TEATRO COMUNALE CLAUDIO ABBADO – FERRARA 2014-2015: Daniele GATTI DIRIGE LE MAHLER CHAMBER ORCHESTRA LE 26 JANVIER 2015 (BEETHOVEN, SYMPHONIES N°1, 2, 5)

Ferrara, 26 janvier 2014
Ferrara, 26 janvier 2014

Ferrare…un des joyaux de l’Émilie où pendant des années, dans le joli théâtre qui porte aujourd’hui son nom, Claudio Abbado a accumulé concerts et opéras : Don Giovanni (Terfel Keenlyside), Cosi’ fan tutte, Nozze di Figaro, Simon Boccanegra, Viaggio a Reims, entre autres et puis des concerts à n’en plus finir, dont un concerto n°3 de Beethoven (d’ailleurs enregistré) anthologique avec Martha Argerich. Aller à Ferrare était une habitude, avec après la représentation le repas chez Settimo, où se retrouvaient artistes et spectateurs. C’est là qu’a grandi le Mahler Chamber Orchestra, là où il est encore en résidence, là où ce soir, en hommage au grand disparu, le MCO va donner un programme Beethoven dirigé par Daniele Gatti.
Alors j’y suis retourné : je ne pouvais assister à tous les concerts de Claudio et donc n’étais pas venu à Ferrare depuis longtemps ; la cité est une de ces villes immuables, cette fois merveilleusement éclairée par un froid soleil d’hiver. On y retrouve ses marques très vite, d’autant que beaucoup d’Abbadiani ont décidé de faire le voyage et c’est avec une joie mêlée de douleur que nous nous sommes tous retrouvés pour la journée ferraraise traditionnelle, matin répétition (en principe pour les jeunes), soir concert, et entre les deux promenades dans mes endroits préférés (Piazza Ariostea e dintorni) à la recherche des impressions indélébiles des premières pages du Giardino dei Finzi Contini de Giorgio Bassani.
Le Mahler Chamber Orchestra est vraiment une merveilleuse phalange, dont on sait qu’il constitue les tutti du Lucerne Festival Orchestra. Sa fondation, qui remonte à 1997, a été motivée par le désir de musiciens issus du Gustav Mahler Jugendorchester atteints par la limite d’âge de continuer à jouer ensemble. Soutenus par Claudio Abbado avec qui ils entretenaient un lien très fort, puisqu’ils avaient souvent travaillé avec lui dans le cadre de GMJO, ils ont donc fondé cet orchestre, qui bien sûr s’est profondément renouvelé ces dernières années, avec deux éléments importants à souligner :

  • il y a encore des solistes de la formation originale, ou entrés peu après la fondation, comme la flûtiste Chiara Tonelli le violoncelliste Philipp von Steinhaecker, Jaan Bossier (clarinette) Annette zu Castell ou Michiel Commandeur (violon) qui donnent évidemment un esprit particulier à la formation
  • les membres entrés dans l’orchestre postérieurement font encore partie de la jeune génération : ce qui frappe donc dans cet orchestre, c’est, outre sa qualité, sa jeunesse et son engagement.

C’est un orchestre irrésistiblement sympathique, qu’on a suivi parce qu’il était lié à Claudio Abbado (c’est lui notamment qui était la formation du Don Giovanni d’Aix dirigé alternativement par Claudio Abbado et Daniel Harding, et il fut en résidence à Aix pendant toute la période Lissner).
La résidence à Ferrare est la résidence d’origine, liée à Ferrara Musica, qui a donné un cadre aux concerts et opéras qu’Abbado et le Mahler Chamber Orchestra ont offert à la cité jusqu’aux années 2000. Un orchestre fondé et modelé par Abbado, habitué à « zusammenmusizieren », c’est une phalange par force particulière.

Bien des amis n’ont pu rester pendant toute la répétition, tant l’image de Claudio dans cette salle avec cet orchestre, les poursuivait. Et je dois confesser que plusieurs fois, les larmes sont venus irriguer cette journée particulière. Claudio nous manque, me manque terriblement, comme une béance dans l’ordonnancement de ma vie.
Mais nous sommes là pour témoigner que la vie continue, et avec elle la musique.
Le Mahler Chamber Orchestra commençait à Ferrare une mini tournée qui va porter ce programme (Beethoven Symphonies 1, 2, 5) ensuite à Turin, Pavie, Crémone. Une tournée « Plaine du Pô » en quelque sorte qui se poursuivra au printemps à Turin et Reggio Emilia, mais avec deux autres symphonies, la 4 et la 3.
Avec un tel programme, Gatti oppose d’une part les deux premières symphonies, encore marquées par les formes et la tradition classique de Haydn, et avec la Cinquième, symbole mondial de l’identité beethovenienne. Car c’est bien la question de l’identité beethovénienne qui nous est ici posée, à travers une lecture surprenante et passionnante.
D’autant plus surprenante que la répétition du matin avait permis de comprendre une certaine volonté de Gatti de travailler avec la précision d’un artisan le tissu orchestral. D’abord, une exécution de la symphonie entière, puis une relecture particulièrement attentive de certains moments, avec indications y compris techniques, mais tendant pour l’essentiel à demander aux musiciens une plus grande souplesse, une plus grande douceur là où les attaques semblaient brutales. Le travail s’est effectué beaucoup plus sur certaines phrases habituellement « masquées » par rapport à la mélodie principale, dans l’épaisseur du texte musical, ce qui permettait à l’auditeur de prendre des repères inhabituels. Mais, au moins sur les deux premières symphonies, l’exécution ne semblait pas s’éloigner de manière trop marquée d’un classicisme qui semblait bien cohérent avec un Beethoven encore marqué par le XVIIIème et Haydn (les deux symphonies remontent à 1800-1803), plus claire était l’exécution de la 5ème où chacun semblait plus « libéré » et le rythme plus marqué. Ainsi des symphonies initiales à celle qui sans doute n’est pas étrangère à l’adjectif beethovénien dont on qualifie une musique à la fois héroïque et généreuse, il y a habituellement une distance. Beethoven n’est pas tout à fait lui-même dans les deux premières et il l’est pleinement dans la cinquième.

C’est cette idée reçue, ce locus communis qui circule chez les mélomanes qui a été par Daniele Gatti littéralement taillé en pièces dans l’exécution d’un concert qui n’avait plus rien à voir avec ce qui avait été perçu le matin en répétition.
Où étaient les exécutions maîtrisées mais prudentes du matin ?
Gatti nous indique un chemin non tourné vers les influences, vers le passé, mais un Beethoven du risque, de la jeunesse, de l’énergie inépuisable, un Beethoven tourné vers le futur, voire un futur lointain. Il nous dit en somme « chers auditeurs, Beethoven est déjà lui-même dès la Symphonie n°1, totalement, pleinement, et je vais vous le faire entendre ». De fait il y a une cohérence totale entre les trois symphonies entendues, au niveau du style, des tempos, de l’épaisseur, des surprises contenues dans ce qu’il nous indique et que quelquefois, nous n’avions jamais entendu. Le travail du matin éclairait le concert: impossible de croire ou de penser qu’il y’a de la lourdeur et de la brutalité comme on l’entend dans les travées des salles parisiennes. Il faut se plonger résolument dans l’écoute, dans l’apaiser et jamais ne se contenter de la surface, de la forme, de l’habitude.
Rien de lourd, mais la puissance, oui la puissance qui s’exprimerait dans un marbre grec vu de loin, mais dont les moindres détails vu de très près reproduiraient une réalité raffinée et idéalisée. Comment peut-on concilier une telle énergie, une telle puissance et en même temps un tel raffinement ?
Il est vrai qu’il y a un orchestre qui sait écouter et s’écouter, qui comprend le moindre geste du chef, qui en répétition n’hésitait pas esquisser les gestes techniques de l’instrument, un orchestre qui perçoit les nuances voulues au vol et dont le son reste malgré tout équilibré, jamais trop fort et surtout jamais violent.
Ce son est pour les trois symphonies, une force qui va, qui avance, qui surprend, une approche pleine d’optimisme, de jeunesse et de vigueur.
J’avais l’habitude d’une première symphonie plus ronde, plus apaisée, et ici dès l’accord initial au bois, il y a une sorte de brutalité qui n’est pas celle de la brute, mais de l’enfant, de l’adolescent vigoureux plein de sève, et aussi plein de tendresse, parce que la réponse des violons qui suit immédiatement est légère, souple, je dirais presque dansante, et surtout joyeuse, d’une joie qui caractérise la jeunesse. Et l’ensemble a un rythme toujours soutenu, un tempo vigoureux, mais sans jamais donner une impression de rapidité. Rien de compact et de lourd dans cet ensemble, car si l’interprétation est marquée, si il y a des ruptures, elles portent aussi en écho un travail approfondi sur le tissu orchestral, il y a toujours un jeu entre l’apparente brutalité de certains moments, et l’extrême attention par ailleurs aux sons retenus, aux silences, à ces moments subtils où la musique sort du silence, ce passage au quelque chose plutôt que rien, ou bien des transitions avec des rubatos surprenants (notamment dans la cinquième , dont le quatrième mouvement est fascinant de virtuosité acrobatique) .

Si la Symphonie n°1 diffuse d’abord une joie profonde et explosive en même temps, une sorte de bouillonnement optimiste, la symphonie n°2, que j’avais moins aimé en répétition, composée pourtant à un moment difficile pour Beethoven, où il va même jusqu’à songer au suicide est ici vraiment étonnante. C’est une symphonie à mon avis difficile à interpréter, joie, sérénité, sans doute, mais aucun interprète ne peut ignorer l’époque de sa composition et la crise personnelle vécue par Beethoven, il faut donc à la fois donner cette joie, tout en faisant entendre une autre musique.
Gatti garde ce qui faisait de la première symphonie une explosion vitale, car même si Beethoven écrit sa symphonie n°2 à un moment difficile, elle a aussi par ce qu’elle exprime une fonction apotropaïque, son écriture même est une manière de repousser les papillons noirs. Gatti garde donc cette énergie vitale, cette soif de vie qu’on lit dans les crescendos (au premier mouvement) pour retourner ensuite à une tendresse qui s’exprime par la légèreté des cordes, souvent effleurées, comme une petite musique en écho à des bois ou des cuivres plus présents, . On sent ces systèmes d’échos complexes dès les premières mesures de la symphonie qui nous promène entre douceur et tendresse extrême, entre délicatesse et raffinement et une « brutalité » qui ne semble que l’habillage de la pudeur. La justesse de ton du deuxième mouvement est à ce titre phénoménale .
On essaie toujours de rapprocher ce qu’on entend de ce qu’on a entendu, on pense à Klemperer, on pense aussi à Harnoncourt à cause de la clarté et des contrastes, mais aussi de la respiration, on entend aussi souvent un raffinement et une élégance presque abbadiennes. Le lecteur mal avisé dirait « Oui, tout et le contraire de tout !». C’est bien pour moi la preuve que Daniele Gatti construit un travail sur le texte musical profondément pensé et donc profondément original. Il y a là derrière à la fois une grande sensibilité, et une pensée profonde qui ne peut se rattacher à une école ou à d’autres chefs de manière si évidente. Gatti estime qu’il ne vaut pas la peine de faire de la musique si l’on sert au public ce qu’il connaît déjà : il préfère l’emmener ailleurs et il y réussit : il y a bien longtemps que je n’avais ainsi saisi par Beethoven (depuis Rome avec Abbado peut-être ?), et notamment ce Beethoven là.
Car ce Beethoven là est ailleurs. Et c’est une merveilleuse surprise.
La Cinquième, si rebattue sonne autre. Elle sonne l’énergie et la vitalité comme les deux autres, mais là, chaque mouvement force l’auditeur à l’arrêt ou le contraint à redoubler d’attention. Ici, un rythme effréné, là un hiératisme qui isole les sons .Je me souviendrai longtemps de ce deuxième mouvement où les bois sont tellement singuliers qu’on dirait presque une des six pièces de Webern, tellement au milieu de ce mouvement si solennel, cet îlot de sons perlés, ces gouttes sonores frappent et changent complètement l’écoute, sans parler de ce troisième où se lit une volonté d’alléger au maximum par des pianissimi complètement éthérés et qui se termine par cette couleur à la fois mélancolique et pastorale bien proche de l’ambiance de la sixième, comme un retour en soi, avant l’explosif dernier mouvement où les capacités techniques de l’orchestre sont mise à l’épreuve par la virtuosité demandée et le rythme étourdissant, mais où il en sort une impression de largeur, de respiration, un grand lyrisme qui serait en même temps au bord de l’épopée, mais seulement au bord. Le cœur battait, de joie communicative, de surprise d’être surpris par ce Beethoven-là.
Gatti saisit là l’extraordinaire optimisme beethovenien, il s’agit d’une lecture positive, tournée vers le futur, mais en même temps contrastée : Gatti ne donne pas de direction résolue, il montre la complexité d’une écriture et d’un discours : ici s’invente une syntaxe nouvelle, où chaque articulation est à la fois claire et affirmée, mais contrebalancée par une petite musique qui nuance, qui atténue, qui emmène ailleurs, une syntaxe qui contraint à une écoute tendue. Et son geste précis sans être large ni démonstratif se concentre sur les nuances,  par une main gauche et un visage à la fois très expressifs et mobiles. Il n’est pas de ces chefs qui se désarticulent dont se moquait Haitink dans une de ses master class à Lucerne, ni une bête de spectacle : il y a là une volonté de concentration et de sérieux, malgré la joie et le sourire qui ce soir là, ne cessaient d’éclairer son visage.

Daniele Gatti est revenu sur scène pour un « Grazie Claudio, per questo gioiello !» en montrant l’orchestre (merci, Claudio de ce joyau !).
Je serais venu de toute manière à Ferrare pour la mémoire de Claudio Abbado et pour l’un de ses (et de mes) orchestres favoris. L’hommage fut d’autant plus senti que ce que nous avons entendu était magistral, l’un des meilleurs Beethoven entendus ces dernières années. Quel plus grand hommage à Claudio qu’un pareil moment, commencé dans l’émotion du souvenir le matin et fini dans la joie de la musique et donc dans la joie de la vie. Les abbadiens présents n’oublieront pas.[wpsr_facebook]

Ferrare 26 janvier 2015
Ferrare 26 janvier 2015

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: FIDELIO de L.v.BEETHOVEN le 16 DÉCEMBRE 2014 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Deborah WARNER)

Fidelio à la Scala, Acte II choeur final © Marco Brescia et Rudi Amisano
Fidelio à la Scala, Acte II choeur final © Marco Brescia et Rudi Amisano

Il en va de Fidelio comme de Don Giovanni, pour des raisons très différentes : c’est pour le metteur en scène une gageure et rares sont ceux qui s’y sont retrouvés. En fouillant dans ma mémoire, je n’arrive même pas à identifier une mise en scène qui m’ait quelque peu marqué, sinon celle de Herbert Wernicke à Salzbourg (avec Solti au pupitre) et surtout pour la scène finale. Au cimetière des éléphants, celle de Deborah Warner ira s’ajouter à celles qui ont plombé le public de la Scala. Ni Werner Herzog avec Muti, Waltraud Meier et Thomas Moser (puis Robert Dean Smith) , ni une dizaine d’années avant, Lorin Maazel avec Giorgio Strehler,  Thomas Moser et Jeanine Altmeyer, n’ont marqué les mémoires. La production précédente (Otto Schenk) en février 1978 avait marqué certes, mais parce que Leonard Bernstein était dans la fosse, que c’était une tournée de l’Opéra de Vienne et que les deux héros s’appelaient René Kollo et Gundula Janowitz.
La dernière apparition de l’Opéra de Vienne dans Fidelio, en septembre 2011 fut réduite à une exécution de concert, avec Franz Welser-Möst au pupitre, Nina Stemme et Peter Seiffert dans les rôles principaux et n’a pas vraiment séduit.
En bref, la Scala n’a pas eu de chance avec Fidelio.
Et cela peut se comprendre car l’opéra conjugue une très grande difficulté à réunir une distribution indiscutable et une difficulté encore plus grande à identifier un metteur en scène qui y trouve sa voie.
L’intrigue de Fidelio, inspirée d’une pièce de Jean-Nicolas Bouilly, Léonore ou l’amour conjugal est aujourd’hui la plupart du temps éclairée par les metteurs en scène en fonction de la tradition illuministe, enrichie par notre référence contemporaine aux droits de l’homme : prison, et prisonniers enfermés dans des conditions précaires, condamnations arbitraires, vengeances politiques et personnelles sont aujourd’hui aussi fréquents qu’au début du XIXème siècle, chaque époque se reconnaît malheureusement dans cette dénonciation. La victoire de la justice sur l’injustice et le chœur final qui rappelle la IXème symphonie font le reste et rendent le public moralement et esthétiquement satisfait.
Mais Fidelio est aussi tributaire d’une tradition assez bien ancrée dans l’opéra de l’époque où la dénonciation illuministe de l’injustice et de l’arbitraire entre moins qu’un schéma bien connu des librettistes qui est la pièce à sauvetage. Un personnage (en général une femme) enfermé injustement dans un château est sauvé par un autre (un preux chevalier dans les bonnes histoires), le méchant est puni, et tout est bien qui finit bien. C’est peu ou prou le schéma de Zauberflöte de Mozart, même si Sarastro n’est pas le méchant qu’on croyait au départ, c’est le schéma du plus grand succès de l’époque, Lodoïska de Cherubini, créé à Paris en 1791 au théâtre Feydeau, 200 représentations, à partir des Aventures du Chevalier de Faublas de Jean-Baptiste Louvet de Couvray.
Le succès est tel que la partition de Cherubini va être regardée à la loupe et imitée par les successeurs, dont Beethoven, et que le livret va être l’occasion de trois opéras, l’un de Stephen Storace, Lodoïska (1794), de Simon Mayr, Lodoïska (1796) et surtout le Torvaldo e Dorliska, de Rossini en 1815, soit un an après la création de la version définitive du chef d’œuvre de Beethoven.
Je me demande toujours pourquoi l’opéra de Cherubini n’est jamais représenté, même s’il a été proposé dans le cadre du festival de Montpellier il y a quelques années. C’est exactement le type d’œuvre que pourrait monter l’Opéra Comique. Seul Riccardo Muti en a proposé une magnifique production à la Scala en 1991, 200 ans après la création.
Tout cela nous montre que Beethoven prend un sujet à la mode, avec un schéma bien manichéen et assez simpliste qui peut gêner un metteur en scène, d’autant que la qualité dramaturgique de l’œuvre reste à démontrer, avec tout un acte I qui est l’exposition et un acte II plus bref qui concentre l’action et le dénouement de manière assez rapide. Certes, la prison injustement infligée et la libération donnent l’occasion de rêver droits de l’homme, la femme libératrice est un nouveau motif digne d’intérêt (inspirée d’un fait divers révolutionnaire réel) : on a donc vu une grande variation sur le thème camp et prison : on se souvient de la fameuse mise en scène de Jorge Lavelli à la Halle aux Grains de Toulouse, mais on ne compte plus les murs gris (ou ocres et écrasants chez Strehler), les grilles, les soupiraux. L’imagination (?) en la matière est au pouvoir.
Je me demande si ce type d’histoire, assez frustre au demeurant, ne conviendrait pas à une approche plus « bande dessinée », j’ai toujours rêvé aussi de voir un Fidelio de type cinéma muet : cette histoire convient très bien à un scénario du muet, héroïne blonde et diaphane, Pizzaro méchant à souhait, héros malheureux et écrasé roulant des yeux suppliants, Rocco brave type. En fait, je pense qu’il faudrait aller du côté de l’imagerie, plutôt que du côté sérieux, « droits de l’homme » ou révolution. Une imagerie d’Epinal que les moyens modernes utilisés par la scène aujourd’hui pourraient développer. Je trouve que cela correspond mieux au type d’histoire, à la dramaturgie minimale, à la manière un peu miraculeuse dont Léonore réussit rapidement à libérer son Florestan.

Anja Kampe © Marco Brescia et Rudi Amisano
Anja Kampe © Marco Brescia et Rudi Amisano

Ce n’est pas le chemin qu’ont pris des mises en scène récentes. Je me souviens de Chris Kraus, avec Abbado, qui l’avait choisi parce qu’il avait tant aimé son film Quatre minutes autour d’un professeur de piano qui donne des cours dans une prison pour femmes. De là vient l’idée aussi du projet de musique dans les prisons monté à Bologne avec l’orchestra Mozart et continué actuellement par l’association Mozart 2014 qui vient de naître.

Chris Kraus proposait une variation sur la guillotine, plutôt sympathique en première partie (garnie de pots de fleurs, comme un meuble familier) et qui sert pour punir les coupables à la fin, montrant qu’on remplace un totalitarisme par un autre.
Deborah Warner n’est pas très loin de cette lecture.
Son Fidelio se passe non en prison « officielle », pas d’uniformes, mais dans un lieu de confinement d’une guerre civile où sont probablement enfermés des révolutionnaires ou  des opposants. Tout est civil en effet dans cet espace (beau décor de béton d’immeuble en construction de Chloe Obolensky et beaux éclairages de Jean Kalman), un lieu de non-droit et d’arbitraire. Le décor du soupirail où est confiné Florestan se passe dans l’obscurité au point que Florestan chante son « Gott » dans le noir quasi absolu (bel effet que cette voix émergeant des ténèbres). L’arrivée du Ministre est en fait une sorte de libération par des forces révolutionnaires, le Ministre ressemblant plus à un membre d’un comité révolutionnaire quelconque entouré de drapeaux rouges.
C’est je crois à peu près tout.
Les éléments psychologiques ou dramatiques qui étayent cette histoire, comme le retournement de veste de Rocco, qui dénonce son maître Pizzaro une fois que tout est dit (ce qui jette une lumière trouble sur son personnage), la déception et la tristesse de Marzelline qui découvre que son Fidelio n’est pas celui qu’elle croyait et voit l’étendue de sa disgrâce ne sont pas mieux traités. Il faut trente secondes à Marzelline pour revenir à son Jaquino (il faut en effet faire vite car l’opéra se termine). Quant à Pizzaro après avoir fanfaronné de manière ridicule (genre Mohammed Ali après avoir vaincu un combat de boxe) aux côtés de Don Fernando, croyant échapper au châtiment, il est emmené à peine dénoncé et abattu d’un coup de pistolet sans aucune forme de procès (chez Chris Kraus il était guillotiné). Bref, on passe là aussi d’un totalitarisme à l’autre, la fin (l’aube rouge…) justifiant les moyens.
Tout cela ne va pas bien loin et Deborah Warner nous avait habitué à un peu mieux. Tout de même entre le Regietheater à la Castorf et ce plan plan, il y a sans doute de l’espace pour quelques idées. Mais non, il ne semble pas. L’opéra serait-il condamné à errer entre médiocrité warnérienne et abominations warlikowskiennes ou castastorfiques ?
Du point de vue musical, il n’en va pas beaucoup mieux, même si la distribution réunie avait tout pour plaire sur le papier.
Rien à dire sur la plupart des rôles périphériques, Marzelline est Mojka Erdmann, bien plus à l’aise dans ce rôle que dans Sophie où elle n’existait pas à Salzbourg. Fraîcheur, allant, rythme, tout cela est convaincant, tout comme l’excellent Jaquino de Florian Hoffmann, voix claire, belle diction, une touche de poésie, rien à dire, ces deux là sont parfaitement à leur place.
Kwangchul Youn  est un Rocco impeccable, un chant contrôlé, une couleur très chaleureuse, un des meilleurs Rocco de ces dernières années. Kwangchul Youn est aujourd’hui l’une des basses de référence pour le répertoire allemand, très émouvant et profond, c’est ce soir sans nul doute le meilleur du plateau.

Falk Struckmann, fut un Pizzaro référentiel lui aussi. L’artiste est intelligent, la présence scénique impressionnante, la diction impeccable. Malheureusement, la voix n’a plus l’éclat ou la profondeur d’antan et le chanteur éprouve quelque difficulté dans les moments de vaillance et les extrêmes du spectre, aigus comme graves, il en résulte un chant crié un peu vociféré, qui est quelquefois pénible. Malgré tout le respect pour le grand chanteur qu’il fut et qu’il reste quelquefois, cet heureux temps n’est plus.
Peter Mattei (Fernando) est une présence luxueuse pour un rôle très épisodique, mais il s’en tire comme toujours avec élégance, avec puissance, avec ses qualités habituelles d’émission et de diction, même si j’ai trouvé qu’à Lucerne (avec Abbado) il avait été encore meilleur.

Anja Kampe © Marco Brescia et Rudi Amisano
Anja Kampe © Marco Brescia et Rudi Amisano

Anja Kampe, qui chante Leonore depuis longtemps (avec Abbado lors de la tournée du Fidelio de Chris Kraus) devrait désormais réfléchir à ses choix de rôle : son engagement, son timbre chaud, son charisme lui garantissent des triomphes, soit dans Sieglinde, soit dans Senta, soit dans Leonore. Mais pour ma part je pense qu’elle n’a jamais eu les moyens d’un soprano dramatique, et surtout pas d’une Leonore, presque inchantable, demandant des qualités de cantabile à la limite du bel canto, et des aigus dardés, mais aussi des graves notables sur un spectre d’une rare étendue. On sentait ses limites dans ce rôle avec Abbado, même dans des théâtres moins vastes, elle s’égosille ici à en perdre la voix à la fin et rater plusieurs aigus. C’est une Leonore scénique, pour sûr, l’une des meilleures sur le marché, mais pas une Leonore vocale. Ici c’est nettement insuffisant.
Klaus Florian Vogt a un autre problème. Rien à dire sur la diction, sur la manière de colorer, sur la douceur de ce timbre, sur les aigus, même si le final de son air, haleté, haletant, lui crée quelques difficultés. C’est un chanteur de grand niveau et incontestable. Mais son timbre très clair, très nasal, un timbre qu’on croit être de ténor léger comme Almaviva (alors que la voix est tout autre que légère) ne convient absolument pas à la couleur du rôle, qui exige plus de corps, qui exige une couleur un tantinet plus sombre. Le résultat est qu’il n’existe pas. Ce n’est pas une question d’accompagnement du chef comme je l’ai lu, c’est une question de couleur et de pâte vocale. Ce timbre convient à Lohengrin, un héros venu d’ailleurs d’une autre nature et d’une autre pâte, cela ne convient pas du tout à Florestan, dont la couleur doit avoir du drame dans l’expression. Ici pas de drame, quelque chose de gentillet et de propret qui tombe à plat. Je le dis avec d’autant plus de tristesse que j’adore ce chanteur. Il n’est pas facile de trouver un Florestan aujourd’hui (sauf Kaufmann), ce n’était pas une mauvaise idée d’aller chercher ailleurs, mais tous ceux qui étaient à la représentation du 10 où Jonas Kaufmann a chanté ont dit qu’incontestablement cela avait fait basculer la représentation.
Malgré tout ce que j’ai lu (vulgarité, volume excessif, choix erronés) c’est bien Daniel Barenboim qui m’est apparu le plus convaincant et le plus impressionnant. Il a choisi comme ouverture Leonore II qui fut exécutée lors des premières représentations de la première version de l’opéra, une ouverture plus longue, plus symphonique, plus dramatique, plus descriptive aussi de la suite aussi, cette ouverture fut pour moi un grand moment : tempo lent, très lent, qui rappelait Klemperer, énergie et dramatisme qui rappelaient Furtwängler, référence explicite de Barenboim, c’est à dire un Beethoven inscrit dans une tradition datée certes (on ne joue plus Beethoven comme cela aujourd’hui), mais exécuté de manière fulgurante. Et c’est cette exécution majestueuse d’une incontestable grandeur, avec un orchestre particulièrement attentif, qui m’a séduit ici. Barenboim propose un Beethoven monumental, sombre, tendu avec un sens du drame marqué.  Certes on est à l’opposé de l’élégance dynamique d’un Abbado, ou d’un Harnoncourt, mais il y a là une vraie direction, une véritable option et l’orchestre sonne, avec un soin extraordinaire pour révéler la partition, pour en noter l’épaisseur et tant et tant de détails. Ainsi, toute la scène finale est elle musicalement grandiose (chœur vraiment remarquable, comme souvent à la Scala) et cette grandeur musicale compense largement la faiblesse du propos scénique. Le Beethoven de Barenboim n’est pas toujours convaincant. Ici on peut discuter les choix et options, on peut discuter l’interprétation, eu égard notamment aux voix choisies qui ne correspondent pas à cette direction (pour Vogt notamment), mais ce qui est indiscutable c’est la force de conviction, c’est l’intelligence, c’est même l’émotion qui se dégage de certains moments (l’ouverture notamment, mais aussi le final du premier acte et toute la scène du chœur des prisonniers, et le début du 2ème acte (qui n’a pas cependant la force qu’il dégageait chez Abbado).
Barenboim quitte la Scala après la dernière du 23 décembre. Premier directeur musical non italien,  aura beaucoup apporté pour le répertoire de la maison, qu’il a ouvert, il aura aussi permis à des chefs nouveaux de diriger, il a fait respirer une maison qui avait été un peu plâtrée les dernières années de Muti. On peut discuter le personnage, un certain public peut penser « bon débarras », mais il est clair pour moi qu’il a été un des phares de la période Lissner. Il restera au successeur  Riccardo Chailly de défendre le répertoire idiomatique scaligère.
Ce Fidelio est loin d ‘être totalement convaincant. Il est sauvé pour moi par la direction musicale, magnifique et à contre courant des modes, XXème siècle en diable, beethovénienne au sens furtwänglérien du terme dans la grande tradition du symphonisme allemand.

Les fins de cycle sont toujours un peu mélancoliques : voir Barenboim saluer seul avec panache un public conquis avait quelque chose d’émouvant.
La saison est ouverte, la Scala continue, grande dame vénérable et malgré tout éternellement séduisante. [wpsr_facebook]

Acte II Anja Kampe, Klaus Florian Vogt, Peter Mattei, Kwangchul Youn © Marco Brescia et Rudi Amisano
Acte II Anja Kampe, Klaus Florian Vogt, Peter Mattei, Kwangchul Youn © Marco Brescia et Rudi Amisano

LUCERNE FESTIVAL 2014: ALAN GILBERT DIRIGE L’ORCHESTRE DU GEWANDHAUS DE LEIPZIG le 7 SEPTEMBRE 2014 (CERHA, BEETHOVEN)

Concert du 7 septembre (Gewandhaus Leipzig) © Priska Ketterer/Lucerne Festival
Concert du 7 septembre (Gewandhaus Leipzig) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

J’avais repéré une troisième de Mahler avec l’orchestre du Gewandhaus dirigé par Riccardo Chailly qui avait évidemment excité ma curiosité. La blessure de Chailly et ses annulations estivales ont amené, pour la première fois à Lucerne, Alan Gilbert, dont des amis dignes de foi disent que cette Troisième, à laquelle je n’ai pu malheureusement assister était plutôt intéressante.
J’ai en revanche assisté au programme de la veille, centré autour de la Symphonie n°9 de Beethoven, avec outre la symphonie, la Paraphrase über den Anfang der 9. Sinfonie von Beethoven qui ouvrait le concert. Que ceux qui confondraient paraphrase et variations se rassurent, on a peine à reconnaître dans cette œuvre d’une quinzaine de minutes une trace claire du début de la symphonie ; il s’agit d’un exercice de style dans une tradition purement formaliste sur les quartes descendantes du début du premier mouvement. Au delà de l’exercice formel, c’est une musique qui apparaît déjà datée, et pour tout dire, sans intérêt majeur même si la musique contemporaine permet toujours de se concentrer sur l’audition sans références et donc d’être tout à l’œuvre et non à ses propres souvenirs.
Néanmoins, elle permet en même temps d’écouter d’une autre manière la symphonie de Beethoven, célébrissime, c’est à dire de mieux se concentrer sur les formes, car c’est ce qui domine dans l’exécution du Gewandhaus, d’une très grande clarté, et dans la volonté visible du chef de dégager les formes, les motifs, les éléments de l’instrumentation dans l’œuvre de Cerha et d’offrir une grande lisibilité qu’on retrouvera tout au long de la soirée.
Cette lisibilité, qui est un caractère fort de l’exécution de la IXème symphonie de Beethoven, n’a pas empêché une exécution perturbante, voire difficilement supportable, au moins des trois premiers mouvements, et notamment du premier.

Alan Gilbert le 7 septembre 2014 © Priska Ketterer/Lucerne Festival
Alan Gilbert le 7 septembre 2014 © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Difficilement supportable pur mon goût parce que l’on est face à une manière de jouer Beethoven qu’on n’imagine presque plus, avec de forts contrastes, avec un rythme haché, sans aucun legato, voire martial, un Beethoven enfoui dans le passé, ou du moins ce qu’on s’imagine du passé, où Furtwängler serait un exemple de douceur de discrétion et de légèreté, comparé à ce qui nous a été donné d’entendre. J’ai sans doute trop l’habitude d’exécutions fluides, avec des formations à l’effectif plus raisonnable, avec un volume plus léger pour pouvoir apprécier ce rouleau compresseur. Je suis disponible à toutes les interprétations, mais celle-ci m’a vraiment pesé.
Certes, Alan Gilbert est un grand technicien, au geste net, précis, vaste, il possède un art assez remarquable de faire émerger le son de l’orchestre, d’isoler tel ou tel pupitre, avec un orchestre qui répond très bien aux sollicitations. L’orchestre est évidemment dans son répertoire, et s’y retrouve  comme phalange de référence  dans les grands orchestres de tradition germanique: cuivres somptueux, bois sans scories  avec une virtuosité remarquable, belles cordes charnues et sonores. Ce qu’on ne retrouve pas, c’est l’esquisse de l’esquisse du début d’un peu de lyrisme, d’un peu de subtilité, ou même de sensibilité.

Les choeurs le 7 septembre 2014 © Priska Ketterer/Lucerne Festival
Les choeurs le 7 septembre 2014 © Priska Ketterer/Lucerne Festival

On reste dans la grosse machine, impression confirmée par la vision spectaculaire de la masse orchestrale et du chœur gigantesque, formé du chœur du Gewandhaus, du chœur de l’opéra de Leipzig, du chœur d’enfants du Gewandhaus avec ses vestes rouges qui font une joli tache de couleur vive au milieu de cette masse sombre, roses rouges sur un dais funèbre. Nous sommes dans le démonstratif, dans l’affichage loin de la joie intériorisée, où perce la tendresse. Ici on veut écraser.
Évidemment, le dernier mouvement est par la force des choses, le plus réussi ou le moins discutable, dans la mesure où cette construction interprétative y conduit directement. Effet de masse, excellence du chœur, et solistes un peu perdus dans toute cette abondance de biens, placés sur le côté entre les bois et les cordes. Des quatre solistes, le ténor Steve Davislim a du mal à faire entendre une voix légère et chaleureuse, dont la projection n’en peut mais : seul face à deux cent cinquante personnes décidées à en découdre, il n’y arrive pas. En revanche , Dimitri Belosselsky a montré une voix de basse bien timbrée, claire, posée, et engagée, bien plus convaincant qu’à d’autres occasions. Gerhild Romberger, entendue plusieurs fois ces dernières années  qui est devenue la grande spécialiste des interventions de mezzo dans les concerts, notamment mahlériens, a toujours cette voix à la fois profonde et magnifiquement projetée, avec de notables qualités de diction. Quant à la jeune Christina Landshamer, elle montre une voix de soprano très claire, très fraiche, à la jolie technique : c’est elle la vraie surprise du quatuor.

De gche à dte: Chriustina Landshamer, Gerhild Romberger, Steve Davislim,Dmitri Belosselsky © Priska Ketterer/Lucerne Festival
De gche à dte: Chriustina Landshamer, Gerhild Romberger, Steve Davislim,Dmitri Belosselsky © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Triomphe final, standing ovation, au bout du compte assez courte ; un concert techniquement parfait, musicalement très discutable. L’exécution m’est apparue surannée et à la limite gênante, malgré un dernier mouvement qui de lui même soulève les cœurs et les âmes, en particulier dans la période que nous vivons. En appeler à la fraternité, à l’union, à la joie et à l’amitié semble bien décalé, voire osé, voire subversif face à l’individualisme des temps, aux replis sociétaux, aux joies du racisme en bref, à la barbarie du quotidien ou plutôt à la barbarie tout court. [wpsr_facebook]

Sebastian Breuninger Konzertmeister du Gewandhaus (et du LFO) © Priska Ketterer/Lucerne Festival
Sebastian Breuninger Konzertmeister du Gewandhaus (et du LFO) © Priska Ketterer/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2014: ANDRIS NELSONS DIRIGE LE CITY OF BIRMINGHAM SYMPHONY ORCHESTRA le 31 AOÛT 2014 (WAGNER, BEETHOVEN) avec KLAUS FLORIAN VOGT (Ténor)

Klaus Florian Vogt et Andris Nelsons © Priska Ketterer/Lucerne Festival
Klaus Florian Vogt et Andris Nelsons © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Dimanche 31 août à l’heure de la messe, Klaus Florian Vogt dans des extraits de Parsifal. Les cloches sonnent à toute volée, ils sont venus ils sont tous là, la voix de miel va s’élever dans le temple construit par Jean Nouvel…
Et ce fut un peu décevant. Non pas tant par l’orchestre ni par le soliste, qui à 11h du matin, n’était quand même pas dans l’un de ses meilleurs soirs (comme on dit) mais plus à cause du programme choisi, de la manière de le présenter : Wagner n’est pas facile en récital…

Il y a peu de moments dans les grands opéras wagnériens qui puissent être coupés du contexte et présentés comme des airs ; si c’est encore possible dans Der Fliegende Holländer ou dans Tannhäuser, ça l’est un peu moins dans Lohengrin, et pas du tout dans Parsifal. Il n’y a pas d’airs à proprement parler, pas de moments isolés que l’on puisse extraire . Or le concert a commencé par trois extraits de Parsifal, l’Enchantement du Vendredi Saint à l’orchestre (ça passe et déjà Toscanini en avait laissé un enregistrement), Amfortas ! die Wunde ! du 2ème acte, et le monologue final de Parsifal (Nur eine Waffe taugt) au 3ème acte, mais sans le développement d’un final qui exigerait des chœurs et donc pour ces deux extraits vocaux, c’est plus une frustration qu’un plaisir. Ensuite, à chaque air, une sortie de scène, puis une rentrée avec applaudissements afférents: tout est fait pour couper l’émotion et la « mise en scène » du concert m’apparaît bien poussive…
Néanmoins, on peut comprendre le choix de Andris Nelsons, dans un programme où, à Birmingham par exemple, Wagner a été couplé avec Elgar. Ici, couplé avec la 7ème de Beethoven, les choses sont moins nettes. On peut comprendre aussi que devant faire Parsifal à Bayreuth en 2016, les deux artistes essaient de se retrouver le plus souvent possible. Même si Klaus Florian Vogt a déjà chanté Parsifal à la scène.

Klaus Florian Vogt dans l'effort © Priska Ketterer/Lucerne Festival
Klaus Florian Vogt dans l’effort © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Amfortas ! die Wunde ! est l’air le plus héroïque de la partition, et le plus tendu pour Parsifal. Commencer à froid à lancer l’aigu d’ « Amfortas ! » n’est pas commode pour un chanteur, même si  Vogt, d’une manière ici à la fois surprenante, et intelligente, lance un « Amfortas ! » non pas étonné, non pas un cri de la découverte de l’évidence, mais un cri déjà de douloureuse surprise. Sans jamais pousser la voix, sans être tonitruant, mais au contraire dissimulant l’effort et la poussée sonore sous une apparente facilité, son « Amfortas ! Die Wunde ! » est surprenant en soi, tant le son est homogène, tant la voix est projetée d’une manière  naturelle, mais où néanmoins, par le seul art de l’interprétation, la tension est présente. Vogt a dans la voix la tendresse et la jeunesse du personnage, sa naïveté aussi : et nous sommes au moment où l’on passe de la naïveté au savoir, de l’ignorance à la lumière. Le ton dont il use est à la fois décidé et d’une incroyable douceur.

Klaus Florian Vogt et Andris Nelsons © Priska Ketterer/Lucerne Festival
Klaus Florian Vogt et Andris Nelsons © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Même impression dans son monologue du 3ème acte, au moment où il chante
Nur eine Waffe taugt: –
die Wunde schließt der Speer nur,
der sie schlug et où il va prononcer son Sei heil, entsündigt und entsühnt . À la fois décidé et plein de cette Mitleid (durch Mitleid wissend…), il n’est en rien autoritaire mais possède une incroyable autorité dans ces paroles, ce qui le différencie de bien des Parsifal vus ces dernières années. Là où Kaufmann (phénoménal) est seulement dans la Mit-Leid, dans la souffrance avec, (littéralement la com-passion), Vogt est déjà dans l’autorité consentie, mais une autorité installée par la douceur. La voix de Vogt, qui semble toujours ailleurs tant elle est particulière, fait ici merveille, grâce aussi à l’habile accompagnement de l’orchestre qui suit les inflexions du texte avec un volume adapté, qui ne couvre pas l’artiste, dans une salle où c’est souvent le cas.

On se souvient du magnifique 3ème acte de Parsifal dirigé par Andris Nelsons dans cette salle à Pâques dernier (le 12 avril dernier, avec Simon O’Neill, Thomas Konieczny, Georg Zeppenfeld) dont ce blog a rendu compte  Son Karfreitagzauber, Enchantement du vendredi Saint, exécuté en « ouverture » du concert » déploie une palette sonore similaire avec Birmingham, brûlante de passion retenue, avec un souffle et une sensibilité étonnantes, et un sens du phrasé remarquable sans jamais avoir un son écrasant : en cela, l’orchestre est en parfait écho avec le soliste.
Au total des extraits de Parsifal qui ne laissent pas le temps ni au public ni à la voix de se déployer vraiment, et malgré les qualités de chaque moment singulier, c’est quand même une impression de frustration et d’incomplétude qui domine.

Klaus Florian Vogt © Priska Ketterer/Lucerne Festival
Klaus Florian Vogt © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Quelques jours avant, Nelsons et Vogt faisaient leurs adieux 2014 dans le Lohengrin de Bayreuth pour sa cinquième saison et cette complicité vieille de plusieurs années (La production de Lohengrin remonte à 2010) se lit dans les trois extraits de Lohengrin donnés en complément. En passant du père au fils, nous lisons la même retenue et la même poésie. Le prélude du 3ème acte, fait briller l’orchestre d’une manière vraiment éclatante, même si l’extrait suivant, pris dans la scène avec Elsa, produit la  même frustration que pour Parsifal, à savoir un sentiment d’attente, de privation, et même si Höchtes Vertrau’n hast du mir schon zu danken était plein de passion retenue et de délicatesse, il manquait Elsa, il manquait le théâtre, et pour tout dire il manquait de la tension. Mais dans le récit du Graal, tronqué, (on aurait pu penser qu’en concert on eût pu enfin avoir la version complète…), sans doute la pièce la plus adaptée à un récital, Vogt a montré son incomparable maîtrise, à la fois douceur, mélancolie, tristesse, regrets, mille couleurs donnaient à ce récit final de la première partie le parfum de l’exception. On retrouvait là le Vogt tant applaudi à Bayreuth on retrouvait l’intelligence du phrasé, l’impression d’une totale absence d’effort et la fluidité du discours, on retrouvait le personnage, accompagné par un orchestre d’une clarté lumineuse et profondément engagé . Evidemment miraculeux.

En seconde partie, le 7ème de Beethoven, qui a été part de la première intégrale Beethoven de Nelsons, la saison dernière à Birmingham, et est redonnée ces jours-ci à Bonn (lieu évidemment idoine puisque Beethoven y est né) .
La septième est pour moi liée à une exécution de Claudio Abbado le 15 avril 2002 au Festival de Pâques de Salzbourg avec les berlinois: personne, même Pollini – il nous l’a confié après le concert – n’en est revenu, et tant de spectateurs en avaient les larmes aux yeux. Jamais plus, même avec Berlin, je n’ai retrouvé cela : une danse dionysiaque étourdissante et d’une incroyable dynamique. Il ne me viendrait pas à l’idée de comparer quoi que ce soit, mais c’est simplement pour signaler que dans la septième j’ai deux références évidentes en soi : Carlos Kleiber et Claudio Abbado.

Andris Nelsons le 31 août 2014 © Priska Ketterer/Lucerne Festival
Andris Nelsons le 31 août 2014 © Priska Ketterer/Lucerne Festival

Sans atteindre ces sommets, j’ai vraiment beaucoup aimé le travail de Nelsons et de l’orchestre dans cette symphonie, que Nelsons interprète à mi-chemin entre l’option solennelle et visionnaire de Furtwängler (Berlin 1943, une interprétation prophétique et terrible de l’allegretto, presque une marche funèbre) et cette course dionysiaque dont je parlais plus haut chez Abbado. Il travaille sur les contrastes, sur le contrepoint, sur une vision romantique jamais tonitruante, jamais dans la démonstration (alors que c’est si facile dans la 7ème). Certes, le rythme est rapide, mais, notamment dans le premier mouvement, très contrasté, avec des moments très allégés aux cordes, mais des interventions vigoureuses des cuivres et des bois. Un rythme rapide, mais des ralentissements et surtout une grande respiration musicale, sans vraiment la tension qui raidirait le mouvement général:  il y a là une souplesse, une rondeur assez nouvelles dans la manière de Nelsons.
L’allegretto (2ème  mouvement) est peut être le moment le plus intense, c’est aussi mon préféré. Il n’est pas sombre comme Furtwängler, il est, disons, tendu avec une très grande participation des pupitres et notamment des chefs de pupitres (la flûte est magnifique). Il y a certes de la souplesse, mais une très grande attention à l’alternance rythmique, notamment au début, presque métronomique, qui crée la tension par sa répétition obsessionnelle. La fin du 2ème mouvement, plus alerte, est éblouissante par l’engagement des musiciens et la qualité de toutes leurs interventions.
Plus d’exubérance dans le scherzo, mais qui reste contrôlée : c’est bien là la nouveauté chez Nelsons, ce contrôle fort sur les rythmes et les volumes, que je n’avais pas noté dans d’autres exécutions : le trio est pris de manière un peu plus lente, mais presque plus héroïque en même temps, avec des cordes stupéfiantes.
Enfin, c’est au quatrième mouvement que Nelsons entraîne l’orchestre de manière vertigineuse, il est suivi par les cordes, très concentrées, qui n’ont jamais failli. On n’atteindra pas la folie abbadienne, mais néanmoins l’orchestre est poussé de plus en plus vers une sorte de course à l’abîme et tout tient merveilleusement notamment à la coda finale. Le public explose à la fin, et c’est amplement mérité.
Ce cycle Beethoven devrait sortir chez Orfeo, il sera intéressant de confronter la vision de Nelsons à d’autres déjà consacrées : il y a là une prise de risque, une vraie personnalité qui mérite qu’on s’y arrête. Au total, et de manière inattendue, c’est Beethoven qui m’a saisi et Wagner qui m’a (un peu) lâché. [wpsr_facebook]

Andris Nelsons et le CBSO le 31 août 2014 © Priska Ketterer/Lucerne Festival
Andris Nelsons et le CBSO le 31 août 2014 © Priska Ketterer/Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2014: ANDRIS NELSONS DIRIGE LE CITY OF BIRMINGHAM SYMPHONY ORCHESTRA le 30 AOÛT 2014 (BEETHOVEN, ELGAR) avec RUDOLF BUCHBINDER (Piano)

Rudolf Buchbinder, Andris Nelsons, CBSO le 30 août 2014 © Peter Fischli /Lucerne Festival
Rudolf Buchbinder, Andris Nelsons, CBSO le 30 août 2014 © Peter Fischli /Lucerne Festival

Il y a des pianistes flamboyants, qui attirent les foules et jettent poudre de perlimpinpin et paillettes. Rudolf Buchbinder est tout le contraire. Une carrière solide, mais sans éclats, une considération et un respect unanimes de la critique, une approche classique et sans reproche: nous en avons eu la confirmation ce soir dans le concerto n°5 en mi bémol majeur op.73 de Beethoven, le très fameux Empereur.

Deux programmes pour ce passage éclair du City of Birmingham Symphony Orchestra à Lucerne, une soirée Beethoven/Elgar avec Buchbinder et une matinée Wagner/Beethoven avec Klaus Florian Vogt. Nul doute que dans les deux cas, la présence du soliste a contribué à attirer le public.
Dans une œuvre aussi fameuse, voir aussi rebattue que le concerto « L’Empereur », il peut être difficile de proposer une vision neuve ou révolutionnaire, Buchbinder propose une vision très carrée, à la géométrie précise, au son très net, à la transparence exemplaire, avec des moments d’ineffable poésie. L’artiste joue avec une sorte de naturel, sans jamais d’excès, mais mettant toujours en avant certains détails, avec une grande virtuosité certes, mais jamais démonstrative, la salle était pleine à craquer, et a explosé dans l’interprétation étourdissante du final de la Sonate n°8 op 13 « Pathétique » de Beethoven. A une semaine de distance, on pouvait constater que Andris Nelsons, avec deux orchestres aussi différentes que le LFO (avec Pollini) et le CBSO, a le même souci de mettre en valeur le soliste, en atténuant le son au maximum, en ne quittant pas des yeux le piano, en accompagnant chaque mouvement avec grande délicatesse. L’orchestre en devient très retenu, à peine entend-on un fil sonore : pour un chef qu’on qualifiait de flamboyant, cela constitue un vrai tournant, et un signe d’évolution ( maturation?) évident. À ce titre signalons le début de l’adagio (adagio un poco mosso) qui fut non seulement l’un des moments exceptionnels de la soirée, mais peut-être de tous les concertos n°5 entendus dans ma vie mélomaniaque.  Un moment suspendu, un son d’une pureté diaphane, une immense émotion, un orchestre éblouissant : pourtant il n’était pas en ce début de soirée au mieux de sa forme, erreurs, attaques peu nettes, bois un peu ternes, il a fallu attendre le second mouvement pour retrouver un son vraiment satisfaisant, et surtout au troisième mouvement où, il est vrai, Buchbinder était lui-aussi exceptionnel.

En deuxième partie, l’orchestre avait choisi de présenter une pièce moins jouée, mais profondément liée et au répertoire britannique et à l’histoire même de l’orchestre de Birmingham , la Symphonie n°2 de Elgar, jouée pour le premier concert de l’orchestre à sa fondation en 1920, et dirigée, pour la première fois je crois, par le compositeur. C’est le type d’œuvre qu’un tel orchestre doit avoir dans ses gênes.

Car si le CBSO est un bon orchestre, de bon niveau international, c’est un orchestre comparable à d’autres, comme l’Orchestre de Paris, le National de France ou Santa Cecilia, il ne fait pas partie des Rolls des orchestres.
C’est Sir Simon Rattle qui l’a porté à un niveau international, puisqu’il en a été pendant 18 ans le chef, et qu’il a bâti sa propre carrière à partir de son travail à Birmingham. Andris Nelsons entame sa dernière saison en tant que directeur musical, une charge qu’il assume depuis 2008.

Andris Nelsons & le CBSO dans Elgar © Peter Fischli /Lucerne Festival
Andris Nelsons & le CBSO dans Elgar © Peter Fischli /Lucerne Festival

La composition  de la seconde (et donc dernière) symphonie de Edward Elgar s’étend de 1903 (premiers moments) à 1911. L’essentiel de la composition datant des années 1909 à 1911.
C’est une pièce longue (55 minutes), avec un orchestre très important, et notamment une grande distribution de bois et de cuivres.
La pièce est dédiée au roi Edward VII, décédé en mai 1910 , sans que l’ensemble de la musique puisse être considéré comme un éloge funèbre, et elle porte en préface les premiers vers du poème Invocation de Shelley

Rarely, rarely comest thou,
Spirit of delight!

Elle entre parfaitement dans le thème proposé par le Festival « Psyché » puisqu’Elgar lui même parle à son propos de pèlerinage passionné d’une âme.
Par rapport aux quelques approximations entendues dans le Beethoven qui précédait, l’orchestre semble beaucoup plus concentré, notamment les bois splendides. On sent dans la manière de diriger d’Andris Nelsons l’évolution perçue lors des concerts avec le LFO : un travail approfondi sur les volumes et les contrastes, un soin tout particulier pour alléger le son, notamment dans le larghetto (2ème mouvement), plus recueilli, plus sombre et dans le rondo du troisième mouvement. Elgar disait avoir travaillé l’ombre et la lumière, inspiré par un voyage à Venise et notamment par la visite de la Basilique Saint Marc. Il y a en effet dans cette composition quelque chose d’un mosaïste qui travaille chaque tesselle et donc chaque caillou au service d’un ensemble monumental. Dans les détails, il y a en effet des pépites, mais l’ensemble reste pour moi un peu longuet, et la musique, sur le moment très enveloppante, voire captivante, ne laisse pas de traces notables quelques jours après (je parle évidemment de mon propre ressenti et de ma propre expérience).
C’est une musique où on lit l’influence de Wagner (et Nelsons sort de Lohengrin et prépare Parsifal), on rapproche d’ailleurs The dream of Gerontius (qui lui aussi raconte le voyage de l’âme au seuil de la mort) du même Elgar de Parsifal. On sait par ailleurs combien le légendaire Hans Richter était lié à Elgar . Le premier mouvement (allegro vivace e nobilmente) est particulièrement emblématique de ce que j’écrivais plus haut : des pépites, mais quelque difficulté à construire une vision d’ensemble, malgré l’incontestable énergie  du départ, les moments plus retenus manquent peut-être un peu de tension ; mais la mosaïque pour moi se contemple dès le second mouvement (larghetto), plus mélancolique ou élégiaque que tragique mais gardant une grande intensité et retrouvant une vraie tension, un peu absente au premier mouvement. Pour le chef qui quelques jours avant dirigeait Lohengrin,  il y a quelque chose de cette couleur-là, une intériorisation sans pathos qui peut surprendre de la part d’un chef qui sait manier habituellement le pathos. C’est dans les deux derniers mouvement, joués sublimement par l’orchestre (les cordes au troisième mouvement sont stupéfiantes), avec brio et virtuosité que l’on est totalement convaincu par l’approche. Les pianissimis des cordes dans le dernier mouvement, qui m’a fait penser fortement à la Symphonie n°3 de Brahms jouée la semaine précédente, la retenue de l’ensemble de l’orchestre et du son, la relative lenteur du tempo, tout cela crée une magie ponctuée par le long silence final imposé par le chef (à la Abbado…) qui fait de cette exécution un grand moment musical .
L’orchestre très convaincant dans Elgar, son répertoire génétique,et la manière assez personnelle avec laquelle Nelsons conduit cette musique qu’il aborde, m’a fait passer au total une très soirée passionnante, qui confirme les éminentes qualités du chef et qui marquent chez lui une évolution assez notable, et qui permet aussi d’admirer l’orchestre de Birmingham dans son répertoire d’excellence. [wpsr_facebook]

Andris Nelsons le 30 août 2014 © Peter Fischli /Lucerne Festival
Andris Nelsons le 30 août 2014 © Peter Fischli /Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL PÂQUES 2014: Gustavo DUDAMEL dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS (BEETHOVEN-STRAVINSKI)

Gustavo Dudamel © Vern.Evans
Gustavo Dudamel © Vern.Evans

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Sinfonie Nr. 6 en fa majeur op. 68 Pastorale
Igor Strawinsky (1882-1971)
Le Sacre du Printemps

 

Le festival de Pâques de Lucerne propose traditionnellement une mini résidence du Symphonieorchester des Bayerischen Runfunks, et cette année, c’est Gustavo Dudamel et Andris Nelsons, les stars de la nouvelle génération, qui le dirigent à tour de rôle.

Qui est Gustavo Dudamel ? Est-il un superficiel ? Un médiatique ? Un travailleur ? Un classique ? Un novateur ? Quelle place a-t-il dans l’actuel Panthéon des chefs ?
Et d’où vient son immense popularité ?
Ayant suivi sa carrière depuis les origines, lorsqu’il effectua ses premières tournées en Europe avec l’orchestre Simon Bolivar des jeunes du Venezuela qu’il dirigeait à 19 ans, lorsqu’après avoir remporté le concours de direction d’orchestre Gustav Mahler de Bamberg, il dirigea l’automne suivant les Bamberger Symphoniker, dans un programme Jean Françaix (bien connu en Allemagne) et Saint-Saëns (Symphonie avec orgue).
On remarquait immédiatement des qualités notables : sens de la dynamique, extrême précision du geste, pulsation rythmique marquée.
Très vite sa carrière a explosé, et même à l’opéra : il fut appelé à la Scala par Stéphane Lissner pour diriger Don Giovanni dans une mise en scène de Peter Mussbach, et la scène de la mort de Don Giovanni reste ancrée dans ma mémoire, elle me rappelait en effet Furtwängler.
Malheureusement, les autres expériences à l’opéra (Bohème, Rigoletto) furent assez décevantes :  Dudamel s’occupe avec un soin extrême de l’orchestre, pas forcément des chanteurs.
Car, chef d’orchestre depuis l’âge de 14 ans et ayant fait ses armes auprès de l’orchestre des Jeunes du Venezuela, il a dû à la fois diriger et former, et effectuer un travail de grande précision auprès de musiciens formés sur le tas, dans l’orchestre et par l’orchestre, pour leur permettre d’arriver au niveau exceptionnel qu’ils ont atteint.
J’avais en tête tous ces souvenirs en voyant Gustavo Dudamel diriger le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks.
Je ne l’avais pas entendu depuis plusieurs années lors de ce concert de Lucerne. Et j’avais entendu des avis contrastés de la part de ceux qui avaient écouté certains de ses concerts. Les derniers (à Paris, Requiem de Berlioz à Notre Dame) étaient unanimement salués, d’autres expériences avaient été moins heureuses : on l’estime tantôt froid et peu expressif, tantôt métronomique (sic), tantôt très (trop) classique tantôt très (trop) sirupeux.
Rien de tout cela ce soir.
Le programme proposait en première partie la Symphonie n°6 Pastorale de Beethoven, une pièce rebattue, qui permet aussi d’innover dans l’interprétation: pour ma part quand je l’écoute elle me rappelle le tableau de Giorgione, La Tempesta (Galerie de l’Académie à Venise). Une femme (gitane ?) protégeant un bébé  au premier plan qui regarde le spectateur et un soldat tourné vers elle face à un paysage qui commence à s’agiter au milieu d’une végétation abondante, avec en arrière plan une ville sous un ciel menaçant.
Il y a dans ce tableau quelque chose de serein, et en même temps d’inquiétant. Une composition qui met en scène une nature luxuriante envahissante, et une ville, et de l’eau, et deux êtres un peu perdus, ou là par hasard. Et quand je lis les lignes de Berlioz sur cette symphonie, je comprends, par Giorgione interposé, ce qu’il veut nous dire lorsqu’il parle de paysage composé par Poussin et dessiné par Michel Ange. Je tiens le tableau de Giorgione comme l’un des plus grands de l’histoire de la peinture, et lorsque je reviens à Venise, je vais systématiquement le voir comme aimanté par ce regard féminin un peu mystérieux, vaguement craintif, et pourtant d’une étrange sérénité.
Et la Pastorale de Beethoven, c’est pour moi la musique qui convient à cet univers, une nature qui n’a rien de mièvre, qui n’a rien de bucolique, qui n’a rien de pastoral au sens du XVIIème : pas de bergers ni de bergères, adieu Tircis, adieu le Tendre mais une vision syncrétique des sons, des bruits, des fluides mystérieux de la nature, avec leurs contrastes et leur violence, leur douceur et leur souffle.
Dudamel aborde l’œuvre, que le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks connaît bien et qu’il a jouée avec Mariss Jansons son chef il n’y a pas si longtemps, d’une manière qui évite toute mièvrerie, avec une sorte d’objectivité étonnante, laissant la musique parler sans jamais se laisser aller à je ne sais quelle complaisance. Le son est plein, décidé, fabuleusement clair. Il y a lecture, il y a vraie direction de quelqu’un qui sait ce qu’il veut offrir. Ce Beethoven-là est un vrai tableau, c’est une véritable description qu’il conduit, et qu’il balaie. Mon mouvement préféré, le quatrième ( Gewitter – Sturm <Tonnerre – Orage>) est abordé de manière à la fois sèche et prodigieusement précise, qui met en valeur les fulgurances de l’orchestration beethovénienne, s’emparant d’un topos de la musique descriptive qui court les opéras de Vivaldi à Rossini pour en faire un instantané inquiétant, où les choses deviennent personnes, où la nature devient presque terreur, une nature qui parle. C’est magnifiquement interprété et coloré.

Gustavo Dudamel
Gustavo Dudamel

J’avoue avoir été étonné de la maturité de ce travail, et du son extraordinaire qui en sort, un son à la fois plein, présent, sans jamais être un son à effets, alors que ce serait si facile.
Et c’est la même impression avec le Sacre du Printemps, une pièce que Dudamel affectionne, et qui prolonge d’une certaine manière cette vision païenne de la nature, par une célébration sacrificielle. Ici, en maître absolu de l’orchestre, Dudamel impulse, c’est à dire instille une pulsion phénoménale qui semble venir des profondeurs. Il n’y a rien là de descriptif, il y a là un véritable regard, froid, méthodique, un regard non plus à la Giorgione, mais à la Flaubert, au Flaubert de Salammbô, exact, précis et à la fois terriblement romanesque, quelque chose de monumental et d’écrasant. J’ai vraiment admiré l’animation, c’est à dire le paysage plein de souffle et d‘âme qu’il réussit à dessiner, animus et anima, et il sollicite l’orchestre pour créer des contrastes d’images sonores brutales, sans jamais aucune scorie, des sons d’une précision presque inhumaine, la messe inquiétante de la nature.
Ce concert fut pour moi une sorte de fête de correspondances, musique, peinture, littérature se répondent en une sorte de fête sabbatique dont je garde encore un souvenir vibrant. Dudamel m’a étonné, m’a même saisi. Grand, vraiment.
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Gustavo Dudamel & Andris Nelsons après l'acte III de Parsifal (Lucerne, 12 avril 2014)
Gustavo Dudamel & Andris Nelsons après l’acte III de Parsifal (Lucerne, 12 avril 2014)

TEATRO REAL 2014-2015: LA PROCHAINE SAISON DE MADRID

 

Planté en face du palais Royal, le Teatro Real illustre bien la symbolique de l’opéra et du pouvoir.
Le XIXème français a installé en général le théâtre pas trop loin de la mairie, comme deux symboles civiques forts. Ici, c’est l’opéra, théâtre royal, qui dialogue avec le palais.
On va me rétorquer (et on aura raison) que la Scala est face à la mairie de Milan. Mais  même si le Palazzo Marino remonte au XVIème siècle et la Scala au XVIIIème, il n’est le siège de la mairie de Milan que depuis septembre 1861. Et donc c’est la mairie qui choisit de faire face à la Scala, et qui du même coup affirme la Scala comme théâtre des citoyens et non théâtre de Cour: déjà, sa construction, séparée du Palazzo Reale au XVIIIème symbolisait la conquête  de son théâtre par la cité. D’ailleurs, le centre de Milan réhabilité après l’unité d’Italie est particulièrement intéressant: le Palais royal, le Duomo, la Mairie et la Scala sont liés par la galerie Vittorio Emanuele (1879) qui constitue ce qu’on appelle le Salotto di Milano. Toute l’histoire de Milan est là, tracée sur une ligne: l’histoire d’une ville qui s’est elle même libérée de ses jougs.
Le Teatro Real (architecte Antonio López Aguado), dont la façade et l’entrée donnent sur le Palais royal et non sur la Ville, illustre au contraire une autre histoire. Construit sur ordre de la reine Isabelle II en 1850, il est royal de naissance. Et de naissance aussi, il célèbre l’opéra italien (inauguration avec La Favorite de Donizetti). La construction du métro occasionne sa fermeture en 1925, et ce n’est qu’après 1990, après des travaux de restructuration et de rénovation, qu’il est rendu à sa fonction première.
Pendant des années, l’opéra à Madrid s’est transplanté au Teatro de la Zarzuela (qui lui, remonte à 1858, toujours sous le règne d’Isabelle II passionnée de musique…et de musiciens).
La salle du Teatro Real d’une capacité de 1800 places, est une salle au rapport scène/salle très équilibré et douée d’une très belle acoustique. Depuis 2010, c’est Gérard Mortier qui en était le directeur artistique, jusqu’en septembre 2013, où dans les conditions lamentables que l’on sait, il est remplacé par Joan Matabosch, directeur artistique du Liceu de Barcelone.
Il nous faut nous arrêter quelque peu sur la question de l’opéra en Espagne.
Tant que le Teatro Real n’a pas été réouvert à l’opéra, c’est le Liceu de Barcelone qui était en Espagne la salle de référence. La réouverture du Teatro Real s’est non seulement accompagnée de l’ouverture de plusieurs théâtres d’opéra en Espagne (Palau de les Arts Reina Sofia à Valence, Teatro de la Maestranza à Séville), mais a donné l’occasion de relancer une véritable politique artistique à Madrid et attirer l’attention des grands managers d’opéra, à commencer par Stéphane Lissner. C’était l’époque où l’Espagne avait le vent en poupe.
Gérard Mortier arrive à Madrid à un moment de repli dû à la crise, et affiche une politique (celle qu’il a toujours défendue) ouverte aux metteurs en scènes novateurs, aux oeuvres du XXème siècle, aux créations. Or le répertoire de l’opéra en Espagne est très fortement marqué par le répertoire italien, et par une certaine tradition. Il bouscule donc les habitudes. De son côté, Joan Matabosch au Liceu (qu’il dirigeait depuis 1996) a essayé d’ouvrir le répertoire, mais a toujours veillé à tenir des équilibres entre tradition maison et ouverture. C’est par exemple au Liceu que Calixto Bieito fait sa première mise en scène « scandaleuse » en 2001, un Ballo in maschera resté dans les mémoires.
Liceu et Madrid se partagent donc en Espagne la suprématie en matière lyrique.
La saison 2014-2015 du Teatro Real essaie d’afficher cet équilibre entre innovation et tradition, et surtout, en ces temps de crise et de réduction de subventions, essaie d’afficher des titres qui puissent attirer le public en gardant des exigences artistiques de haut niveau. On est cependant déjà assez loin de la politique d’un Mortier, avec la création cette année de Brokeback Mountain de Charles Wuorinen mis en scène par Ivo van Hove qui a attiré les regards de toute l’Europe lyrique, ou de la présence régulière de metteurs en scènes tels que Marthaler (Les contes d’Hoffmann), Warlikowski (Alceste) ou Peter Sellars (Tristan und Isolde et The Indian Queen).
La programmation de la saison prochaine est sans doute un peu plus sage ou plus conforme, mais non dépourvue d’intérêt.

Le nouveau directeur musical, le britannique Ivor Bolton, spécialiste du XVIIIème siècle (il est claveciniste) et habitué de la scène munichoise, ouvrira la saison avec une production des Nozze di Figaro en septembre pour 10 représentations (à partir du 15 septembre) et deux distributions avec Luca Pisaroni en comte (alternant avec Andrey Bondarenko), Sofia Soloviy (ou Anett Fritsch) en comtesse, Andreas Wolf/Davide Luciano en Figaro, Sylvia Schwartz/Eleonora Buratto en Suzanne, et Elena Tsallagova alternant avec Lena Belkina en Cherubino.

13 représentations tiroir-caisse entre le 20 octobre et le 9 novembre de La Fille du Régiment de Donizetti dans la mise en scène de Laurent Pelly devenue la mise en scène quasi unique  de cette oeuvre dans les grands opéras internationaux (sauf à la Scala) puisqu’on l’a vue au MET, à Londres, à Vienne, à Paris. Ce sera l’occasion de revoir Natalie Dessay, qui alternera avec Désirée Rancatore et Alexandra Kurzak dans Marie, et Javier Camerana (et Antonio Siragusa) en Tonio, ainsi qu’Ewa Podles alternant avec Ann Murray dans la Marquise de Berkenfeld. L’orchestre sera dirigé par le vieux routier Bruno Campanella et le jeune chef français Jean-Luc Tingaud.

Honneur à Britten en décembre (7 représentations entre le 4 et le 23 décembre) avec Death in Venice dirigé par Alejo Pérez dans une mise en scène de Willy Decker (et des décors et costumes de Wolfgang Güssmann) en coproduction avec le Liceu de Barcelone, avec John Daszak en Aschenbach et Peter Sidhom en voyageur.

Trois représentations (16, 20 ,26 décembre) de concert de Roméo et Juliette de Gounod très bien distribué avec Sonya Yoncheva et Roberto Alagna et dirigé par Michel Plasson à l’occasion des 140 ans depuis la première au Teatro Real.

9 représentations entre le 20 janvier et le 7 février de Hänsel und Gretel de Humperdinck, dirigé par Paul Daniel (et Diego García Rodríguez le 27 février) et mis en scène par Joan Font (du collectif catalan Comediants) et des décors et costumes de Ágatha Ruiz de la Prada avec une belle distribution: Bo Skhovus, Diana Montague , Alice Coote et Sylvia Schwartz. Cette production devrait valoir le voyage.

Une création en mars, de El Público, opéra en cinq actes et un prologue de Mauricio Soleto (né en 1961) livret de Andrés Ibáñez, d’après la pièce El Público (1928) de Federico García Lorca, pour huit représentations du 24 février au 9 mars.
Pablo Heras-Casado dirigera à cette occasion le Klangforum Wien dans une mise en scène de l’américain Robert Castro et des décors du sculpteur Alexander Polzin, avec notamment Andreas Wolf, Ancángel et Gun-Brit Barkmin. Cette production aussi devrait valoir le voyage, car adapter une oeuvre aussi complexe que El Público écrite par Federico García Lorca à Cuba devrait être passionnant.

16 représentations tiroir-caisse en avril et mai (20 avril-9 mai) de La Traviata de Verdi mise en scène de David Mc Vicar dans des décors et costumes de Tanya McCallin (vue au Grand Théâtre de Genève- voir le blog) et coproduite avec le Liceu, le Scottish Opera (Glasgow) et le Welsh Opera de Cardiff. L’ensemble des représentations sera dirigé par Renato Palumbo et trois distributions alterneront:
– Patrizia Ciofi (Violetta)/Francesco Demuro (Alfredo)/Juan Jesús Rodríguez (Germont)
– Irina Lungu (Violetta)/Antonio Gandía (Alfredo)/Ángel Ódena (Germont)
– Ermonela Jaho (Violetta)/Teodor Ilincái (Alfredo)/Leo Nucci (Germont)

De 27 mai au 11 juin, 8 représentations de Fidelio de Beethoven, dirigé par Hartmut Haenchen, mis en scène de Alex Ollé de la Fura dels Baus en collaboration avec Valentina Carrasco, des décors de Alfons Flores et des costumes de Lluc Castells et chanté par Michael König (Florestan), Adrianne Pieczonka (Leonore) Franz-Josef Selig (Rocco) Anett Fritsch (Marzellina), Ed Lyon (Jaquino), Alan Held (Don Pizarro), Goran Jurić (Don Fernando).
Un spectacle qui devrait être attirant pour un beau week end de printemps à Madrid.

En juillet, pour clore en beauté la saison, et pour revenir à Madrid pour un week end cette fois estival: Goyescas de Granados, et Gianni Schicchi de Puccini, en une soirée, où l’on verra Plácido Domingo en chef d’orchestre (Goyescas) et en chanteur pour une prise de rôle (Gianni Schicchi). (Cinq représentations du 30 juin au 12 juillet)
Goyescas de Granados sera dirigé donc par Plácido Domingo et mis en scène par José Luis Gómez dans des décors d’Eduardo Arroyo et des costumes de Moidele Bickel (une grande équipe pour les décors et costumes) avec María Bayo, Andeka Gorrotxategi, José Carbó.
Gianni Schicchi de Puccini sera dirigé par le grand routier du répertoire Giuliano Carella, dans une mise en scène de Woody Allen (sa première mise en scène d’opéra), des décors de Santo Loquasto, avec Plácido Domingo (Schicchi), Maite Alberola (Lauretta), Elena Zilio (Zita), Albert Casals (Rinuccio), Vicente Ombuena (Gherardo) et Bruno Praticò (Betto di Signa).

Enfin, pour cinq représentations entre le 4 et le 10 juillet, une autre création mondiale, une pièce de théâtre musical en quinze tableaux La ciudad de la mentiras (la cité des mensonges) de Elena Mendoza (née en 1973), Livret de Matthias Rebstock d’après des nouvelles de l’écrivain uruguayen  Juan Carlos Onetti (Un sueño realizado, El álbum, La novia robada El infierno tan temido). Juan Carlos Onetti (1909-1994) inscrit ses écrits dans une toile de fond constituée de la ville imaginaire de Santa María, métaphore de la désespérance et de l’hypocrisie sociale, et de l’isolement de l’individu.
Matthias Rebstock et Elena Mendoza entrelacent quatre récits, créant une polyphonie des lieux, des personnes et des situations et se concentrant sur quatre femmes qui s’accrochent à leurs mensonges existentiels, non sans humour d’ailleurs ni une certaine grandeur.

Une saison très contrastée, avec des moments intéressants qui devraient donner plusieurs occasion de passer quelques jours à Madrid, ce à quoi on peut vivement encourager les amateurs d’opéra.
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SALZBURGER FESTSPIELE 2014: LA PROGRAMMATION

Le logo historique du Festival de Salzbourg

L’édition 2014 du festival de Salzbourg a été publiée hier, étrangement (erreur ?) sur le site des archives (http://www.salzburgerfestspiele.at/archiv/j/2014). N’importe, les internautes mélomanes se sont donnés le mot.
Pour cette dernière année de l’ère Pereira, mon œil est fortement attiré par le théâtre : c’est là que j’ai en priorité trouvé matière à voyager. L’édition 2014 a pour thématique le centenaire de la première guerre mondiale, ce qui pour l’Autriche signifia la fin d’un monde : ainsi sera proposé, dans une mise en scène de Matthias Hartmann Die letzten Tage der Menscheit de l’autrichien Karl Kraus, une fresque gigantesque de 800 pages, qui nécessiterait 6 jours de représentations sur la chute de l’Empire Austro-hongrois, la première guerre mondiale, et sur la presse (Karl Kraus était journaliste).

Une vue du Lingotto de Turin pendant « Les derniers jours de l’humanité » de Karl Kraus dans le projet de Luca Ronconi

J’en ai vu en 1990 une édition en italien mise en scène par Luca Ronconi au Lingotto de Turin, huit scènes différentes, deux jours de représentation, un travail totalement fou et inoubliable (à titre d’exemple: les chemins de fer italiens, coproducteurs, avaient prêtés rails et wagons) et Ronconi devait diriger le spectacle d’un point situé à plusieurs mètres de hauteur pour tout dominer (je l’ai vu trois fois : dont une avec Luca Ronconi qui m’a emmené là-haut pour tout voir) on pouvait circuler, sortir, rentrer, aller boire un pot : la vie quoi, le théâtre dans ce qu’il a de plus grand et de plus fou, Ronconi retrouvant la folie de l’Orlando Furioso vu aux halles de Baltard. Ceux qui sont de ma génération se souviennent de l’Orestie à la Sorbonne, du Barbier de Séville de Rossini à l’Odéon, du Ring à Milan, du Perroquet Vert (Al Papagallo verde) de Schnitzler à Gênes en 1978 dans des costumes de Karl Lagerfeld ou de la pièce de Pirandello Die Riesen vom Berge (Les Géants de la montagne) à Salzbourg (en réalité à la Pernerinsel de Hallein) en 1994– au temps de Mortier – avec une époustouflante Jutta Lampe. Luca Ronconi semble bien oublié dans la liste des immenses metteurs en scène de théâtre qu’on cite habituellement : et pourtant, celui qui dirige encore aujourd’hui le Piccolo Teatro de Milan, dans les quarante dernières années  fut l’un des très grands de la scène européenne.

Vous allez sans doute dire que je m’égare, que le sujet, c’est Salzbourg, mais si je commence par le théâtre, si ce titre de Karl Kraus m’a happé, c’est parce que c’est pour moi l’un des grands souvenirs, l’un des phares de ma vie de théâtre. Alors vous imaginez bien que je vais essayer d’aller voir le travail de Matthias Hartmann d’autant que le texte de Karl Kraus, excessif, terrible, prophétique, nous parle aujourd’hui avec une très grande urgence, dans notre monde en proie à la folie et à la perversion médiatiques.
Deuxième phare de l’édition 2014 (en dehors de la reprise de la production de Jedermann de Julian Crouch et Brian Mertes ) Don Juan revient de guerre (Don Juan kommt aus dem Krieg) de Ödön von Horváth dans une mise en scène de Andreas Kriegenburg (le metteur en scène du Ring de Munich), un grand texte, un auteur de référence de la littérature théâtrale du XXème siècle, et un metteur en scène de ceux qui disent des choses ; on ne peut manquer cela.
Que ceux qui hésiteraient à cause de la langue allemande se rassurent : le grand théâtre est toujours accessible et la langue n’est jamais un obstacle (en tous cas il ne faut jamais considérer la langue comme un obstacle) : et l’allemand au théâtre est le plus beau des cadeaux pour un spectateur amoureux des langues.
Une production anglaise mise en scène par Katie Mitchell (mise en scène de Written on skin de Georges Benjamin) autour de la Grande Guerre, The forbidden Zone, de Duncan Mc Millan. La zone interdite est une production multimedia qui décrit la guerre de 14-18 vue par l’œil d’un groupe de femmes, les unes au front, les autres chez elles, qui souligne comment et combien la guerre a marqué leur vie.
Autre production (que les parisiens verront, c’est une coproduction avec l’Old Vic et le théâtre de la Ville) Golem, de Suzanne Andrade d’après le roman de Gustav Meyrink, Golem, paru en 1915, et qui fut un bestseller. Ce roman se lit sur fond de guerre : l’Ensemble1927 transpose l’histoire dans un monde hypertechnologique dont on ne connaît ni les limites, ni le futur, un monde au bord d’un gouffre dont on ne connaît pas le fond.
Ce programme particulièrement fort (composé par Sven-Eric Belchtolf le directeur de la partie théâtre du Festival) est complété par des lectures de textes ou de chansons de la première guerre mondiale (Werd’ich leben, werd’ich sterben ? – vais-je vivre, vais-je mourir ?-) ou cette lecture du livre de l’historien Peter Englund Schönheit und Schrecken -beauté et horreur-, la première guerre mondiale racontée par 19 destins dont les points de vue sur la guerre se croisent .

Personne en France (ou peu de monde) ne s’intéresse à la programmation théâtrale de Salzbourg qui existe pourtant depuis les origines du Festival et qui a été revivifiée par le passage de Gérard Mortier, sans doute parce que nous en France, nous avons Avignon, ce qui justifie ( ?) qu’on peut taire les concurrents, aussi bien Salzbourg (beaucoup plus réduit) qu’Edimbourg et son Festival Fringe qui est sans doute le plus grand rassemblement mondial de spectacles d’avant garde aujourd’hui.
Salzbourg n’intéresse que pour la musique, et la proposition musicale de 2014 affiche comme d’habitude des moments exceptionnels, d’autres moins dignes d’intérêt, et quelques surprises dans les programmes et les distributions.

La salle du Grosses Festpielhaus

Du côté de l’opéra : d’abord, dans l’ordre,
–       une production de Don Giovanni de Mozart, l’auteur fétiche du Festival qui ne peut manquer, dans une mise en scène de Sven-Eric Bechtolf et dirigé par Christoph Eschenbach.
Ni le metteur en scène, sans doute intéressant sans jamais être passionnant, ni le chef, toujours très discuté, ne sont des motifs à investissements exagérés : seule la distribution, qui donne une large part à la génération montante de chanteurs qui commencent à être vus sur les scènes européennes, peut stimuler la curiosité : Genia Kühmeier en Donna Anna, Anett Fritsch en Elvira (la Fiordiligi – « fruitée » selon Libération, comprenne qui pourra…- de Haneke à Bruxelles), l’excellent Andrew Staples (entendu dans Tamino il y a quelques années à Lucerne) en Ottavio, Tomasz Konieczny en Commendatore, Alessio Arduini en Masetto et Eva Liebau en Zerlina, tandis que des chanteurs plus habituels et plus aptes à attirer le public se partagent Don Giovanni (Ildebrando d’Arcangelo) et Leporello (Luca Pisaroni).

– une création de Marc-André Dalbavie dirigée par le compositeur, Charlotte Salomon, à la distribution non encore définie (sauf l’excellente Marianne Crebassa, découverte en 2012 dans Tamerlano, où elle était exceptionnelle),  sur un livret de Barbara Honigmann élaboré à partir du livre de gouaches autobiographiques Leben ? oder Theater ? – Vie ? ou théâtre ?-de Charlotte Salomon, artiste juive victime toute sa vie de l’antisémitisme en Allemagne, et disparue à Auschwitz.
– autre « must » salzbourgeois, Der Rosenkavalier, une production dirigée par Zubin Mehta et mise en scène par Harry Kupfer, ce qui peut promettre quelques moments intéressants, avec une distribution là-aussi composée de chanteurs de nouvelle génération, dont certains inattendus dans ce répertoire, à commencer par la Feldmarschallin de Krassimira Stoyanova et le Ochs de Günther Groissböck, qui abandonne les basses méchantes (Fasolt, Hunding), pour les basses comiques. Moins inattendus l’Oktavian de Sophie Koch, la Sophie de Mojka Erdmann et le Faninal d’Adrian Eröd. Une distribution solide, qui peut réserver de très bonnes surprises.
– on recommence à voir sur les scènes Il Trovatore de Verdi, particulièrement difficile à distribuer ou simple, selon les points de vue : il suffirait d’y distribuer –c’est Toscanini qui le disait- le meilleur ténor, le meilleur soprano, le meilleur mezzo et le meilleur baryton et le tour est joué.  Une fois de plus, Alexander Pereira surprend par son choix de distribution, deux super stars, Anna Netrebko dans Leonora et Placido Domingo dans Luna, un Manrico au timbre juvénile et clair, Francesco Meli, et la surprise : Marie-Nicole Lemieux dans Azucena qui quitte les rives baroques pour un répertoire moins attendu pour elle. Ella a été une Miss Quickly notable dans le Falstaff de Milan, mais Azucena demande d’autres moyens à l’aigu. Ceci dit, Marie-Nicole Lemieux est une chanteuse d’une grande intelligence: si elle chante Azucena, elle sera Azucena. Avec pareille distribution, nul doute que le public courra, non seulement à cause de Netrebko, mais aussi à cause de Domingo, inoubliable Manrico jadis. Le réentendre dans il Conte di Luna est, quelque soit le résultat, un devoir délicieux pour les gens de ma génération.
Mais dans Trovatore, il faut un chef, un chef qui ait la pulsion, la respiration, le rythme. Fidèle à ses amitiés et à ses chefs fétiches, Pereira a appelé Daniele Gatti. Vu qu’on n’a pas entendu un grand chef dans Trovatore depuis des lustres (Muti mis à part, mais ce n’était pas très réussi) on ne va pas bouder son plaisir, d’autant qu’Alvis Hermanis signe la mise en scène d’une œuvre qui devrait bien lui convenir : grandes scènes d’ensemble, grande fresque épique – j’espère que ce sera à la Felsenreitschule qui irait si bien à ce Verdi-là (bien que j’en doute pour des raisons de capacité). En tous cas enfin un Trovatore un peu attirant.

La Felsenreitschule: Manège des rochers

–       Autre source d’aimantation salzbourgeoise, Fierrabras de Schubert. Cet opéra héroïco-romantique fut imposé sur les scènes par Claudio Abbado qui en dirigea une très belle production de Ruth Berghaus à la Staatsoper de Vienne. On y découvrit notamment une étincelante Karita Mattila. Cette fois-ci, le chef sera Ingo Metzmacher, une surprise (agréable) dans ce répertoire, et le metteur en scène sera Peter Stein ce qui me laisse plus dubitatif : vu son manque d’inspiration dans ses dernières productions, l’idée n’est peut-être pas si stimulante. On imagine ce qu’un Herheim ou qu’un Michieletto pourraient faire d’une œuvre aussi échevelée. Une distribution très solide, très équilibrée, et très prometteuse : Georg Zeppenfeld, Dorothea Röschmann, Michael Schade, Benjamin Bernheim, Markus Werba, Marie-Claude Chappuis. À voir bien sûr, malgré les réserves.

–       Comme chaque année désormais, le Festival d’été propose la production phare du festival de Pentecôte : cette année ce sera Cenerentola (et non Otello, l’autre production de Pentecôte). Une Cenerentola baroqueuse avec Jean-Christophe Spinosi et son Ensemble Matheuz. Belle consécration que de se retrouver à Salzbourg, merci Cecilia Bartoli ! Car la production sera portée par la Angelina désormais légendaire (depuis son enregistrement avec Chailly) de Cecilia Bartoli. Ayant Chailly ou Abbado dans la tête, il est difficile pour moi de me représenter ce que fera Spinosi. Malgré une distribution intéressante : Javier Camerana en Ramiro, Nicola Alaimo en Dandini, Enzo Capuano en Magnifico, et une mise en scène qui fera encore couler de l’encre de Damiano Michieletto, je ne sais si le jeu en vaut la chandelle.

–       Enfin, deux opéras en version de concert, désormais traditionnels depuis que Pereira dirige  le Festival :

  •  Un « Projet Tristan und Isolde », pompeuse manière d’appeler le concert que donnera le West-Eastern Divan Orchestra dirigé par Daniel Barenboim qui sera aussi au festival de Lucerne, avec Waltraud Meier, René Pape, Peter Seiffert, Ekaterina Gubanova et Stefan Rügamer .
  •    La Favorite, de Donizetti, dans sa version originale française, dirigée par l’un des complices de toujours de Alexander Pereira, Nello Santi, que les parisiens de ma génération connaissent bien puisqu’il dirigea à Garnier sous Liebermann la fameuse production de John Dexter de I Vespri Siciliani, mais aussi Otello (celui de Verdi) et la reprise du Simon Boccanegra de Strehler (Abbado ne voulant plus mettre les pieds à l’Opéra de Paris), ainsi qu’une  une version concertante de Don Carlo où l’on découvrit Elisabeth Connell en hallucinante Eboli. Cela promet du rythme, un peu de bruit (Santi ne donnant pas toujours dans la dentelle), mais un orchestre qui sera sans nul doute parfaitement tenu (le Münchner Rundfunkorchester), car de ce point de vue, Nello Santi est un chef très sûr pour des musiciens qui connaissent peu ce type de répertoire. Et dans la distribution, un trio de choc dont les noms suffisent pour se précipiter sur les réservations en ligne quand elles seront ouvertes : Elīna Garanča dans Léonor de Guzman, Juan Diego Flórez dans Fernand, et Ludovic Tézier dans Alphonse XI ; si l’administration de l’Opéra de Paris avait eu de l’idée (rêvons un peu), voilà le répertoire parisien typique qu’elle aurait pu monter à Garnier. Distribution étincelante, œuvre peu connue, mais part de l’histoire de l’Opéra de Paris où elle fut créée en 1840.
La façade du palais des Festivals

Du point de vue des concerts, une fois de plus, diversité des orchestres, diversité des répertoires, moments d ‘exception et moments plus conformes sont à attendre, avec la présence des habituels (Wiener Philharmoniker) et des habitués (Berliner Philharmoniker)  et toutes les autres phalanges somptueuses qui tiennent à s’afficher régulièrement à Salzbourg.
Cette année, un cycle Bruckner domine la programmation des concerts , notamment ceux des Wiener Philharmoniker qui offriront tous une Symphonie de Bruckner (sauf le concert de Dudamel, dédié à Strauss), ainsi entendra-t-on avec les Wiener la n°4 dirigée par Daniel Barenboim (avec le plus rare – et donc plus intéressant – Requiem de Max Reger), la n°8 dirigée par Riccardo Chailly (immanquable), la n°2 et le Te Deum dirigés par Philippe Jordan, la n°6 dirigée par Riccardo Muti (avec la n°4 « tragique » de Schubert),  la
n°3 dirigée par Daniele Gatti et tandis que la n°5 sera programmée dans l’un des deux concerts du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé par Bernard Haitink, qui dirigera aussi Die Schöpfung (La Création) de Haydn pour le deuxième concert (un must), la n°1 par l’ORF Symphonieorchester dirigé par Cornelius Meister, l’un des chefs allemands de la génération montante, la n°7 par Christoph Eschenbach et le Gustav Mahler Jugendorchester, la n°9 enfin par le Philharmonia Orchestra dirigé par Christoph von Dohnanyi (avec les Vier letzte Lieder de Strauss interprétés par Eva-Maria Westbroek).

C’est Wolfgang Rihm qui sera le compositeur contemporain à l’honneur, le Mozarteumorchester sera dirigé pour les traditionnelles Mozartmatineen  par Ivor Bolton, Manfred Honeck, Marc Minkowski, Adam Fischer, Vladimir Fedosseyev, et  de son côté, Rudolph Buchbinder donnera l’intégrale des sonates pour piano de Beethoven.
On comptera un certain nombre de récitals dont ceux de Elīna Garanča, Anja Harteros, Thomas Hampson ou Christian Gerhaher.
Enfin outre le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé par Bernard Haitink cette année, on pourra entendre le Concentus Musicus dirigé par Nikolaus Harnoncourt dans les trois dernières symphonies de Mozart (39, 40, 41),  le West-Eastern Divan Orchestra et Daniel Barenboim, certes dans l’Acte II de Tristan und Isolde, mais aussi dans Ravel, Roustom, Adler (voir Lucerne), le Philharmonia dirigé par Christoph von Dohnanyi (voir ci-dessus) et ensuite par Esa-Pekka Salonen dans un programme Strauss, Berg, Ravel, le Royal Concertgebouworkest d’Amsterdam et Mariss Jansons dans Brahms, Rihm et Strauss, Murray Perahia et l’Academy of Saint Martin of the Fields et enfin un seul concert des Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle dans l’un des deux programmes de Lucerne, Rachmaninov (Danses Symphoniques) et Stravinsky (L’oiseau de Feu).

Il y en a pour tous les goûts, dans tous les styles de musique, pas forcément pour toutes les bourses, encore qu’on puisse avoir des places à prix raisonnables pour Salzbourg (autour de 90€) pour les opéras et moindres pour les concerts, et qu’on puisse y loger à des tarifs imbattables (autour de 40€), mais il faut s’y prendre tôt. Salzbourg n’est pas mon lieu de prédilection, mais le mélomane doit y venir un jour ou l’autre : le supermarché des folies mélomaniaques est à vivre au moins une fois.
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Alexander Pereira, qui quitte Salzbourg pour la Scala

 

LUCERNE FESTIVAL 2013: Mariss JANSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS le 7 SEPTEMBRE 2013 (BEETHOVEN – BERLIOZ) avec Mitsuko UCHIDA (piano)

Mariss Jansons et le Symphonieorchester des bayerischen Rundfunks dans Berlioz © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Ne pas rater un concert de Mariss Jansons. Voilà la leçon qui à chaque fois s’impose. La dernière fois, c’était en mars dernier, un époustouflant War requiem de Britten avec les mêmes forces. À Lucerne, il vient régulièrement à Pâques avec l’Orchestre de la Radio Bavaroise pour clore la semaine de Festival, et au début du mois de septembre , alternativement avec l’orchestre du Concertgebouw ou avec l’Orchestre de la Radio Bavaroise. Cette année, le Royal Concertgebouw Orkest est venu la semaine dernière avec Daniele Gatti pour une 9ème de Mahler dont j’ai rendu compte, et donc Mariss Jansons propose une soirée Beethoven/Berlioz et une soirée dédiée à la 2ème symphonie « Résurrection » de Mahler avec les forces du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks.

Mariss Jansons/Mitsuko Uchida…regards © Priska Ketterer / Lucerne Festival

J’attendais avec curiosité d’entendre Mitsuko Uchida dans le concerto pour piano n°4 de Beethoven, d’une part parce que à mon grand regret, j’avoue ne l’avoir jamais entendue en concert, ensuite parce que j’apprécie assez son enregistrement de ce concerto avec Kurt Sanderling.
J’ai un peu déchanté. La pianiste japonaise est certes une virtuose hors pair, avec une dextérité, une vélocité, un jeu main droite/main gauche stupéfiant, mais à part cette maestria, je n’ai rien ressenti de particulier. Il ne s’est rien passé, rien ne m’a été donné, et j’ai eu la singulière impression qu’elle était dans sa bulle, et que l’orchestre était dans la sienne. Jansons était très attentif à la suivre, à faire respirer l’orchestre avec la soliste, il la regardait avec une attention soutenue (son dernier accord était à ce titre spectaculaire ), mais l’inverse n’était pas vrai. Il y avait une couleur chaude à l’orchestre, et assez indifférente, voire froide au piano. Il est vrai que le deuxième mouvement, andante con moto, marque une nette séparation entre discours orchestral et discours pianistique, mais de là à faire chambre à part…J’ai d’ailleurs préféré dans ce second mouvement la couleur de l’orchestre, intense, sombre, mystérieuse, à celle du piano, qui pour moi manquait justement de « discours » et me paraissait singulièrement extérieur. On sait que ce deuxième mouvement a souvent été interprété (et depuis 1859 par Adolphe Bernard Marx, comme la descente d’Orphée aux Enfers, Orphée étant le piano, et l’orchestre les Furies qu’Orphée doit charmer, une sorte d’opéra en miniature; j’avoue ne pas avoir ressenti dans la manière de jouer de Mitsuko Uchida cette sorte d’assimilation: même si les discours piano/orchestre sont en contraste, il doit ressortir un fil conducteur tant soit peu théâtral, rien de cela ici.
Le rondo final, plus rythmé, plus dansant, est plus favorable à la soliste, mais il reste pour moi assez creux dans l’ensemble, même si l’orchestre est d’une incroyable précision (les cordes!) et travaille avec un rythme marqué, assez époustouflant. Mais je reste sur ma faim.
Il en va autrement de la Fantastique de Berlioz, audition d’autant plus intéressante que on a pu entendre quelques mois auparavant (en mai) la même oeuvre dirigée par Abbado. Inutile de se livrer au jeu des comparaisons, car ce sont des approches assez radicalement différentes, deux vrais points de vue qui permettent de lire le chef d’oeuvre de Berlioz avec deux focales qui chacune disent quelque chose d’essentiel.
Là où Abbado offrait une vision mélancolique et d’une grande tristesse, mais terriblement prenante de l’oeuvre de Berlioz, Mariss Jansons offre à entendre à la fois un certain romantisme et se propose d’insister sur le fantastique. Sans aucun jeu de mot, sa version est à la fois symphonique, et fantastique. Il donne d’abord à entendre un orchestre en état de grâce, qui répond avec une précision extrême aux sollicitations du chef,  très engagé comme toujours sur le podium. Ce son plein, qui n’hésite pas à travailler sur le volume: il y a des moments dans « le songe d’une nuit de Sabbat » où l’on s’attend à voir le ciel s’ouvrir. C’ est ce qui frappe d’abord. Ensuite, la qualité de l’orchestre: on sait que c’est un des meilleurs orchestres d’Allemagne, et donc du monde, qu’il est dépositaire lui aussi d’une tradition commencée avec Eugen Jochum, qui en a fait un dépositaire de tradition brucknérienne, puis avec Rafael Kubelik qui ouvre vers le XXème siècle, et surtout Mahler: c’est avec cet orchestre que le premier cycle Mahler est exécuté en Allemagne, puis les chefs se succèdent, Kondrachine, mort d’un infarctus à Amsterdam, Colin Davis, Lorin Maazel…Depuis 2003, c’est Mariss Jansons qui le dirige, il vient de recevoir le prestigieux Ernst von Siemens Musikpreis, et il vient de prolonger son contrat jusqu’en 2018, ce qui signifie évidemment une longue période, comparable à celle de Jochum ou Kubelik, qui permet de sculpter un son, dans un répertoire qui se rapproche de celui de Kubelik. On reste fasciné par la qualité des cordes (auxquelles Mariss Jansons est très attentif) et notamment des contrebasses et violoncelles qui provoquent une sorte d’ivresse sonore, des cuivres, somptueux, sans aucune scorie, d’une netteté stupéfiante, on note aussi l’extrême élégance de l’approche, souvent très chantante, qui fait vraiment écho au mot romantisme: je qualifierais cette lecture d’hugolienne (après tout, la symphonie fantastique est contemporaine de la bataille d’Hernani), à la fois tendre, à la fois mystérieuse, à la fois excessive avec des contrastes marqués, et le tout dans un son plein, charnu, musclé, qui écrase et qui charme tout à la fois. On reconnaît les grands chefs à la manière qu’ils ont de faire chanter les orchestres de les faire discourir, de les faire nous parler immédiatement: l’auditeur est plus qu’un auditeur, il entre en conversation, en écho, en dialogue et à un moment il oublie qu’il écoute tant il est dans l’univers voulu par l’orchestre et le chef.
Jansons est aussi soucieux de mettre en valeur ce qui dans la symphonie est novateur et porteur d’avenir, il souligne les audaces, les rapprochements improbables, il met en valeur notamment le traitement des percussions (dans « Aux champs » en particulier, qui n’atteint peut-être pas le résultat éthéré inoubliable d’Abbado avec Berlin, mais qui dessine tout de même un univers étrange, et pénétrant). Cette Fantastique restera dans ma mémoire, comme un travail sur le son, sur l’inattendu: incroyable dernier mouvement, avec l’utilisation de cloches dissimulées derrière le « Parkett », à la fois imposantes, mais aussi lointaines et vaguement inquiétantes, avec un autre effet que celles de Berlin, tombant du ciel comme un jugement dernier. Oui, cette Fantastique pourrait faire  illustration ou écho à  la Légende des siècles. Je répète: ce fut hugolien.
Et puis un bis époustouflant, incroyable de virtuosité, mettant en valeur les qualités de ductilité de l’orchestre et celles, phénoménales,  du premier violon. Mon ignorance m’avait fait penser à Bartók: j’avais raison pour la Hongrie, peut-être aussi pour l’inspiration, mais moins pour la période, il s’agissait d’un extrait de Concert Românesc de György Ligeti !
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Mariss Jansons © Priska Ketterer / Lucerne Festival

LUCERNE FESTIVAL 2013: CLAUDIO ABBADO DIRIGE le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 16 & 17 AOÛT 2013 (BRAHMS, SCHÖNBERG, BEETHOVEN)

Le mélomane un peu blasé et revenu de tout regarde le programme de ce premier concert du Lucerne Festival dirigé par Claudio Abbado avec une moue entendue…Mmmm Un Brahms bien court (l’ouverture tragique), un bref extrait des sublimes Gurrelieder de Schönberg, et la symphonie n°3 Eroica de Beethoven, 20 fois entendue, dont 19 fois avec Abbado. Non cette fois c’est sûr, le jeu n’en vaut pas la chandelle, et le mélomane blasé va ailleurs, à Salzbourg par exemple pour écouter un Don Carlo qui c’est sûr, sera celui du siècle, ou Maurizio Pollini (qui vient à Lucerne dans quelques jours) ou même Norma avec la discutée Cecilia Bartoli qui a plié Norma à sa voix et à ses règles, ou bien il reste chez lui à écouter les « Eroica » de référence.
Le mélomane blasé, une fois de plus, est tombé dans le piège tendu par le diable Claudio. Car une Eroica comme celle entendue hier, et qui a déchainé le public du KKL, on ne l’a jamais entendue, elle est ailleurs, elle est déjà dans les cieux. Déjà le Lied der Waldtaube des Gurrelieder valait à lui seul le voyage avec une somptueuse Mihoko Fujimura et un orchestre aux miroitements fascinants. Mais l’Eroica, mais le deuxième mouvement, mais l’orchestre du festival! Oui, en accord avec le thème du Festival cet été, c’était révolutionnaire.
Déjà la Tragische Ouvertüre de Brahms op.81 en ré mineur de Brahms, qui s’appelle « tragique » en contrepoint de l’Akademische Festouvertüre, sa contemporaine écrite en remerciement de l’élection à Docteur Honoris Causa de l’Université de Breslau avait surpris par son énergie presque naturelle et si fluide. Elle n’est donc pas vraiment « tragique » et il ne faut pas y voir une œuvre à programme, sinon qu’elle est une sorte de raccourci symphonique (sans doute prévue au départ comme un mouvement d’une symphonie) qui reprend plus ou moins la forme sonate.
On reste toujours surpris du son de la salle de Jean Nouvel, à la fois d’une clarté cristalline, assez réverbérant, mais jamais écrasant. Il reste à espérer que la Philharmonie de Paris suivra ces traces. On retrouve dans l’approche d’Abbado d’abord une alliance entre épaisseur sonore et profondeur, avec un éclat particulier, et une fluidité stupéfiante qui fait passer d’un moment du déroulé musical à l’autre avec un naturel confondant. Rien n’est vraiment mis en relief et pourtant tout a du relief, tout est signifiant: ce n’est plus le Brahms rapide et un peu sec qu’on a pu lui reprocher, c’est un Brahms large, charnu, qui fait presque penser (eh, oui!) au dernier Karajan, un moment stupéfiant (encore plus le 17). Une fois de plus, on note la qualité des pupitres et notamment des bois: ils sont là, les Sabine Meyer, les Jacques Zoon, les Macias Navarro: ces bois exceptionnels sont la marque de fabrique du Lucerne Festival Orchestra.
Le Lied der Waldtaube (chant de la colombe) long lamento qui marque la mort de Tove, est précédé d’un intermède orchestral (Zwischenspiel) qui embrase tout l’orchestre: Tove la maîtresse du roi Waldemar de Danemark a été assassinée (un bain trop chaud) par l’épouse légitime et se transforme en colombe: c’est la fin de la première partie. Les Gurrelieder, créés à Vienne en 1913 sous la direction de Franz Schreker,  sont rarement représentés, vu l’énormité des forces à rassembler. Cette version réduite contient à la fois le moment orchestral sublime que représente ce Zwischenspiel, et ce moment suspendu exceptionnel défendu ces deux soirs de manière somptueuse (elle était encore plus en voix, plus présente, plus intense le 17) par Mihoko Fujimura. Le contexte est tendu, avec un sentiment de terreur sacrée (le thambos diraient les grecs) qui monte peu à peu. La dernière fois que j’ai entendu Gurrelieder, c’était en 1996 à la Felsenreitschule de Salzbourg, avec Claudio Abbado dirigeant le Gustav Mahler Jugendorchester et avec un certain Hans Hotter comme récitant. Soirée inoubliable, dont un ami m’a procuré l’enregistrement radio original. J’y reste fidèle, tant la distance avec d’autres versions est abyssale. Là aussi, l’approche d’Abbado est particulière: comme son orchestre est toujours clair et fortement architecturé, les phrases musicales et leurs influences apparaissent d’une aveuglante lisibilité, notamment les allusions à Wagner et aussi à Mahler.  Immédiatement Abbado fait miroiter l’orchestre énorme, mais où chacun des pupitres est clairement mis en valeur, avec un sens dramatique et une intensité inouïes. On est immédiatement emporté par le mouvement. On ne sait d’ailleurs plus où donner de l’oreille, où concentrer son écoute, les cuivres sans aucune scorie? les bois sublimes (la flûte de Zoon! le hautbois de Navarro! le cor anglais de Emma Schied!)? les cordes somptueuses dominées et rythmées par altos, celli et contrebasses? Ce qui frappe aussi est l’osmose entre le chef, son orchestre et la soliste Mihoko Fujimura, au grave si sonore et à l’aigu triomphant, dans une grande forme, qui crée une tension et qui dessine une ambiance si tendue qu’elle se rapproche d’Erwartung. Je n’avais jamais pensé à ce rapprochement et il m’est venu en écoutant l’extrait hier (je revoyais dans ma tête la belle production lyonnaise d’Erwartung). Au total, un moment d’une telle intensité, d’une telle fascination, que l’on en sort abasourdi. Il reste à espérer intensément qu’Abbado se relance dans l’intégrale en concert. Quel moment ce serait! Déjà, ces 20 minutes valent le voyage.
La symphonie n°3 « Eroica » op.55 en mi bémol majeur de Beethoven est l’une des pièces maîtresses du répertoire symphonique; et sans doute cela pèse dans la balance des choix de mon mélomane blasé évoqué ci-dessus. On sait qu’elle fut d’abord dédiée à Napoléon Bonaparte, porteur des idéaux de la révolution française (thème du Lucerne Festival cette année) mais que Beethoven en 1804, furieux d’apprendre que Bonaparte s’était fait couronner empereur, annula pour la dédier à son mécène, le Prince Lobkowitz.
On connaît aussi le Beethoven d’Abbado, surtout depuis 2001: un Beethoven épuré, post baroque, avec un orchestre (relativement) réduit, une vision chambriste, mais acérée, énergique, donnant forte valeur aux interventions des instruments solistes. Alors on ne s’étonnera pas d’entendre clairement les influences et notamment Mozart et Haydn, ce qui devient pour Beethoven une sorte de lieu commun (même si les dimensions de l’Eroica n’ont rien à voir avec les symphonies classiques de la fin du XVIIIème) mais malgré l’effectif un peu réduit (quel contraste avec le Schönberg qui précède !), mais moins que dans les années 2000-2001: alors cela donne une monumentalité, un son d’une profondeur inattendue, qui en fait une authentique cérémonie du langage musical. Et pourtant que de nouveautés, des contrastes de tempo étonnants, surprenants, là où on ne les attend pas, des moments très étirés (deuxième mouvement) d’autres incroyablement rapides (les dernières mesures), des contrastes aussi de volume avec des pianissimi comme seul Abbado sait en faire, suivis de tutti énormes avec un son d’une épaisseur très charnelle, avec des ralentissements suivis de murmures, et puis des explosions. Toutes ces variations suscitent une très grande tension, quel silence dans la salle!
Que le public ait littéralement explosé à la fin des concerts n’est pas étonnant: jamais il ne m’a été donné d’entendre une telle « Eroica ».
Certes, d’autres interprétations sont possibles, peut-être plus héroïques justement ou plus éloquentes, voire plus grandiloquentes et somptueuses. Le choix d’Abbado est ailleurs. Il est de s’intéresser d’abord au deuxième mouvement, cette « Marcia funebre » dont l’étendue en fait presque le centre de gravité de l’oeuvre (un bon tiers de la symphonie: environ 17 minutes sur 55 environ). On reconnaît évidemment la fluidité et l’élégance dont Abbado marque son approche.  On sait que l’oeuvre est étroitement liée à la figure de Napoléon, mais aussi de Prométhée: Die Geschöpfe des Prometheus – les créatures de Prométhée – datent de 1801,   les premières esquisses de l’Eroica remontent à l’automne 1802. Prométhée, figure emblématique du Sturm und Drang, figure goethéenne (souvenons-nous de son poème Prometheus écrit entre 1772 et 1774 et mis en musique par Schubert en 1819): cette figure donnerait à l’Eroica une force encore plus déterminée, et à la marcia funebre une couleur encore plus sombre. Abbado n’en donne ni une vision romantique avant l’heure (encore qu’on fasse partir de l’Eroica le romantisme en musique) ni une vision dramatique: il y a à la fois une force de vie (premier mouvement, sorte de mouvement à saut et à gambades entre les différents pupitres qui reprennent le thème initial) qui semble résister à tout, et qui va envahir un scherzo souriant et rapide, dansant, comme si après la marche funèbre la vie repartait, plus forte, plus jeune encore, plus ouverte, et un finale à la fois totalement libéré et traversé de fulgurances, le début avec l’exposition des cordes, suivi de la reprise des bois (hautbois et clarinette: Macias Navarro et Sabine Mayer sont éblouissants. mais il reste aussi des traits mélancoliques qui rappellent le deuxième mouvement (notamment les quelques phrases qui précèdent les mesures finales) et qui mettent de nouveau par cette diversité et ces contrastes le public dans une incroyable tension explosive.
Mais revenons à la marche funèbre.
Ce deuxième mouvement est à mettre en lien dans le travail d’Abbado avec les grands adagios mahlériens, ceux où la mélancolie et l’introspection se refusent à effacer totalement l’espoir. Dans cette marche funèbre, qui est celle où l’on célèbre le souvenir du grand homme, comme le dit la dédicace « composta per festeggiare il sovvenire di un grand Uomo on devrait être écrasé par la douleur, mais on est surtout frappé par la tristesse et la mélancolie. La douleur est muette, la tristesse tire les larmes. Après l’énoncé du thème funèbre, repris pupitre par pupitre,  sur un tempo très dilaté, la musique s’éclaircit et s’allège scandée par les bois (flûte) d’une manière époustouflante pour s’élargir dans une grandeur simple, presque naturelle. Il n’y a dans cette interprétation aucune affèterie, aucun sur-jeu. Abbado fait les notes et ces notes sont musique, et ces notes nous disent quelque chose. On est au seuil du sublime. J’ai eu l’impression de voir éclose une vérité jamais vraiment perçue: l’héroïsme n’est pas une concession divine, il est seulement humain: la leçon de Prométhée, c’est le retour à l’humain, laissé face à lui-même, et c’est aussi la leçon du parcours Napoléonien: Balzac le comprendra si bien dans sa Comédie humaine.
Cette extraordinaire humanité, la prépondérance de l’humain et ses contradictions, ses tensions, en dépit de tout le reste et notamment du divin, c’est la leçon retenue de cette soirée inoubliable.  Ce fut bouleversant, ce fut inattendu, ce fut plein de cette énergie profonde qui nous entraîne en nous-mêmes et totalement hors de nous mêmes: en bref, ce fut Abbado, tel qu’en lui même enfin l’éternité le change.
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