OPERA DE PARIS 2009-2010: LA BOHEME à l’Opéra Bastille, le 27 novembre 2009, avec Natalie Dessay, Stefano Secco et Tamar Iveri

J’ai commencé à aller à l’opéra (régulièrement) en 1973. Ma première Bohème est celle de Gian Carlo Menotti au Palais Garnier, dans des beaux décors de Pierluigi Samaritani, avec Jeannette Pilou et Carlo Cossutta, si ma mémoire est bonne. L’année suivante ce fut Luciano Pavarotti et Katia Ricciarelli, pour leurs débuts à Paris, et Marcel Claverie, critique d’un journal disparu (dirigé par Philippe Tesson) Le quotidien de Paris, faisant allusion à l’embonpoint des deux protagonistes, avait plus ou moins écrit cette phrase qui m’est restée: “même les gros ont droit à l’amour”. Ricciarelli, qui à l’époque chantait divinement, était si rubiconde et pleine de santé qu’elle n’avait rien d’une phtisique. Il y a des Mimi crédibles et d’autres non, indépendamment de la qualité du chant, il y a des voix qui portent en elles la mort, la maladie, la tragédie, il y a des personnages qui vous marquent pour la vie: Mirella Freni a été, et reste la Mimi des cinquante dernières années. Il faut porter quelque chose en soi qui suscite l’émotion et emporte l’adhésion. D’ailleurs, le couple Pavarotti-Freni était à ce titre la référence absolue, même si Ileana Cotrubas en Mimi suit Freni de très près. Elle était cette tragédie vivante nécessaire pour provoquer les larmes. Pavarotti, je crois est Rodolfo pour l’éternité, même si les médias le voient plutôt en Calaf. Il réussissait à bouleverser par une inflexion vocale, une respiration, un soupir, et le contraste entre cette voix solaire et le drame qui se jouait était bouleversant (Ah! ce troisième acte avec Kleiber): son physique alors n’avait plus d’importance, il était Rodolfo. A Paris, nous avons eu beaucoup de chance: tous les grands ténors ont fait un soir une Bohème, notamment sous le règne de Liebermann: le programme de salle de Bastille le rappelle d’ailleurs. Seul Carreras n’a pas chanté Bohème à Paris. Mais en revanches toutes les grandes Mimi ont fait les beaux soirs de Garnier ou de Bastille.
Pour ma part, évidemment, et quelle banalité, le plus grand souvenir de Bohème reste une représentation à Munich avec Pavarotti et Freni, dirigés par Carlos Kleiber, réentendu à la Scala au début des années 80, toujours avec Freni, mais avec un ténor bien pâle, Ottavio Garaventa. Le souvenir de ces soirées sublimes est resté imprimé: je m’en nourris régulièrement avec un pirate de la fin des années 70 (Scala, Kleiber, Pavarotti, Cotrubas). On constate, autre banalité, que le chef change tout: la violence, l’énergie de Kleiber sont tellement contagieuses que les chanteurs en sont transfigurés. Or, Bohème est à ce point un standard inévitable des théâtres lyriques, que la plupart du temps ce sont des chefs certes honorables, mais tout de même de seconde série, qui dirigent, le public accourant de toute façon. Et pourtant la musique de Puccini est beaucoup moins simple qu’on ne le croit généralement, Gustavo Dudamel, lorsqu’il préparait La Bohème pour Berlin m’avait dit combien il avait été surpris de la complexité du tissu musical. Cest heureux que Dudamel l’ait à son répertoire, peu de très grands chefs la dirigent dans les grands théâtres pour les raisons expliquées ci-dessous (c’est un opéra qui n’exige pas de très grands noms ni de fréquentes nouvelles productions). Typique opéra de répertoire, La Bohème a pourtant connu dans les cinquante dernières années de grands chefs au théâtre, Karajan et Kleiber en premier, mais aussi Maazel (est-ce encore un grand chef?)ou Mehta. Aujourd’hui, qui pourrait reprendre le flambeau à la scène? Dudamel peut-être (sa Bohème à Berlin était très intéressante, moins cependant que son Don Giovanni à la Scala); Abbado n’a jamais dirigé d’opéra de Puccini, et a plusieurs fois évoqué Manon Lescaut,  mais jamais Bohème, et un Puccini n’est pas dans ses projets. On pense à Pappano, qui en fait un assez bel enregistrement chez EMI, ou à des jeunes comme Andris Nelsons qui vient de faire une belle Butterfly à Vienne et qui dirigea Bohème à Berlin (Deutsche Oper) en 2007 avec beaucoup de succès. Attendons.

Bohème est donc une oeuvre qui “rapporte” aux théâtres lorsqu’ils le programment. Nul besoin de changements fréquents de production, parce que  les mises en scène traditionnelles sont assez interchangeables. La nécessité de changer la belle production de Menotti à Garnier par celle de Jonathan Miller à Bastille n’est sans doute due qu’à des impératifs techniques, le public ayant du mal à faire vraiment la différence. Ce qui fait en général la différence, c’est le deuxième acte: la représentation du café Momus changeant selon les metteurs en scène à cause de la difficulté de représenter à fois la rue et l’intérieur du café dans une solution de continuité. La solution de Miller n’est pas claire scéniquement (rue au premier plan, s’effaçant pour montrer le café au second plan, qui devient un premier plan), en revanche, celle de Menotti, très claire (le café Momus avait une terrasse qui était dans la rue), restait assez improbable: tous ces messieurs et dames grelottant de froid au premier acte, se retrouvant au second acte en terrasse (quand les chauffages d’appoint qu’on voit aujourd’hui n’existaient pas…) dans la joie sans doute réchauffante de Noël. La solution la plus spectaculaire reste évidemment celle de Franco Zeffirelli,qui signa la doyenne des grandes mises en scène de Bohème, à la Scala (depuis de début des années soixante, avec Karajan), et la même à Vienne depuis à peu près la même période (et toujours avec Karajan), qui propose de diviser la scène en un plan inférieur (Momus), et supérieur (la rue), ce qui rend l’ouverture du rideau si spectaculaire qu’elle provoque encore aujourd’hui les applaudissements à scène ouverte.Tout mélomane se doit un jour d’aller voir cette production légendaire qui vit encore, soit à Milan, soit à Vienne. A Milan, c’est même la production “symbolique” de la Scala, comme le fut celle des Nozze di Figaro de Strehler ou de Faust de Lavelli pour l’Opéra de Paris.

Voilà ce qu’on peut dire avant d’en venir à la soirée qui nous occupe, une reprise très honorable du spectacle de Jonathan Miller (dans les beaux décors de Dante Ferretti) dont on peut louer la précision, la justesse psychologique et la cohérence, sous la direction de Daniel Oren, chef contesté depuis des années, qu’on a vu à Paris notamment pour La Juive qui reste quand même un bon souvenir. Daniel Oren a fait les beaux soirs de tous les théâtres italiens et du Festival de Vérone, mais pas de la Scala, seule exception à la règle. Il est vu par les uns comme un chef routinier et sans âme  fracassant et sans subtilité ,et par les autres comme un grand, un des plus grands spécialistes du répertoire italien du XIXème. Rien de fracassant dans ce que nous avons entendu, des tempi assez fluides, un peu rapides quelquefois, une direction très en place, mais sans doute pas vraiment marquante, une direction de grande série, mais de bon aloi. L’intérêt de cette reprise résidait dans la prise de rôle de Natalie Dessay dans Musetta. Un pari de la part de notre star nationale, qui abordait pour la première fois et sans doute pour la dernière, l’univers de Puccini. Prise de rôle réussie, surtout d’ailleurs par le personnage qu’elle imprime (elle s’en donne à cœur joie et occupe la scène au second acte de manière pétillante). Mais le rôle n’apporte rien de plus à ce qu’on sait d’elle, et la performance vocale est au second plan, derrière la performance exceptionnelle d’actrice. Tamar Iveri sait être émouvante, la voix est jolie, la technique au point. Mimi n’est pas vraiment un rôle difficile, et n’exige pas des qualités vocales exceptionnelles, l’importance résidant en revanche dans la couleur et l’expression. La couleur me paraît un tantinet trop claire, l’expression gagne à être travaillée, mais la prestation reste de qualité, même si, au vu de sa carrière, je m’attendais à bien mieux. Du côté des hommes, deux artistes convaincants, Stefano Secco en Rodolfo et Dalibor Jenis en Marcello. On sait que Stefano Secco est l’un des ténors qui comptent aujourd’hui, avec une technique très contrôlée, une maîtrise des piani et pianissimi rare. Le timbre est clair, la voix est bien projetée, sans que le volume soit exceptionnel. Mais c’est une valeur sûre, dont le physique rappelle un peu José Carreras, sans en avoir ni la vaillance ni le charisme, mais qui au fur et à mesure des actes, a gagné en présence et en assise, après de petites difficultés au début de l’opéra. Dalibor Jenis m’avait favorablement impressionné dans Posa du Don Carlo scaligère l’an dernier (Gatti-Braunschveig, à oublier -surtout le second, lamentable) . il est vraiment un très bon Marcello et s’ajoute à la liste longue des barytons de très grande qualité qui essaiment les scènes aujourd’hui, la voix est chaude, le volume est grand, la présence scénique forte, à suivre donc. Bonne prestation dans Schaunard du jeune David Bizic qui sort du centre de formation lyrique de l’Opéra National de Paris, déception en revanche pour Giovanni Battista Parodi dans Colline, la voix m’a semblé un peu opaque, disparaissant dans les ensembles :  sa “vecchia zimarra” ne restera pas dans les souvenirs qui marquent, ni par le chant, ni par l’émotion.

Il reste qu’au total la soirée fut bonne, l’émotion était palpable à certains moments:  la musique de Puccini fonctionne toujours auprès du public, et c’est heureux.

Il faut aller à LUCERNE

kkl2.1259958180.JPGIl FAUT aller à Lucerne. C’est vraiment aujourd’hui en Europe le Festival le plus complet en matière musicale. J’en ai déjà parlé à propos des concerts de Claudio Abbado en 2009, raison de plus pour 2010 puisque Abbado dirigera le Lucerne Festival Orchestra dans Fidelio (Stemme/Kaufmann), les 12 et 15 août, et la 9ème de Mahler, tant attendue, les 20 et 21 août. Mais Abbado n’est pas la seule raison de rendre une visite à Lucerne, puisqu’on pourra y entendre le Concertgebouw, les Berliner Philharmoniker, le San Francisco Symphony Orchestra, le Cleveland Orchestra, le Gewandhaus de Leipzig et bien d’autres encore. L’orchestre des jeunes du Festival (la Lucerne Festival Academy) sera dirigé comme chaque année par Pierre Boulez qui anime l’académie et les deux artistes étoiles seront cette année Hélène Grimaud et Esa Pekka Salonen. Ce dernier proposera le 10 septembre (avec son orchestre le Philharmonia) le fameux Tristan und Isolde, mis en scène par Peter Sellars avec les vidéos de Bill Viola, que les parisiens purent voir à l’Opéra Bastille; cette production fut conçue pour l’auditorium Dysney de Los Angeles, elle devrait s’adapter à l’espace conçu par Jean Nouvel.

Lucerne est à 90 km de la frontière française à Bâle, et à trois heures de Genève environ. Le voyage vaut le coup, croyez-moi: la région est splendide et même en Suisse on peut trouver en s’y prenant assez tôt des logements pas trop chers, et les hôtels pullulent au bord du lac des Quatre Cantons. Lucerne a en outre un Musée des Transports très important, et une collection de peinture avec des pièces maîtresses du XXème siècle, la collection Rosengart et bien sûr Tribschen où Wagner résida. En plus, cerise sur le gâteau, le Palais des Congrès où se déroule le festival, est l’un des bâtiments les plus réussis de Jean Nouvel, un authentique chef d’oeuvre de l’architecture contemporaine.

Certes, on le sait, la Suisse reste un pays cher (un peu moins depuis l’Euro), et les billets du festival ne sont pas donnés (prix maximum autour de 200-220 Euros), mais en s’y prenant à temps, on peut aussi trouver de bonnes places Galerie IV autour de 30-35 Euros. Il n’est d’ailleurs pas trop difficile d’avoir des places même vers mai juin  (sauf évidemment pour les concerts les plus demandés). L’ambiance des soirées de concerts a beaucoup changé depuis 10 ans, le public qui était un peu froid il ya  quelques années est devenu très enthousiaste, notamment avec Abbado (là c’est carrément du délire), et aussi Dudamel ou Jansons. Et l’ambiance  générale du festival est plutôt bon enfant, et pas vraiment snob.

Pour connaître en détail le programme voici le lien:

http://www.lucernefestival.ch/en/festivals/lucerne_festival_summer_2010/

Mais le festival de Lucerne, c’est aussi en automne Lucerne Piano (du 23 au 29 novembre) et le festival de Pâques ( du 19 au 28 mars) avec cette année l’orchestre des jeunes du Vénézuéla et Abbado, Dudamel, et le jeune Diego Matheuz, mais aussi l’orchestre de la Radio Bavaroise (avec Haitink et Harding), le Concentus Musicus dirigé par Harnoncourt.

C’est (à peu près) seulement à Lucerne qu’on peut entendre le Lucerne Festival Orchestra(LFO), cet orchestre magique fondé par Abbado qui surprend à chaque fois par la perfection technique, l’engagement, la chaleur du son, la sympathie (orchestre rempli de jeunes, qui entretient avec le public un rapport affectif très fort). Dix jours (12 août-21 août) qui ouvrent chaque année le festival. Soyez sans illusion, cet orchestre n’est probablement pas près de visiter Paris, bien qu’il se soit déjà déplacé à Rome, Londres, Tokyo, New York, Pékin, et qu’il doive en septembre 2010 aller à Madrid. En fait rien que cet orchestre vaut le voyage à Lucerne. Les concerts Mahler-Abbado-LFO sont sans doute parmi les événements musicaux les plus marquants de cette décennie, absolument inoubliables (et incroyables), cette expérience vaut la peine d’être vécue, et comme dit Stendhal “c’est pour ces moments là qu’il vaut la peine de vivre” .
Certes, il y a d’autres Mecques musicales, Salzbourg par exemple, où l’on entend souvent quelques uns des  mêmes orchestres, mais à Lucerne, les orchestres sont chez eux, puisque le Festival a été fondé pour la musique symphonique par Arturo Toscanini en 1938, après l’Anschluss; et  de plus l’ambiance de Lucerne n’a rien, mais rien à voir avec celle, compassée de Salzbourg.

L’intendant Michael Haefliger (le fils de Ernst Haefliger) dirige ce festival en authentique manager culturel, c’est un musicien, un vrai mélomane, enthousiaste et discret, qui sait réunir d’incroyables plateaux pour notre bonheur, et qui investit toute son énergie pour faire construire dans les prochaines années (et ce n’est pas gagné) une salle modulable destinée au théâtre musical. C’est aussi cette modestie et cette compétence qui donnent une couleur toute particulière aux moments vécus à Lucerne.

Il y a très peu de visiteurs français, malgré le proche voisinage et la presse française ne rend pas régulièrement (c’est  regrettable) compte des soirées de Lucerne, même si les concerts d’Abbado et du LFO ont quelquefois été commentés dans Le Monde, par exemple, ou quelquefois Le Figaro. Les germanophones liront avec profit les critiques de Peter Hagmann dans la NZZ (Neue Zürcher Zeitung), le journal de langue allemande aux pages culturelles de référence.

Voilà mon conseil de mélomane, j’espère bien vous avoir convaincus qu’un détour par Lucerne s’impose, vous ne le regretterez pas, et comme moi, vous y reviendrez chaque année.sallelucerne.1259958196.jpg

OPERA DE PARIS 2009-2010, Opéra-Bastille: SALOME, de Richard Strauss,(Dir.mus: Alain ALTINOGLOU, Ms en Scène: Lev DODINE) le 22 novembre 2009

            Salomé n’est pas une œuvre mal servie,ni par le disque, ni par la scène. Le mythe de l’enfant qui devient femme, qui fait tourner (et tomber) les têtes et dont la tête tourne elle-même est un grand classique du XXème siècle. La Légende Dorée de Jacques de Voragine raconte cette histoire que les Evangiles évoquent de manière incidente sans s’appesantir, puisque le nom de la jeune fille (qui signifie paix) n’est même pas cité, la peinture depuis la fin du moyen âge s’en est maintes fois emparé, et Flaubert dans Hérodias en fait une héroîne décadente, reprise par Huysmans (et Moreau), puis par Wilde   . De cette légende, Richard Strauss s’appuyant sur Oscar Wilde a tiré une histoire sulfureuse d’érotisme, d’inceste, de meurtre. Je rappelle que le texte de Wilde est écrit en français, et que Strauss lui même a proposé une version de Salomé en Françaislégèrement différente de la version allemande, enregistrée en son temps par Kent Nagano avec les forces de l’Opéra de Lyon. A la scène, on a vu en Europe de bonnes productions, quelquefois grandes, celle légendaire de Karajan à Salzbourg qui lança la grande et regrettée Hildegard Behrens, Bob Wilson à la Scala (avec pour un soir,Caballé), Luc Bondy à Salzbourg encore (et ailleurs) (avec une stupéfiante Malfitano), André Engel à la Bastille en 1994 (avec Huffstodt), et Lev Dodin ensuite (avec une belle distribution dominée par Karita Mattila, dont la belle production est reprise par Nicolas Joel cette année. Au disque, on a entendu toutes les voix possibles, de Welitsch à Nilsson, de Caballé à Behrens, cette dernière restant la Salomé de mon coeur, avec Karajan au pupitre, coup de tonnerre dans un ciel serein.

La reprise à l’Opéra- Bastille d’une production qui remonte à 2003 est très honorable, sans être exceptionnelle. On retrouve avec plaisir la vision de Dodine, ce drame des individus, dans un espace très ouvert (la terrasse du Tétrarque probablement à Masada) et aussi étouffant, dominé par un  clair de lune qui ne s’éclipse qu’au moment où Jochanaan est décapité, aux lumières mystérieuses de Jean Kalman: Lev Dodin a conçu un travail entre le cercle étroit des protagonistes, pas de figurants, pas de festin, pas de foule, les juifs, les gardes, les nazaréens sont spectateurs, disssimulés derrière un mur et l’espace est libéré pour les quatre protagonistes, Jochanaan, Salomé, Hérode, Hérodias. Cette solitude pesante marque ce travail intéressant,  qui fait de Salomé une jeune fille qui devient femme qui joue de sa séduction de manière à la fois innocente et perverse, et non une femme monstrueuse: elle joue comme avec les jouets de son âge, et n’a aucune distance par rapport à son jeu, y compris le plus tragique et sanglant. Le couple Hérode-Hérodias, tout de jaune vêtu ( de ce jaune qui est la couleur du déssèchement, de la fin et quelquefois de la fin de la vie) -est une tache un peu vulgaire dans ce décor nocturne. Salomé revêt d’ailleurs le manteau d’Hérodias après la danse des Sept Voiles. rejoignant d’une certaine manière la malédiction familiale (dont une légende dit d’ailleurs qu’elle meurt, en France, vers Saint Bertrand de Comminges…). Une mise en scène qui souligne à la fois la tragédie et le dérisoire, la décadence et la perversité, et qui au fond laisse peu de place à Jochanaan, à la présence plus fantasmatique que réelle.
L’ensemble de la distribution est très homogène, des petits rôles tenus avec conscience et interprétés avec l’ironie voulue (les juifs)aux quatre rôles essentiels, notons d’abord le cinquième rôle, celui de Narraboth, la première victime du charme vénéneux de la Princesse, à qui Xavier Mas prête sa voix claire et bien timbrée. Une petite déception pour le Jochanaan de Vincent le Texier. La voix manque de cette profondeur et de cette largeur qu’on attend du prophète (on se souvient de Van Dam avec Karajan ou même de Bernd Weikl) même si la qualité intrinsèque du chant est sans reproche. Thomas Moser, comme tous les grands ténors en fin de carrière, aborde ce rôle de “composition” en enlaidissant sa voix, mais tenant quand même les notes les plus hautes de manière impressionnante, c’est pour moi le plus convaincant et même le plus saisissant, Julia Juon a une présence forte en scène, mais a un peu tendance à crier et c’est dommage. Quant à Camilla Nylund, elle n’a ni la puissance, ni l’érotisme de sa compatriote Karita Mattila. Elle joue plus l’enfant capricieuse que la femme dévorée de désir. Elle reste un peu froide en scène, on se souvient  aussi de Jones, de Behrens, et même de Caballé qui remplaçait des atouts physiques discutables par des atouts vocaux incroyables et on y croyait! La voix, qui tient certes avec honneur ce rôle redoutable, reste un peu en deçà de ce qu’on souhaiterait, alors  même que l’orchestre ne la couvre jamais. Une déception donc, on attendrait plus sauvage, plus félin, plus pervers. Elle ne semble pas entrée dans ce rôle, ni dans cette logique.

C’est l’orchestre qui donne le plus de satisfaction: la direction de Alain Altinoglu, jeune chef français que l’on commence à voir de New York à Berlin, est très attentive, précise, claire, jamais débordante! Avec un tempo plutôt lent, un volume toujours contrôlé, il souligne la phrase musicale, notamment cet orientalisme décadent si  marquant, il délimite les niveaux sonores, fait tout entendre, avec un soin  qui peut-être au total pour mon goût étouffe un peu l’ivresse musicale. Une belle prestation néanmoins.

Au total, une représentation de bon niveau, ” une bonne représentation de répertoire”, avec une légère frustration  qui se marque sur les deux principaux protagonistes, au volume  à mon avis insuffisant, sur ma soif d’érotisme pervers non étanchée, sur mon désir d’ivresse sonore pas totalement satisfait.

Il reste que mes voisins sont sortis bruyamment juste avant la fin, écœurés par la vision de Salomé embrassant la tête de Jochanaan: 104 ans après la première, Salomé épate encore le (deux?) bourgeois des matinées dominicales!

SALOME (1905)

MUSIQUE DE RICHARD STRAUSS (1864-1949)
LIVRET TIRÉ DE LA PIÈCE D’OSCAR WILDE DANS UNE TRADUCTION ALLEMANDE DE HEDWIG LACHMANN

Alain Altinoglu Direction musicale
Lev Dodin Mise en scène
David Borovsky Décors et costumes
Jean Kalman Lumières
Jourii Vassilkov Chorégraphie
Valerii Galendeev Collaboration artistique

Thomas Moser Herodes
Julia Juon Herodias
Camilla Nylund Salomé
Vincent Le Texier Jochanaan
Xavier Mas Narraboth
Varduhi Abrahamyan Page der Herodias
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke Erster Jude
Eric Huchet Zweiter Jude
Vincent Delhoume Dritter Jude
Andreas Jäggi Vierter Jude
Gregory Reinhart Fünfter Jude
Nahuel Di Pierro Erster Nazarener
Ugo Rabec Zweiter Nazarener
Nicolas Courjal Erster Soldat
Scott Wilde Zweiter Soldat
Antoine Garcin Ein Cappadocier

Orchestre de l’Opéra national de Paris

 

Les programmes 2010 (actualisés au 18 août 2010) de Claudio ABBADO

Vous aimez, comme moi, Claudio Abbado.
Vous considérez, comme moi qu’il est le plus grand des chefs vivants aujourd’hui et que tout au long de sa carrière on lui doit (entre autres)

– d’avoir fait de Simon Boccanegra une des références de l’opéra verdien
– d’avoir imposé une Carmen sans récitatifs mais avec les dialogues
– d’avoir imposé Luigi Nono sur les scènes et dans les concerts
– d’avoir imposé la version originale de Boris Godounov
– d’avoir imposé des morceaux inconnus du Don Carlo de Verdi (notamment le fameux “lacrimosa” concluant la mort de Posa)
– d’avoir mis au répertoire des théâtres “Il viaggio a Reims” de Rossini
– d’avoir mis au répertoire des théâtres “Fierrabras” de Schubert
– d’avoir, dans Parsifal, fait interpréter les enfants et les jeunes chevaliers par des voix d’enfants et non de femmes
– d’avoir, toujours dans Parsifal, inséré des cloches asiatiques pour les deux “Verwandlungmusik” avec une profonde modification des effets
– d’avoir fondé l’Orchestre des Jeunes de la Communauté Européenne
– d’avoir fondé le Chamber Orchestra of Europe
– d’avoir fondé le Gustav Mahler Jugendorchester
– d’avoir fondé le Mahler Chamber Orchestra
– d’avoir refondé le Lucerne Festival Orchestra
– d’avoir fondé l’Orchestra Mozart
– d’être le plus grand interprète actuel de Gustav Mahler

– Et d’avoir toujours soutenu la puissance sociale de la musique, d’avoir toujours voulu travailler avec des jeunes, d’avoir su oser au nom d’une forte idée de la nécessité de la culture dans tous ses effets, d’être en ce sens un authentique visionnaire.
Il ya donc quelque raison de signaler son activité aux mélomanes français, qui auront l’occasion de le revoir à Paris le 11 juin prochain salle Pleyel, c’est pourquoi je vous signale les concerts officiels prévus pour l’instant, mais il y en aura d’autres:

MARS
LUCERNE, KKL
19 mars

Prokofiev: Suite Scythe
Berg: Lulu-Suite (Anna Prohaska)
Tchaikovsky: Symphonie n° 6
Orchestre des Jeunes Simon Bolivar

ROME, Auditorium Parco della Musica
26, 28 & 29 mars
Mendelssohn: Symphonie n°4, Italienne
Mozart: Concerto pour violon K 216
Mozart: Symphonie n°41, Jupiter
Orchestra Mozart

AVRIL
BOLOGNA, Teatro Manzoni

1er avril
Beethoven: Egmont, Ouverture
Schumann: Concerto pour violoncelle (Natalia Gutman)
Beethoven: Symphonie n°2
Orchestra Mozart

FERRARA,Teatro Comunale
11 avril
REGGIO EMILIA, Teatro Valli
13 avril

Rachmaninov: Rapsodie sur un thème de Paganini (Yuja Wang)
Rachmaninov: Concerto pour piano n°2 (Yuja Wang)
Beethoven: Symphonie n°8
Mahler Chamber Orchestra

MAI
BERLIN, Philharmonie
14,15 & 16 mai

Schubert: Trois Lieder
Schönberg: Gurrelieder (Extraits)
Brahms: Rinaldo, Cantate
Christianne Stotijn
Jonas Kaufmann
Berliner Philharmoniker

JUIN

Tous concerts annulés

AOÛT
LUCERNE, Lucerne Festival, KKL
12 & 15 août

Beethoven: Fidelio (version de concert)
20 & 21 août
Mahler: Symphonie n°9
Lucerne Festival Orchestra

SEPTEMBRE
BOLOGNA, Basilica Santo Stefano
18 septembre

BOLOGNA, Teatro Manzoni
19 septembre
PAVIA, Certosa di Pavia
21 septembre
JESI, Teatro Pergolesi
25 septembre

Bach: Airs de la Passion selon St. Matthieu (“Ich will dir mein Herze schenken” + “Erbarme dich, mein Gott”)
Air de la Passion selon St. Jean (“Es ist vollbracht”)
Pergolesi: Stabat Mater
Julia Kleiter
Sara Mingardo
Orchestra Mozart

OCTOBRE
MADRID, Auditorio Nacional 
17 & 18 octobre 2010

Lucerne Festival Orchestra
Mahler Symphonie n°9

PARIS, Salle Pleyel
20 octobre 2010

Lucerne Festival Orchestra
Mahler Symphonie n°9

NOVEMBRE
BOLOGNA, Teatro Manzoni
21 novembre
FERRARA, Teatro Comunale
23 novembre

SCHUMANN:
Ouverture de Geneviève
Concerto pour piano
Symphonie n°3, Rhénane
Radu Lupu
Orchestra Mozart

BOLOGNA, Teatro Manzoni
28 novembre

Beethoven: Symphonie n°5
Orchestra MozartCertains concerts ne sont pas encore ouverts à la réservation, préparez-vous!

La chute du Mur de Berlin…la musique comme “Passe Muraille”

S’il ya un domaine où la différence entre République Fédérale Allemande et République Démocratique Allemande (la DDR) n’est pas si profonde, c’est bien la musique classique et la scène musicale, et les observations faites au moment de la chute du mur, le rôle joué par la musique, les organisations d’un côté et de l’autre du mur montrent qu’au-delà des différences idéologiques, évidemment énormes, les différences du point de vue de l’organisation des théâtres à l’Est et à l’Ouest ne sont pas si importantes. En ces temps d’anniversaire, il m’apparaît intéressant de rappeler quelques faits.

La musique et le théâtre, la scène, sont des éléments importants de la formation “à l’Allemande”: depuis longtemps les universités forment en “Theaterwissenschaft” des étudiants qui deviennent ensuite critiques ou metteurs en scène, des académies préparent les acteurs, il y a de vrais cursus universitaires partout, et bien avant que le concept d'”études théâtrales” arrive dans l’université française. Il y a entre 250 et 300 théâtres en Allemagne, recensés dans le fameux “Deutsche Bühnen Jahrbuch”, le répertoire annuel des scènes allemandes,dont la plupart, dans une écrasante majorité, sont publiques, supportées essentiellement par les villes ou les Länder (le théâtre engloutit en général l’essentiel des budgets culturels des municipalités) et ces salles jouent des centaines de soirées par an, opéra, opérette, ballet, théâtre. Dans les villes petites ou moyennes, le théâtre municipal (Stadttheater) propose à la fois lyrique, ballet et théâtre. Dans les villes plus importantes, il y a un opéra, et un théâtre municipal, quelquefois, comme à Mannheim ou à Karlsruhe, deux salles dans le même bâtiment. Cela signifie que la proposition en matière d’opéra est beaucoup plus forte et ouverte qu’ailleurs en Europe, et que le marché des chanteurs y est très large. Cela veut dire aussi que si l’on ne peut s’attendre partout à des soirées mémorables, au moins, chaque allemand (et notamment chaque jeune) pour un prix raisonnable peut en n’importe quel point du territoire, avoir accès à l’essentiel des grands standards du répertoire à 30 km à la ronde (qui habite Mannheim, outre Mannheim, peut aller à Heidelberg (13km), Ludwigshafen (2km), Darmstadt (50 km), Francfort (80 km), Stuttgart (120 km), Pforzheim (80km), Karlsruhe (58km) ou même Baden Baden (90km) ou Strasbourg (130km). cela veut dire enfin que les troupes locales sont très enracinées, que les spectateurs sont très attachés à leurs acteurs, leurs chanteurs, leurs théâtres. Ce système du répertoire, très coûteux certes,  permet aux jeunes chefs, aux jeunes chanteurs, de travailler un répertoire large en ayant l’assurance d’un salaire mensuel (la plupart des artistes en troupe ont un statut qui s’approche de celui de fonctionnaire municipal). La même chose vaut pour les acteurs. Et ce système permet  au jeune public de se faire une vraie culture par le contact non avec le disque mais avec le spectacle vivant et ça, c’est irremplaçable. La tradition allemande est celle d’un théâtre public, vécu comme un service public, qui n’est pas un luxe, mais une nécessité sociale. La chute du mur a donné l’occasion de réfléchir sur ce système, beaucoup ont pensé qu’il ne tiendrait plus longtemps vu ses coûts, on discute toujours (notamment à Berlin!) de l’avenir des théâtres, mais pour l’instant, les choses tiennent encore, car toute fermeture de théâtre est vécue comme une blessure, à Berlin comme ailleurs en Allemagne.

Pourquoi préciser tous ces points, sinon pour dire qu’en DDR, oui dans l’ex-DDR et en République Fédérale, le système était à peu près le même, et que sur le plan du théâtre et de l’opéra, la réunification n’a rien changé à son fonctionnement, même si elle a changé les hommes, évidemment (mais pas toujours) et même si le théâtre à l’Est a beaucoup, mais beaucoup souffert dans les nouveaux Länder, de la réunification au départ. Je me souviens y avoir fait un voyage d’études en 1992, et tous les directeurs rencontrés disaient qu’il y avait une chute du public énorme, qui menaçait le maillage culturel de l’ex-DDR. En effet, il y avait un très grand nombre de salles, le public des salles sous le régime communiste était garanti par les usines environnantes qui achetaient des abonnements. Or, vers 1992, les entreprises fermaient les unes après les autres, provoquant chômage et désarroi, et bien sûr, plus d’abonnements de garantie pour les théâtres, d’autant que le public disait-on était plus intéressé par les feuilletons ou les émissions de la télévision que par les théâtres, qui rappelaient la période communiste: il a donc fallu revoir les politiques publiques, fermer des salles; mais, 20 ans après, les choses sont stabilisées. Un seul exemple: je me souviens à l’époque avoir visité le très charmant théâtre de Altenburg, en Thüringe. Il était dans une situation désespérée: je suis allé voir son site internet…je ne commente pas, je vous y renvoie, vous constaterez vous-mêmes ce qu’une petite structure de l’ex-Allemagne de l’Est peut produire aujourd’hui !(http://www.tpthueringen.de/frontend/index.php).
Parlons de Berlin: pour des raisons à la fois politiques et géographiques, c’est l’ex-DDR qui avait sur le territoire de l’ex-Berlin Est toutes les grandes scènes historiques de la ville, à commencer par la Staatsoper, le Deutsches Theater, et le Berliner Ensemble, mais aussi la Komische Oper (le théâtre de Felsenstein) et la Volskbühne am Rosa Luxemburgplatz. Car tout le quartier du centre (Mitte) se situait à Berlin Est. De facto dépositaire de la tradition historique théâtrale et lyrique, la DDR s’en est évidemment emparée pour redorer son blason et montrer qu’en matière d’identité culturelle allemande, elle n’avait pas de leçons à recevoir. D’ailleurs ses artistes (Theo Adam, Peter Schreier) essaimaient les scènes …de l’ouest et les enregistrements de l’époque pour les mêmes raisons, et ses orchestres (Gewandhaus de Leipzig et Staatskapelle de Dresde) continuaient d’être ce qu’ils sont encore, des orchestres de référence!  (Mais il ne fallait pas trop être révolutionnaire, bien des jeunes metteurs en scène (Frank Castorf) vont être sanctionnés par le régime)

Je me souviens d’une tournée triomphale du Staatsoper de Berlin Est, au théâtre des Champs Elysées, qui présenta une Walkyrie bien sage au demeurant mais magnifiquement chantée, avec Theo Adam dans Wotan, début avril 1973. La musique de Berlin Est était alors une vraie référence. Cette situation aboutit bien sûr au trop plein  berlinois d’aujourd’hui: trois opéras et trop d’orchestres et de grandes institutions théâtrales publiques coûtent très cher à Berlin aux finances chancelantes. Mais voilà, on ne ferme pas un théâtre si facilement à Berlin et en Allemagne, surtout là où chacun porte en lui une marque historique profonde. Ironie de l’histoire, la Staatsoper Unter den Linden ferme pour trois ans à la fin de la présente saison. Elle va s’installer à l’ouest, au Schiller Theater, à quelques centaines de mètres et dans la même avenue que son grand rival, la Deutsche Oper (l’opéra de l’ex Berlin Ouest). Pendant trois ans, l’Opéra à Berlin sera à Charlottenburg, et l’on passera d’un trottoir à l’autre pour goûter à l’un (Opéra de l’ex Berlin Est) ou à l’autre (Opéra de l’ex Berlin Ouest) , au style de programmation assez différent. Quant à la Komische Oper, marquée par la tradition à la fois de l’opéra populaire (tous les opéras sont donnés en allemand), et celle de la mise en scène (Felsenstein est passé par là), elle se spécialise de plus en plus dans des mise en scènes un peu particulières (Calixto Bieito par exemple), sous l’impulsion de Andreas Homoki, son directeur, qui part à Zürich dans deux ans. C’est l’avenir de cette salle (l’ex Est) qui pose le plus de problèmes.

Mais l’Est théâtral a depuis longtemps irrigué l’Ouest: bien des metteurs en scènes fameux des années passées sont des transfuges de l’Est, à commencer par Götz Friedrich,  décédé il y a quelques années, qui fut le premier metteur en scène “new look” de Bayreuth (avec son Tannhäuser), et qui ironie là aussi, fut longtemps directeur de la Deutsche Oper (de l’Ouest), Harry Kupfer, à qui l’on doit à Bayreuth un Ring et un mémorable Vaisseau Fantôme, à Berlin un autre Ring, fut lui aussi un hiérarque du théâtre à l’Est puisqu’il dirigea la Komische Oper à la fin des années 70:  il resta quant à lui à l’Est. Parlons aussi de Ruth Berghaus, dont les mises en scènes ensanglantèrent bien des opéras allemands ou autrichiens. Enfin, Frank Castorf, l’un des plus brillants metteurs en scène d’aujourd’hui, qui dirige la Volksbühne de Berlin a fait mettre au fronton du théâtre en lettres lumineuses “OST” (EST), revendiquant une identité culturelle marquée, et désireuse de s’identifier comme “Ossie” (venant de l’est, en langage populaire).
On le voit, la pénétration de l’Est dans le monde de l’Ouest a commencé bien avant la chute du mur, et cette chute au total a posé peut-être plus de problèmes aux artistes locaux, puisque Berlin a été l’objet de convoitises multiples!

Dernier point, si Barenboim dirige depuis bientôt vingt ans la Staatsoper de Berlin, ce n’est pas un hasard, l’artiste, très engagé par ailleurs, trouve sans doute symbolique d’être installé dans le théâtre historique de la capitale allemande, lui l’israélien d’origine argentine, qui défend la cause palestinienne et fonde un orchestre de jeunes qui justement transperce transcende ou ignore les Murs: l’ouverture et la disponibilité qui sont des caractères de cette ville vont bien à sa personnalité. Ce n’est pas un hasard non plus que l’année même de la chute du Mur, les Berliner Philhamoniker aient choisi à la surprise générale et de l’élu lui même Claudio Abbado pour mener leur révolution post Karajanesque! Ce n’est pas un hasard si Rostropovitch, ou Bernstein, se soient retrouvés au pied du Mur pour de mémorables concerts, ils ont porté les uns ou les autres le message social et politique de la musique. Et ce n’est pas non plus un hasard enfin, bien qu’on ne l’ait pas assez rappelé ces derniers jours que les premières grandes manifestations de Leipzig, qui allaient d’exporter à Berlin et provoquer la fin du régime, aient été portées par l’orchestre du Gewandhaus et de son chef Kurt Masur, qui a rencontré l’histoire à cette occasion!

Il y a bien des choses à rappeler sur les moments musicaux de cette période, sur les échanges Est/Ouest, sur le nouveau paysage musical et artistique des “nouveaux Länder” et de Berlin mais il n’y a pas eu rupture, il y a eu élargissement, remise en cause, changements de personnes, enjeux d’ambitions personnelles fortes, mais autour d’idéaux et de croyances qui étaient assez communes, et qui avaient déjà transcendé les murs et les frontières: la musique passe les murailles!

BAYREUTHER FESTSPIELE 2009: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG (Ms en scène: Katharina WAGNER, Dir.Mus: Sebastian WEIGLE))

 

Je suis en train d’écouter un bel enregistrement de Die Meistersinger von Nürnberg dirigé en 1953 par Fritz Reiner au MET, le 11 janvier 1953 (4 CDs Walhall). Je suis toujours frappé par la qualité des interprétations de ce chef, respecté, mais qui n’est pas très connu du grand public (sauf peut-être pour sa Salomé avec Ljuba Welitsch), limpidité de l’orchestre, tempi très étudiés, en fonction du texte, attention visible à ce qui se passe sur scène, sens du lyrisme, avec des chanteurs qui ont pour nom Paul Schöffler, Victoria de Los Angeles, Josef Greindl, seul Hans Hopf en Walther ne me touche pas trop, comme toujours. Une magnifique soirée. J’ai acheté ce coffret pour la somme de 14,99 à Berlin, chez Dussmann, le paradis des mélomanes de tous poils, à côté duquel la FNAC fait figure de petite échoppe. Si vous allez à Berlin, il faut vous y précipiter, on peut même y fureter après une soirée à la Staatstoper, toute proche, puisque c’est ouvert jusqu’à minuit (Métro Friedrichstrasse).

Bon, je reviens à mes Maîtres: cette audition de Reiner m’a fait mettre en perspective une fois de plus, la production actuelle de Bayreuth de Katharina Wagner, moins horrible que certains ont pu le dire, mais à la direction musicale d’une fadeur désespérante. La cuvée 2009 du Festival, en demi-teinte, ne présentait aucune production nouvelle, et quelques modifications des productions existantes. En fait, l’attraction était la première année effective du tandem Katharina Wagner-Eva Wagner-Pasquier, demi-sœurs qui succèdent à leur père Wolfgang. Interviews, reportages des magazines musicaux et non, conférences de presse, mais aussi difficultés initiales avec menaces de grève des techniciens, événement incroyable et unique dans les annales. C’est que le Festival a vécu durant les années Wolfgang sur des principes et un fonctionnement héritant largement des années cinquante, qu’il faut aujourd’hui revoir complètement, tant au niveau économique qu’organisationnel et artistique. Cette redoutable tâche, les deux sœurs semblent l’assumer avec énergie, Katharina se consacrant plus sur la production et l’organisation, et Eva sur l’artistique. Premier objectif, le bicentenaire de 2013, année Wagner. En attendant, on a revu avec plaisir le Tristan mis en scène par Christoph Marthaler, même si l’Isolde de Irène Theorin crie un peu, le Parsifal très intelligent et dérangeant de Stefan Herheim (voir l’article dans ce blog), magnifiquement dirigé par Daniele Gatti, chanté par la même compagnie que l’an dernier, mais un peu fatiguée, et ces Meistersinger, qui après deux ans offraient rien moins qu’un nouveau Sachs (le vétéran Alan Titus) et un nouveau Beckmesser (le jeune Adrian Eröd). La mise en scène de Katharina Wagner a été légèrement modifiée selon l’habitude du neues Bayreuth, atelier de réflexion sur le théâtre de Wagner(« Werkstatt Bayreuth ») pour s’adapter aux nouveaux chanteurs, mais l’esprit en est toujours le même : il s’agit pour la première fois au Festspielhaus, d’évoquer le problème idéologique posé par l’œuvre, et notamment sa relation au nazisme. Pour ce faire, elle inverse la lecture traditionnelle : Sachs et Walther de marginaux au départ (dans cette lecture) deviennent conformistes, le discours final de Sachs étant même assimilé à un discours d’Hitler, avec ses tics et ses gestes, tandis que Beckmesser au contraire peu à peu devient le créatif, le marginal, celui qui trouve enfin son identité artistique. Ce travail, marque d’une réflexion intelligente, pêche par radicalité et manque de « musicalité », des moments musicaux marquants sont en effet gauchis par une mise en scène envahissante (final du II° acte, ou quintette du III° acte que les rires du public empêchent d’entendre). La direction de Sebastian Weigle manque de sensibilité, même si elle est un peu plus énergique que les années précédentes., mais tout cela reste d’une grande platitude. Quant aux chanteurs, Adrian Eröd, baryton élégant, excellent technicien, compose un Beckmesser dandy et maniéré, et c’est très réussi, mais la voix reste un peu légère, et la couleur un peu claire pour le rôle. Il ne fait pas oublier Michael Volle dont la composition alliait élégance et puissance. Paradoxalement, Alan Titus ne fait pas oublier non plus Franz Hawlata, alors que vocalement, il lui est supérieur. Mais Hawlata était le personnage exactement voulu par la mise en scène et sa composition restait impressionnante malgré un chant problématique . Titus est gauche, mal à l’aise dans le personnage, et son chant peu expressif et linéaire ne peut compenser l’absence de présence scénique : une très grosses déception. En revanche Klaus Florian Vogt est un magnifique Walther, pleinement convaincant, la voix qui s’est élargie est claire, l’émission parfaite, et le personnage totalement crédible. Micaela Kaune est une Eva honorable, sans être exceptionnelle, et Norbert Ernst un David solide face à une Magdalena honnête (Carola Guber). Mais, malgré les réserves, c’est toujours une fête d’entendre Die Meistersinger, que j’écoute et j’aime de plus en plus, peut-être est-ce l’oeuvre la plus complexe et la plus passionnante du Maître de Bayreuth, en tous cas elle a alimenté bonne partie du symphonisme de la fin du XIXème, Mahler en tête (dernier mouvement de la 5ème symphonie!).

BAYREUTH 2009
Die Meistersinger von Nürnberg
3 Août 2009

Hans Sachs, Schuster Alan Titus
Veit Pogner, Goldschmied
Artur Korn Kunz Vogelgesang, Kürschner Charles Reid Konrad Nachtigall, Spengler Rainer Zaun Sixtus Beckmesser, Stadtschreiber Adrian Eröd Fritz Kothner, Bäcker Markus Eiche Balthasar Zorn, Zinngießer Edward Randall Ulrich Eisslinger, Würzkrämer Timothy Oliver Augustin Moser, Schneider Florian Hoffmann Hermann Ortel, Seifensieder Martin Snell Hans Schwarz, Strumpfwirker Mario Klein Hans Foltz, Kupferschmied Diógenes Randes Walther von Stolzing Klaus Florian Vogt David, Sachsens Lehrbube Norbert Ernst Eva, Pogners Tochter Michaela Kaune Magdalene, Evas Amme Carola Guber Ein Nachtwächter Friedemann Röhlig

Direction musicale: Sebastian Weigle Mise en scène: Katharina Wagner Décor: Tilo SteffensCostumes: Michaela Barth
Tilo Steffens
Choeur:
Eberhard FriedrichLumières: Andreas Grüter

IN MEMORIAM : HILDEGARD BEHRENS

Il y a quelques semaines que je médite d’écrire quelques mots sur Hildegard Behrens, disparue le 18 août dernier à Tokyo avant un concert, à 72 ans. Je l’ai vue pour la dernière fois à Salzbourg, dans une Elektra de Strauss avec Maazel où elle était encore convaincante huit ans après celle de Paris.

Hildegard Behrens, c’est d’abord pour moi deux visions, celle, sublime, d’une Salomé inoubliable avec Karajan, et celle terriblement émouvante dans sa robe rouge, de Senta dans un Vaisseau Fantôme à Garnier aux temps de Bernard Lefort . Elle tirait les larmes. Elle était enceinte, et cela ne gênait pas plus que ne gênait le même état chez Netrebko à Bastille dans Giulietta de Capuleti e Montecchi.

Hildegard Behrens, je l’ai aussi entendue dans Tosca à Garnier, un soir où Pavarotti fit craquer une chaise sous lui, dans Marie de Wozzeck avec Abbado à Vienne, dans l’impératrice de Frau ohne Schatten à Garnier encore avec Von Dohnanyi (quel souvenir!), dans Isolde, bien sûr, à Vienne encore, dans une mise en scène qui s’effilochait par la vieillesse, avec Theo Adam dans un de ses derniers Marke en 1991 et Peter Schneider au pupitre, dans Brünnhilde, à Bayreuth, une seule fois avec Solti, plus souvent avec Peter Schneider, dans Fidelio aux côtés de Jon Vickers à Paris, de James Mac Cracken à Tanglewood avec Ozawa. Oui j’ai eu la chance de l’entendre dans de très nombreux rôles. Elle avait cette qualité rare qu’on appelle la présence, un visage émacié authentiquement tragique, une expression naturellement émouvante, un sourire franc avec une pointe de tristesse dans les yeux. Elle faisait sur scène les gestes essentiels, les mouvements nécessaires, sans jamais en faire trop, toujours juste. Elle possédait une voix qui semblait toujours au bord de la rupture, qui semblait toujours à l’extrême de ses possibilités, et qui pourtant avait toujours des réserves. Behrens, c’était en permanence la fausse fragilité. Il fallait l’entendre dans Brünnhilde finir le Crépuscule en ce monologue toujours trop bref tellement elle emportait par l’émotion. Elle savait moduler son volume, elle savait murmurer! J’ai encore dans l’oreille, à la générale du Crépuscule de 1983 à Bayreuth, avec Solti, ses premières paroles de la scène finale, une sorte de monologue intérieur proprement inoubliable. Cette voix avait quelque chose de très particulier, à l’opposé d’une Nilsson qui époustouflait par sa puissance presque surhumaine, la voix de Behrens prenait l’auditeur, séduit par une couleur proprement “humaine”, si “humaine” qu’elle bouleversait, quel que soit le rôle abordé (C’est l’Isolde de Bernstein, et ce n’est certes pas un hasard…). Elle est de ces artistes qui ont accompagné ma vie de mélomane, et que j’ai toujours dans l’oreille, écho toujours présent aujourd’hui, elle est de celles qui font pleurer, sans savoir pourquoi.

STAATSOPER BERLIN 2009-2010: SIMON BOCCANEGRA avec Placido Domingo et Anja Harteros (Dir.mus: Daniel BARENBOIM, Mise en scène: Federico TIEZZI) le 27 octobre 2009

 

271020091243.1256768585.jpgAnja Harteros salue le public le 27 octobre

La plupart des grandes salles d’opéra (MET, Covent Garden, Scala, Staatsoper Berlin) programment cette année Placido Domingo dans cette prise de rôle si surprenante et tant attendue, Simon Boccanegra.  Placido Domingo a déjà chanté des emplois de baryton (Don Giovanni, par exemple, et un Barbier de Séville dirigé par Abbado, où il chante Figaro, qui n’est d’ailleurs pas un bon enregistrement). Je me souviens, lorsqu’il aborda Otello, beaucoup prédirent la fin de cette voix solaire, et qualifièrent cette prise de rôle d’erreur fondamentale. On sait ce qu’il est advenu des oracles. Placido Domingo chante encore – et de quelle manière- Siegmund aujourd’hui, 35 ans après… Et il aborde de nouveaux rôles, Idomeneo l’an dernier et aujourd’hui, Simon Boccanegra, pour lequel l’Europe entière l’attend.  Cette attente ne sera sans doute pas déçue à voir l’accueil délirant de bonheur du public berlinois (25 minutes d’applaudissements debout). Mais Placido n’est pas seul. Il est superbement accompagné par l’ensemble d’une distribution homogène, de très haut niveau, à commencer par l’extraordinaire Amelia de Anja Harteros,  qui atteint là des sommets : chant contrôlé, technique impeccable, couleur, et surtout aigus triomphants, tenus, clairs, le tout d’un lyrisme vibrant. Ce n’est pas une surprise : que ce soit dans Wagner (Eva), ou dans Verdi (Traviata et maintenant, Amelia de Simon Boccanegra), la soprano allemande d’origine grecque accumule les triomphes. C’est aujourd’hui sans nul doute avec Anna Netrebko, et dans un registre sensiblement différent (la voix et plus grande, le répertoire plus large), la chanteuse de répertoire italien de référence. Aussi, dès que l’on voit son nom dans une distribution, il faut se précipiter. Face à cette Amelia d’exception, à mon avis seulement comparable à Freni, un Gabriele Adorno tout à fait remarquable, Fabio Sartori, déjà entendu dans ce rôle avec Abbado il y a quelques années. La technique est toujours impeccable, le  souffle et le volume parfaitement contrôlés, le sens musical aigu, et une voix  qui s’est bien élargie. Il fait d’Adorno, personnage toujours difficile, pris entre Simon et Fiesco, un authentique héros d’opéra. Fiesco, c’est Kwanchoul Youn, inhabituel dans ce répertoire. Nous le connaissons plus comme basse wagnérienne. Il n’a pas l’éclat d’un Ghiaurov ou même d’un Furlanetto (pas toujours…) ou d’un Prestia, mais malgré une certaine froideur,  il a une intelligence du chant, et une technique qui lui permettent de défendre un personnage plus intérieur, et un style moins expressionniste. Son  Fiesco est un personnage renfermé,  usant beaucoup de mezza voce, de notes murmurées. La fin par ailleurs (le duo avec Boccanegra) dégage une très grande émotion. Surprise aussi d’entendre Hanno Müller-Brachmann en Paolo, chanteur de qualité, un peu appliqué ordinairement, il délivre là une composition intéressante, plus juvénile que d’habitude dans ce rôle, un chant très expressif, techniquement sans failles et une très belle diction de l’italien.

Et Placido Domingo ? Dès la première parole (un’amplesso !) un son, un éclat, une profondeur qui touchent au cœur. Il n’y rien à dire, la prestation est d’un niveau tel qu’on reste secoué par certains moments bouleversants (au 2ème et 3ème actes surtout). Il n’est en rien barytonal, il n’obscurcit pas la voix et chante en ténor (ce qui quelquefois peut surprendre, notamment dans les trios avec Gabriele et Amelia au 2ème acte où en fait on entend bien deux ténors !), mais c’est un chant tellement expressif, tellement engagé, tellement intrinsèquement beau que l’on n’a d’yeux que pour ce Simon, complètement habité. On l’a beaucoup entendu dans Wagner ces derniers temps : l’entendre renouer avec Verdi, et avec quelle maestria, et avec quel panache, c’est nous replonger dans notre passé, quarante ans en arrière, au moment où il nous enchantait dans tous les Verdi qu’il abordait. Une renaissance !

Du point de vue du chant, la distribution réunie ici nous fait mentir lorsque nous affirmions encore récemment qu’il est difficile d’entendre un Verdi convaincant aujourd’hui. En voilà un, qui renoue avec le fil un peu interrompu des soirées verdiennes bouleversantes.

Et pourtant, tout n’est pas convaincant à 100% dans cette production, la direction musicale de Daniel Barenboim qui accompagne bien les chanteurs, reste en deçà de ce qu’on peut attendre d’un tel chef : beaucoup de décalages avec les chœurs d’abord, quelques accidents dans l’orchestre (cuivres..) mais bon…ce ne serait que cela ! En fait, cette direction surprend par sa froideur, par son manque de laisser aller. Jamais la musique ne se laisse aller à la poésie (le troisième acte, notamment avec le duo « piangi..piangi.. où Abbado faisait pleurer l’orchestre ici reste un peu en réserve). Certes, certains moments sont suffoquants de beauté, certaines phrases orchestrales prennent l’auditeur et le surprennent, mais l’ensemble reste un peu trop extérieur, un peu trop fort, comme si le chef n’arrivait pas à s’immerger vraiment dans la délicatesse de cet univers. Certes, l’ensemble n’est pas indigne, loin de là (sinon, on ne serait pas sorti si heureux de la salle), mais très en-deçà du niveau du chant, qui lui est tout à fait exceptionnel. D’ailleurs, avec une autre équipe de chanteurs,  on aurait sans doute moins pardonné à Barenboim.

Quant à la mise en scène, elle est proprement insipide. Federico Tiezzi a-t-il d’ailleurs fait une mise en scène ? Les mouvements des personnages, le traitement des chœurs et des foules sont  tellement rudimentaires que cela confine au ridicule (le prologue utilise les mêmes artifices que Strehler, à croire qu’on ne peut plus mettre en scène la mort de Maria sans faire que Simon soit à la fois dedans et dehors , à l’extérieur et à l’intérieur dy Palais Fieschi ! La scène du conseil est ratée, aucune tension, aucune violence, une stylisation qui appauvrit l’intrigue, le début du troisième acte n’est pas plus réussi, les soldats courent de toutes parts d’une manière risible)  . Le décor de Maurizio Balo’ est , comme souvent, épuré  mais sans vraie fonction dramaturgique  ni qualité esthétique particulière bien au contraire: seule la vidéo marine de la fin fait son effet. Les costumes de Giovanna Buzzi, sont au contraire tout à fait somptueux et sauvent l’ensemble.  On pourra bien sûr dire que cette mise en scène nous fait échapper au Regietheater : certes elle peut être en ce sens bienvenue aux yeux de certains, mais   elle n’apporte rien, ni en terme de fond, ni en terme de forme et ne dit rien de l’histoire et de sa signification : une illustration sans imagination.


Au total ce spectacle vaut pour ses chanteurs. Par leur vertu, il constitue un sommet qui à lui seul justifie qu’on courra  au printemps prochain à la Scala (ou à Berlin, deux représentations fin mars, sans doute moins courues qu’à Milan) les réentendre. Le reste est ou discutable, ou médiocre. J’ai l’habitude de dire que l’Opéra tient sur un trépied ( chant, direction, mise en scène) dont au moins deux doivent fonctionner… Me voilà démenti, par la vertu de chanteurs magiques ou mythiques.  Cette soirée tient sur un seul pied, mais c’est le piédestal  du paradis.

Saluts des artistes et de l’orchestre: de droite à gauche: Placido Domingo, Daniel Barenboim, Anja Harteros, Fabio Sartori, Kwanchoul Youn, Hanno Müller Brachmann, Alexander Vinogradov.

Saluts de l'ensemble de la compagnie et de l'orchestre

Gustavo Dudamel et l’orchestre national des jeunes du Venezuela Simon Bolivar à la Salle Pleyel (24 octobre 2009)

Il y a un phénomène Gustavo Dudamel: partout où il se produit, et quel que soit l’orchestre, il provoque un enthousiasme exceptionnel, voire délirant chez le public, mais aussi dans l’orchestre. Il ne s’agit pas vraiment de saluer une interprétation nouvelle, une voie inconnue dans laquelle ce jeune chef prodige nous entraînerait, il s’agit d’abord de prise incroyable sur les publics et les orchestres, de chaleur communicative, de sympathie innée, mais aussi de technicité hors pair au pupitre. C’est bien ce qui s’est passé hier 24 octobre à la Salle Pleyel, où le concert s’est terminé dans un délire comme la vénérable salle n’en connaît guère depuis quelques années, pour la première visite en France (il est temps! tous les pays d’Europe l’ont déjà reçu) de l’orchestre national des jeunes du Venezuela Simon Bolivar.

Au programme, le concerto pour violon de Tchaïkovski (soliste Renaud Capuçon) et la Alpensinfonie de Richard Strauss . Ce qui a frappé dans le concerto pour violon, c’est non l’interprétation acrobatique mais froide de Capuçon, qui joue la virtuosité technique plus que la sensibilité, mais la couleur de l’orchestre qui accompagnait, le regard très présent du chef sur le soliste, la finesse des attaques, l’épaisseur du son, le sens des rythmes. Je connais Dudamel depuis neuf ans, il a depuis ses débuts (sa première tournée européenne remonte à 2000, et je l’ai entendu à Hanovre pour la première fois lors d’EXPO 2000, il avait 19 ans) une incroyable technique de direction, c’est un chef authentique, qui sait rassurer un orchestre, qui domine parfaitement sa partition (il dirigeait hier sans) et qui a des gestes d’une précision et d’une lisibilité exceptionnels. Sans doute avoir dirigé un orchestre de jeunes pendant 10 ans lui a-t-il appris à être un pédagogue du pupitre avant d’être un chef, il accompagne l’orchestre et le conduit: un maestro et un vrai maître au sens de ces botteghe médiévales où les compagnons apprenaient auprès d’un maître. Mais il a en plus mûri ses approches, un peu superficielles me semblait-il y a quelques années, il mûrit vite: quelle différence entre son Mahler 2005 et son Mahler 2008! C’est cela qu’on sent dans ce Tchaïkovski tout sauf démonstratif, la poésie est là présente, non dans le violon, mais dans l’orchestre. Surprenant.

La Alpensinfonie de Strauss, sorte de Wanderung (randonnée) dans la montagne, du matin au soir, de la nuit à la nuit, surprend par sa fluidité et la maîtrise du son malgré l’incroyable nombre d’exécutants(l’orchestre se déplace toujours en grand nombre, ils sont plus ou moins 200 sur le plateau), l’option “scénique” de faire débuter et finir dans une semi pénombre montre aussi le souci du spectaculaire et une approche moins traditionnelle du concert classique, qui est au Venezuela un authentique phénomène de jeunes. On est frappé par la virtuosité technique des pupitres (les bois et les cuivres notamment) et la manière de suivre pas à pas les propositions du chef. On est aussi frappé par les contrastes, les pianissimi obtenus sont d’une finesse rare, et les fortissimi ne sont pas renforcés par le nombre des musiciens: ce qui domine, c’est la clarté de la construction, la lisibilité de l’approche, la volonté de souligner certaines couleurs, ici Mahler, là Wagner, de jouer le lyrisme très charnel, la violence de la nature et d’une nature qui reste domptée par la musique, une nature authentiquement culturelle. Il en résulte une ambiance qui s’impose au public qui suit dans un silence impressionnant avant d’exploser dès la dernière note.


Hier soir, Frédéric Mitterrand, Ministre de la culture, remettait en fin de concert la croix d’officier de la légion d’honneur à José Antonio Abreu, fondateur du Sistema des orchestres vénézuéliens, où plus de 300 orchestres de jeunes, 300000 jeunes sur 26 millions d’habitants (1%) sont engagés dans la pratique orchestrale, comme une alternative à la vie désœuvrée des bidonvilles et des cités pauvres, en une pyramide qui conduit au sommet à faire partie de cette phalange miraculeuse, qui est l’une des plus virtuoses au monde, et sans doute l’une des plus enthousiastes et engagées. Abreu reçoit désormais une pluie de prix, car son œuvre unique au monde replace la musique et l’art au centre du tissu social, et surtout, permet à un public neuf, sans préjugés, de s’emparer de la musique classique. Gustavo Dudamel me disait qu’au Venezuela, les concerts de musique classique sont remplis de jeunes, et de plus en plus de pays notamment en Amérique Latine, cherchent à reproduire le miracle vénézuélien. Gustavo Dudamel recevait ensuite, très ému, la croix de chevalier des Arts et Lettres, et le concert se termina, pour la joie du public où de nombreux drapeaux du Venezuela étaient agités et créaient une ambiance de folie à Pleyel, par trois bis, le Mambo du West Side Story de Bernstein, une danse très rythmée sans doute d’un compositeur sud américain, et la Marche de Radestsky en guise d’adieu. Un grand moment, une magnifique soirée, un public estomaqué et ravi. Merci les jeunes!


ROYAL OPERA HOUSE-COVENT GARDEN 2009-2010 , LONDRES: TRISTAN UND ISOLDE avec Nina Stemme, Dir. Antonio Pappano (18 octobre 2009) )

Le chant wagnérien se porte bien en ce moment. Il se porte même beaucoup mieux que le chant verdien. On peut trouver sur le marché trois  ou quatre Siegfried de grande qualité, et quelques Tristan de grande facture, mais aussi deux ou trois Isolde de très haut niveau. Irène Theorin à Bayreuth, sans être exceptionnelle, a une présence solide, la grande Waltraud Meier procure encore de très grands moments d’émotion malgré l’inévitable usure de la voix; du reste, Deborah Polaski, Evelyn Herlitzius, Eva Maria Westbroek, la jeune Jennifer Wilson sont autant d’artistes qui aujourd’hui rendent honneur au chant wagnérien, dans un rôle ou l’autre…mais l’époque est dominée sans l’ombre d’un doute par la suédoise Nina Stemme, qui fait courir tous les wagnériens de la planète. C’était son Isolde et  le Tristan de Ben Heppner , les vedettes de cette nouvelle production de Tristan und Isolde, mise en scène par Christof Loy et dirigée pour la première fois à Covent Garden par le maître du lieu, Antonio Pappano. Lors de la dernière (et l’avant dernière), Ben Heppner, souffrant a été remplacé par le suédois Lars Cleveman, qui s’en est plus qu’honorablement tiré. Inutile de tergiverser: nous avons assisté à l’une des plus grandes, des plus belles exécutions de ces dernières années, qui sans doute marquera les mémoires.

A entendre les prestations successives de Nina Stemme (Brünnhilde, Aida, La maréchale, La comtesse de Capriccio, Leonore de Forza del Destino) et à constater la multiplication de ses apparitions, on pouvait craindre une fatigue de la voix que certains critiques n’ont pas hésité à annoncer. Qui a entendu son Isolde à Londres ne peut que rester ébahi par cette interprétation vibrante, par cette présence vocale intacte et magistrale, cette rondeur charnue de la voix, ce volume énorme et homogène,  ces aigus impressionnants, avec ce “Lust” final à peine effleuré et pourtant si clair et si présent, oui, Madame Stemme est aujourd’hui unique dans ce rôle. Un phénomène comparable aux légendes du passé, à commencer par sa compatriote Birgit Nilsson, mais dans une couleur et un registre très différents. Standing ovation, hurlements, enthousiasme du public, tout cela est mérité.
Lars Cleveman avec des moyens moins importants réussit  à soutenir de bout en bout le voisinage de sa collègue. Remplaçant une des stars du chant d’aujourd’hui, aux côtés d’une compatriote devenue elle aussi LA référence du jour, on pouvait craindre qu’il n’apparaisse effacé. Bien que légèrement fatigué au troisième acte, il compose quand même un très beau Tristan, à la voix claire, bien timbrée, avec un soin exceptionnel donné à la diction du texte:  une très belle figure à la fois juvénile et déchirée. Grande prestation.
La réussite des grandes distributions tient souvent à l’homogénéité de toute la compagnie, et c’est le cas, car ces deux artistes exceptionnels sont parfaitement entourés, à commencer par l’étonnante Brangäne de Sophie Koch, allemand encore en devenir mais émission exemplaire, puissance, émotion, engagement dans l’interprétation, d’intéressants débuts dans le rôle !  Michael Volle, lui aussi tout à fait exceptionnel (c’est désormais habituel) prête sa voix puissante et son style impeccable à Kurwenal pour en faire un vrai personnage fort, présent, immense image de l’ami protecteur et fidèle. Enfin, Matti Salminen, diminué par un problème de motricité (peu gênant dans ce rôle de vieillard), reste un des Marke de réference et il remporte un triomphe mérité. Les autres sont un peu en retrait (notamment le Melot de Richard Berkeley Steele).
La direction d’Antonio Pappano sert le dessein de la mise en scène en proposant un Tristan plus intimiste, un Tristan “de chambre” comme l’écrit le programme de salle, parfaitement au point. Son approche est très lyrique, très claire, on entend tous les instruments (ah! ces harpes finales, comme chez Abbado!) et en même temps très mesuré de sorte que les voix ne sont jamais couvertes, c’est un miracle d’équilibre qui produit une très grand moment musical. On avait aimé son approche au disque, elle est ici confirmée, et Pappano est décidément un très grand chef de théâtre.

La mise en scène de Christof Loy huée à la Première ne mérite assurément pas cet accueil. Elle n’atteint pas les sommets de la production de Sellars à Paris mais elle propose un travail très “analytique” au sens freudien du texte, l’action se déroule sur deux espaces, un espace de premier plan, nu, presque Hitchcockien avec ce mur gris où se projettent les ombres des personnages, et en arrière plan, une grande salle de réception ou de mariage où évoluent choeur et figurants, et où l’on voit ce qui ne se passe pas sur scène (Kurwenal en couple avec Brangäne par exemple), d’un côté la réalité grise, de l’autre l’espace fantasmatique, d’un côté les projections de l’imaginaire et de l’autre la présence pesante des angoisses. Il en résulte une mise en scène à la fois intimiste et oppressante, dont les moments les plus réussis se trouvent au second acte (Isolde tirant le rideau pour faire voir à tous son amour pour Tristan, et donc provoquant le drame est un moment inoubliable). Le  troisième acte semble moins achevé, notamment toute la scène finale qui hésite entre la réalité et le fantasme (comme chez Ponnelle), mais on n’oubliera pas l’image d’Isolde s’allongeant auprès de Tristan pour mourir, un moment qui fait venir les larmes. La Liebestod est de manière surprenante, assez banale et les solutions scéniques adoptées (sortie des autres personnages) peu claires et inélégantes. Mais peu importe, l’ensemble reste fort honorable.

Au total, une très grande soirée, qui valait le voyage. L’Eurostar rend Covent Garden si proche, n’hésitons pas à passer le channel!