprète manque encore de maturité, il a tendance à chanter un peu tout de la même façon, il devra travailler encore les accents.  Paolo Coni a travaillé avec attention le texte, chaque parole est sculptée, respirée, émise avec une rare justesse et une rare intelligence, même si en scène la voix est petite, ces qualités le font oublier.
Et la Fabbricini? Dans une époque, je l’ai écrit, très influencée par l’école anglo-saxonne et le baroque, où la technique de chant et le son comptent plus que la tripe (et ainsi aussi bien dans Verdi que Puccini il nous manque toujours quelque chose), Tiziana Fabbricini, qui mise tout sur la couleur, les accents, l’infinie variété des paroles et de leur traduction musicale, avec une maturité interprétative étonnante pour son âge (elle a alors une trentaine d’années), ne pouvait totalement plaire à un public habitué à ce que j’appelle les voix sous vitrine. Fabbricini pour pallier ses défauts évidents (notamment une lutte sans cesse affichée avec la justesse) invente à chaque instant des solutions nouvelles, qui ne peuvent que surprendre les habitués des voix lisses: oui Fabbricini a la voix accidentée et cela va très bien à cette accidentée de la vie qu’est Violetta. Car avec les défauts de la voix, pas très large, au centre incertain, aux passages quelquefois un peu sales, elle a un aigu purifié, sûr, triomphant et aborde ré bémol et mi bémol (que Muti lui fait faire) avec une désarmante facilité, un naturel époustouflant. Effectivement, Fabbricini a toujours eu les aigus facile et une une justesse sans failles dans le registre le plus haut. Une étrange personnalité vocale qu’il fallait voir sur scène: une vraie bête de scène, avec un naturel et une spontanéité incroyables: Fabbricini a toujours épousé ses personnages notamment ceux qui demandaient une grande puissance dramatique (Traviata, Tosca: je l’ai vue à Berlin dans une mémorable Tosca, chantée avec les défauts, mais sur scène, elle était Tosca): elle fut un très mauvaise Corinna avec Abbado dans Viaggio a Reims, Fabbricini n’est pas une lyrique et tout sauf une rossinienne. Je répète ce que j’ai écris ailleurs: elle a été rejetée par la cruauté du système, elle a y aussi beaucoup contribué par son imprudence: mais c’est une perte. L’ayant entendue encore il y a quelques mois dans une Manon Lescaut provinciale, elle a encore beaucoup à donner. Et la voix est restée telle quelle, qualités et défauts compris.
Avec Muti, nous sommes sur la trace de son enregistrement précédent avec des complexes de la Scala au sommet de leur forme, et un sens de la couleur, de drame, un lyrisme et une théâtralité extraordinaires; Muti est sans doute l’interprète de référence de Traviata aujourd’hui au disque.
Quant à la vidéo, elle montrera une pitoyable production de Liliana Cavani, mais qui vaut pour voir Tiziana Fabbricini.

Plus récemment, le Festival de Salzbourg en 2005 avait affiché une Traviata devenue la référence des années 2000, dans une mise en scène de Willy Decker avec Anna Netrebko, Rolando Villazon, Thomas Hampson. Cette mise en scène qui a un peu tourné et qu’on peut voir régulièrement au MET était un écrin pour le couple glamour du début des années 2000, Villazon/Netrebko.
De Rolando Villazon, on sait ce qu’il en est advenu: il s’est brûlé au soleil de la scène, donnant tout et donnant trop, dans l’excès, dans une sorte de folie, il a forcé sa voix au joli timbre à la Domingo.
Quant à Anna Netrebko, elle a été un peu victime de la campagne d’image dont elle a été le sujet. On l’a prise pour une image de papier glacé, superficielle et capricieuse, une Gheorghiu bis en quelque sorte, alors que c’est une artiste sérieuse, appliquée, soucieuse de la technique, de l’interprétation, et qui donne beaucoup: une artiste quoi! Aujourd’hui, elle apparaît différente, avec une voix changée, un peu plus métallique, avec un corps plus massif, mais toujours impressionnante (voir ses Donna Anna à la Scala l’an dernier).
Au disque, la production apparaît en-deçà de l’attendu, Hampson n’est pas un Germont, ce n’est pas un verdien (l’a-t-il jamais été?) et la voix est fatiguée. Villazon est au contraire un Alfredo intéressant, engagé, avec une voix qui sait moduler, adoucir (qu’il a de jolis pianissimi!) interpréter, le chanteur est intelligent, il est totalement dans le rôle et cela se sent. Quant à Netrebko, dont l’intelligence n’est pas la moindre des qualités, il semblait qu’elle puisse à l’époque tout chanter de Mozart à Puccini (voir son disque avec Abbado), tout n’est pas parfait dans ce chant avec des aigus quelquefois pris d’une manière maladroite (pas de mi bémol)  et quelque problème de reprise de souffle ou une largeur vocale au centre encore insuffisante, mais la diction est d’une grande clarté et l’attention au texte évidente, suivie dans la fosse par un Rizzi routinier au tempo un peu plan plan, qui a la chance d’avoir dans la fosse le Philharmonique de Vienne et non un orchestre moins rompu au grand répertoire. Sans doute ce fut un essai pour l’agent de le projeter sous la rampe: c’est raté et il n’a pas été vraiment lancé, il est encore aujourd’hui considéré comme un chef de répertoire moins inspiré.
Non, ce n’est pas le CD qu’il faut acheter, mais le DVD, pour la production de Willy Decker qui a marqué d’une pierre miliaire l’histoire de la mise en scène de l’œuvre: Visconti a marqué la fin du XXème siècle (avec ses déclinaisons qu’on voit chez Zeffirelli , chez la pitoyable Cavani et même très récemment chez McVicar à Genève), et Decker marque indubitablement les années 2000; cette mise en scène est à voir absolument car elle change toute l’opinion qu’on peut avoir sur l’aspect musical et le chant, elle dynamise une production musicalement moyenne, malgré l’hystérie collective qui a saisi Salzbourg en 2005 et en fait une référence de théâtre incontournable.

Dernier enregistrement, un enregistrement privé de La Traviata en 2000 au Maggio Musicale Fiorentino avec Mariella Devia en Violetta et Zubin Mehta au pupitre. De Zubin Mehta, un DVD à fuir absolument celui avec Eteri Gvazava et José Cura où le meilleur est le troisième, Rolando Panerai, un Germont de 74 ans. Production tournée au Hameau de Versailles, pitoyable entreprise médiatique où l’on voulait reproduire l’effet de la Tosca en direct de Rome avec Placido Domingo et Catherine Malfitano qui avait un tout autre style (à la TV au moins).
Le trio est composé de Mariella Devia (Violetta), Marcelo Alvarez (Alfredo) Juan Pons (Germont). Mariella Devia est peu demandée en France: l’archive de l’Opéra de Paris la signale en 1995 pour Lucia di Lammermoor, et en 2000 pour Donna Anna. Pour l’une des grandes du bel canto romantique c’est peu. Mais Paris sera toujours Paris…
Zubin Mehta s’y montre moins routinier que dans son précédent enregistrement avec Te Kanawa hors de propos, Alfredo Kraus et Dmitri Hvorotovski où Kraus à 60 ans passés chante mieux que le baryton russe qui en a trente de moins…
L’intérêt réside évidemment dans l’interprétation de Mariella Devia, habituée des rôles de bel canto, qui chante Violetta, oui, elle chante, et le chant prend toute la place, tant la technique est contrôlée, le volume appuyé sur le souffle fait sembler la voix plus grande qu’elle ne l’est, toutes les notes, toutes les nuances, toute la couleur y sont. C’est un vrai miroitement vocal tout à fait extraordinaire à qui il manque cependant une incarnation. Mariella Devia en scène chante à la perfection, mais reste toujours en retrait du côté de l’engagement, de la tripe. Une sorte d’anti-Fabbricini. C’est ici le cas: rarement on entend ainsi toute la partition avec tous ses possibles, mais on reste un peu en retrait et pas très ému. Certes, Mehta y est pour beaucoup, toujours un peu trop fort, sans vraie pulsion (Mehta, on le sait, peut alterner entre le terriblement routinier et le feu d’artifice du génie) tout de même avec un certain allant, mais un tempo un peu lent.
Aux côtés de Devia, un Juan Pons indifférent et un Marcelo Alvarez encore jeune, au timbre clair, au phrasé exemplaire, plein de qualités qu’il est en train de perdre peu à peu aujourd’hui. A écouter pour Devia, parce qu’elle donne une leçon de chant et sait ce que chanter veut dire.

Dans cette promenade ne figurent pas à dessein Sutherland – Pritchard, décidément trop peu théâtral  ni Solti – Gheorghiu, pour lesquels on cria trop vite au miracle à la sortie de l’enregistrement, ni Caballé – Bergonzi (bien que Caballé soit intéressante, à mi-chemin entre Sutherland et Scotto et bien que Bergonzi fasse le plus beau deuxième acte de toute la discographie, c’est quand même le plus grand ténor verdien de l’après guerre); je me suis contenté des coffrets qui remplissent ma discothèque et qui reflètent mes curiosités et mes humeurs. Alors au terme du petit voyage, Callas mise à part que chacun doit posséder, mais non dans la discothèque, mais sur l’autel (ce clin d’oeil à ceux qui me reprochent de sacraliser Maria), car avec sa voix et ses défauts, faire une Violetta pareille, c’est d’un autre ordre, je conseillerai d’écouter Karajan avec Freni pour la surprise, et de s’acheter si ce n’est fait au plus vite Muti avec Scotto et Kraus. Cela suffit pour la survie, le reste n’est que complément alimentaire.

 

 

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE 2012-2013 : LA TRAVIATA de Giuseppe VERDI le 5 février 2013 (Dir.Mus : Baldo PODIC ; Ms en scène : David McVICAR)

©GTG/Yunus Durukan

Pour célébrer Verdi, le Grand Théâtre de Genève affiche La Traviata avec trois Violetta, deux Alfredo et deux Germont, pour permettre des représentations plus nombreuses au calendrier plus serré. La production de David Mc Vicar, metteur en scène apprécié des scènes lyriques, est coproduite par le Liceu de Barcelone, le Scottish Opera et le Welsh National Opera. David Mc Vicar n’est pas venu la régler, et c’est Bruno Ravella qui l’a réalisée. Afficher Traviata, c’est s’assurer au moins l’affluence du public, tant l’œuvre est populaire. Il y a de plus sur le marché des Violetta et des Alfredo suffisamment nombreux pour être assuré d’une représentation au moins passable, le risque n’est donc pas si grand. Si l’on essaie cependant de se demander quelles sont les conditions d’une grande Traviata, alors c’est différent, car réunir les trois pieds du trépied lyrique, chant, orchestre, mise en scène, est une entreprise délicate pour une œuvre si marquée par les gloires du passé, à commencer par Maria Callas, dans toutes les mémoires et les discothèques, qui l’a chantée un peu partout, et pour laquelle on a de nombreux enregistrements audio. Toutes les grandes des soixante dernières années ont abordé le rôle, Sutherland, Scotto, Caballé, et même la jeune Freni à la Scala. Plus récemment, Stratas, Cotrubas, Gruberova, Studer, et encore plus récemment Dessay, Harteros, Netrebko, Gheorghiu et bien d’autres. En plus des deux jeunes soprano affichées, Maria Alejandres et Agneta Eichenholz, c’est une Traviata star que Genève a invitée pour deux représentations, Patrizia Ciofi, qui a triomphé dans le rôle (on l’a vue récemment à Orange) un peu partout.
Sur scène, j’ai vu notamment Teresa Stratas,  personnage bouleversant, mais voix à la limite, Ileana Cotrubas, un petit oiseau victime du destin, elle aussi bouleversante, Anna Netrebko dans ses années glamour, Natalie Dessay, bête de scène, dans la très intelligente mise en scène de Jean-François Sivadier, au chant problématique, Tiziana Fabbricini, au chant habité, mais à la technique discutable, qu’on a enterrée très vite, alors que ce fut une Traviata d’une grande justesse. Rappelons à ce propos que Riccardo Muti à la Scala a osé Traviata dans un théâtre où l’ombre de Callas bloquait les programmateurs, il a donc choisi de faire en 1990 une Traviata de jeunes, Tiziana Fabbricini, Roberto Alagna. Dans une époque formatée par le chant baroque et dans une moindre mesure  rossinien, qui aime les voix techniques, propres, qui aime l’émotion née de la forme et non des tripes, une voix comme celle de la Fabbricini, aux défauts marqués, aux solutions techniques hardies et peu orthodoxes, toujours à la limite du problème d’intonation mais toujours juste dans l’émotion, incroyablement habitée (sur scène) ne pouvait pas conquérir le public sur la durée. C’est pour moi regrettable, il faut aussi des voix qui osent, et pas seulement des voix conformes. Pour ma part, j’ai de la tendresse pour elle, et je regrette une carrière trop vite interrompue: elle chante encore dans de petits théâtres italiens: dans un monde lyrique où chantent les Oksana Dyka et autres voix insanes et inutiles, elle a encore sa place.
Pour ma part, deux expériences assez récentes ont emporté mes suffrages, celle de la production intelligente de Christoph Marthaler (certains vont me vouer aux Gémonies)  au Palais Garnier, qui fait de Traviata l’histoire du dernier amour d’Edith Piaf (avec Theo Sarapo), avec une Christine Schäfer que les puristes critiqueront,  qui était d’une justesse et d’une émotion incroyables, aux côtés d’un Jonas Kaufmann magnifiquement dirigé et lui aussi à sa place scéniquement, sinon vocalement (la couleur…) et puis une représentation de répertoire à Berlin avec Anja Harteros, qui est pour moi vocalement la plus grande Traviata d’aujourd’hui: intensité, intelligence, couleur, technique, tout y était, avec physiquement une étrange ressemblance avec Maria Callas, dont elle jouait habilement.
Il faut pour Traviata une voix à la fois triomphante, qui ait les aigus et suraigus et les agilités pour le premier acte, un centre large de lirico spinto pour l’intensité du “Amami Alfredo” du second acte, une capacité à contrôler et à chanter piano et pianissimo au troisième. Bref, c’est souvent la quadrature du cercle, on a rarement les trois à la fois, et bien des chanteuses ne lancent pas le mi-bémol final du premier acte ou n’arrivent pas à retenir le volume de l'”Addio del passato” du troisième acte.
Lors des semaines qui précédèrent la Traviata de la Scala en 1990, qui agita le petit monde des lyricomaniaques, tous convenaient qu’un des indices essentiels d’une Traviata réussie est le fameux “amami Alfredo” dont il était question plus haut. Précédant le départ de Violetta et après la terrible scène avec Germont, il est le centre du tableau, une sorte de climax. Il nécessite volume, expressivité, tension de la part du soprano, mais surtout efficacité à l’orchestre dans l’accompagnement, c’est le lien orchestre/voix qui ici plus qu’ailleurs doit conduire à la réussite émotive de ce moment. Ou bien mes attentes sont trop grandes, ou bien je n’ai jamais eu de chance, mais je n’ai jamais entendu un “Amami Alfredo” qui me fasse trembler d’émotion… si, une fois, Fabbricini, seule avec piano (et donc sans orchestre…).
La représentation de Genève n’a pas échappé à ce destin: ni Ciofi, ni l’orchestre n’étaient au rendez-vous de l’émotion ni du transport. C’était du travail propre, sans plus. C’est d’ailleurs l’impression générale d’une représentation qui ne sera pas à inscrire dans les annales des Traviata, pour au moins deux raisons que je vais essayer de clarifier, la personnalité scénique et vocale de Patrizia Ciofi, et la direction musicale de Baldo Podic.
Tobias Richter fait appel à des chefs qui ont travaillé avec lui lorsqu’il était à Düsseldorf (plus tard dans la saison par exemple Alexander Joel sera au pupitre de Madama Butterfly). Je l’ai écrit par ailleurs, dans la géographie lyrique de la Suisse, Zürich et le théâtre de tradition germanique et Genève celui de tradition plutôt méditerranéenne. Pour ces opéras italiens, pourquoi ne pas faire appel à la génération de jeunes chefs italiens remarqués comme Gaetano d’Espinosa, Daniele Rustioni ou Andrea Battistoni? Ou même Gianandrea Noseda, de la voisine Turin? Le chef croate Baldo Podic dirige avec précision mais sans legato, sans vrai lyrisme, avec un tempo lent qui épuise les chanteurs et notamment le ténor qui s’époumone et en perd le souffle  dans “De’ miei bollenti spiriti” et surtout dans la cabalette “O mio rimorso o infamia” (quelquefois coupée). Ce tempo lent, sans vraie dynamique plombe le début de l’œuvre. Et de longues phrases musicales apparaissent isolées, sans vrai discours, sans allant. Veut-il accentuer l’aspect “cérémonie funèbre” voulue par le metteur en scène. Il reste que ce parti-pris crée l’ennui, notamment dans le second acte, quelquefois un vrai trou noir.
Évidemment, au troisième acte, cela convient mieux et il n’est pas étonnant qu’il soit le plus réussi dans l’économie générale.  Combien on remarque une fois de plus que le choix musical du chef est déterminant pour le comportement du plateau: on peut avoir ce type de parti pris, mais alors, il faut ciseler le propos, il faut du relief, il faut des instruments impeccables: ce n’est pas toujours le cas. Il faut du feu pour Traviata, on a ici de la lave refroidie, et solidifiée.

Acte 2 tableau 2 ©GTG/Yunus Durukan

Patrizia Ciofi promène sa Traviata de théâtre en théâtre, cette artiste sympathique par ailleurs a toujours eu depuis ses débuts (et je l’ai vue en tant que jury de concours de chant au tout début de sa carrière) le même défaut, celui de chanter avec une jolie technique mais avec toujours la même expression frappée de tristesse et de mélancolie, quel que soit l’air chanté. Et si l’expression mélancolique dans Traviata convient, il faudrait que le chant arrive en écho, ce qui n’est pas le cas: l’expressivité est souvent absente,  et je trouve que son chant, de manière surprenante pour une artiste aussi solide, n’est pas toujours très engagé . On n’est pas saisi par l’émotion de cette vie dévorée, et la musique de Verdi ne s’enrichit pas d’une interprétation incandescente, mais au  contraire assez sage. De plus, le début du premier acte a très mal commencé, problèmes de justesse, instabilité dans les graves. La voix se réchauffe vite et les aigus passent, et même le mi-bémol de la fin du premier acte sur le fil. Quant à l'”addio del passato” assez réussi, il n’offre pas d’aspérité et m’est apparu solide mais sans véritable modulation, peu de chant piano ou pianissimo, mais soyons honnêtes: c’est l’un des meilleurs moments de la soirée.

Leonardo Capalbo ©GTG/Yunus Durukan

Le jeune Leonardo Capalbo, issu de l’école anglo-saxonne malgré son nom aux consonances péninsulaires, a des difficultés avec l’aigu quelquefois, mais un joli timbre, une voix agréable, et un certain engagement. La diction est bonne, l’émission correcte, mais là aussi, il manque de couleur et chante toujours  de la même manière avec des sons un peu fixes. Peu aidé par le chef, il s’épuise. Mais scéniquement il est très crédible (la mise en scène offre ses fesses à la vue d’un public qui glousse d’aise), notamment au troisième acte lui aussi, mais moins au deuxième acte. Loin d’être scandaleux, il n’a pas la lumière solaire que diffusait le jeune Alagna à la Scala en 1990, il reste encore un peu appliqué, mais il faudra le réécouter.

 

 

Tassis Christoyannis ©GTG/Yunus Durukan

Tassis Christoyannis, comme d’habitude, est techniquement très au point, la voix est bien posée et c’est lui qui est le plus convaincant au niveau du chant: diction exemplaire, projection, timbre assez clair et charnu. Ce n’est pas toujours un interprète engagé cependant, d’autant que la mise en scène lui impose d’être toujours en retrait, froid, raide, regardant sa montre et vaguement absent, malgré les paroles qu’il prononce.
Les autres interprètes sont bien à leur place et le chœur de Genève dirigé par Ching-Lien Wu est comme d’habitude excellent.
La mise en scène de David Mc Vicar excitait la curiosité, vu la renommé actuelle de ce metteur en scène et ses récentes réussites (le Ring de Strasbourg). J’ai lu que ce travail genevois était décoratif, c’est à dire inutile. Je ne suis pas tout à fait d’accord: certes, la mise en scène ne dérange pas, et s’adresse au public visé par Traviata, celui de la bourgeoisie assise et triomphante qu’on va affoler une seconde par la paire de fesses de Leonardo Capalbo (pour un public qui a vu le Tannhäuser de Py avec son étalon nu en majesté sur scène, on tombe de plusieurs degrés!).
Toutefois, le travail est plus fin qu’il n’y paraît: d’abord, en déplaçant l’intrigue à la Belle Époque (costumes de Tanya Mc Callin qui signe aussi les décors), il insiste sur les derniers soubresauts de cette bourgeoisie qui génère des Traviata, un chant du cygne.
Chant du cygne, l’ensemble de la production est donc marquée par la mort: elle se déroule sur la pierre tombale de  Violetta, au milieu de lourdes draperies noires de catafalque, qui ont peut-être un effet délétère sur la réverbération du son dans une salle déjà peu gâtée par l’acoustique. Pendant le prélude, Alfredo revient sur cette tombe, ramasse quelques feuilles mortes, et sans doute se souvient de toute l’histoire.
Nous sommes donc d’emblée dans un travail de mémoire et à la mémoire de Violetta, beaucoup de noir, beaucoup de sombre, de violet, et quelquefois, le rouge passion (au troisième acte). Une incongruité au deuxième tableau du deuxième acte, ce cancan sur la musique de la danse bohémienne, et le pas de  deux Toréador/Toro (chorégraphie de Andrew George)  qu’on aurait pu nous éviter.

Patrizia Ciofi Acte II ©GTG/Yunus Durukan

A cette mémoire de Violetta, s’ajoute une mémoire au second degré, au deuxième acte, celle de LA Violetta du siècle, Maria Callas.

Maria Callas dans l’acte II

Des gestes, des poses étudiées directement inspirées par les photos très célèbres de la mise en scène de Visconti à la Scala en 1955, mêmes objets, même coiffure ou presque, même robe ou presque, même ambiance vaguement végétale (jardin d’hiver) et cette alternance noir et blanc qui sont les couleurs de la mise en scène du même Visconti à Covent Garden quelques années plus tard. Aucun doute, Mc Vicar installe un système référentiel.
Ce deuxième acte est d’ailleurs le plus réussi scéniquement, avec la scène d’intimité qui ouvre l’acte, les changements d’espace gérés par les rideaux qui glissent, les allusions à Callas, mais aussi le second tableau, très ironique avec son ballet ridicule, cette fête assez funèbre où les invités curieux du destin du couple Violetta/Alfredo, regardent avides et presque goyesques la scène de cette intimité qui explose. L’ensemble final est très réussi, où Violetta revient avec tendresse vers Alfredo désespéré: joli moment de tendresse, assez émouvant.
Le lit monumental du troisième acte est évidemment un lit presque sépulcral, sa monumentalité et le vide qui l’entoure donnent encore plus de relief à cette mort terriblement théâtrale . Signalons la jolie idée de la lettre dissimulée sous les draps, apprise par cœur que Violetta récite sans la lire: si Madame Ciofi y mettait plus de ton…
Voilà une soirée qui  n’est pas totalement convaincante, essentiellement à cause d’une direction musicale à mon avis très discutable qui ne réussit pas à faire fusionner le plateau, avec une Violetta certes parmi les Violetta du jour, mais qui n’emporte pas totalement non plus mes suffrages, et dont la voix accuse quelque signe de fatigue. Comme le troisième acte est le plus réussi musicalement , on sort avec un cœur satisfait, mais l’âme a encore soif. Alors, en rentrant chez soi, on se précipite dans sa discothèque et on écoute “l’addio del passato” de Maria Callas, avec Giulini.
Et là, l’âme a enfin droit au  sublime et tout se remet à sa juste place..

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Maria Callas Acte II

 

 

 

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013 : NABUCCO de Giuseppe VERDI le 3 FEVRIER 2013 (Dir.mus: Nicola LUISOTTI, Ms en scène: Daniele ABBADO)

Acte I ©Rudy Amisano

Après le beau Falstaff de la veille, ce Nabucco honorable déçoit un peu. Certes, il s’agit du cast B (grande tradition scaligère qui affiche systématiquement pour le répertoire italien deux casts, l’un fait des stars, l’autre des espoirs – enfin, on espère-). Ce soir donc pas de Lyudmila Monastyrska, qui a remporté tous les suffrages lors de la Première en Abigaille (voix large, bien posée, présence etc…), mais la jeune Lucrecia Garcia, et Ambrogio Maestri, Nabucco prévu, est souffrant et se trouve remplacé par Leo Nucci. Au total, on n’y perd pas trop, d’autant que Zaccaria est l’espoir ukrainien Dmityi Belocelskyi, une jeune basse qu’on commence à entendre un peu partout, et Ismaele Alexandrs Antonenko qu’on ne présente pas.
Il est difficile de réussir Nabucco, d’abord parce que le public attend le choeur “Va pensiero” qui est le seul air qu’il connaît, ensuite parce que la musique alterne pour mon goût des grands moments lyriques et d’autres un peu plus faciles, même si Verdi fort intelligemment attribue à chacun une mélodie qui lui convient, ainsi du personnage de Nabucco, dont les airs semblent ou martiaux et cohérents, ou déconstruits et désordonnés, ou vers la fin intensément lyriques. Le rôle le plus terrible est celui d’Abigaille, “lirico spinto spinto”, tellement spinto que les aigus et suraigus sont ravageurs et qu’on donne le rôle à des chanteuses surdimensionnées pour ce répertoire, alors que sa difficulté est un mélange d’héroïsme et de lyrisme, et que Abigaille n’est pas une Turandot: on doit sentir une certaine chaleur, le personnage est sans doute jaloux, envieux, ambitieux, mais en même temps fragile (elle croit être la fille du roi et découvre que c’est une esclave): cette fragilité là en fait un personnage à travailler et à approfondir: la majorité des mises en scène en font une bête sauvage. Lors de la création de Nabucco à Garnier, sous Liebermann, Abigaille était la grande Grace Bumbry, superbe, aristocratique, élégante, émouvante, mais le public imbécile des soi-disant spécialistes parisiens, grands ignorants devant l’Éternel (et  Nabucco est l’opéra de l’Éternel), l’avaient huée d’une manière sauvage, pas d’autre mot! Pourtant je me souviens que Bumbry qui évidemment avait du mal dans les aigus et les fameuses “scalette”,  avait un tel port, une telle présence, et un tel chant – dans les moments plus lyriques – qu’elle dominait le plateau et m’avait littéralement fasciné. En choisissant Renata Scotto, Riccardo Muti dans son enregistrement (le plus beau à mon avis sur le marché),  avait sciemment choisi quelqu’un qui sait chanter, et donc sait masquer ses limites (avec le français Matteo Manuguerra en Nabucco) en privilégiant le chant lyrique et rigoureux plutôt que le gosier sans âme.
Le même Muti avait ouvert la saison 1986-1987, sa première saison de successeur d’Abbado, par un Nabucco de folie. Je me souviens de ce 7 décembre où le Maestro, encore marqué par la vigueur de ses premières années, par l’énergie et le souci de montrer l’arrivée d’une nouvelle ère, avait bissé le “Va pensiero”, faisant déjà pleurer le public, qui était oui, je le répète, en folie, malgré une production médiocre (Roberto De Simone), mais avec Ghena Dimitrova et Renato Bruson.
La production de Daniele Abbado se distingue par son élégance, par les éclairages suggestifs de Alessandro Carletti et par un effort pour proposer une vision hiératique, grise, sans rien de “décoratif”, qui est une allusion au malheur structurel du peuple juif: la première scène se déroule au milieu de dalles qui rappellent le Mémorial berlinois de la Shoah, reposant sur un espace sableux, que Nabucco détruit sauvagement. Cette belle idée  n’est pas poursuivie, les personnages sont uniformément gris, qu’ils soient partisans de Nabucco ou qu’ils soient opprimés, habillés plus ou moins années 40, et les mouvements restent assez limités (le chœur Va pensiero est cependant très bien réglé, les masses étant très concentrées au centre du plateau. Abigaille est en robe lamé gris et manteau noir, et Nabucco en costume croisé gris, puis il se délite avec sa déchéance jusqu’à chanter en marcel  son fameux air “Dio degli ebrei, perdono”. Le fond de scène est occupé par des projections vidéo illustratives qui ne rajoutent rien à l’intrigue. Un travail essentiellement décoratif, qui s’est concentré sur le personnage de Nabucco,  bien dessiné, un Nabucco déjà mûr, vieilli (donc cohérent avec l’interprète) qui n’a rien de la bête triomphante que l’on voit d’habitude. Pour le reste: rien. Une élégante médiocrité, des jolis tableaux, mais rien d’inventif, rien de neuf, rien de vraiment intéressant.
Je n’ai jamais vraiment vu des mises en scènes totalement convaincantes de Daniele Abbado, mais j’en ai vues de bien meilleures. Une vision qui ne colle pas à la dynamique musicale. On dira qu’il ne s’est pas vraiment fatigué: “onesto e modesto”.

Leo Nucci ©Rudy Amisano

Le plateau est incontestablement dominé par Leo Nucci, certes la voix n’a plus d’éclat, et marque “des ans l’irréparable outrage”, mais est présente, bien projetée, bien dominée, et surtout, tient à la fois la distance, les aigus, et propose une véritable interprétation. Nucci a renoncé à faire du sous-Rigoletto (oeil noir, regards circulaires, bosse qui gonfle dans le dos!) et se concentre d’une manière totalement intériorisée, et c’est vraiment très beau. J’avais beaucoup de doutes, mais non, ils se sont évaporés: Nucci est un grand Nabucco, et campe un personnage qui est cohérent avec son âge et l’état actuel de la voix. Le Zaccaria de Dmityi Belocelskyi a un assez bel aigu, mais quelques notes très graves totalement détimbrées (inquiétant pour une basse!), il reste que le personnage existe, que les airs assez nombreux dans l’œuvre sont bien sentis, projetés, avec une certaine dynamique. Un artiste à réentendre, et qui devrait prendre plus d’assise.
La voix d’Alexandrs Antonenko est surdimensionnée pour Ismaele: on attendrait un timbre plus suave, une couleur plus chaude, une voix plus ronde, et on a comme d’habitude une voix énorme bridée par ce rôle relativement réduit, et comme d’habitude aussi, aucun ressenti, aucun engagement, aucune vraie recherche interprétative, tout en restant honnête et passable.
Du côté des dames, la Anna de Silvia della Benetta se fait très bien entendre dans les ensembles et notamment à la fin (on n’a pas l’habitude de la noter), et la jolie surprise vient de la frèle Nino Surguladze en Fenena. La voix n’apparaît pas avoir de corps au départ, mais peu à peu elle prend de l’assurance, et surtout du volume, un volume surprenant dans son air final “O dischiuso è il firmamento”, une voix bien construite, une technique solide: à suivre.
Eh! oui, je vous vois, la langue pendante, vous disant que j’ai oublié Abigaille l’essentiel: Lucrecia Garcia. Cette jeune chanteuse vénézuélienne commence à chanter les grands rôles verdiens partout: Amelia, Aïda, Abigaille qui nécessitent une voix large et de solides aigus. Elle a les graves, un beau registre central, des aigus bien dominés, pris avec justesse, et donc apparemment pas de problème. Mais la qualité intrinsèque de la voix n’est pas séduisante, elle a tendance à savonner les terribles “scalette” qui tombent dans un grave impossible, et surtout, n’arrive pas à colorer les moments lyriques: cela reste sans grand engagement, sans grande sensibilité. Elle obtient un certain succès, mais pas un triomphe. Je reste circonspect, elle ne m’a pas convaincu, même si je sais qu’on ne trouve pas des Abigaille sous n’importe quel sabot. A sa place j’aurais peut-être vu ma chère Raffaela Angeletti, elle la vaut techniquement et a beaucoup plusd’intelligence du texte. Lucrecia Garcia peut remplir le volume de Vérone, mais pas le cœur de la Scala. Il reste que là aussi, c’est plus que passable, c’est vraiment honnête sans être vraiment intéressant.
Musicalement, Nicola Luisotti qui vient de prendre la direction musicale du San Carlo de Naples, tient de manière très solide un orchestre parfaitement en place: c’est très clair, c’est très dilaté, chaque phrase s’entend, se développe, avec un orchestre vraiment translucide. Incontestablement, c’est un très bon chef, très attentif, et qui cherche à soutenir et accompagner les chanteurs. Mais son parti-pris un peu cérémoniel, qui colle à une mise en scène un peu ritualisée avec sa disposition des chœurs toujours très étudiée, ne rend pas justice au dynamisme, ni même oserais-je dire, aux boursouflures du jeune Verdi. Cela manque de feu, cela palpite peu, cela n’halète pas. On est très loin des miroitements du Falstaff de la veille, il est vrai que nous sommes à une distance de 51 ans (Nabucco 1842 et Falstaff 1893) et que Nabucco bouillonne mais ne miroite pas. Mais ce Nabucco là ne bouillonne pas, il est sérieux (les italiens diraient “serioso” pour dire “un peu trop” sérieux). Incontestablement un vrai technicien de l’orchestre, une volonté de proposer une vision musicale vraiment pensée, peut-être un peu trop, un peu dans le sillage du Trovatore mortel que Muti nous avait infligés à la Scala il y a une dizaine d’années, mais ici sans vraiment être ennuyeux, jamais: ce Nabucco est simplement un  ton en-dessous, mais on a la confirmation qu’il faut bien suivre Nicola Luisotti, c’est un bon chef.
Et voilà un week end scaligère ensoleillé et par le soleil d’hiver et par la Scala qui m’a fait un peu mentir, entre un Nabucco honnête et un Falstaff magnifique: Verdi 2013 a pris pied dans la maison sous des auspices positifs.

Et le début de saison avec un Lohengrin légendaire, et ces deux Verdi, est tout à fait digne d’une saison sous le signe du double bicentenaire. Stéphane Lissner a encore fait un pied de nez à ceux qui le critiquent. Et ce week end, c’était malgré tout et avec les réserves de ce soir Viva Verdi!

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Répétitions

TEATRO ALLA SCALA 2012-2013 : FALSTAFF de Giuseppe VERDI le 2 FEVRIER 2013 (Dir.mus: Daniel HARDING, Ms en scène: Robert CARSEN)

Acte III ©Catherine Ashmore

 

 

Les photos sont reprises de la production de Covent Garden (avec Ambrogio Maestri dans Falstaff ©Catherine Ashmore)

J’ai suffisamment écrit dans ce blog sur  les difficultés de la Scala à offrir des représentations verdiennes du niveau de ses représentations de répertoire non italien, (Wagner, Strauss, Britten, Berg) pour applaudir avec joie à la représentation à laquelle je viens d’assister d’un opéra qui n’est pas le plus facile ni le plus populaire de Verdi. Pas d’airs à proprement parler, des mises en scène souvent très traditionnelles, inscrites dans des images d’Epinal, une musique raffinée, qui exige de la part du chef précision et sens du rythme, et un suivi très attentif du plateau. On s’étonne toujours qu’un homme de 80 ans se soit à ce point renouvelé, et propose une œuvre d’une telle vitalité ; dans quelques jours la Scala fêtera le centenaire (le 9 février 2013, mais Falstaff est joué le 8, comme le signale un lecteur plus attentif que moi) de cette œuvre de génie, qui affiche son siècle avec une jeunesse dont on ne revient toujours pas.
La Scala fêtera dignement ces cent ans, avec un jour d’avance, car la production proposée, la distribution, et le chef, tout contribue à faire de ce rendez-vous une grande réussite.
Depuis 1980 et jusqu’à 2004, la Scala a vécu avec la production de Giorgio Strehler, inauguration de 1980 sous la direction de Lorin Maazel avec notamment  Juan Pons, Bernd Weikl, Mirella Freni proposée 8 fois, (dernière en 2004, dirigée par Riccardo Muti). Une production esthétiquement très soignée, dans des décors d’Ezio Frigerio avec comme toujours des éclairages à se damner, que Strehler avait voulu à la fois paysanne et lombarde. Les paysages étaient ceux d’une plaine du Po familière à l’ensemble des spectateurs. Nous sommes avec Robert Carsen à l’opposé, dans un monde plutôt britannique (ce dont on ne saurait se plaindre, Shakespeare oblige!), urbain, des années 50, d’hôtels de luxe, de clubs hippiques, et des cavaliers dont la chasse est le hobby et de cuisine à l’américaine de la ménagère de moins de 50 ans. Sans renoncer du tout à l’histoire (le livret est scrupuleusement suivi), il fait de Falstaff un aristocrate ruiné à l’anglaise, sans doute un ex-propriétaire terrien, peut-être de haras, qui vit sur le dos de la société par son appartenance à la classe dirigeante. Face à lui, le monde d’une bourgeoisie riche représentée par Ford, beaucoup plus clair avec cette transposition que dans la vision traditionnelle, le sommet étant le moment où Falstaff est piégé dans cette immense cuisine à l’américaine aux couleurs de sit-com, riche de toutes les nouveautés de l’électroménager des années 50, mais où les dames continuent tout de même de cuisiner !

Entrée du Signor Fontana ©Catherine Ashmore

Ou bien Ford déguisé en Signor Fontana qui apparaît comme un riche texan, chemise, costume, chapeau, marque très prégnante du rêve et du modèle américains de réussite.

Falstaff sc.1 ©Catherine Ashmore

Fastaff vit dans une immense chambre d’hôtel de luxe, et le rideau se lève sur son lit monumental, entouré de tables non débarrassées avec les reliques des repas des jours précédents, puis on passe dans le salon du Club (gravures de chevaux au mur, fauteuils de cuir confortables où Falstaff règle ses affaires) où une Miss Quickly désopilante (magnifique Marie-Nicole Lemieux) va piéger le vieil homme. L’attention au personnage est totale, avec Terfel, ce n’est pas du tout un gros pataud, une sorte de Ochs vulgaire. Falstaff garde au contraire des traces de son élégance passée, il esquisse des pas de danse, prend des postures élégantes,(lorsqu’il chante « su me, su me, sul fianco baldo, sul gran’ torace » mais avec les signes des ans l’irréparable outrage) : il est plus souvent attendrissant que ridicule et la mise en scène marque sa solitude.

La cuisine ©Catherine Ashmore

Au contraire de Ford, le riche parvenu, toujours accompagné d’une foule de profiteurs, de solliciteurs, de cette foule  inutile qui flaire l’argent: la scène dans la cuisine est réglée avec une intelligence rare et une précision d’horloge, entre le groupe de Ford et le groupe des femmes entourant le coffre à linge.
Autre jolie trouvaille, celle de proposer la première scène où apparaissent ces dames dans un restaurant salon de thé, où Fenton est serveur. Du même coup, le motif du refus de Ford de lui donner sa fille Nanetta est parfaitement lisible : il s’agit de refuser une sorte de mésalliance. Mais le monde des deux amoureux est ailleurs, et là aussi Carsen les isole par un éclairage qui suspend le temps dans le duo « Bocca bacciata non perde ventura ».
Le troisième acte est particulièrement bien réglé, entre le réalisme de la première scène : Falstaff se retrouve endormi dans une étable et dans une stalle, un beau cheval (un vrai ! s’est étonnée une dame derrière moi) qui se régale de foin, et avec qui Terfel va dialoguer, c’est tout ce qui lui reste (en bon gallois, il connaît bien les chevaux) et des autres stalles émergent les personnages (on pense au 3ème acte du Rosenkavalier, avec lequel il y a bien des échos). La scène nocturne est finalement assez simple et les effets se limitent à l’ensemble des personnages et du chœur coiffés des cornes du « chasseur noir », avec au milieu de cette obscurité, l’apparition lumineuse de Nanetta en Fée.
La scène finale avec le double mariage, Nanetta/Fenton et Cajus/Bardolfo  est un authentique « Mariage pour tous » pour être dans l’actualité et permet de rendre logique l’image finale du repas qui réunit tout le monde autour de la table, avant la fugue finale enjouée pendant laquelle toute la salle s’éclaire.
Je ne suis pas toujours très enthousiaste du travail de Carsen, auquel je trouve souvent une modernité de façade, mais cette mise en scène de Falstaff , tout en respectant les différents moments du livret à la lettre, permet de poser une lecture sociale d’une grande clarté, tout en réglant tous les détails de l’intrigue avec précision, et en proposant un travail enjoué, souvent ironique, d’où n’émergent jamais  méchanceté ou mépris pour le héros . En ce sens, il respecte parfaitement les intentions de Verdi. Mais pour réussir ce pari, il faut un Falstaff qui emporte la troupe et l’entraîne dans cette folle équipée : c’est bien le cas de Bryn Terfel que j’avais déjà vu dans le rôle il y a treize ou quatorze ans (il était encore un « jeune »chanteur ) à Berlin et à Ferrare dirigé par Abbado avec lequel il l’a enregistré.  Avec l’expérience, un sens de la scène inouï, une voix somptueuse, puissante, large, et surtout, ce qui est essentiel dans Falstaff, une diction exemplaire et d’une rare élégance qui lui donne cette hauteur aristocratique réelle malgré la déchéance, Bryn Terfel propose un Falstaff anthologique, fabuleux, qui oblige tous les autres à se surpasser et qui a fait dire à des amis qui ont vu l’autre distribution que celle-ci (dite cast B) était supérieure.
Massimo Cavaletti en Ford n’a peut-être pas la puissance d’un Bernd Weikl, mais il est doué d’une voix bien posée, son chant est dominé, élégant, sa diction est elle aussi très soignée, et au total propose une très belle composition. Le Fenton d’Antonio Poli n’a pas la voix ultra légère des Fenton habituels : on l’entend, il remplit la salle, a une jolie présence et son timbre se combine parfaitement avec celui de Nanetta, la jeune Ekaterina Sadovnikova, qui elle non plus n’a pas la voix légère et évaporée de trop de Nanetta : la voix est lyrique, au volume assez large, très bien contrôlée avec un beau travail sur le souffle, une Nanetta présente avec un chant de qualité, magnifique succès au final.
Si la Meg Page de Micaela Custer est à peu près inexistante (mais le rôle n’est pas passionnant),

Marie Nicole Lemieux et Ambrogio Maestri ©Catherine Ashmore

la Quickly de Marie-Nicole Lemieux est « un » personnage, avec un abattage scénique inouï, une aisance confondante et des graves à se damner : après Terfel, c’est elle qui emporte les suffrages enthousiastes du public. La Alice Ford de Carmen Giannatasio, qu’on commence à voir sur les scènes dans des rôles de lyrique et de lyrico-spinto, n’est pas assez à l’aise dans l’aigu (crié pour le seul do de la partition pour elle), même si la voix est assez large pour dominer les ensembles et notamment le final.  Son Alice est acceptable sans nul doute, mais elle ne fait pas oublier loin de là les grandes du passé. Je ne pense pas que cette chanteuse soit passionnante, elle passe de manière linéaire, même si elle rend bien son personnage de petite bourgeoise parvenue.
Si plateau et mise en scène fonctionnent, il faut aussi rendre hommage à une direction musicale de très haut niveau, où il faut le reconnaître, beaucoup n’attendaient pas forcément Daniel Harding.
Je sais bien que Daniel Harding est souvent critiqué, qu’il n’est pas forcément aimé des mélomanes, que son style surprend dans bien des cas et qu’il a traversé des périodes difficiles et peu convaincantes. Mais dans ce Falstaff, il montre à la fois un sens des rythmes et une dynamique palpitante bien conforme à ce Verdi-là, une attention et une précision rares dans les ensembles et les concertati, si nombreux, un souci du détail, un accompagnement des paroles et des dialogues et une sensibilité et un raffinement dans les moments les plus lyriques qui ne peuvent qu’emporter l’adhésion. Après avoir traversé des moments difficiles, qui ont fait douter de la pérennité d’une carrière commencée tôt sous les auspices conjoints de Sir Simon Rattle et de Claudio Abbado, il semble qu’il revienne au premier plan. Dans ce Falstaff, il apporte la preuve qu’il est un très grand chef : sa direction est d’une variété de couleurs, d’une rigueur et d’une cohérence rare, avec un orchestre, comme souvent dans ces cas-là, qui le suit sans hésitations ni scories, offrant une des plus grandes soirées verdiennes à la Scala de ces dernières années.
Cette production mérite de faire le tour des grandes salles (MET, ROH Londres, Amsterdam, Toronto) et Terfel mérite le détour : il y a encore des places les prochains jours, courez à Milan si vous le pouvez fêter le centenaire de la jeunesse, de la vigueur et de la poésie !
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Scène finale ©Catherine Ashmore