MÉMOIRE D’ABBADO 2: TEATRO COMUNALE DI FERRARA 1999-2000: COSI’ FAN TUTTE de W.A.MOZART (Dir.mus: CLAUDIO ABBADO; Ms en sc: Mario MARTONE)

 

Quelques mois avant que la maladie ne l’assaille, Claudio Abbado dirigeait Cosi’ Fan Tutte à Ferrare, avec le tout jeune Mahler Chamber Orchestra. On connaît le Mozart d’Abbado, mais ce n’est pas son Mozart qu’on exalte, on s’intéresse beaucoup plus à son Mahler par exemple. C’est pourquoi j’ai sorti de mes archives ce texte, qui est encore un souvenir très vif.
C’était son premier Cosi’ (il y en aura un autre en 2004). Jubilatoire.

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Il faudrait le répéter sans cesse, tout spectacle d’opéra repose sur trois piliers: le chef, les voix, la mise en scène. Si le spectacle repose sur l’un des trois seulement, il ne passe pas la rampe, sur deux des trois, c’est une soirée réussie, sur les trois, c’est le triomphe !Et puis il y a ces soirées où l’on sort de la salle différent, où l’on a fait un pas de plus dans la connaissance d’une oeuvre, où l’on redécouvre ce qu’on croyait archi-connu.
C’est le cas du Così fan tutte de Ferrare.
Il se passe quelque chose d’alchimique dès l’ouverture, qui nous fait sentir qu’on explore, ou qu’on nous fait explorer des continents inconnus. Abordant pour la première fois le dernier opéra de la Trilogie de Da Ponte, Claudio Abbado réussit d’emblée un coup de maître. D’emblée s’installe dans l’esprit qu’on écoute là quelque chose de définitif. Ayant eu le privilège d’assister à Udine à la version “réduite” de l’oeuvre de Mozart, nous avions bien eu l’impression qu’il y avait là une vision autre, beaucoup plus “raide”, beaucoup plus essentielle, sans fioritures, sans concessions au mielleux, au coté “bonbonnière” qu’on a souvent reproché à l’oeuvre: et que découvre-t-on: une comédie certes, mais la comédie des erreurs, des faux semblants, qui devient vite le drame des déchirements intérieurs.
Le contraste entre premier et deuxième acte est dans ce sens saisissant: un premier acte haletant, étourdissant, où l’action court, où la farce prédomine (Ah! Le docteur à l’accent émilien de la Mazzucato), où la jeunesse envahit tout: on joue, on s’amuse, sans enjeux, sans penser, dans la légèreté et l’insouciance d’esprits juvéniles et conquérants. On joue à s’aimer, à se dire des paroles définitives auxquelles on croit, on s’étourdit de sa propre soif de vivre. On entre dans le jeu des sentiments sans penser qu’il s’agit du jeu de la Vérité. Alors, l’orchestre exprime avec ironie les déclarations d’intention de ces dames: il faut écouter ces fulgurants coups d’archets, légers comme des fléchettes, accompagnant “Smanie Implacabili”, il faut écouter l’entrée du choeur des soldats, au rythme étouffé, presque “piano”, qui évoque tout sauf un choeur martial dans les premières mesures, et qui monte en crescendo jusqu’à l’exagération et la satire. C’est ici un cor qu’on n’avait jamais entendu, là des percussions qui tout à coup rythment l’action. En bref, une véritable mise en scène de la musique, qui en fait non plus un cadre somptueux de la comédie, mais un commentaire dialectique de ce qui se trame sur scène, la musique n’est plus décor, elle n’est plus à écouter, elle est, simplement, action.
Ayant admirablement intégré la leçon des interprétations baroques, Claudio Abbado n’hésite pas devant les sons rêches, les ruptures brutales de tempos, les rythmes haletants, le son n’est jamais “rond”, il est toujours saillant, présent, protagoniste.
Alors, le deuxième acte n’est plus la simple chronique de (deux) trahisons annoncées, il est le moment où l’on découvre aussi qu’il n’y a rien de plus fragile que la parole, de plus léger qu’un mot, qu’on remplace si aisément par un autre, mais où l’on découvre aussi ce qu’est le sentiment, l’intériorité, le doute: c’est la fin des certitudes. Et la musique à ce moment là se fait non pas élégiaque et poétique, mais grave, mais sombre, mais obscure comme les replis de ces consciences qui ne savent pas ce qu’elles font, ni où elles sont. Il faut voir alors avec quelle gravité, avec quelle décision Fiordiligi choisit la voie – la voix – du coeur. Comment croire à une fin heureuse après un tel “Per pietà”.
Et justement cette fin heureuse, Abbado la précipite, avec des tempi redoutables, un rythme qui fait littéralement exploser l’orchestre, comme si il fallait à la fois se débarrasser au plus vite de cette fin convenue, mais qu’il fallait revenir au vertige de la farce pour éviter le vertige des sentiments pour que tout finisse (dans cette mise en scène au moins )au lit, présent sur la scène comme une obsession, et peut-être, à quatre….
Jamais nous n’avions entendu diriger avec cette énergie, cette précision de tout les instants, ce suivi attentif de chaque mot, de chaque geste, de chaque moment scénique auquel le Maestro fait correspondre un son, un instrument, une phrase musicale.
Mais ce résultat est obtenu grâce à un orchestre jeune, hyper-doué, disponible, sensible à chaque geste du maestro, épiant jusqu’aux mouvements scéniques (combien de regards vers la scène), pour suivre exactement le rythme des corps, des voix, des paroles, grâce à un travail d’un mois, en équipe, autour d’un concept, dans l’enthousiasme et le calme de la cité des Este. Alors peu importe si tel où tel ce soir là n’était pas très en forme, si Melanie Diener (Fiordiligi ) a moins bien réussi la première que la générale, si la voix de Charles Workman (Ferrando) semble trop forte ou trop sonore, si telle autre est éteinte, c’est l’ensemble qu’il faut juger, et l’ensemble est un choc, évident
Un tel résultat pourrait-il être obtenu dans un opéra, où l’orchestre chaque jour est sollicité par d’autres taches, où le spectacle est toujours un parmi d’autres? Un tel résultat aurait-il pu être obtenu à Salzbourg, entre deux répétitions de Tristan et trois concerts ?
Non. C’est ici le spectacle du mois, voire de l’année, et un tel résultat ne s’obtient que par la concentration exclusive sur une oeuvre, que par un climat de confiance exceptionnel et d’affection que l’on sent dans toute l’équipe, il ne s’obtient que par l’osmose totale d’une équipe: alors oui, Claudio Abbado en est le chef d’orchestre, mais d’un orchestre bien plus large, qui comprend chanteurs, figurants, metteur en scène mais aussi techniciens et travailleurs du Teatro Comunale . Voilà pourquoi, ayant fait sienne une mise en scène venue d’ailleurs (production du San Carlo de Naples) qui se concentre sur l’essentiel, et évite l’accessoire (pas de déguisements, peu de décor) mais qui fait de l’accessoire un protagoniste (les lits), il fait entrer cette mise en scène “étrangère” dans son système dialectique, et elle devient l’évidente illustration du drame qui se joue en fosse.
Entourant les musiciens, comme dans “Le Voyage à Reims” mis en scène par Luca Ronconi, comme dans “Don Giovanni” mis en scène à Ferrare par Lorenzo Mariani , par des praticables et des passerelles qui rendent les chanteurs très proches du public, le décor inclut l’orchestre et en fait non plus l’accompagnateur du spectacle, mais le septième personnage. Wagner avait enfoui l’orchestre pour que le drame soit plus directement compréhensible par le public, pour que la concentration ne joue que sur les personnages, ici au contraire, où orchestre et chef sont dans l’oeuvre et non pas à côté, Abbado invente à sa manière une autre forme d’opéra total.

Mozart, Così Fan Tutte, Teatro Comunale di Ferrara:

Melanie Diener (B: Carmela Remigio)(Fiordiligi) Anna-Caterina Antonacci(B:Laura Polverelli) (Dorabella) Nicolà Ulivieri (Guglielmo) Charles Workman (Ferrando) Andrea Concetti (Don Alfonso) Daniela Mazzuccato (Despina)

Mise en scène: Mario Martone

Mahler Chamber Orchestra
Direction Musicale: Claudio Abbado
les 8,10, 12(B), 14 Février 2000

À TROIS ANS DE SA DISPARITION, UN TEXTE DE CLAUDIO

Il y a trois ans disparaissait Claudio Abbado. Que servirait-il de rappeler une fois de plus notre lien indéfectible à l’homme et à l’artiste: alors, j’ai eu une autre idée, celui de le rendre vivant, une irruption d’Abbado en direct parmi nous. Et aussi de retrouver et publier tels que des textes écrits en le suivant, avant la naissance du Blog, et en ce soir si particulier et dans les prochains jours, de rappeler au lecteur ce que fut son Parsifal dont on parla peu en France à l’époque: vivant parce que vous allez lire un texte de Claudio Abbado annonçant le projet Parsifal avec le Philharmonique de Berlin en 2001-2002. C’est un court texte inédit en France d’une immense émotion qui ouvrait sa dernière saison berlinoise, adressé aux berlinois, et qui dit sur Parsifal des choses simples et intenses.
À l’époque, j’étais déjà Wanderer et je publiais sur le site des Abbadiani Itineranti. J’ai retrouvé mon texte sur ce Parsifal, ce sera pour plus tard. Ce soir, c’est Claudio qui s’adresse à nous, et pour l’heure, nous sommes tous les berlinois.

Le Parsifal de Richard Wagner est déjà depuis longtemps dans mon esprit. Après avoir dirigé Lohengrin, Tristan und Isolde, et tant de préludes et d’extraits d’opéras wagnériens, aujourd’hui, à la fin de mon mandat à la tête du Philharmonique de Berlin, je me dédie à Parsifal.  Wagner lui-même s’est immergé dans le Thème durant des décennies, avant de pouvoir construire son propre drame à partir des fondations du poème épique de Wolfram von Eschenbach. Aucun autre opéra n’a mobilisé son attention pendant une période aussi longue. Dans Parsifal, Wagner a réuni une symbolique si riche et tant de motifs venus de tant de mythes, que l’opéra produit des signifiés toujours neufs et aussi souvent très différents entre eux. Pour moi aussi, la Musique exerce une particulière fascination, parce qu’elle est d’une clarté et d’une épaisseur extraordinaires et que du point de vue de la composition elle constitue un regard vers le passé, et à travers une nouvelle modalité harmonique moderne, un regard vers l’avenir. Elle est un pont entre le romantisme et le XXème siècle.

“Zum Raum wird hier die Zeit ” (« ici l’espace devient temps »). Cette citation de l’opéra doit être le leitmotiv de notre saison de laquelle Parsifal est le noyau. J’ai réfléchi longtemps à la possibilité de porter Parsifal « Festival scénique sacré » destiné à l’idéal acoustique de Bayreuth sur le podium de la Philharmonie de Berlin. L’oeuvre de Wagner est une « Oeuvre d’art totale » (Gesamtkunstwerk) qui nous touche d’une manière toute particulière, et sur laquelle la musique a un effet quasi objectif. Au développement de la temporalité s’ajoute une atmosphère spatiale qui nous entoure. Scharoun(1) lui-même avait sa propre idée des effets conjugués espace-musique-homme, qu’il a pu réaliser de manière géniale par la construction de la Philharmonie de Berlin. Mon rêve consistait à mettre ensemble ces deux visions.
Je suis heureux et reconnaissant que nous ayons pu faire fondre des cloches spéciales pour les importantes scènes du Graal qui auraient dû être celles que voulait Wagner pour les représentations. On sait combien Wagner tenait à ces cloches.
Je voudrais profiter de ce moment pour remercier mon public berlinois pour la fidélité et l’amour qu’il m’a témoigné tout au long de ces années. J’éprouve une profonde amitié pour cette ville et ses habitants auxquels je resterai, dans le futur aussi, toujours lié.

Claudio Abbado

(1) L’architecte de la Philharmonie de Berlin

OPERNHAUS ZÜRICH 2016-2017: I PURITANI de Vincenzo BELLINI le 17 DÉCEMBRE 2016 (Dir.mus: Enrique MAZZOLA; Ms en scène: Andreas HOMOKI)

©Judith Schlosser
Elvira (Pretty Yende) ©Judith Schlosser

Photos de l’édition 2015-2016 (Juin 2016) ©Judith Schlosser

Le hasard a voulu qu’entre un Requiem de Verdi scénique et un Entführung aus dem Serail sans sérail ni dialogues de David Hermann qui excitait ma curiosité (voir le site Wanderer), Zürich affichait une première reprise de la très récente production (2016) d’Andreas Homoki de I Puritani de Bellini. Comme il arrive quelquefois dans les représentations de répertoire, on annonce une Elvira (en l’occurrence Nadine Sierra) et c’est une autre qui chante, une chanteuse totalement inconnue, venue de république tchèque mais issue de l’Opéra Studio du Comunale de Bologne, Zuzana Markóvá, la trouvaille de la soirée. Pour le reste, une représentation de haute tenue, avec Javier Camarena dans Lord Arturo Talbo, George Petean dans Sir Riccardo Forth et Michel Pertusi dans Sir Giorgio. C’est à dire du très beau monde.

I Puritani (Juin 2016) ©Judith Schlosser
I Puritani (Juin 2016) ©Judith Schlosser

La production de Andreas Homoki était dirigée la saison dernière par Fabio Luisi et interprétée par la jeune sud-africaine Pretty Yende, nouvelle coqueluche des scènes (elle a récemment triomphé dans Lucia à Paris), Lawrence Brownlee, et déjà Michele Pertusi et George Petean. La mise en scène à décor unique, comme souvent chez Homoki, ici un énorme cylindre installé sur un plateau tournant,  laisse apparaître des images successives, soit réelles, soit fantasmées pendant que l’intrigue se déroule sur le proscenium, autour du cylindre fait de lattes noires à l’extérieur et éclairées violemment à l’intérieur: un décor très essentiel, de bois avec quelques chaises et des cierges quelquefois, qui correspond à l’idéal de simplicité et de religiosité qu’on suppose être celui des puritains.

Liliana Nikiteanu (Enrichetta di Francia) Dmitry Ivanchey (Sir Bruno Robertson) ©Judith Schlosser
Liliana Nikiteanu (Enrichetta di Francia) Dmitry Ivanchey (Sir Bruno Robertson) ©Judith Schlosser

La scène s’ouvre sur un couple, qu’on comprendra plus tard être le couple royal, pourchassé, puis pris, l’homme (Charles 1er) est supplicié et décapité, la femme prisonnière et violée, images de guerre civile ordinaire, qui se répèteront durant l’opéra, avec ses monceaux de cadavres et ses femmes pendues.

À ce contexte politique violent et sanguinaire s’ajoute le conflit privé qui fait l’intrigue réelle : aussitôt après la scène d’ouverture, place aux joies d’un mariage, mais à la vue de son futur, la jeune fille (Elvira) fuit et se réfugie dans les bras de son oncle qui lui explique que finalement son père a cédé à ses prières et qu’elle pourra épouser celui qu’elle aime, Lord Arturo Talbo (Javier Camarena), du clan ennemi défenseur des Stuart. On comprend alors que la scène de mariage était un cauchemar que la jeune fille refusait de vivre.

Les conflits politique et privé, traités par la mise en scène sur le même plan, opposent Lord Arturo Talbo (ténor) partisan des Stuart et Sir Riccardo Forth (baryton, George Petean), chef des puritains qui soutiennent Cromwell. C’est que baryton (méchant) et ténor (gentil) aiment Elvira, et le méchant baryton va vivre sa jalousie en jouant des conflits politiques, cherchant à perdre le ténor-gentil en profitant de la position de faiblesse des défenseurs des Stuart.
Quand Arturo reconnaît en la prisonnière violée de la première scène la Reine Henriette de France, son sang (noble) ne fait qu’un tour et il entreprend de la sauver, au péril de sa vie, et surtout de son mariage : il fuit avec la reine avant même la cérémonie, mais sur le chemin ils croisent le méchant Riccardo, qui, croyant en une fuite amoureuse, les laisse partir, ravi de l’aubaine.
Voilà l’intrigue : Arturo est poursuivi, pour trahison d’état et pour trahison privée : la jeune promise sous le coup devient folle, et Riccardo va chercher à en tirer avantage pour se débarrasser du rival. Il reste que l’oncle, Sir Giorgio (Michele Pertusi) essaie de calmer les esprits, de ramener Riccardo a des sentiments plus humains et de protéger sa nièce sans succès.
Arturo revient, et tout semble se résoudre, mais Riccardo malgré l’ordre de clémence venu de Londres envers les défenseurs des Stuart fait décapiter Arturo: la scène initiale qu’on avait vu pendant le prologue se répète, mais les motivations ne sont plus celles, politiques d’une guerre civile, mais des motivations d’ordre privé : un simple drame de la jalousie.

Arturo (Lawrence Brownlee) Elvira(Pretty Yende)©Judith Schlosser
Arturo (Lawrence Brownlee) Elvira(Pretty Yende)©Judith Schlosser

Public et privé, tout se mélange comme souvent à l’opéra, mais dans une sorte de linéarité marquée par une mise en scène répétitive : le cylindre conçu par Henrik Ahr ne cesse de tourner, laissant voir des scènes réelles ou fantasmées, des montées d’images au sens psychanalytique, pendant que l’intrigue au-devant de la scène se déroule d’une manière très traditionnelle et conforme, tandis que les costumes de Barbara Drosihn, noir uniforme pour les hommes, beige et jaunâtre pour les femmes, donnent une image d’uniformité assez cohérente avec le monde du puritanisme et l’ascétisme du décor.
La mise en scène est plutôt faite de ces images, et moins de prises de position dramaturgique, sauf la fin tragique où au happy end traditionnel, Homoki substitue la tragédie, où le méchant a vaincu. Le goût de la vengeance est plus doux encore que l’amour.

Rien de bien dérangeant dans cette mise en scène qui laisse le drame se dérouler et les chanteurs prendre la main, comme attendu dans la plupart des mises en scène de bel canto romantique.
Comme certaines œuvres du jeune Verdi ou la plupart des opéras romantiques, les choix de mise en scène sont délicats : l’approche Regietheater se heurte à des livrets la plupart du temps assez passepartout et conformes et les mises en scènes sont souvent réduites à un habillage plus ou moins habile : dans ce répertoire, le public ne vient pas pour la mise en scène, même pas pour le chef mais pour les chanteurs.

À écouter cette œuvre, la dernière de Bellini, pour le Théâtre Italien de Paris en 1835 quelques mois avant sa mort, on reste stupéfait de la manière dont l’histoire est racontée, dont la musique sonne avec une couleur souvent pré-verdienne. A dire vrai, on constate combien Verdi a puisé dans ces ensembles, dans ces cabalettes rythmées, dans ces marches (Suoni la tromba, par exemple) et qu’au moins dans les premières années, il n’invente rien que Bellini n’ait déjà inventé. On est en effet toujours frappé par la variété, la vivacité de cette musique, par son énergie aussi, et par l’impossible qui est demandé au quatuor vocal principal (soprano, ténor, baryton et basse).

Le rôle d’Arturo est sans doute le plus tendu du répertoire romantique avec ses aigus stratosphériques et Javier Camarena stupéfie par son aisance, par la qualité du phrasé, par l’intensité du chant et par la chaleur du timbre (un A te o cara étourdissant, tout comme credeasi misera). La voix n’a aucune faille, et le timbre n’est jamais nasal comme c’est quelquefois le cas, avec une simplicité dans l’émission qui laisse confondu et une très grande modestie dans les attitudes : il n’a certes pas des qualités d’acteur exceptionnelles, mais pas moins que la majorité des chanteurs. Le chant est à un tel niveau de perfection qu’on peut largement compenser et même dépasser. De toute manière, la mise en scène laisse chacun gérer sans vraiment travailler les caractères des personnages, qui demeurent sculptés dans la tradition de l’opéra italien ordinaire. Javier Camarena a en tous cas une sûreté et une pureté de timbre qui laisse rêveur, c’est sans doute aujourd’hui l’un des meilleurs, sinon le meilleur belcantiste qu’on puisse trouver.

Sous ce rapport, George Petean n’est pas non plus une référence en matière de jeu : c’est un jeu habituel de méchant d’opéra, et indifféremment du rôle, les gestes et attitudes sont les mêmes : mais là aussi, le contrôle sur la voix et le volume sont tels qu’on peut fermer les yeux. Petean néanmoins a sans doute une couleur plus verdienne que belcantiste ; tout en soignant le contrôle et la diction, son chant n’a pas tout à fait l’élégance requise : c’est un peu plus lâché que retenu. Néanmoins, ce baryton devient l’un des incontournables de la scène lyrique, sans bruit mais avec constance et régularité : il avait déjà impressionné dans Renato du Ballo in maschera à Munich. Mais il faut ici un peu moins de feu verdien.

C’est Michele Pertusi qui est Sir Giorgio. Le personnage le plus positif de l’œuvre, humain, ouvert, modéré. Pertusi s’est spécialisé dans les basses rossiniennes et belcantistes, parce qu’il a une technique de fer, un beau contrôle, et que cette technique lui permet de durer dans des rôles souvent exposés. Je le suis depuis la fin des années 80, et il a immédiatement été l’un des chanteurs rossiniens de référence, notamment dans les opéras seria. La voix n’a peut-être plus tout à fait l’éclat d’antan ni le timbre sa singularité, mais il reste un des chanteurs les plus intenses dans ce répertoire et des plus justes. Les ensembles avec Riccardo et notamment le duo Suoni la tromba font un effet encore marqué sur l’auditeur. Pertusi y est exceptionnel. C’est en tous cas une garantie pour le style et le respect de l’œuvre.

C’était la jeune Nadine Sierra qui devait succéder à Pretty Yende dans Elvira, le mystère des remplacements a encore frappé, et c’est une autre jeune chanteuse, Zuzana Markóvá, née à Prague, issue de l’Opéra Studio de Bologne, et donc préparée au répertoire italien qui assume le rôle difficile d’Elvira, sur qui repose grande part de l’opéra. La voix n’est pas très grande, mais cette jeune femme a une véritable présence scénique, c’est une très belle actrice et elle donne au rôle une formidable présence dramatique, elle sait passer de la jeune fille heureuse et légère qui va épouser son aimé à la femme dont l’âme est ravagée en un instant, et avec la même crédibilité et le même pouvoir sur le spectateur. La voix est petite, mais la salle de Zurich aux dimensions moyennes est idéale pour ce répertoire qui nécessite un rapport scène-salle particulier, avec ce qu’il faut de distance et ce qu’il faut de proximité. Les salles pour le bel canto romantique, à part quelques notables exceptions, n’étaient pas si grandes, et les voix à Zurich sonnent parfaitement…Ce n’est pas un hasard si Cecilia Bartoli en a fait sa salle d’opéra quasi exclusive.

Une voix plus petite peut donc parfaitement convenir, et celle de Zuzana Markóvá passe sans mal, grâce à une très belle technique, un vrai contrôle sur la voix, une grande homogénéité dans les passages, et un aigu qui est d’abord contenu mais qui se propage et s’affirme pour se déployer de belle manière. Pas de problème particulier d’agilités (elle chantera bientôt Traviata à Palerme). La scène de la folie est parfaitement dominée, avec un pouvoir d’émotion réel et une vraie prise sur le public. La scène du dernier acte avec Arturo, qui ménage des moments très élégiaques mais aussi une vraie tension, est magnifiquement réussie. Le résultat : un triomphe auprès du public présent, très mérité. Voilà une chanteuse qui utilise ses ressources d’actrice pour affirmer de réelles ressources de chanteuse, pour une artiste aussi jeune, c’est vraiment très prometteur : la voix s’accorde parfaitement à celle de Camarena, et on passe donc avec eux deux une soirée exceptionnelle.

I Puritani (Juin 2016) ©Judith Schlosser
I Puritani (Juin 2016) ©Judith Schlosser

Le reste de la distribution soutient bien le niveau d’ensemble, même si les rôles sont vraiment épisodiques, Diana Haller, jeune chanteuse encore, en Enrichetta di Francia a un beau mezzo, la voix d’une vraie rondeur sans aspérités porte, et elle se distingue dans les ensembles. Les autres, Stanislas Vorobyov (Lord Gualtiero Valton) et Otar Jorjikia (membre de l’Opéra Studio, qui chante Sir Bruno Robertson) sont aussi de bon niveau et donnent à l’ensemble de la distribution une réelle homogénéité.
Le chœur dirigé par Ernst Raffelsberger est particulièrement juste, malgré des exigences scéniques qui le font se déplacer souvent, autour du décor ou dedans : il se prête aux besoins de la mise en scène, et sonne magnifiquement, après avoir la veille chanté le Requiem de Verdi : très belle performance dans un opéra qui exige des masses chorales impeccables.
C’est Enrique Mazzola qui prend la succession de Fabio Luisi dans la fosse, et l’on connaît à la fois l’affinité, mais aussi la technique impeccable de ce chef dans ce répertoire : pas une faute de rythme, une pulsion permanente, un souci de ne jamais couvrir les chanteurs même là où on lui pardonnerait (Suoni la tromba), et un orchestre très clair et très lisible. J’aurais peut-être apprécié moins d’aspérités quelquefois, qui rendent cette approche un peu froide : la mélodie bellinienne réussit néanmoins à se déployer dans les passages plus lyriques.
Un peu à distance au premier acte, je me suis laissé séduire par cette nervosité et cette tension, qui n’oublie jamais l’opéra, le livret et les capacités réelles des chanteurs. Le chef obtient un grand succès, dans l’ensemble mérité.

Entre deux représentations assez exceptionnelles par leur nouveauté s’est glissée une soirée dite de répertoire. Si le répertoire était aussi bien traité partout, le niveau des salles serait totalement hors normes. I Puritani est l’une des œuvres de la période les plus difficiles à produire, car c’est un opéra très difficile pour les voix. L’Opernhaus Zürich a relevé le gant, et confirme d’être l’une des toutes premières scènes d’Europe.[wpsr_facebook]

Elvira(Pretty Yende)©Judith Schlosser
Elvira(Pretty Yende)©Judith Schlosser

 

TEATRO DELL’OPERA DI ROMA 2016-2017: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 11 DÉCEMBRE 2016 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en Scène Pierre AUDI)

Robert Dean Smith et Rachel Nicholls le 11 décembre 2016
Robert Dean Smith et Rachel Nicholls le 11 décembre 2016

Sans vouloir revenir dans les détails sur une production largement commentée à Paris et à Rome, décrite dans ce blog et ailleurs (Wanderersite), la dernière représentation a vu Andreas Schager remplacé pour le rôle de Tristan par Robert Dean Smith. Cela justifie quelques lignes pour les lecteurs intéressés par les grands ténors wagnériens.
Le retrait d’Andreas Schager est consécutif à une fatigue vocale accentuée ce dernier vendredi, où il avait repris le rôle après une première alerte qui avait déjà occasionné son remplacement par Dean Smith le mardi précédent.
Notons pour l’anecdote la manière très discrète dont l’Opéra de Rome annonce un tel changement de distribution. Sur les affiches, pas de correction (comme on le fait à la Scala par exemple), dans le programme, pas d’insert : ainsi le public romain, qui n’est pas forcément wagnérien, ne saura rien de Robert Dean Smith, dont l’arrivée est annoncée furtivement une minute avant le lever de rideau au micro. Un coup d’œil sur le site ne nous informe pas plus. De la part d’un théâtre de cette importance, c’est un peu léger et l’information devrait être un peu mieux diffusée, d’autant plus que c’est tout à l’honneur du théâtre d’avoir pu gagner un remplacement de cette qualité, Dean Smith étant un des grands ténors wagnériens actuels.
Quelques mots d’abord sur Andreas Schager: on ne peut nier qu’il s’agit sans doute  de la voix de ténor la plus puissante aujourd’hui ; il est impressionnant, il donne tout, tellement généreux dans ce qu’il offre au public. Malheureusement, il donne trop, sans jamais se laisser de réserves, sans retenir sa voix, sans réussir à la contrôler pendant la représentation. Dans un rôle comme Tristan qui doit donner l’essentiel au troisième acte, on risque l’accident si on s’est déjà largement épuisé au premier et au deuxième actes. J’ai remarqué lors de la première (voir Wanderer) qu’il avait chanté un premier acte incroyable et impressionnant, mais que ça coinçait très légèrement au troisième, et pour cause. Schager paie cash, c’est à la fois très courageux, mais en même temps très dangereux.
Robert Dean Smith n’a ni le volume ni la vaillance d’Andreas Schager. Il fait avec ses moyens, et avec sa sensibilité. Il n’est d’ailleurs pas dit que Tristan doive être une voix à la Siegfried. En ignorant les éléments de la mise en scène de Pierre Audi, et notamment le refus de faire que les amants se touchent, toujours aux antipodes l’un de l’autre, il a mis quelque chose de sensible et de charnel dans un travail qui se voulait abstrait. Et c’est immédiatement bouleversant parce que scéniquement, il ne peut s’empêcher d’aller vers Isolde, de sorte que dans ce paysage gris et désolé, il naît une chaleur qui crée immédiatement de l’émotion, et qui rejaillit évidemment sur le jeu d’Isolde. Sa présence a humanisé cette mise en scène minérale et distanciée, dont j’ai parlé à plusieurs reprises, et qui ne m’a pas particulièrement convaincu. Et du même coup cette présence sensible donne une dimension supplémentaire à la représentation.

La voix de Dean Smith est claire et suave, elle n’a rien de tonitruant, elle ne s’impose pas mais elle est là, bien présente, partout quand il faut; le timbre est clair, l’articulation parfaite, la diction exemplaire. À Bayreuth son Tristan passait bien, mais tout passe à Bayreuth ; à Rome, l’acoustique est plus difficile, mais Daniele Gatti toujours très attentif aux équilibres et au plateau fait que la voix passe aussi, avec ses moyens propres et sans jamais forcer. Ses moyens propres, c’est d ‘abord une grande musicalité, une science des accents et de l’expression, très variée, c’est ensuite un soin très attentif à la couleur de chaque moment, c’est enfin l’écoute de l’autre, et la recherche permanente d’un ton qui corresponde à ce que l’autre chante. Les deux voix ainsi fonctionnent merveilleusement bien ensemble et l’Isolde de Rachel Nicholls est très à l’aise avec ce Tristan-là.
Rachel Nicholls est plus détendue au premier acte, la voix est moins acide, moins métallique aussi dans les aigus ; son deuxième acte et son troisième sont très convaincants, avec un troisième acte vraiment confondant d’émotion. La manière dont elle chante la Liebestod, avec une respiration exceptionnelle, aidée en cela par le tempo large et attentif de Gatti est confondante.
Bien sûr, tout le plateau arrive en fin de parcours et tout est digéré : l’orchestre est en place, le chef assuré, et Robert Dean Smith lui-même n’est plus tout à fait nouveau venu puisqu’il a chanté le mardi précédent. Les conditions sont réunies pour une représentation exceptionnelle.
Brett Polegato qui m’était apparu à la première un peu en deçà de ses prestations parisiennes était ce dimanche parfaitement en phase, diction superbe, expressivité et présence, belle tension. Michelle Breedt était elle aussi plus à l’aise. Quant à Andrew Rees, il est l’un des meilleurs Melot entendus récemment, et un Melot de qualité c’est une denrée rare.
Andreas Hörl était Marke, à la place de John Releya (cette substitution était prévue et affichée) : son chant est inhabituel, plus varié, plus vivant mais aussi moins maîtrisé que ce à quoi on est habitué. La voix est plus claire, et la manière de chanter fait qu’on a l’impression de le voir moins en phase avec la fosse et le chef, un peu plus difficile à suivre. Pour le spectateur, ce chant varié, souple surprend, certes, mais ne déplaît pas, mais pour les relations entre scène et fosse, c’est peut-être autre chose.
Ce qui a notablement frappé et qu’on retient aussi de ces représentations romaines, c’est l’excellent niveau des rôles de compléments : le junger Seemann de Rainer Trost, bien sûr mais aussi le berger (ein Hirt) de Gregory Bonfatti, qu’on note pour la clarté de la voix et la manière de la faire sonner. C’est suffisamment marquant pour qu’on le signale.

Ainsi arrive-t-on au terme d’une aventure qui a duré six bons mois depuis mai dernier, qui a montré quel chef était Daniele Gatti pour ce Wagner-là, et les audaces qu’il avait su imposer à l’Orchestre National de France au Théâtre des Champs Elysées. À Rome avec un orchestre d’opéra qu’il connaissait moins et moins habitué à ce répertoire, il a d’abord été plus prudent. Il a moins osé à la Première, un peu plus lisse, moins dramatique et moins tendue qu’à Paris, mais ce qu’on a perdu en tension dramatique, on l’a récupéré en lyrisme. On a pu dire aussi que la représentation était plus « italienne ». Après plusieurs représentations et des triomphes répétés (le public a accueilli le chef milanais à chaque fois avec enthousiasme), tout cela s’est détendu, et l’orchestre, toujours impeccablement tenu, toujours attentif, toujours tendu vers le chef, a répondu à d’autres impulsions : cette dernière représentation était plus dramatique, plus en phase avec ce qu’on avait entendu à Paris ; Gatti y a osé plus, notamment au troisième acte, époustouflant de bout en bout. Mais il a profité aussi de la présence de Robert Dean Smith, avec lequel il a trouvé immédiatement une respiration commune, notamment au deuxième acte, d’un lyrisme bouleversant d’une profondeur, d’une sérénité, d’une sensibilité encore plus marquées et qui n’a pas ressemblé à celui de la Première .

Daniele Gatti s’est entendu avec l’orchestre qui lui a répondu avec une attention de tous les instants, mais il sait aussi s’adapter à son plateau. Ce qui caractérise cette manière de diriger, c’est d’être à l’écoute des variations et des inflexions du plateau, de ne jamais diriger pour soi-même, mais en fonction de l’état des troupes et du contexte. C’est ainsi que cette direction n’est jamais tout d’une pièce ou définitive, mais toujours en devenir, toujours à l’affût, en quête d’autre chose, qui va aller plus loin au service de l’œuvre. Daniele Gatti n’est jamais en repos et c’est ce qui rend cette expérience de Tristan passionnant pour le spectateur fidèle que je fus : je n’ai jamais entendu le même Tristan, mais j’ai été à chaque fois en découverte, voire en surprise, voire pris à revers.
Un seul exemple : la large respiration finale que Gatti impose, où l’accord se gonfle et se dilate avant de s’estomper, pour figurer une sorte d’état d’abstraction métaphysique était ce 11 décembre, plus large encore, plus marqué encore, plus long encore, et cette manière inattendue de diriger un moment particulier auxquels ceux qui avaient déjà entendu ce Tristan s’attendaient, nous a laissés bouleversés, en suspension.
On attend avec impatience un Tristan und Isolde avec le Concertgebouw. Vite s’il vous plaît.[wpsr_facebook]

Daniele Gatti
Daniele Gatti                    (le 27 novembre)

 

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2016-2017: LADY MACBETH DE MZENSK, de Dimitri CHOSTAKOVITCH le 4 DÉCEMBRE 2016 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Harry KUPFER)

Lady Macbeth de Mzensk ©Wilfried Hösl
Lady Macbeth de Mzensk ©Wilfried Hösl

On n’ira pas par quatre chemins : la discussion autour de cette production ne porte ni sur une distribution remarquable, ni sur une direction musicale de Kirill Petrenko hors normes, mais sur la mise en scène de Harry Kupfer. Octogénaire, le metteur en scène allemand continue de produire, à Francfort (Ivan Soussanine), à Berlin (Fidelio), à Salzbourg (Der Rosenkavalier) et maintenant à Munich, alors qu’on va revoir l’hiver prochain à Milan Die Meistersinger von Nürnberg dans sa production de Zurich.
L’opéra de Chostakovitch, qui a mis tant de temps à vraiment s’imposer sur les scènes, est l’objet depuis plusieurs années de productions qui ont impressionné et fait couler bien de l’encre, par exemple celle de Martin Kusej à Amsterdam et Paris, celle de Dimitri Tcherniakov à Düsseldorf, Londres et Lyon (la saison dernière), marquées par le Regietheater.
La production d’Harry Kupfer se situe ailleurs et pose autrement la question de cette femme, par une vision aporétique et indulgent de ce destin, qui doit beaucoup à la tragédie grecque : Kupfer fit jadis une Elektra frappante avec Abbado à Vienne, et cette Lady Macbeth est une tragédie de la solitude et de l’isolement, dans un espace clos, même lorsqu’il respire un peu du ciel des marines du peintre Gerhard Richter : le héros tragique est coincé entre des murs. Quel que soit le contexte, Katerina se heurte au mur invisible du destin, inscrit dans cette solitude initiale du lever de rideau, dans un arsenal, fabrique de bateaux abandonnée, au milieu de la rouille, du cambouis et de la saleté. L’élément marin, visible dans la dernière scène, mais déduit dès les premières, est cet espace infini mais interdit, cette nature au lointain qui finira par être l’échappatoire définitive, qui apparaît progressivement. D’abord limité à ce vaste hangar de verre et de métal, une sorte de gigantesque pavillon de Baltard sans horizon où chacun vit comme il peut sa vie, à la fois clos et pourri, puis au deuxième acte légèrement ouvert (c’est le moment du mariage) où l’on se prend à croire en une possible fuite, enfin complètement ouvert dans la vision paradoxale d’un espace marin immense et libre, mais fait de prisonniers enchainés au premier plan : le possible de cet espace, la seule liberté, c’est la mort qu’on donne ou qu’on se donne.
Harry Kupfer raconte son histoire à travers l’évolution du décor de Hans Schavernoch avec le même langage qui racontait Vienne dans Rosenkavalier, ou la fin de la musique dans Fidelio. C’est à dire la présence écrasante d’un univers qu’on croit réaliste, mais totalement abstrait qui inscrit l’action dans le symbolique et la distanciation. Le décor, image de la vie de Katerina qui l’écœure et la détruit, écrase et créé une correspondance (au sens baudelairien du mot) avec le plateau, et même la fosse.

Sans percevoir l’articulation structurelle entre décor, jeu et musique, on ne peut comprendre la vraie nature de ce travail qui est un chef d’œuvre de l’artisanat du metteur en scène, ou rien n’est laissé au hasard, mouvement, objets, gestes.
Certains y ont vu de manière erronée un travail du passé, à l’esthétique et la gestuelle un peu dépassée : c’est au contraire une déclaration affirmée, une volonté affichée du vieux maître de refuser les facilités du théâtre d’aujourd’hui, ou sa doxa, l’explicite de la violence ou du sexe, ou l’explicitation du contexte pour affirmer un théâtre qui au milieu de ce bric à brac métallique et pourri, reste une épure, avec un minimum de gestes signifiants, dans un espace plus symbolique que réaliste : à ce titre et pour des motifs très différents, la Katerina de Tcherniakov et celle de Kupfer si différentes vivent dans un espace clos, dans une niche séparée du monde et en même temps sous les yeux de tous. C’était l’espace rouge passion chez Tcherniakov, au centre de l’entreprise très clean de Zinovy et Boris. C’est chez Kupfer un espace de bois que der Schäbige (le balourd miteux) en appuyant sur un bouton soulève et abaisse autant que de besoin, un espace minimaliste où le lit est un cageot et où Katerina vit dans une pourriture métaphorique de sa situation. Ce théâtre n’a rien de dépassé, c’est tout au contraire un théâtre sur lequel le temps n’a aucune prise, un théâtre de la concentration et de l’abstraction, presque une œuvre pour toujours, la Κτῆμα ἐς ἀεί chère à Thucydide : Kupfer inscrit cette histoire dans une parabole, celle du destin éternel des perdants, dans l’histoire continue des victimes. La Katerina de Kupfer est une victime qui inspire la compassion.

Dès le lever le rideau. Katerina, seule au milieu des ruines de cet arsenal abandonné, est l’image de l’enfermement définitif et de l’impossibilité. Tout est déjà dit. Et nul besoin de l’espace vide pour marquer l’abstraction, il suffit de ce lieu qui n’en est pas un, de cet arsenal sans bateaux, de cette cabane qui n’est pas une maison, de cette passerelle au-dessus de la scène de mariage qui ne mène qu’au vide, de ce réel irréel qui n’est qu’une forêt de symboles.

C’est à un théâtre distancié que nous avons affaire, où tous les mécanismes sont visibles, à commencer par cette manière dont le décor de la cabane de Katerina se soulève sous l’action de celui-même qui plus tard découvrira le cadavre de Zinovy, une sorte d’ instrument du destin. Dans cette tragédie de la solitude, chacun est à sa place dans la mécanique tragique.

img_0420Autre magnifique vision, celle de cette noce qui fait tant penser à la Noce chez les petits bourgeois de Brecht, avec cet arrêt sur image qui laisse en dessous se développer la désopilante scène des policiers, assis sur des chaises de bureau à roulettes, dans une sorte de valse creuse née de l’oisiveté des petits employés, inoccupés, vision administrative d’apparatchiks plus que de policiers qui renvoie l’espace d’un instant au monde stalinien de Chostakovitch qui pourrait être aussi celui de la DDR de Kupfer. Vision à la fois sarcastique et inquiétante, qui elle aussi est une fabrique de mécanique tragique dont le lubrifiant est encore le balourd miteux, der Schäbige. Seul moment où le contexte politique s’introduit furtivement mais qui indique aussi clairement aussi que le grain de sable déclencheur du drame, s’appelle ici l’ennui. L’ennui des policiers comme l’ennui de Katerina, cause unique de la tragédie.
Les gestes, les mouvements, les actions même sont réduites et rapides, sans insister sur la violence, sans scorie, dans une sorte de rigueur qui ne laisse passer que le strict nécessaire, laissant à la musique le soin de l’éclairage et des explications : il suffit de lire le texte d’Harry Kupfer dans le programme de salle pour comprendre son extrême attention à la musique, à ses contrastes,  à sa diversité, et à sa manière de représenter le monde multiple et contradictoire qui entoure Katerina.

Le dernier acte est mis en scène à l’opposé du travail de Tcherniakov, qui dissimulait à la vue tout le contexte pour se concentrer sur l’étroit espace d’une cellule où tous les personnages finissaient par se détruire, dont le chœur (invisible) commentait l’action.
La vision de Kupfer est ici plus explicite, avec le cortège des prisonniers dont le chœur fait tant penser à celui de vieux croyants de Khovantchina, eux aussi promis à la mort, avec le côté de Katerina (cour) et celui de Sonjetka (jardin) si cruelle et si juste de Anna Lapkovskaja, dans une géométrie où elles finiront par se rejoindre au centre, sur ce ponton qui est presque un échafaud où toutes deux disparaîtront, pendant que Serguei va se fondre dans la foule, comme envolé dans son inexistence, laissant les femmes à leurs drames et à leur fin. On reste dans une sorte d’abstraction désespérée, de tableau de genre qui porte en lui-même sa fin, avec cette étendue marine au calme prémonitoire, ciel entaché de nuages (une marine de Gerhard Richter), comme si Katerina engloutie par les eaux rendait au jour qu’elle souillait toute  sa  pureté. Qu’est-ce que cette mort, sinon un épisode parmi d’autres du long voyage vers l’enfer sibérien. Un non-événement dont sont victimes celles qui ont voulu simplement essayer d’exister sans qu’on le leur permette et qui disparaissent dans l’eau sans laisser de traces. Kupfer nous raconte une histoire inutile qui n’a même pas accès à un mythe quelconque, l’histoire d’une non-existence. La longue histoire d’une chute annoncée, dès le début, une parabole ouverte dans l’espace clos d’un arsenal et close dans l’espace ouvert d’un rivage infini qui se referme.

Ce qui frappe dans ce travail, c’est sa linéarité, son refus de l’effet, son implacable mécanique qui conduit à l’instant fatal, où Katerina a voulu reconquérir son destin, a voulu le disputer à une fatalité inscrite dans le décor et dans chaque moment de l’action, en allant jusqu’au bout de sa logique, de son amour et de sa vie.

Voilà une production où une fois de plus la relation entre le chef et le metteur en scène est aveuglante, chacun se chargeant d’une partie de la tâche : rien de plus erroné que de croire que nous sommes face à un travail qui tiendrait seulement par le chef. Petrenko regarde toujours ce qui se passe sur scène pour proposer une ligne de direction musicale et son travail est ici un long lamento dramatique de l’impossible issue. Il fait ressortir de la musique non seulement les moindres détails, l’auditeur familier de son style en a l’habitude, mais d’abord tout le lyrisme et toute la tendresse : il montre dans cette musique tout ce que la tendresse mahlérienne a pu enseigner à Chostakovitch. Cette direction est en effet une sorte d’hommage à cette musique très référencée, qui puise dans les sources diverses, à commencer par Moussorgski, mais aussi l’univers viennois le plus léger, et bien sûr Mahler, à la fois immensément tendre et terriblement sarcastique voire grotesque, le Mahler d’une Neuvième qui serait projetée sur scène, mais aussi quelquefois un univers à la Wozzeck, un univers de la lente désespérance d’une marche au supplice.

Cette retenue, cette volonté d’inscrire en sourdine tout ce qui est soif de tendresse, à l’opposé de l’expressionisme cru, voire exacerbé qu’on retient la plupart du temps de l’œuvre en fait presque une vision romantique, au sens propre du terme, comme l’ont défini les théoriciens du romantisme au XIXème , par ses contrastes violents et son infini raffinement. C’est un immense travail sur la complexité, sur le refus d’un sens univoque, sur le multiple visage de la vie et sur les replis de l’âme humaine.

Deux exemples :

  • la disposition théâtrale des cuivres – tuba wagnérien et autres – dans les loges d’avant-scène, à la fois instruments et spectateurs, à la fois musiciens et personnages, qui répondent en écho au bal muet d’un orchestre de mimes, surgissant en arrière scène comme signe de chaque manifestation sexuelle ou de chaque moment de violence, signe de paroxysme musical pour paroxysme de sentiment, de désir, de volonté destructrice.
  • Les funérailles de Boris, magnifiquement réglées en marche funèbre clairement inspirée de la marche funèbre de Siegfried, scéniquement et musicalement, dans un rapport évidemment inversé, Boris n’ayant rien du héros wagnérien, et donc la vision d’une marche funèbre d’un anti-héros qui aimait trop les champignons, sarcastique mais non dépourvue aussi d’une certaine grandeur.

 

Ainsi la musique devient-elle-même mise en scène : extraordinaire Bayerische Staatsorchester qui rutile et murmure, qui s’alanguit et s’énerve, qui se dresse et s’étouffe car Kirill Petrenko et Harry Kupfer parlent ici exactement le même langage :  Kupfer travaille une chorégraphie des gestes et mouvements là où Petrenko accompagne par une chorégraphie des sons. On est dans un rapport à la scène voisin de celui des Soldaten de Kriegenburg, autre histoire de déchéance, où il y a une union très étroite sans jamais aucune redondance, un unisson visuel et sonore qui exclut toute complémentarité, comme si à ce qu’on voyait correspondait l’évidence de ce qu’on entendait, comme si ce qu’on entendait trouvait immédiatement sa vision scénique (et non sa traduction). On n’est pas loin non plus de la manière dont Lulu vu l’an dernier sur cette scène était mis en musique et en même temps aussi mis en théâtre. L’évidence scénique en écho ou en osmose avec une évidence musicale.

À chaque fois, Kirill Petrenko nous stupéfie, son génie du détail, son art d’être partout en même temps, par la multiplicité et la précision des gestes, par la profondeur des niveaux de lecture, construction en abyme où l’on découvre à chaque fois une autre phrase, un autre moment, d’autres phrases que jamais aucun enregistrement, aucun chef ne nous avaient révélées, une sorte de tunnel infini de sons et de phrases, une succession de moments découverts qui accentuent encore le foisonnement et la complexité de l’œuvre. Là où Kupfer étudie chaque geste avec une précision chirurgicale, Petrenko répond par un travail qui semble infini sur chaque note : l’un est métaphore de l’autre. Un travail étourdissant.

Munis de ces viatiques à vrai dire monumentaux, les chanteurs constituent une compagnie d’une rare cohérence, d’un vrai caractère, impossible à comparer ou presque à d’autres optionsCe qui caractérise la troupe, les membres du studio et les plateaux des grandes représentations de la Bayerische Staatsoper, c’est d’abord une homogénéité due non pas au niveau individuel des chanteurs, mais à un engagement partagé, chacun avec ses moyens et chacun à sa place : ce qu’on appelle souvent un esprit de troupe qui court tout le plateau et la fosse.

Le chœur, magnifiquement préparé dirigé par Sören Eckhoff, d’une présence très forte est particulièrement touchant au dernier acte qui le met sans doute le plus en relief. Et les solistes sont tous très engagés. Bien sûr la contribution de la troupe est particulièrement notable et il faut citer tous les petits rôles : c’est souvent eux qui donnent à la représentation son niveau d’excellence : Christian Rieger, Sean Michael Plumb, Milan Siljanov, Kristof Klorek, Dean Power, Peter Lobert, Igor Tsarkov, Selene Zanetti sont tous à leur place et contribuent à l’impression d’ensemble ; il n’y a aucun point faible, dans un opéra où tant de personnages évoluent et interviennent. Nous avons signalé plus haut la Sonjetka de Anna Lapkovskaia, rôle réduit, mais interprétation incisive, très expressive, avec une voix très bien posée et projetée et des graves vraiment somptueux. Alexander Tsymbalyuk, à la fois truculent policier en chef, avec sa belle voix de basse jeune et colorée, mais aussi Alter Zwangsarbeiter à qui échoient la dernière réplique de l’opéra, intériorisée, et qui clôt l’œuvre isolé sur le plateau. Tsymbalyuk qui chante aussi à Munich bien d’autres rôles dont Boris Godunov, montre ici une belle personnalité scénique et vocale. Même composition marquante pour le Pope de Goran Jurić, plein de relief, qui obtient un vrai succès personnel. C’est le type même de rôle non essentiel, mais dont la faiblesse gâcherait la fête, alors que la figure un peu grotesque du pope alcoolique (un topos dans le monde orthodoxe) participe de cette ambiance très diverse et très pittoresque du plateau, si nécessaire à l’histoire, qui se déroule sous les yeux du groupe. Très réussie l’Axinja d’Heike Grötzinger, première victime d’un Serguei entrant en scène en s‘attaquant à la plus faible et qui va passer de l’employée à la maîtresse. Enfin, der Schäbige le balourd miteux de Kevin Conners est comme le pope, une figure presque abstraite dans cette mise en scène, présent depuis le début et actionnant le mécanisme qui fait monter et descendre l’espace de Katerina : autre figure d’ivrogne, il est l’instrument du destin qui va décider des événements : découvrant le cadavre de Zinovy en cherchant quelque bouteille à la cave, puis allant dénoncer la chose à la police : il est l’élément déclencheur, ce petit clin d’œil du destin, le fameux grain de sable qui casse la mécanique huilée qui devait inscrire un tout autre avenir au couple Katarina/Serguei. Kevin Conners est vraiment ce ténor de caractère lui aussi très présent et très juste. Toute la troupe ou presque est donc mobilisée au service de cette œuvre pour entourer les quatre protagonistes du drame.

Anja Kampe (Katerina) Misha Didyk (Sergueï) Zinovy (Sergueï Skorokhodov) ©Wilfried Hösl
Anja Kampe (Katerina) Misha Didyk (Sergueï) Zinovy (Sergueï Skorokhodov) ©Wilfried Hösl

Serguei Skorokhodov, membre de la troupe du Marinski, est Zinovy : rôle ingrat,  court et qui doit pourtant être suffisamment présent pour aider à comprendre l’héroïne : c’est le patron sur qui pèse le destin des travailleurs, c’est le mari probablement impuissant, c’est un moteur d’ennui : son départ va déclencher le drame.
On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous, Seigneur. Loin de moi l’idée de rapprocher les rôles de Katerina et de Phèdre, mais plutôt d’évoquer une dramaturgie qui rapproche les deux œuvres, un exemple de mécanique tragique : le départ initial est un ressort tragique parce qu’il libère les paroles et les actes des personnages et de ce point de vue le schéma absence – libération des personnages restant – retour du maître est un schéma dramaturgique typique de tragédie. Ce départ est mis en scène de manière impitoyable et par Chostakovitch et par Kupfer : il s’agit à la fois d’affirmer la soumission de la femme au mari, le soupçon inhérent à la femme restée seule, le risque de bafouer les valeurs sanctionnées par la religion (présente par le pope, qui même alcoolique, n’en est pas moins pope) le tout orchestré par le père, Boris, dont la seule fonction est semble-t-il de surveiller une bru qu’il déteste (sauf, c’est dommage pour lui, quand elle lui cuisine des champignons), avec le décalage que constitue la soumission à Zinovy, un être inodore et sans saveur, que personnifie assez bien y compris dans la voix, Sergey Skorokhodov.
On ne peut éviter de penser non plus aux Atrides et à Agamemnon, à peine revenu de la guerre, à peine assassiné : Zinovy, Serguei et Katerina recomposent en version russe le trio infernal des Atrides : Agamemnon, Electre, Egisthe. Difficile d’échapper à cet autre schéma en version médiocrité : Zinovy n’est pas un héros, Katerina une victime, et Sergueï une bête à sexe arriviste.

Ainsi, le schéma dramaturgique de l’opéra aide à comprendre l’idée première qui m’a frappé d’une Lady Macbeth vue par Harry Kupfer en version tragédie grecque, qui fouille dans les conséquences de l’isolement et de l’ennui ; et qui pose, comme dans Phèdre, la question de l’innocence et de la culpabilité.

Boris (Anatoli Kotscherga) ©Wilfried Hösl
Boris (Anatoli Kotscherga) ©Wilfried Hösl

Second élément perturbateur de l’histoire et premier dans l’ordre des meurtres, le père, Boris, magistralement interprété par le vétéran Anatoli Kotscherga. Claudiquant et marchant en rythme avec le texte et la musique, avec une voix un peu opaque qui a perdu sans doute quelque chose de sa profondeur ou de sa projection mais tellement expressive : il mastique le texte d’une manière très théâtrale, avec des accents qui donnent à son débit à la fois quelque chose de terriblement froid et en même temps une imperceptible sensation d’impuissance : hors-jeu, réduit à surveiller la nuit la maison et sans doute sa bru, il n’a plus la main, sinon chercher la faille qui lui permettra de montrer à son fils ce que « vaut » sa femme. C’est une composition d’une très grande tenue, d’une très grande intelligence, qui sait jouer de ses problèmes vocaux : comme tous les très grands, Kotscherga sait adapter couleur et interprétation à son état vocal et sait faire plier les exigences du rôle à sa voix : il joue avec ses faiblesses et elles sont d’une force incroyable. Il n’apparaît qu’au premier et second acte mais il a une telle présence qu’on se souviendra longtemps de sa manière de descendre l’escalier étroit qui conduit au plateau, ou d’errer de manière fantomatique autour de la « cabane » de Katerina.
La mise en scène du rôle de Sergueï n’en fait pas la bête sûre d’elle et dominatrice qu’on a pu voir dans d’autres mises en scène (Tcherniakov par exemple) : le personnage a même quelque chose d’ordinaire, quelque peu négligé, mais sans la vulgarité qu’on lui prête quelquefois. Il est presque plus à l’aise dans la seconde partie, dans le rôle du marié déjà patron et propriétaire, manière pour Kupfer d’en faire un arriviste qui sait mimer les habitudes des patrons qu’il a dû tant observer. La voix au timbre clair, bien projetée, s’affirme sans effort mais sans s’imposer. Comme s’il n’était pas exactement ce que Katerina projette en lui. Comme si elle l’habillait d’une nature qu’il n’avait pas vraiment. La composition est intéressante car il ne surjoue jamais et ne paraît pas si antipathique, ce qui donne d’ailleurs à son quatrième acte une cruauté sans nom, dans sa manière de traiter et de rouler Katerina.

Anja Kampe enfin, dans une incroyable création. Pour sa première approche du rôle redoutable, elle ne respire pas la sensualité et elle ne joue pas de son corps comme une Ausrine Stundyte. Elle ne joue pas non plus de sa puissance vocale à la manière d’une Eva Maria Westbroek. Elle est au contraire entièrement concentrée dans sa manière de dire le texte et dans l’expression, avec un soin donné à la couleur, des audaces incroyables dans sa manière d’attaquer certaines notes, avec distance quelquefois et à d’autres une bestialité rare. C’est une vraie performance qui fait voir une incroyable puissance d’interprétation, entre Kundry, Lulu et Electre, monstrueuse et pitoyable. La puissance de certaines notes est inouïe, mais presque décuplée par la manière de dire, par les accents, par le lyrisme : la puissance n’est jamais gratuite, elle est toujours au service exclusif de l’expressivité, changeant de registre par un jeu de modulations et des passages négociés de manière stupéfiante : c’est une prodigieuse incarnation, parce qu’elle utilise toute sa voix – qui est sans doute moins volumineuse que celle d’autres interprètes du rôle, au service du personnage et de son évolution psychologique. Avec sa mémorable Sieglinde de Bayreuth, sa Katerina est sans doute le rôle où elle montre la variété de tons et de styles la plus manifeste. Dans le contexte, avec un Petrenko en fosse toujours attentif à ne jamais couvrir, et à accompagner le chanteur comme un pianiste en récital, toujours pointilleux sur le texte à dire et une mise en scène elle aussi tirée au cordeau, millimétrée dans le geste et réglant chaque mouvement de manière artisanale: Kampe est simplement écrasante.

La série de représentations a été un triomphe total de public, on en sort violemment bousculé. Il y a une session de rattrapage brève (une représentation) en juillet 2017. Vous feriez bien de ne pas la rater.[wpsr_facebook]

PS: Vous pouvez aussi lire la critique de David Verdier dans Wanderer

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Acte IV, le ponton ©Wilfried Hösl

GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE (OPÉRA DES NATIONS) 2016-2017: DER VAMPYR d’après Heinrich MARSCHNER le 19 NOVEMBRE 2016 (Dir.mus: Ira LEVIN; Ms en scène: Antú ROMERO NUNES)

Der Vampyr © GTG/Magali Dougados
Der Vampyr
© GTG/Magali Dougados

Der Vampyr,
Opéra romantique en deux actes de Heinrich August Marschner, livret de Wilhelm August Wohlbrück
Créé au Theater der Stadt, Leipzig, le 29 mars 1828
Mise en scène : Antú Romero Nunes (reprise par Tamara Heimbrock)
Dramaturge : Ulrich Lenz
Décors : Matthias Koch
Costumes : Annabelle Witt
Lumières : Simon Trottet
Musique additionnelle : Johannes Hoffman

Avec :

Tómas Tómasson (Lord Ruthven), Chad Shelton (Sir Edgard Aubry), Laura Claycomb (Malwina), Maria Fiselier (Emmy), Jens Larsen (Sir Humphrey Davenaut), Ivan Turšic (George Dibdin).

Choeur du Grand Théâtre de Génève. Chef de chœur : Alan Woodbridge
Orchestre de la Suisse Romande. Direction musicale : Ira Levin

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Une initiative vraiment intelligente et stimulante : proposer l’un des succès de l’époque romantique d’un auteur, Heinrich Marschner dont certains grands (Wagner) se sont inspirés. Les représentations ou les enregistrements de Marschner se comptent sur les doigts d’une main et pourtant, c’est une musique qui a traversé l’époque : la musique haletante de Die Feen n’est pas sans rappeler le rythme continu et jamais essoufflé de Der Vampyr qui vient de triompher à l’Opéra des Nations, siège provisoire du Grand Théâtre de Genève. Les dimensions de la scène imposent de chercher des productions qui puissent d’adapter et empêchent les très grosses machines que permettait le Grand Théâtre.

Allié pour l’occasion à la Komische Oper de Berlin, le Grand Théâtre de Genève propose Der Vampyr dans la production de Antú Romero Nunes, le jeune metteur en scène allemand qui a travaillé souvent sur les livrets d’opéra. Il s’est fait connaître notamment par un travail sur Don Giovanni et a produit à Hambourg un spectacle singulier sur le Ring de Wagner, en s’appuyant exclusivement sur le livret qu’il a un peu trituré, à dire vrai. Pour ce Vampyr, il a complètement mis à plat un livret d’environ 3h, en le réduisant à 1h15 de musique.
On doit s’interroger sur l’opportunité de cette chirurgie. Car ce qu’on se permet sur Marschner, aujourd’hui largement inconnu, se le permettrait-on sur Wagner ou sur Verdi ? Dans la curiosité générale pour l’œuvre, on a souvent peu fait cas de l’avertissement clair du Grand Théâtre, il ne s’agit pas de l’opéra de Marschner mais d’un spectacle de théâtre musical sur Marschner : c’est Der Vampyr, d’après Marschner.  Si le Grand Théâtre de Genève a pris ses précautions, et respecte le contrat avec le spectateur, la validité de l’opération pose question.
Certes, Antú Romero Nunes est familier de la chirurgie sur les livrets et c’est un metteur en scène souvent adepte du « texte/prétexte », même si son Guillaume Tell à Munich en 2015 reste très sage et très respectueux. Mais de la même manière, un opéra inconnu reproposé sur les scènes mériterait à mon avis une présentation intégrale, peut-être plus difficile parce qu’il faut trouver les chanteurs qui puissent apprendre un opéra peu affiché sur les scènes et donc avec un rapport investissement /retour sur investissement problématique. Il est évidemment plus facile de convaincre des artistes de n’apprendre qu’un ou deux airs d’une version charcutée.
C’est un débat préalable. L’élargissement actuel des répertoires, qui est le corollaire de programmations trop conformes et d’un public moins stimulé par la nième Bohème ou la nième Traviata, qui çà et là commence à déserter les salles, exige une politique en la matière : ici on coupe les ballets (dans tous les opéras français à commencer par Faust), là des pans entiers du livret (rappelons-nous Rienzi réduit à un peu plus de deux heures à la Deutsche Oper de Berlin dans une production pourtant passionnante). C’est un problème de programmation et de politique culturelle. Ou bien l’on fait une opération culturelle de redécouverte d’une œuvre et on la présente dans sa structure d’origine, ou l’on explore d’autres voies.

Der Vampyr © GTG/Magali Dougados
Der Vampyr
© GTG/Magali Dougados

La Komische Oper de Berlin et le Grand Théâtre de Genève ont choisi une voie moyenne, s’appuyant à la fois sur la redécouverte de l’œuvre et la singularité du spectacle de Antú Romero Nunes. Nunes s’intéressant à la question du vampire et à la représentation de l’horreur (au sens des films dits d’« horreur ») et non à la question plus subtile du romantisme, de l’inquiétude, de la nature et des êtres limites et de la fragilité des jeunes filles rêveuses (Malwina est bien proche de Senta, fascinée par un être hybride et prête à se jeter dans les flots).
L’intérêt plus spécifique de Genève est aussi dû à ce que l’œuvre, au moins le texte de John Polidori, « The Vampyre », dont elle s’inspire, soit née dans les soirées de mauvais temps à la villa Diodati, à Cologny, au bord du Léman, où séjournaient Byron et les Shelley : la vision moderne du vampire et l’histoire de Frankenstein sont donc nés près de Genève comme le rappelle opportunément le programme de salle. Dracula vaut bien une messe noire…
Ainsi donc ce spectacle naît de plusieurs signes croisés, la volonté de présenter une œuvre singulière et peu connue, la volonté aussi de s’inscrire dans une identité locale, et celle probable de proposer un « arrangement » suffisamment étoffé pour que le public ait une idée claire de l’original de Marschner, et suffisamment référencé dans notre « modernité » pour que le spectacle ait un rythme et une allure non pas « archéologiques », mais celle d’un spectacle musical divertissant qui ait prise sur tous les publics. Pari réussi : le spectacle a fait un triomphe.

Der Vampyr © GTG/Magali Dougados
Der Vampyr
© GTG/Magali Dougados

Antú Romero Nunes a donc travaillé sur la représentation de l’horreur au théâtre, sur les effets sur le public, sur les références artistiques et notamment cinématographiques. D’une certaine manière et pour faire court : il fait un « film d’horreur théâtral » : les premières minutes après l’ouverture, sous lumière stromboscopique, font voir un vampire qui vient dans la salle enlever une frêle jeune fille hurlante au premier rang, pour la dépecer (cœur et intestins y passent) après avoir bu son sang. C’est vif, rapide, bien fait et dégoulinant. Suivent un chœur fait de zombies, référence à la Nuit des morts vivants, et des dépeçages en série : les membres volent, les entrailles explosent, et les personnages traversent ce bal singulier avec la tension voulue par l’ambiance.
À l’arrangement scénique correspond l’arrangement musical puisqu’à la musique de Marschner on a ajouté une musique contemporaine de Johannes Hofmann qui reproduit certaines musiques de films d’horreur : charcuter et truffer sont les deux mamelles de cette production. Il faut d’ailleurs reconnaître que l’articulation entre la musique originale et les inserts contemporains est très bien faite.

Au-delà des observations sur la justification de l’opération, d’une part, au-delà de la fidélité à l’œuvre, d’autre part, le spectacle fonctionne, les spectateurs rient, il est bien fait, rythmé, excessif en diable (si je peux me permettre l’expression) et les chanteurs sont parfaitement insérés dans la mise en scène. Mais il fonctionne comme un objet presque indépendant, une expérience sur l’horreur représentée, et sur les effets sur le public : si le film d’horreur avec sa relation au réalisme peut faire peur, le théâtre fait basculer l’ensemble dans la caricature, même surprenante, le sang pisse, les entrailles volent, et personne n’y croit (heureusement) mais s’amuse bien. Dans ce style les 80 minutes finissent par être répétitives.

Tomás Tómasson (Lord Ruthven) version séducteur Der Vampyr © GTG/Magali Dougados
Tomás Tómasson (Lord Ruthven) version séducteur Der Vampyr
© GTG/Magali Dougados

Dans la logique de l’histoire qui est histoire de séduction, Lord Ruthven tel qu’il est hypnotise peut-être mais ne séduit pas, c’est la relation au monstre qui est en jeu (il a des mains d’animal crochues par exemple) : la relation au séducteur Don juanesque est une des références possibles (même tonalité musicale d’ailleurs). Le Dracula de Christopher Lee avait quelque chose d’aristocratique et de séduisant, le vampire de Tómas Tómasson habillé par Annabelle Witt est un personnage de dessin animé ou de bande dessinée.
Le décor (Matthias Koch) fait de toiles peintes (les appartements de Sir Davenaut par exemple ou de projections, correspond au style des opéras du début du XIXème, et la chauve-souris initiale qui enserre un sablier qui à la place du sable fait couler le sang (un sanglier ? pardonnez, mais j’ai osé…) fait de loin penser à la représentation de la reine de la nuit (en araignée) dans la mise en scène de Kosky de Zauberflöte.
La production est faite de  décors légers qui conviennent bien à l’Opéra des nations, et qui en ont sans doute facilité le transport de Berlin. Seule originalité (si l’on peut dire) du dispositif scénique, un promenoir derrière la fosse d’orchestre qui permet un voisinage plus fort des spectateurs et du plateau, et un jeu amusant avec le chef d’orchestre chassé de son podium. Une production efficace, et probablement assez économique, avec de beaux effets multiples des éclairages (de Simon Trottet).

Tomás Tómasson (Lord Ruthven) version vampire Der Vampyr © GTG/Magali Dougados
Tomás Tómasson (Lord Ruthven) version vampire Der Vampyr
© GTG/Magali Dougados

En ce qui concerne le plateau, il affiche comme à Berlin Tómas Tómasson qui passe ainsi du débonnaire Hans Sachs (à la Komische Oper) au terrible Lord Ruthven. Toujours doué d’une diction remarquable, il affiche une voix à la sécheresse marquée qui a quelque difficulté avec la tension requise par le rôle, toujours violent. Les aigus passent mais quelquefois à la limite, et le timbre est relativement ingrat, ce qui peut fonctionner pour ce rôle. Il reste que le personnage est vraiment incarné, que le jeu est très juste, avec quelquefois cette légère touche aristocratique et une alternance de violence sauvage et de retenue (quand il est avec Davenaut et qu’il cherche à « épouser » Malwina.
L’histoire réduite se concentre sur deux des trois jeunes filles à séduire en 24h pour avoir l’autorisation de rester sur terre à hanter les vivants, la première est expédiée ad patres en quelques minutes, c’est celle qui est enlevée au public, la deuxième, Emmy, est aussi enlevée à l’amour des siens – et du jeune George Dibdin (Ivan Turšic) – après quelques péripéties, mais c’est Malwina qui sera la troisième, et qui sera sauvée. Ainsi donc la recomposition du metteur en scène implique-t-elle une gradation qui finalement correspond aussi à l’original.
Face à un lord Ruthven qui est un peu un ogre, le jeune George Dibdin (Georg est d’ailleurs le prénom choisi par Wagner pour Erik dans sa première version du Fliegende Holländer) confié à Ivan Turšic de la troupe de la Komische Oper (vu dans David des Meistersinger), avec sa voix claire et un joli timbre, il défend le rôle (très secondaire) non sans présence.
Face à Lord Ruthwen, le véritable ancêtre de l’Erik du Fliegende Holländer wagnérien, est Sir Edgar Aubry, déchiré entre sa loyauté envers Lord Ruthven, qu’il a suivi et dont il a découvert la véritable nature, et son amour pour Malwina. Confié au ténor américain Chad Shelton, le rôle a notamment un air assez tendu et difficile (les ténors de l’époque avaient toujours fort à faire) : la voix est claire, la diction impeccable et la préparation parfaite comme souvent avec les artistes d’outre atlantique, c’est un vrai ténor lyrique, mais avec du souffle et une belle projection, l’un des gros succès de la soirée.

Jens Larsen (Sir Humphrey Davenaut) en version Rossini Der Vampyr © GTG/Magali Dougados
Jens Larsen (Sir Humphrey Davenaut) en version Rossini Der Vampyr
© GTG/Magali Dougados

Enfin Jens Larsen, voix efficace de basse profonde, qui lui aussi appartient à la troupe de la Komische Oper de Berlin, est Sir Humphrey Davenaut, le père qui sacrifie sa fille en croyant la caser, une basse qui renvoie en version Dracula à un Don Magnifico rossinien (La Cenerentola remonte à 1817) qui serait alors un Don Horrifico. La situation en tous cas est la même.

Avec Malwina © GTG/Magali Dougados
Avec Malwina (Laura Claycomb)
© GTG/Magali Dougados

Du côté féminin, Laura Claycomb est Malwina : elle éprouve quelque difficulté à entrer dans le personnage, et si les notes sont faites, l’interprétation reste en retrait, sans véritable engagement et la prestation ne réussit pas à être vraiment convaincante parce qu’inexpressive dans un rôle qui se prête pourtant à travailler la diversité des sentiments. Cela reste un peu monocolore.

 

 

 

 

 

Avec Emmy Perth (Maria Fiselier) © GTG/Magali Dougados
Avec Emmy Perth (Maria Fiselier)
© GTG/Magali Dougados

En revanche la jeune Maria Fiselier, très récente recrue de la troupe de la Komische Oper, est une Emmy Perth convaincante, émouvante, avec une voix très bien placée et vibrante. L’expression du sentiment, la poésie, la fraicheur : tout y est et c’est elle qui emporte visiblement le cœur du public : une vraie découverte.

Le chœur du grand théâtre, bien préparé par Alan Woodbridge, et bien inséré dans la mise en scène, est lui aussi particulièrement convaincant, dans le rôle de groupe de morts vivants voulu par la mise en scène.
Ce devait être le russe Dmitri Jurowski dans la fosse et ce fut l’américain Ira Levin qui a fait une carrière entre l’Amérique du Sud (notamment au Colon de Buenos Aires) et divers théâtres allemands. Il a su parfaitement rendre la tension de cette musique et son halètement, son rythme continu et effréné, sa pulsation dramatique. L’orchestre lui répond de manière impeccable et l’on aurait aimé en entendre plus de l’œuvre avec ces couleurs-là et ce sens-là de la dynamique. Cette musique telle qu’elle a été concentrée n’a pas un moment d’apaisement, et ne laisse pas « tranquille ». Ce continuum de tension qui ressemble à une sorte de course à l’abîme fait évidemment penser à Weber, une source d’inspiration notable (on pense à Freischütz), mais aussi à certains moments des opéras de Schubert : il y a une sorte de couleur commune à ces opéras que Wagner va savoir utiliser notamment dans Die Feen, dont le halètement permanent et le rythme rappellent la musique de Marschner.
Voilà donc une redécouverte, en forme d’apéritif sanguinolent. On aimerait désormais qu’un théâtre ose la totalité de l’œuvre et reporte à la lumière ce succès notable du XIXème romantique. En tous cas, cet « assaggio » de Marschner a remporté les suffrages du public, qui a fait à cette production un très bel accueil. L’appel du sang ?[wpsr_facebook]

Malwina (Laura Claycomb), Sir Edgar Aubry (Chad Shelton), Sir Humphrey Davenaut (Jens Larsen ) © GTG/Magali Dougados
Malwina (Laura Claycomb), Sir Edgar Aubry (Chad Shelton), Sir Humphrey Davenaut (Jens Larsen ) © GTG/Magali Dougados

OPER STUTTGART 2016-2017: FIDELIO de L.v.BEETHOVEN le 5 Novembre 2016 (Dir.mus: Patrick LANGE; Ms en scène: Jossi WIELER & Sergio MORABITO)

Dispositif   ©A.T.Schaefer
Dispositif ©A.T.Schaefer

Direction musicale: Patrick Lange, Mise en scène et Dramaturgie: Jossi Wieler, Sergio Morabito, Décor: Bert Neumann, Costumes: Nina von Mechow, Lumière: Lothar Baumgarte, Chœur: Johannes Knecht

Don Fernando: Ronan Collett, Don Pizarro: Michael Ebbecke, Florestan: Eric Cutler, Leonore: Rebecca von Lipinski, Rocco: Roland Bracht, Marzelline: Josefin Feiler, Jaquino: Daniel Kluge, Erster Gefangener: Young Chan Kim, Zweiter Gefangener: Sebastian Peter, avec: Staatsopernchor Stuttgart, Staatsorchester Stuttgart

Venu pour le Faust exceptionnel de Frank Castorf (voir le site Wanderer), j’ai profité de ma présence à Stuttgart pour assister la veille au Fidelio dit « de répertoire », qui était la production de début de saison dernière. L’intérêt était double, d’une part il était intéressant de mettre en perspective l’approche de Kupfer à Berlin vue quelques jours auparavant et celle du binôme Wieler-Morabito à Stuttgart, d’autre part, j’aime assister à des représentations de répertoire, parce qu’elles en disent souvent plus sur l’état d’une maison d’opéra qu’une nouvelle production.
La production de ce Fidelio va se concentrer sur la question du texte et des dialogues, complets, et sur la question de la trace là où Claus Guth à Salzbourg les a tous effacés, signe qu’il y a là un véritable enjeu.
Toute l’action se déroule devant une espèce de bunker dont on ne réussit pas à déterminer la fonction et qui se dévoilera à la fin. L’ambiance dessinée par Bert Neumann, le mythique décorateur berlinois de Frank Castorf qu’il a accompagné à la Volksbühne depuis 1989, pour son dernier décor (il est décédé l’été 2015 à 54 ans), est à la fois aseptisée et redoutable, un hall d’entreprise de logistique éclairé à cru (par Lothar Baumgartne, fidèle de Neumann et Castorf), où le travail des personnages consiste à réceptionner des paquets d’un tapis roulant, les ouvrir, les contrôler puis les renvoyer sur un autre tapis roulant. Des personnages dont on finit par comprendre qu’ils sont tous prisonniers, tous habillés de la même manière en quatre déclinaisons, évoluent sous une vingtaine de microphones qui captent tous leurs dialogues: c’est un monde de prison, comme si l’univers était lui-même une immense salle de contrôle où chacun épie l’autre ; les prisonniers vêtus (costumes de Nina von Mechow) comme les personnages principaux se déplacent comme de petits soldats au pas, et à l’aveugle : le monde-même est une prison, sous le regard, figuré par un écran où paraissent les mots même des airs, non comme surtitrage (leur format est bien plus large), mais comme s’il fallait absolument garder le mot comme trace fatale et qu’aucun, ni des dialogues, ni des airs ne devait échapper .

Ce décor, un hangar logistique du « Stasiland » (un monde connu et subi par Bert Neumann originaire de la DDR) que Jossi Wieler et Sergio Morabito,  loin de l’humanisme beethovénien, nous présentent, est une sorte de monde d’après, ou, mieux, un monde d’aujourd’hui, ce monde du totalitarisme soft, de ce « monstre doux », le mostro mite  décrit par Raffaele Simone dans un livre célèbre paru il y a quelques années.
Comme Kupfer à Berlin, Wieler et Morabito n’y croient plus.
Inquiétant regard où le monde est lu comme une immense prison, ou comme un univers à la Orwell où Big Brother règne, ou bien, pire encore, un univers de téléréalité où la vie au quotidien est objet de regard, parce que tout doit être vu, et de spectacle, parce qu’on doit en jouir. Ainsi au milieu de cet univers faussement industriel, qui gère l’industrie de l’espionnage des uns vers les autres, de tous vers tous, une balancelle orange, qui marque l’univers petit bourgeois qui s’est construit dans cette horreur-là : on a l’humanité qu’on peut.

Rocco (Roland Bracht) et Leonore (Rebecca von Lipinski) ©A.T.Schaefer
Rocco (Roland Bracht) et Leonore (Rebecca von Lipinski) ©A.T.Schaefer

Il y a en effet évidemment une sorte de contraste entre l’horreur du propos, le regard, l’impossibilité d’être soi, la saleté mentale que tout cela suppose et le décor très clean, la modernité proprette presque télévisuelle (d’où ma référence à la téléréalité). En effet, le Pizzaro est une sorte non pas de « Stasimann » mais semble presque sorti d’un film de Fellini (on est dans la férocité d’un Ginger e Fred), un producteur prêt à tout.
Mais que fait donc le prisonnier Florentin isolé dans un tel monde ?

Stasiland...©A.T.Schaefer
Stasiland…©A.T.Schaefer

La solution vient, comme un deus ex machina à la fin. Le ministre, Don Fernando, libère l’ensemble des prisonniers avec Florestan au premier plan en faisant ouvrir par Leonore le fameux bunker, qui s’ouvre comme une porte de garage et laisse apparaître un monde de papiers et d’archives qui sont en train d’être broyées, qu’aussi bien Leonore que Marzelline et Jaquino vont regarder, consulter, comme si leurs actions avaient été là consignées, épiées, classées peut-être par Florestan lui-même au passé alors trouble, ou bien c’est le produits des dénonciations dont a été victime Florestan. On pense à Tartuffe, au discours de l’exempt (« Nous vivons sous un Prince ennemi de la fraude) et à la dénonciation de l’Orgon du moment (Florestan) par le Tartuffe du moment (Pizzaro ?), et à la volonté du Prince d’effacer les mots. C’est tout le discours sur le rapport au passé, sur les totalitarismes, sur la situation des sympathisants de la révolution au début du XIXème dans l’Empire d’Autriche à la veille du congrès de Vienne qui se révèle: en 1804, quand Beethoven écrit sa première version de Fidelio, le monde des libéraux européens voyait en Napoléon le garant de l’humanisme et de la liberté, et l’opéra libérateur avait un sens d’espérance. En 1814, quand tout est à peu près consommé, que Napoléon n’a  défendu ni la liberté ni l’humanisme, mais a installé un autre totalitarisme, et que les vieilles monarchies sont en train de reconquérir le terrain perdu, le monde est autre et Fidelio (1814) ne peut qu’être un chant désespéré. C’est cette histoire complexe, ce renversement de sens, ce monde d’hier et d ‘aujourd’hui où les conquêtes qu’on croyait définitives s’avèrent fragiles que racontent Wieler et Morabito.

Choeur des prisonniers ©A.T.Schaefer
Choeur des prisonniers ©A.T.Schaefer

Les relations entre les personnages restent cependant ce qu’elles sont dans l’œuvre de Beethoven, même si la mise en scène et la dramaturgie leur donnent l’ambiguïté dont il a été question plus haut, et en font un monde où la frontière entre bons et méchants n’est plus si nette : chez Beethoven, c’est le cas de Rocco. Wieler et Morabito nous suggèrent que Florestan et  Pizzaro sont eux-mêmes ambigus, que le monde-même est ambigu et que la liberté n’est pas un donné, ni même un promis. Le chant final plein d’espérance est teinté d’amertume, il n’est qu’à regarder le visage de Leonore, défait par la découverte du « bunker », la trace construite des ambiguïtés, des secrets gardés et accumulés, des passés troubles. On comprend alors pourquoi au lever de rideau Marzelline lave avec scrupule et attention le sol : on pense aux servantes de l’Elektra de Chéreau occupées à laver toutes les traces indélébiles du sang du meurtre d’Agamemnon, on pense à Lady Macbeth et à son obsession des taches de sang, on pense à ce passé qu’on essaie d’effacer et qui ne disparaît jamais, qui se révèle toujours à un moment ou un autre, ce peut-être pour l’Allemagne le passé nazi, ou le passé Stasi, en France le passé Vichy. Il y a toujours quelque chose à cacher, et qui finit toujours par se révéler.

Voilà un travail complexe, qui exige du spectateur une attention, une réflexion et une analyse approfondies, et qui ne laisse pas indemne. Mais à une semaine de distance, le Fidelio de Kupfer et celui de Wieler-Morabito, par des moyens très différents, disent quelque chose de voisin sur la désespérance du monde, comme si nous entrions dans un tunnel.
Musicalement, la représentation est d’une très grande tenue : les forces de l’Opéra de Stuttgart que ce soit le chœur (dirigé par Johannes Knecht) avec ses deux solistes valeureux Young Chan Kim et Sebastian Peter ou l’orchestre, montrent que nous sommes dans une grande maison: pas de scories, mais de l’énergie, de la précision, une vraie implication qui seront confirmées par le Faust du lendemain. Spectacle créé par le directeur musical Sylvain Cambreling, cette reprise de Fidelio est dirigée par Patrick Lange, un chef encore jeune qui fut pendant une brève période directeur musical de la Komische Oper de Berlin, très attentif, très précis, un de ces chefs qui donnent confiance aux orchestres par leur sérieux et leur souci d’une approche sans bavures. Sa direction est énergique, plutôt classique au sens où elle ne marque pas une volonté excessive de personnalisation ou d’interprétation, mais un respect de l’écriture et un vrai souci de l’équilibre avec le plateau, sans jamais couvrir et soutenant en permanence les chanteurs. Patrick Lange, que j’estime, est en ce sens un grand chef de répertoire (et ce n’est pas pour moi péjoratif), une garantie pour un théâtre (comme a pu l’être un Fabio Luisi dans la première partie de sa carrière), il lui manque peut-être ce grain de fantaisie et de liberté qui le propulserait à un niveau supérieur.

Marceline (Josefin Feiler) ©A.T.Schaefer
Marceline (Josefin Feiler) ©A.T.Schaefer

Du côté du plateau, essentiellement composé d’artistes de l’ensemble de Stuttgart, une remarquable homogénéité, c’est quasiment la distribution de la première qui a donc travaillé longuement avec les metteurs en scène : frais et très incarnés le Jaquino de Daniel Kluge et la Marzelline de Josefin Feiler, joli contrôle de voix mozartiennes, jamais excessives, et très présentes néanmoins.
Le Pizzaro de Michael Ebbecke est d’abord un personnage, d’une certaine vulgarité télévisuelle, échevelé, vêtu comme un faux jeune, sans scrupule, chanté avec netteté et force, voix bien projetée (ou jetée ?)  qui est bien plus ambigu que dans d’autres lectures. Wieler et Morabito n’en font pas un personnage noir, ils lui laissent en quelque sorte sa chance.
Le Rocco de Roland Bracht, même avec une voix un peu fatiguée, est profondément juste, humain, ambigu lui aussi mais il chante d’une manière si chaleureuse, avec ses faiblesses et son air débonnaire, qu’on pardonne tout au personnage, et tout au chanteur. Une véritable incarnation.
Le ministre de Ronan Collett est un peu pâle vocalement, mais c’est aussi la conséquence d’une mise en scène qui l’efface, devant le chœur et les personnages qui se dépêtrent dans le bunker. Une absence de relief du vrai pouvoir qui accentue l’ambiguïté de cette fin sans gloire laissant seule Leonore avec une pâle lumière lunaire qui n’a rien du soleil éclatant qui habituellement se lève sur les âmes .

Leonore (Rebecca von Lipinski) ©A.T.Schaefer
Leonore (Rebecca von Lipinski) ©A.T.Schaefer

Les deux héros, Rebecca von Lipinski  (Leonore) et Eric Cutler (qui succède à Michael König, le Florestan de la première) ont tous deux une voix qui n’a pas tout à fait le format habituel des deux rôles. Rebecca von Lipinski était aussi Leonore dans le Fidelio récent donné à la Philharmonie (voir Wanderer). La voix est aux limites, le format est plus celui d’un lyrique qu’un lirico très spinto exigé par le rôle, et la fin est quelquefois un peu difficile. Elle incarne pourtant magnifiquement le personnage, et compense par sa présence et une jolie technique les fragilités réelles de la voix : l’incarnation est meilleure que la prestation, mais dans Fidelio, l’incarnation est essentielle et elle est totalement engagée dans la mise en scène et sa complexité. Elle rend cette Leonore émouvante notamment à la fin où, malgré la libération de son Florestan, elle semble frappée, et finit isolée dans le noir.
Eric Cutler est un ténor de belle facture, belle technique, style, attention au texte, contrôle. Lui aussi n’a pas tout à fait le format de Florestan, il semble épuiser ses réserves, mais son Florestan reste crédible, notamment dans l’air redoutable d’entrée du deuxième acte. Il fait partie de ces chanteurs dont la technique et le style permettent d’aborder des rôles légèrement surdimensionnés sans jamais tomber dans les pièges. La voix est évidemment tendue, mais l’incarnation est là aussi, impressionnante notamment quand face à Rocco à qui il demande à boire, et la clarté de la voix, la justesse de l’expression sont ici des atouts. Il est à l’extrême du spectre du rôle. Florestan comme d’autres rôles du répertoire de la période, qu’on va retrouver dans Weber ou même dans le Grand Opéra, demande de la force, de la puissance et aussi du style, de l’élégance, une capacité à maîtriser et dominer la voix : Cutler a les qualités de raffinement qui permettent de compenser une puissance qu’il n’a pas tout à fait, et c’est pourquoi il est un Florestan crédible.

Au total, un Fidelio d’un grand intérêt, par son pessimisme même, par son ambiguïté : j’ai souligné souvent combien l’œuvre était difficile à monter, avec sa dramaturgie bancale et cette notable différence entre première et deuxième partie. En posant le dialogue comme musique, ainsi qu’ils l’affirment dans le programme de salle, les metteurs en scènes ont réhabilité théâtralement une pièce à la dramaturgie souvent sacrifiée. Je ne suis pas toujours convaincu par le travail de Wieler et Morabito, car je le trouve souvent d’un dépouillement paradoxalement complexe et exigeant. L’impression au sortir de ce Fidelio était mi-figue, mi-raisin, musicalement oui et scéniquement moui. Quatre semaines de maturation, la réflexion et l’analyse qui en résultent ont fait leur œuvre, ce sera oui, et pour les deux. [wpsr_facebook]

Image finale ©A.T.Schaefer
Image finale ©A.T.Schaefer

KOMISCHE OPER BERLIN 2016-2017: DIE ZAUBERFLÖTE de W.A.MOZART le 29 OCTOBRE 2016 (Dir.mus: Henrik NÁNÁSI; Ms en scène: Suzanne ANDRADE et Barrie KOSKY; Animations: Paul BARRITT)

Reine de la nuit Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Reine de la nuit Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

Inutile de revenir sur la qualité des spectacles présentés à la Komische Oper et à l’exigence de de son animateur, le metteur en scène Barrie Kosky, de mises en scène de haut niveau. Il en signe lui-même beaucoup, mais celles qu’il confie à d’autres sont aussi de grands moments de théâtre, un exemple parmi d’autres, l’Ange de feu qu’on vient de voir à Lyon, de Benedict Andrews.
Pour Die Zauberflöte, le défi est double. D’une part, c’est une œuvre symbolique de l’opéra-comique, un Singspiel populaire que toute l’Allemagne fait voir à ses jeunes générations au moment de Noël, et donc pleinement part du répertoire traditionnel de la Komische Oper, d’autre part, c’est une œuvre qui en l’espèce doit plaire à tous. Il faut conjuguer le monde enfantin et un peu merveilleux et la grande tradition de l’opéra-comique, tout en restant fidèle à Mozart, mais aussi aux attentes des familles qui viennent en masse.
Or l’expérience montre que Zauberflöte, comme Fidelio ne sont pas des œuvres faciles à monter. Nombre d’immenses figures de la mise en scène s’y sont frottées et y sont tombés à commencer par Giorgio Strehler à Salzbourg, mais aussi tant d’autres. On se souvient de la production de Roberto de Simone à la Scala dirigée par Riccardo Muti. Une marche funèbre.

La voie d’une rare justesse choisie par Barrie Kosky, porté par goût vers les œuvres de ce type, qui est un grand metteur en scène d’opérette, qui adore le Music-Hall et qui sait parfaitement colorer une mise en scène et s’adresser à un public très divers a été celle de s’associer à « 1927 » de Suzanne Andrade et Paul Barritt, qui travaillent sur des spectacles aux frontières du théâtre de l’animation, du film, et qui sont passionnés par l’univers du muet : 1927 est l’année du premier film sonore.
Kosky explique dans le programme de salle que ce travail collectif sur Zauberflöte a permis à Andrade et Barritt d’entrer dans l’univers de l’opéra, grâce à l’expérience de Barrie Kosky qui a mis les équipes de la Komische Oper à disposition. Ce spectacle est donc la conjugaison d’expériences très diversifiées et de mondes variés.

Le résultat, qui remonte à 2012, est simple : le spectacle repris régulièrement affiche complet à chaque reprise, d’autres théâtres ont voulu le louer : c’est le cas du Liceu de Barcelone et du Teatro Real de Madrid, et ce sera le cas de l’Opéra-Comique de Paris la saison prochaine, qui va y afficher bien des membres de la troupe de la Komische Oper.
Le principe de la mise en scène en est assez simple : il s’agit de faire de Zauberflöte un spectacle sur la magie des images, en jouant sur la relation animation/théâtre, et en faisant de chaque personnage un prolongement des images animées, en leur donnant une allure années 20, et notamment des films des années 20. Papageno ressemble à Buster Keaton, Monostatos à Nosferatu, et Pamina a un faux air de Louise Brooks dans la Lulu de Pabst.

Papageno-Papagena; Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Papageno-Papagena; Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

En même temps, la mise en scène utilise les techniques du film muet pour résoudre la question des dialogues, toujours épineuse : au lieu des dialogues parlés, puisque nous sommes dans un film muet, on va afficher comme dans le muet, des cartons de commentaires insérés entre les scènes, qui vont être mimés par les chanteurs, cartons évidemment plein d’humour, quelquefois accompagnés d’images désopilantes. Ainsi évidemment, tout le début cueille le public par surprise, la chasse au dragon, la situation de Tamino, dans l’estomac du monstre, les simagrées des trois dames, l’impossibilité (bienvenue dans un film muet) de parler pour Papageno. Il en résulte aussi des scènes impressionnantes par l’effet qu’elles produisent, dont l’apparition de la Reine de la nuit en araignée géante, ou les animaux sauvages (ici des cerbères) autour de Monostatos calmés par le Glockenspiel et transformés alors en danseuses de cabaret, Papageno au milieu des éléphants roses installés dans des verres qui lui crachent du liquide, Pamina agressée par les cerbères de Monostatos.

Amina et Monostatos ; die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Amina et Monostatos ; die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

Beaucoup plus facile aussi d’imaginer au deuxième acte les épreuves de l’eau, du feu, car l’imagination est au pouvoir. Bref, les 3h30 de spectacle durent 5 minutes, et le travail scénique qui réclame un rythme, un tempo, une exactitude de suivi minutée est essentiellement confié à la projection vidéo et aux chanteurs, apparaissant et disparaissant du mur écran qui barre la scène.
Un spectacle au principe simple, à l’exécution délicate, qui ne souffre aucun décalage ni retard, qui demande aux acteurs chanteurs non tant du jeu, mais une parfaite synchronisation des mouvements par rapport à l’écran. Le résultat : la magie d’un bout à l’autre et à n’en pas douter la plus « juste » Zauberflöte vue sur une scène depuis longtemps. C’est le type même de spectacle pour tous les âges, de 8 à 80 ans disait Barrie Kosky, de 7 à 77 ans dirons-nous, en bons disciples de Tintin.

Die drei Damen: Pluie de coeurs sur Tamina; die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Die drei Damen: Pluie de coeurs sur Tamino; die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

Donc un conseil au lecteur qui chercherait à initier les chères têtes blondes à l’opéra : réservez très vite à l’opéra-comique l’an prochain pour toute la famille : vous ne le regretterez pas.
Musicalement, comme souvent à la Komische Oper, une distribution homogène avec quelques perles plus ou moins baroques et plus ou moins précieuses. On est un peu déçu par le Sarastro de Thorsten Grümbel, qui chante aussi le Sprecher, la voix ne projette pas, les graves ne sont pas vraiment sonores, c’est un Sarastro un peu pâle, sans grand relief, et qui ne réussit pas à s’affirmer. Le Tamino d’Adrian Stooper, le ténor australien, est sympathique, bien en place, correct sans être vraiment notable, mais élégant. Pour tous les autres c’est un sans-fautes : le Papageno de Dominik Köninger, Vogelfänger accompagné de son chat désopilant Vogelfänger lui aussi…est vivant, leste, très expressif et physiquement et dans son chant, c’est une prestation vraiment réussie, tout comme celle, plus brève, mais brillante de la jeune Papagena de Talya Lieberman, qui appartient au studio de la Komische Oper. Le Monostatos de Peter Renz, vieille connaissance de la maison, est lui aussi expressif à souhait et compose un personnage tragi-comique d’une rare authenticité, noblesse et jolis sons de la part des « Gehärnischter Männer » Christoph Späth et Daniil Chesnokov : étant issus tous trois du Tölzer Knabenchor, die drei Knaben sont évidemment ce qu’on peut trouver de mieux en matière de justesse et de fraîcheur (Daniel Henze, Laurenz Ströbl, Peter List).  J’ai particulièrement apprécié la Reine de la nuit de la jeune soprano grecque Danae Kontora. Voix sûre, sonore, avec tous les aigus qu’il faut, même dans le registre le plus haut, et des piqués de Der Hölle Rache… au second acte très précis et sans bavure aucune, cela compose au total une Reine de la Nuit de très bon niveau qui ne mérite qu’éloges.
Enfin l’américaine Nicole Chevalier est Pamina : poésie, justesse, contrôle sur la voix, engagement dans l’interprétation, émotion aussi, voilà un ensemble qui fait une Pamina elle aussi vraiment intéressante :  les deux femmes dominent une distribution par ailleurs globalement très respectable, comme on l’aura compris.
Très respectable à excellent le chœur de la Komische Oper dirigé par David Cavelius qu’on entend sans le voir beaucoup, mise en scène oblige, et l’orchestre fait preuve d’une ductilité et d’une présence notables. Dirigé par le GMD Henrik Nánási, il montre une belle énergie, un sens des contrastes, une certaine subtilité, voire du réel raffinement à certains moments (Ach ich fühl’s…). Mais sa principale qualité, c’est la dynamique et la limpidité qui confirment le bon travail effectué par le chef sur sa formation. On ne peut que regretter son départ en fin de saison, d’autant que sur cette production, que Nánási a créée en 2012, il a fait fait preuve d’une sens du rythme, d’une précision métronomique pour être en phase avec le rythme de la vidéo. Joli travail d’artisanat d’art.
Le résultat: il faudra courir à l’Opéra-Comique, à Paris, ou faire le voyage de Berlin : il est toujours préférable de voir une production chez elle, pour la salle où elle est née. Ou faire les deux, c’est le genre de spectacle pour lequel on peut dire : plutôt deux fois qu’une.[wpsr_facebook]

Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de
Die Zauberflöte ©Iko Freese / drama-berlin.de

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2016-2017: FIDELIO de L.v.BEETHOVEN le 28 OCTOBRE 2016 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Harry KUPFER)

Scène finale ©Bernd Uhlig
Scène finale ©Bernd Uhlig

Fidelio est un opéra qui d’un point de vue dramaturgique est relativement faible, ou plutôt très conforme à la mode de la fin du XVIIIème des pièces à sauvetage.
Mettez un prisonnier (en général c’est une prisonnière) dans un cachot terrible, enfermé injustement par un méchant. Un gentil passe par là (c’est souvent le ténor), la sauve et c’est l’amour.
La variation c’est que le gentil peut être l’amoureux, et le méchant le rival, ou que comme dans Fidelio, c’est la femme qui est libre et l’homme prisonnier.
La pièce à sauvetage est un genre en soi: il n’y a point derrière d’histoire de droits de l’homme ou de totalitarisme, mais du romanesque à revendre, hérité des grandes épopées italiennes du XVIème, pleines de magiciennes qui retiennent prisonniers des Orlando ou des Rinaldo.

La question de l’arbitraire (on dira aujourd’hui du totalitarisme) est posée chez Beethoven, que la révolution française fit palpiter, et qui s’intéressa surtout à Napoléon (il en revint assez vite) et ainsi que la question de l’humanisme des Lumières qui nous illumine encore, même si aujourd’hui une partie de la France sombre dans un anti-humanisme ou des contre-lumières, un soleil noir qui dresse son front (Front ?) délétère.
C’est que Fidelio est le résultat croisé de l’illuminisme du XVIIIème, d’épopées de la renaissance, de grands romans picaresques et manichéens, et de la mode des pièces à sauvetage. Je me répète souvent et mes lecteurs le savent : à part Die Zauberflöte, autre exemple de pièce à sauvetage, l’exemple même de la pièce à sauvetage, que toute la société musicale et les compositeurs d’opéras connaissaient est Lodoïska de Cherubini (Paris, 1791, même année que Zauberflöte), le plus grand succès de la révolution française – 200 représentations- l’exemple même de pièce populaire, dont l’histoire va être reprise par Mayr, puis par Rossini, mais aussi par Beethoven, (y compris quelques menues phrases musicales, mais à l’époque ce n’était pas pêché) .
On trouve donc une dramaturgie assez conformiste, et un dénouement plein de joie et de bons sentiments, comme dans les opéras comiques les plus courus.
Mais ici, il ne s’agit pas de Cherubini, Mayr ou Rossini, mais Beethoven, et de plus dans son unique opéra, qu’il va travailler et retravailler des années durant jusqu’à sa forme définitive, en 1814 après 10 ans d’hésitations et de remords.
Ainsi donc, la valeur ajoutée de Fidelio n’est pas l’histoire, d’une banalité et d’un conformisme habituels pour l’époque, dont le seul moment d’efficacité dramatique (théâtrale),est le moment de la libération de Florestan et celui où Leonore, une femme, petit être faible et sans défense, brandit une arme en menaçant Pizzaro, la valeur ajoutée de Fidelio, c’est la musique.

Le premier acte commence comme un opéra bouffe de Mozart ou de Paisiello, puis une série d’expositions : Jaquino aime Marzellina qui aime Fidelio qui ne l’aime pas. Rocco estime Fidelio et le destine à sa fille. Fidelio-Leonore n’aime que Florestan et ne jure que par sa mission libératrice à accomplir. Et tout ce badinage se passe en prison, je n’irai pas jusqu’à trouver à l’intrigue l’air un peu stendhalien du bonheur en prison, mais on n’en est pas loin. Car les respirations et les souffrances des prisonniers, il n’en est question que lorsque Rocco les fait sortir de leur soupiraux, sur l’insistance « humaniste » de Fidelio-Leonore qui ne veut qu’avoir l’occasion de reconnaître dans le groupe son chéri. Et du prisonnier singulier qui est l’objet de toutes les attentions, il n’est question qu’à travers l’arrivée du méchant Pizzaro, dont les raffinements psychologiques se limitent à sa haine de Florestan. Il ne se passe donc pas grand-chose dans ce premier acte, sinon cette succession d’expositions.
La seule action qui soit décidée, c’est que Fidelio , en quelque sorte l’employé modèle, et le gendre idéal, va accompagner Rocco voir le prisonnier caché.
Enfin, à l’acte II, après la reconnaissance, après l’action d’éclat de Léonore, et la libération de Florestan, dès l’arrivée du ministre deux ex machina qui en profite pour libérer tout le monde, il ne se passe plus grand chose, sinon un chant de reconnaissance et de remerciements .
De cette situation Harry Kupfer, pour sa mise en scène de Fidelio qui est loin d’être la première (ce doit être la quatrième ou la cinquième), a pris une décision radicale : là où il ne se passe rien, il est inutile de faire du théâtre ou d’inventer une situation ou un contexte.
Il ne va proprement « mettre en scène » au sens habituel que la scène initiale du 2ème acte, la reconnaissance et la libération, et le reste va sembler laisser courir la musique avec le minimum d’initiative.

Il serait erroné de penser que Kupfer, 81 ans, 220 mises en scène, Kupfer l’intellectuel, le brechtien, ait subitement décidé de ne rien faire, de se moquer du public et de l’équipe artistique en présentant une version oratorio de l’opéra de Beethoven. Kupfer retrouve Barenboim après une quinzaine d’années, et la production est très clairement une production vespérale, une production d’adieux : Kupfer a 81 ans, Barenboim 73, et Matti Salminen, qui a 71 ans, a clairement dit que ce serait sa dernière « première ». Même Falk Struckmann (59 ans) le Pizzaro des théâtres depuis des années et Roman Trekel (53 ans), Don Fernando, donnent des signes de fatigue vocale. Production des adieux, certes, mais aussi production des fidélités, où deux vieux maîtres se retrouvent, autour d’une musique qui est celle de l’humanisme pour lequel ils ont toujours combattu et combattent encore. Respect.
Voir dans ce travail l’idée que c’est la musique qui sauve et qu’importe l’habillage pourvu qu’on ait Beethoven serait à mon avis une courte vue. Il y a dans ce travail quelque chose qui va au-delà des signes initiaux les plus visibles : le buste de Beethoven, le piano, les partitions, la leçon de chant qu’on a l’air d’entamer tranquillement au lever de rideau, tous assis autour du piano avec pour fond le très digne et très monumental Musikverein, comme si Fidelio était une musique consacrée pour lieux consacrés, tout cela est le visible. La chute de l’image du Musikverein, laisse se dresser derrière le mur de béton couvert de graffitis authentiques de la 2ème guerre mondiale que Hans Schavernoch a repris d’une prison de Cologne : nous sommes bien dans le monde des prisonniers politiques, un monde idéologique que Beethoven pose, et non le monde fleuri du Neujahrkonzert du Musikverein, de la leçon de chant et du piano où trône l’auguste buste. Tout s’efface et disparaît quand ce mur apparaît.
Que ce Musikverein qui s’est écroulé peu après le début réapparaisse à la fin est donc inquiétant:  aujourd’hui, où les menaces de totalitarisme pèsent partout, dans une société de la peur prétotalitaire, cette musique ne sonne plus pour ce qu’elle est, un chant d’aspiration à la liberté (Freiheit, écrit et gravé sur le mur), mais pour être écoutée, simplement, par les spectateurs passifs endimanchés que nous sommes : elle perd immédiatement sa valence révolutionnaire et humaniste. Elle devient musique du dimanche.
C’est pour moi le sens très fort de ce travail : qui nous dit que cette musique est plâtrée par son statut : au fond, même les SS écoutaient avec délices le Fidelio de Beethoven…
La mise en scène de Harry Kupfer, relayée par l’interprétation assez solennelle de Daniel Barenboim n’est ni gratuite, ni paresseuse. Elle est état, état des lieux d’une musique composée pour vibrer, et mise dans la boite du rituel de la musique classique, du rituel de la masterclass, du rituel du chœur final qui forcément amène à la catharsis. Puisque dans ce monde il n’y plus ni justice ni liberté, chantons-la, pour faire comme si.

Camilla Nylund (Fidelio) Matti Salminen (Rocco) Marzellina (Evelin Novak) Florian Hoffmann (Jaquino) ©Bernd Uhlig
Camilla Nylund (Fidelio) Matti Salminen (Rocco) Marzellina (Evelin Novak) Florian Hoffmann (Jaquino) ©Bernd Uhlig

Il y a dans le travail de Kupfer l’habituelle précision des gestes, et l’habituelle gestion bienvenue des personnages et de leurs mouvements. Le quatuor, où chacun chante son espoir secret, en contradiction ouverte avec celui des autres personnages, s’unit autour de la partition. Là où il y a impossibilité de résolution, l’unicité se fait autour d’une musique non résolutive, mais au fond, consolatrice : car dans le Fidelio de Beethoven, Marzellina est bien la perdante, si perdante même qu’elle se fond dans le chœur final en fusionnant son amertume et sa tristesse dans la joie commune pour mieux la dissimuler. Autre geste magnifiquement réglé par la mise en scène, le jeu de regards de cette même Marzellina de Fidelio à Jaquino, de Jaquino a Fidelio, puis à son père, très discret, mais qui en dit long sur le nœud de la situation.

Il y a aussi le Rocco si humain et si maladroit de Matti Salminen, aux graves encore bien marqués, mais qui m’a frappé encore plus par le mode avec lequel il gère le dialogue, avec une expression et une variation de ton singulières, avec une ductilité qu’il sait bien enchainer avec le chant. Le personnage de Rocco a cette ambiguïté de l’exécutant incapable de se dresser contre l’arbitraire : dans la géométrie des personnages, il est l’anti Leonore, qui elle sait dire non. Rocco ne dit non qu’au moment où il sait qu’il ne risque plus rien. Il y a l’héroïne, qui fait tout bien et va au-delà d’elle-même et il y a l’antihéros, qui gère le quotidien pour ce qu’il peut donner, et qui ne tire que de petits profits. Cette figure, Salminen, immense et débonnaire, la revêt avec une aisance suprême, tant par le dire que par le chant. Son chant, qui ne peut plus valoriser le bronze d’une voix désormais à son crépuscule, en valorise l’humanité, en valorise la ductilité, en chantant quelquefois une sorte de parlar-cantando très efficace : de l’art de s’adapter aux réalités du jour, tout à fait à l’unisson avec son personnage.

Falk Struckmann (Pizzaro)  ©Bernd Uhlig
Falk Struckmann (Pizzaro) ©Bernd Uhlig

Le Pizzaro de Falk Stuckmann fait désormais partie de la galerie des grands portraits de l’opéra. Il l’a chanté partout, y compris dans la production précédente de la Staatsoper de Berlin, on l’a aussi entendu avec Abbado à Lucerne, où il venait de la salle pour éructer sa haine. La voix a perdu de son métal, a perdu en force, mais garde son énergie et sa noirceur par une expressivité et un sens de la diction qui restent un caractère notoire de ce chanteur. Le personnage voulu par Kupfer est clairement dessiné : il a le costume gris des fonctionnaires sinistres de la Gestapo ou de la Stasi. Il est une sorte de Scarpia, celui-là même auquel s’adresse le mur de cris silencieux qui nous est donné à voir. Un mur qui ne laisse voir du jour que quelques filets, quelques rais de lumière blanche : pour mettre en valeur le concret des gestes et des gens, le décor s’abstrait. Il suffit de ce mur de lamentations pour fixer le contexte. D’ailleurs, le chœur géométrique des prisonniers, chœur, contraint par la forme avec laquelle il se présente au public et au monde, va peu à peu se déliter timidement dans sa forme, dans sa couleur (les prisonniers enlèvent leur frusques) par la seule force de la musique, la seule force du chant choral, le chant d’ensemble qui donne énergie, chant d’appel qui, comme un chœur de Bach, va essayer d’atteindre un ciel qui ici se dérobe.

Une musique sublime dans un monde sinistre, des personnages prisonniers de la prison ou d’eux-mêmes, une absence de théâtre qui est impuissance voulue du théâtre : seule « la geste » de Leonore au début du 2ème acte est « mise en scène ». Au fond le mur des graffitis, à jardin la tombe dont on extrait des blocs de ciment (avec une relative facilité, il faut le dire) et à cour le prisonnier. L’espace évolue donc à peine, c’est un espace abstrait et distancié dans lequel chacun va pouvoir s’installer, avec ses rêves et ses désirs.

Acte II: Falk Struckmann (Pizzaro)  Camilla Nylund (Leonore) Andreas Schager (Florestan) ©Bernd Uhlig
Acte II: Falk Struckmann (Pizzaro) Camilla Nylund (Leonore) Andreas Schager (Florestan) ©Bernd Uhlig

D’ailleurs, ce prisonnier (Andreas Schager) est debout et libre au lever du rideau du 2ème acte. Il n’est pas entravé et commence à chanter le célèbre appel « Gott ». Ce n’est que dans un deuxième moment, comme se ravisant, qu’il va s’entraver le bras et mettre lui-même ses liens, comme s’il se devait de correspondre à ce qu’on attend de lui, comme si aussi il était prisonnier de son personnage de prisonnier. Chacun doit jouer le rôle qui lui est assigné : même dans le monde de Beethoven où tout le monde en appelle à la liberté, on n’est pas libre d’être ce que l’on veut. Kupfer par ce seul geste montre que nous sommes dans un monde de l’attendu, du préfabriqué, où nous sommes prédéterminés, y compris dans notre rôle de symbole du totalitarisme. Evidemment, il y a la « Verfremdung », la distanciation brechtienne derrière tout cela, la volonté de montrer que ce n’est que théâtre.
Dès lors, il va y avoir théâtre, seul moment où il y a une mise en scène qui semble réglée, avec d’un côté Pizzaro et Rocco, toujours un peu à l’écart entre chien et loup, de l’autre Leonore et Florestan (nom sans doute tiré de Floretski, le héros chérubinien de Lodoïska) où enfin une action est mise en place, très traditionnelle, où par la seule force de son chant et son énergie Fidelio-Leonore à califourchon sur le corps de Florestan arrête Pizzaro, avant même de braquer son pistolet.
Cette scène achevée, la scène finale revient au statu quo ante, le chœur s’installe pour une sorte de festwiese beethovenienne (Wagner s’en souviendra en effet dans la scène finale de Meistersinger, qui arrive quand les décisions vitales pour les personnages sont prises) ou devant la photo du Musikverein qui couvre à nouveau le mur, tout le monde chante, les héros avec la partition en main, avec Pizzaro qui quitte la scène au bout de quelque minutes, sans autre forme de procès, pour laisser tout le monde chanter sa joie. Roman Trekel, Don Fernando, le ministre, est habillé en smoking, comme si au moment où le chœur va chanter se présentait le chef de chœur. Roman Trekel, qui est un chanteur de Lied apprécié, a d’ailleurs un peu déçu: la voix n’a plus la projection d’antan, elle manque de stabilité, on a entendu des Don Fernando autrement plus imposants (Mattei!).
Mais cette joie est si médiatisée par la tradition, disposition du chœur, disposition des personnages, que le théâtre s’est envolé, il ne reste plus que la musique, comme mise en boite dans un Musikverein qui est en quelque sorte une nouvelle prison, la prison pour une musique incapable d’agir sur le monde.
Kupfer ne laisse pas éclater sa joie, ne montre pas qu’enfin la liberté est arrivée, mais qu’en réalité un totalitarisme en cache toujours un autre, que le monde ne change pas et que la musique n’y fait rien à l’affaire. Au fond, ce chœur ne chante pas si joyeusement, mais comme presque par devoir: devoir que de se mettre en rang, devoir que de faire face au chef, devoir que de tous chanter ensemble, solistes et choristes.
J’ai évoqué Pizzaro et Rocco, vieux compères de la scène d’opéra, il faut aussi saluer la jolie performance d’une Marzellina jeune, à la voix très lyrique, qui s’impose et sculpte bien chaque parole, Evelin Novak, membre de la troupe de la Staatsoper de Berlin. Elle campe une Marzellina ferme, pleine de relief, au contrôle vocal accompli et à la voix très présente. Florian Hoffmann, lui aussi un membre de la troupe prête sa jolie voix de ténor lyrique à Jaquino.
fidelio_45Andreas Schager est Florestan. La voix est claire, le timbre vraiment magnifique, le chant sans failles. Son Florestan est lumineux. Il n’a rien du Florestan tourmenté et intérieur d’un Jonas Kaufmann, son Florestan est jeune, il refuse la fatalité, il est visiblement ouvert sur tous les possibles de l’avenir.
Toutefois, cette voix qui se libère progressivement pourrait quelquefois être mieux contrôlée. Barenboim le serre de près et cherche toujours à lui faire atténuer son volume, car Schager a toujours tendance à un peu trop en faire, un peu trop surchanter. Il a d’éminentes qualités, et un organe vocal exceptionnel, et s’économiser un peu ne nuira pas à cet organe délicat et fragile qu’est la voix humaine. Cette tendance au forte finit par nuire à la silhouette psychologique qu’on veut dessiner. Et si l’on veut rester simplement dans le réalisme, peut-on imaginer un prisonnier réduit à tant de faiblesse se mettre à chanter avec une telle santé ? Bien sûr, il pourrait s’agir aussi de cette distanciation brechtienne à laquelle nous faisions allusion, le chanteur chantant à pleine voix indépendamment de la situation, pour distancier la situation et donner ce que l’auditeur mélomane attend : la performance. Il reste que le fougueux Schager ne s’économise pas et qu’il prend des risques .

Camilla Nylund (Leonore) ©Bernd Uhlig
Camilla Nylund (Leonore) ©Bernd Uhlig

Camilla Nylund était Leonore. J’aime cette chanteuse qui ne fait jamais partie des premiers noms auxquels on pense pour pareils rôles. Et pourtant, elle est une Elisabeth de Tannhäuser exemplaire, elle est la Rusalka du moment, depuis de longues années, elle est en outre une Elsa émouvante.
Et elle est ici une Leonore exceptionnelle. Exceptionnelle dans ce contexte d’ailleurs, d’une voix jamais en surchauffe, jamais trop démonstrative, qui chante juste, au sens expressif musical et interprétatif du terme, sans jamais rien de trop, mais toujours avec ce qu’il faut d’intensité et de technique. Elle sait distiller l’émotion, et dans le contexte de la mise en scène, elle joue juste aussi, sans trop en faire, dans un équilibre miraculeux qui lui donne cette aura d’évidence. Elle est pour moi la grande réussite vocale de la soirée, dans une sorte de modestie, de naturel, d’équilibre. Elle est presque héroïque sans le savoir, avec un sens de la diction là aussi exemplaire, et en même temps une joie de chanter visible. Certains moments de son 2ème acte sont déchirants, et son « abscheulicher », qui en a fait chuter plus d’une, et des très grandes, est sans reproche très vécu et très vibrant.
Magnifique chœur de la Staatsoper de Berlin dirigé par Martin Wright, qui scande merveilleusement le chœur des prisonniers, avec un sens particulier de l’intériorité et de la noblesse, et bien entendu dans la scène finale, qui appelle le chœur de la future 9ème , avec un éclat tout particulier dans l’espace bien adapté du Schiller Theater .

Daniel Barenboim n’est jamais aussi à l’aise qu’avec sa Staatskapelle Berlin, qu’il dirige depuis 25 ans et avec qui il y a le dialogue habituel des vieux couples (y compris dans les conflits d’ailleurs). En vieux routier gentiment cabot il sait évidemment y faire, avec le rituel des saluts, avec l’importance particulière du salut de l’orchestre sur scène, systématique et conclusif, qui montre où est l’âme de ce théâtre.
Tout commence par une exécution de l’ouverture Leonore 2 (déjà dans la production précédente) bien plus longue, plus tragique, moins dynamique que la Leonore 3, et moins passepartout que l’ouverture habituelle. Et cette longueur, ces ruptures, ce début très noir, tout cela pose l’ambiance de la soirée, d’autant que c’est dirigé de manière magistrale – sans doute un des moments les plus  forts musicalement.
Sa direction solennelle, plutôt lente, très claire, notamment dans le premier acte, plus revigorante et vigoureuse au deuxième acte, n’a pas la couleur de l’épique (l’inverse d’un Solti) ni du lyrique (Abbado), ni même leur dynamique: elle est en accord avec cette cérémonie des adieux dont le parlais plus haut. C’est d’autant plus ressenti pour moi qui ai entendu mon premier Fidelio à Paris avec un jeune Barenboim plus fougueux et clairement fils spirituel de Furtwängler avec  un jeune Jerusalem aux aigus en jachère vers la fin des années 70, à l’époque où la salle de la porte Maillot était auditorium si j’ai bonne mémoire.

Quelquefois le ton de ce Fidelio m’a rappelé le Furtwängler de l’allegretto de la 7ème, à d’autres moments, il m’évoquait Bruckner, ailleurs Gluck, ailleurs enfin pour remonter dans le temps, Bach. Une direction « noble », jamais ennuyeuse parce que toujours fouillée, mais très « sérieuse » plus que théâtrale. C’est tout un univers choral (au sens Bach) du terme qui s’expose ici, un univers où le théâtre va passer au second plan, en cela en accord avec la prise de position assez radicale de Kupfer, qui se distancie du théâtre au point de le vouloir disparu. Il fallait oser et ainsi provoquer les sarcasmes stupides de ceux dont le sport préféré est la descente en flammes, comme je l’ai lu quelquefois sur les réseaux sociaux. Je n’y vois  ni un Fidelio définitif, ni un absolu beethovénien, mais un travail prodigieusement intéressant et profilé, passionnant et profond : c’est un Fidelio rituel et plutôt grave, peut-être aussi désespéré ou tragique qui nous est donné ici, un Fidelio qui ne nous libère pas, qui nous laisse prisonniers parce qu’il va dans le mur.
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Chœur des prisonniers ©Bernd Uhlig
Chœur des prisonniers ©Bernd Uhlig

KOMISCHE OPER BERLIN 2016-2017: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 2 OCTOBRE 2016 (Dir.mus: Gabriel FELTZ; ms en scène: Andreas HOMOKI)

Acte III, Festwiese ©Monika Rittershaus
Acte III, Festwiese ©Monika Rittershaus

La production de la Komische Oper de Meistersinger von Nürnberg (signée Andreas Homoki) est déjà ancienne (2010), mais a bonne réputation. Afficher Die Meistersinger von Nürnberg à la Komische Oper peut sembler surprenant dans un théâtre qui affiche aussi Kiss me Kate, mais cet opéra-comique de Wagner a toute sa place dans un théâtre tout entier dédié aux diverses formes de l’opéra-comique, de l’opérette ou de théâtre musical ; on y a vu aussi Die Soldaten, Xerxès, Moses und Aron et Im weiss’n Rössl (L’auberge du Cheval Blanc): ainsi donc cela garantit un public varié, disponible et assez populaire vu les prix pratiqués. De plus, la salle de dimensions moyennes (1200 spectateurs) implique un rapport de proximité qui favorise l’émotion et aussi une certaine urgence. La salle était ce dimanche quasiment pleine pour une reprise pour trois représentations de cette production signée Andreas Homoki quand il était encore directeur de l’institution (il est aujourd’hui à Zürich).
La distribution est confiée pour l’essentiel à la troupe, et c’est Tómas Tómasson, le Klingsor vicieux du Parsifal berlinois (Staatsoper) de Barenboim / Tcherniakov qui depuis la création en 2010, chante Hans Sachs.
La production de Homoki est toute entière concentrée sur l’espace, l’espace scénique qui fièrement s’affiche dans sa nudité quand les spectateurs s’installent, et qui dès le début se remplit de maisons stylisées et d’un clocher, comme une Nuremberg abstraite qui fait toile de fond, et qui n’est pas sans rappeler la solution de Richard Peduzzi pour le Wozzeck de Chéreau au Châtelet (1992) et à la Staatsoper de Berlin. Ainsi donc au gré des scènes ce « village » bouge, se ferme, ouvre des failles, se renverse comme une sorte de corps vivant très autonome. Nike Wagner dans son ouvrage Wagner Theater rappelle combien Meistersinger est tributaire d’une vision platonicienne du monde où Nuremberg n’a rien de réel, mais fait corps uni autour de son gouvernement non par les sages, mais par les artistes, des artistes-artisans pour qui l’art du chant et de la poésie est métaphore de l’artisanat et d’une bourgeoisie laborieuse et éclairée. On rappelle pour mémoire le monologue de David à Walther au premier acte, qui explique parfaitement les liens métaphoriques existant entre des artisans qui travaillent la matière : pain, bijoux, tailleurs etc…et les mêmes, poètes, qui travaillent le texte : l’Art, c’est beau, mais c’est beaucoup de travail (« Kunst ist schön, macht aber viel Arbeit ») disait Karl Valentin, à savoir l’inverse d’une fureur divine qui surgirait ex-nihilo. Le défilé des corporations du dernier acte n’est que l’affichage de ces qualités nécessaires à l’entreprise artistique, tout en affirmant que l’art ne peut s’épanouir que dans une petite société fermée et heureuse, dans une sorte de « petit village gaulois », en l’occurrence bavarois – mais la Bavière de Louis II ne pourrait-elle pas être ce dernier refuge où l’artiste (Wagner?) serait auprès su monarque. Contrairement à la tradition de l’opéra-comique où le décor dans son exactitude mimétique affiche un réel scénique qui illustre un monde et une histoire, Homoki a privilégié l’abstraction, concentrant l’attention non sur meubles et colombages, mais proposant des idées de colombage en un espace imaginaire (décor de Frank Philipp Schlößmann) qui encadre le jeu des personnages devenant espace de concentration, des êtres qui se faufilent, tournent autour de maisons qui sont presque des maisons de poupées, et qui font de cet espace un corps qui respire et qui vit, sans aucun rapport avec une quelconque réalité que celle évocatoire de la Nuremberg wagnérienne, rêvée et bienveillante, enfantine et humaniste, heureuse et créatrice. Les personnages se glissent, se cachent, tournent autour des maisons ou les font tourner : rien d’autre qu’eux, sans meubles et sans objets pour jouer cette comédie si humaine.
Cette gentillesse et cette bonhommie s’accompagnent d’un jeu et de mouvements qui rappellent par certains côtés le monde du cinéma d’animation dont le décor serait simplement esquissé et qui pourrait se mouvoir à plaisir par le simple coup de crayon, un monde des rêves utopiques de l’enfance où les choses se résolvent et où les deux « ennemis » Sachs et Beckmesser se retrouvent à la fin dans une situation similaire, dos à dos. Homoki dessine aussi un monde de la caricature  (notamment l’utilisation du noir, du blanc du gris dans les costumes de Christine Mayer), mais sans insister sur aucun des arrière plans politiques ou idéologiques habituels, ni même les questions en débat sur l’art. Il reste dans « le gentillet », et en cela il respecte la tradition de l’opéra-comique, mais aussi dans le « minimalisme » et en cela il s’en éloigne.

Beckmesser (Tom Erik Lie) ©Monika Rittershaus
Beckmesser (Tom Erik Lie) ©Monika Rittershaus

Dans ce monde souriant, Beckmesser (Tom Erik Lie) n’est pas un barbon, mais un homme jeune (ou un jeune homme ?) plutôt « coincé » et imbu de lui-même, engoncé dans sa rigidité et désireux d’exploser…il est plus pitoyable que ridicule et c’est sans doute le personnage le plus fouillé (comme souvent), et Hans Sachs (Tómas Tómasson) est un personnage vieillissant, dont la silhouette émaciée tranche avec les Sachs bien plantés qu’on a vu souvent sur les scènes, magnifiquement personnifié par le chanteur. La manière d’approcher l’histoire par Homoki tranche aussi avec certaines de ses mises en scène plus radicales ou des partis pris abrupts qu’il a adoptés dans son Fliegende Holländer (Zürich, Scala) ou son Lohengrin (Vienne, Zürich) :  le monde fermé de Lohengrin nourri par ses règles, (comme celui de Tannhäuser d’ailleurs, dont Meistersinger pourrait constituer une version comique) peut rappeler que les grands opéras de Wagner (Ring et Tristan exceptés) sont des histoires de clôture (Tannhäuser, Lohengrin, Parsifal) ou de village (Meistersinger, Fliegende Holländer), c’est à dire des histoires d’isolement qu’on essaie de rompre d’une manière ou d’une autre où dont on essaie de s’échapper. Une des images les plus fortes de cette mise en scène est l’image finale de l’acte 1 ou le village se referme sur lui-même devant Walther désarçonné et devient rempart (un peu comme Lohengrin devant le mur blanc de la mise en scène de Neuenfels à Bayreuth), l’autre image étant celle où toute cette belle organisation protectrice s’autodétruit à la fin du deuxième acte, et où le village n’est plus que ruines et maisons renversées, pour ne renaître qu’à la Festwiese de l’acte 3 où l’ordre semble avoir été rétabli par celui-là même qui l’avait bousculé (Hans Sachs), mais cette fois non plus dans le noir et blanc qui dominait, mais en couleurs.

On est donc dans une mise en scène étonnamment épurée, à rebours de la tradition, et fondée sur la conduite des personnages, les mouvements du chœur, qui circulent entre les corridors et les ruelles crées par les « silhouettes » de maisons du village qui bougent à plaisir, mais aussi sur une gestion des dialogues qui colle aux exigences de l’opéra-comique, en cohérence avec le lieu. Aussi le deuxième acte est-il un jeu autour de la maison de Sachs, où les personnages, de manière assez virtuose, tournent autour, se cachent derrière, entrent, comme un jeu mécanique et presque chorégraphique du plus bel effet. Ainsi le travail d’Andreas Homoki m’est-il apparu particulièrement bienvenu, et plus convaincant que nombre d’autres de ses travaux.
Au service de ce travail rigoureux et juste une distribution qui ne dépare pas, malgré d’inévitables hauts et bas dans une œuvre aussi exigeante et aussi complexe. On notera d’abord l’excellent Kothner de Günter Papendell (comme souvent), un des meilleurs éléments de la troupe de la Komische Oper : là où à Munich Eike Wilm Schulte était « l’ex » noble et vieilli mais toujours vert, Papendell est plutôt jeune, et vocalement bien ciselé, avec une diction impeccable et un beau timbre.
Le Pogner de Jens Larsen sans être exceptionnel, est de bon niveau, il appartient à la troupe depuis 2001 où il a les emplois de basse profonde. Bonne diction, jolies couleurs il répond à la demande du metteur en scène de travailler les dialogues de la manière la plus fluide et naturelle possible, comme dans tout opéra-comique qui se respecte et d’être un personnage gentiment caricatural.
David est Ivan Turšić, un ténor originaire de Croatie qui appartient à la troupe de la Komische Oper, valeureux et sympathique, sans avoir le raffinement d’un Benjamin Bruns, il est un David particulièrement bien adapté à l’opéra-comique, voix ductile, fraiche, claire, compréhensible et très naturelle. Une jolie incarnation.
De même la Magdalene de Maria Fiselier, originaire des Pays-Bas, qui entre dans la troupe cette année et qui va y interpréter des « petits » rôles comme Mercedes de Carmen ou Otho dans L’incoronazione di Poppea. On la verra aussi à Genève (en novembre) dans Der Vampyr de Marschner. J’ai écrit ailleurs combien les deux rôles de femme de Meistersinger sont difficiles. Comme Walther, ni Eva ni a fortiori Magdalene ne font les Meistersinger. Ce sont des rôles qui sont des briques pour bâtir un ensemble : le moment où l’on demande à tous d’être là et de contrôler vraiment leur chant, c’est le quintette du troisième acte, seul moment où Eva doit montrer ce qu’elle peut faire (on se souvient de la catastrophe d’Amanda Mace à Bayreuth, du jamais entendu dans cette enceinte et probablement ailleurs, l’exemple type du mal canto) et seul moment où les voix sont à la fois exposées et fusionnelles, d’où l’extrême difficulté. La voix est claire et ronde, la diction impeccable, le timbre est chaud, c’est une Magdalene convaincante et juvénile. On n’en demande pas plus.

Le Beckmesser de Tom Erik Lie est particulièrement intéressant. Dans la troupe depuis 2004, il propose un Beckmesser qui visiblement ne veut pas se mêler au monde des artisans qui l’entourent, avec un costume de bourgeois plus « arrivé », même si légèrement ridicule, et qui comme je l’ai écrit, est coincé par sa rigidité et sa volonté de distinction. Il n’est donc pas à proprement parler ridicule, mais plutôt (maladroitement) décalé. Lui aussi a des qualités de diction et de projection notables et compose un personnage vraiment juste, comme l’a voulu Homoki (il était déjà Beckmesser à la création de la mise en scène), qui reste aux limites de la lumière et qui finit par se réfugier dans le giron de Sachs, resté seul lui aussi à la fin.
On est un poil moins convaincu par le Walther de Erin Caves. Non pas que ce ténor américain qu’on voit fréquemment sur les scènes allemandes (notamment à Stuttgart) en Tristan ou en Don José, ou dans d’autres rôles exigeants de ténor romantique (Max) n’ait pas la voix du rôle, mais le personnage reste un peu pâle. Il s’acquitte de sa mission avec honneur et sans vraiment démériter. La manière de darder les aigus, de ne pas rendre la voix assez homogène à la fin entre lyrisme et héroïsme montre la difficulté du rôle, « entre deux », entre une voix à la Lohengrin et une voix à la Siegmund, dont le rôle consiste à chanter le même air tout au long de l’œuvre, à chaque fois différemment et surtout à chaque fois mieux pour exploser dans la prestation finale du concours. C’est évidemment un vrai défi, et les grands Walther ne courent pas les rues, d’autant que ce n’est pas un rôle « qualifiant » qui va vous projeter au Panthéon des ténors wagnériens. Walther est pour cela un rôle ingrat (voir comment le Walther de Kaufmann, pourtant exceptionnel, a été accueilli par certains commentateurs), car un mauvais Walther ne plombe pas une représentation des Meistersinger (on l’a vu récemment à Munich). Erin Caves s’en tire sans encombre, tellement mieux que le Walther récent de Munich, avec de jolis moments et de belles qualités de timbre, mais sans qu’on ait l’impression de tenir UN Walther … il reste que c’est une voix à suivre.
On est au contraire beaucoup plus captivé par l’Eva de Johanni van Oostrum, cette chanteuse sud-africaine jeune qui chante la Maréchale ou Senta, aussi bien que la Contessa des Nozze di Figaro. Eva est une prise de rôle, riche d’avenir. Ce qui frappe dans son Eva, c’est bien sûr la fraîcheur et la justesse, le contrôle de la voix et la précision, le sens du dialogue, la diction, mais surtout, la force dramatique qui en émane, et ce dès le premier acte. Cette Eva est fraîche mais en même temps mûre et décidée, mais aussi consciente de ce qu’elle fait et elle a la couleur mélancolique nécessaire dans certains moments du rôle (deuxième acte), on entend dans ce chant aussi bien la joie que le drame, car il sait créer la tension aussi bien que le sourire et la détente. C’est une vraie découverte, et c’est en tous cas la meilleure Eva entendue depuis très longtemps (quasiment depuis Harteros à Genève il y a bien longtemps) : quand, dès les premiers mots, l’auditeur se sent surpris et pris, c’est qu’il y a dans le chant ce presque rien qui fait toute la différence. Ne la manquez pas, elle chante en ce moment surtout à Wiesbaden, mais m’est avis qu’on va bientôt l’entendre sur des scènes plus importantes. Elle va chanter dans Nozze di Figaro, j’entends déjà son « Porgi amor… » dont elle a exactement la couleur.

Beckmesser (Tom Erik Lie) Sachs (Tomas Tomasson) ©Monika Rittershaus
Beckmesser (Tom Erik Lie) Sachs (Tomas Tomasson) ©Monika Rittershaus

Comme à la première en 2010, Hans Sachs est Tómas Tómasson dont le Klingsor vieillard lubrique à la Staatsoper avait tant marqué les deux dernières saisons. Lui aussi sera dans la distribution du prochain Marschner à Genève (Der Vampyr) où il chantera Lord Ruthven. Le baryton islandais est un habitué des rôles wagnériens : son Sachs est particulièrement intéressant, dans son incarnation du cordonnier simple, rempli d’humanité, mais aussi un peu roublard (au deuxième acte). Aucun problème de diction, ni de couleur, ni de variété dans le ton, et une vraie agilité dans les dialogues. Du point de vue du chant, la voix garde son homogénéité jusqu’au troisième acte, dont le discours final marque hélas une fatigue marquée : aigus lancés et criés, manque de legato, problèmes de souffle. Pour le reste, graves et aigus sont au rendez-vous, mais le registre central est un tantinet opaque. La voix a un peu vieilli et le timbre a perdu de son émail, il reste que l’ensemble du personnage tient parfaitement la rampe et répond aux impératifs du rôle que la mise en scène veut d’abord inter pares avant que d’être primus . Il en rend parfaitement la modestie et le bon sens, l’ironie et l’intelligence : l’interprétation est fouillée, dominée, convaincante, et c’est l’essentiel dans Meistersinger. Un Sachs discutable et le navire coule. C’est loin d’être le cas, et c’est tout à l’honneur de la Komische Oper que de proposer une distribution aussi homogène, sans zone grise, faite pour l’essentiel d’éléments de la troupe, dans une œuvre qui demande avant tout cette homogénéité plus que des vedettes.
Même satisfaction devant le chœur, très mobile, très investi dans la mise en scène, comme souvent dans ce théâtre où les mises en scène jouent un rôle déterminant : on le voit dans les débats actuels autour de la nomination du directeur musical qui pour la direction doit par force être ouvert aux mises en scène maison, toujours particulières. Ce chœur bouge avec beaucoup d’entrain, et la construction du final de l’acte II, jouant entre les maisons qui bougent est particulièrement virtuose et précise. C’est tout à fait remarquable.
Enfin l’orchestre, qui était il y a six ans dirigé par Patrick Lange, alors directeur musical, l’est cette fois par Gabriel Feltz, qu’on avait entendu diriger Die Soldaten en octobre 2014 dans cette même salle. GMD à Dortmund, il deviendra en 2017 le directeur musical du Philharmonique de Belgrade. Dans une interprétation qui reste dans l’ensemble « traditionnelle », mais très adaptée à la salle par un soin particulier donné au volume, jamais tonitruant, on est frappé par le rythme en harmonie avec le rythme de la mise en scène, et par la clarté de l’orchestre, et surtout la précision des attaques, la limpidité des différents niveaux, la mise en valeur des différents pupitres. L’orchestre de la Komische Oper n’est pas si facile, après avoir été dirigé par Yakov Kreizberg (le frère de Semyon Bychkov), mort trop tôt mais alors l’un des plus prometteurs des chefs, puis est arrivé Kirill Petrenko jusqu’en 2007. Depuis le départ de Petrenko, les directeurs musicaux se sont succédés : Carl Saint Clair, Patrick Lange, Henrik Nánási. Ce dernier après quatre ans laisse l’orchestre sans chef, et il semble difficile, comme évoqué plus haut, de lui trouver un successeur. L’orchestre n’est sans doute pas du niveau de la Staatskapelle Berlin, mais il a des qualités qui lui permettent de jouer avec bonheur des répertoires différents, et je n’ai jamais trouvé que cet orchestre était médiocre, y compris dans des répertoires inattendus comme le répertoire baroque. Dans Die Meistersinger von Nürnberg, il est parfaitement à la hauteur, sans scorie aucune, y compris aux cuivres, toujours dangereux. Et Gabriel Feltz, avec un tempo large, un sens des volumes et des contrastes, un orchestre plein de relief, rend la représentation à la hauteur – sinon meilleure- des grandes salles européennes (pour le tiers du prix pratiqué dans lesdites salles…).

Aussi ne peut-on que saluer une représentation qui procure bien du plaisir, sans grandes faiblesses, où la Komische Oper montre une fois de plus qu’elle est une salle remarquable, avec une troupe solide, un chœur rompu au répertoire le plus divers qui soit, et notamment dans une œuvre où il est particulièrement sollicité, avec un orchestre vraiment convaincant à qui on souhaite au plus vite un directeur musical qui satisfasse à toutes les exigences. Que les mélomanes français en visite à Berlin ne négligent jamais de jeter un œil à sa programmation : on voit d’ailleurs en ce moment à Lyon sa notable production de L’ange de Feu (Benedict Andrews) et dans un mois à Genève celle de Der Vampyr de Marschner (Antú Romero Nunes). Il faut courir aux deux.

Quand l’opéra dit « populaire » est à ce niveau, redonnez-nous-en. [wpsr_facebook]

Final acte II ©Monika Rittershaus
Final acte II ©Monika Rittershaus