LUCERNE FESTIVAL 2013: CLAUDIO ABBADO DIRIGE LE LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA le 23 AOÛT 2013 (SCHUBERT – BRUCKNER)

Image du concert Schubert/Bruckner ©Peter Fischli / Lucerne Festival

Voilà encore un programme singulier: deux symphonie inachevées, toutes deux créées de manière posthume, la symphonie n°7 en  si mineur D 759 (selon les numérotations les plus actuelles) très fameuse de Schubert, composée à partir de 1822 et créée à Vienne en décembre 1865, et la symphonie n°9 de Bruckner en ré mineur WAB 109 moins connue du grand public, créée à Vienne en février 1903, mais dont la composition s’étend de 1887 à 1896 ; du dernier mouvement on a suffisamment de traces pour avoir permis plusieurs reconstitutions, mais souvent peu convaincantes.
Mais ce qui a intéressé Claudio Abbado dans ce programme, c’est justement l’inachèvement, dont les causes sont peu claires pour Schubert, et qui constitue pour Bruckner un testament (l’oeuvre est dédiée à Dieu, dem lieben Gott).
Beaucoup d’auditeurs sont sortis sonnés de la soirée, et le triomphe, long, avec le public debout presque d’emblée, n’avait pas la couleur des triomphes d’Abbado habituels. Ce fut un long applaudissement, sans faiblesse, sans fin, continu, mais en même temps presque “retenu”, comme si le public se mettait en cohérence avec ce qu’il avait entendu.
On connaît bien le Schubert d’Abbado, il a enregistré une intégrale fameuse qui fait partie des références, et on lui doit aussi d’avoir exhumé, puis présenté à la Staatsoper de Vienne Fierrabras, dans une mise en scène de Ruth Berghaus. Le Schubert d’Abbado est à la fois élégant, comme toujours, mélancolique et élégiaque, mais avec en même temps quelque chose de vital, c’est clair dans les symphonies, ça l’est encore plus dans Fierrabras, dont l’énergie, dont les rythmes, dont la folie explosive ont frappé les spectateurs de l’époque (dont j’étais) et qui justifie que ce soit celle-ci qui d’emblée, ait été reprise dans les théâtres (l’an prochain à Salzbourg pour le Festival 2014, avec Harnoncourt, par exemple), plus que les autres oeuvres de Schubert. Et comme souvent, la surprise est totale lorsque l’on découvre cette lecture totalement nouvelle de l’Inachevée. On comprend d’ailleurs par ricochet les options qui ont guidé la lecture de l’Eroica la semaine précédente, et notamment ces tempi dilatés qui ont tant surpris (voire gêné) les auditeurs: car ce Schubert doit se lire à l’éclairage de la symphonie n°9  de Bruckner. C’est, si j’ose le néologisme, un Schubert brucknerisé qui nous été donné d’entendre, avec des tempi très étirés, très dilatés (début de deuxième mouvement proprement incroyable, presque un rythme de marche funèbre). Abbado n’est pas avare de moments proprement sublimes, où le public est totalement pris comme à revers. Le début en forme de murmure à peine perceptible, comme un frémissement très étiré surgi du néant, du silence, comme une chose inquiétante et mystérieuse. Nous sommes d’emblée plongés dans une profonde mélancolie, voire le drame dans les moments plus tendus. Pas un seul moment de répit, de relâchement, pas une seule lueur dans cette lecture sombre, presque définitive. Le début du second mouvement est très lentement scandé, comme par des coups frappés du destin. Certes l’écoute de son enregistrement avec la Chamber Orchestra of Europe montre bien qu’il a toujours eu cette approche plutôt lente, jamais cependant Claudio Abbado n’a installé un tel climat dans une symphonie de Schubert, d’une indicible tristesse, bien au-delà de la mélancolie. Il y a des moments sublimes, notamment tout les moments murmurés, mais beaucoup d’auditeurs sortent du concert interloqués: jamais on aurait attendu un tel Schubert sans lueur, sans espoir, renonçant à toute expression vitale.

Le concert du 23 août ©Peter Fischli/ Lucerne Festival

Évidemment, dans une symphonie de Bruckner qui est presque une sorte de testament artistique comme la Symphonie n°9, on comprend plus nettement le parti pris, en harmonie totale avec le choix de la couleur du Schubert, il y a ainsi une profonde cohérence entre les deux parties du concert, et une vraie parenté, je l’ai précisé plus haut, avec le choix qui a présidé la semaine précédente d’une Eroica si dilatée.  Les deux premiers mouvements sont empreints de cette beauté triste qui se résigne à la fin des choses. Le début de la symphonie, à peine effleuré, est de l’ordre du sublime. Les cuivres sont totalement transfigurés, les bois (et cette fois notamment la clarinette de Alessandro Carbonare) sont très sollicités et le tempo exceptionnellement lent appelle un jeu particulièrement tendu voire acrobatique (le souffle n’est pas aussi infini que le son ne pourrait l’être). Les pizzicati époustouflants du début du deuxième mouvement laissent pantois, pendant que l’ensemble du mouvement, qui est considéré comme particulièrement hardi pour l’époque (on évoque Stravinsky ou Prokofiev) est une danse encore plus inquiétante, presque macabre, où l’ironie présente notamment dans la deuxième partie cède la place à une sorte de désespérance (les bois sont encore une fois exceptionnels) presque sarcastique.
L’adagio final est sublime de bout en bout: alors que l’émotion sans être tout à fait absente des autres mouvements laisse la place à une sorte d’horizon bouché et presque étouffant, désincarné et presque détaché, – une sorte de fond de la désespérance – il y a des moments bouleversants dans cet adagio, le début, le tutti qui précède le calme final qui remue d’une manière profonde, toutes les interventions des cuivres totalement habités par cette énergie du désespoir qui étreint. Le tout début presque mahlérien qui ensuite va exploser aux tubas puis se concentrer jusqu’à la contemplation, a généré pendant l’audition une indicible angoisse, que je crois partagée par de nombreux spectateurs. Oui, là l’émotion a traversé les coeurs, a secoué les auditeurs. Il en a résulté le triomphe réel, mais en même temps retenu qui a ponctué la soirée.
Une soirée et une édition 2013 qui laissent un goût amer en bouche: comme d’habitude, des exécutions d’une qualité inouïe, avec un orchestre phénoménal, comme d’habitude des émotions et des moments très forts, mais cette année, quelque chose d’autre, où était absent cet élan vital, cette éternelle jeunesse qu’Abbado communique dans sa vision de la musique. Etait-ce parce qu’il était plus fatigué (c’était visible dans ses gestes, et il a dû pendant la série de concerts annuler son intervention pour la fête des 75 ans du Festival) est-ce un tournant interprétatif ? L’avenir nous le dira, mais en tout cas, bien des amis qui le suivent encore plus que moi étaient frappés par cette vision sans espoir qui transpirait de ces soirées et du fond de leur âme, ne voulaient pas l’envisager.
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Pendant la répétition générale ©Priska Ketterer / Lucerne Festival


 

SALZBURGER FESTSPIELE 2013: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG, de Richard WAGNER le 24 AOÛT 2013 (Dir.mus:Daniele GATTI; Ms en scène: Stefan HERHEIM)

Le bureau de Sachs comme Eglise Sainte Catherine, choeur initial © Salzburger Festspiele /Forster

Die Meistersinger von Nürnberg, c’est d’abord une fête, sur scène (celle de la Saint Jean), et pour l’oreille aussi: une musique heureuse, qui laisse couler un sentiment de joie profonde et bon enfant, une musique d’une invention incroyable, qui colle à la scène, qui colle à chaque mouvement des personnages comme dans un dessin animé (l’entrée de Beckmesser au troisième acte est une véritable pantomime – on se croirait chez Tex Avery – et la musique imprime le mouvement scénique), une musique ouverte, optimiste, une musique du bonheur qui en même temps d’une très grande complexité, pour moi encore plus que celles des autres opéras, et d’une complexité qui va en faire une partition bien décortiquée par les grands compositeurs post romantiques (pensons à Mahler et au dernier mouvement de la symphonie n°5), une sorte de référence. C’est aussi une oeuvre foisonnante à tous niveaux, qui nécessite des masses énormes, avec un nombre de solistes impressionnants ( dont le groupe des Maîtres) et avec des situations scéniques qui nécessitent une technicité rare comme au final du deuxième acte, où mise en scène et musique doivent aller du même pas, où les mouvements des foules doivent être l’écho, que dis-je l’écho, la traduction de ce que l’orchestre fait entendre. Un final où l’orchestre peut parfaitement finir en bouillie, dans le bazar le plus total, mais où aussi on peut avoir un crescendo sonore extraordinairement calibré qui en fait une explosion. Sawallisch savait faire cela à Munich, dans des Meistersinger qui régulièrement mettaient un point final à chaque Festival le 31 juillet. J’aime aussi beaucoup l’enregistrement de Karl Böhm à Bayreuth (avec une toute jeune Gwyneth Jones) j’aime cette énergie, cette nervosité, cette sève.
Je suis venu assez tard aux Meistersinger, c’est sans doute pour un non allemand une œuvre d’accès moins immédiat, et pourtant très populaire (c’est l’oeuvre souvent la plus demandée par le public à Bayreuth), mais désormais, et à l’entendre encore cette fois à Salzbourg, je crois que c’est ma préférée: elle me donne l’émotion, le sourire et surtout la sérénité; une incroyable sérénité, comme serait une musique de l’enfance, venue du fond du temps qui ressurgirait et vous emporterait comme dans un tourbillon de joie. À ce titre, j’aime tout particulièrement le personnage de David, immédiat, sans une once de malice, à la fois juvénile et spontané, qui pour moi reste le personnage symbole de cette oeuvre, sans jamais être un protagoniste mais toujours distribué avec beaucoup de soin. On y a vu des grands comme Graham Clark (naguère à Bayreuth) en faire de vraies légendes. Ici, c’est Peter Sonn, déjà vu à Zurich (aux temps de Pereira, en 2012, déjà avec Gatti, déjà avec Volle, déjà avec Saccà, voir le compte rendu dans ce blog).
Pour cette nouvelle production marquant le bicentenaire du maître de Bayreuth, presse et les blogs ont eu des opinions assez contrastées: elle n’a fait l’unanimité ni sur la réalisation scénique, ni sur la réalisation musicale. Au vu de l’approche habituelle des oeuvres, on pensait que Stefan Herheim allait travailler sur l’Allemagne et sa relation aux Maîtres, une mise en scène historiciste à la Parsifal (à Bayreuth), voire à la Eugène Onéguine d’Amsterdam. Rien de tout cela ici, et même une volonté affichée de sortir de l’histoire de l’oeuvre et de sa réception pour aborder “l’ambiance”. Je parlais de la joie enfantine qui prend le spectateur à l’audition de cette musique merveilleuse, et Stefan Herheim a choisi de faire de l’oeuvre un rêve (ou une oeuvre)  de Hans Sachs, d’un Hans Sachs malicieux où vont se mélanger ses propres rêves d’adultes (il se prend pour Wagner…) et son univers d’enfant.
C’est l’univers des contes de fées qui est interpellé, mais un univers revu et corrigé par le cinéma et notamment Walt Disney. Il y a des mouvements qui rappellent le dessin animé:  notamment les réactions à la première audition de l’air de Walther, où les maîtres dansent en rythme (un peu comme sous un charme de Flûte enchantée, un peu comme si Orphée redescendait sur terre), et où les étudiants tombent ensemble à la renverse.

Les personnages de contes © Salzburger Festspiele /Forster

L’ensemble final du deuxième acte, commence par la sortie d’un livre des héros des contes de Grimm et de Perrault, Peau d’âne, le Petit Chaperon rouge, Blanche Neige et les sept nains (des nains bien lestes avec cette malheureuse enfant), le Chat Botté etc… Cet univers rassurant et familier donne une couleur très fraîche aux deux premiers actes. Mais il n’y a pas d’autre idée, et celle-ci est déclinée en mille détails intelligents, débordants de vie, d’inventivité, mais au total c’est une seule idée. Et on finit par s’en lasser un peu. Au troisième acte en revanche, pas de dimensions de rêve, pas de fantasmagorie, mais un suivi scrupuleux du livret, comme si Herheim avait manqué de temps pour inventer quelque chose.

Acte 3 Festwiese © Salzburger Festspiele /Forster

Bien sûr, Herheim appelé pour faire du grand spectacle en fait pour l’argent du public ravi, qui rit franchement, qui entre immédiatement dans le jeu. Le décor de Heike Scheele, comme toujours superbe, se transforme de manière ingénieuse par un jeu de vidéos et de zoom, et les personnages évoluent au pied des meubles de la maison de Sachs, meubles devenus géants pour des lilliputiens. La première image de l’église, installée dans le secrétaire où Sachs écrit, avec la fenêtre devenue vitrail, où les livres deviennent des marches d’escalier, est non seulement frappante, mais d’une justesse et d’une ingéniosité extraordinaires.

Acte III Festwiese © Salzburger Festspiele /Forster

J’ai trouvé les scènes de foule (final acte 2 et final acte 3) jolies à voir, mais assez banalement réglées, choeur de face, installé sur des échafaudages, ou au centre du plateau. Et l’idée finale de Sachs se couronnant en enlevant le couronne à Wagner, pour disparaître bientôt et réapparaître en faisant comprendre au public que tout cela était un gentil rêve, est effectivement gentillette, mais ne va pas bien loin.
Un travail “riche”, mais sans vraie idée, qui ne choquera aucun public, et donc Nicolas Joel peut être rassuré: ce spectacle qui est coproduit par l’Opéra de Paris ne choquera pas le public parisien, arbitre des élégances conformistes qui ne joue à se faire peur au théâtre qu’avec Robert Carsen (trois ou quatre fois l’an). Ouf, on peut dormir tranquille. Une mise en scène gentille, jolie, sans véritable idée: autrement stimulant était Kupfer à Zurich insérant le déroulement de l’oeuvre sur un fond d’histoire de l’Allemagne et faisant du Johannis Tag une fête de l’Allemagne en reconstruction (avec sans doute une allusion au fameux film de Edgar Reitz, Heimat) Meistersinger comme musique du Heimat: c’était vraiment intéressant. Quant à la production si critiquée de Katharina Wagner à Bayreuth, qui a osé affronter le rapport de l’oeuvre au nazisme et à sa famille, et qui fait de Sachs un petit Hitler des familles, on se prend vraiment à en être nostalgique.
Donnez-nous à penser, et non pas à jouer à gai gai l’écolier!
Je ne voudrais pas que Herheim que j’admire beaucoup devienne banal et que ses mises en scène foisonnantes s’érigent en système, et deviennent un objet vidé de sens, et rempli d’argent.

Musicalement, lors de la première et même après, certains spectateurs, critiques ou bloggueurs n’ont pas été vraiment convaincus par certains chanteurs et par l’approche de Daniele Gatti. Je sais qu’à Paris, Gatti est souvent critiqué et quelquefois peu aimé. À avoir entendu son Parsifal aussi bien à Bayreuth qu’à New York, à avoir apprécié ses Rossini depuis très longtemps (déjà Mosè à Bologne!),  ou son Wozzeck à la Scala, je le considère comme un chef d’opéra d’envergure même si dans Verdi, il ne m’a jamais convaincu. J’ai aussi entendu ses Meistersinger à Zurich, avec un autre orchestre et dans une salle aux dimensions réduites, et j’avais apprécié son approche à la fois énergique mais aussi délicate (difficile dans une salle comme Zurich de ne pas couvrir les voix dans un certain répertoire, et Gatti y réussissait pourtant ). Ici on lui a reproché surtout de ne pas avoir “tenu” l’orchestre, on a remarqué des scories chez les cuivres, de la bouillie sonore dans les cordes etc… etc…
On sait (et Abbado en a fait un motif de rupture) que les Wiener Philhamoniker à Salzbourg doivent jouer plusieurs concerts et plusieurs opéras tout en répétant. Ils s’en sortent en faisant des rotations de musiciens  et ainsi très souvent comme à l’opéra de Vienne, ce ne sont pas les mêmes musiciens que les chefs voient chaque jour, ni même les soirs de spectacle. Un organicum d’orchestre n’est pas attaché à une oeuvre, on peut donc arriver à des situations grotesques où les musiciens qui répètent avec un chef ne sont pas ceux qui jouent en fosse pour le spectacle. Bien sûr, fort d’être les Wiener, les Wiener disent que leur connaissance technique du répertoire et la manière de transmettre les instructions aux collègues font qu’un Wiener en vaut un autre. Mais les chefs ne pensent pas toujours de même (et je le rappelle, Abbado avait refusé ce système en 2000 et avait renoncé à deux productions, Cosi’ fan tutte et Tristan und Isolde). Sans doute les temps de répétition d’orchestre, comme à Bayreuth très concentrés et insuffisants ont fait qu’arrivés à la Première, même les Wiener n’étaient pas prêts (et tous les chefs n’étant pas Karajan avec son autorité impériale…). C’est pourquoi peut-être vaut-il mieux aller voir les dernières soirées d’une production, car on a alors un chef et un orchestre rodés.
C’est ce qui s’est clairement passé ce 24 août: il n’y pas grand chose à dire de l’exécution orchestrale et de la direction du chef. Peut-être dans l’ouverture et dans le premier acte quelques moments confus, quand on change de tempo, quand les rythmes changent brutalement, une impression de flou (mais pas de bouillie), mais le deuxième acte (avec un crescendo pour la scène finale et un rythme magnifiquement en place) et surtout le troisième acte ont été vraiment extraordinaires: un prélude du troisième acte plein de sensibilité et d’émotion,  un quintette magnifiquement dirigé, une Festwiese anthologique (signalons au passage la musique de scène de membres de l’académie des Wiener Philharmoniker, incroyablement somptueuse) pleine d’énergie, sans une scorie, avec une couleur et un dosage des volumes vraiment remarquables: jamais un orchestre tonitruant (et pourtant, la tentation dans les Meistersinger peut être grande). Non clairement, Daniele Gatti et les Wiener Philharmoniker, ce soir-là (pardon, ce matin-là, ce midi-là et cet après-midi-là, la représentation courant de 11h à 17h) étaient au rendez-vous, l’un avec une approche très fine et sensible de l’oeuvre, les autres avec leurs cordes soyeuses et charnues, avec leurs cuivres sans défaut et leurs bois de rêve et avec ce son plein et compact qui leur est si caractéristique, aidés aussi par un choeur, celui de la Staatsoper (Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor)  de Vienne (dirigé par Ernst Raffelsberger) vraiment extraordinaire, à tous les niveaux, mais surtout dans les passages  où Wagner se réfère clairement à Bach: dans ces moments là,  l’effet est époustouflant.
Du côté du chant, sans être la distribution de référence (y-en a-t-il? même à Salzbourg on peut en douter), nous avons une ensemble de chanteurs de niveau, qui ne déméritent jamais, sans pour la plupart être chavirants sauf le Sachs de Michael Volle.
C’est la deuxième fois que je l’entends et Michael Volle sans tout à fait avoir les moyens du rôle, est stupéfiant.
Stupéfiant d’élégance, d’abord, avec un timbre de velours, d’une douceur élégiaque avec un sens des couleurs, des variations de ton dans une manière d’aborder le rôle bien plus chantée qu’à Zurich où l’aspect “conversation” m’avait vraiment frappé.
Stupéfiant d’endurance ensuite, même si on sent une fatigue légitime dans la seconde moitié du troisième acte (à Zurich il avait bien moins tenu la distance et son monologue finale était très “parlé”): le rôle est écrasant, la présence en scène quasi permanente, et au total il s’en sort avec honneur.
Stupéfiant d’intelligence: il joue exactement le Sachs réel et le Sachs rêvé/rêvant, et cette intelligence lui permet de dire le texte avec un sens de l’expressivité peu commun, grâce aussi à une diction qui est un modèle du genre. Vraiment grandiose.
Il n’est pas si mal entouré, d’abord par le Pogner de Georg Zeppenfeld, authentique basse, dont la voix à la fois jeune et puissante fait à chaque apparition merveille. Mais ce qui caractérise aussi le style de Zeppenfeld, c’est la simplicité de la parole, c’est l’absence totale d’affèterie, c’est le naturel.

Markus Werba (Beckmesser) © Salzburger Festspiele /Forster

J’ai bien aimé la manière dont Herheim traite Beckmesser. Un Beckmesser pas vraiment ridicule,  assez jeune, presque aussi jeune que Walther et dans la rivalité ou la jalousie sans caricature. Markus Werba, en peu pâlichon au premier acte, mais capable d’acrobaties authentiques pour mettre les fautes sur le tableau quand Walther chante, se rattrape dans les deux autres actes, la voix est chaude, le timbre agréable, le chant intelligent: du solide. Mes Beckmesser de référence, Michael Volle, encore lui qui fut définitif à Bayreuth dans la production de Katharina Wagner (remplacé assez vite par un excellent Adrian Eröd vu aussi récemment à Amsterdam) et plus loin dans le temps et toujours à Bayreuth, Hermann Prey, prodigieux de retenue et d’élégance avec cette voix d’une telle beauté qu’il en éclipsait Walther…
J’ai dit plus haut tout le bien que je pense du personnage de David, très attachant: c’est Peter Sonn, une trouvaille zurichoise de Pereira, un jeune chanteur qui lui aussi sait ce que chanter veut dire, avec une voix bien posée, forte, nette, avec une expressivité sans failles (il est facile d’avoir des David pâlots), une vraie présence scénique et un joli sens de la couleur.

Roberto Saccà (Walther) © Salzburger Festspiele /Forster

Roberto Saccà est aussi issu de la distribution zurichoise. Un ténor techniquement sans grandes failles, au chant contrôlé, assez propre la plupart du temps, qui ne m’avait pas déplu à Zurich. Mais aussi passionnant qu’une autoroute toute droite en rase campagne. Un chant inhabité, une personnalité pâlotte, identifiable en scène seulement par son beau costume, uniforme vert au départ de soldat noble (un chevalier), qui tranche avec les habits bourgeois des Maîtres (bonne idée de mise en scène), puis blanc immaculé à la fin. Un personnage assez neutre, sans grand intérêt alors qu’avec ses qualités vocales il pourrait nettement faire mieux.
J’ai plus de mal avec la Eva d’Anna Gabler. Une Eva qui ne démérite pas et donc ne mérite pas  les huées dont elle a paraît-il été gratifiée lors des premières représentations. Elle chante d’ailleurs le rôle un peu partout. Mais c’est une Eva comme je ne les aime pas: chant correct mais banal et insuffisant pour s’installer par le chant, jeu frais de jeune fille en fleur de désir, mais sans la maturité voulue pour en faire un personnage. Mes horizons sont dans le passé lointain Lucia Popp, qui ouvrait la bouche et imposait le personnage par l’extraordinaire beauté du chant et de la couleur vocale: Lucia Popp, c’était un peu comme Mirella Freni, à cinquante ans, elles en paraissaient toujours quinze. L’une a chanté Bohème jusqu’à 65 ans, l’autre Pamina, Sophie et Eva jusqu’à la fin (prématurée). Dans un passé moins lointain, Anja Harteros à Genève qui en imposait et vocalement, et scéniquement avec une Eva enfin adulte. Anna Gabler n’a rien de tout ça, elle est passable,  et passe effectivement, mais on a des difficultés à s’arrêter sur elle quand elle passe. Jolie prestation de la Magdalene de Monika Bohinec. Je garde pour la fin le Nachtwächter d’un certain Tobias Kehrer: voix immédiatement identifiable comme une future belle basse, un timbre chaleureux, une vraie présence vocale. À suivre…
Au total, et après trois jours, la conviction d’avoir assisté à une belle représentation, musicalement très au point, malgré une mise en scène  à effets (comme toujours chez Herheim) aux idées décevantes. Richesses de l’effet, pauvreté du propos: une mise en scène à paillettes qui ne dérange personne. Un chant pas toujours passionnant mais sans rien de scandaleux, et un Sachs exceptionnel, une direction de qualité (au moins en ce 24 août). Du Salzbourg des familles, à défaut d’être celui des grands jours.
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Michael Volle comme Sachs © Salzburger Festspiele /Forster

 

 

 

LUCERNE FESTIVAL 2013: LATE NIGHT CONCERT le 17 août 2013, MARTIN GRUBINGER et THE PERCUSSIVE PLANET ENSEMBLE (Percussions) (XENAKIS-BARTÓK) avec FERHAN et FERZAN ÖNDER (Piano)

Vue d’ensemble du dispositif pour Pléïades, de Xenakis © Peter Fischli /Lucerne Festival

Le Lucerne Festival, ce n’est pas seulement les grands concerts symphoniques avec les meilleurs orchestres du monde qui passent une, deux ou trois soirées sur les rives du lac, ce sont aussi des concerts de musique de chambre, de solistes internationaux prestigieux, mais aussi de plus en plus, des formes de concerts inhabituelles, dans la rue, dans des églises, dans des parcs, avec des programmes composites et à des horaires différents. C’est le cas de ce premier Late Night concert, dans la Luzerner Saal où ont lieu habituellement les sessions de la Lucerne Festival Academy, voisine de l’auditorium, remplie à ras bord (1000 personnes au bas mot) d’un public venu ad hoc ou ayant assisté au concert Abbado précédent, terminé à 20h30. Car il est 22h, et le public se prépare à assister à un concert de percussions, animé par le phénomène Martin Grubinger, “artiste étoile” du Lucerne Festival cette année qui sera en outre soliste de deux concerts symphoniques, avec le Pittsburgh Symphony Orchestra, dirigé par Manfred Honeck, le 11 septembre 2013 (Concerto pour percussions, cordes et cuivres “Conjurer” de John Corigliano) et avec les Wiener Philharmoniker dirigés par Lorin Maazel le 15 septembre 2013 (Concerto pour percussions de Friedrich Cerha) ainsi qu’un concert en plein air gratuit (Europaplatz) le 25 septembre à 14h30 pour les festivités du 75ème anniversaire du Festival.
Martin Grubinger,  déjà entendu à Lucerne dans un concert du City of Birmingham Symphony Orchestra dirigé par Andris Nelsons en 2010 (cliquez sur le lien pour lire le compte rendu), est un “multipercussionniste” né à Salzbourg en 1983 qui est une sorte de militant de la percussion, très désireux d’en faire un instrument soliste au même titre que le piano ou le violon, et qui pour ce faire passe commande à de nombreux compositeurs de pièces pour percussions (en 2010, il avait crée une pièce d’Avner Dorman, Frozen in time, avec le CBSO et Andris Nelsons). Il y réussit parce que ce jeune artiste est un pur phénomène, réussissant avec une virtuosité peu commune à jouer de plusieurs percussions en même temps, timbales, caisses claires, célesta et toute la gamme de percussions peuvent être jouées en même temps par ce surdoué d’une irrésistible sympathie. Il travaille aussi bien le classique que le moderne et contemporain, on le trouve dans la pop comme dans les festivals classiques internationaux, en sus il a interprété Libertango d’Astor Piazzola avec les soeurs Ferhan et Ferzan Önder au piano en bis dans ce concert, et a remporté un triomphe.
Il s’agit d’un concert classique et contemporain, puisque le programme était consacré à Xenakis  (Okho pour 3 joueurs de Djembé et Pléiades pour 6 percussionnistes), et à Béla Bartók (Sonate pour deux pianos et percussions Sz.110).
Grubinger avant chaque pièce la présente en quelques mots avec beaucoup de vie et sans aucune prétention. Il insiste sur l’apport de Xenakis à la littérature pour percussions qui justifie le programme choisi (modifié par rapport à l’origine, Stravinski ayant été éliminé). Il commence par une courte pièce de Xenakis, Okho pour 3 joueurs de Djembé qui date de 1989, interprétée, outre Martin Grubinger, par son professeur Leonhard Schmidinger et par Rainer Furthner. Cet hommage à la musique africaine et aux percussions africaines est un mélange de sons africains et de sons de percussions modernes, et il a été composé lors des célébrations françaises de la révolution et créé au Festival d’automne; un clin d’oeil ironique à la France colonisatrice de l’Afrique, mais aussi un signe fort d’intérêt de Xenakis pour toutes les musiques extra-européennes (on connaît aussi son intérêt pour la musique indienne et le gamelan). Le jeu soigne en même temps une sorte de chorégraphie des trois percussionnistes, qu’on retrouvera multipliée dans Pléïades, notamment dans le maniement très étudié des  baguettes de percussion. Il en résulte à la fois un plaisir pour l’oreille (on a quand même distribué à l’entrée des bouchons d’oreilles) et pour les yeux et il naît instantanément un rythme interne qui vous saisit et vous emporte. Étonnant. Étonnant aussi la manière dont Grubinger ne cesse de sourire, alors que ses deux collègues sont concentrés et sérieux, il semble léger et navigue dans cet océan sonore avec un plaisir non dissimulé.

Les soeurs Ferhin et Ferzin Önder

Grubinger rend ensuite un vibrant hommage à Béla Bartók, pour sa sonate pour deux pianos et percussions Sz.110, composée en 1937 et exécutée à Bâle pour la première fois en 1938. Bartók n’était pas vraiment un prophète en son pays, qui dans les années 30 est sous la botte du régent Miklós Horthy: Bartok y est considéré comme “cosmopolite”, “antipatriote” et “corrupteur de la jeunesse”. Il est soutenu à l’extérieur, et notamment par le chef et mécène Paul Sacher qui fait commander à Bartók par la Internationale Gesellschaft für Neue Musik une pièce pour marquer les dix ans de l’Orchestre de chambre de Bâle.. Bâle, à 90 km de Lucerne, est un  centre très actif pour l’art contemporain encore aujourd’hui, et son théâtre (Theater Basel) l’un des lieux les plus actifs en matière de mise en scènes d’aujourd’hui, l’un des lieux qui compte pour le théâtre en langue allemande: Bâle est vraiment une des capitales de l’art contemporain et de l’art vivant.  C’est donc à Bâle, en janvier 1938 que cette pièce est créée.  La littérature pour percussions s’est développée dans la musique du XXème siècle à partir de Ionisation  d’Edgar Varèse en 1931. Bartók unit le son plutôt traditionnel du piano à celui encore nouveau des percussions comme instruments solistes. Comme il ne veut pas créer de déséquilibre, il ajoute un second piano. Outre les deux pianos, les percussions (timbales, cymbales, xylophone, tamtam, tambour, caisse claire, triangle) sont jouées par deux musiciens (ici Grubinger et Leonhard Schmidinger) et les soeurs jumelles Ferhan et Ferzan Önder,  d’origine turque, sont aux claviers. Bien qu’elles soient nées en 1965, elles semblent de menues jeunes filles, (dont l’une est l’épouse de Martin Grubinger) à peine sorties de l’adolescence, et leur jeu est d’une fraîcheur rare, et Bartók oblige, particulièrement acrobatique. Le piano est tantôt utilisé “traditionnellement”, tantôt comme pur instrument à percussion (premier mouvement), et il dialogue soit avec les cymbales, soit avec le xylophone en des allers et retours étourdissants. Bartók architecte des sons joue dès le départ sur des thèmes qu’il va ensuite exposer autrement dans les autres mouvements. Le début est très lent, piano-timbale, pour se finir en explosion. le deuxième mouvement, un nocturne, cherche à imiter les bruits de la nuit notamment au piano et au xylophone. Le troisième mouvement est plus dansant (on va retrouver cela dans le bis de Piazzola, pour qui Bartók est une référence: il veut être le Bartók de l’Argentine), plus pianistique aussi (avec un peu de xylophone). Tout cela est exécuté avec beaucoup de virtuosité, dans un ensemble où les instruments se prennent la parole, où les équilibres et les contrastes se construisent. Cette oeuvre qui remonte à 1938 est vraiment encore très “contemporaine”, au sens où elle nous parle sans aucune distance, dans une étonnante modernité.

Les quatre solistes pour Bartók © Peter Fischli /Lucerne Festival

Pour la dernière pièce, on revient à Xenakis, qui en 1978 publie Pléïades  pour six percussionnistes, commande de la ville de Strasbourg et de l’Opéra du Rhin et créé à Mulhouse par les Percussions de Strasbourg. C’est la plus importante des oeuvres pour percussions de Yannis Xenakis (42 minutes). Sept Pléiades, puis six à par la fuite de leur soeur Electre selon la légende. À ces six Pléiades restantes correspondent six percussionnistes, qui vont exécuter quatre mouvements, Claviers, Métaux, Mélanges, Peaux, correspondant aux divers matériaux utilisés dans les percussions. Pour Pléïades, Xenakis invente aussi une sorte de vibraphone de métal,  le Sixxen (six pour 6, xen pour Xenakis) au son difficilement supportable pour l’oreille sans bouchon. Trois mouvements sur les quatre utilisent seulement le type de  percussion indiqué (vibraphones, xylophones, marimbas, sixxen) et celui appelé Mélanges est une sorte de concentré de l’oeuvre utilisant tous les instruments en même temps. La place des parties, et notamment de Mélanges, est pour Xénakis indifférente. les mouvements diffèrent entre eux par la couleur, les rythmes et se répondent cependant par des systèmes d’échos (c’est évident dans Mélanges). Pour soigner la cohérence et les enchaînements, Grubinger a placé Mélanges juste après Métaux puisque Mélanges commence justement par un solo des instruments de métal, et se conclut par les Peaux, bientôt rejoints par l’ensemble des autres instruments dans une orgie rythmique étonnante, repris au quatrième mouvement par les “Peaux” mais qui peu à peu s’effacent jusqu’au silence. Incroyable, malgré l’énorme volume libéré, la subtilité des sons, et même quelquefois leur légèreté: des sons effleurés,   des instruments caressés et puis subitement un déchaînement: c’est émotionnellement très fort. L’ensemble des percussionnistes formant The Percussive Planet Ensemble (un nom qui convient à l’oeuvre jouée, Pléïades, un ensemble d’étoiles) avec Martin Grubinger donnent de cette pièce une interprétation passionnante, qui fait ressortir avec virtuosité  des systèmes d’écho et de renvois où les rythmes sont essentiels, où le jeu des variations et des répétitions créée une sorte d’addiction qui habitue d’auditeur, au point que la musique lui manque physiquement à la fin, c’est du moins ce que j’ai ressenti, et le retour au calme et au silence est plutôt lent, tant on a envie d’en entendre plus. C’est une véritable découverte que ce bain de percussions, qui devient bientôt un besoin de percussions: mais il est 0h15 et le concert prend fin dans un très grand triomphe. Martin Grubinger vient quelquefois en France. Il ne faut le manquer sous aucun prétexte.
Ce soir-là entre Grubinger et Abbado, ce fut une soirée au spectre large, addictive à tous les étages, une vraie soirée de Festival. Il faut aller à Lucerne.

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Okho, de Xenakis avec Martin Grubinger au centre © Peter Fischli /Lucerne Festival

BAYREUTHER FESTSPIELE 2013: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER, de Richard WAGNER le 20 août 2013 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Jan Philipp GLOGER)

Acte III ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Lire le compte rendu de cette production lors de sa création au Festival 2012 ( 30 juillet 2012) 

J’ai tweeté hier “Thielemann fantastique dans Der Fliegende Holländer“. Réponse dubitative quasi immédiate d’un auditeur déçu d’un “triste” concert de Thielemann. Les lecteurs de ce blog savent que je suis loin d’être un inconditionnel du chef allemand. Mais hier soir à Bayreuth, force est de reconnaître que sa direction du Fliegende Holländer était exceptionnelle. À vrai dire l’exécution  de l’an dernier était déjà très bonne, mais celle-ci la dépasse encore .
Il en va souvent ainsi de Christian Thielemann, un jour bien, un jour mal, un jour fabuleux: il est (du moins c’est ainsi que je le ressens) assez irrégulier, voire surprenant, dans un sens comme dans l’autre. Je me souviens de son Ring à Bayreuth; première année, sans flamme, sans rythme, sans intérêt. Dernière année, énergique, tendu, dramatique à souhait. On n’est jamais en terrain sûr. En tous cas, cette année, c’était un soir magique, et ce dès l’ouverture.
Sa direction n’est pas romantique ni échevelée, elle est au contraire extrêmement fluide, sans exagérer sur les volumes sonores, mais en même temps dramatique, avec un tempo rapide (2h15 sans entracte) sans jamais sembler précipité. Les scènes plus lyriques, les duos d’amour sont conduits de manière très délicate, presque effleurées, et Thielemann insiste beaucoup sur certains pupitres, les bois par exemple, mais ne donne jamais aux cuivres un volume envahissant (à Bayreuth d’ailleurs les cuivres ne le sont presque jamais). Cela donne à la fois beaucoup de dynamique, une certaine tension, mais pas de ruptures, pas de contrastes trop exagérés: un travail exemplaire, qui essaie de montrer dans la partition un Wagner déjà mur (c’est la version de 1860) qui reprend son oeuvre de jeunesse au moment où il songe au Ring et à Tristan: Thielemann le donne à entendre d’une manière très claire, il donne à entendre un “post-romantische” Oper et non le traditionnel “romantische” Oper.

Le choeur ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Cette direction est aussi (en collaboration avec le chef de choeur Eberhard Friedrich) un fort stimulant pour le choeur qui est tout à fait exceptionnel et très bien mis en valeur par les mouvements de la mise en scène, relativement limités (pas de bateau, pas de mer, pas de danses, mais quelques mouvements d’ensemble assez simples): c’est le choeur de Bayreuth, pour qui les années passent, sans que le temps n’ait de prise sur son excellence voire sa perfection, malgré les changements de chefs, et de choristes. S’il y a bien une permanence dans ce Festival, c’est celle-là.
Quant aux solistes, galvanisés  par cette direction enthousiasmante, ils forment un ensemble à la fois homogène et de très haut niveau, même si une fois de plus, certains peuvent être magnifiques dans le Festspielhaus et sembler banals ailleurs, à cause de l’acoustique extrêmement avantageuse du lieu pour les voix.

Senta-Holländer ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

C’est le cas pour Samuel Youn, un Hollandais plutôt noble, au timbre vraiment velouté, qui chante avec beaucoup d’élégance, et un peu moins de force: les aigus sortent, mais on en sent les limites. Cela convient à une mise en scène qui veut “humaniser” le Hollandais et ne pas en faire le fantôme tendu qu’on voit souvent: un anti Simon Estes (dans la mise en scène de Harry Kupfer) en quelque sorte. Il reste que dans ce contexte, c’est un Hollandais remarquable.

Acte II, la rencontre ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Nouvelle recrue de l’année, la soprano Ricarda Merbeth (qu’on n’avait pas vue à Bayreuth depuis le Tannhäuser de Philippe Arlaud/Christian Thielemann) ne compte pas parmi mes favorites: une vraie voix certes, mais seulement une voix, sans vraiment la chaleur ni l’engagement. Sa ballade ne m’a pas vraiment enthousiasmé, mais tout le reste est sans reproche, à commencer par les duos avec le Hollandais et avec Erik, et son final magnifique et totalement convaincant.

Senta (Ricarda Merbeth) brandit son Holländer rêvé ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Elle succède au total avantageusement à Adrianne Pieczonka (prise à Aix pour Elektra) et a remporté un authentique triomphe.
Autre nouvelle recrue succédant à Michael König en Erik, le croate Tomislav Mužek, vraiment excellent, voix claire, puissante, tendue et tendre à la fois, interprétation très engagée: une découverte et un très gros succès.

Daland et le Steuermann (Acte I) ©Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Franz-Josef Selig est comme d’habitude, remarquable, voix profonde, large volume, une basse de référence (il chante Hunding dans le Ring de Castorf) et la mise en scène le fait “jouer”, et on l’en sent heureux: il compose  un personnage un peu ridicule et caricatural pris par sa soif d’argent, mais assez sympathique et naturel, il fait sourire, voire rire et sa composition d’un Daland un peu à côté de l’habituel (chef d’une PME qui fabrique des ventilateurs…) est vraiment réussie, tout comme celle du pilote (Steuermann) Benjamin Bruns, devenu son assistant porteur de dossiers et de parapheurs, et essayant de conquérir les marchés pour vendre à qui mieux mieux les dits ventilateurs: jolie voix, bien posée, un peu tendue à l’aigu, mais tellement à l’aise dans cette composition très réussie. Quant à Christa Mayer, elle chante une Mary assez présente, ce qui est suffisamment rare pour le signaler, et elle me semble meilleure que l’an dernier.
Au total, une distribution à la hauteur du rendez-vous, pour un ensemble musical de très grand niveau. D’où le triomphe total à la fin.
Jan-Philipp Gloger est un jeune metteur en scène de 32 ans, qui a signé là un travail qui sans être exceptionnel, est de très bonne facture (lire mon compte rendu détaillé de l’an dernier: depuis, les choses n’ont pas vraiment changé). Quelques modifications: les cartons qui entourent Senta ne sont plus rougis de traces de peinture (ou de sang), mais noircis (traces noires et non plus rouges) et le vaisseau en miniature brandi par Senta est cette fois un mannequin représentant le Hollandais. C’est l’amour de ce couple impossible qui est au centre de l’histoire, sans références à la légende, ni à la mer: l’Océan est une immense structure métallique qui peut être une ville vue de nuit, un ensemble de circuits électroniques, une salle des marchés avec ses chiffres qui défilent: bref, notre monde saisi par la soif d’argent, gouverné par l’économie (l’horreur économique) dont le brave Daland et son séide le Steuermann sont de purs produits voire de pures victimes. Senta refuse et ce monde, et le travail à la chaine où ses compagnes empaquètent des ventilateurs (allusion, on l’a dit, à ce mot “vent” tant de fois prononcé par le Hollandais). Il en résulte un travail épuré, assez “essentiel”, un décor fixe, peu de détails, pas de vaisseau, pas de mer, pas de marins, juste une barque au début pour dire qu’on parle de mer.
L’essentiel pour Gloger, c’est cette histoire d’amour entre deux êtres qui  découvrent en commun leur distance par rapport au monde tel qu’il est et qui se découvrent semblables. Un errant des mers, et une errante de la terre. Une histoire non dépourvue de violence (le Hollandais se scarifie pendant son monologue initial) cette vision reste néanmoins presque hiératique, avec sa vision finale du couple devenu objet pittoresque à vendre en poupées miniatures: l’océan économique a engloutis les amants.
Tournant le dos à des mises en scène centrées sur les fantasmes de Senta (devenu un lieu commun depuis Kupfer en 1978, voir Philipp Stölzl à Berlin ce printemps), Gloger fait une proposition nouvelle qui se tient; la réalisation, le décor ne laissent aucun espace au rêve romantique, aucun espace pour les effets, seule la brutalité et la froideur du monde pour les êtres marginaux sont au rendez-vous.

J’ai vu beaucoup de Fliegende Holländer cette année, c’est sans nul doute le meilleur. Effet Bayreuth? Effet Thielemann? Simplement, un Hollandais différent, et magnifique musicalement.

Bayreuth cette année, ce fut musicalement très intense, mais un peu trop bref pour mon goût. Beh, oui, à Bayreuth j’en veux toujours plus, et j’ai toujours du mal à m’arracher au lieu. Addiction, quand tu nous tiens…
En tous cas, ceux qui sont nostalgiques pourront toujours faire l’acquisition d’un des petits Wagner (des nains de jardin d’un nouveau genre) de Ottmar Hörl qui ont essaimé dans le parc et sur l’esplanade du Festspielhaus, installation ad hoc pour l’année Wagner, qui rappelle (toute proportion gardée certes) l’industrie du Lièvre de Dürer en plastique (et en édition illimitée) multicolore à Nüremberg, du même Ottmar Hörl.
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Les p’tits Wagner…

 

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2013: GÖTTERDÄMMERUNG, de Richard WAGNER le 19 août 2013 (Dir.Mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Frank CASTORF)

Acte II ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le Dieu de Bayreuth a pris en pitié le pauvre pèlerin. Il a fait tomber du ciel un billet pour Götterdämmerung, que je me suis empressé de ramasser et d’empocher fiévreusement. Bien sûr, arriver en cours de Ring, presque après la fête, c’est toujours un peu frustrant. Mais ne pas voir ce spectacle alors que je suis à Bayreuth l’aurait été encore plus. Et puis, je vais pouvoir juger de la réaction du public, et de ce qui va m’être concédé de la mise en scène. C’est déjà beaucoup.
La frustration est encore plus forte à la sortie de ce spectacle complexe, luxuriant, d’une intelligence redoutable, d’une précision technique exceptionnelle,  très discutable dans ses choix, qui a mis les nerfs d’une bonne partie du public à rude épreuve. À oeuvre d’art totale, vision totale du monde, espace et temps compris. Les lieux changent sans cesse, on passe de Berlin à New York, de l’Est à l’Ouest, les époques changent aussi, avec une préférence pour les années d’avant la Wende, avant la réunification. Les personnages sont tous border-line, filles du Rhin en dégaine à la David Lynch ou Quentin Tarantino, Nornes en prétresses Vaudou, Hagen coiffé en skinhead-iroquois, Gutrune follement entichée d’une Isetta toute pimpante. Bref, comme l’a dit Castorf, le Ring est un “beau bordel”. Après ce Götterdämmerung, on ne peut que le constater.
Si l’accueil musical a été très positif, avec un triomphe pour le chef, les sifflets n’ont pas manqué pour la mise en scène, mais le sifflet est retombé vu l’absence du metteur en scène pour l’entretenir, lui qui a violemment provoqué le public à la Première pendant plus de 10 minutes. C’est donc dans une ambiance très concentrée et plutôt sage que la soirée s’est déroulée.
N’ayant vu que des photos des autres journées et de Rheingold, je ne peux rien conclure de définitif sur ce travail, je ne peux que référer ce que des amis plus chanceux que moi m’ont dit: Rheingold est le plus réussi, puis les choses s’étirent, se répètent et finalement se diluent un peu: des idées prises isolément séduisantes, mais qui ne donnent pas une véritable ligne ni un vrai propos à l’ensemble. À considérer ce Götterdämmerung, c’est bien l’impression qui prévaut: des idées à profusion, qu’on arrive à peine à suivre tant elles sont nombreuses, des idées sensées reproduire la profusion du monde, sa diversité, ses contradictions, mais aussi sa singularité qui est aujourd’hui en quelque sorte “la vie par le pétrole”. Deux voitures à l’opposé du spectre automobile, une Isetta, minuscule  voiture italienne produite aussi en Allemagne produite dans les années 50, une Mercédès noire décapotable, objet symbole de luxe ostentatoire;

La publicité pour le plastique de Schkopau @Enirco Nawrath

une publicité immense qui prend toute la hauteur de scène pour une firme de plastique (Buna) de l’Allemagne de l’Est “Plaste und Elaste aus Schkopau” utilisant les mots de l’Est (on ne disait pas plastique ou élastique à l’Est mais Plaste et Elaste), Schkopau étant une ville proche de Halle et du complexe chimique et industriel de Merseburg. Un magasin de fruits et légumes adossé au mur de Berlin, voisinant un kiosque de Doner Kebab d’un réalisme incroyable (Carstorf voulait du vrai Doner en train de griller, mais cela ne lui a pas été accordé); un autel vaguement vaudou (avec un coq sacrifié) entourant l’objet adoré, à savoir la Télévision.Le tout installé sur une tournette où, hors cet espace adossé au mur de Berlin, on voit un immense escalier où roulera une poussette en référence au Cuirassé Potemkine d’Eisenstein et d’où s’échapperont des dizaines de pommes de terre, légume béni en Allemagne, une façade monumentale empaquetée à la Christo, qu’on prend pour le Reichstag, et qui se découvre être la façade de Wall Street. En bref, un monde, notre monde, avec tous ses caractères, ses défauts, ses petits rien, le tout distribué sur un espace réduit, et dans un décor stupéfiant (il n’y a pas d’autre mot) du décorateur serbe Aleksandar Denič. Cette accumulation dit quelque chose du concept. Frank Castorf ne veut rien moins que voir dans le Ring un raccourci de notre histoire, lue au travers de l’importance de l’enjeu énergétique qui pour lui détermine largement les tensions politiques, notamment Est-Ouest; il l’a dit et écrit, l’Or d’aujourd’hui c’est le pétrole. Le pétrole est partout, sur les murs, dans les bidons, mais aussi dans ces bâches de plastique noir qui entourent des objets (meubles d’Allemagne de l’Est), mais habillent aussi les Nornes quand elles apparaissent, ou protègent les cadavres enfin (Siegfried); cet Or noir, Hagen le fait pisser aux pieds du cadavre de Siegfried en frappant un bidon de sa hache, cet Or noir, il brûle dans un bidon dans lequel les filles du Rhin jetteront l’anneau, et qu’elles regarderont avec Hagen dans une sorte de fascination rêveuse (belle image finale!). Castorf nous offre un concentré de l’activité humaine, avec ses foules emportées par un leader (Hagen et ses militants, agitant des drapeaux de tous les pays), avec ses petits malfrats, ses petits commerçants (les Gibichungen), ses SDF. Un monde qui malgré tout reste religieux, d’une religiosité qui confine à la superstition (l’autel vaudou aménagé par les Nornes autour de la TV semble être celui surdécoré d’une de ces vierges espagnoles , mais évoque aussi la déesse mère (Erda, dont les Nornes sont filles selon Wagner). L’utilisation de la vidéo en direct (Andreas Deinert & Jens Crull, remarquables ) renforce quelquefois la tension  comme dans la scène du choeur du deuxième acte, où les reprises dans la foule (visages tendus, mangeant, buvant, criant) au rythme de la musique multiplient les points de vue et finissent par étourdir, ou lorsque le visage des chanteurs est surpris dans ses expressions, ses mimiques, ses rictus, ses regards.
L’autre utilisation est plus évocatoire, gros plan sur le visage de Wotan qui observe Waltraute en train d’essayer de convaincre Brünnhilde, ou marche sereine de Hagen dans une sorte de forêt infinie après le meurtre de Siegfried, ou même image finale du corps de Hagen mort, apaisé, flottant dans un canot pneumatique sur des eaux calmées. Incontestablement, il y a là des images fortes. Il y a aussi des scènes impressionnantes réglées à la perfection, comme la scène du rapt de Brünnhilde par Siegfried habillé en Gunther, sorte de ballet autour de la roulotte de métal qui est le nid d’amour de Brünnhilde et Siegfried ou même la scène des filles du Rhin, qui transportent un cadavre dans leur voiture (à moins que ce ne soit un SDF qui s’y est réfugié).
Ce concept d’un trop plein désordonné qui donne à penser et à voir à profusion dilue comme je l’ai dit la direction originelle et n’arrive pas à dessiner une unité, à moins que ce ne soit voulu (le “joyeux bordel” dont il était question) et sans doute Carstorf devra-t-il reprendre et affiner un travail qui ont le sait, n’est jamais pleinement achevé la première année (il a fallu à Chéreau trois saisons).

Wallstreet ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Il me semble par exemple que le final gagnerait à être plus clair. La course poursuite des filles du Rhin, entourant Brünnhilde pour récupérer l’anneau, qui courent entre les colonnes de Wall Street et y déposent un tableau (un Picasso je crois) est un peu cryptique: certes, cette allusion à la valeur désormais monétaire de l’art, monnayable comme le pétrole est claire, mais dans la succession d’événements de ce final, cela reste moins clairement exprimé. Brünnhilde, arrose d’essence le plateau tournant, on pense que l’ensemble va s’embraser mais au final elle n’allume pas de bûcher et va finir par se contenter du feu d’un bidon brûlant: car pas d’incendie du Walhalla/Wall Street dans ce Ring, tout reste en place, et les Filles du Rhin, avec Hagen interdit et hagard, contemplent le feu du bidon qui brûle, image assez poétique doublée de celle du corps de Hagen flottant dans la vidéo projetée au dessus. Une aventure se termine, mais l’aventure du monde continue. D’ailleurs, la tournette n’est-elle pas le symbole d’une terre qui continue de tourner, quels que soient les lieux et les événements?

Siegfried et Gutrune ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Au-delà de ce qu’on voit, on ne peut que saluer la qualité technique de ce travail, du très grand théâtre, d’une incroyable précision dans les effets, dans  les mouvements aussi et dans la direction d’acteurs. Dans un espace aussi réduit (le palais-étal de fruits et légumes/Kiosque de Doner Kebab), réussir à insérer tout le choeur, à le faire mouvoir avec un ordonnancement digne d’un ballet et semblant un joyeux désordre, c’est vraiment époustouflant; la direction d’acteurs aussi est très précise, on le voit par exemple avec Gutrune (très bonne Allison Oakes, meilleure actrice que chanteuse, notamment à la fin) qui défend rageusement son Isetta quand Brünnhilde s’appuie dessus: dans cette scène du second acte où elle se marie, l’Isetta semble le seul enjeu notable et cette vanité  est très bien rendue théâtralement. Le jeu avec l’escalier monumental, les niveaux en hauteur, les éclairages incroyablement précis et subtils, tout cela force l’admiration. Mais la technique et même la virtuosité technique de cette équipe reste au service d’un travail où la ligne reste troublée, comme ces image télévisuelles sans décodeur qu’on voyait aux débuts de Canal+:  on perçoit, on sent, on hume, on ne voit pas totalement (à la différence très nette avec l’entreprise de Andreas Kriegenburg à Munich – lui qui a été longtemps le plus étroit collaborateur de Frank Castorf à la Volksbühne de Berlin). Le travail de Castorf mérite d’ultérieurs approfondissements, trop de trop tue, mais on connait le goût pour l’excès du maître (du gourou?)  de la Rosa-Luxemburg Platz. Il reste que c’est une entreprise immensément respectable, du moins à ce qu’on en voit dans ce Götterdämmerung.
Musicalement, il en va tout autrement auprès du public au moins. L’accueil a été très chaleureux à triomphant pour la distribution, délirant pour le chef.
Kirill Petrenko dirige ce Götterdämmerung avec une énergie peu commune, un relief impressionnant, et une clarté cristalline. C’est traditionnel à Bayreuth d’entendre tous les détails de l’orchestre, avec ses cuivres atténués si le chef a pris la mesure de l’acoustique et du fonctionnement de la fosse. On entend tout, c’est très intense et très présent, et la fosse ne couvre jamais les chanteurs, contrairement à ce que j’ai lu. Il y a des moments qui sont proprement phénoménaux: tout le deuxième acte, fou d’énergie qui cloue le public sur place, la marche funèbre de Siegfried, jamais grandiloquente, mais d’une profondeur et d’une majesté écrasantes, les mesures finales, dont la poésie accompagne les images apaisées dont on parlait plus haut. Une vraie performance qu’on n’avait pas entendue à Bayreuth (du moins pour ma part) depuis longtemps dans le Ring
Le choeur de Bayreuth dirigé par Eberhard Friedrich (qui devrait quitter Berlin pour Hambourg, si j’ai bien lu) est comme toujours extraordinaire de présence et de puissance dans ce deuxième acte fascinant qui est pour moi le sommet de la soirée.
Du côté des solistes, c’est plus contrasté, même si l’ensemble reste très homogène et passe la rampe de Bayreuth sans problème. Mais voilà, ce qui est possible dans la salle très avantageuse de Bayreuth ne l’est pas toujours ailleurs et bien des chanteurs de cette distribution très défendables ici se perdraient dans une salle moins favorable (comme Bastille, ou même la Scala).

Brünnhilde (Catherine Foster) ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

C’est le cas pour Catherine Foster, une Brünnhilde très correcte, mais pas exceptionnelle qui a une voix sans éclat ni relief au centre et dans les graves, mais des aigus somptueux, sonores, larges: c’est malgré tout assez décevant dans la partie finale, où elle ne fait rien ressentir (on est loin, très loin, très très loin même de Nina Stemme à Munich ou même Irene Theorin à Berlin et Milan), même si ses deux premiers actes sont bien meilleurs. C’est aussi le cas pour le Hagen d’Attila Jun, le personnage principal de la production, une voix sonore au départ qui s’atténue peu à peu, qui remplit avec aisance la salle du Festspielhaus, mais qui n’a pas du tout cette puissance et cette profondeur qu’on attend de Hagen (je l’ai entendu à Pâques dans Gurnemanz, et tout en étant honorable, il n’avait pas non plus la surface vocale attendue). Mais c’est un vrai personnage et il obtient un très grand triomphe.
Le cas de Lance Ryan est plus délicat. Voilà un chanteur qui depuis 7 ans promène Siegfried partout, un peu plus à l’aise dans Siegfried (de Siegfried) que dans celui de Götterdämmerung: chanteur endurant, très à l’aise en scène dans son style de personnage un peu marginal pas très sympa, voulu par la mise en scène, mais qui a détruit sa voix. Il y a des moments où on n’a pas l’impression qu’il chante, mais qu’il crie, de manière nasalisée, avec un timbre désagréable. D’autant plus dommage que j’ai entendu ses tous premiers Siegfried à Karlsruhe et qu’il y était magnifique. Il obtient un bon succès sans excès, ce qui pour Bayreuth équivaut à l’indifférence, mais il n’est pas hué. Très bon et très intense Gunther de Alejandro Marco-Burmeister (l’Amfortas du Parsifal de Schlingensief) un Gunther très présent, avantageux en scène, à la voix noble et bien posée. Allison Oakes en Gutrune  réussit ses deux premiers actes (elle est une excellente actrice), mais son troisième acte est piteux, avec des fautes de mesure et une voix éteinte. Martin Winkler est un Alberich (en slip avec une veste et des bottes: normal, il a presque tout perdu) qui obtient un beau succès (sans doute aussi en référence aux épisodes précédents) avec une voix claire et large, moins sombre que ce à quoi on s’attend pour Alberich, mais un vrai personnage.

Brünnhilde et Waltraute ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

La Waltraute de Claudia Mahnke (qui chante aussi la deuxième Norne) est correcte sans plus: elle a la voix, mais pas l’intensité voulue (on en connaît de bien meilleures, comme une certaine Waltraud Meier).

Les filles du Rhin et Siegfried ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Les trois filles du Rhin sont vraiment excellentes, les voix s’accordent bien ensemble et leur jeu est remarquable quant aux Nornes, si la première est somptueuse (Okka von der Dammerau), la troisième est inaudible, presque gênante, voix cassée, aucune musicalité, problèmes de justesse (Christiane Kohl).

Les Nornes ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

Le bilan de tout cela: une belle soirée, intense, magnifiquement dirigée, avec une mise en scène pour moi encore en devenir, mais pas vraiment scandaleuse: les personnages sont là, tels qu’en eux-mêmes, Castorf ne change rien des rapports, des interactions, des caractères, il les insère simplement dans un contexte qui est le monde tel qu’il le voit (qui est peut-être déjà un monde du passé, à l’heure du numérique, des émergents et de Edward Snowden), un monde riche d’images fortes mais un théâtre encore à mon avis à clarifier et approfondir.
Ceci étant, et je vais faire hurler certains de mes lecteurs, c’est en tous cas le Götterdämmerung le plus intéressant et le plus stimulant vu à Bayreuth depuis Harry Kupfer il y a une vingtaine d’années. Comme on le voit, la mise en scène allemande venue de la DDR (Kupfer, Castorf, Kriegenburg) se porte bien.
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Les Gibichungen: Gutrune, Hagen, Gunther ©Bayreuther Festspiele/Enrico Nawrath

BAYREUTHER FESTSPIELE 2013: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER le 18 août 2013 (Dir.mus: Axel KOBER; Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)

Comme le vin, les productions bonifieraient-elles en vieillissant. Ou bien finit-on par s’habituer, comme Mithridate au poison? Ou bien le fait d’arriver enfin à Bayreuth fait-il voir la vie en rose? Le fait est que j’allais à ce Tannhäuser sans grande illusion, et que j’en ressors plutôt satisfait, à la différence de l’an dernier. Je renvoie quand même le lecteur à mes comptes rendus de cette production, celui de 2011 et celui de 2012.
Je rassure tout de suite ceux qui ont vu ce spectacle et qui ne l’ont pas aimé: dans ses grandes lignes, rien n’a vraiment changé et il reste très complexe, voire intellectuellement un peu onanistique. Le programme de salle cette année donne à voir un schéma de la complexité dramaturgique qui a présidé à sa préparation, proprement illisible, même avec les explications de son auteur. J’ai découvert par exemple que la mise en scène est remplie d ‘allusions au groupe allemand métal Rammstein. Combien de spectateurs de Bayreuth connaissent suffisamment Rammstein pour pouvoir les lire les voir, les comprendre? Vu le public et vu l’âge moyen, ils doivent se compter sur les doigts d’une main.
Dans ce “trop plein” au décor monumental de machines à broyer les excréments pour en faire du gaz, ou de machines à alcool, de tuyaux, de cordes et de palans, il y a tout de même des moments qui me sont apparus plutôt mieux dominés, notamment en ce qui concerne la direction d’acteurs, plus précise, plus juste aussi. C’est sur le deuxième acte que j’aimerais revenir d’abord. La trouvaille essentielle de la mise en scène c’est pour moi l’idée d’une Elisabeth engagée, désirante, et (presque) érotisée. Le duo initial après “Dich teure Halle” entre Tannhäuser et Elisabeth est très bien conduit et construit, avec Wolfram, chaperon malgré lui, et le couple qui se cherche, qui se touche en essayant de se cacher du malheureux amoureux éconduit, qui de son côté évite leurs regards, sans pouvoir s’empêcher des les voir, et qui se désespère. Il y a là de jolies trouvailles, qui réfèrent aux scènes entre amoureux du théâtre traditionnel, avec les moments de dépit, et les moments d’élan, le tout avec un regard ironique, et quelquefois grinçant.
La manière dont Wolfram est traité m’est aussi apparue intéressante, dans sa figure d’amoureux éconduit, et désespéré, et en même temps tout en retenue, j’ai retrouvé la “romance à l’étoile” où il valse avec Venus, et c’est là aussi à la fois surprenant et réussi, voire presque poétique.
Ce travail reste très distancié sur l’histoire, et le regard ironique est partout, on rappellera pour mémoire les pèlerins revenus de Rome obsédés par la purification (ils se lavent et s’essuient à plaisir), Elisabeth sanctifiée entourée de moines et récupérée en quelque sorte par l’Église institution, un Venusberg qui est une cage étroite pour hommes  -bestiaux, à la fois réceptacle des excréments et racine d’une sorte de frêne du monde avant l’heure, ces spermatozoïdes géants qui dansent la samba ou balancent leur tête en rythme, pendant que Venus tient leur flagelle comme Fricka ses boucs. Tout cela, pris isolément, peut faire sourire, mais peut même faire  quelquefois penser. Il y a encore une fois (c’est la troisième!) de l’intelligence et de la réflexion dans ce travail: le programme interpelle même Alain Badiou (Cinq leçons sur le “cas” Wagner, Caen 2010) et les articles développent avec force les idées centrales de la mise en scène, notamment un Tannhäuser   structurellement souffrant entre Dionysos et Apollon qui se résout par un syncrétisme marqué par l’image finale : tant le ratiocinations pour finir par constater que le monde est fait de Venusberg, de mort, de saints, de bas en haut, et c’est par le bas que naissent les enfants. Il fallait y penser.
Musicalement, les choses se sont stabilisées, même si la distribution n’est pas de celles qui vont vous marquer à vie.
Torsten Kerl est  bien plus à l’aise que l’an dernier, et Tannhäuser lui convient décidément plus que Siegfried. Les aigus sortent bien, il tient la distance, et la voix a une douceur assez suggestive; son joli timbre, son engagement scénique en font un Tannhäuser très crédible. C’est bien mieux dominé, bien plus intéressant .
Camilla Nylund reste une Elisabeth solide, très précise, très contrôlée dans son chant, mais dont l’étendue et le volume font un peu défaut: les aigus restent un peu coincés dans les hauteurs, et la voix manque de largeur. Vu la manière dont le personnage est conçu par la mise en scène, on aimerait une plus grande présence vocale.
Michael Nagy est bien plus en forme que l’an dernier, la voix très veloutée sonne de nouveau, avec une diction exemplaire, et une couleur très émouvante. Il remporte fort justement un très gros succès.
Michelle Breedt ne sera pas la Venus du siècle, mais elle existe, et les aigus, cette fois sortent bien, bien mieux que l’an dernier en tous cas, on s’en contentera dans un personnage conçu  surtout pour éviter de faire rêver.
Le plus gros succès de la soirée c’est encore cette année pour le Landgrave (très grave) de Günther Groissböck, musculeux, dominateur, avec cette voix de bronze qu’on sent partie pour une carrière de basse wagnérienne de référence.
Notons encore dans les rôles  secondaires le joli berger de Katja Stuber, dont le metteur en scène fait un personnage qui circule pendant tout l’opéra, a mi-chemin entre l’Oscar du Ballo in maschera et le Cherubino des Nozze di Figaro (il est d’ailleurs clairement amoureux d’Elisabeth, lui aussi) et le Walther von der Vogelweide de Lothar Odinius, impeccable comme les autres années.
Mais le changement cette année (l’avant dernière puisque Tannhäuser sera retiré de la programmation un an plus tôt), c’est qu’on a enfin trouvé un chef. Après l’échec regretté de Thomas Hengelbrock, après le demi-succès de Christian Thielemann l’an dernier, la direction du Festival a appelé Axel Kober, directeur musical de Düsseldorf et donc habitué aux Tannhäuser scandaleux (celui de Düsseldorf a été purement et simplement retiré de l’affiche). Axel Kober, 43 ans, qui vient de la région (il est né à Kronach, a étudié à Würzburg et ancien boursier de la fondation Richard Wagner) est l’un de ces chefs solides qui ont jusqu’ici fait une carrière respectable sans être brillante. Son Tannhäuser a reçu un accueil très positif, sans être délirant, à l’image d’une direction fouillée, solide, qui fait très bien ressortir les détails de la partition (moins difficile à Bayreuth si on comprend le fonctionnement de la fosse), ce qui donne à l’ensemble une grande épaisseur sans déchainer l’enthousiasme par ses trouvailles. C’est une direction peut-être moins personnelle, mais totalement dominée, au tempo assez lent, avec des moments vraiment exceptionnels (ouverture, final du second acte par exemple). Son entrée à Bayreuth est plutôt une réussite.
Au total, je suis sorti de la représentation assez satisfait, l’ensemble musical était homogène, solide, plutôt tiré vers le haut. Il est clair que le travail du chef y est pour quelque chose…
Et puis, que voulez-vous, à peine les premières notes émergent de l’abîme mystique, dans l’obscurité quasi totale de la salle, il se passe toujours quelque chose. C’est Bayreuth.
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LUCERNE FESTIVAL 2013: CLAUDIO ABBADO DIRIGE le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 16 & 17 AOÛT 2013 (BRAHMS, SCHÖNBERG, BEETHOVEN)

Le mélomane un peu blasé et revenu de tout regarde le programme de ce premier concert du Lucerne Festival dirigé par Claudio Abbado avec une moue entendue…Mmmm Un Brahms bien court (l’ouverture tragique), un bref extrait des sublimes Gurrelieder de Schönberg, et la symphonie n°3 Eroica de Beethoven, 20 fois entendue, dont 19 fois avec Abbado. Non cette fois c’est sûr, le jeu n’en vaut pas la chandelle, et le mélomane blasé va ailleurs, à Salzbourg par exemple pour écouter un Don Carlo qui c’est sûr, sera celui du siècle, ou Maurizio Pollini (qui vient à Lucerne dans quelques jours) ou même Norma avec la discutée Cecilia Bartoli qui a plié Norma à sa voix et à ses règles, ou bien il reste chez lui à écouter les “Eroica” de référence.
Le mélomane blasé, une fois de plus, est tombé dans le piège tendu par le diable Claudio. Car une Eroica comme celle entendue hier, et qui a déchainé le public du KKL, on ne l’a jamais entendue, elle est ailleurs, elle est déjà dans les cieux. Déjà le Lied der Waldtaube des Gurrelieder valait à lui seul le voyage avec une somptueuse Mihoko Fujimura et un orchestre aux miroitements fascinants. Mais l’Eroica, mais le deuxième mouvement, mais l’orchestre du festival! Oui, en accord avec le thème du Festival cet été, c’était révolutionnaire.
Déjà la Tragische Ouvertüre de Brahms op.81 en ré mineur de Brahms, qui s’appelle “tragique” en contrepoint de l’Akademische Festouvertüre, sa contemporaine écrite en remerciement de l’élection à Docteur Honoris Causa de l’Université de Breslau avait surpris par son énergie presque naturelle et si fluide. Elle n’est donc pas vraiment “tragique” et il ne faut pas y voir une œuvre à programme, sinon qu’elle est une sorte de raccourci symphonique (sans doute prévue au départ comme un mouvement d’une symphonie) qui reprend plus ou moins la forme sonate.
On reste toujours surpris du son de la salle de Jean Nouvel, à la fois d’une clarté cristalline, assez réverbérant, mais jamais écrasant. Il reste à espérer que la Philharmonie de Paris suivra ces traces. On retrouve dans l’approche d’Abbado d’abord une alliance entre épaisseur sonore et profondeur, avec un éclat particulier, et une fluidité stupéfiante qui fait passer d’un moment du déroulé musical à l’autre avec un naturel confondant. Rien n’est vraiment mis en relief et pourtant tout a du relief, tout est signifiant: ce n’est plus le Brahms rapide et un peu sec qu’on a pu lui reprocher, c’est un Brahms large, charnu, qui fait presque penser (eh, oui!) au dernier Karajan, un moment stupéfiant (encore plus le 17). Une fois de plus, on note la qualité des pupitres et notamment des bois: ils sont là, les Sabine Meyer, les Jacques Zoon, les Macias Navarro: ces bois exceptionnels sont la marque de fabrique du Lucerne Festival Orchestra.
Le Lied der Waldtaube (chant de la colombe) long lamento qui marque la mort de Tove, est précédé d’un intermède orchestral (Zwischenspiel) qui embrase tout l’orchestre: Tove la maîtresse du roi Waldemar de Danemark a été assassinée (un bain trop chaud) par l’épouse légitime et se transforme en colombe: c’est la fin de la première partie. Les Gurrelieder, créés à Vienne en 1913 sous la direction de Franz Schreker,  sont rarement représentés, vu l’énormité des forces à rassembler. Cette version réduite contient à la fois le moment orchestral sublime que représente ce Zwischenspiel, et ce moment suspendu exceptionnel défendu ces deux soirs de manière somptueuse (elle était encore plus en voix, plus présente, plus intense le 17) par Mihoko Fujimura. Le contexte est tendu, avec un sentiment de terreur sacrée (le thambos diraient les grecs) qui monte peu à peu. La dernière fois que j’ai entendu Gurrelieder, c’était en 1996 à la Felsenreitschule de Salzbourg, avec Claudio Abbado dirigeant le Gustav Mahler Jugendorchester et avec un certain Hans Hotter comme récitant. Soirée inoubliable, dont un ami m’a procuré l’enregistrement radio original. J’y reste fidèle, tant la distance avec d’autres versions est abyssale. Là aussi, l’approche d’Abbado est particulière: comme son orchestre est toujours clair et fortement architecturé, les phrases musicales et leurs influences apparaissent d’une aveuglante lisibilité, notamment les allusions à Wagner et aussi à Mahler.  Immédiatement Abbado fait miroiter l’orchestre énorme, mais où chacun des pupitres est clairement mis en valeur, avec un sens dramatique et une intensité inouïes. On est immédiatement emporté par le mouvement. On ne sait d’ailleurs plus où donner de l’oreille, où concentrer son écoute, les cuivres sans aucune scorie? les bois sublimes (la flûte de Zoon! le hautbois de Navarro! le cor anglais de Emma Schied!)? les cordes somptueuses dominées et rythmées par altos, celli et contrebasses? Ce qui frappe aussi est l’osmose entre le chef, son orchestre et la soliste Mihoko Fujimura, au grave si sonore et à l’aigu triomphant, dans une grande forme, qui crée une tension et qui dessine une ambiance si tendue qu’elle se rapproche d’Erwartung. Je n’avais jamais pensé à ce rapprochement et il m’est venu en écoutant l’extrait hier (je revoyais dans ma tête la belle production lyonnaise d’Erwartung). Au total, un moment d’une telle intensité, d’une telle fascination, que l’on en sort abasourdi. Il reste à espérer intensément qu’Abbado se relance dans l’intégrale en concert. Quel moment ce serait! Déjà, ces 20 minutes valent le voyage.
La symphonie n°3 “Eroica” op.55 en mi bémol majeur de Beethoven est l’une des pièces maîtresses du répertoire symphonique; et sans doute cela pèse dans la balance des choix de mon mélomane blasé évoqué ci-dessus. On sait qu’elle fut d’abord dédiée à Napoléon Bonaparte, porteur des idéaux de la révolution française (thème du Lucerne Festival cette année) mais que Beethoven en 1804, furieux d’apprendre que Bonaparte s’était fait couronner empereur, annula pour la dédier à son mécène, le Prince Lobkowitz.
On connaît aussi le Beethoven d’Abbado, surtout depuis 2001: un Beethoven épuré, post baroque, avec un orchestre (relativement) réduit, une vision chambriste, mais acérée, énergique, donnant forte valeur aux interventions des instruments solistes. Alors on ne s’étonnera pas d’entendre clairement les influences et notamment Mozart et Haydn, ce qui devient pour Beethoven une sorte de lieu commun (même si les dimensions de l’Eroica n’ont rien à voir avec les symphonies classiques de la fin du XVIIIème) mais malgré l’effectif un peu réduit (quel contraste avec le Schönberg qui précède !), mais moins que dans les années 2000-2001: alors cela donne une monumentalité, un son d’une profondeur inattendue, qui en fait une authentique cérémonie du langage musical. Et pourtant que de nouveautés, des contrastes de tempo étonnants, surprenants, là où on ne les attend pas, des moments très étirés (deuxième mouvement) d’autres incroyablement rapides (les dernières mesures), des contrastes aussi de volume avec des pianissimi comme seul Abbado sait en faire, suivis de tutti énormes avec un son d’une épaisseur très charnelle, avec des ralentissements suivis de murmures, et puis des explosions. Toutes ces variations suscitent une très grande tension, quel silence dans la salle!
Que le public ait littéralement explosé à la fin des concerts n’est pas étonnant: jamais il ne m’a été donné d’entendre une telle “Eroica”.
Certes, d’autres interprétations sont possibles, peut-être plus héroïques justement ou plus éloquentes, voire plus grandiloquentes et somptueuses. Le choix d’Abbado est ailleurs. Il est de s’intéresser d’abord au deuxième mouvement, cette “Marcia funebre” dont l’étendue en fait presque le centre de gravité de l’oeuvre (un bon tiers de la symphonie: environ 17 minutes sur 55 environ). On reconnaît évidemment la fluidité et l’élégance dont Abbado marque son approche.  On sait que l’oeuvre est étroitement liée à la figure de Napoléon, mais aussi de Prométhée: Die Geschöpfe des Prometheus – les créatures de Prométhée – datent de 1801,   les premières esquisses de l’Eroica remontent à l’automne 1802. Prométhée, figure emblématique du Sturm und Drang, figure goethéenne (souvenons-nous de son poème Prometheus écrit entre 1772 et 1774 et mis en musique par Schubert en 1819): cette figure donnerait à l’Eroica une force encore plus déterminée, et à la marcia funebre une couleur encore plus sombre. Abbado n’en donne ni une vision romantique avant l’heure (encore qu’on fasse partir de l’Eroica le romantisme en musique) ni une vision dramatique: il y a à la fois une force de vie (premier mouvement, sorte de mouvement à saut et à gambades entre les différents pupitres qui reprennent le thème initial) qui semble résister à tout, et qui va envahir un scherzo souriant et rapide, dansant, comme si après la marche funèbre la vie repartait, plus forte, plus jeune encore, plus ouverte, et un finale à la fois totalement libéré et traversé de fulgurances, le début avec l’exposition des cordes, suivi de la reprise des bois (hautbois et clarinette: Macias Navarro et Sabine Mayer sont éblouissants. mais il reste aussi des traits mélancoliques qui rappellent le deuxième mouvement (notamment les quelques phrases qui précèdent les mesures finales) et qui mettent de nouveau par cette diversité et ces contrastes le public dans une incroyable tension explosive.
Mais revenons à la marche funèbre.
Ce deuxième mouvement est à mettre en lien dans le travail d’Abbado avec les grands adagios mahlériens, ceux où la mélancolie et l’introspection se refusent à effacer totalement l’espoir. Dans cette marche funèbre, qui est celle où l’on célèbre le souvenir du grand homme, comme le dit la dédicace “composta per festeggiare il sovvenire di un grand Uomo on devrait être écrasé par la douleur, mais on est surtout frappé par la tristesse et la mélancolie. La douleur est muette, la tristesse tire les larmes. Après l’énoncé du thème funèbre, repris pupitre par pupitre,  sur un tempo très dilaté, la musique s’éclaircit et s’allège scandée par les bois (flûte) d’une manière époustouflante pour s’élargir dans une grandeur simple, presque naturelle. Il n’y a dans cette interprétation aucune affèterie, aucun sur-jeu. Abbado fait les notes et ces notes sont musique, et ces notes nous disent quelque chose. On est au seuil du sublime. J’ai eu l’impression de voir éclose une vérité jamais vraiment perçue: l’héroïsme n’est pas une concession divine, il est seulement humain: la leçon de Prométhée, c’est le retour à l’humain, laissé face à lui-même, et c’est aussi la leçon du parcours Napoléonien: Balzac le comprendra si bien dans sa Comédie humaine.
Cette extraordinaire humanité, la prépondérance de l’humain et ses contradictions, ses tensions, en dépit de tout le reste et notamment du divin, c’est la leçon retenue de cette soirée inoubliable.  Ce fut bouleversant, ce fut inattendu, ce fut plein de cette énergie profonde qui nous entraîne en nous-mêmes et totalement hors de nous mêmes: en bref, ce fut Abbado, tel qu’en lui même enfin l’éternité le change.
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SALZBURGER FESTSPIELE 2013: GAWAIN, de Harrison BIRTWISTLE le 15 août 2013 (Dir.mus: Ingo METZMACHER, Ms en scène Alvis HERMANIS)

L’incendie final © DPA

Cela de marche pas à tous les coups. Alexander Pereira a reconduit l’équipe qui l’an dernier avait triomphé dans Die Soldaten de Zimmermann (voir compte rendu dans ce blog) pour créer Gawain (première autrichienne), de Harrison Birtwistle, un opéra créé et plusieurs fois remanié dans les années 90.
Et cela n’a fonctionné que partiellement.
Personne n’est à “accuser” de ce demi-échec. La production est très soignée, techniquement remarquable, la direction de Ingo Metzmacher est vraiment de très haut niveau, précise, équilibrée, techniquement au-delà de tout éloge, les forces en présence, solistes, choeur (Bach Chor de Salzbourg) Orchestre (ORF Radiosymphonie Orchester) sont exceptionnels. Personne..sinon l’oeuvre elle-même, et peut-être moins sa musique (encore que…) que sa dramaturgie: cette descente dans les déceptions humaines, cette fin de l’héroïsme programmée dans un monde du “day-after”, ce monde où les mythes les plus forts disparaissent sous les strates d’une nature qui reconquiert son espace naguère envahi par les créations humaines, les créations humaines aussi vidées de leur sens. Il y a bien sûr là-dedans le souvenir de Wagner, un Wagner qui ferait un troisième acte de Parsifal sans solution avec un Parsifal qui échoue. Un Wagner de fin du monde sans espoir de vie, sans après. La musique de Wagner contient toujours en germe une respiration, un futur plus ouvert, un amour possible: dans Gawain, le héros est fatigué, le monde est passif, la musique s’étire dans une sorte d’infinitude lassée qui ne roule qu’amertume et échec.
Je cite Wagner parce qu’il est une référence, évidemment lorsqu’il est question de mythes. Wagner les revivifie, Birtwistle les enterre. Le Gawan de Parsifal, plein d’espoir, qui courait le monde  à la recherche de baumes pour Amfortas revient ici à la table du roi Arthur déçu et sans énergie car il n’a vu que trahison, collusion et corruption. Comment ne pas voir dans l’incendie final où l’écroule la Felsenreitschule (magnifique moment, techniquement phénoménal) un écho de l’écroulement du Walhalla? On passe d’un Götterdämmerung , Crépuscule des Dieux où il reste tout de même le monde des hommes, à un Crépuscule du Monde lui-même. Ce Gawain ferme le beau livre du monde, des mythes et des hommes. Alvis Hermanis plante un décor impressionnant d’un monde d’après, en s’appuyant sur les images (rappelées par la vidéo) du tsunami qui a tout emporté  en 2011 au Japon ou des maisons de Tchernobyl. L’océan qui envahit lentement les terres qui entraîne avec lui les frêles constructions et créations des hommes devient une sorte de métaphore divine. On peut noter que le tsunami et la catastrophe de Tchernobyl deviennent des références scéniques claires d’un monde perdu (voir le Götterdämmerung de Andreas Kriegenburg à Munich).
Cette nature qui se venge en envahissant tout, elle est partout. Le décor de pierre de la Felsenreitschule s’y prête, les éléments du décor de Alvis Hermanis (il signe mise en scène et décor) sont verdâtres, de la couleur de la végétation qui pousse entre les amas de voitures  côté jardin, le chevalier vert, qui déclenche l’histoire par sa visite au Roi Arthur, est recouvert de feuilles. Cette nature qui gagne le monde, c’est la défaite de l’humain, d’un humain qui a gâché ses pouvoirs et qui s’abandonne au gré des choses sans plus intervenir sur elles.
Gawain s’appuie sur l’un des romans de chevalerie (anonyme) fondateurs de la littérature anglaise, Sir Gawain and the Green Knight qui remonte au XIVème siècle. L’histoire (à laquelle le livret de David Harsent est très fidèle)   concerne l’un des chevaliers de la Table Ronde, Gawain (Gauvain) qui répond à un défi d’un chevalier arrivé au royaume du Roi Arthur, le chevalier vert. Ce chevalier tombe à la cour d’Arthur un soir de Noël et permet à tous de le décapiter avec sa hache, mais en revanche, celui qui le décapite accepte un an et un jour plus tard de subir le même sort. Gawain relève le défi, décapite le chevalier vert, qui remet en place sa tête tombée, et donne rendez-vous à Gawain un an et un jour plus tard. lorsque Gawain se met en marche vers son destin, il arrive dans le château de Bertilak de Hautdésert, qui l’invite avec insistance à séjourner chez lui. pendant qu’il est à la chasse, par trois fois son épouse cherche à séduire Gawain, dont les performances amoureuses sont connues de tous. Bertilak chaque soir demande à Gawain un don qu’il a reçu dans la journée, son épouse ayant donné, un, puis deux, puis trois baisers, Gawain les rend à Bertilak. Seulement, le troisième don (trois baisers) est accompagné de celui d’une ceinture qui va protéger Gawain de la mort, don que Gawain, qui va risquer sa tête (promesse due au chevalier vert) accepte pour rester en vie. Mais Gawain se garde de signaler ce don à Bertilak…Il se montre à la fois peu héroïque (il accepte un sortilège pour se protéger) et menteur…Or Bertilak se révèle être le chevalier vert et il lui révèle que l’épreuve subie (la séduction de son épouse) était prévue, et qu’il a résisté à tout sauf à la ceinture salvatrice. Gawain revient à la cour d’Arthur déçu, déshéroïsé, alors que la cour l’accueille comme un héros, un qualificatif qu’il refuse désormais. Il n’y pas d’héroïsme dans le monde du Day after.
La mise en scène d’Alvis Hermanis, est à la fois réaliste, d’un réalisme noir: le monde enluminé des contes médiévaux n’est plus qu’un amas de ruines et de feuilles, et s’appuie (tout comme le Parsifal de Christoph Schlingensief à Bayreuth) sur Joseph Beuys, dont le portrait géant trône au milieu de la scène et dont Gawain emprunte les traits: Schlingensief avait conçu le troisième acte de Parsifal comme un “cimetière de l’art”. Hermanis conçoit Gawain comme un cimetière du monde, donc de l’art, et l’a symbolisé par ce cimetière de voitures qui envahit l’espace côté jardin. Les personnages reprennent des oeuvres de Beuys, des photos, l’espace lui-même est inspiré par ses déclarations.

Joseph Beuys

En fait Hermanis comprend l’opéra comme une métaphore de l’oeuvre de Beuys, presque une ultérieure oeuvre posthume (Beuys est mort en 1986), en s’appuyant à la fois sur son amour des légendes celtiques et sur la conception syncrétique de l’art selon Beuys, selon lequel il n’y a pas de séparation entre art et vie, entre humanité et nature et qui pense que nous sommes tous part d’un unique organisme, lui qui fut l’un des premiers artistes penseurs de l’écologie.

Le combi © DPA

Il en résulte des moments forts, apparition du chevalier vert sur son cheval, incendie final du monde, château de Bertilak devenu l’espace des voitures enchevêtrées et notamment un vieux minibus Volkswagen “Combi” envahi par une humanité animale. Tous les humains, les femmes notamment, aussi bien la fée Morgane que Lady de Hautdesert, sont (presque) représentées comme des femmes des cavernes, échevelées et simiesques, le roi Arthur est en fauteuil à roulettes: seul Gawain-Beuys garde avec Bertilak un reste (un zeste) d’humanité finissante.

Gawain (Christopher Maltman) et Morgan le Fay (Laura Aikin) © DPA

À ce travail complexe et impressionnant correspond une dramaturgie difficile, très statique, et qui donne l’impression de s’étirer en longueur(s), notamment la seconde partie. La première en revanche (effet de nouveauté) passe assez bien, malgré une musique assez répétitive, une sorte de mélodie infinie qui n’est pas sans rappeler le travail de George Benjamin sur Written on Skin. Cette impression d’avancer sur place, qui correspond au fond au monde décrit par le livret, n’empêche pas de constater la complexité orchestrale, l’énormité du dispositif qui dépasse la fosse et s’étend sur les côtés pour placer les percussions, un travail sur l’épaisseur sur les niveaux sonores, plus que sur la mélodie. Ainsi Metzmacher, qui aime dominer ces énormes machines, et qui est familier de ces répertoires, fouille à plaisir la partition, d’une grande complexité, avec ses climax et ses contractions, comme si le même son se contractait et se dilatait sans cesse en une immense oratorio du rien.
La fin, avec un choeur remarquable (le Bach Chor de Salzbourg) dissimulé dans les coulisses, est comme un engloutissement de tous les rêves et de tous les possibles, comme si le monde s’était éteint. Metzmacher joue sur les contrastes, sur les sons les plus fins et les plus imperceptibles et sur les énormes explosions sonores. Une étrange impression de sur-place, avec un livret qui tient un peu trop de la litanie, avec ses répétitions et ses images, une impression de trou noir et en même temps une énorme machinerie musicale: le tout et le rien en une seul espace, sonore et physique.

Christopher Maltman © DPA

La distribution est au rendez-vous: Christopher Maltman en Gawain halluciné parcourant ce monde presque à reculons, ce héros hésitant qui se découvre être un homme sans rien d’héroïque compose un personnage (Beuys) totalement à part, avec une belle voix de baryton , très engagé dans le jeu, avec de très jolies couleurs: on sait que c’est un interprète hors pair (voir son Don Giovanni ici même à Salzbourg) et c’est presque une “performance” au sens plastique du terme qu’il nous offre ici, impressionnant.

John Tomlinson en Green Knight © DPA

John Tomlinson avec sa voix aux aigus fatigués est néanmoins le personnage central, un Bertilak/Chevalier vert, senti, qui fait vibrer le texte et d’une incroyable présence. Vraiment magnifique.

Les femmes…© DPA

Toutes les femmes sont aussi remarquables, Jennifer Johnson comme Lady de Hautdesert à fois présente, tendue, sans aucune séduction et pourtant séductrice, Gun-Brit Barkmin en une Guinevere qui ne fait plus rêver personne, ma préférence allant à la Fée Morgane (Morgan le Fay) interprétée par Laura Aikin, comme toujours magnifique (elle était la Marie de Die Soldaten l’an dernier).
En me relisant, je ne pense pas avoir décrit le flop qu’on signalé certains journaux allemands ou autrichiens, c’est quelquefois éprouvant pour le spectateur et exige une grande concentration, mais je trouve l’ensemble de l’entreprise remarquable, même si l’on n’est pas au niveau de réussite des Soldaten de l’an dernier. Mais Soldaten est un vrai récit, une vraie pièce de théâtre: on est avec Gawain entre l’oratorio et l’opéra, dans la musique mise en espace qui décrit une fin. Une musique du désenchantement.  Si à côté de l’héroïne, du cannabis, de la cocaïne, de l’alcool et la cigarette il y a aussi Wagner, ce Gawain de Birtwistle serait plutôt l’antidote, une musique non addictive puisque c’est la musique du dernier souffle.
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Le dispositif complet © DPA

 

 

 

IN MEMORIAM REGINA RESNIK (1922-2013)

Regina Resnik (1922-2013)

Je suis personnellement très affecté par la disparition de Regina Resnik. Nous étions amis, depuis plus de 20 ans. Je l’avais encore rencontrée à New York cet hiver, affaiblie certes par un accident cérébral qui l’empêchait désormais de venir en Europe, mais l’esprit toujours vif, toujours aux aguets, toujours curieuse de ce qui se passait à l’opéra, l’intelligence toujours affûtée, et parlant avec moi tantôt en anglais, tantôt en français, tantôt en italien, dans son appartement sis dans un vieil immeuble du centre de Manhattan qui fut aussi l’atelier de son mari, le peintre lituanien (il était né à Kaunas) Arbit Blatas, disparu en 1999, un des représentants de l’École de Paris.
Vous trouverez sur internet sa biographie détaillée, mais je voudrais simplement rappeler qu’elle est une authentique new yorkaise, d’origine russe, née dans le Bronx, qu’elle a débuté dans Lady Macbeth, qu’elle remplaça Zinka Milanov dans Aida et que très vite, sa carrière de soprano s’est affirmée: elle a travaillé avec tous les grands chefs de l’époque, à commencer par Bruno Walter,  dont il existe un Fidelio (en anglais) avec elle en 1945 (elle avait 23 ans). Elle a été la Sieglinde de Bayreuth en 1953 avec Clemens Krauss et elle était passionnante , et quelquefois irrésistible quand elle racontait son audition avec Toscanini, ou son amitié avec Leonard Bernstein qui l’accompagnait au piano, ou pendant les répétitions avec Wieland Wagner dans la délicate période d’après guerre à Bayreuth deux ans après la réouverture du Festival: elle gardait une très grande admiration pour Wieland et parlait souvent du travail avec lui même si ce qu’elle disait de l’ambiance à Bayreuth montre que ce ne devait pas être toujours très facile. Elle racontait avec gourmandise comment farfouillant chez un disquaire newyorkais, elle avait trouvé un enregistrement du Ring avec des noms inconnus qu’elle avait écouté par curiosité et avait eu la surprise de s’y entendre: le Ring de Clemens Krauss, disparu, était ainsi réapparu.
En 1955 elle  décida de passer mezzo, et elle a toujours revendiqué ce choix. Ses relations difficiles avec Rudolf Bing l’ont empêché de briller au MET comme mezzo, alors qu’elle était l’une des stars d’alors. Mais elle a fait une carrière européenne notamment à Vienne où elle fut la Miss Quickly de Karajan. Elle fut l’une des grandes Carmen des années 60 (elle l’a enregistrée chez DECCA avec Thomas Schippers), sa voix large, profonde, son grave infini, son aigu éclatant, son sens du dire convenait parfaitement à ce rôle qu’elle interprétait de manière certes conforme à l’époque, mais souveraine.
Si vous avez l’enregistrement de l’Elektra de Solti, réécoutez sa Clytemnestre, un chef d’oeuvre d’expressivité, de couleur, d’intelligence . Il y a quelques années je lui avais demandé de me dire ce texte, elle me l’avait récité, et même marqué: elle était impressionnante, à donner le frisson car c’était une actrice éblouissante, avec des yeux prodigieusement expressifs et le bas du visage d’une incroyable mobilité. Quand elle apparaissait en public, il n’y avait d’yeux que pour elle.
La seule fois où je l’ai vue sur scène, ce fut au Théâtre des Champs Elysées, en 1978, dans La Dame de Pique dirigée par Rostropovitch avec Galina Vichnevskaia et Peter Gougalov (au moment de l’enregistrement du CD); elle y chantait la Comtesse. Toute mon existence, je me souviendrai de cette femme, en étole d’hermine blanche, assise (elle était grippée, m’a-t-elle dit plus tard), qui en peu de mots, sans aucun mouvement (elle me racontait que Wieland Wagner lui avait dit “fais le moins de mouvements possible en scène, et tout le monde n’aura d’yeux que pour toi”, et qu’elle avait toujours suivi ce conseil) et ce fut incroyable de tension, de poésie, de présence: si vous mettez la main sur l’enregistrement écoutez attentivement cette scène. Ce fut si incroyable, si tendu, si fort, si vrai que le théâtre a croulé sous les bravos, elle remporta le plus grand triomphe de la soirée. Inoubliable. Combien de fois (et dès que je fis sa connaissance) je lui ai rappelé ce moment qu’elle nous offrit, j’en ai les larmes aux yeux en l’évoquant ici. Elle s’est essayée à la mise en scène, elle fit une Elektra à Strasbourg dans des décors de son mari et elle a terminé sa carrière en remportant un indescriptible triomphe à New York dans A little night music le musical de Stephen Sondheim où elle interprétait Madame Armfeldt (voir youtube où vous constaterez à la fois la diction, l’interprète et la chanteuse) en 1990.
Elle fut l’une des grandes stars du chant, très populaire à New York où elle était très active dans la communauté juive (pour faire vivre le répertoire de poésies ou de chansons juives, pour faire des soirées sur l’humour juif) et très populaire à Vienne.
La dernière partie de sa vie fut consacrée à l’enseignement, c’est évidemment celle où je l’ai côtoyée.
Avec Peter Maag, elle avait fondé la Bottega de Trévise, une sorte d’atelier au sens médiéval du terme, où se côtoyaient jeunes musiciens et jeunes chanteurs pour préparer les productions issues du concours Toti Dal Monte et elle y était une enseignante prodigieuse ce qui n’est pas toujours le cas des anciens chanteurs. En quelques mots, elle analysait une voix et donnait des conseils techniques si clairs que j’ai vu plusieurs fois, en une heure, une voix évoluer et répondre exactement à ce qui était demandé. Elle était toujours exigeante avec les autres comme avec elle même: je l’ai invitée à faire une petite Master Class lorsque j’habitais à Heidelberg: en quatre jours, elle avait composé une vraie soirée, qui avait rencontré un très joli succès: elle était toujours prête, toujours soucieuse de l’effet produit, toujours exacte. Lorsque la Ligue Lombarde a vaincu les élections municipales de Trévise et a voulu fermer le théâtre et dissoudre l’orchestre (ce genre de parti a une relation assez éloignée à la culture) la Bottega a été dissoute et nous avons fondé, avec quelques amis Eurobottega, la bottega europea della musica, une association mue par le même souci de formation de jeunes chanteurs et musiciens, dont elle était l’animatrice et l’âme: l’association a produit entre autres deux opéras  de Schubert Der Vierjährige Posten et Die Zwillingsbrüder qui ont été présentés en Italie et en France, à Royaumont et à l’Opéra de Rennes (alors dirigé par l’excellent Daniel Bizeray) . Elle avait assuré le suivi la formation des jeunes interprètes. Après quelques années de difficultés, nous envisagions de relancer cette association, avec ses conseils et ses encouragements.
Nous nous voyions une à deux fois par an, souvent pour fêter son anniversaire, puis, lorsqu’elle ne put plus voyager depuis 2009,  j’allais la voir lorsque je venais à New York, elle ne manquait jamais de commenter les spectacles du MET, toujours avec sévérité et était friande de récits sur l’actualité de la scène d’aujourd’hui, et d’anecdotes sur tel ou tel chef ou tel ou tel chanteur. C’était une mémoire des années 40, 50, 60, 70 aussi bien en Amérique qu’en Europe. Elle était une référence, déjà, pour moi lorsque je fis sa connaissance: je me souviens, jeune juré du concours Toti dal Monte, j’attendais avec impatience son arrivée (dans un jury où il y avait Magda Olivero et Leyla Gencer, avec Regina, elles étaient nos “trois dames”) et elle vint vers moi en me disant “je suis Regina Resnik”, je lui répondis, “je sais, Madame”, et je lui racontai illico ma soirée de la Dame de Pique, ce qui contribua à nous lier, et nous étions en outre souvent d’accord sur les voix au concours:  une amitié solide en est née, ainsi qu’avec son mari qui était un être extraordinaire de vie et d’humour.

Regina, tes yeux qui savaient être terribles, et en même temps si malicieux, et que tu savais si bien mettre en lumière, ta voix incroyable (car même lorsque tu parlais, tu avais une voix fascinante), ta présence au milieu de tes souvenirs à New York, sorte de gardienne d’un cercle de chanteurs et de peintres disparus, tout cela va terriblement me manquer.
Mais le privilège des artistes, c’est quand même d’être présents par delà la vie et la mort: en ce moment, je suis en train de t’écouter, et, miracle, tu es vivante.
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Regina Resnik

BAYREUTH 2013 / BAYREUTHER FESTSPIELE 2013: DER RING DES NIBELUNGEN – QUELQUES MOTS SUR CE QU’ON ENTEND ET SUR CE QU’ON LIT

Walküre Acte I (puits de pétrole en Azerbaïdjan il y a un siècle) © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

J’ai peu de chance de voir le Ring de Frank Castorf cette année. J’irai à Bayreuth, mais pour voir encore le Tannhäuser problématique de Sebastian Baumgarten, dirigé cette année par Axel Kober, et pour le Fliegende Holländer dirigé par Christian Thielemann. Entre les représentations j’aurai peut-être la chance d’attraper un Siegfried ou un Götterdämmerung, mais ne rêvons pas.
On a donc pu entendre  les retransmissions radio en direct sur BR (Bayerischer Rundfunk): à noter que France Musique a depuis longtemps renoncé à ces directs, qui étaient pourtant il y a quelques décennies une sorte de passage obligé. C’est ainsi, grâce au direct de Bayreuth sur France Musique que j’ai pu entendre le Tristan und Isolde de Carlos Kleiber de 1975. Les têtes pensantes de France Musique considèrent sans doute que le festival de Bayreuth, surtout en cette année de bicentenaire, ne vaut pas tripette, et que ce qu’ils programment à la place est tellement plus stimulant…Même si à un moment ou un autre France Musique retransmettra en différé, il est clair que le direct a quelque chose de plus urgent, et que l’on participe un peu plus à l’événement et pour qui s’occupe de musique, le Festival de Bayreuth est un événement.

Rheingold, les géants.© Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

A entendre les retransmissions, les réactions du public, la direction musicale et les voix (avec la distance que procure la radio), et à lire les critiques de la presse allemande, on comprend que quelque part, les deux soeurs Wagner ont gagné la partie: la mise en scène n’est pas accueillie de manière pire que d’autres (Tannhäuser par Baumgarten, ou Parsifal par Schlingensief) les voix ont l’air de s’en sortir avec grand honneur, et la direction musicale, même en radio, apparaît comme extraordinaire.
Il me semble en effet qu’au-delà de ces manifestations de bicentenaire, après le demi-échec des Frühwerke (oeuvres de jeunesse) comme je l’ai expliqué dans un article précédent (voir l’article dans ce site), les médias et une partie du public attendaient un épouvantable scandale à cause de l’épouvantail Frank Castorf et une distribution sur le papier considérée comme moyenne: seule la direction musicale qui excitait la curiosité. Vu ainsi, on allait à l’échec; et un échec sur ce Ring, c’était une menace sur la gestion même du festival par les deux soeurs, en conflit larvé avec les tutelles (et notamment l’État de Bavière) et l’attente en embuscade d’éventuels successeurs, de la famille ou non, toujours prêts à relever le défi. La réforme de 1976 avait bien stipulé que si aucun membre de la famille Wagner ne se révélait apte à gérer le Festival, celui-ci serait confié à un professionnel par le conseil d’administration. On peut bien penser qu’il y a de potentiels candidats, dans la famille (bien généreuse en conflits internes et en exclus, à commencer par toute la descendance de Wieland Wagner) et hors famille. Wolfgang Wagner, vieux renard, avait essayé d’imposer sa fille Katharina en excluant son autre fille d ‘un premier lit Eva, qui pourtant est celle des deux qui a la plus grande expérience dans le monde de l’opéra, conseillère artistique de Stéphane Lissner au Châtelet, puis à Aix (où elle a préparé le Ring d’Aix et Salzbourg), puis au MET. Dans le partage des tâches qui semble s’être construit lorsque la solution bicéphale a été arrêtée, Eva apparaît responsable de l’artistique (et plutôt du chant), tandis que Katharina est chargée de la gestion au quotidien, de la communication et des productions: c’est à Katharina qu’on doit le retour en force du Regietheater sur la colline verte (Christoph Schlingensief, Christoph Marthaler, Sebastian Baumgarten, Jan Philipp Gloger, Stephan Herheim, Hans Neuenfels), bref un générique qui fait le bonheur des vieux wagnériens (au sens des vieux croyants de Khovantchina…). Katharina s’est frottée à la mise en scène un peu partout en Allemagne et a commencé à Bayreuth par une production des Meistersinger, très discutée, mais très courageuse et très intelligente où elle a crânement posé le problème de Bayreuth et du nazisme, et notamment du destin de cette oeuvre, la seule autorisée jusqu’à la fin par Hitler à Bayreuth.
Les deux soeurs, à peine enterré le patriarche, ont dû à la fois affronter les travailleurs saisonniers du Festival qui ont menacé sécession, puis le regard un peu distant des curateurs. Elles sont entrées en conflit avec la Société des Amis de Bayreuth, et ont suscité la naissance d’une société rivale (les choses se sont arrangées depuis) et entretiennent comme je l’ai rappelé des relations tendues avec l’Etat de Bavière, principal bailleur de fonds (depuis les origines….). Il est clair que tout ce qui entoure le Festival les attendait au tournant, comme on dit.

Rheingold © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Je l’ai écrit par ailleurs, le Festival de Bayreuth étant un festival à public captif avec à peu près une demande 10 fois supérieure à l’offre, la question du marketing ne s’est jamais posée, et ce Festival peut se permettre d’être le dernier à ne pas utiliser internet pour la location, à avoir une communication minimale, avec un matériel au design discutable etc…etc…Encore que la manière dont au dernier moment les (magnifiques) photos de la production du Ring ont inondé internet et la presse internationale est un joli coup de pub !

Siegfried et l’Oiseau © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Mais peu importe, l’important est que Bayreuth reste envers et contre tout, bon an mal an et au grand dam des détracteurs, une rampe de lancement d’artistes, une référence pour la travail scénique, cet atelier (Werkstatt) souhaité dès 1951 par Wieland et Wolfgang: rappelons quand même que Wieland devenu une référence historique de LA représentation wagnérienne a essuyé en son temps les mêmes insultes que les Chéreau et autres. Un atelier, cela veut dire un lieu de propositions, de travail continu, le lieu des points de vue. En ce sens il est clair que le Ring de cette année sera modifié l’an prochain par Castorf.

Rheingold Nibelheim © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Ce que je vais écrire sur ce Ring est donc par force sujet à caution, dans la mesure où je n’ai qu’entendu la musique et vu des photos de production que je vais reproduire ici, à partir de quoi on peut déjà se faire non une opinion mais une idée vague de ce qu’il en est.
L’audition de Rheingold, Walküre et Siegfried est d’abord stupéfiante de clarté. On sent qu’un soin tout particulier a été donné à la diction, ce qui veut dire à la fois attention du chef (on sait qu’il a assisté à toutes les répétitions scéniques depuis le 22 avril) et attention du metteur en scène au ton; d’ailleurs, les variations d’expression sont nombreuses et laissent deviner un chant particulièrement accentué, coloré, composé (au sens de composition scénique et textuelle) c’est évident à entendre Wolfgang Koch qui fait un Wotan apparemment remarquable, une sorte de belcantiste wagnérien, mais aussi Burckhard Ulrich (extraordinaire d’expressivité) et Martin Winkler (Alberich), ainsi que Günther Groissböck dans un magnifique Fasolt.

Johan Botha (Siegmund) © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Johan Botha (Siegmund) chante toujours bien, mais sans particulière expressivité (même si je ne le voyais pas en scène, je le devinais…).

Walküre Acte III, presque traditionnel © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Cette présence du théâtre en bouche chez pratiquement tous les protagonistes, cette attention au texte est un atout majeur dans un Ring, car il met en scène d’emblée des personnages et non des chanteurs. Du côté des femmes, notamment Sieglinde et Brünnhilde, rien à redire apparemment: l’engagement d’Anja Kampe est évident (très intense au 2ème acte de Walkyrie)et Catherine Foster est impressionnante: cela confirme la bonne santé du chant wagnérien.  Anja Kampe est une bonne Sieglinde (à l’entendre en radio) mais elle n’est pas meilleure que d’autres (notamment Eva-Maria Westbroek ou même Waltraud Meier, toujours exceptionnelle en scène), Catherine Foster est vraiment une grande voix: son réveil dans Siegfried est remarquable, même si elle me semble abuser du vibrato. La voix est claire, limpide. Et dans le troisième acte de la Walkyrie elle est vraiment émouvante: elle démontre là être une grande artiste.
Kirill Petrenko est très surprenant: tout le monde a noté son énergie, son sens dramatique (les critiques italiennes à son Rheingold romain étaient unanimes) et les comptes rendus de sa direction à Bayreuth vont toutes dans ce sens. Mais ce qui m’a frappé en écoutant ce travail c’est d’abord, en accord avec la diction des chanteurs, l’extraordinaire clarté du rendu orchestral, il rend la partition translucide, et il épouse le texte d’une manière stupéfiante, donnant encore plus de couleur à la musique, accentuant les contrastes, accompagnant très doucement quelquefois, brutalement forte voire fortissimo ensuite. Le début du deuxième acte de Siegfried commence par un murmure noir de l’orchestre, qu’on entend à peine pour monter ensuite en crescendo dramatique d’une très grande tension. Le réveil de Brünnhilde dans Siegfried n’est que chatoiement de timbres, tout comme le final de Walküre. C’est une très grande direction, cela s’entend immédiatement, mais qui va bien plus loin que l’énergie, le dramatique, c’est une construction d’un relief inouï. Ah, oui on a envie de voler à Bayreuth!

Le décor de Siegfried, Acte I © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Évidemment, il est plus difficile de parler d’une mise en scène qu’on n’a pas vu, et je ne tenterai pas l’exégèse. Entre les déclarations de Frank Castorf et ce qu’en disent les critiques, et à la vue des photos, quelques remarques de base quand même dictées par l’expérience et par un regard attentif sur les traces photographiques, ou d’un mythe complètement démythifié: regardez la photo ci-dessous: qui peut deviner qu’il s’agit du duo d’amour de Siegfried ?

Siegfried Acte III, duo Siegfried Brünnhilde © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

D’abord, on sent chez les journalistes une surprise, la surprise qui serait la traduction d’un “tiens ce n’est pas si terrible que ça”…Frank Castorf est lui aussi un vieux renard du théâtre, il a choisi lui aussi de raconter une histoire, qui n’est pas celle du mythe allemand mais d’un mythe en négatif, en puisant dans l’univers du cinéma (certains on parlé d’atmosphère à la Tarantino) qu’il utilise d’ailleurs dans la mise en scène: il fait apparemment de Rheingold un film de série B, une sorte de mauvaise comédie et de mauvais acteurs, un film de gangsters. Que Wotan soit un gangster, qui nage dans l’abus de pouvoir comme les filles dans le Rhin, c’est évident. Il fait de cette histoire le parcours de l’Or noir, des premiers puits d’Azerbaïdjan (Walküre 1er acte), jusqu’à Wall Street (Götterdämmerung).

Décor de Rheingold © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Rheingold se passe dans un motel de la route 66, avec sa station service. Apparemment c’est suffisamment bien fait et habile pour que le public soit au moins partagé (il paraît même que les huées étaient plutôt rares à Walküre). Faire de l’Or noir l’enjeu du pouvoir , c’est presque banal, vu l’importance de la question énergétique aujourd’hui, et les enjeux politiques qu’elle génère, ainsi que les guerres et la violence (voir les états d’Asie centrale, les guerres en Irak etc…). Que le Ring soit l’histoire dérisoire de notre monde, une histoire violente, assez sale, où l’amour est piétiné au nom du gain et du pouvoir et non pas le grandiose mythe des Dieux (qui chutent, ne l’oublions pas), c’est suffisamment banal pour que Castorf ne soit pas accusé de trahison: en ce sens, l’approche est bien voisine, à un autre niveau, de celle de Bieito dans son Boris de Munich. Là où Calixto Bieito montrait Poutine et Sarkozy, Frank Castorf montre Wotan en gangster de mauvais film, même sens de la lecture politique, même manière de nous dire “ces oeuvres nous parlent, hic et nunc” et peut-être nous déchirent-elles.

Siegfried Acte III, Erda/Wanderer © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath

Avoir vu les photos des décors d’Aleksandar Denić installés sur une tournette permet à la fois de constater qu’ils sont beaux (au moins les photos), impressionnants, et cohérents avec une esthétique de l’ironie et de la distance vaguement inspirés aussi par la bande dessinée. Les parisiens le connaissent d’ailleurs puisqu’il était l’auteur du beau décor de la Dame aux Camélias tellement honnie par une partie du public.
Enfin, un point indiscutable est l’importance de Frank Castorf dans le théâtre allemand. Il représente ces artistes produits par l’ex-Allemagne de l’Est qui véhiculent un théâtre militant, politique, qui réfléchit de manière chirurgicale au destin allemand, à la germanité (les parisiens ont vu il y a quelques années Meistersinger à Chaillot et plusieurs autres spectacles depuis 2000), mais aussi un homme de théâtre très rigoureux malgré une allure un peu distanciée et déjantée. C’est incontestablement un intellectuel représentant d’un théâtre dit “postdramatique” dans lequel il insère des textes de référence, des éléments biographiques tressés dans l’oeuvre (ce qui lui a été interdit par contrat à Bayreuth), une sorte de théâtre de l’intertextualité et un théâtre évidemment politique. Pour ma part j’ai vu de lui outre La Dame aux Camélias (voir le compte rendu dans ce blog), Meistersinger, que j’avais trouvé moins réussi, et surtout l’Idiot de Dostoïevski, pur chef d’oeuvre de théâtre, inoubliable. Et on peut donc lui faire confiance dans une lecture acérée du texte de Wagner, notamment lorsqu’il dit que le Ring est “fröhliches Anarchie” autant dire un “joyeux bordel”. Il a laissé des interviews, où il ironise sur la direction, sur les temps de répétition (9 jours pour Rheingold, c’est pure folie!) où il affirme qu’il ne veut pas faire un Ring de bicentenaire, il lui suffit de faire un Ring de l’année. Bref, il joue son vieux routier de la provocation, lui qui fut sous la DDR pratiquement chassé de tous les théâtres où il travaillait et où ses mises en scènes étaient interdites. Castorf est l’un des hommes de théâtre les plus importants de l’Europe d’aujourd’hui, et il est encore et toujours une sorte de Seigneur dans sa forteresse de l’Est, la Volksbühne de Berlin sur laquelle trône un fier  néon “OST”: c’est un homme avec lequel il est quelquefois difficile de travailler (j’ai discuté avec quelques uns de ses comédiens qui quelquefois en souffrent); Christoph Marthaler en sait quelque chose, lui qui a codirigé la Volksbühne pendant quelques années où il a produit parmi ses plus beaux spectacles (La Vie Parisienne, Légendes de la Forêt viennoise). Mais Castorf  reste une des grandes figures du théâtre de ce temps, l’une des plus importantes de l’Allemagne “post-Wende”, et en ce sens, l’appeler à Bayreuth est pleinement légitime et lui donner le Ring, cette incroyable histoire de pouvoir, est totalement juste. J’attends avec impatience l’occasion de voir ce spectacle et je vous engage demain à brancher votre internet à 15h57 sur le site de Bayerischer Rundfunk pour la conclusion,  Götterdämmerung.
Quelques remarques à propos de ce Götterdämmerung radiophonique: une direction musicale toujours aussi somptueuse, à la fois analytique, énergique, ironique, qui suit de près les chanteurs. Il faudrait évidemment voir la scène pour comprendre comment le chef travaille avec la mise en scène, élément essentiel à Bayreuth, mais d’emblée, c’est le Ring de Petrenko. Relative déception du côté des chanteurs, moins à l’aise semble-t-il, Attila Jun en Hagen ne me convainc pas, il manque de présence et surtout de noirceur. Catherine Foster a un peu de mal à la fin (les aigus semblent un peu tirés) mais fait de beaux premier et deuxième acte. Lance Ryan faisait encore il y a cinq ans de beaux Siegfried (aussi bien dans Siegfried que dans Götterdämmerung), le Siegfried de Götterdämmerung ne lui convient plus du tout, on est à la limite de la justesse, émission trop nasale, une manière de chanter quelquefois à la limite de l’acceptable. Je n’ai pas trop aimé la Gutrune de Allison Oakes, mais bien aimé en revanche la Waltraute très présente de Claudia Mahnke qui chantait aussi Fricka et l’Alberich de Martin Winkler, une très bonne prestation tout au long du Ring. Toutes ces observations à l’écoute de la radio, et donc évidemment sujettes à modification dès que j’entendrai et je verrai ce Ring, dans un mois ou dans un an….
Car on l’a tous compris, ce spectacle est discutable, encore irrégulier (sans doute les choses vont-elles se préciser), le public est partagé mais il y a des moments que tous disent exceptionnels et c’est paraît-il le plus convaincant des dernières années musicalement (et pour bien des critiques , et musicalement et scéniquement). Que demande peuple wagnérien?
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Les filles du Rhin © Bayreuther Festspiele / Enrico Nawrath