OPERA DE LYON 2010-2011: LE ROSSIGNOL ET AUTRES FABLES d’Igor STRAVINSKY (Dir:Kazushi ONO, Ms.en scène: Robert LEPAGE)

Le spectacle de l’Opéra de Lyon est en train de faire le tour du Monde. Après Toronto et Aix, et avant New York, il ouvre la saison 2010-2011 de l’opéra de Lyon. entre annulations pour cause de grève et incroyable succès de l’opération, il est très difficile, mais pas impossible, d’avoir un billet.
De fait, ce spectacle est un enchantement à tous les niveaux.

rossignol_clip1_thumb.1287305402.jpgOn pouvait craindre que l’enchaînement de pièce instrumentales (Ragtime) de petits poèmes chantés, du bref “Renard” en première partie, suivis du Rossignol en deuxième partie, ne nuise à une certaine homogénéité de la soirée et ne dilue l’attention. Il n’en est rien. le dispositif scénique aide évidemment par sa cohérence à rentrer immédiatement dans la logique du spectacle, russe dans sa première partie, chinois dans sa seconde partie, mais usant de formes à la fois populaires (théâtre d’ombres, danseurs, marionnettes sur l’eau) et simples (au moins apparemment), avec l’orchestre sur scène tout au long de la soirée, qui marque aussi une certaine cohérence de dispositif.
rossignol_thumb.1287305433.jpgAinsi, une fois de plus, Robert Lepage montre que pour tout cle répertoire qui s’appuie sur des histoires, des contes, des récits, il est sans rival: il montre l’histoire, sans en rechercher les substrats idéologiques ou politiques, mais il la montre totalement, avec son sens de la poésie, avec son imagination avec son humour (les saynètes de théâtre d’ombres sont étonnantes et pleines de sourires, le lièvre qui a soif, le buveur de bière, le chat qui dort et qui passe de bras en bras…).
Au lieu de faire du Rossignol une chinoiserie, il choisit la forme à la fois ancrée dans une tradition, qui nous est totalement étrangère, et donc complètement distanciée des marionnettes sur l’eau, actionnées par les chanteurs eux mêmes, plongés dans cette piscine à 23° construite en lieu et place de la fosse d’orchestre. Du même coup, on a une impression d’authenticité qu’on n’aurait sûrement pas si l’on s’était contenté de voir des chanteurs jouer l’histoire. Le jeu des marionnettes est aussi parfaitement adapté au temps de l’histoire, 3 actes d’un quart d’heure chacun. Un micromonde enchanté pour un micro opéra. Les solutions trouvées pour les transitions (le rideau tenu par deux machinistes de chaque côté de dispositif), les idées extraordinaires (par exemple le lit du roi malade avec un baldaquin qui en réalité est la mort), tout nous parle, tout finit par émouvoir. O n s’aperçoit à peine que le troisième acte, celui de la mort, n’est plus vraiment du théâtre de marionnettes, mais du théâtre tout simplement avec de vrais personnages, qui rejoignent ainsi le seul personnage qui soit à la fois marionnette et personnage, le Rossignol éblouissant de Olga Peretyatko.
Car à cette perfection esthétique, qui laisse littéralement sous le charme, correspond un travail musical de très haute qualité et de grande valeur. la musique de Stravinsky est complexe, les petites pièces doivent en quelques minutes exprimer une couleur, dessiner une scène. Renard est à ce titre un petit chef d’oeuvre. La précision de l’orchestre et la qualité des instrumentistes (notamment la clarinette de Jean-Michel Bertelli pour les pièces pour clarinette solo), l’ambiance “chambriste”, même lorsque tout l’orchestre est convoqué (pour Le Rossignol), et la familiarité du chef Kazushi Ono pour ce répertoire, tout concourt à construire un univers dont il est difficile de se détacher. Quelle aubaine pour Lyon d’avoir pu débaucher ce chef remarquable à sa sortie de Bruxelles !

Quant aux chanteurs, il n’y a vraiment rien à dire: de nouveau il faut saluer la performance technique et l’extraordinaire poésie du chant de Olga Peretyatko, mais aussi la cuisinière de Elena Semenova, très convaincante, et Svetlana Shilova, beau mezzo qui chante la Mort dans le Rossignol et quelques poèmes dans la première partie. On revoit aussi des chanteurs habituels à Lyon, la belle voix du baryton syrien Nabil Suliman, déjà remarqué dans “Moscou, quartier des cerises), ou Edgaras Montvidas,qui aussi bien dans Renard que dans le pêcheur (Le Rossignol) donne à sa prestation une grande présence. Un beau ténor qu’il faut suivre. Ilya Bannik déçoit un tout petit peu dans l’Empereur et le reste de la distribution, ainsi que le chœur sont sans reproches.

Voilà, encore une belle soirée à Lyon, qui depuis l’arrivée de Serge Dorny propose des productions d’un très haut niveau, toujours très soignées au niveau des mises en scène et des distribution, et qui est toujours plein, mais plein de jeunes.On ne peut que se réjouir que les jeunes présents dans le cadre de “Lycéens à l’Opéra”,dispositif financé par la Région Rhône-Alpes et qui permet à des classes très éloignées géographiquement (la région couvre deux académies, Lyon et Grenoble, et l’académie de Grenoble est très vaste, puisqu’elle va de Genève aux portes d’Orange et qu’elle couvre Drôme, Ardèche, Isère, Savoie et Haute Savoie) de venir à l’Opéra, d’en visiter les coulisses et de bénéficier d’une journée de préparation.Avec ce spectacle, nul doute que toutes les idées préconçues sur l’Opéra s’écroulent, et que le public en sort totalement conquis.

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Photos et vidéos de ce spectacle sur les sites de l’Opéra de Lyon et de Culture Lyon

METROPOLITAN OPERA 2010-2011 (vu à Budapest sur grand écran): DAS RHEINGOLD (James LEVINE, Robert LEPAGE) le 9 octobre 2010

Quand on ne peut traverser l’Atlantique, le MET vient à nous via les ondes, et investit 500 cinémas environ dans le monde pour présenter ses nouvelles productions. En France, cela coûte 27 Euros. C’ est une redoutable machine de guerre mise au point par Peter Gelb, le Manager du MET qui a commencé ses retransmissions aux Etats Unis, évitant ainsi les coûts de la traditionnelle tournée du MET de jadis, et attirant des foules de spectateurs. Le système a été étendu au monde entier  et l’on pouvait voir dans les salles ce 9 octobre la nouvelle production très attendue de Rheingold, première journée du nouveau Ring du MET confié à Robert Lepage et à la baguette de James Levine, qui fête sa quarantième saison au MET. Des expériences similaires ont eu lieu pour d’autres théâtres en Europe, mais elles restent ponctuelles et n’ont pas le retentissement de ce programme venu de New York et qui attire de plus en plus de public.
Ne pouvant voir ce spectacle ni à New York, ni en France, je l’ai vu à…Budapest, au Palais des Arts, ce bâtiment récent dédié à la musique et aux Beaux Arts, qui abrite un théâtre, une salle de concert, un auditorium et un Musée d’art contemporain, le fameux Musée Ludwig. Pas une place de libre, une queue impressionnante, Wagner fait recette ce soir!

La soirée commence par un reportage d’une vingtaine de minutes sur la préparation du spectacle et les premières répétitions. Cette nouvelle production du Ring est pour le MET le spectacle le plus complexe jamais monté. Il a nécessité de consolider les dessous de la scène pour installer le dispositif impressionnant qui occupe l’espace: un plateau complètement désarticulé, composé d’éléments indépendants les uns des autres qui tournent sur eux mêmes par un système hydraulique et sont tantôt un plateau, tantôt un mur, tantôt un plan incliné, tantôt un escalier, tantôt tout cela à la fois, sur lequel sont projetés des vidéos. Certaines videos fonctionnent et varient selon l’intensité de la musique: vidéo, informatique, éclairages, décor unique et multiple délimitant des espaces variés, bref, un travail impressionnant.
La distribution est germano-américaine, à l’exception notable du gallois Bryn Terfel, qui signe son premier Wotan et de l’irlandaise Patrica Bardon (très bonne Erda). Bien sûr il est difficile, n’étant pas dans la salle, d’apprécier vraiment une voix, notamment son volume, mais sur le plan de la justesse, de la diction, de l’engagement et de l’interprétation, on peut dire que l’ensemble est une grande réussite. Bryn Terfel est un Wotan exceptionnel, il a à la fois l’autorité et l’assise, mais c’est aussi un interprète  de tout premier ordre, variant la couleur, le ton, l’émission. L’américaine Stéphanie Blythe est une surprise; une Fricka en tous points remarquable, voire stupéfiante de vérité et d’intelligence du texte même si le physique est un peu ingrat, mais la voix est splendide. Eric Owens est Alberich, je ne connaissais pas ce chanteur qui impressionne par sa puissance et la qualité de son engagement, Mime est Gerhard Siegel, comme toujours excellent. Les géants (Hans Peter König et Franz Josef Selig), les dieux, Dwayne Croft (Donner), Adam Diegel (Froh) Wendy Bryn Harmer (Freia),sont tous au meilleur, le Froh d’Adam Diegel devrait faire une belle carrière de ténor; seul Richard Croft déçoit dans Loge, la voix ne sort pas et l’interprétation reste assez neutre, sans la caractérisation marquée qu’on attend habituellement d’un Loge, alors que la mise en scène lui accorde une importance considérable; quant aux trois filles du Rhin, elles sont à la fois convaincantes et étonnantes tant la mise en scène exige d’elles des acrobaties peu communes. James Levine, très amaigri,  très fatigué, réussissant à peine à marcher dirige un Rheingold somptueux à tous égards, fluide, éclatant, contrasté, très différent d’il y a deux ans pour les adieux à la vieille production de Otto Schenk. Donc une très grande réussite musicale.
J’avais écrit il y a quelques mois ces mots

Enfin, last but not least, le MET est engagé dans l’entreprise la plus complexe de son histoire, aux dires de Peter Gelb, son directeur, en confiant le Ring à Robert Lepage, ce qui pourrait bien être la production que nous attendons tous. Jusque là les spectacles d’opéras de Lepage, son travail sur les contes, sur Shakespeare, ont montré que c’est un incomparable raconteur d’histoire, un conteur scénique qui fait à la fois rêver et frémir. Le Ring lui va comme un gant, et cela fait douze ou quinze ans que j’attends cela tant ses spectacles me faisaient désirer un Ring. Réponse dans deux ans.”

C’est bien l’histoire qui nous est racontée, de manière assez traditionnelle, mais soulignant de manière souveraine les relations entre les personnages, faisant de Wotan un personnage immédiatement contradictoire, presque un perdant, et de Loge au contraire le centre de l’attention. Lepage souligne l’humanité de Fasolt déchiré par le départ de Fricka et l’on se souviendra d’images stupéfiantes:  Alberich mêlé aux Filles du Rhin chantant “Rheingold, Rheingold”, Freia dans un filet de pêche couverte de l’or du Nibelung, et bien entendu la scène finale, où les Dieux grimpent sur l’arc en ciel, et entrent dans le Walhalla qui se referme comme une forteresse, pendant que Loge resté dehors contemple le spectacle; Mais ce qui domine et qui frappe, c’est évidemment la maîtrise technique et la performance technologique, même si on percevait quelques bruits suspects, la précision du dispositif video, la beauté des images et des couleurs, la justesse des costumes, élaborés entre une vision à la Matrix et ce qu’on se représente des contes scandinaves, à la fois traditionnels et très modernes, l’extraordinaire précision des éclairages, tout cela fait qu’à la fin on en sort à la fois étonnés et ravis. La retransmission est cependant pour mon goût trop centrée sur les visages (vus de beaucoup trop près) et les individus, on aimerait plus de vision d’ensemble. mais on n’est évidemment pas dans la salle “quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a”.
Même si la Walkyrie en avril-mai prochain affiche complet, je vais essayer d’y aller car c’est bien trop tentant, en tous cas, on n’échappera pas à la semaine new yorkaise quand le Ring complet sera à l’affiche, à n’en pas douter, un événement se prépare et si vous n’allez pas à New York, réservez votre 14 mai pour aller voir La Walkyrie dans un cinéma près de chez vous!

LUCERNE FESTIVAL 2010: Gustavo DUDAMEL dirige le PHILHARMONIQUE DE VIENNE le 18 septembre 2010 (ROSSINI, ORBON, BERNSTEIN, RAVEL)

Nous n’avons pu assister à l’autre concert de Gustavo Dudamel et du Philharmonique de Vienne (Brahms Ouverture Tragique, Schumann Concerto pour violoncelle et orchestre, Dvorak Symphonie du nouveau Monde) qui au dire de tous fut grandiose, mais pour ce concert de clôture du Festival de Lucerne 2010, le Festival a choisi aussi le Philharmonique de Vienne et Gustavo Dudamel. C’est une occasion festive de proposer un programme original.Le programme propose en effet des oeuvres célébrissimes (Ouverture de la Pie Voleuse, Boléro de Ravel) et des oeuvres peu ou pas connues du mélomane, comme ces Tres versiones sinfónicas de Julián Orbón (1925-1991) ou le Divertimento for orchestra de Leonard Bernstein composé en 1980 à l’occasion du centenaire du Boston Symphony Orchestra. la soirée a été l’occasion de vérifier une fois de plus que Gustavo Dudamel s’installe au sommet des chefs recherchés: il y a six ans, en 2004, il était le vainqueur du Concours Gustav Mahler de Bamberg et aujourd’hui, il dirige non seulement tous les grandes phalanges de ce monde (il dirgera pour le concert de la Saint Sylvestre le Philharmonique de Berlin), mais est aussi directeur musical du Gothenburg Symphony Orchestra, l’un des bons orchestres du vieux continent et du Los Angeles Philharmonic, l’un des orchestres américains de référence, mais surtout, il déplace les foules avec une prise peu commune sur le public et les orchestres: voir dans les coulisses les musiciens de l’orchestre défilant pour l’embrasser ou le saluer était édifiant, d’autant que cette célébrité somme toute nouvelle s’accompagne d’une chaleur communicative et d’une gentillesse qui n’a pas vraiment changé depuis ses débuts, puisque pour ma part, j’ai eu la chance de l’interviewer pour la revue italienne AMADEUS à l’automne 2004,à l’occasion d’un concert à Bamberg, suite à sa victoire au concours Mahler, quelques mois auparavant.
Dudamel a pris les fonctions de chef de l’orchestre Simon Bolivar des jeunes du Vénezuela à 18 ans, en 1999, et son travail extraordinaire avec cet orchestre lui a sans doute été une école de la direction irremplaçable, geste net, précis, lecture des intentions du chef par des mouvements sans ambiguité, et en même temps énergie communicative due à une fougue juvénile.
De plus, il est devenu une sorte de symbole, celle de la re(co)naissance de la musique sud-américaine, en imposant dans les programmes qu’il propose très souvent des pièces du répertoire sud-américain, comme cette oeuvre de Julián Orbón aujourd’hui. Que l’oeuvre soit portée, pour la première fois sans doute (il ya de bonnes chances puisque je ne l’ai pas vérifié) par l’immense Philharmonique de Vienne est aussi symbolique. Il est symbole aussi de l’orgueil culturel et identitaire de cette amérique latine qui peu à peu se relève d’années sombres et d’un pays, le Vénezuela, où grâce au génial Sistema de José Antonio Abreu, 400 orchestres et 250000 jeunes pratiquent la musique classique, au point que l’on s’intéresse en Europe à en appliquer le modèle, notamment en Italie sous l’impulsion d’Abbado. Sur le continent du foot, on a choisi la musique classique pour créer du lien social et de l’orgueil national (il ya toujours des Vénézuéliens sympathiques qui agitent des petits drapeaux dans les concerts de Dudamel), et sur le vieux continent, là où est née la musique classique, on a choisi le foot, avec les résultats que l’on a vus en France…N’épilogons pas. Tout n’est sans doute pas rose au pays de Chavez (qui n’a rien à voir avec le sistema, créé bien avant lui, mais qui sait aussi surfer sur la vague).

Arpès une exécution très dynamique de l’ouverture de la Pie Voleuse, où Dudamel maîtrise parfaitement l’art du crescendo -on se prend à rêver de le voir plus souvent dans la fosse, lui qui privilégie le podium- et où l’orchestre immédiatement s’affirme avec ce son inimitable des cordes et leur ductilité légendaire, justement arrivent les  Tres versiones sinfónicas de Julián Orbón (1925-1991), compositeur né en Espagne, émigré à Cuba, puis aux Etats Unis un an après l’arrivée de Fidel Castro. Dans cette pièce, composée en 1953, Orbón s’appuie sur des formes anciennes, la musique du XVIème siècle espagnol dans Pavana (pièce 1), la musique des XIèmes et XIIème siècles et notamment la naissance de la Polyphonie et Pérotin (partie 2, conducto) et les rythmes nés des influences africaines de la musique américaine, avec une utilisation très présente de la percussion (xilofono, partie 3). A ces inspirations premières se mèlent l’influence de Copland, maître de Orbón. j’ai été pour ma part frappé de la similitude de la deuxième pièce avec le style de Sibelius, notamment des échos de sa symphonie n°2: rêve ou réalité, je ne sais, en tous cas cela s’est imposé à moi à l’audition. Il ya eu de très beaux moments au concert, où le Philharmonique de Vienne montre évidemment sa parfaite maîtrise technique, le début de la deuxième pièce, très lente,utilisant lles bois , repris bientôt par les cordes et les cuivres était vraiment étonnant. je retiendrai aussi dans la dernière pièce le dialogue percussions/violoncelles. L’ensemble est apparu mériter grandementd’^tre plus souvent entendu en concert et l’interprétation vibrante, mais jamais démonstrative de Dudamel, donne une couleur toute particulière à l’ensemble.

Un autre très grand moment a été le Divertimento for orchestra écrit par Leonard Bernstein pour le centennaire du BSO (Boston Symphony Orchestra). On reconnaît immédiatement la générosité de la musique de Bernstein, avec de lointains souvenirs de West Side Story (la Samba!) dans ces courtes pièces, presque des miniatures, très séparées d’abord (pièces d’une minute ou deux, avec une valse merveilleuse de poésie – magnifique premier violon en contrepoint- en n°2, puis à la fin les éléments se superposent, à peine 11 mesures pour Sphinxes, sorte de version minimale de “An unanswered question”, construite sur une série dodécaphonique de Schönberg inversée, et se superposant au rythme très jazzy du blues et de la marche finale construite en canon, hommage à tous les chefs du BSO disparu (In memoriam: March-The BSO forever) . L’exécution en est exemplaire, au point de provoquer chez le public des murmures d’approbation et d’admiration, tant les intentions et l’ironie de Bernstein (mimant les musiques de film à la Hitchcock) sont soulignées et immédiatement comprises. Un grand moment, qui me fait dire que Dudamel prend vraiment le chemin de Bernstein, tant il semble faire corps avec cette musique.

Légère déception dans la Pavane pour une infante défunte, une pièce qui peut être bouleversante, par son alternance entre le mystère initial et un final plus lyrique.le cor initial a été vistime de quelque petite imprécision, mais tout le début m’est apparu trop lumineux, trop clair, alors que la partie finale à la reprise du thème, a retrouvé le chemin d’une vraie et profonde émotion.
En revanche, l’interprétation du Boléro restera dans les mémoires. D’abord, par la mécanique d’horlogerie (on est en Suisse ! ;-)) mise en place, et la clarté inouïe du propos, la direction, les attaques des musiciens (l’entrée des pizzicati) la maîtrise totale des instruments à vent et des bois, tout simplement prodigieux, et aussi l’absence de recherche de l’effet, mais une tension énorme sur le maintien du tempo, tout cela produit au final une juste explosion du public. Là aussi un souvenir m’assaille, m’étreint et m’émeut, des gestes semblables à Bernstein, dans la même oeuvre, notamment des mouvements d’épaule qui alors m’avaient frappés, lors d’un concert au Théâtre des Champs Elysées avec le National. Epoque bénie où Bernstein dirigeait le National et où Solti dirigeait l’Orchestre de Paris (il ya 32, 33 ans?).
Au final, un bis (la Valse du Divertimento de Bernstein, encore un pur moment de bonheur, de temps suspendu), l’habituelle désormais standing ovation, et la certitude toujours plus installée que Gustavo Dudamel est un très grand chef. Il dirige Carmen à la Scala en novembre. Nous y serons.
Nous serons aussi aux divers rendez-vous de Lucerne, et la nostalgie de la fin des festivités ne doit pas masquer la joie des moments passés sur les rives du lac des Quatre Cantons, dans cette salle magique qui furent parmi les moments les plus forts de cette année. Il faut aller à Lucerne.

Information: Vous pouvez voir le concert sur le site de medici.tv et il sera retransmis par ARTE le 10 octobre prochain à 19.15

LUCERNE FESTIVAL 2010: TRISTAN UND ISOLDE, de Richard WAGNER, dirigé par ESA PEKKA SALONEN, avec VIOLETA URMANA (10 septembre 2010)

100920102299.1284197656.jpgSouvent, lorsqu’on écoute du Wagner, même si l’interprétation est moyenne, la musique réussit presque toujours à émouvoir. Quand tout est parfait, ce qui fut le cas ce 10 septembre à Lucerne, alors le succès prend des proportions  océaniques.
Ce Tristan restera dans les mémoires. Les parisiens le connaissent bien puisque c’est la production Sellars/Viola, qui fit l’objet de trois reprises sous l’ère Mortier, qui a été présentée à Lucerne, avec une distribution très différente (Violeta Urmana, Isolde, Gary Lehman, Tristan), l’orchestre Philharmonia et son chef titulaire, Esa Pekka Salonen.Ce spectacle a été conçu pour des salles de concert (Los Angeles) et pour une utilisation complète de l’espace de la salle. On se souvient que le dispositif scénique à paris était minimal (rideau noir, cubes noirs et écran) et que les chanteurs apparaissaient sur les côtés de la salle, ou au milieu des places d’orchestres. L’espace réduit dévolu au jeu dans la salle de Lucerne (à peine 1m de large devant l’orchestre) fait que l’on utilise souvent la salle en y distribuant le choeur, quelques musiciens solistes, quelques chanteurs. Et cette salle, qui est comme une cathédrale musicale, tout en verticalité, convient bien à la mise en scène, conçue comme un rituel, une ascension vers le ciel.  A la quatrième vision, on reste toujours saisi par les images impressionnantes de Bill Viola, dont la force ne gêne pas l’exécution. Au contraire, elles s’intégrent parfaitement dans la musique et le jeu théâtral minimaliste. Peter Sellars a prévu un dispositif minimal, dans l’espace mais aussi dans les gestes. Un geste à peine esquissé dit souvent plus que bien des démonstrations. La vidéo de Bill viola est construite autour des quatre éléments, avec une insistance sur l’eau, l’eau qui régénère, mais aussi l’eau qui tue. Tout le premier acte est fait d’images sublimes de reflets qui se diluent dans l’eau jusqu’à s’y fondre, d’échos avec l’idée de flamme, l’arrivée des deux héros, au loin, si loin que leur silhouette blanche peut sembler une chandelle, et qui se rapprochent jusqu’à composer deux portraits côte à côte comme ces portraits de couples flamands, le deuxième acte est construit autour de la flamme au départ, puis de forêts ou d’arbres morts, dans un monde fait de  grisaille, le troisième acte automnal, jusqu’à cette fantastique image qui accompagne la mort d’Isolde, où l’on voit le corps de Tristan comme aspiré par l’eau jusqu’au ciel où il retrouve Isolde, dans une lumière bleue inoubliable. L’image colle tellement à notre sensibilité, à la musique, aux voix, que l’on a l’impression de voir projetés des images personnelles. Autre performance aussi dans ce spectacle d’exception, la fluidité permis au regard qui peut passer de l’écran aux chanteurs, de deux à trois dimensions sans impression de rupture, avec un naturel confondant.

L’équipe de chanteurs n’appelle aucun reproche. Habituellement j’ai de grosses réserves sur Violeta Urmana, force et de constater que son Isolde a été magnifique de bout en bout, émouvante, engagée, sculpturale dans sa simple robe noire. Aucun de problèmes habituels (aigus criés, absence de vitalité interne), mais au contraire une Isolde palpitante, intense, bouleversante au second acte. A cette Isolde répond magnifiquement lui aussi le Tristan de Gary Lehman, voix très veloutée, diction parfaite, puissance des aigus impressionnante, avec une seule petite réserve sur le registre central, mais l’ensemble distille une très grande émotion. Anne Sofie von Otter est une très grande Brangäne,on connaît cette voix exceptionnelle, qui sait donner des couleurs prodigieuses à l’univers du lied qui est sien. Ici tout y est, intensité, puissance (des aigus étonnants), tenue de voix (le deuxième acte est anthologique, avec ses retenues, ses mezze-voci, ses murmures), on atteignons là un sommet, dans un rôle où je ne l’attendais pas. Les autres sont tous à citer, le Kurwenal de Jukka Rasilainen, simple, humain, à la diction parfaite, aux inflexions les plus fines et les plus fouillées, avec un troisième acte bouleversant, et le Roi Marke de Matthew Best, pourtant annoncé souffrant, et qui est saisissant de grandeur simple et d’émotion, d’autant que Peter Sellars voit le Roi Marke comme un personnage découvrant son amour …pour Tristan et faisant de la seconde partie du deuxième acte un lamento de l’amour détruit, avec Tristan presque coincé entre Isolde et Marke. Beau Melot de Stephen Gadd, Joshua Elicott et Darren jeffery complétant très avantageusement une distribution parfaite.

100920102301.1284197698.jpgDe plus, le fait de mettre des voix devant l’orchestre fait qu’enfin dans cette salle faite pour les orchestres, on entend, très présentes les voix, quelles que soient leur place dans la salle, puisque Peter Sellars utilise orchestre, galeries, balcons pour distribuer des personnages, spatialisant l’oeuvre (comme il le fit pour la Passion selon saint Mathieu à Salzbourg et à la Philharmonie de Berlin, ou comme le fit Abbado pour Parsifal à la Philharmonie de Berlin, inoubliable) . Peter Sellars, qui commença sa carrière dans l’hyperrréalisme (souvenons nous de sa Trilogie Mozart-Da Ponte), est en train d’évoluer vers un hiératisme tout aussi parlant. C’est un travail d’une rigueur prodigieuse.
Rigueur prodigieuse et précision, mais aussi lyrisme, rondeur de son, chaleur, engagement, et maîtrise parfaite des instruments, voilà ce qu’on peut dire du travail de Esa Pekka Salonen et du Philharmonia. J’avais adoré sa direction à Paris, je suis de nouveau convaincu. Une direction lente, mais tenue, avec des explosions phénoménales: le final du 1er acte ne peut être oublié, avec cette musique se déversant partout dans la salle, le chef se tournant dans tous les sens, et l’impression d’apothéose grandiose qui s’en dégage.Un travail d’un rare lyrisme, d’une intensité inouïe, provoquant souvent les larmes, et un orchestre exceptionnel (on retrouve l’âge d’or de Klemperer): le solo du cor anglais du début du troisième acte (la mélopée du pâtre) nous laisse figés par la stupéfaction et l’émotion.

Grandiose, oui, grandiose et mémorable. Encore une de ces soirées qu’il vaut la peine de vivre et qui nous fait dire une fois de plus: il faut aller à Lucerne. 100920102302.1284197631.jpg

LUCERNE FESTIVAL 2010: Pierre BOULEZ dirige le LUCERNE FESTIVAL ACADEMY ORCHESTRA le 5 septembre 2010 (MAHLER: Symphonie n°6)

La symphonie n°6 fut la première que Pierre Boulez dirigea dans sa carrière. Il se défend que ce choix ait un sens particulier, mais c’est elle qu’il a choisi de faire travailler aux jeunes de la Lucerne Festival Academy.Pour la première fois, Boulez a abordé Mahler avec ces jeunes, qui ne forment pas à proprement parler un orchestre de jeunes comme le Gustav Mahler Jugendorchester, ou l’Orchestre de jeunes Simon Bolivar du Venezuela, qui sont des orchestres dont les membres ont l’habitude de jouer ensemble et finissent par avoir de vrais réflexes d’orchestre. Ici les jeunes sont rassemblés trois semaines (après une sélection bien sûr, ce sont de très bons instrumentistes), préparent des programmes qu’ils jouent une fois devant le public. Ils n’ont évidemment pas le temps de mûrir leur travail au concert. Par ailleurs, ils travaillent presque exclusivement des pièces contemporaines (lire à ce propos l’intéressante interview de Pierre Boulez dans Diapason de Septembre) et de plus, tous les pupitres ne reviennent pas d’une année sur l’autre. Tout cela pour dire que le Lucerne Festival Academy Orchestra est un ensemble très valeureux, mais qui n’a pas la perfection d’un orchestre professionnel, ni l’entraînement d’un orchestre de jeunes installé. Il reste que, malgré ses imperfections techniques, la Sixième que nous avons entendue était un très beau moment.
Le programme a commencé par une pièce de Pierre Boulez d’une vingtaine de minutes, Figures-Doubles-Prismes,  pour grand orchestre, composée en 1957 , reprise en 1963/64 et revue en 1968. Boulez a voulu rompre avec la disposition traditionnelle de l’orchestre et distribué les instruments en construisant des systèmes d’échos, de manière symétrique, et en mélangeant les pupitres, il en résulte effectivement des figures de doubles, mais aussi des effets géométriques prismatiques, ou réfractants, les sons se distribuant d’un côté à l’autre de l’orchestre, avec des systèmes d’échos jouant sur des instruments différents. il en résulte une couleur particulière, avec des allusions à des oeuvres majeures du XXème siècle comme le concerto pour violon de Berg. On connaît l’effet produit par ce type de musique sur des publics “traditionnels”: rien de cela ici, tout d’abord, parce que la pièce paraît “classique”, vive, peu répétitive, dynamique, ensuite parce que peut-être sommes-nous déjà “après” la musique contemporaine, qui sonne presque “classique” à nos oreilles. Un beau moment en tous cas, et un bel exercice pour des jeunes peu habitués à pareille structuration de l’orchestre (à ce que j’ai lu, les premières exécutions ne furent pas si facile pour les musiciens).

Évidemment, tout le monde attendait la 6ème. En regardant Boulez diriger, on est toujours surpris de sa manière de diriger. peu de mouvement, peu d’expressions du corps, la mesure, et rien que la mesure. Par rapport à Mariss Jansons, vu deux jours avant ou d’autres (Salonen, Nelsons pour ne citer qu’eux), Pierre Boulez se concentre sur l’essentiel, avec peu d’indications “expressionnistes”. Il n’en reste pas moins que le son produit est expressif, que le lyrisme est là (j’avais été frappé par l’énorme différence de son Parsifal enregistré à Bayreuth par DG à la fin des années 60 ou au tout début des années 70, et celui qu’il a dirigé dernièrement à Bayreuth, de 2002 à 2004, qui était beaucoup moins rapide et beaucoup plus lyrique. La pâte sonore de la symphonie, la volonté de Boulez d’isoler les motifs structurant fait que l’effet “marche ” est très souligné, on comprend encore mieux ce qu’il expliquait la veille, sur les équilibres et la place du mouvement lent, dont la partie finale est absolument extraordinaire de plénitude sonore, en produisant une émotion notable. Le premier mouvement n’a pas toujours été parfaitement exécuté mais le rythme, le dynamisme, la décision sont là, comme dans le scherzo qui suit. Boulez fait ressortir les similitudes entre les deux mouvements. Quant au dernier, c’est sûrement le plus réussi: sans doutes les jeunes de l’orchestre sont-ils plus détendus, plus concentrés qu’au début, car c’est là où l’on sent l’orchestre répondant le mieux aux sollicitations.  On est devant une interprétation rigoureuse sans être rugueuse,qui laisse la place à l’émotion, et en même temps très didactique: les différentes phrases sont souvent bien isolées, le tempo se ralentit et laisse mieux identifier la construction musicale: le début du quatrième mouvement est à ce titre emblématique, et d’une clarté rarement atteinte. Une oeuvre d’architecte et au total une bien belle soirée où Boulez à 85 ans se montre d’une exceptionnelle vivacité sur le podium. Public ravi, standing ovation, l’opération Lucerne Festival Academy est une réussite.

LUCERNE FESTIVAL 2010: Pierre BOULEZ en “atelier” sur la Symphonie n°6 de Gustav MAHLER le 4 septembre 2010.

A côté des dix jours où Abbado dirige le Lucerne Festival Orchestral, il y a les trois semaines où Pierre Boulez anime la Lucerne Academy, formée de jeunes musiciens venus de tous les horizons (peu d’allemands, mais de très nombreux américains et canadiens, des français, des italiens, des anglais, des japonais), qui travaillent sur le répertoire du XXème siècle et notamment la musique contemporaine. Les “coaches” sont les solistes de l’Ensemble Intercontemporain, et les jeunes artistes bénéficient aussi de conférences (faites entre autres par Dominique Jameux). Ils préparent plusieurs programmes (École de Vienne, Stravinski, Boulez, et cette année Dieter Ammann, compositeur en résidence). Pour la première fois Boulez aborde avec eux Gustav Mahler et la Symphonie n°6 “Tragique”. Outre les répétitions et le travail de l’instrument, les trois semaines sont émaillées de rencontres, tables rondes, Master classes, ateliers. Hier 4 septembre, a eu lieu un atelier sur la 6ème symphonie de Mahler, animé par Roland Wächter en conversation avec Pierre Boulez, qui a dirigé une dizaine d’extraits de la symphonie en ajoutant des commentaires. Le public était nombreux dans la Luzerner Saal, une salle dédiée aux répétitions ou aux concerts “alternatifs” ou différents (musique contemporaine, jazz etc…).

Roland Wächter a commencé à présenter l’oeuvre et de suite Pierre Boulez a malicieusement corrigé ou précisé certaines expressions. Par exemple, au moment où l’on abordait l’appellation symphonie tragique, et les souffrances de Mahler, il a commencé à ironiser sur la relativité du concept de souffrance. “Tout le monde souffre, mais tous ceux qui souffrent n’ont pas écrit de symphonies”, posant ainsi le problème du génie. De même, au moment où Wächter exposait les différents thèmes et notamment celui, plus lyrique, dont Alma Mahler disait qu’il la désignait, Boulez ajouta d’un air dubitatif “Oh! Alma a dit beaucoup de choses…”. Ainsi la conversation a été très détendue, et Boulez a expliqué bien des points importants de la symphonie, d’une part sa forme classique, en quatre mouvements, et la marche initiale, avec un da capo unique dans les oeuvres de Mahler, le retour au purement symphonique, et bien sûr le problème du mouvement lent, que l’on place tantôt en second, tantôt en troisième. Pour une question d’équilibre (trois mouvements sont en la mineur, l’andante en si bémol majeur et l’ensemble 1er mouvement et scherzo est cohérent, et équilibre le dernier mouvement, très long) Boulez voit plutôt l’andante en troisième mouvement, comme une sorte de colonne, rappelant la septième et le mouvement lent (le 3ème) entre le couple 1-4 et 2-5. Il revendique fortement son choix, notamment quand Roland Wächter lui rappelle qu’Abbado et Rattle placent l’andante en deuxième mouvement.

On a aussi beaucoup parlé des cloches de vaches, et Boulez insiste sur la relation de Mahler à la nature, et à ses bruits divers , les cloches de vaches étant le dernier bruit de la civilisation qu’on entend quand on monte sur les cimes (la symphonie a tété composée au bord du Wörthersee, à Maiernigg et  il avait été se promener au moment de la composition dans les Dolomites, à Toblach (Dobbiaco)et au lac de Misurina. C’est pourquoi il les veut à peine audibles, très légers, dans le lointain . Il insiste aussi sur l’autre son montagnard, celui du cor, l’un des ses instruments favoris. Boulez souligne aussi  le fait que Mahler demande souvent des sons “rudes”, qu’il ne veut pas d’élégance à tous prix, mais qu’au contraire, il aime quelquefois les sons bruts.C’est le cas des fameux coup de marteau de bois, qui étaient trois (les trois coups du destin qui le frappèrent, la mort de sa fille de quatre ans, sa démission forcé de d’opéra de Vienne, sa maladie cardiaque incurable. A ces trois coups (Mahler en retira un de sa Symphonie..mais Boulez encore malicieusement en ajoute un quatrième qui est l’infidélité de sa femme), Boulez précise que le son du bois est justement non une note, mais un bruit.

Il explique l’extrême difficulté du dernier mouvement, une symphonie à lui seul, très long, dont le début est très complexe. En le dirigeant, il précise qu’il a ralenti volontairement le tempo pour qu’on entende bien la complexité. On commente aussi le dernier coup de timbales, un accord qui explose juste après un ralentissement et une diminution du son devenu très doux, à peine audible, pour que l’explosion n’en soit que plus surprenante, à faire presque peur, suivie seulement des violoncelles en  pizzicato.

Un moment de cette qualité est rare. Boulez, on le sait est non seulement un chef, un compositeur, mais aussi un enseignant, il a donné tout au long de sa carrière des conférences, des lectures commentées de ses oeuvres: il essaie sans cesse d’expliquer, de justifier des choix,  d’accompagner l’audition. A 85 ans, il a une énergie incroyable, écartant la chaise du podium pour diriger debout, s’exprimant en un allemand parfait, doué d’un grand sens de l’humour: il sourit aux efforts de Roland Wächter de proposer des analyses ou des explications: “Oui oui, il ya plein d’analyses, on peut tout trouver avec l’analyse, on arrive même à trouver un ordre là où il n’y en a pas.”
On sent l’intellectuel qui a vécu le moment de la révolution structuraliste, qui s’est traduite en littérature par un retour sans cesse répété au texte et au texte seul. Avec l’insistance dont il fait preuve pour remettre tout commentaire à sa place, face au texte de la partition (c’est un compositeur qui parle, onsent qu’il a des doutes sur la glose et que tous les commentaires sur la souffrance, Alma etc.. ne sont pas prêts de le convaincre. Il s’en tient à la partition, il se veut un lecteur “objectif” du texte musical et laisse des questions volontairement en suspens. On n’en est que plus impatient d’écouter cette Symphonie n°6, ce soir, dans la grande salle du Festival, concert de clôture de l’Académie.

LUCERNE FESTIVAL 2010: Mariss JANSONS dirige l’orchestre du CONCERTGEBOUW le 3 septembre 2010 (MAHLER: Symphonie n°3)

 

Beaucoup de Mahler à Lucerne cette année. Outre Claudio Abbado et le Lucerne Festival Orchestra, qui ont proposé la 9ème Symphonie, Sir Simon Rattle et le Berliner Philharmoniker ont joué la Symphonie n°1, Pierre Boulez fera la Symphonie n°6 avec les jeunes du Lucerne Festival Academy Orchestra, et Mariss Jansons a proposé ce soir 3 septembre la monumentale Symphonie n°3 avec le Concertgebouw d’Amsterdam.

On ne peut s’empêcher d’éprouver une légère déception. Soyons honnêtes, le concert a été magnifique, et s’est terminé sur un énorme succès avec « standing ovation ». Mais nous avons en tête à la fois Claudio Abbado (dans cette salle en août 2007, avec le Lucerne Festival Orchestra) et Pierre Boulez (à Carnegie Hall à New York, en octobre 2007, avec le Lucerne Festival Orchestra et en remplacement d’Abbado, malade). Pierre Boulez avait proposé une vision d’une grandeur inouïe, avec un tempo très lent (plus de dix minutes de plus qu’Abbado) et d’une intensité qui avait stupéfié critiques et public. Claudio Abbado a une vision de Mahler plus sombre : dans ses interprétations, c’est la souffrance ou l’amertume qui dominent, la nostalgie ou la mélancolie, y compris dans les symphonies dites « positives », comme la Troisième ou même, comme l’an dernier, la Première. Ce qui nous avait frappés, c’est que cette Première semblait proche de la Septième ou de la Neuvième…

Ainsi, dans cette même Troisième, tous les auditeurs se souviennent du corps de postillon, cet instrument de la nature montagnarde et rude, que Mahler affectionne, dissimulé en coulisse, lointain, éthéré, mélancolique à en pleurer, qui nous avait bouleversés. Le même cor chez Jansons est certes en coulisses, et interprété à la perfection, mais le son est proche, presque trop fort, en tous cas si présent, et si réel qu’il n’a rien d’éthéré, ni de bouleversant, mais qu’il offre bien plutôt un son presque joyeux.

Le premier mouvement est très violent, presque agressif, et les cordes enivrantes du Concertgebouw sont à la fête (les cuivres, tout au long du concert, l’ont été un peu moins, il y a eu çà et là de menues erreurs) : c’est presque stravinskien, oserais-je dire, il est vrai que la Symphonie n°3 est une sorte du préfiguration du Sacre du Printemps, qui observe la nature dans son cycle vital, naissance et mort (il y a comme une marche funèbre dans le premier mouvement), le son n’est pas aérien comme chez Abbado, il est au contraire compact, serré, urgent comme souvent chez Jansons. Ainsi, cette musique pour le cosmos, qui devait selon Mahler donner cette sorte de terreur sacrée du Monde et de Dieu semble t-elle au départ plus « chtonienne ». La présence de la nature, des fleurs, des pâturages, des montagnes est évidemment prégnante, on est dans le monde des « Correspondances » baudelairiennes .

Mahler compose la symphonie en deux étés en montagne (le cor, dont nous parlions, est un instrument de la montagne, paysage inséparable de Mahler). Pan et Dionysos, les dieux favoris de Nietzsche, sont partout présents en ce début, et les mouvements deux et trois (Tempo di minuetto(3), et Comodo.Scherzando(4) dans l’interprétation de Jansons, ne sont pas amers, ni grotesques comme souvent les danses chez Mahler (pensons à la sorte de danse macabre de la Neuvième), mais au contraire plutôt positifs et souriants. C’est aussi frappant dans le « O Mensch », ce Lied sublime sur le texte de Nietzsche chanté ici de manière stupéfiante par Anna Larsson. Le son ne rend pas vraiment le « Misterioso » demandé par le texte. C’est en effet moins mystérieux, beaucoup moins nocturne qu’à l’accoutumé. Ce Minuit chanté par Larsson est plutôt accompagné de la lumière de la pleine Lune, aussi est-on moins surpris de l’enchaînement (« Lustig im Tempo… ») avec les joyeuses voix d’enfants (Luzerner Knaben Kantorei) et de femmes (Dames du Schweizer Kammerchor), et le dialogue avec la voix de l’alto semble presque « naturel ».
Dans une interprétation plus immédiate, plus énergique, plus claire, plus ouverte, le dernier mouvement, l’adagio (Langsam. Ruhevoll. Empfunden) ouvre sur un autre espace. En le reliant par de lointains échos au mouvement lent de l’opus 135 de Beethoven et au Tristan de Wagner, Mahler affirme au final de sa symphonie la prééminence de l’amour. Chez Abbado, cet amour contient en lui-même les déceptions du futur. Rien ne permet de le dire ici : nous sommes bien dans un univers de l’amour heureux, qui respire de plus en plus largement. Il y a là pour Jansons un Mahler heureux, mais de ce bonheur ou de cette joie profonde et intense qui n’a rien à voir avec une explosion. L’audition du final, tout d’intensité, mais aussi tout de bonheur profond, surprend, puis prend l’auditeur. Il est clair que c’est ce moment qui est le plus marquant du concert, celui où nous sommes « dedans », complètement. Le public d’ailleurs l’a bien senti se retenant par un court silence, puis applaudissant à tout rompre.

En conclusion, même si sans doute l’approche « nostalgique » d’Abbado me séduit plus et parle plus à une sensibilité « à fleur de peau », l’approche de Jansons, moins sensible et plus « terrienne », plus rude aussi, finit elle aussi par nous emporter. Car il ya eu joie, une joie profonde. Jansons, qui sort de problèmes de santé délicats (il a de lourds problèmes cardiaques), nous est apparu souriant, engagé. Avec sa gestique expressive et sans doute épuisante – il suait abondamment -, il fait presque peur. Mais il nous a rendus heureux.

LUCERNE FESTIVAL 2010: Daniel HARDING dirige le MAHLER CHAMBER ORCHESTRA le 21 août 2010 (ELIAS, de Mendelssohn, avec Thomas QUASTHOFF, répétition générale)

Elias, de Felix Mendelssohn, n’est pas exactement une rareté, mais n’est pas exécuté régulièrement. c’est une très belle oeuvre, à la musique généreuse, où l’on entend à la fois des souvenirs de Haendel, de Bach bien sûr, et de Weber aussi mais que l’on sent aussi être la source d’inspirations postérieures. C’est une oeuvre au fort accent romantique, en deux parties, l’une à l’action plutôt dramatique, l’autre plus intériorisée. Elle est interprété par un bariton basse (Elias), un ténor, un soprano, un mezzo-soprano, et dans le choeur, huit solistes (quatre hommes, quatre femmes).L’histoire, tirée de l’Ancien Testament (Livre des Rois), raconte l’histoire d’Élie, qui menace son peuple de la sécheresse puisqu’il s’est détourné de l’Eternel et s’est remis à adorer les idoles. Le sacrifice d’un taureau va déterminer qui est le vrai Dieu, Baal ou Yaveh. Elie déchaîne le feu du ciel et le peuple reconnaît en l’Eternel le vrai Dieu, qui envoie la pluie. Dans la deuxième partie Élie est condamné à mort par la Reine, maison l’isole dans la montagne où il attend Dieu avec confiance, puis est aspiré vers le ciel dans un char de Feu.

J’ai entendu la répétition générale, enregistrée pour un disque, interprétée par Thomas Quasthoff, Michael Schade, Bernarda Fink, Julia Kleiter, l’extraordinaire Choeur de la Radio Suédoise, et le Mahler Chamber Orchestradirigé par Daniel Harding. Ce fut un vrai beau moment de musique. Daniel Harding a traversé une période difficile, et il m’est apparu plus sûr, avec un geste moins nerveux, cherchant une expression plus lyrique, plus ronde, moins rapide et moins tranchante que dans d’autres occasions. Il en résulte une pâte orchestrale superbe, une vraie osmose avec le choeur et les chanteurs, et un remarquable travail sur la couleur. Certes, ayant entendu le même orchestre (fondu dans le Lucerne Festival Orchestra) la veille, on reste étonné devant la différence d’épaisseur sonore, et même de clarté. Il reste que l’orchestre a été remarquable de bout en bout.

On reste éberlué par la qualité du choeur, dans les ensembles et dans les parties solistes, les quatre femmes notamment sont étonnantes, et les voix ont une qualité de voix solistes, et non de voix choristes. On connaît l’excellence de cette phalange, qu’Abbado a souvent dirigée aussi, et même si cette prestation merveilleuse est attendue de leur part, la surprise est toujours au rendez-vous. les quatre voix solistes sont remarquables elles aussi. Bernarda Fink chante sans jamais forcer, avec un naturel confondant, et une simplicité qui laisse tout décoratif pour aller à l’essentiel. Magnifique la prestation de Julia Kleiter, qui je dois le dire m’a étonné. je la considérais une bonne chanteuse, mais sans rien de particulier. Elle réussit à être , intense, lyrique: son “Höre Israel”, air d’entrée de la deuxième partie, est profondément émouvant et particulièrement réussi. Le ténore Michael Schade est comme toujours impeccable (il est Abdias), mais comme toujours aussi, un tantinet froid, et pas toujours vraiment expressif. Face à lui, le magnifique Élie de Thomas Quasthoff, à la voix chaude, parfaitement posée dans « Herr Gott Abrahams », un peu plus en difficulté dans les aigus et les vocalises de « Ist nicht des Herrn Wort wie ein Feuer », et particulièrement adapté à la toute la deuxième partie, splendide. Il reste que Thomas Quasthoff, peut-être fatigué, ne nous est pas apparu aussi sûr que dans d’autres concerts. Il est vrai aussi que la partie est redoutable, et que le rôle d’Élie est presque un rôle d’Opéra.

En conclusion, une très belle répétition générale qui a, je le sais, tenu ses promesses en concert.  Il reste à se procurer le disque, qui sortira dans les prochains mois: il vaudra sûrement le coup.

IN MEMORIAM CHRISTOPH SCHLINGENSIEF

transformphp.1282484185.jpgPhoto prise sur le site de la Staatsoper de Berlin

On le savait très malade, mais il était encore plein de projets et devait mettre en scène une création mondiale pour le Staatsoper de Berlin cet automne (Metanoia de Jens Joneleit, direction Daniel Barenboim). Christoph Schlingensief est mort hier, au termes de grandes souffrances et d’un long cancer du poumon qui a fini par le vaincre, par vaincre cet esprit libre, bouillonnant, amoureux de la vie, d’un courage exceptionnel ces dernières années.
C’est un grand du théâtre allemand qui disparaît. De la scène théâtrale et de la scène artistique, tant ses productions étaient souvent proches de la performance: les musées d’ailleurs faisaient aussi appel à lui. Passionné par l’Afrique, il travaillait en lien notamment avec le Burkina Faso et s’inspirait dans ses spectacles de l’art africain ou de la tradition africaine.
On le connaît peu en France, son style de travail ne correspond absolument pas à ce qu’on aime chez nous, ou du moins il n’était sans doute pas très lié aux cercles français de théâtre. J’ai vu pour ma part un seul de ses travaux, la fameuse mise en scène de Parsifal, au Festival de Bayreuth, en 2002, dirigée par Pierre Boulez pendant deux ans, puis par Adam Fischer pendant deux autres années. J’avais aimé ce spectacle, foisonnant, multiple, excessif, très intellectuel (trop?), qui m’a obligé à lire beaucoup, à me plonger dans Joseph Beuys et son oeuvre, et dans l’univers de Schlingensief, à travers son remarquable site internet http://www.schlingensief.com/start.php

Pierre Boulez m’avait dit de lui “mieux vaut avoir trop d’idées que pas assez “. En effet, son Parsifal était en fait, à travers le déroulement de l’oeuvre, une réflexion sur le religieux  et sur les idées que Wagner lui-même y avait introduit, une sorte de christianisme mâtiné d’Orient, que Schlingensief avait coloré aussi d’Afrique, à travers une lecture très originale  de la céremonie du Graal vue comme l’expression des forces les plus primitives et les plus animales et animistes du monde. Cette mise en scène avait agacé le public, beaucoup l’avaient carrément refusée, partant en cours de représentation. Elle bénéficiait au départ de l’extraordinaire direction de Pierre Boulez, et je dois dire que certaines scènes, notamment au premier et au troisième acte, m’avaient impressionné. le deuxième acte, plus “théâtral”, est toujours resté la partie plus faible du spectacle.
Il est sûr que l’on pouvait être dérouté par ces visions mêlant cinéma, art, performance, chant, musique, et que la compréhension était loin d’être immédiate, même si le travail n’avait rien d’une provocation gratuite, et était éminemment sérieux, motivé, intelligent, mais déroutant, échevelé,  inhabituel, alignant les idées les unes derrière les autres. En tous cas, son Parsifal m’a tant marqué que j’ai suivi ensuite régulièrement  son travail, et que je lisais son site avec beaucoup d’intérêt.

Il part deux mois avant son cinquantième anniversaire (24 octobre 1960-21 août 2010). Peu de gens l’auront connu en France et c’est très dommage. Il était un grand témoin de la vitalité de la scène allemande, discutable, discuté, passionnant. Bravo, bravo, bravo.

LUCERNE FESTIVAL 2010: Claudio ABBADO dirige le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 20 et 21 août 2010 (MAHLER: Symphonie n°9)


Comment décrire l’indicible ? Comment rendre compte avec des termes ordinaires de ce qui est de l’ordre de l’extraordinaire, de l’inexplicable, de l’expérience unique. Voici les mots qui pleuvaient de toutes parts à la sortie du concert, indicible…déchirant…incroyable…insoutenable. Insoutenable, oui, je pense que le terme est juste, comme ce silence qui clôt la symphonie, quand les notes s’égrènent, de plus en plus tenues, pour ne devenir qu’un souffle de son qui expire, et qui se terminent par un silence, écrit dans la partition, et qui a duré bien plus d’une minute en tenant en haleine le public, qui ne bougeait pas, puis remué par quelque mouvement (bonbons, toux) puis de nouveau plongé dans un silence de plomb, et Claudio Abbado, immobile, tendu dans une salle dont l’intensité de l’éclairage avait été abaissée.
Cette tension extrême a été suivie d’une ovation rare : près de 25 minutes debout, le public a continué d’applaudir avec une chaleur et une force inouïe, pour exploser et hurler lorsque, l’orchestre sorti, Claudio Abbado est apparu, seul, face au public en délire. Quant à moi, totalement bouleversé, défait, en larmes pendant tout le quatrième mouvement, de ces larmes qui coulent sans qu’on sache pourquoi, j’ai mis plus d’une demi-heure à retrouver raison. On ne peut aborder ce concert que par l’émotion, de cette émotion qui se crée à partir d’une succession d’étonnements qui conduisent à ne plus tenir compte de telle ou telle question technique, de telle ou telle erreur, mais qui arrivent à créer une totale fascination devant ce monument qui est en lui-même un monument dédié à l’émotion et écrit dans l’émotion.

Dernière symphonie de Mahler complètement terminée (de la dixième il reste l’adagio, et une version reconstituée – et donc discutée- de Deryck Cooke), la neuvième est le reflet d’une âme déchirée entre le monde qui l’appelle encore et l’au-delà vers lequel elle est irrémédiablement entraînée. Le ton est particulièrement mélancolique, la musique exprime à la fois résistance et résignation, mais les deux mouvements centraux, puisent leur source dans la musique populaire (le Ländler et la valse pour le deuxième mouvement) et le troisième est un rondo burlesque « obstiné », qui vire au grinçant qui rappelle un peu la septième symphonie et beaucoup le Wozzeck de Berg, pour se terminer en une danse macabre étourdissante. Le premier mouvement et le quatrième, mouvements plutôt lents qui entourent de manière inhabituelle deux mouvements rapides,  n’ont au contraire rien d’ironique, et si le quatrième est un long lamento qui s’apparente aux adagios de la 3ème, 4ème et de la 6ème, le premier est l’expression la plus haute et la plus déchirante de la nostalgie du monde. Du regard nostalgique à la résignation et au départ du monde : ici Mahler essaie de nouveau de montrer musicalement ce qu’il a dit ailleurs dans les Rückert-Lieder : « Ich bin der Welt abhanden gekommen » (« j’ai été ôté du monde »). La neuvième est bien la plus douloureuse de ses œuvres, celle où le thème de l’adieu, du mourir, mais aussi du regard attendri et amoureux du monde, se fait le plus fort.
Au service de ce programme, le Lucerne Festival Orchestra a fait preuve d’un engagement inouï : on se souviendra bien sûr des premières mesures, ces notes en écho à peine effleurées, ces discrets appels qui semblent un peu désordonnés, puis la harpe, et les vents, qui aboutissent à l’exposé du thème mélodique aux cordes déjà déchirant, on se souviendra aussi des interventions extraordinaires de la harpe de Marie-Pierre Langlamet (des Berliner Philharmoniker), de celles de Reinhold Friedrich, et de tous les cuivres ; les vents sont proprement étourdissants : Jacques Zoon à la flûte et Sabine Meyer à la clarinette, et l’incroyable hautbois de Lucas Macias Navarro (Concertgebouw), que Claudio Abbado est allé féliciter à la fin. On a encore en tête le final diabolique du troisième mouvement, mené justement à un train d’enfer ; au quatrième mouvement, on a encore dans le cœur le dialogue bouleversant du violon de Kolja Blacher et de l’alto de Wolfram Christ, qui se répondent, comme des sons baudelairiens, en correspondance, et le violoncelle solo de Jens Peter Maintz. Les cordes suivent presque en symbiose la main gauche dansante d’Abbado, on a l’impression que les corps même traduisent par leur mouvement la volonté du chef, ou mieux, qu’il y a traduction simultanée en geste et en son, de cette main gauche d’une élégance unique. Le son est comme toujours d’une clarté cristalline et d’un grand raffinement, on entend tout, chaque instrument, chaque volume sonore, chaque rythme d’autant mieux dans cette salle à l’acoustique ingrate pour les voix, mais si somptueuse pour les orchestres. Les musiciens sont capables de sons filés jusqu’à la limite de l’audible, l’ensemble des violoncelles et des contrebasses est proprement ahurissant.

Le Lucerne Festival Orchestra est-il l’orchestre le meilleur du monde comme le dit la presse italienne ? je ne sais, car c’est une phalange tellement « subjective », tellement dédiée à son chef, que l’on ne peut préjuger de ce qu’elle ferait avec un autre chef (encore que la troisième de Mahler, avec Boulez remplaçant Abbado, à New York fut un autre miracle), ou si elle jouait aussi régulièrement qu’un autre orchestre.  Ici chaque concert est un moment, un événement : quel privilège de jouer seulement cinq ou six fois l’année,  parce qu’on en a envie, et avec un chef de prédilection ! C’est pourquoi il faut l’avoir écouté au moins une fois, comme une flaque d’éternité.
Il n’y a rien à conclure: nous avons vécu un pur moment de poésie, d’une intensité presque surnaturelle, si bien qu’il ne reste plus qu’à attendre évidemment avec impatience le second concert, demain,et à conseiller aux mélomanes parisiens (et les autres) de se mettre illico en quête de places restantes pour le 20 octobre prochain.

21 août 2010

Le concert qui s’est terminé dans les mêmes conditions délirantes que la veille, était pourtant très différent: techniquement supérieur (aucune erreur des vents, cors parfaits), il était pris sur un tempo plus rapide (environ cinq minutes de moins), c’était visible dès le premier mouvement (plus agressif que la veille) et surtout au quatrième. Le troisième a été littéralement ahurissant,  les dernières mesures incroyables de précision et de vélocité. La fin du quatrième mouvement a réussi à nous étonner encore, avec des sons si ténus qu’on se demande comment on les peut entendre encore. Dans l’ensemble, et pour conclure,  disons que si hier l’émotion primait, ce soir c’était l’intellect, hier l’âme, ce soir l’esprit. Mais l’expérience est de toute manière inoubliable.