FERRARA MUSICA 2015-2016 EN HOMMAGE À CLAUDIO ABBADO: LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Andris NELSONS le 6 NOVEMBRE 2015 (PROKOFIEV, MAHLER) avec Martha ARGERICH, Piano

Lucerne Festival Orchestra, Andries Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra, Andries Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Bientôt deux ans après la disparition de Claudio Abbado, le Festival de Lucerne et son orchestre le Lucerne Festival Orchestra reviennent à « la normalité ». Quand on interrogeait il y a quelques années Michael Haefliger , le remarquable intendant du Festival, sur une politique qui s’appuyait sur les deux figures mythiques qu’étaient Claudio Abbado et Pierre Boulez, il répondait « nous préférons penser qu’ils sont éternels ». Aujourd’hui Claudio Abbado n’est plus, et Pierre Boulez s’est retiré ; le Lucerne Festival a fait en très peu de temps l’expérience de la fin de l’éternité, sur ses deux emblèmes, la Lucerne Festival Academy, et le Lucerne Festival Orchestra. Cet été coup sur coup ont été connus le successeur de Pierre Boulez, le compositeur Wolfgang Rihm, et celui de Claudio Abbado, Riccardo Chailly.
La période d’incertitude est close, et cette première tournée post-Abbado du LFO commence à Ferrare, marquant bien la filiation et le lien qu’entend affirmer le Festival avec les lieux emblématiques liés au chef italien disparu. Même disparu, le LFO reste l’orchestre de Claudio Abbado et le lien symbolique avec l’Italie reste affirmé : Toscanini fondateur du Festival de Lucerne en 1938, contre un Festival de Salzbourg entaché par l’Anschluss, et Riccardo Chailly, milanais, ancien assistant d’Abbado, directeur musical de la Scala de Milan (et donc là-aussi lointain successeur d’Abbado) et ex-directeur musical du Royal Concertgebouw et actuel directeur, pour la dernière saison, du Gewandhausorchester de Leipzig dont il a démissionné brutalement il y a quelques semaines alors que son contrat courait jusqu’en 2020. Riccardo Chailly, au répertoire symphonique bien proche de celui d’Abbado, et au répertoire lyrique très large. Cette continuité se marque évidemment par l’ouverture du festival 2016 le 12 août prochain par la Symphonie n°8 de Mahler, « Symphonie des Mille », qu’Abbado avait renoncé à diriger en 2012 pour des raisons d’absence totale d’affinité artistique avec cette œuvre. Chailly clôt ainsi le premier cycle Mahler du LFO, et en ouvre un autre.
Le LFO, qui a affiché deux symphonies de Mahler dans le programme du festival 2015 (la quatrième avec Bernard Haitink et la cinquième avec Andris Nelsons), marque ainsi sa familiarité avec l’univers du compositeur, une familiarité construite avec Abbado, une tradition ouverte avec Abbado, qui semble ainsi se continuer.
Comment s’étonner alors que cette tournée si emblématique non seulement s’ouvre par Ferrare, mais aussi par Mahler, et avec le chef qui pendant ces deux ans, a accompagné l’orchestre surtout lors de ce concert hommage du 6 avril 2014, qui restera dans toutes les mémoires (et évidemment dans la mienne) comme l’un des plus marquants de leur vie, au point que tous croyaient (espéraient) voir en lui le successeur désigné.

Le château des Este à Ferrare
Le château des Este à Ferrare

Ferrare, une cité noyée quelquefois dans les brumes de la plaine du Pô, mais éclairée par des siècles d’une histoire brillante liée à la famille d’Este, et par la lumière de l’art, que ce soit la peinture ou la littérature, d’hier à aujourd’hui. La peinture avec Cosme Turà, l’urbanisme avec l’addizione Erculea (et la construction à la fin du XVème du fameux corso Ercole I° d’Este, et de son chef d’œuvre, le Palazzo dei Diamanti), mais aussi la littérature avec L’Arioste (Lodovico Ariosto), né à Reggio Emilia et lié à la famille d’Este qu’il servit, et plus récemment Giorgio Bassani, qui dans « Il Giardino dei Finzi Contini », raconte la persécution des juifs de Ferrare au temps des lois raciales du régime fasciste de 1938, Ferrare où depuis le Moyen âge il y avait une importante et active communauté juive. Ferrare aussi la cinématographique, où de nombreux films ont été tournés (De Sica, Antonioni-Wenders, Olmi).
Depuis les années 1990, Ferrare est aussi musicale, grâce à sa saison de concerts, Ferrara Musica, fondée puis très soutenue par Claudio Abbado qui y porta les Berliner Philharmoniker dès 1990, qui y installa la résidence du Mahler Chamber Orchestra, très lié à cette ville depuis sa fondation, mais aussi qui y dirigea dans son beau théâtre XVIIIème, un nombre impressionnant d’opéras : Falstaff, Il Viaggio a Reims, Il barbiere di Siviglia, Don Giovanni, Le nozze di Figaro, Cosi’ fan tutte, Simon Boccanegra, Fidelio, La Flûte enchantée.
Ferrare était le rendez-vous italien favori d’Abbado, qui s’élargit à l’Emilie-Romagne entière et plus tardivement à Bologne (avec la fondation de l’Orchestra Mozart) et tous les abbadiani se retrouvaient régulièrement sous les arcades du théâtre, situé juste en face du Castello des Este. Et après le concert, ou après l’opéra, avec les musiciens et les solistes on allait chez Settimo, une sympathique pizzeria située à quelques centaines de mètres.
Retrouver le LFO (dont les tutti sont formées du Mahler Chamber Orchestra) à Ferrare, c’est pour tout le monde revenir à la maison, retrouver l’ambiance et les rites,  et de fait, tous les abbadiani de toute l’Italie, ceux qu’on rencontrait partout, à Lucerne, à Ferrare, à Berlin étaient venus de toute l’Italie (il y avait un très fort contingent sicilien) assister à ce concert hommage, ouverture d’une tournée dédiée au chef disparu, dans un théâtre qui porte, à juste titr, son nom.
On me pardonnera cette longue introduction car il faut pour comprendre les émotions et le sens de ce concert remettre les choses en contexte. Ferrare est une ville qui a une grande importance pour les gens qui ont suivi Claudio Abbado, et le fait qu’avec moins de moyens certes, mais avec persévérance Ferrara Musica continue est sans nul doute dû à l’importance que Claudio Abbado a donné à la musique dans cette cité.
Mais le programme aussi du concert était un signe abbadien fort, non seulement parce que la symphonie n°5 de Mahler était affichée (elle l’avait déjà été au Lucerne Festival par le Lucerne Festival Orchestra avec Abbado en 2004, dont il reste bien heureusement un DVD), mais aussi le concerto pour piano n°3 de Prokofiev, avec Martha Argerich, qui fut l’un des premiers disques d’Abbado, en 1967, et le début d’une relation artistique jamais démentie couronnée à Ferrare même en 2004 par une exécution mythique, hallucinante, bouleversante du Concerto n°3 de Beethoven (elle mit la salle à genoux) avec le Mahler Chamber Orchestra enregistrée chez DG.

Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Avec tout cela en tête, il y avait une grande attente de ce concert, avec sans doute dans les têtes le secret (et trompeur?) espoir de retrouver le son Abbado et de revivre les moments d’antan .
Il y a eu émotion, mais à la fois résultat de tout ce qui précède, et surtout (et c’est heureux) par l’incroyable performance à laquelle nous avons assisté, aussi bien dans Prokofiev que dans Mahler, performance que les spectateurs de Paris ont entendu ces jours derniers, et qu’ils ont eux-mêmes salué, et avec quelle chaleur, à ce que je sais.

Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Le concerto de Prokofiev met en valeur, plus qu’ailleurs peut-être, une étroite relation avec un orchestre très présent et une partie soliste très dynamique et très acrobatique, d’une folle difficulté (mais Martha Argerich connaît-elle seulement le mot ?) nécessitant énergie et surtout une virtuosité inouïe.
Mais l’orchestre doit aussi montrer à la fois ses qualités d’ensemble et la qualité de ses solistes (voir le début soliste de la clarinette) car –et on le remarque dès les premières mesures- ce ne sont qu’échos entre la soliste et les pupitres solistes de l’orchestre (la flûte…), les équilibres doivent être bien établis, notamment dans une salle plutôt petite à l’acoustique un peu sèche, mais où les volumes peuvent très vite noyer le son du soliste. Il n’en est rien ici tant l’harmonie entre orchestre et soliste est particulièrement bien équilibrée, (par exemple, la liaison entre le son des contrebasses qui s’éteint et la reprise au piano puis à la clarinette du thème initial dans le premier mouvement). La fluidité du toucher et du phrasé de Martha Argerich est proprement inouïe, oserais-je dire céleste, il y a à la fois énergie et poésie, lyrisme et ironie, sarcasme et romantisme, une science des contrastes telle qu’ils ne sont même plus vécus comme contrastes. Il est intéressant de comparer avec l’enregistrement avec Abbado car Abbado avait alors plus ou moins l’âge de Nelsons aujourd’hui, et au lieu d’insister sur les constructions, il soignait les aspects les plus fusionnels entre pianiste et orchestre, faisant quelquefois du soliste une part des instruments plus qu’un instrument soliste. On a un orchestre plus affirmé ici, plus spectaculaire peut-être, mais qui se conjugue tout aussi bien avec une Martha Argerich telle qu’en elle même pour l’éternité. Génie explosif elle était et génie explosif elle reste. Dans l’exposé de “thème et variations” du second mouvement, le son du piano est stupéfiant, un son à la fois fluide parce que presque liquide comme un son de harpe, qui ensuite devient brutalement plus haché, plus dur, sans transition, et d’un volume qui remplit la salle et en remontre à l’orchestre.

Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Le troisième mouvement, le plus virtuose et le plus difficile, au bord de l’impossible, est totalement bruffant, étourdissant, Argerich semble au-delà des possibles, c’est à la fois incroyablement dynamique et rapide, mais en même temps précis. On entend toutes les notes sans jamais détourner la difficulté, mais en l’affrontant et en la surpassant. C’est proprement prodigieux, et la réponse de l’orchestre ne l’est pas moins, avec les solistes des bois (Lucas Macias Navarro, Jacques Zoon), mais aussi le basson (Guilhaume Santana) et toujours l’étourdissant Curfs aux percussions. C’est cette impression de globalité qui frappe, une sorte d’engagement collectif qui étourdit et enthousiaste. Le crescendo final diabolique nous emporte et provoque à la fois une seconde de surprise et une ovation inouïe. La légende est là, devant nous, et nous offre en bis la sonate en ré mineur K.141 de Scarlatti, une fois de plus étourdissante.

Lucerne festival Orchestra et Andris Nelsons, Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra et Andris Nelsons, Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal

Après un tel sommet, après un moment, il faut le dire totalement brûlant et unique, l’autre partie, la Symphonie n°5 de Mahler risquait de paraître peut-être en retrait, à cause des souvenirs, à cause du lieu aussi car l’acoustique sèche et rapprochée, la présence à quelques mètres de l’orchestre empêchant toute réverbération et surtout empêchant une expansion du son qu’on a pu sans doute avoir à Paris et qu’on a eue à Lucerne, risquait de nuire à la qualité de l’audition, ou à nos habitudes.
Certes, le son apparaît différent, plus rude même quelquefois (les pizzicati du troisième mouvement), moins policé, mais cela fait sonner Mahler différemment et pas forcément moins intéressant.
D’autres ont noté avec une moue significative une sonorité différente du corps orchestral lui-même. Ils ne supportent pas sans doute l’absent, celui qui donnait à l’orchestre cette sonorité unique et ineffable. Mais on a entendu les mêmes remarques lorsque Karajan disparu, les berlinois ont été dirigés par Abbado : ils auraient perdu leur son.
Un orchestre est un corps vivant, c’est un rapport entre le chef et l’orchestre qui construit le son. Bien sûr un orchestre a une sonorité particulière, notamment des orchestres à la forte identité sonore comme la Staatskapelle de Dresde ou le Gewandhaus de Leipzig, mais au-delà, dans le rapport qu’il construit avec un chef, un orchestre s’adapte à une couleur voulue par une interprétation donnée. Il y avait un son “Abbado et Lucerne Festival Orchestra”, évident, et il y avait une connaissance intuitive des demandes du chef, stratifiée par des années de travail ensemble, par la formation d’un certain nombre de solistes au sein de la Gustav Mahler Jugendorchester qui évidemment comptait et qu’il n’y a plus ici. D’ailleurs, beaucoup de musiciens ont changé, mais viennent la plupart des plus grands orchestres européens. Mais il y a aussi une excellence technique in se,  chez des solistes comme l’incroyable Reinhold Friedrich ou le hautbois Lucas Macias Navarro, qui a quitté le Royal Concertgebouw Orkest pour rejoindre la Hochschule für Musik de Freiburg, et il y a entre de nombreux musiciens une relation particulière à cet orchestre, une relation affective qui dépasse le moment, ou le chef. Tout le monde avait remarqué en 2003 l’incroyable cohésion de l’orchestre dès le premier concert. Après 12 ans, il y a malgré les inévitables évolutions, les départs et les arrivées de ses participants, la persistance d’un véritable esprit de corps. Et puis il y a avec Andris Nelsons une relation particulière envers celui qui les a accompagnés régulièrement dans ces deux dernières années, où l’orchestre à l’évidence était orphelin.
Mais – et cela me réjouit – il n’y a pas une recherche d’imiter ce que faisait Abbado dans un Mahler qui a laissé des traces profondes dans le public, il y a au contraire une vraie volonté de faire de la musique avec le chef, de faire de la musique ensemble, et une musique qui ait la personnalité du moment et non celle du souvenir. Ainsi cette Symphonie n°5 est bien celle de Nelsons et du LFO, qui ne ressemble ni à Abbado, ni à ce que Nelsons a pu faire avec d’autres phalanges : la grande maîtrise technique, et l’envie de faire de la musique fait que l’orchestre répond à l’approche de Nelsons (37 ans cette année) comme il répondait à celle d’Abbado (71 ans en 2004). L’un, Abbado,  arrivait avec toute une carrière derrière lui, et l’autre, Nelsons est un chef en pleine carrière, avec une vision et une énergie forcément différentes. D’où une Cinquième sans doute moins allégée, plus contrastée, plus vive de sève aussi, et qui reste dans la globalité des exécutions entendues cet été et à Ferrare l’une des plus belles « Cinquième » jamais entendues et qui peut être mise sans hésitation aux côtés de l’exécution d’Abbado. Après un formidable premier mouvement (Friedrich!),

Les cors, au deuxième plan, Alessio Allegrini ©Marco Caselli Nirmal
Les cors, au deuxième plan, Alessio Allegrini ©Marco Caselli Nirmal

je garde un souvenir fort du deuxième mouvement de Ferrare, charnu, dynamique, d’une énergie intérieure rare, et du troisième mouvement, avec ses parties solistes formidables (le cor d’Alessio Allegrini !) et ses pizzicati à la fois nuancés et rudes, raffinés et râpeux, et ce lyrisme poétique incroyable. On gardera le souvenir aussi d’un adagietto tellement apaisé, pas forcément mélancolique, mais profondément serein et d’une épaisseur humaine étonnante. Bien sûr totalement frappant, le dernier mouvement triomphal, qui me renvoie à mes Meistersinger chéris, cet océan symphonique qui met tout l’orchestre en valeur et sa précision phénoménale (les cuivres ! les percussions – Curfs encore une fois magique -, les bois, mais aussi les cordes graves, si profondes et à si pures à la fois (les altos, les violoncelles, les contrebasses) et l’engagement de l’ensemble dans le jeu, dans un espace relativement réduit d’un plateau peu fait pour recevoir des masses de cette importance.

 Andris Nelsons Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Andris Nelsons Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Architecte et passionnant artisan de ce concert triomphal, Andris Nelsons, qui, à 37 ans seulement, se révèle chaque fois un peu plus être l’un des très grands chefs du moment, un chef fulgurant, très communicatif, sensitif, mais aussi rigoureux qui dans l’avenir gouvernera aux destinées musicales de deux orchestres parmi les plus prestigieux, le Gewandhaus de Leipzig et le Boston Symphony Orchestra. On le suit, on l’aime, il étonne. L’avenir est assuré.

Aussi ai-je entendu encore une fois le LFO que j’aime, avec ses perfections de toujours, mais aussi avec son sens du groupe, et sa manière « affective » – permettez moi d’oser le mot – de faire de la musique, dans une soirée où l’affectif comptait autant que l’artistique, une soirée des sensibilités à fleur de peau, une soirée qui a permis de plonger en soi, dans les irremplaçables souvenirs qui ont construit et donné du sens à la vie, mais aussi de vivre la musique avec une intensité renouvelée, sans regrets, avec la disponibilité de toujours vers le beau et surtout l’humain. Une soirée abbadienne en quelque sorte, dans un lieu où souffle encore son esprit. [wpsr_facebook]

Les fleurs tombent sur le Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Ferrara Nov 2015 ©Marco caselli Nirmal
Les fleurs tombent sur le Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Ferrara Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal

THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2015-2016: ARIADNE AUF NAXOS, de Richard STRAUSS, par la BAYERISCHE STAATSOPER le 12 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: KIRILL PETRENKO)

Ariane au TCE, salut final ©Bayerische Staatsoper (Blog)
Ariane au TCE, salut final ©Bayerische Staatsoper (Blog)

L’ÎLE HEUREUSE

J’ai toujours un peu de réserves sur les opéras donnés en version de concert, sans doute à cause de mon vieux fonds wagnérien, convaincu que l’opéra est Gesamtkunstwerk, et notamment pour un opéra construit en abîme, dont le sujet est le théâtre dans le théâtre, où l’ironie, y compris dans l’acte et pas seulement dans le prologue, est si importante pour limiter ou contrôler l’émotion. La musique de Strauss est inévitablement « second degré » et la version de concert ne favorise pas un point de vue de ce type.

Mais qu’importe puisque le public venu ce soir voulait entendre Jonas Kaufmann dans Bacchus, et je suppose que bon nombre de spectateurs qui ne connaissaient pas l’œuvre (pas si fréquente à Paris) ont été surpris de la surface tout relative du rôle, un Deus ex machina, qui chante moins de 15 minutes, y compris les interventions capricieuses du ténor dans le prologue. Ce n’est pas vraiment un personnage passionnant.
Comme toujours chez Strauss, les rôles intéressants, ce sont les femmes : le compositeur dans la première partie, et Zerbinette, dont Grossmächtige Prinzessin est l’un des airs les plus longs du répertoire, et Ariadne, son pendant tragique, dont l’être profond est la lamentation (le nombre de lamentos d’Ariane du répertoire est assez important) et dont le destin est d’être abandonnée :
« Ariane ma sœur de quel amour blessée
vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée », ces deux vers de Phèdre de Racine  suffisent pour l’éternité à la qualifier.
Le débat initié au prologue reproduit des oppositions très XVIIIème entre opéra et opéra comique, en une sorte d’illustration souriante de la Querelle des Bouffons. Des débats qui seront un peu repris dans Capriccio

Par ailleurs, aux hurlements du compositeur au premier acte correspondent des lamentations au second degré, des lamentations de théâtre, (par une Primadonna dont on a aussi essuyé les caprices au prologue) et les rires des masques. Une palette de caractères en quelque sorte typiques de la scène, le comique, le tragique: un vrai tableau de Watteau. Est-ce un exercice de style avec ses clins d’œil et ses excès ? La présence de la troupe des comiques est intéressante à ce titre, chargée de porter un point de vue différent, de casser l’émotion, si jamais émotion il doit y avoir ( du Brecht avant Brecht en quelque sorte) et le discours de Zerbinette est à peu près le seul discours raisonnable parmi tous les personnages. Elle n’est d’ailleurs  pas sans rappeler la Despina de Così fan tutte.
Toutes questions que seul un metteur en scène peut régler. Mais il n’y en avait pas.

C’est donc avec d’autant plus de circonspection qu’il faut considérer une représentation concertante d’une œuvre aussi polysémique. Je pense d’ailleurs que dans la mesure où l’œuvre doit être donnée en version scénique à Munich pour une série de représentations il n’eût pas été absurde d’importer éventuellement les costumes et de proposer une semi-scénique avec orchestre en fosse. Mais peut-être la soirée eût-elle coûté plus cher. Je me souviens d’un troisième acte de Parsifal à Garnier (Berliner Philharmoniker, Karajan) où Karajan avait imposé l’orchestre dans la fosse et les protagonistes et le chœur en toge noire sur la scène.

Ce ne fut pas le cas ce soir, même si les chanteurs « jouaient » un peu et n’avaient pas la partition en main.
Le premier constat, c’est une fois de plus la cohérence du système de troupe, avec une troupe de la Bayerische Staatsoper parmi les meilleures d’Allemagne, une troupe adaptable, avec de vraies voix solistes : Eri Nakamura a fait une merveilleuse Liù à Toulouse en juin dernier, Okka von der Dammerau est un mezzo solide qui assume des rôles importants à Munich, Markus Eiche, lui aussi dans la troupe, est l’un des barytons les plus intéressants d’Allemagne et compose ici un très bon maître de musique. Quant à Brenda Rae, triomphatrice de la soirée, elle est un des piliers de la troupe de Francfort.

Les dames de la troupe
Najade (Eri Nakamura), Echo (AnnaVirovslansky), Dryade (Okka von der Damerau)

Les trois dames, Najade (Eri Nakamura), Dryade (Okka von der Dammerau) et Echo (Anna Virovlansky) – Strauss s’est évidemment souvenu des filles du Rhin- donnent une belle preuve de cohésion vocale, même si Anna Virovlansky est un tantinet acide, il reste que leur trio constitue un des moments de réelle suspension. C’est à peine plus contrasté du côté des messieurs, avec les habituels solides chanteurs de la troupe de Munich Tareq Yazmi, Dean Power, Kevin Conners, et avec une bonne note pour l’Arlecchino d’Eliott Madore. Signalons aussi l’excellent jeune acteur Johannes Klama, dans le rôle du majordome plus jeune que d’habitude, avec un ton pointu et agaçant de tête à claque.

Alice Coote chantait le compositeur. C’est peut-être le rôle le plus « vivant », le plus émouvant de l’opéra, c’est un rôle difficile qui est central dans le prologue, mais qui disparaît de l’acte suivant, avec des aigus et une tension redoutables dans la dernière partie, pour lequel on pense qu’il suffit d’avoir un bon Octavian (du Rosenkavalier) pour remplir les conditions nécessaires pour un bon compositeur, même si de grands Octavian furent de grands compositeurs (Sena Jurinac par exemple, Agnes Baltsa ou Tatiana Troyanos).
Quand je vis Ariadne of Naxos pour la première fois, c’était à Salzbourg, le 28 août 1979, avec Karl Böhm le jour de ses 85 ans, et Hildegard Behrens, James King, et Trudeliese Schmidt en Komponist, c’était vraiment alors le Komponist de référence , mais pas forcément l’Octavian.
Alice Coote n’arrive pas à rentrer dans le personnage qui doit être juvénile, mais pas forcément hystérique, et donc montrer qu’il est tendu à l’extrême (et on le comprend vu la situation) sans forcément faire rire ou agacer : Alice Coote s’agite et elle chante avec des aigus difficiles, à la limite du cri et ainsi n’arrive ni à être le compositeur, ni à émouvoir (alors que c’est peut-être le personnage le plus directement émouvant de l’œuvre), c’est un peu décevant pour une artiste habituellement sensible et plutôt intéressante.

Amber Wagner
Amber Wagner

Amber Wagner remplaçait Anja Harteros dans le rôle de la Primadonna/Ariane : un défi pour une jeune artiste inconnue en Europe appelée un mois avant à remplacer l’une des Divas les plus réclamées de la scène lyrique qui de plus devait aborder le rôle pour la première fois, et donc particulièrement attendue. Amber Wagner a été visiblement solidement formée aux USA, où elle chante régulièrement des rôles wagnériens (Sieglinde notamment) et de grands rôles verdiens. La voix est large, assise, avec un grave profond et sonore (elle a chanté Brangäne), une de ces voix entre le grand mezzo et le soprano dramatique avec un registre central plutôt riche en harmoniques. La seule difficulté provient de certains aigus du rôle où elle passe de manière peu heureuse en voix de tête.
La voix est en effet d’une nature complètement différente du lirico spinto de Anja Harteros, elle est plus sombre, plus épaisse, moins raffinée, mais d’un point de vue technique, il y a peu à reprocher.
J’ai un peu plus d’hésitations sur la question de l’interprétation, un peu neutre, sur celle de la couleur, qui reste souvent monochrome. Une Ariane très honorable, mais je ne pense pas qu’elle ait intérêt à s’en emparer définitivement. Comme son nom l’indique, c’est une voix plutôt de couleur wagnérienne (elle chante pourtant Trovatore et je serais curieux d’entendre son D’amor sull’ali rosee… ) qui n’a en rien un timbre straussien (peut-être la teinturière ?).

Brenda Rae
Brenda Rae

Brenda Rae en revanche a une qualité que ses collègues n’ont pas, elle a un sens du mot, et une vraie ironie dans la voix, et la prestation est d’autant plus exceptionnelle qu’elle a tous les aigus, elle se paie de luxe d’avoir encore de la réserve lors du final de son air, qu’elle a bien préparé en se ménageant pendant le prologue. Elle a le jeu, la fraîcheur, la couleur et la technique. Depuis Gruberova, je n’avais pas entendu de Zerbinette aussi convaincante, car elle a aussi, comme Gruberova, une voix relativement charnue et n’est pas un rossignol. Ainsi les trois rôles féminins principaux étaient ce soir anglo-saxons, deux américaines (Amber Wagner et Brenda Rae) et une britannique (Alice Coote) : on constate une fois de plus la sûreté du chant anglo-saxon, assurance pour un théâtre d’une représentation au minimum  très correcte. Certes, c’est une sécurité souvent autoroutière pour mon goût mais c’est quand même en Grande Bretagne et aux Etats Unis qu’on acquiert la meilleure technique vocale et ce depuis plusieurs décennies.

Jonas Kaufmann
Jonas Kaufmann

Jonas Kaufmann était Bacchus. Un rôle tendu vocalement, qui doit impressionner parce qu’il assume la scène finale, mais un rôle sans grand intérêt (sauf pour l’héroïne désespérée). La voix dès le prologue sonne autre, charnelle, large. Pendant la scène finale en revanche, il ne m’a pas semblé être dans la meilleure des formes. Il était très bien, mais n’a pas écrasé la distribution : il a montré ses qualités éminentes de technicien, avec les notes filées que seul il sait faire, et il a raté ses toutes dernières notes, perdues dans le kaleïdoscope sonore offert par Kirill Petrenko.

Kirill Petrenko ©Bayerische Staatsoper (Blog)
Kirill Petrenko ©Bayerische Staatsoper (Blog)

Car encore une fois, c’est Petrenko qui prend à revers dans un Strauss d’une incroyable clarté, au point qu’on a l’impression d’une mosaïque de sons et qu’on entend ce qu’on n’entend jamais. C’en serait presque dérangeant car tout est là et on finit par se perdre dans ce labyrinthe orchestral tant on essaie de tout suivre. Petrenko propose un travail voisin de ce qu’il propose dans Rheingold ou dans Lulu, (qui ont en commun avec Ariane être des morceaux de théâtre et de conversation) à savoir un suivi des mots d’une finesse prodigieuse , un suivi des rythmes de la parole,  avec une précision qui laisse rêveur. Que sera-ce dans Meistersinger, où la parole compte presque plus que la musique souvent ?
Il a à sa disposition un orchestre de 38 musiciens, dont le son surprend dès la première mesure, brutale et immédiatement enchaînée par contraste en un son singulier de musique de chambre, voulu par Strauss, avec une fluidité fascinante, et d’une légèreté sereine. Il réussit en revanche dans le final à transformer le grêle orchestre en une énorme fabrique de sons qui semble sonner comme l’ orchestre de la Femme sans ombre. Un orchestre sans reproches, il est vrai qu’il est chez lui dans Richard Strauss. Certes, le lyrisme apparaît presque en filigrane, et jamais en premier plan, mais il y a des phrases aux bois, quelques murmures des cuivres qui surprennent et bouleversent, un mélange de légèreté diaphane et de construction monumentale, qui par ces contrastes savants produit une authentique émotion (comme le violoncelle accompagnant certains moments Zerbinetta dans son air! ou les harpes pendant le final) . Mais ce qui m’étonne, c’est qu’il demande presque de colorer certaines passages note à note avec d’imperceptibles modulations : quand on entre dans ce tunnel là, on s’y perd.
Il est fascinant de constater comme chaque chanteur est comme pris en charge et accompagné : jamais un décalage, jamais une faute de rythme (sauf, bizarrement Kaufmann à la fin). Etonnant !
Je pense aussi à l’accompagnement de la première scène, par touches à la fois brutales et ironiques. Un travail pointilliste dans l’approfondissement de la partition, qui ne sonne jamais froid, jamais « analytique », mais très théâtral, soumis au texte, avec quelquefois de lointains échos wagnériens très présents et en même temps en arrière plan. L’accompagnement du monologue d’Ariane à l’orchestre à ce titre est un chef d’œuvre : on l’impression de redécouvrir Strauss.
Un miracle de construction, de ciselure, de clarté. Une Ariane cristalline qui peut surprendre ou ne pas plaire à ceux qui préfèrent un son plus compact et un grain un peu plus rond. Mais il a joué la carte de la musique de salon, celle qu’on peut lire à l’audition, pour se laisser aller au final à un embrasement à peine distancié, comme il sied à une représentation dans la représentation. Alors oui, il ne joue ni le lyrisme, ni l’émotion, ce qui serait facilité, il joue la transparence dans une œuvre qui n’est que reflets et reflets de reflets, face à la mise en abime de la scène il joue la mise en abime de l’orchestre. C’est un petit défi contre les habitudes.
Ainsi donc la soirée que le « Tout Paris » attendait comme on lit çà et là ne fut pas vocalement une soirée d’exception, mais fut une soirée d’iles heureuses : Brenda Rae, les trois dames, et, allez, aussi Kaufmann parce que même en moindre forme il reste fascinant par sa manière d’être au chant, et ces îles étaient posées sur une mer orchestrale aux reflets multiples, aux incroyables profondeurs, aux surprises, aux pièges même, ici froide, ici brûlante, ici apaisée, ici brutale : un monde infiniment petit dans ses moindres détails presque atomisés, comme il sied à cet opéra chambriste, et pourtant un monde qui en même temps nous aspirait dans une sorte d’infinitude sonore : les deux infinis en une soirée. [wpsr_facebook]

Kirill Petrenko & Jonas Kaufmann
Kirill Petrenko & Jonas Kaufmann

 

 

LUCERNE FESTIVAL 2015: WIENER PHILHARMONIKER dirigés par Sir Simon RATTLE le 13 SEPTEMBRE 2015 (ELGAR: THE DREAM OF GERONTIUS) avec Toby SPENCE, Magdalena KOZENA, Roderick WILLIAMS

Saluts ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Saluts ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Edward Elgar manque sans conteste à ma culture musicale. Je fais partie d’une génération où d’Elgar en France le mélomane connaissait exclusivement Pomp and Circumstance, régulièrement intégré à des disques d’extraits classiques célèbres, associé à un autre marronnier de l’époque, Sur un marché persan de Ketelbey., que je n’entends plus aujourd’hui et que tout mélomane débutant trouvait sous l’arbre de Noël pour peu que sa famille essayât de lui suggérer des goûts allant au-delà de la vague yéyé.
L’évolution du marché du disque, la limitation du grand répertoire classique que désormais les maisons de disques et les organisateurs de concerts essaient d’élargir, d’un côté par le baroque, de l’autre en proposant d’autres pistes et d’autres auteurs des XIXème et XXème font qu’on découvre (on devrait dire redécouvre: l’analyste  ne découvre jamais, il redécouvre, comme le lecteur verdurinesque  ne lit jamais, mais relit…). Je le répète souvent (ce doit être l’âge) mais peut-on imaginer qu’en 1980 on ne jouait pratiquement jamais les opéras de Janaček ni ceux de Chostakovitch, on a avait à peine découvert la version originale du Boris Godunov de Moussorgski, puisque jusqu’à 1979 les grands théâtres jouaient la version Rimski-Korsakov, dont nous avons un témoignage somptueux par le Boris Godunov de Karajan.
Dans ce monde ancien fait d’ignorance et d’oublis qui fut celui de ma jeunesse, Elgar ou Britten étaient des produits exclusivement locaux réservés au public britannique, et ne passaient pratiquement jamais le Channel, bien qu’en l’occurrence, le succès de The dream of Gerontius soit venu de la première exécution à Düsseldorf le 19 décembre 1901 sous la direction de Julius Buths (en présence de Richard Strauss enthousiaste) et non de la création à Birmingham le 3 octobre 1900 dirigée par Hans Richter qui avait reçu la partition la veille de la première répétition orchestrale.
Par bonheur, l’élargissement nécessaire des répertoires a fait que d’Elgar les Variations Enigma ont conquis les publics de la musique classique, mais pas The dream of Gerontius, son grand ‘œuvre, oratorio composé au début du siècle sur un texte adapté du cardinal John Henry Newman , qui arrivait le 13 septembre à Lucerne pour la première fois pour conclure alla grande le Festival 2015 .
Il y a dix ans à peine, c’eût été une œuvre jouée par un orchestre britannique lors d’une tournée. Signe des temps, ce sont les Wiener Philharmoniker qui s’en sont emparés, aidés par Sir Simon Rattle : Rattle et les Wiener sont une affiche suffisamment attirante pour se permettre de proposer une œuvre de consommation exclusivement nationale qui n’appartient pas au grand répertoire international. Et de fait le KKL de Lucerne était presque plein, comme souvent pour des concerts choraux, toujours impressionnants ; on se souvient dans cette même salle du succès du War Requiem de Britten, par Mariss Jansons et le Symphonieorchester des Bayerischen Runfunks, une autre œuvre d’internationalisation récente, malgré un succès jamais démenti.
L’oratorio d’Elgar est moins impressionnant, parce que sans doute plus retenu, vu le sujet : Gerontius se voit mourir et interpelle les forces de l’au-delà au seuil du trépas, puis, étant passé de l’autre côté, se retrouve devant le Juge suprême, accompagné par un Ange, et finira pour un temps au purgatoire. Ce récit ressemble aux récits mythologiques de descente aux Enfers, et nous montre au passage que les religions passent et les motifs restent. Belle leçon de relativisme que d’aucuns pourraient méditer.
C’est donc un sujet grave, intérieur, qui est abordé, et un sujet partagé par tous : qu’arrive-t-il lorsque les portes de la mort sont passées? Le sujet, Gerontius (littéralement le vieillard), vit ses dernières heures au début et passe de vie à trépas : la première partie se conclut par l’apparition du Prêtre (Roderick Williams, baryton) qui accompagne de l’autre côté Gerontius agonisant.
On est passé de l’autre côté et la deuxième partie s’ouvre sur l’âme de Gerontius  accompagné d’un ange (Magdalena Kožená, mezzo soprano) qui va se présenter devant le juge suprême, c’est la partie la plus longue qui se conclut par le jugement tant attendu (on le comprend) rapide, expéditif, presque elliptique : Gerontius est envoyé brièvement au Purgatoire (malgré une intervention menaçante des démons) et pourra ensuite profiter du Paradis pour l’éternité.
D’une histoire somme toute banale (cette histoire qui nous attend tous si on est croyant), Elgar a voulu faire une pièce à la fois mystique, évidemment influencée par Bach, mais aussi un peu plus théâtrale (et donc on l’a appelée le Parsifal anglais), même si le suspens est assez mince et que l’intrigue reste sommaire. Il s’agit d’un Weihfestspiel, d’un Festival sacré, qui prolonge la tradition des mystères médiévaux dans une volonté de représenter le sacré, mais aussi de représenter la mort, ou même celle des oratorios romantiques à la Mendelssohn. Le passage de vie à trépas est justement le silence entre première et seconde partie. À la solitude du vivant (Gerontius agonisant), et au cérémonial d’accompagnement symbolisé par le prêtre qui intervient en fin de première partie, fait pendant en deuxième partie la présence de l’ange, qui casse la solitude initiale, comme si en quelque sorte la seconde vie était plus réconfortante que la première, et que l’âme n’était pas seule face à l’angoisse du Jugement comme le mortel l’était face à la mort.
La musique de Elgar est une musique recueillie, très élaborée, avec des niveaux sonores qui composent un tissu tressé avec soin, avec des interventions du chœur sublimes : en est-elle plus émouvante ? J’avoue ne pas avoir été sensible à cette harmonie monumentale, un peu froide pour mon goût et sans vraie élévation. Du moins l’ai-je ressentie ainsi. Une partition complexe, un monument bien construit et avec quelques moments réussis, mais une partition qui ne porte pas l’auditeur, comme Parsifal par exemple peut porter, ou comme une passion de Bach peut contraindre à regarder en soi.

Magdalena Kožená, Sir Simon Rattle et Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Magdalena Kožená, Sir Simon Rattle et Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Il serait évidemment nécessaire d’écouter cette musique plusieurs fois pour en découvrir d’autres secrets. Il reste que l’exécution pouvait difficilement être plus réussie. Sir Simon Rattle, en bon britannique, en connaît les ressorts et propose un travail millimétré, d’une rare précision, attentif à toutes les inflexions dont il indique le mouvement. Le travail sur le son est prodigieux, sur le dosage des volumes, sur les équilibres entre solistes et chœur dans une salle où il n’est pas toujours facile de travailler les voix. Il est même fascinant de constater comment il donne une direction contenue à l’orchestre, jamais tonitruante, toujours très équilibrée, favorisant l’intériorité.
Les Wiener Philharmoniker je l’espère, enregistreront cette œuvre tant leur son fait merveille, à la fois chaleureux et somptueux, mais en même temps jamais démonstratif et tendant toujours vers le méditatif. Même les cuivres jamais ne se détachent de cette impression d’un son global et velouté avec des moments proprement stupéfiants, comme lorsqu’il accompagne le chœur des âmes du Purgatoire (Bring us not, Lord, very low…come back again, O Lord) ou l’âme de Gerontius (My soul is in my hand) dans une sorte de sorcellerie sonore.

Le chœur, le BBC Proms Youth Choir, dirigé par l”inévitable et remarquable Simon Halsey, rompu à ce répertoire, est absolument magnifique de présence, sans jamais être spectaculaire lui non plus, mais souvent aérien, souvent tendu aussi comme. Vrai personnage du drame, il est le chœur antique qui participe à l’action en la commentant. Là où il m’a séduit le plus, c’est au moment de l’apparition des démons, où l’on entend le Berlioz de la Damnation de Faust et notamment la Course à l’abîme (By a new birth and a an extra grace…).
C’est bien là ce qui m’a frappé : il y a comme un retour à l’antique, mais pas à l’antiquité, à une antiquité revue par la Renaissance, une antiquité lue par Raphaël et les milieux néoplatoniciens. C’est un peu pourquoi j’ai parlé à mes amis d’une exécution préraphaélite. J’ai ressenti non pas un romantisme ou un post romantisme, mais une volonté de se placer bien en amont, dans une renaissance revisitée par le XIXème, mais avec la même rigueur et les mêmes couleurs chatoyantes que celles qu’on peut contempler  ou dans les tableaux de Benozzo Gozzoli ou dans les Loges de Raphael, mais surtout dans les tableaux de Hunt, de Rossetti ou de Millais, antérieurs d’une cinquantaine d’années, mais que cette musique m’a évoqué, à la fois dans sa froideur et sa chatoyance.

Roderick Williams, Toby Spence, Magdalena Kožená ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Roderick Williams, Toby Spence, Magdalena Kožená ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Au service de cette exécution, trois solistes: le baryton Roderick Williams, un artiste vu à Lyon dans Sunken Garden le printemps dernier, n’a peut-être pas la noblesse de timbre voulue par le rôle du prêtre, il en fait un prêtre un peu trop terrestre; il chantera aussi à la fin l’ange de la mort, élevé auprès de l’orgue (il est pour mon goût meilleur en Ange de la mort qu’en prêtre) accompagné par un orchestre à dire vrai sublime.
Magdalena Kožená est un ange magnifique, la voix est allégée, très attentive à l’expression et à la diction. J’ai souvent exprimé des doutes sur certains des rôles qu’elle a chantés récemment pour applaudir sans réserve cette fois à une prestation à la fois sensible, avec une voix très présente et en même temps allégée de manière surprenante, avec de beaux aigus bien déployés. Son rôle m’a rappelé celui de l’Ange dans une autre cérémonie religieuse qu’est le Saint François d’Assise de Messiaen. Il n’y a pas tant d ‘anges à l’opéra, et celui-ci lui sied bien : elle avait d‘ailleurs pour l’occasion revêtu une robe blanche, très simple et évidemment très en phase. On retiendra des moments vraiment séraphiques comme les alleluia initiaux ou l’extrême légèreté presque impalpable de The eternal blessed His child, ou de l’émouvant Farewell final.

Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Toby Spence enfin  : nous connaissons depuis longtemps cette voix de ténor très claire, voire quelquefois mate, douée d’une superbe technique et d’une diction impeccable. On aurait pu craindre que la voix ne se perde dans cet océan orchestral et choral ; il n’en est rien. Même si la voix de Spence est ténue, elle convient bien à ce personnage de vieillard agonisant puis d’âme de vieillard .
Sir Simon Rattle veille aux équilibres dans une salle qui n’est point sympathique aux voix, et Toby Spence sait doser son volume, et surtout sait poser et projeter sa voix, ce qui est nécessaire vu la longueur de la partie, qui est le rôle principal. Il y a des moments proprement stupéfiants par exemple lorsqu’il prononce de manière si lyrique Then I will speak. Ou dans la partie finale, That sooner I may rise, and go above. Le rôle rappelle par son importance celui de l’évangéliste dans la Passion selon Saint Mathieu de Bach, à la différence qu’ici nous sommes entre l’oratorio et le Mystère, avec des personnages qui jouent en même temps des rôles, l’œuvre est toujours à la limite entre les deux et je serais curieux de voir un Sellars s’en emparer, ce qui est imaginable vu qu’il a travaillé sur Bach avec Sir Simon Rattle.
En attendant, il y avait de quoi être ravi de ce final grandiose du Festival 2015, exécuté avec un engagement phénoménal, et même si, emporté avec enthousiasme par les musiciens, je n’ai pas été emporté par la musique. [wpsr_facebook]

L'organiste et le BBC Roms Youth Choir ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
L’organiste et le BBC Roms Youth Choir ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

RADIO-FRANCE 2015-2016: Daniele GATTI dirige l’ORCHESTRE NATIONAL DE FRANCE le 17 SEPTEMBRE 2015 (BEETHOVEN-BERLIOZ) avec Sergei KHATCHATRIAN, violon

Daniele Gatti et le National le 17 septembre 2015
Daniele Gatti et le National le 17 septembre 2015

Que Gérard Courchelle se rassure, dans un an Daniele Gatti sera parti à Amsterdam, une ville de province (unie) lointaine dotée d’un orchestre de bas étage où ce pauvre Gatti a trouvé refuge…Monsieur Courchelle pourra tout à loisir interpeller l’esprit de Bernstein (et des autres) dans une séance de spiritisme critique. J’ai été profondément choqué de la grossièreté de son intervention, et par rapport à l’orchestre et par rapport au chef, le vendredi 18 au matin sur France Musique. Je ne suis pas choqué qu’il n’aime pas, tous les goûts sont dans la nature, et c’est la liberté du critique de l’exprimer, mais je suis ulcéré de la méthode, de plus sur des ondes spécialisées. Je savais qu’il n’aimait pas Gatti, je ne savais pas qu’il ne savait pas pourquoi, au point de ne pas argumenter mais plutôt asséner en évoquant les mânes de Bernstein et en faisant écouter un extrait de la Fantastique par le National d’il y a plusieurs dizaines d’années et par Bernstein plutôt que de faire écouter une minute du concert et ensuite d’expliquer pourquoi ce qu’on écoutait était détestable. Mais argumenter, ça coûte, et du travail, et un peu d’audace. Faire ce qu’il a fait, cela ne coûte rien, cela évite d’argumenter de manière véritablement critique, et cela prend l’auditeur pour un imbécile. Mais sans doute se regardait-il au miroir.

C’était le concert d’ouverture de la dernière saison du directeur musical de l’Orchestre National de France dans un auditorium rempli, et pour un programme Beethoven-Berlioz, programme logique compte tenu des liens musicaux que Berlioz entretenait avec Beethoven, dont le troisième mouvement de la Fantastique, aux champs, est un témoignage, tant il renvoie à la Pastorale.

Le concerto pour violon en ré majeur op. 61 de Beethoven était interprété par Sergei Khtachatrian, que j’avais déjà entendu à Lucerne en 2014, dans cette même œuvre, mais dirigée par Gustavo Dudamel, et les Wiener Philharmoniker . Le jeune violoniste à peine trentenaire a donné là encore une vraie preuve non seulement de maîtrise de l’instrument, c’est bien le moins, mais d’une capacité singulière à dessiner un univers, c’est à dire produire de la musique et pas du son, ce qui ne pouvait que créer entre orchestre, chef et soliste une entente vraie.

Le premier mouvement, particulièrement long pour un concerto, permet à l’orchestre de s’exposer d’abord, de manière énergique, mais en même temps jamais tonitruante. Ce Beethoven là est lu  romantiquement, avec une belle capacité de l’orchestre à colorer mais avec un son au total assez classique, étrangement plus classique que pour la Fantastique qui va suivre. En tout cas, l’orchestre réussit à créer l’écrin idoine dans lequel le son du violon de Sergei Khatchatrian va se lover. Ce jeune violoniste n’est pas un virtuose au sens de la machine à sons que peut être une Midori. Chez lui, la virtuosité est au service d’un ressenti. Le jeu est sensible, presque fragile à certains moments, et jamais gratuit, dans les cadences redoutables du premier mouvement, Khatchatrian est évocatoire, et jamais démonstratif. C’est bien là ce qui me plaît dans ce geste toujours sur un fil, semblant toujours au bord de la rupture et profondément investi. Dans le second mouvement, un peu comme dans le Bach donné en bis, c’est cette apparente fragilité, d’un son à la fois délicat et affirmé qui frappe et qui ravit. le dernier mouvement où le dialogue avec l’orchestre est si important a semblé s’installer dans un chant à deux bien calé, les violons du national emportés par l’excellente Sarah Nemtanu répondent en écho avec un toucher de cordes lointain, voire à peine esquissé, quand l’énergie immanente est portée par d’autres pupitres.

Gatti aime le vrai dialogue avec le soliste et déteste en concert les performances parallèles, où chacun joue sa partition et fait sa musique sans écoute de l’autre ; il recherche au contraire sans cesse la rencontre musicale. Il a rencontré cette sensibilité-là, avec un orchestre en phase, mais jamais soumis ou contraint. Il y a partage des rôles dans une sorte de simplicité, ou plutôt de netteté où chacun joue sa part de l’univers construit en commun. L’acoustique très analytique de l’auditorium de Radio France et la proximité du son donnent en plus une sorte d’intimité  (un peu perturbée à la fin du premier mouvement par un projecteur rétif) assez chaleureuse au total.

Si ce moment fut vraiment de belle facture, et si cela confirme le grand talent de ce jeune violoniste, c’est la Symphonie Fantastique qui fut vraiment étonnante.

Cette pièce si intrinsèque à un orchestre français, une sorte de marronnier du répertoire (le National l’a jouée une semaine auparavant à Montreux avec un autre chef), Daniele Gatti la dirigeait pour la première fois, c’est à dire qu’il l’a abordée avec son propre background, d’une manière neuve, face à un orchestre qui la connaît par cœur, avec sans doute des habitudes de jeu, et une tradition que Gatti va prendre comme souvent à revers.

Ce qui est étonnant avec Daniele Gatti, c’est qu’il n’est pas vu par certains comme un chef sensible, mais comme une sorte de bulldozer fantasque, qui agence les sons pour les heurter, j’entends d’ici les contempteurs : « c’est grossier » « c’est trop contrasté » « c’est trop heurté », « il n’y a pas de ligne », « où est l’élégance française ?». En somme Gatti est toujours trop ou pas assez, mais il n’est jamais juste.

Or, cette Fantastique est en 1830 à sa création comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Berlioz est à la symphonie ce que Hugo est au théâtre la même année avec Hernani : il bouscule, il étonne. Le monde de la Symphonie beethovénienne est à peine né et Beethoven est alors encore musique nouvelle (la 9ème remonte à 6 ans auparavant) et pas tradition, et voilà que ce tout jeune musicien qui vient d’obtenir son prix de Rome, gage de conformisme de bon aloi et de classicisme ecclésial  nous projette tout de go au seuil de Mahler, voire au-delà et nous bouscule par une symphonie à programme  qui se dégage de la forme traditionnelle en quatre mouvements pour nous en servir cinq, qui sont des parties, c’est à dire que ce jeune Berlioz de 27 ans bouscule formes et canons pour nous raconter l’histoire de l’artiste voué au Sabbat. Car c’est bien de l’artiste qu’il s’agit, un artiste en “enfant du siècle” dans la Confession d’un enfant du siècle qu’est cette symphonie. Il y a dans cette œuvre le Hugo d’Hernani, le Musset contemporain, et le Baudelaire d’un futur synesthétique  ou même le Rimbaud des archipels sidéraux, ou, mieux, celui de la Lettre au Voyant : écoutons-le, et nous y retrouvons Berlioz, via Gatti : « Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. »

…la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène… C’est à croire que Rimbaud était ce soir-là dans la salle…
Sidéral et sidération, voilà le message qui m’est parvenu de cette exécution princeps du maestro italien, déjà mémorable par sa nouveauté, son audace, son extrême sensibilité et l’intelligence du cœur qui transparaît à tous les moments de cette exécution.
D’abord, Daniele Gatti se place du point de vue de la jeunesse, et non avec le regard de celui qui va faire passer Berlioz à la moulinette brahmsienne comme si souvent, un Berlioz mature et lu dans cette œuvre comme déjà un classique, avec sa doxa. Mais un Berlioz neuf  au monde…

Quand Berlioz écrit sa symphonie, il est plein du bouillonnement esthétique de l’époque, plein du Sturm, du tourbillon tempétueux qui prend la jeunesse artistique française et qui remet en cause les canons du classicisme usé, ressassé, fossilisé, fané.
Alors il faut déranger, il faut secouer, il faut frapper. C’est ce qu’a choisi de montrer Daniele Gatti.

Ce qui étonne d’abord c’est ce début (Rêveries-passions) d’une extrême tension mais aussi d’une extrême délicatesse, qui crée une ambiance retenue, mystérieuse, où les pupitres se distribuent une parole presque frissonnante, déjà habitée, déjà presque incarnée dans l’attente d’un moment. Ce que Gatti arrive à obtenir de l’orchestre, qui montrera pendant tout le concert combien il adhère à cette vision, est vraiment étonnant, des sons à peine émergés du silence, des cors d’une incroyable légèreté, presque en revers de l’instrument ; les harpes en revanche sont franches, nettes, précises, en rien évanescentes dans une valse d’une légèreté incroyable où Gatti met Un bal en scène : seule une partie des violons joue  et le dernier rang des cordes reste silencieux, et fait comme tapisserie tandis que les autres jouent et en quelque sorte, valsent. Il allège ainsi le son pour donner à la valse son rythme et sa forme, et cela en même temps installe définitivement le théâtre des sons qu’est cette symphonie, où le chef joue et se joue des contrastes, qu’il exalte, qu’il met en exergue là où on ne les attend pas avec un jeu sur les volumes et les masses qui est étourdissant. Ahurissant même, tant tout cela est neuf.
En même temps, il met en place une véritable organisation du son, qui organise comme un dérèglement raisonné de tous les sens (merci encore Rimbaud). Oui, c’est un Berlioz rimbaldien avec la fraîcheur et l’énergie de la naissance au monde : la poésie que Gatti nous propose, c’est celle d’un Berlioz débarrassé de toute timidité, vidé de toute honte. C’est la symphonie de la honte bue, la symphonie où tout est possible.
Abbado dans son exécution historique de Mai 2013 à Berlin avait insisté sur les raffinements multiples de cette musique tout en installant lui aussi le futur et le théâtre, en plaçant la cloche de 5ème partie Songe d’une nuit de Sabbat, dans les hauteurs de la Philharmonie, et le son tombait sur nous en une annonce inquiétante, et en soulignant aussi dans cet océan d’élégance tout ce qui dissonait.

Ici la dissonance est banalisée, elle est noyée dans la mise en scène de l’excès, de l’outrance, de la jeunesse de ce qui est échevelé dans ce jeu extrêmement attentif des masses volumiques comme un choc de masses qui se heurtent dans un chaos, mais un chaos organisé, voulu, comme le chaos de théâtre, le chaos mis en scène et donc incroyablement rigoureux : car Gatti nous montre les qualités d’orchestrateur de Berlioz, il nous montre les systèmes d’échos, il nous montre que le plus échevelé est en réalité le plus maîtrisé. On en revient au dérèglement raisonné de tous les sens. Car tout cela est complètement raisonné, et méthodiquement démonté.

Gatti est ici metteur en scène d’une régie sonore qui nous explose au visage, et en même temps il reste très soucieux de tout ce qui est évocatoire et poétique.
Le début de Aux champs est bien sûr inspiré de la Pastorale, mais ce n’est pas là ce qui intéresse Gatti. Ce qui l’intéresse, lui passionné de post romantisme, c’est d’y chercher l’ambiance mahlérienne, de chercher la respiration de la nature, d’une nature apparemment intouchée sans être sauvage. Mais en même temps ces sons sont contrebalancés à la fin par les roulement de percussions, très discrets très légers d’abord puis plus marqués et insistants qui annoncent les orages futurs et la mort. Une nature qui s’oppose aux orages désirés, comme ce pâtre wagnérien qui dans Tannhäuser contraste avec le Venusberg qui précède immédiatement dans un jeu antithétique entre monde du dérèglement et bel ordonnancement d’une nature domptée, presque cultivée. Cor anglais et hautbois dans leur dialogue annoncent dans le vouloir des orages futurs, mais en même temps soulignent la fascination d’une nature qui respire la sérénité, une (fausse) sérénité à la Giorgione dans La Tempesta.
Tour à tour sereine et ténébreuse, la Fantastique de Gatti n’est pas désordonnée, elle est dérèglement raisonné, mis en place, mis en scène, le dérèglement d’une tête au clair avec elle-même, le dérèglement affirmé et revendiqué et construit. Alors dans ce désordre si organisé ou chacun a sa place pour organiser méthodiquement l’assassinat des temps anciens, certains moments apparaissent presque comme une concession : la marche au supplice, presque plus conformiste, sorte de parenthèse avant le déchaînement du Sabbat, un cauchemar qui n’est que rêve.
Le Songe d’une nuit de Sabbat est un final d’apocalypse, où toute l’énergie accumulée va se réveiller, où le tourbillon évoqué plus haut s’accélère, où à partir de l’hésitation initiale et inquiétante, des jeux de cordes hypertendues et des grimaces de la flûte, presque comme des traits, émerge une marche qui semble hésiter, toujours interrompue par des sons grinçants, la petite harmonie excellente du National fait merveille, pour finir en explosion presque (excusez le crime de lèse Berlioz) verdienne, le Verdi hyper théâtral, à se demander si Verdi n’a pas un peu regardé de ce côté là…. Ici les cloches sont presque discrètes, on doit presque tendre l’oreille, et Gatti joue aussi sur le suspens, sur les silences, il joue aussi sur les rythmes et le tempo, ralentissant pour ménager l’effet d’inquiétude, pour installer le maléfique. On passe indifféremment du doux au fort, de l’inaudible au fortissimo en crescendos conduits avec la sûreté de celui qui sait comment les mener jusqu’à l’explosion (Gatti a été un grand rossinien et il sait ce que crescendo signifie et comment le construire) avec des sons presque jamais expérimentés. Il n’y a là aucune hésitation sur une ligne musicale : la ligne est claire, c’est celle d’un romantisme weberien, une sorte d’hyper gorge aux loups de Freischütz, exécutée avec une rigueur et une exactitude qui laissent rêveurs.
Devant un travail d’une telle conviction, d’une telle intelligence, conduit avec une telle maîtrise, on comprend l’enthousiasme visible des musiciens : ah ! certes, on est loin de la doxa, sans cesse revisitée et polie, mais on est bien près d’une vérité qui semble oubliée, celle d’un Berlioz de 27 ans qui embrasse et l’art et la révolution.
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Sergei Khatchatrian le 17 septembre 2015
Sergei Khatchatrian le 17 septembre 2015

LUCERNE FESTIVAL 2015: WIENER PHILHARMONIKER dirigés par Semyon BYCHKOV le 12 SEPTEMBRE 2015 (HAYDN, WAGNER, BRAHMS) avec Elisabeth KULMAN, Mezzo-soprano

Wiener Phil.et SemyoN Bychkov ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Wiener Phil.et SemyoN Bychkov ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL

Dès le premier accord de la Symphonie de Haydn nous saisit une évidence : quel son ! cela saute d’autant plus aux oreilles qu’on a encore le son du San Francisco Symphony Orchestra de la veille, beaucoup plus linéaire et sans cet incroyable relief. Ici on est saisi. On avait donc oublié cette profondeur, cette chaleur, cette grandeur alors que les viennois sont en formation réduite (Haydn). L’acoustique de Lucerne est à la fois précise et chaleureuse, réverbérante mais pas trop, elle est un idéal d’équilibre et respecte les volumes et l’intensité, et donc quel que soit l’orchestre elle est fidèle. Ici, le son respire et s’épanche : on est immédiatement sur une autre planète. Il faudrait vraiment étudier les différences en bien comme en moins bien entre les orchestres américains et les orchestres européens, et notamment ceux qui portent une tradition séculaire. Y-a-t-il en dépit des différences entre les orchestres un son européen spécifique?
En tous cas, ce son est une captatio benevolentiae. Un piège à délices. Et ce soir, on s’adonnera d’abord à cette jouissance-là, à la jouissance d’un orchestre en très grande forme, sans aucune scorie (les Wiener sont quelquefois irréguliers).
À dire vrai, je ne suis pas un auditeur régulier de Semyon Bychkov, ma dernière expérience fut cette belle Khovantchina viennoise (avec les mêmes musiciens donc) en novembre dernier, mais je dois dire que Bychkov ne m’a jamais ni enthousiasmé ni déçu. Il est très aimé en Italie depuis son passage à Florence, son passage pourtant intéressant jadis à l’Orchestre de Paris n’a pas marqué les mémoires, mais sa carrière est solide et ses prestations ne sont jamais décevantes, même si elles ne sont pas toujours « caractérisées » par des traits spécifiques. Il reste que c’est un excellent chef d’opéra, aussi bien dans Verdi que dans Strauss, mais aussi dans Schubert (Fierrabras) ou dans le répertoire russe, son répertoire atavique puisqu’il a été formé à Leningrad et qu’il a même failli succéder à Mravinski au Phiharmonique de Leningrad.
Il n’a pas en ce moment d’orchestre attitré, mais il dirige cet été les Wiener Philharmoniker dans une tournée qui va l’amener après Lucerne à Bucarest pour se terminer à Vienne.

Haydn a été beaucoup joué cet été à Lucerne, mais la symphonie funèbre (Trauersymphonie, le nom ne vient pas de Haydn) I :44 (1770/71) est-elle vraiment avec son début particulièrement grave une parfaite illustration de la thématique « Humor » du Festival ? Considérée comme une œuvre du Sturm und Drang, le début est particulièrement grave et solennel tandis que le deuxième mouvement est plus dansant (menuet) et que l’adagio est situé en troisième mouvement. Le premier mouvement avec ses contrastes marqués de volume, son relief, est évidemment typique de la période et l’expressivité de sa musique illustre peut-être un moment où Haydn fréquentait un peu plus l’opéra. On dit qu’il exprima le désir que le mouvement lent (le troisième, et c’est inhabituel) soit joué à ses funérailles. Le mouvement dansant, avec sa couleur de cour, tranche un peu avec la gravité de l’ensemble qu’on retrouve au dernier mouvement.
Mηδὲν ἄγαν, rien de trop, voilà ce qui marque dans ce que nous avons entendu. Bychkov soigne les couleurs, les équilibres, mais ne charge aucun moment : cela reste un peu distancié, très attentif et parfaitement en place. Mais pas très inventif, les contradictions relatives entre les mouvements, qui eussent pu être tirées vers l’humour noir en lien avec le thème du festival ne sont pas vraiment marquées. C’est une performance très équilibrée, parfaitement classique, mais ni Sturm, ni Drang. Comme c’est parfaitement joué, avec des violons à se damner emporté par le remarquable Rainer Honeck on y prend un grand plaisir, mais c’est un plaisir hic et nunc qu’on n’emmènera pas avec soi dans l’armoire à souvenirs. Souplesse, fluidité, perfection des lignes, pureté du son, on ne sait que privilégier. C’est le pur plaisir de l’oreille dans une interprétation sage qui ne vibre pas, mais qui calme notre soif de beaux sons et de plaisirs immédiats.

Elisabeth Kulman et Semyon Bychkov dans Wesendonck Lieder, Lucerne le 12 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Elisabeth Kulman et Semyon Bychkov dans Wesendonck Lieder, Lucerne le 12 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL

Il en va autrement pour les Wesendonck Lieder, chantés par Elisabeth Kulman.
Je me souviens avoir découvert cette chanteuse il y a quelques années à l’occasion de la retransmission télévisée de l’Anna Bolena de Vienne (Netrebko/Garanca) où elle chantait le petit rôle de Smeton.
Immédiatement j’ai été attiré par son beau mezzo, et par une pose de voix qui m’a frappé : je me suis dit immédiatement, voilà une voix qu’il faut suivre.
D’où ce que j’écrivais à l’époque (2010) dans ce blog : La surprise de la soirée vient de l’extraordinaire page Smeton de la jeune Elisabeth Kulman, mezzo autrichien qui devrait être promise aux plus hauts sommets du Panthéon lyrique: il ne faut pas la rater si elle passe en France, elle est stupéfiante d’engagement scénique, d’intensité, de technique, de volume (autant qu’on en puisse juger à la TV). C’est une Carmen évidente (elle l’a à son répertoire), mais elle doit être une Vénus de Tannhäuser assez étonnante. Chacune de ses apparitions (le rôle est assez bref) fut vraiment un magnifique moment. Je l’ai ensuite essentiellement entendue dans Fricka, à Lucerne d’abord (avec le Bamberger Symphoniker et Jonathan Nott), puis à Munich dans la production de Kriegenburg. Elle est tout simplement et de loin la meilleure Fricka actuelle.
Ce qui frappe chez Elisabeth Kulman, c’est d’abord une impeccable diction, aucun mot n’échappe, tout est d’une clarté évidente, c’est ensuite une voix d’une rare homogénéité, charnue, sans ruptures, avec des passages impeccables et une ligne de chant exceptionnelle, ainsi qu’une capacité à contrôler les aigus, pour les filer, pour les atténuer, ou à l’inverse pour les darder.
Mais c’est surtout une véritable interprète, avec un sens du mot et une capacité à dessiner un univers qui rend la rencontre de ce soir vraiment exceptionnelle : il faut l’entendre dès Der Engel, appuyer sur von Engeln sagen, ou plus avant saisir la manière dont elle prononce niederschwebt. Il faut aussi entendre la sensibilité avec laquelle elle prononce versinken à la fin de Stehe still ! ou encore dans Im Treibhaus dont la musique est celle du début de l’acte III de Tristan, cette musique sombre et tendue, j’ai rarement entendu si intensément prononcer Luft (Malet Zeichen in die Luft) et süsser Duft. Il y a la douceur du mot lui même, il y a aussi le souffle qui passe, comme quelque chose de léger et d’aérien, tout comme ce Gruft final de Träume (avec cette musique sublime de l’acte II de Tristan) qui évoque presque une mort heureuse et apaisée (et je ne parle même pas de Allvergessen, Eingedenken dits avec une imperceptible respiration entre les deux, qui donne en même temps une vraie urgence).
À cette voix somptueuse correspond un orchestre à ce moment phénoménal : on ne sait que retenir, de l’alto sur schweben dans Im Treibhaus, ou le hautbois dans Stehe still ! Les instruments chantent avec la voix, dans une sorte d’émulation qui naît évidemment de mutuelles perfections. Et Bychkov, sans jamais « en rajouter », en restant d’une impeccable sobriété, accompagne en vrai chef d’opéra, attentif à la voix, aux inflexions, dosant le volume pour ne jamais couvrir. C’est bien là le sommet de la soirée.
Wagner, toujours Wagner…
La dernière fois qu’on a entendu à Lucerne la 3ème symphonie de Brahms, c’était en 2014 avec le LFO et Nelsons remplaçant Abbado qui aurait dû la diriger si hélas, le destin n’en avait décidé autrement.

Wiener Philharmoniker Semyon Bychkov ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Wiener Philharmoniker Semyon Bychkov ici dans Haydn ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL

On ne revient pas sur l’orchestre qui est ce soir vraiment fabuleux, avec un son d’une clarté et d’un éclat particuliers : avec Brahms, il sonne dans son répertoire atavique. Bychkov, comme dans Haydn, approche l’œuvre d’une manière assez « classique » avec une certaine lenteur, sinon une certaine gravité. La 3ème n’est pas la plus brillante ni la plus énergique des quatre symphonies de Brahms, et Bychkov, sans jamais insister et en travaillant sur la perfection des équilibres et des volumes, propose une symphonie d’une grande clarté, avec des rythmes marqués sans nuire toutefois à la fluidité d’ensemble, mettant en valeur les pupitres (contrebasses au premier mouvement, la clarinette au début second mouvement). Le troisième mouvement plus lyrique et à la fois plus mélancolique, qui a été repris par de nombreux chanteurs populaires dont Gainsbourg, reste tout de même lui aussi assez retenu, avec un tempo lent, sans jamais se « laisser aller » complaisamment à la mélodie, d’une manière presque pudique. Cette retenue est encore plus nette dans le quatrième mouvement à la tonalité plutôt sombre et inquiétante malgré le caractère intense et passionné de l’ensemble. Bychkov préfère visiblement insister sur le caractère mélancolique, sans jamais en exagérer cependant la portée. Cela reste équilibré et réservé. Mais certains moments de ce quatrième mouvement sont tout simplement prodigieux à l’orchestre comme les crescendos de la (longue) coda avant de se terminer sur des rappels du 1er mouvement mais sur une couleur moins éclatante, plus grise, encore plus réservée, qui clôt de manière surprenante la symphonie. C’est bien cette couleur un peu retenue qui semble intéresser Bychkov sur l’ensemble de la symphonie d’où tout vrai brio est évité, au profit d’une réserve et d’un équilibre qui courent l’ensemble de la prestation. Une troisième de Brahms plus grave qu’à l’accoutumée, un Haydn parfaitement classique, plus classique que Sturm und Drang, et des Wesendonck Lieder exceptionnels, voilà une soirée de très haute tenue, d’une certaine sagesse et qui va se terminer par un bis préparatoire au concert du lendemain puisqu’il s’agit d’une variation Enigma de Elgar, interprétée avec un sens des nuances, des niveaux sonores, une légèreté et une subtilité qui donnaient envie d’en écouter plus.
Les viennois sont grands, Kulman immense, et Bychkov était ce soir une garantie de sagesse et d’équilibre. Le tout a produit un magnifique concert, un vrai moment musical.[wpsr_facebook]

Semyon Bychkov ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Semyon Bychkov ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL

LUCERNE FESTIVAL 2015: SAN FRANCISCO SYMPHONY ORCHESTRA dirigé par Michael TILSON-THOMAS le 11 SEPTEMBRE 2015 (IVES, BARTOK, MAHLER) avec Yuja WANG, piano

San Francisco Symphony Orchestra Lucerne le 11 septembre ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL
San Francisco Symphony Orchestra Lucerne le 11 septembre ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL

J’ai écrit il y a quelques jours combien j’étais heureux de revoir et réentendre le San Francisco Symphony Orchestra que je n’avais pas réentendu en concert depuis août 1982, date à laquelle je l’entendis au Hollywood Bowl, dirigé comme ce soir par Michael Tilson Thomas. Vu d’Europe, Michael Tilson Thomas est un éternel jeune homme, protégé par son mentor Leonard Bernstein, et né en… 1944…il va vers ses 71 printemps en décembre prochain et cette tournée marque à la fois ses vingt ans à la tête du SFSO et ses 70 ans. Son site internet http://michaeltilsonthomas.com est très bien fait et je vous conseille d’y aborder lors de vos navigations.
Comme pour le Boston Symphony Orchestra, le SFSO emmène en tournée le podium du chef, c’est un peu emporter la patrie à la semelle de ses souliers et c’est ma foi sympathique. C’est que les orchestres américains ont un sens de leur histoire et de leur identité très forte, ils sont enracinés sur leur territoire et ils ont un public d’une grande fidélité; en bref, ils ont quelque chose de peu ordinaire pour nous. Il est vrai que leur financement, privé, mais très contributif, leur donne un lien particulier avec leur public. Je rappelle qu’aux USA, si l’Etat ne finance pas la culture, il la finance en creux, par les déductions des dons aux institutions culturelles des déclarations d’impôts. La différence avec l’Europe, c’est que ces financements procèdent d’un libre choix, avec les risques inhérents de conformisme. La création, la musique contemporaine ont peut-être moins pignon sur rue. Il est vrai qu’en France  l’Ensemble Intercontemporain, ou en Allemagne l’Ensemble Modern n’existent que grâce à la subvention publique ; mais il existe aussi aux USA des mécènes du contemporain et de la modernité.
Il suffit de voir sur la liste des musiciens des orchestres le nom des donateurs des « chairs » pour comprendre que ce fonctionnement est totalement étranger à nos pratiques, et que le manager de l’orchestre doit s’y battre sans cesse pour emporter des financements.
Il est toujours intéressant d’entendre un orchestre comme le SFSO, dirigé par un chef d’origine et de formation américaines. Même s’il a succédé à Claudio Abbado au LSO (de 1988 à 1995), Michael Tilson Thomas est un chef à l’aura américaine, et issue d’une tradition d’outre Atlantique et qui a essentiellement travaillé aux USA. Il y a quelque chose de très ritualisé dans ces concerts, c’était sensible lors du concert du BSO, ça l’est encore pour ce concert du SFSO. On a un peu l’impression (bien que l’orchestre semble avoir une moyenne d’âge inférieure à celle du BSO) de voir un concert comme on se l’imagine, avec des musiciens un peu raides, d’une impeccable tenue, et pas vraiment contemporain.
Cette raideur, je l’ai retrouvée hélas dans le son de ce concert et dans une approche interprétative qui m’a laissé un peu de glace. Il est vrai que le programme n’était pas un de ces programmes qui mettent à l’épreuve la sensibilité du public et attirent les larmes.
Charles Ives Decoration Day (une des parties qu’Ives va orchestrer en 1912/1913 à partir d’une pièce pour violon et piano, pour l’insérer avec d’autres pièces symphoniques dans A symphony, New England Holidays) était la concession au thème Humor du Festival avec son rythme de parade vue par un enfant (cela rappelle d’ailleurs étrangement le poème Parade de Rimbaud). Une dizaine de minutes divisées en deux moments, l’un très lent, évocateur d’une nature large et sereine, voire grandiose, colorée, dont Copland se souviendra, avec un excellent premier violon (Alexander Barantschick). Le son est charnu, et l’on entend des échos presque mahlériens (la trompette au loin fait penser au cor de postillon de la Troisième) et puis subitement une sorte de fanfare à l’américaine une cavalcade où l’on pourrait voir surgir majorettes et confettis, dans une sorte d’explosion joyeuse, brillante et vaguement désordonnée, pour revenir à l’évocation du début pour un final apaisé, et presque suspendu. Cette pièce inaugurale du concert donnait une couleur et permettait de découvrir le son de l’orchestre, un son clair, relativement retenu, pas forcément rutilant, mais très juste très plein et sans scories. Une très belle machine.

Yuja Wang  ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL
Yuja Wang ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL

Le concerto pour piano n°2 de Bartok requiert une immense maîtrise technique de la part du soliste et une grande énergie, c’est une des pièces les plus difficiles du répertoire pianistique sans avoir à se forcer du côté de la sensibilité. Pièce en somme idéale pour Yuja Wang, robe lamé argent, qui est une parfaite mécanique pianistique. Ce n’est pas ma pianiste idéale (et ce depuis un certain Prokofiev 3 dans cette salle avec Abbado), je la trouve froide, malgré une maîtrise technique parfaite, voire acrobatique. Pour ma part, Yuja Wang ne diffuse rien au niveau du cœur et de l’âme, mais elle satisfait le goût du public pour la performance pianistique qui dans ce concerto est particulièrement interpellée. On repassera plus tard pour pleurer un peu. Gageons qu’en vieillissant, elle cherchera dans les pièces qu’elle joue quelque chose de plus que l’effet : son Schubert en bis très maîtrisé ne diffuse qu’une esquisse d’ambiance et son Liszt en 2ème bis est une démonstration technique.
La technique n’est pas tout, car l’orchestre prend sa part et réussit à donner une couleur à cette musique que le piano ne donne pas : la relation entre orchestre est piano est vraiment juste, calculée, et les deux respirent ensemble.
L’attention de Michael Tilson Thomas à la soliste est vraiment très marquée, dans l’accord des rythmes, dans le dosage des volumes, c’est d’autant plus visible que son geste est presque scolastique, dans son utilisation main droite, main gauche : c’est précis, presque métronomique, on lit rythmes et mesures d’une manière qui est rare chez les chefs d’aujourd’hui. Tout dans le bras et la main, peu dans le corps qui ne bouge qu’à de rares occasions, et surtout pour regarder la soliste. Mais le son, l’agencement des rythmes, la couleur des bois, tout cela est plus évocatoire que ce que Yuja Wang veut bien nous communiquer. C’est l’orchestre ici qui est plus convaincant : dans le premier mouvement où les cordes n’interviennent pas (merci Stravinski), les bois sont vraiment remarquables, le second mouvement est très réussi à l’orchestre et notamment par le magnifique dialogue piano-percussion, très réussi tandis que le troisième mouvement qui rappelle le premier , est explosif, rythmé par des percussions impeccables et des cuivres d’une grande netteté et aux belles couleurs. L’apocalypse finale est plus intéressante à l’orchestre qu’au piano.

 

SFSO  ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL
SFSO ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL

Enfin, la première symphonie n’est pas la plus sensible non plus des symphonies de Mahler, mais c’est peut-être la plus connue, à cause de « frère Jacques » au 3ème mouvement, et parce que, ce fut mon cas, lorsqu’on aborde Mahler, on commence souvent bêtement par la première. Quand on devient mahlérien, on l’oublie bien vite pour les suivantes. Il était donc intéressant d’y revenir pour écouter une interprétation de celui qui a connu la parole mahlérienne aux sources bersteiniennes.
Ce fut une vraie déception. Déception d’abord par l’ambiance, glaciale notamment diffusée par le premier mouvement, très lent, sans autre âme que des agencements techniques de sons, sans grand legato, sans une once de sensibilité (et avec quelque menues scories aux cuivres) et avec un son contrôlé, au volume limité, presque contraint : les crescendos s’en ressentent car il n’y a pas vraiment de dynamique ni d’entraînement, malgré de beaux pupitres (les bois !). Une interprétation cadrée, comme enfermée dans une cage et vraiment frustrante. L’impression est un peu corrigée dans le deuxième mouvement, où les contrebasses sont magnifiques, et dans le troisième, plus lyrique, avec de très belles performances de la première contrebasse et du basson (très beau dialogue), mais cela reste quand même très métronomique, voire mécanique et surtout jamais souriant.

La direction imposée par Michael Tilson Thomas est si maîtrisée dans son volume et dans ses élans qu’il n’y a ni vrai sens épique, ni élans, ni geste mahlérienne, ni vraie respiration. Le quatrième mouvement le confirme. Le son reste retenu, comme emprisonné dans une gangue dont le chef ne se libère jamais, tant il veut tout avoir sous contrôle. C’est souvent acrobatique, c’est souvent démonstratif, mais il manque toujours quelque chose de “vivant” qui manque et laisse sur sa faim.
Il en résulte un moment sans allant ni élan, et à la fois peu sensible et trop technique, une machine à son qui tourne à plein mais sans qu’apparaissent véritable enthousiasme ni joie de jouer. Certes, des moments sont vraiment magnifiques par l’agencement des niveaux sonores et la grande capacité technique de l’orchestre, mais on n’a jamais l’impression qu’ils « font de la musique ensemble », mais bien plutôt qu’ils « donnent un concert ensemble » ce qui n’est pas la même chose pour moi. J’avais un souvenir de Tilson Thomas à la fois plus énergique et plus aérien, plus dynamique. Il manque ici une dynamique. Les ingrédients sont là, mais la pâte sonore ne monte pas. C’est pour moi un rendez-vous espéré et un peu manqué. [wpsr_facebook]

Michael Tilson-Thomas  ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL
Michael Tilson-Thomas ©: Manuela Jans, LUCERNE FESTIVAL

LUCERNE FESTIVAL 2015: ANDRIS NELSONS dirige le BOSTON SYMPHONY ORCHESTRA le 31 AOÛT 2015 (STRAUSS-CHOSTAKOVITCH)

Le BSO à Lucerne le 31/08, avec son podium "maison" ©: Priska Ketterer, LUCERNE
Le BSO à Lucerne le 31/08, avec son podium “maison” ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Pour clore l’été, j’ai placé sur mon chemin deux orchestres américains au Lucerne Festival, le Boston Symphony Orchestra et son chef Andris Nelsons, qui effectue sa première tournée européenne depuis 2007 et le San Francisco Symphony Orchestra dirigé par son chef charismatique Michael Tilson Thomas dans une dizaine de jours. Ces deux orchestres sont liés à ma lointaine jeunesse, en 1982, où j’ai effectué un périple aux USA, en rencontrant sur la route de l’Ouest, au Hollywood Bowl, le San Francisco Symphony Orchestra, à l’époque dirigé par Edo de Waart, mais ce soir là déjà dirigé par Michael Tilson Thomas. Hollywood Bowl pratiquement plein, sorte d’ambiance véronaise avec seaux de Popcorn et litres de Coca-glaçons…une ambiance de fête,  comme l’ambiance que j’ai croisée sur la route de l’Est un jour d’août avec le Boston Symphony Orchestra, à Tanglewood, endroit enchanteur au milieu de la nature, avec son espace couvert et ouvert, avec son gazon, et j’ai écouté assis dans l’herbe Seiji Ozawa diriger Fidelio avec Hildegard Behrens et James Mc Cracken, très connu à l’époque par le disque et n’ayant pratiquement fait sa carrière qu’aux USA, avec Franz Ferdinand Nentwig et Paul Plishka ; j’ai contrôlé sur le site du BSO, évidemment doté d’un moteur de recherche très bien fait, avec les programmes d’époque numérisés…on attend en vain que nos institutions musicales ou culturelles se décident ENFIN à mettre leurs archives en ligne, ou au moins la liste de leurs concerts ou représentations. Mais on a l’impression que nos managers ont intérêt à faire en sorte que le public ait la mémoire courte : Aix n’a rien, l’Opéra a Mémopéra qui est une plaisanterie remontant à 1980 pour une institution née en 1669, l’Opéra Comique n’en parlons pas, le TCE non plus, quant aux orchestres… manque d’idée, absence de volonté d’inscrire l’institution dans une tradition comme si le hic et nunc était le début et la fin de toute culture. Médiocrité quand tu nous tiens…
J’invite donc les mélomanes à se plonger dans ce moteur de recherche qui s’appelle HENRY, de quoi nous donner quelques leçons…(http://archives.bso.org).

Tanglewood ©: Stu-Rosner
Tanglewood ©: Stu-Rosner

Comment décrire l’ambiance de Tanglewood, si jeune, si joyeuse, une ambiance de fête joyeuse là aussi, comme au Hollywood Bowl, en plein été, en pleine campagne, une ambiance extraordinairement jeune : où nos orchestres nationaux jouent-ils l’été en France, où essaient-ils de réunir autour d’eux un public jeune, dans des lieux inhabituels, oui il y a Montpellier, il y a Orange, il y a Aix, mais y-a-t-il un Tanglewood français, qui pourrait réunir Pop et classique, aux Vieilles Charrues réunir les Vieux Carrosses et  des dizaines de milliers de personnes…
Alors, j’étais très ému de les revoir, ces bostoniens, qui m’avaient enthousiasmé un soir de 1982 au fin fond du Massachusetts, je me souviens aussi des ovations et du sourire extraordinaire de Behrens, lumineuse comme savait l’être cette immense artiste.
Évidemment, voir Boston à Lucerne, c’est autre chose que l’ambiance chaise longue de Tanglewood, et l’orchestre lui-même avait cette componction qui sied à une tournée qui est en train de marquer cet été 2015, qui consacre aussi leur chef, à peine auréolé de son triomphe fabuleux avec le LFO, qui venait de triompher à Salzbourg, et qui a dirigé deux programmes, la veille, notamment, Håkan Hardenberger dans Dramatis personae de Brett Dean et Une vie de Héros de Strauss et ce soir, Don Quichotte de Strauss avec Yo Yo Ma en soliste et la symphonie n° 10 de Chostakovitch. Une première partie en forme de sourire mélancolique (lien avec Humor, le thème du festival, et une seconde partie plus sérieuse, un Chostakovitch libéré de l’ombre de Staline, comme le dit le sous-titre du CD sorti il y a peu (Nelsons, Chostakovitch Symphonie n°10, chez DG).

BSO, Nelsons, DG, dernier disque sorti
BSO, Nelsons, DG, dernier disque sorti

Justement, cette seconde partie qui reprend le programme du CD à peine sorti, montre aussi combien le disque peut-être à la fois proche et très éloigné des conditions du concert, entre le son direct et le son mis en scène et arrangé du disque, il y a un abîme, comme il y a un abîme entre ce concert et ce que je venais d’entendre au disque. Au disque, le début surgit très lentement du silence, alors que en salle, ce début sombre est au contraire clairement affirmé, inquiétant, tendu et surtout le son prenait ici une spatialité inconnue au disque.
Les orchestres américains sont réputés pour être des machines à musique huilées, un peu froides, mais des machines au service d’une perfection sonore qu’on dit quelquefois un peu interchangeable. Mais Boston, c’est toujours un peu différent, même si l’orchestre joue « physiquement » d’une manière qui rappelle les orchestres des années 60 ou 70, un peu raides et fixes (les violons !) et qu’il y a dans son effectif des musiciens très vénérables: quand on regarde le LFO ou les Berlinois, on voit un orchestre jeune qui bouge, qui accompagne la musique de ses mouvements .

Avant le concert ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Avant le concert ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Ici, l’orchestre reste fixe, presque immobile et il est composé de musiciens souvent mûrs, mais pourtant produit un son époustouflant de jeunesse, de netteté, de clarté, de chaleur,  des échos de velours, de moire, et de soie, jamais franchement acérés, toujours chaleureux, qui donnent une couleur un peu particulière à ce Chostakovitch, que Nelsons conduit avec une incroyable vitalité, soignant les contrastes, donnant une respiration épique aux grands moments (le deuxième mouvement, allegro, où Chostakovitch dit avoir pensé à Staline dans ce portrait musical effrayant, qui se termine en tourbillon ahurissant) . C’est plus le dernier mouvement qui m’a frappé ici . Il commence en andante et se termine en allegro presque tchaïkovskien, car la manière dont Nelsons le conduit, assez brillante évoque par certains moments une couleur tchaïkovskienne à la fois claire et à la fois sombre permettant à l’orchestre des moments à se pâmer (la petite harmonie est renversante).

Andris Nelsons ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Andris Nelsons ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Nelsons donne de l’ensemble une version large, aérée, énergique et exalte le son de son orchestre avec une extraordinaire capacité à mettre en valeur sa virtuosité et sa perfection technique. Dans une symphonie qui hésite entre l’angoisse tendue et la libération, Nelsons a plutôt choisi la libération. Une fois de plus se confirme quel chef il est : il est rare d’avoir à 37 ans une telle profondeur, déjà remarquée avec le LFO une dizaine de jours plus tôt et surtout une telle intelligence du propos, une telle volonté de dire quelque chose de l’œuvre et ce chef jeune et gesticulant s’accorde finalement très bien avec cet orchestre plus “distancié”, presque “chic”dans ses attitudes. Il reste que j’ai peut-être pour mon goût préféré l’interprétation hypertendue et plutôt « protestante », plutôt concentrée et acérée de Daniele Gatti en avril dernier avec la Staatskapelle de Dresde (voir ce blog) , un orchestre qui a vécu le stalinisme dans sa chair. Mais ce sont des distinguos d’enfant gâté : nul doute que ce Chostakovitch sonnera comme jamais dans la (trop ?) chaleureuse Philharmonie de Paris le 3 septembre.

Malcolm Lowe, Yo-Yo Ma, -Steven Ansell, Andris Nelsons & le BSO le 31/08 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Malcolm Lowe, Yo-Yo Ma, -Steven Ansell, Andris Nelsons & le BSO le 31/08 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

C’était le final d’un concert qui m’a plus ému et plus séduit dans sa première partie, dédiée à Don Quichotte de Strauss. Après avoir convoqué la veille Une vie de héros , le programme convoque cette fois non sans émotion et tendresse une vie d’antihéros telle que Strauss la voit. J’ai pensé par moments (est-ce sacrilège ?) au rôle des voix « instrumentalisées «  dans Pulcinella entendues une semaine plus tôt dans la même salle. Ici, l’instrument (violoncelle et alto) est plutôt vocalisé, le violoncelle renvoyant à Don Quichotte et l’alto, plus guilleret à Sancho Pança tandis que les bois (stupéfiante clarinette basse) et le tuba expriment non la conversation mais la couleur des sentiments. A priori les deux solistes aux cordes sont donnés au soin d’un soliste de l’orchestre : ici l’alto solo est le premier alto de l’orchestre, Steven Ansell, tandis que le violoncelle, élevé par le podium au rang de soliste est confié à Yo-Yo Ma, la légende vivante qui ici se fait très modeste, jamais cabot, se fondant dans le son de l’orchestre et diffusant une émotion indescriptible. Dès les parties solistes, en dialogue avec l’alto ou le fabuleux violon solo de Malcolm Lowe, les sonorités que Yo-Yo Ma tire de son instrument, dans la magnifique acoustique si précise et en même temps si enveloppante de Lucerne, sont renversantes.

D’ailleurs, cet ensemble de variations permet d’exalter l’un après l’autres les pupitres de l’orchestre et d’en faire, sans vraiment le vouloir, d’une manière presque naturelle une démonstration de virtuosité étourdissante et en même temps d’une extraordinaire modestie tant c’est vraiment un sentiment de totalité qui vous prend, un sentiment où les sons miroitent et les volumes dansent, avec l’extraordinaire ductilité de la musique de Strauss, dont les solos de cordes font écho à des moments de ses opéras (Ariane, la femme sans ombre) mais où d‘autres moments comme la cavalcade contre les moulins rappellent discrètement Wagner et d’autres chevauchées, ou même l’ambiance presque mahlérienne de certains moments plus bucoliques . Tout cela Nelsons le dit, et nous tient en haleine, et nous émeut, et nous fait sourire et exalte cette « symphonie de petites choses », cet ensemble de fleurs musicales émergeant d’un extraordinaire paysage sonore. Ce fut un enchantement et c’est plutôt la magie extraordinaire de ce Don Quichotte que je vais emporter dans mon (vaste) coffre aux souvenirs musicaux.
Triomphe, standing ovation et bis (Chostakovitch ?) époustouflant, étourdissant, ahurissant, tourbillonnant, en ambiance Volksfest des vastes étendues de la Sainte Russie.
Chers lecteurs parisiens, courez à la Villette le 3, la soirée sera mémorable.[wpsr_facebook]

Yo-Yo Ma et Andris Nelsons, BSO, 31/08/2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Yo-Yo Ma et Andris Nelsons, BSO, 31/08/2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

LUCERNE FESTIVAL 2015: DANIELE GATTI dirige le MAHLER CHAMBER ORCHESTRA le 24 AOÛT 2015 (PROKOFIEV-STRAVINSKY)

MCO et Daniele GAtti le 24 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
MCO et Daniele Gatti le 24 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Le thème de cette année au Lucerne Festival est « Humor ». Le regard sur les programmes des différents concerts montre qu’il est difficile de tirer vers l’humour certaines œuvres affichées, sauf à puiser dans les trésors de la dialectique jésuite (Pelléas und Melisande de Schönberg… Symphonies n° 4 et 10 de Chostakovitch, quatre derniers Lieder de Strauss…), même si ça et là on relève un effort, comme le Pasticcio de Haydn présenté par Sir Simon Rattle et les berlinois. Aussi ce programme composé de la Symphonie classique de Prokofiev et de deux pièces de Stravinsky, Jeux de cartes, et Pulcinella entre vraiment dans la thématique par son côté pastiche, par ses jeux musicaux cachés ou évidents,. C’est aussi un programme sans concession, parce que pour les œuvres présentées (Symphonie Classique mise à part) ne sont pas si populaires. Mais c’est justement la fonction d’un festival que de présenter ce qui se fait peu ailleurs. Faut-il voir une trace de cet humour dans l’ordre même de présentation des œuvres où la Symphonie classique qui en général est une œuvre de conclusion (comme Abbado dans son dernier concert à Paris) est ici présentée en ouverture.
Traditionnellement, le cycle du Lucerne Festival Orchestra inclut un concert du Mahler Chamber Orchestra qui est le noyau des tutti du LFO, et ces deux dernières années, c’est Daniele Gatti qui le dirige. Plusieurs concert du MCO et de Gatti ont montré quelle belle relation s’est instituée entre cet orchestre et le chef italien : il en fut de même pour ce programme, présenté une seule fois dans le cadre du Festival. Un concert exclusif est suffisamment rare pour le souligner, même si on peut regretter de ne pas le réentendre ailleurs.
On a bien senti dans les programmes depuis le début du Festival une présence insistante de Haydn, qui a écrit souvent de la musique distanciée et humoristique, dans les deux programmes du LFO , avec Nelsons et avec Haitink, on en retrouve ensuite dans les programmes des Berliner (Rattle), du Boston Symphony (Nelsons) des Wiener (Bychkov), et bien entendu, en creux dans ce programme néoclassique unissant Prokofiev et Stravinsky.
Néoclassique sonne quelquefois comme « ennuyeux » ; la notion renvoie à une sorte d’académisme où l’inventivité serait oubliée. Les grands musiciens néoclassiques comme Cherubini ou Spontini ne sont pas vraiment populaires. Le néoclassicisme architectural du Premier Empire ne fait pas partie des moments chéris de l’amateur.
Ici, le néoclassicisme est volontaire et affiché comme tel, non comme un « retour à… » mais plutôt comme un jeu sur les formes classiques et il faut donc le considérer avec la distance nécessaire. La Symphonie Classique est une réponse à ceux qui accusaient Prokofiev d’être trop innovant : il montrait ainsi qu’il était capable de composer une pièce aux formes classiques parfaites. Il en est de même pour Stravinsky pour qui les jeux sur les formes sont essentiels, et qui s’est amusé avec les formes classiques dans sa musique de ballet. Il s’agit donc d’un néoclassicisme revisité et non idéologique. C’est pourquoi Abbado dans ce Prokofiev s’ingéniait à souligner ce qui derrière ce néoclassicisme de façade était plus moderne et tout à fait contemporain.
Daniele Gatti part du thème du Festival et va montrer au contraire ce qui dans la Symphonie Classique est classique, trop classique, et va insister sur cet “imperceptible presque rien” qui va être un “presque trop”. C’est notable dès l’accord initial, très marqué : en donnant une certaine épaisseur symphonique et en travaillant sur les contrastes (allègements subits aux cordes succédant à des accords appuyés et scandés) il montre à la fois les racines et les ramifications, il y a un son Haydn et un son Prokofiev (les cuivres), il y un rythme classique et un rythme XXème et Gatti s’ingénie à jouer sur les deux avec un sourire complice et entendu avec l’orchestre. Il va insister sur les formes, pour les montrer et les démonter. Il va dans ce Prokofiev (1916-1917) montrer l’espace ironique de cette musique et travailler sur la distance entre la forme classique authentique et la forme revisitée, il va insister sur les échos de Haydn par exemple en appuyant volontairement (dans le 3ème mouvement Gavotta) : les signes aux musiciens ne trompent pas et en donnant d’abord une certaine pesanteur ironique, puis en rendant les dernières notes de plus en plus évanescentes comme de plus en plus en suspension à peine perceptibles grâce à un orchestre époustouflant.

Daniele Gatti et le MCO©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniele Gatti et le MCO©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

C’est effectivement l’occasion de faire ressortir les capacités de l’orchestre et sa virtuosité : les bois, basson, clarinette, flûte enivrante de Chiara Tonelli mais aussi la capacité (sculptée par des années de travail avec Abbado) des musiciens à s’entendre les uns les autres et surtout à s’écouter. Le deuxième mouvement en rythme de menuet est à ce titre un chef d’œuvre de raffinement, une musique éthérée et séraphique avec des cordes stupéfiantes reprises par les bois: il y a là un côté volontairement retenu, volontairement démonstratif, car la symphonie est démonstrative d’une capacité à embrasser un rythme et un style, même si le menuet trouve bien vite des échos plus modernes. Et sa brièveté toute sortie du XVIIIème masque une volonté en un temps très serré de démontrer à la fois maîtrise d’un style et ouverture à la modernité. Vrai moderne et faux classique, ce Prokofiev explose dans un quatrième mouvement presque libéré, plus fluide, scandé par  certains accords volontairement brutaux et en même temps une aisance rythmique où l’orchestre suit l’extraordinaire dynamique de la flûte de Chiara Tonelli, dans une dialectique léger/lourd, ou le brutal effleure le léger, où une perpétuelle dynamique emporte les sons dans une sorte de fleuve irrésistible et où le son s’élargit. Sorcellerie poétique surprenante qui a quitté le néoclassicisme, Haydn, les références pour devenir pure joie musicale, pure joie du son et pour l’orchestre et merveilleuse joie de jouer.

Daniele Gatti ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniele Gatti ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Avec Jeux de Cartes, la musique fait un bon d’une vingtaine d’années, Stravinsky ayant composé son ballet Jeux de cartes en 1936-1937. Ce n’est pas pour ma part la période de Stravinsky que je préfère, mais il est clair qu’elle se réfère elle aussi à une sorte de XVIIIème un peu rêvé et presque apaisé. Moins distanciée que la musique de Prokofiev, celle de Stravinsky raconte d’abord une histoire (c’est un ballet), une sorte de conte, où l’on montre comment les petites cartes peuvent avoir raison des plus grandes et porte en exergue la morale de la Fable Les loups et les brebis de La Fontaine,
« La paix est fort bonne de soi,
J’en conviens ; mais de quoi sert-elle
Avec des ennemis sans foi ? »
Le ballet est structuré en trois donnes, commençant chacune par la même fanfare un peu solennelle, de style vaguement XVIIIème, un XVIIIème revu par Tchaïkovski (cela ressemble au XVIIIème qu’on entend dans La Dame de Pique). Le rythme en est assez serré, avec dans la première donne, après un début un peu scandé, des jeux et des échanges entre les bois (basson, clarinette et surtout flûte), avec un imaginaire de dessin animé, où Stravinsky s’amuse avec plusieurs rythmes de danses, syncopées, interrompues où l’on distingue aussi des rythmes vaguement jazzy. Ce qui frappe surtout ce sont surtout les systèmes d’échos entre les pupitres, entre les premiers et les seconds violons, entre flûte et clarinette, entre altos et hautbois, et des jeux très chambristes : la complexité de la circulation des motifs à l’intérieur de l’orchestre se révèle (alors que si l’on voyait le ballet, cette complexité apparaîtrait avec moins d’évidence) en un tourbillon sonore assez acrobatique. On remarque surtout la flûte, très importante pour donner le ton de l’ensemble (Chiara Tonelli, remarquable) : alternent des moments de finesse, et des moments plus lourds et plus scandés, au rythme assez marqué. La deuxième donne reprend le schéma initial, avec son jeu sur les bois décidément très sollicités : Gatti et ses musiciens semblent s’amuser, jouer avec les notes tourbillonnantes, avec les ruptures de rythme et de construction, avec les jeux sur les volumes sonores passant du large au ténu, et avec les échos dont Stravinski parsème son court ballet (20 minutes). Stravinsky semble en effet jouer avec les références dont il truffe notamment sa dernière donne, jouant avec la Valse de Ravel et la Chauve Souris de Strauss, avec le Barbier de Séville de Rossini et avec des échos russes (Tchaïkovski et même Moussorgski), comme si ce jeu de cartes mélangeait les époques, les styles les genres et les auteurs : battre les cartes, c’est ainsi jouer avec toutes les références, les mélanger et en donner un nouvel ordre, en tisser des échos désordonnés (Ravel voisine avec Rossini) tout en tenant compte des musiques du jour (le jazz) et des genres du jour : c’est le moment des premiers dessins animés et 1937 voit l’arrivée sur les écrans de Blanche Neige de Walt Disney. Cette troisième donne est la plus directement référentielle, est l’occasion de jouir d’une musique qui s’amuse, et orchestre et chef s’amusent avec une incroyable dynamique et des enchaînements acrobatiques : jeu explicite sur les références, y compris à Stravinsky lui-même (sa période Diaghilev, L’Oiseau de feu) jeu explicite sur les rythmes de danse, jeu explicite sur une musique proprement imagée : la danse est dans l’orchestre éblouissant, carte maîtresse dont le Joker est un Gatti totalement inspiré.

Daniele Gatti, Anna Caterina Antonacci, Paolo Fanale, Alex Esposito ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniele Gatti, Anna Caterina Antonacci, Paolo Fanale, Alex Esposito ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Avec Pulcinella en deuxième partie, nous revenons à 1920 et aux premières tentatives de Stravinsky vers un néoclassicisme qui caractérise les années qui suivent. C’est la première fois que la version originale complète du ballet est présentée à Lucerne. Le fait d’utiliser Pergolesi (qui n’est évidemment pas un néoclassique) est-il symptomatique du néoclassicisme de Stravinsky ? Dans son exploration des formes anciennes Stravinsky réorchestre, réadapte. N’oublions pas qu’il est un grand orchestrateur et rappelons qu’il a réorchestré le final de Khovantchina de Moussorgsky. Il est clair que l’appel à la référence de Pergolesi (sur une commande de Diaghilev qui venait de travailler avec Respighi) renvoie aussi non seulement à la thématique de la Commedia dell’arte (Pulcinella étant un des Zanni, très aimé à Naples), mais aussi à la musique même de Pergolesi : comment oublier que sa Serva Padrona va déclencher la querelle des Bouffons. Il s’agit donc à la fois d’une musique datée, mais en même temps d’une musique qui va faire basculer l’histoire de la scène musicale. En ce sens, rappeler l’importance de Pergolesi, que le public ne connaîtra qu’à travers Pulcinella jusqu’à une période récente, est une excellente idée : si je connaissais La Serva Padrona, son opéra le plus connu, j’ai découvert Lo Frate ‘nnamorato à la Scala à la fin des années 80 grâce à Riccardo Muti. Ainsi, même si certains journalistes ont critiqué le fait qu’une musique de ballet soit présentée sous forme de concert et que le sens de l’œuvre en soit dénaturée, présenter Pulcinella sous forme de concert avec trois voix (soprano, ténor, baryton-basse), c’est aussi rendre hommage à une musique qui est à la fois parodie et référence, et pas seulement à Pergolesi d’ailleurs mais aussi à d’autres musiciens de la période : Gallo, Monza, Parisotti, Chelleri comme on l’a découvert plus tard.
Ainsi concentrés sur la musique, on peut à la fois en apprécier la dynamique et la vivacité, avec tantôt ses moments légers (Scherzino avec la flûte de Chira Tonelli par exemple) ou d’autres moments plus XXème siècle comme l’allegro ou les jeux du hautbois et du basson dans l’allegro alla breve.
Chaque moment devient un vrai moment musical, notamment les interventions des voix, prévues pour être dans l’orchestre comme des instruments : des trois solistes, c’est Alex Esposito, avec sa voix claire, bien projetée et profonde en même temps, et sa diction parfaite qui domine sans nul doute le trio.

Daniele Gatti et Paolo Fanale ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniele Gatti et Paolo Fanale ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Paolo Fanale, à la voix très homogène, très bien projetée, au style impeccable, demeure en deçà par une personnalité non encore affirmée, mais il est impeccable musicalement. Au contraire Anna Caterina Antonacci impose une personnalité scénique immédiate, mais la voix a beaucoup perdu de sa puissance de fascination. Il reste que les ensembles sont particulièrement réussis.
Daniele Gatti en fait un moment assez spectaculaire, soignant les contrastes, les reliefs, jouant beaucoup sur la poésie d’un texte musical où les bois sont essentiels, et par contraste par un mouvement symphonique notable, même si la composition de l’orchestre reste réduite. Il fait sonner l’orchestre et donne a cette musique une puissance notable qui va au-delà de la parodie, mais qui la rend  à la fois humoristique et en même temps sérieuse, demandant de la part de l’orchestre une grande virtuosité (sollicitation forte des bois notamment) et de la part du chef un sens des architectures permettant de présenter à la fois une lecture homogène qui tienne compte de l’intégration des voix dans un discours plus général et de construire des échos d’un épisode  à l’autre. L’absence de ballet a permis au contraire de considérer à la fois la sûreté stylistique et la souplesse de cet orchestre et surtout une grande harmonie entre orchestre chef et solistes : c’est ce travail qui ici est vraiment mis en valeur : un orchestre superlatif (notamment lorsqu’il est dans les mains d’un chef qu’il estime), un chef en passe de devenir l’un des tout premiers au monde, dirigeant cette musique par cœur, s’amusant avec un œil exercé avec les rythmes, les volumes, les effets y compris acrobatiques, poussant l’orchestre et les solistes dans leurs retranchements tout en proposant un travail authentiquement détendu, comme en une sorte d’amusement de salon, mais un amusement si sérieux et si maîtrisé qu’il a enthousiasmé le public en de longs applaudissements. Car ce qui frappe ici, dans un programme aussi inhabituel, c’est la joie de faire de la musique ensemble, ce concept abbadien que le MCO a dans ses gènes : c’est un orchestre qui aime faire de la musique et non faire des concerts, et même si depuis 1998 beaucoup de musiciens ont changé, l’âme de l’orchestre n’a pas changé, grâce à ceux qui restent (Isabelle Briner, Cindy Albracht, Chiara Tonelli, Michiel Commandeur, Philipp von Steinhaecker et d’autres) et grâce à un esprit de corps très particulier. Et Gatti fait de la musique avec eux, il aime ça et cela se voit. Dans ce programme souriant, ce qui s’est d’abord lu chez tous les participants, c’était le plaisir. Un plaisir communicatif. Ce fut une très grande soirée, une très belle soirée, une soirée de plaisir partagé. [wpsr_facebook]

Plaisir de faire de la musique ensemble: Daniele Gatti dirigeant le MCO ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Plaisir de faire de la musique ensemble: Daniele Gatti dirigeant le MCO ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

LUCERNE FESTIVAL 2015: ANDRIS NELSONS dirige le LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA les 19 et 20 AOÛT 2015 (HAYDN-MAHLER) avec MATTHIAS GOERNE

Concert du 20 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Concert du 20 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL

On sent immédiatement une relation particulière du Lucerne Festival Orchestra avec Andris Nelsons. D’abord parce que grosso modo, orchestre et chef sont de la même génération, ensuite parce qu’avoir partagé le concert du 6 avril 2014 doit forcément créer des liens, et Nelsons avait été exceptionnel dans son comportement ce jour-là, enfin parce que Nelsons n’est pas une machine à diriger, mais un chef sensible et profond.
Tout cela s’est senti lors des deux concerts extraordinaires qu’il a dirigés les 19 et 20 août derniers au festival de Lucerne. Des concerts qui en ont rappelé d’autres, pour l’intensité, pour la joie de jouer, et la joie d’écouter. C’est pourquoi j’engage ceux des lecteurs qui ont fréquenté Lucerne ces dernières années et qui n’y sont pas revenus à reconsidérer leur position. Claudio Abbado a fondé cet orchestre pour faire de la musique, et pour qu’il dure, au-delà de lui, mais qu’il continue de représenter une certaine manière de faire de la musique qui est ici unique. Et quitte à passer pour indécrottablement snob, les concerts du LFO en tournée sont magnifiques, mais ils n’ont jamais été aussi beaux ailleurs qu’ici, dans la salle de Nouvel, plus réussie du point de vue acoustique que la Philharmonie de Paris (il est vrai qu’en Suisse, il n’a pas eu les problèmes qu’il a rencontrés à Paris avec ses commanditaires ). Cette chaleur du son, cette ambiance concentrée, ce bâtiment merveilleux dans tous ces espaces, tout cela compte aussi.

Deux programmes étaient prévus, avec pour tous deux la Symphonie n°5 de Mahler en deuxième partie.

  • le 19 août, Sept Lieder extraits de Des Knaben Wunderhorn avec Matthias Goerne
  • le 20 août, la symphonie Hob. I:94 « mit dem Paukenschlag » (« La surprise ») de Josef Haydn
Matthias Gerne et Andris Nelsons ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Matthias Gerne et Andris Nelsons ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Les Lieder choisis (7 sur les 12 poèmes orchestrés) sont plutôt des textes parfois mélancoliques parfois  juvéniles et frais, en liaison avec le thème (Humor) du festival : ce qui caractérise l’approche de Matthias Goerne est une très grande simplicité de l’émission et de la diction. Il n’insiste pas sur les mots d’une manière démonstrative. Comme il eût pu le faire par exemple dans Rheinlegendchen, qui est une évocation ironique de l’Autriche des valses (introduction orchestrale). Dans Wo die schönen Trompeten blasen, c’est outre la voix, évidemment la trompette de Reinhold Friedrich qui est mise en valeur, ainsi que les bois, la voix est en retrait puis émet un Der mich so leise, so leise wecken kann de rêve. Les aigus de Goerne, assez sollicités sont ici séraphiques et l’orchestre est sublime ; quel moment !

Das irdische Leben dont le ton rappelle en écho symétrique Das himmlische Leben de la 4ème symphonie donne à l’orchestre encore l’occasion de crescendos à la fois maîtrisés et puissants, mais laissant la voix chaude et douce de Goerne s’imposer dans ce récit de l’enfant qui réclame du pain et finit par mourir.
Tout mahlérien connaît Urlicht, repris dans la 2ème symphonie, chanté ici avec une volonté intimiste, avec un orchestre d’une extraordinaire retenue, et un Sebastian Breuninger (1er violon) de rêve. La voix de Goerne est sublime de naturel, ici la rencontre entre nature et sublime créent certains moments synesthésiques inoubliables comme ces Gott si particuliers (Ich bin von Gott und bin wieder zu Gott), et la harpe est céleste.
Des Antonius von Padua Fischpredikt est aussi bien connu puisque repris intégralement sous forme orchestrale dans le scherzo de la deuxième symphonie. C’est un récit et donc repris avec une rare fluidité, sans jamais exagérer les effets, ni de l’orchestre ni de la voix. Miracle d’un chant naturel, sans manières, sans artifice, très différent de ce qu’on pouvait entendre chez Walter Berry avec Bernstein par exemple. Les deux derniers Lieder rajoutés en 1901, Revelge au rythme de marche et Der Tambourg’sell la ballade d’un soldat qui va être pendu, sont parmi les plus puissants Lieder, des chants de soldats d’une très grande poésie, vaguement épique, ironiquement héroïque. L’un (Revelge) évoquant plutôt la 7ème symphonie et l’autre la 5ème . C’est une explosion de couleurs, de rythmes, de sons en crescendo et decrescendo, et Goerne réussit à être très expressif en gardant une certaine distance. Le dernier Lied, sorte de marche funèbre, permet une réelle symbiose entre voix et orchestre : les cuivres et notamment les cors sont exceptionnels, tandis que Goerne montre une subtilité un sens des nuances rares (par exemple la manière dont il chante, à chaque fois différemment Gute Nacht ) et cette mort exprimée par le coup de timbale rappelle le marteau de la 6ème .
Mahler est univers avant d’être musique, cet univers est dessiné, évoqué, installé par une exécution exceptionnelle de tension, d’ironie, de simplicité : on sent bien toujours que l’humour dont il est question dans le thème du Festival n’est jamais humour ici, toujours mis à distance, toujours ironique, toujours contrebalancé par le drame, par le jeu au bord du gouffre. C’est tout Mahler.

150819_15308_SK5_NELSONS_GOERNE_LFO_cPKETTERER_LUCERNEFESTIVAL_01-lowresLe deuxième soir, Haydn, avec une ambiance beaucoup plus détendue pour cette symphonie « La surprise ». Tout le monde attend les coups de timbale du deuxième mouvement, et tout le monde reste surpris (vu la réaction physique de la salle). Un Haydn très différent de celui écouté avec Haitink, mais toujours léger. Le Haydn de Haitink est maîtrisé, concentré, celui de Nelsons est libéré. Un Haydn dynamique, plus aéré qu’aérien, demandant à l’orchestre de grands contrastes, jouant avec les rythmes, les différences de tonalité. Ce Haydn de 1791 tire à l’évidence vers Beethoven avec un son large, une énergie juvénile, et des moments orchestraux supérieurs (le dialogue flûte hautbois trompettes au premier mouvement est extraordinaire.)
Le deuxième mouvement commence de manière évidemment très douce, avec des sons à peine perceptibles, à peine sortis du silence, quand survient le tutti avec le coup de timbale de Raymond Curfs, les gens sursautent dans la salle et il en résulte une dialectique lourd/léger qui se poursuit au troisième mouvement, presque viennois au sens « Johann Straussien » du terme, un rythme de danse qui se termine pourtant en suspension.
le dernier mouvement est étourdissant de couleurs, fluide, léger, véloce. La flûte de Jacques Zoon est éthérée, rapide, Curfs aux percussions est simplement prodigieux, on s’amuse des contrastes, des différences de volume, on joue sur les tonalités dans une symphonie qui joue sur des ruptures de constructions, une symphonie des anacoluthes, mais qui reste aussi étonnamment fluide et linéaire, lisible.
C’est le moment d’un sourire. Ainsi, chaque programme a créé un enchaînement particulier avec la cinquième de Mahler qui le suivait. Si on considère que par moments la Cinquième appelle déjà le tragique de la Sixième, alors c’est le programme du 19 qui prenait du sens. Si l’on considère que la Cinquième continue la Quatrième, alors peut-être ce Haydn ouvert, aéré et juvénile était-il une bonne mise en train.
Car la Cinquième de Nelsons est un peu des deux, un peu tout cela.

 

Il y a eu entre les deux soirs quelques différences dans certains moments où les instrumentistes étaient peut-être plus tendus le 19 que le 20 (c’est perceptible chez Reinhold Friedrich par exemple), on a l’impression que le 20, l’orchestre s’est jeté à corps perdu dans la symphonie en jouant avec un engagement inouï. Mais ce sont des impressions où l’on plaque peut-être ses propres désirs, son propre état, ses propres attentes : c’est toute l’ambiguïté de l’auditeur et des jugements critiques, dépendant de l’humeur, de la place occupée où le son ne vient pas forcément de la même manière. Mais soyons clairs, les deux soirs furent exceptionnels, inattendus, comme un coup de tonnerre dans un ciel serein.
Il faudrait écouter les anciens enregistrements des chefs aujourd’hui arrivés à maturité pour juger de ce qu’ils faisaient à 37 ans. Mais ce qu’a fait Nelsons, le message qu’il exprime, la profondeur de l’approche, tout cela est singulier. La différence avec Berlin le Printemps dernier, pourtant un concert extraordinaire, est palpable. Il y a ici quelque chose de plus : il y a ici un orchestre qui s’engage totalement, c’est même visible physiquement (par exemple Breuninger ), il n’y a aucune scorie, une concentration de tous les instants et une joie de jouer qui va au-delà du convenu et qui fait la singularité de cet orchestre, qui a perdu Abbado mais qui en a gardé l’âme, et suffisamment ductile pour jouer deux symphonies de Mahler de manière anthologique avec des présupposés très différents : Haitink et Nelsons sont des antithèses sur le podium, l’un est un minimaliste de la direction, l’autre dessine la musique avec son corps, l’un construit un monument impeccable qui dit tout avec une rigueur phénoménale et qui procure des émotions indicibles, l’autre fait exploser la musique dans un bouquet de volumes, de couleurs, de rythmes hallucinés, tout en gardant une main de fer sur la direction a donner. L’un est tête, l’autre est sève, et tous deux sont immenses.
Et l’orchestre qui n’a guère (à deux exceptions près) été dirigé que par Abbado, se prête aux deux techniques, aux deux visions, sans perdre une miette de sa personnalité propre, de son miraculeux son.

Andris Nelsons fait saluer les musiciens le 20 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Andris Nelsons fait saluer les musiciens le 20 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL

On est ainsi rassuré, le Lucerne Festival Orchestra était exceptionnel quand Abbado le dirigeait, il le reste justement avec d’autres parce qu’il a gardé par delà les changements de personnes, sa personnalité et son âme. Le Lucerne Festival Orchestra est un orchestre qui a une âme.
Les caméras dans la salle laissent prévoir une retransmission future et un DVD et c’est heureux. L’orchestre n’avait pas joué la Cinquième depuis 2004, soit il y a 11 ans. Et il n’a pas joué de Mahler depuis 2011 (Adagio de la 10ème) et surtout depuis 2010 (9ème symphonie). Mais les gènes sont toujours là.
Dès le début, Nelsons marque par l’énormité du volume. Après le solo initial de Reinhold Freidrich (déjà fabuleux) le fortissimo est frappant, l’ambiance tellurique est installée mais la souplesse des enchaînements, le jeu des contrastes, le savant agencement des volumes font que cela reste fluide et souple. Après un début aussi explosif, on retourne à un son plus contrôlé, plus grave, au tempo plus ralenti et cuivres à se damner (Friedrich encore !), Raymond Curfs se déchaîne aux percussions: cette marche funèbre impose une sorte de vision de totalité et d’univers, impose aussi une intensité presque inconnue, avec des moments de suspension (transitions avec la flûte et le hautbois) et des subtilités infinies dans la manière dont chaque note est jouée à certains moments. La partie plus sarcastique et violente , celle du refus, celle de la résistance est dite avec une lenteur calculée, et le final  est phénoménal ( quel incroyable final, trompette et flûte, puis accord final à la fois lourd et définitif), qui s’enchaine presque immédiatement, avec le début du deuxième mouvement comme si apparaissait une liaison organique. Le deuxième mouvement, pour moi le plus stupéfiant de la soirée, est une infinie symphonie de couleurs, avec des variations de rythme et des crescendos d’une rare intensité : le son est large, mais on sent en même temps monter une puissance inconnue portée par les cordes qui ont été littéralement sublimes, avec les decrescendos qui aboutissent aux jeux de la flûte et du hautbois et s’enchaînent sur un dialogue bois/violoncelles époustouflant sur le thème de la marche funèbre, en une sorte de lyrisme qui prend aux tripes, et avec des moments d’une étrange poésie, d’une bouleversante intensité (les violoncelles et les contrebasses furent ici phénoménales) : c’est justement le dialogue entre les instruments  installé et notamment les bois et les violoncelles qui est ici unique parce que chacun s’écoute et compose une harmonie qui fait image : nature, horizon, puissance, mais aussi moments d’incroyable retenue, de sons à peine effleurés, tout se mélange dans un tourbillon d’une incroyable respiration et qui laisse une impression inouïe : on reste cloué sur place, y compris au finale à peine audible, qui libère la salle d’une tension palpable.
Le scherzo, plus ironique, sur des rythmes de Ländler et de Valse, est le moment où les cors et notamment le cor solo (Alessio Allegrini, fantastique) est le plus exposé. En 2004, c’était Stephan Dohr, le cor solo des Berliner, debout au milieu de l’orchestre. Cette fois-ci le cor est assis, mais l’effet reste hallucinant tant la perfection du jeu est stupéfiante. La deuxième marque de ce mouvement ce sont les pizzicati des premières parties, puis repris par l’ensemble des pupitres, avec un sens du rythme, mais aussi une légèreté qui stupéfie dans un mouvement pourtant puissant, et quelquefois inquiétant qui évoquerait presque les danses de sabbat d’une libération des forces naturelles déchaînées. On est presque au seuil du sacre d’un Printemps dionysiaque, tant l’impression est forte d’une nature puissante, souriante, mais aussi inquiétante,  inspirant confiance mais aussi terreur sacrée, cela se termine en fureur divine.
L’adagietto, avec sa lenteur calculée, est un moment à la fois attendu tant il est connu, et redouté tant il peut laisser de glace. Ici c’est un enchantement, peut-être une des exécutions les plus fantastiques (le 20) qui m’ait été donné d’entendre. On commence dans l’à peine audible : Nelsons sait faire émerger du silence l’insoutenable légèreté du son et puis c’est une fête des sons des cordes superposées qui s’enchaîne et qui s’emmêlent, il vous prend une sorte d’ivresse presque wagnérienne, avec un art consommé du glissando : une impression de paix (la harpe !) de sérénité un peu triste aussi vous prend . Le tempo de Nelsons sur l’ensemble de la symphonie est assez lent, mais à ce tempo correspond une épaisseur et une puissance, une profondeur inconnues. Cet adagietto est tout en nuances, tantôt appuyées et tantôt suspendues, comme les intermittences du cœur . Bouleversant.
Enfin le rondo final est mené d’une manière très singulière : après l’ivresse de l’intériorité, le rythme de l’élégie : le renvoi à un monde presque pastoral, souriant (appel du cor initial), on est chez le Virgile des bucoliques avec ce jeu des bois et des cuivres époustouflant. Le mouvement s’élargit, embrasse comme tout l’horizon. On y entend moins les échos wagnériens des Meistersinger car ce n’est pas ici la clarté du son qui est privilégiée mais l’agencement des sons, des volumes, des rythmes en une énergie vitale totale ( ce qui me renvoie systématiquement à Dionysos, puissance, sève, printemps, fête, ivresse) : le rythme est festif, une fête à la Breughel, voire volontairement lourde. Le son est net, la puissance assise, ici ce n’est pas l’élégance qui est privilégiée, c’est d’abord une impression d’un planetarium sonore, d’une immense ciel plein de vivacité et plein de sourires (dans ce mouvement final).
Au déchaînement final répond le déchaînement du public avec des rappels infinis, et la joie visible de chacun des musiciens.

Ce qui m’a frappé, c’est qu’on est aux antipodes d’un Abbado, mais qu’en même temps, le même orchestre est pris de la même ivresse. Nelsons voit cette Cinquième comme une sorte d’avertissement puissant avant les tragédies (la 6ème), voire après (il avait failli mourir, d’où la marche funèbre initiale), et un écho déjà lointain d’une Quatrième plutôt sereine. Il joue sur les deux tableaux : tragédie, sourire avec un Mahler d’une puissance et d’une largeur, mais aussi d’une profondeur surprenantes : son Mahler a du sens, il nous parle, il nous entraîne, il nous émeut, il nous pénètre.
Ce fut énorme et inoubliable. C’était folie. [wpsr_facebook]

Andris NElsons le 20 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Andris NElsons le 20 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL

LUCERNE FESTIVAL 2015: DANIEL BARENBOIM dirige le WEST-EASTERN DIVAN ORCHESTRA le 16 AOÛT 2015 (DEBUSSY-BOULEZ-TCHAIKOVSKI)

Le WEDO à Lucerne le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Le WEDO à Lucerne le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Le West-Eastern Divan Orchestra est une bien belle entreprise, en ces temps troublés où la haine prévaut, dans tous les sens et dans tous les horizons. Faire de la musique n’efface pas les plaies, ne résoud pas les problèmes, mais au moins permet de reconnaître en l’autre son égal, son prochain, et permet un dialogue médiatisé par l’art, par la nécessité de produire ensemble et donc de collaborer au service d’un tiers, le compositeur. On connaît les opinions affirmées et courageuses de Daniel Barenboim sur le conflit israélo-arabe, qui se dresse contre l’absurdité de cette situation où l’on cultive tous les moyens de ne pas se parler . Il répète à l’envi cette vérité simple: les murs ne sont jamais éternels.
Il doit être difficile de trouver dans cette région des musiciens suffisamment formés, et bien des participants étudient en occident, par ailleurs, des musiciens supplétifs pour certaines pièces difficiles ne sont pas forcément originaires du Moyen Orient. On reconnaissait le flûtiste Michel Dufour, transfuge du Chicago Symphony Orchestra qui va rejoindre les Berliner Philharmoniker à partir de cette saison ou Dominic Oelze (Staatskapelle Berlin). C’est le cas dans tous les orchestres, mais ce qui compte, c’est l’affirmation d’un symbole, c’est ce cri de paix dans une période où l’irrationnel triomphe et où la peur s’insinue. N’ayez pas peur, la musique existe encore.
D’année en année, l’excellence de l’orchestre s’affirme et d’année en année, les programmes se complexifient. Pour Pierre Boulez, avant le 23 août où le Festival de Lucerne a programmé une journée hommage, Barenboim a inscrit au programme une des plus longues pièces du répertoire boulezien, Dérive II, plus longue encore que la Symphonie n°4 de Tchaïkovski au programme en deuxième partie de soirée. C’est le même concert qui a été donné à Salzbourg le 12 août dernier, avec un immense succès.
Le concert a débuté par Le prélude à l’après midi d’un faune de Debussy, mettant en exergue la flûte que nous évoquions plus haut, un Debussy que Barenboim aborde de manière nette, franche, en rien éthérée, avec une science des équilibres fabuleuse, mais travaillant sur une couleur qu’on n’a pas l’habitude d’entendre : le travail sur les reprises des cordes, sur les différents niveaux a tendance à effacer les marqueurs de Debussy, mais exalter tout ce qui pourrait rappeler l’épaisseur et l’ivresse sonore wagnérienne. C’est à la fois magnifique et surprenant, Barenboim, en maître du son wagnérien, wagnérise un prélude qui par certains côtés n’est pas ici sans évoquer Tristan. Tout ce qui fait la poésie mystérieuse de la pièce n’est pas privilégié, au bénéfice d’une approche plus directe, plus sonore. L’orchestre répond parfaitement à cette sollicitation : cordes et bois sont vraiment merveilleux et sonnent avec une grande précision ; c’est une voix debussyste cependant un peu inhabituelle.

Dérive II, 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Dérive II, 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Dérive II, déjà donné lors d’un concert à la Philharmonie de Paris il y a quelques mois par le même orchestre, composée à l’occasion du 80ème anniversaire d’Eliott Carter (1988), dédicataire, a été créé à Milan en juin 1990, et Boulez disait aussi s’appuyer sur le travail sur la périodicité de GyorgyLigeti. La version plus longue en a été créée à Lucerne, dans la Luzerner Saal (où officie la Lucerne Festival Academy, à côté de l’auditorium du KKL ) en 2002, et comme souvent chez Boulez, les œuvres sont remises sur le métier, sans cesse in progress et une autre version ainsi  été créée à Aix en 2006.
Inscrire dans une tournée une œuvre aussi inhabituelle et difficile ne peut qu’être porté au crédit de Barenboim, dont on connaît l’amitié pour Boulez (Dérive II a été jouée par la Staatskapelle Berlin) et offre là à la fois aux jeunes musiciens de l’orchestre l’occasion de se frotter à ce répertoire plutôt rare en concert symphonique (les orchestres qui l’ont joué, à part la Staatskapelle Berlin sont tous des formations dites « spécialisées » comme l’Intercontemporain, le London Sinfonietta ou l’Ensemble Modern) et de montrer leur virutosité, et en même temps impose au public dans un programme par ailleurs plutôt classique une œuvre que la plupart des auditeurs n’auraient pas choisi au premier abord.
Il faut reconnaître que je manque de références dans ce répertoire et qu’il est difficile de faire des comparaisons. Ceux qui ont entendu Boulez avaient loué sa clarté et sa netteté : Boulez est un concis, j’ai pour ma part apprécié ce moment, très particulier, où sur un rythme assez soutenu, les instruments sont « mis en danger » parce que très exposés : il y a onze musiciens : Michael Barenboim (fils de…) plutôt discret au violon (c’est le premier violon de l’orchestre) , Yulia Deyneka est au contraire exceptionnelle à l’alto, très sollicité, très sonore et particulièrement varié.

Barenboim félicite Dominc Oelze après le Boulez ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Barenboim félicite Dominc Oelze après le Boulez ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

On retiendra en particulier aussi le vibraphone de Dominic Oelze, le percussionniste de la Staatskapelle Berlin et le Marimba de Lev Loftus, vraiment prodigieux, mais il faut citer tous les autres : Adi Tal, violoncelle, Emmanuel Danan, cor anglais, Jussef Eisa, clarinette, Mor Biron, basson, Sharon Polyak, cor, Michael Wendeberg, piano, et Aline Khoury, Harpe (assez étonnante elle aussi). C’est cette présence des instruments, cordes, bois et cuivre au centre, percussions sur les côtés (avec la harpe), et les systèmes d’écho et de reprise, les rythmes syncopés, les ralentis, les brutales accélérations, les “allers et retours” instrumentaux, tout cela était passionnant : la musique contemporaine oblige à la concentration, et notamment la musique de Boulez; on  se fixe sur tel ou tel instrument, exploités quelquefois jusqu’au vertige, on cherche, on est tendu. Elle requiert de la part de l’auditeur une totale disponibilité et une attention redoublée. Les jeunes instrumentistes s’en sort sortis avec tous les honneurs.

Daniel Barenboim le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniel Barenboim le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Barenboim adopte un tempo légèrement plus étiré (46 min), l’œuvre dure entre 42 et 45 minutes normalement, mais garde la tension exigée, notamment dans les parties les plus rapides. Il en résulte des moments explosifs, avec quelques respirations, et une redoutable précision de toute manière : Barenboim est un maître et cela se voit et s’entend.
Un maître qui a fait des siennes dans la Symphonie n°4 de Tchaïkovski. Une symphonie qui a permis, s’il était encore besoin, de donner à l’orchestre et à ses capacités l’occasion de les montrer de manière spectaculaire.
Ne pas aller chercher dans cette interprétation fulgurante la poésie et la chaleur coloriste d’un Tchaikovski “traditionnel” car cette interprétation est plus « barenboimienne » que « tchaikovskienne », ou disons, moins conforme à ce que à quoi on est habitué dans Tchaïkovski. Barenboim choisit de jouer très fort, notamment le premier mouvement particulièrement héroïque, ou très bas, fortissimissimo quand c’est fortissimo et pianissimissimo quand c’est pianissimo, c’est à dire des écarts violents, des contrastes marqués, des rythmes et des ruptures de tempo; tous les effets sont exploités au maximum: c’est ahurissant de virtuosité, c’est étonnant, c’est quelquefois phénoménal, et c’est quelquefois ailleurs, en nous prenant à revers avec des rythmes très syncopés de ballet là où on attendrait de la fluidité et une certaine légèreté (deuxième mouvement !). Le troisième mouvement est pour ma part le plus réussi, avec des pizzicati à se damner, et sans doute le plus rigoureux et maîtrisé. Le 4ème mouvement est une démonstration de virtuosité et de contrastes, d’allègements incroyables et de fortissimi écrasants. Un tremblement de terre.
J’avoue que ce n’est pas ainsi que je préfère Tchaïkovski . Ma dernière 4ème fut avec Claudio Abbado et la Orquesta Sinfónica Juvenil de Venezuela Simón Bolívar à Séville, le 2 janvier 2007 et nous sommes dans deux univers opposés, l’un aérien et d’une étonnante souplesse, l’autre tellurique, dont vous pouvez imaginer auquel va ma préférence.
Ce Tchaikovski ébouriffé et hyper démonstratif, de bateleur de génie, confirme en même temps quel orchestre magnifique peut être le West-Eastern Divan Orchestra et quel chef est Daniel Barenboim : un Tchaïkovski pareil, il fallait le faire, il fallait oser. Il a osé, et c’est aussi pourquoi on l’admire.
Triomphe total.
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Daniel Barenboim dirige le WEDO à Lucerne le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Daniel Barenboim dirige le WEDO à Lucerne le 16 août 2015 ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL