BADEN-BADEN OSTERFESTSPIELE 2016: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 22 MARS 2016 (Dir.mus: Sir Simon RATTLE; Ms en sc: Mariusz TRELIŃSKI)

Acte I ©Monika Rittershaus
Acte I ©Monika Rittershaus

Il y a une histoire de la relation de Tristan und Isolde aux Berliner Philharmoniker depuis la deuxième guerre mondiale et notamment depuis Karajan. Karajan à l’aube des années 70, Abbado au crépuscule du siècle (1998 et 1999) et maintenant Rattle au début du XXIème siècle vont alimenter l’histoire de la lecture de l’œuvre par les berlinois : chacun a apporté un vrai point de vue, et à chaque fois l’orchestre de Berlin a stratifié ces lectures par des traces sonores qu’on a encore très vivantes et fortes. L’enregistrement Karajan a marqué, parce qu’il a toujours fait discuter. Il existe des traces radio du Tristan berlinois d’Abbado qui n’en doutons pas vont un jour ressortir des archives (tout comme son Parsifal) et qui, par son acte II notamment et par les harpes finales de l’acte III, remet quelques pendules à l’heure. Ce qui ressort de Rattle, c’est d’abord la mise en valeur de l’orchestre, à vrai dire époustouflant. On a rarement atteint tant de clarté, tant de chair, tant de transparence aussi. Karajan se (et nous) noyait dans une ivresse sonore jamais reproduite depuis, Rattle ne nous noie pas, mais nous fait flotter sur un océan harmonique, fait de détails si pointus qu’ils étonnent, comme émergés d’une partition qu’on croyait connaître et qui révèle encore des constructions multiples et foisonnantes, abyssales mêmes. L’auditeur en reste stupéfié et frappé.
Le chef britannique s’intéresse aux détails les plus minimes, met au point d’une manière maniaque une mise en ondes sonores qui laisse rêveur, et donc la somptuosité de l’orchestre secoue. Et ainsi son Tristan est présent, puissant, charnu, rutilant même quelquefois (un peu trop ?), en une interprétation soucieuse de mise en relief de la partition, avec ses modulations, ses contrastes de volume, sa présence, grâce à un orchestre au sommet dont les bois notamment sont à dire vrai inhumains dans leur perfection, sans parler des cordes et notamment des violoncelles et contrebasses.

Oui, ce Tristan commence par l’orchestre, inouï, stupéfiant, historique. Par l’orchestre que le chef ne cesse de mettre en valeur, mais qui et c’est presque paradoxal, ne propose pas cependant de lecture neuve de cette partition si fréquentée par les théâtres et par les grands chefs. L’interprétation reste académique, au bon sens du terme, classique, au bon sens du terme : rien de neuf, mais une perfection formelle telle qu’elle devient presque un modèle pour les classes, un modèle pour les académies, une interprétation statufiée telle qu’en elle-même l’éternité pourrait la changer. On n’est ni dans une danse de la mort comme chez Abbado, ni dans la lente et fascinante progression bernsteinienne, ni dans la profusion sonore kleibérienne ou l’énergie d’un désespoir à la Barenboïm (j’en reste aux Dieux de mon Panthéon personnel). Rattle ne s’attarde pas sur le son, à la manière d’un Thielemann, mais ouvre une boite de Pandore infinie avec une sorte de modestie personnelle qui le dissimule derrière les splendeurs de l’orchestre.
Car la question du beau est bien centrale dans l’analyse de ce Tristan. De la part des Berliner Philharmoniker et à ce niveau d’exécution, le beau est le « nécessaire basique», mais une exécution de ce niveau réclame peut-être autre chose : le beau est l’attendu, mais à part cette foule de détails révélés qui ajoutent à notre connaissance de l’œuvre et à la stupéfaction permanente dont elle est l’objet à chaque exécution, il n’y a pas de « propos ».

Acte II, sc.I : Acte II Isolde (Eva Maria Westbroek) Brangäne (Sarah Connolly) ©Monika Rittershaus
Acte II, sc.I : Isolde (Eva Maria Westbroek) Brangäne (Sarah Connolly) ©Monika Rittershaus

En terme d’interprétation, de regard sur l’œuvre, de point de vue, d’originalité, il reste donc un peu de frustration car on ne trouve pas dans cette exécution, si « belle » soit-elle, de quoi nous ouvrir vers d’autres possibles musicaux. L’exécution correspond à l’attendu dans sa perfection formelle, mais peut-être pas à l’espéré dans ses possibles interprétatifs.
Je sens le lecteur agacé par mon analyse d’enfant trop gâté, mais à quoi servirait ce blog s’il se contentait de servir la soupe ? J’ai toujours considéré Sir Simon Rattle comme un très grand chef, voire un inventeur dans certains répertoires, dans le répertoire français par exemple, ou britannique et américain dans lequel il n’est pas égalable aujourd’hui, mais pas dans Wagner, ni dans le grand répertoire germanique romantique et post romantique.
Dans ce Tristan, il valorise une lecture plutôt pathétique de l’œuvre (il est en accord avec la mise en scène qui refuse à l’histoire de Tristan une valeur de tragédie), marquant avec insistance les moments les plus urgents, qui sont même souvent abordés avec un volume un peu excessif : on n’est pas dans une lecture philosophique, ni dans une lecture abstraite, ni dans une métaphysique de l’œuvre mais dans une lecture plus psychologique qui laisse la place aux déchirures individuelles, aux drames intimes des personnages.  Tristan vu comme drame romantique, presque comme mélodrame, et non comme tragédie universelle.
Et notre oreille complaisante d’éternelle midinette accueillera sans doute le pathos avec une certaine satisfaction. Mais le pathos, c’est ce qu’on ne garde jamais dans les souvenirs.

Dans cette optique, le chant peut se déployer avec des couleurs variées. Le britannique Sir Simon Rattle a choisi une distribution de protagonistes essentiellement non germaniques: Sarah Connolly, Stephen Milling, Stuart Skelton, Eva-Maria Westbroek et c’était pour beaucoup des prises de rôle : une distribution neuve pour un festival est toujours un élément excitant, et une prise de risque intéressante, de cela on doit vivement remercier. Quel intérêt d’aller dans un festival pour retrouver les mêmes que sur les scènes en vue : pour cela il suffira d’aller au MET l’an prochain où nous attendront René Pape, Nina Stemme et Ekaterina Gubanova dans la même mise en scène et avec Sir Simon Rattle dans la fosse.
Choisir le risque, c’est aussi assumer les erreurs de casting ou les décalages : Sarah Connolly est une non-Brangäne valeureuse, douée d’une diction impeccable, qui aborde le rôle en musicienne, mais en projection et en style, nous n’y sommes pas, il manque une véritable couleur dramatique, comme dans les « Einsam wachend in der Nacht…habet Acht » et le second « Habet Acht » du deuxième acte, où la voix manque de corps et ne réussit pas à s’imposer, cette présence vocale forte, en dépit de notables qualités d’une artiste bien connue et appréciée, manque une peu dans l’ensemble de l’oeuvre. Sarah Connolly, une des artistes les plus prisées dans le répertoire baroque, abordait là un tout autre univers, elle n’est pas encore bien installée dans Brangäne, et pour l’instant le rôle n’apporte rien de plus à sa (flatteuse) réputation.

Michael Nagy était Kurwenal. Une prise en rôle pour un chanteur bien familier du grand répertoire, c’est un notable Heerufer de Lohengrin, un Wolfram éminent. Il a été un magnifique Stolzius dans Die Soldaten à Munich. Bref, un chanteur aux qualités multiples (il est aussi un bon chanteur d’oratorio) et toujours intéressant. Dans Kurwenal, il semble avoir quelque difficulté à projeter au premier acte, où la brutalité du rôle ne lui convient pas et où la voix est quelquefois un peu couverte. Au troisième acte au contraire, il est dans son élément, plus poétique, plus intérieur : la palette des couleurs peut s’ouvrir avec une émission et une diction qui font de ses premières répliques quelque chose qui rappelle l’univers du Lied. Nagy est décidément un chanteur intelligent et raffiné, il pourrait être un Beckmesser de choix. Une belle prestation qui ne déçoit pas dans l’ensemble, même si ses qualités seraient sans doute plus mises en valeur dans l’autres rôles.
Stephen Milling est Marke, tout en blanc comme le Pinkerton des familles dans cet univers de marins un peu américanisés qu’installe le metteur en scène Mariusz Trelinski (en préparation de la présentation au MET ?). Ce chanteur valeureux, mais à la personnalité pas toujours marquée, se montre ici un Marke remarquable. Sans être une basse profonde, il montre un chant incarné, bien projeté, puissant, à la diction parfaite, et avec une jolie palette de couleurs, très expressif. On connaît bien ce chanteur, souvent sans reproche au niveau musical – il a chanté Marke sur toutes les scènes- mais quelquefois un peu en retrait du point de vue scénique, il est ici pleinement dans le rôle, dans une sorte de simplicité naturelle, sans jamais forcer et la prestation est remarquable.

`Les rôles moins importants sont bien tenus, notamment Thomas Ebenstein, le « Hirt » (berger)  au début du troisième acte, à la voix bien marquée, très claire, bien projetée et énergique, plus affirmée que dans le Junger Seeman au premier acte. Quant à Melot, il est bien défendu par Roman Sadnik. C’est un rôle ingrat, peu mis en valeur (et pour cause, c’est le traître) et il est souvent distribué de manière moyenne. Ce n’est pas le cas ici, la voix est claire, et se note.

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Acte I: je t'aime je te tue .Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus
Acte I: je t’aime je te tue .Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus

Stuart Skelton est Tristan, une prise de rôle qui attisait la curiosité. Disons-le tout de suite, ce n’est pas un Tristan à la voix qui telle l’ouragan écarte tout sur son passage. Et c’est ce qui justement en fait le prix : Skelton est un Tristan lyrique plus que dramatique, émission soignée, diction impeccable, clarté de la voix exemplaire : on comprend tout, on entend tout pas tant à cause du volume mais plutôt du style et de la technique. Il y a beaucoup de poésie dans cette manière de chanter. Et donc, on peut dire que c’est une jolie surprise, et qu’il assume le rôle. Certes, la voix n’a pas toujours la puissance dramatique habituelle et elle fatigue, notamment dans les tensions du troisième acte. Dans une salle aussi favorable pour les voix que Bayreuth, il serait sans doute plus à l’aise que dans l’immense vaisseau de Baden-Baden. Il reste que même là, il réussit à émouvoir et à proposer un Tristan inhabituel, au chant quelquefois proche de la cantilène et vraiment attachant. D’autant qu’il n’y pas un seul Tristan aujourd’hui qui soit un véritable Heldentenor, même pas Stephen Gould qui est la référence aujourd’hui.

Acte I Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus
Acte I Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus

Enfin Eva-Maria Westbroek, qui devait chanter Isolde à Bayreuth puis qui a renoncé chante le rôle de mieux en mieux à mesure qu’avance la représentation. Elle aussi est une voix plus lyrique (spinto bien sûr) que dramatique pour mon goût. C’est une belle Sieglinde, une magnifique Cassandre. Est-ce une Isolde ? Elle arrive au bout du rôle, avec des aigus et suraigus difficiles et métalliques à la limite de la justesse au premier acte et des graves détimbrés. C’était même un peu inquiétant car seul un registre central riche et charnu la rendait convaincante. Le début du deuxième acte n’est pas arrivé à convaincre non plus ; mais le duo d’amour avec un Skelton élégiaque a fonctionné, et par rapport à la voix du ténor avec une fusion assez magique, et aussi en soi, avec un lyrisme, un allant, un engagement qui n’appellent que des éloges. Même conviction au troisième acte, peut-être encore plus dans sa première intervention Ha! Ich bin’s, ich bin’s, süssester Freund! Où elle montre un engagement peut-être plus tendu et émouvant que dans le Mild und leise proprement dit. Dans sa première intervention, elle arrive à donner des couleurs très variées, avec une urgence éperdue. Et toutes les notes passent. Ce qui donne à son « Mild und leise » une humanité extraordinaire et presque une authentique émotion, au-delà de certains éléments techniques, et même si la note finale « Lust» est tenue en filé, et très légèrement savonnée. Elle est aidée par un orchestre formidable qui la soutient, mais qui ne donne pas aux dernières mesures la suspension que donnait un Abbado par exemple (pour parler du même orchestre). D’autres Isolde sont plus convaincantes, mais sans être l’Isolde du moment ni je pense du futur, elle est une Isolde présente. Je pense que dans la salle de Bayreuth elle-aussi eût été plus à l’aide avec une voix qui serait mieux passée. Il est dommage qu’on ne l’y voie pas. Plus généralement je crains un peu qu’elle se perde dans la fréquentation de répertoires divers : Isolde, Sieglinde, Santuzza, Manon Lescaut, Minnie, Desdemona, Wally, Jenufa, Katia Kabanova, Maddalena di Coigny sont des rôles très différents et pas forcément adaptés à sa voix actuelle, ce qui peut être dangereux. À ce jeu, une Cheryl Studer y a laissé une voix qu’elle avait splendide.

Soleil noir ? ©Monika Rittershaus
Soleil noir ? ©Monika Rittershaus

Scéniquement, le travail de Mariusz Trelinski me laisse perplexe. Je suis sorti agacé de la représentation, parce que j’y ai vu une production faussement moderniste, un habillage, pour des options finalement assez banales, ou empruntées : les vidéos (signées Bartek Macias) , dans leur rapport à la scène (bateau dans la tempête, mer houleuse ou démontée, mouettes, soleil noir de la mélancolie – selon les dramaturges du spectacle) font penser (ou référence ?) au travail de Sellars et Viola, le lit d’hôpital au 3ème acte, ressemble beaucoup à celui de Marthaler. Ce sont deux productions très axées sur le monde mental des individus, sur leur affectivité, sur les déchirures, mais très hiératiques. Certes, les besoins des coproductions imposent de travailler en direction de publics très divers. Le public américain n’a pas la même relation à la scène que le public européen par exemple, et la scène polonaise théâtrale est bien plus avancée que d’autres scènes européennes. L’impression prévaut d’options finalement peu dérangeantes, destinées à plaire à tous. Non que je désire par force être dérangé ou bousculé, mais on connaît mon goût pour les mises en scènes qui posent clairement une problématique et qui proposent des axes de lecture. Tout me semble dispersé ou anecdotique : fallait-il qu’Isolde ait la cigarette au bec ? fallait-il qu’à la fin elle s’ouvre les veines pour justifier faire de la Liebestod un « banal » suicide, dans une sorte de réalisme bien discutable. À ce jeu, l’Isolde aux stigmates de Chéreau était autrement plus forte.
Mon premier problème avec cette production, c’est le décor, assez chargé, multiple, notamment au premier acte. Salon, bureau, coursives, pont supérieur, passerelle, où on monte et on descend et où les personnages sont dispersés. Un décor qui devient presque trop anecdotique lui aussi. Qui surcharge sans nous apprendre plus de l’histoire. Fallait-il aussi trois décors pour trois scènes à l’acte II, une sorte de tour de contrôle mirador, la même retournée, et un salon obscur ?

Acte II Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus
Acte II Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus

Le troisième acte reste plus concentré sur un seul espace, parce que l’espace en l’occurrence, c’est d’abord l’espace intérieur de Tristan, et c’est un peu plus clair.

Mariusz Trelinski et son décorateur Boris Kudlička veulent évidemment un espace sans chaleur, métallique, vaguement inquiétant parce que guerrier. Ce n’est pas d’ailleurs le fait qu’on ait un navire de guerre au premier acte qui soit dérangeant : c’est cohérent avec l’histoire, c’est surtout cette déperdition inutile dans le détail, les écrans radars verts, projetés dès le prélude, et à chaque acte, la passerelle de commandement ultra moderne et sa version terrestre à l’acte II, le divan sur lequel dort Isolde (on lui donne un salon parce qu’il n’y sûrement pas de cabine), comme une invitée de dernière minute à qui l’on n’a pas trouvé de couche, ou le revolver Tristan et Isolde s’échangent. Il y a quelque chose de cinématographique dans ce réalisme agressif, alors qu’il n’y pas moins cinématographique, ni plus théâtral que Tristan, dans sa concentration et son essentialité.

Acte II, duo d'amour Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus
Acte II, duo d’amour Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus

Le seul élément cohérent et juste, c’est la présence permanente de la nuit, thème central du duo du 2ème acte, une nuit oppressante, avec ses lueurs et ses phares : des projecteurs qui aveuglent et qui cachent plutôt qu’éclairer : un jeu d’ombres qui devient menaçant notamment au 2ème acte. Les lumières (de Marc Heinz) dans cette ambiance uniformément nocturne, ont donc une particulière importance, notamment le vert un peu glauque qui est celui des radars, mais aussi des éclairages nocturnes extérieurs, un vert qui ne cesse de rappeler un monde de nuit et de brouillard. Il n’y a pas de lumière apaisante mais sans cesse des lumières glaciales, violentes ou rasantes, diffuses ou coupantes, qui ne laissent jamais indifférent voire qui dérangent.

Spots menaçants: acte III Isolde (Eva Maria Westbroek) ©Monika Rittershaus
Spots menaçants: acte III Isolde (Eva Maria Westbroek) ©Monika Rittershaus

Voilà pour l’ambiance, volontairement concrète et menaçante, une ambiance qu’on aimerait fuir.
Fuir, c’est bien ce qui occupe l’âme de Tristan, prisonnier de codes qui l’enserrent, code de l’honneur, code de l’obéissance, code militaire : Trelinski insiste sur le monde militaire et ses contraintes, nous sommes au milieu d’officiers en uniforme (au deuxième acte leurs visages sont dissimulés par des masques argentés, presque comme des restes d’armures), qui ont un rapport agressif et violent à Tristan, frappé, mis à terre, puis dégradé, mais aussi à Isolde, qu’on fait sortir de la salle et qui regarde la scène derrière une vitre. Cela aussi m’a gêné : faut-il tant d’action ? Une fois de plus, l’univers cinématographique s’impose dans cette vision, comme s’il fallait à toute force faire ou montrer quelque chose, alors que par ailleurs le metteur en scène ne fait rien de Marke, qui dans d’autres mises en scène à tort ou à raison est un pivot : chez Chéreau c’était un être profondément humain qui adressait son monologue non à Tristan mais à Melot, ce qui prenait un sens face aux lois de l’amitié et de la fidélité, chez Sellars, il se déclarait à Tristan en amant trahi, chez Katharina Wagner, c’était l’insupportable méchant, voyeur, vengeur, chez Marthaler, il apparaissait dans le pardessus gris d’un dignitaire du Parti local. Ici…rien, il dit son monologue, va de droite à gauche, s’asseoit, se lève, mais rien n’est dit sur lui et sur son être profond. C’est bien l’une des faiblesses de ce travail ne pas vraiment travailler sur les ressorts psychologiques des autres personnages : Kurwenal est dans l’ombre et la mise en scène laisse le chanteur gérer, Brangäne est juste une gouvernante sans même comme chez Marthaler, être une sorte de double réaliste d’une Isolde déjà ailleurs. Comme si la mise en scène ne voulait se concentrer que sur le couple Tristan-Isolde, dans son mystère et ses replis intérieurs, avec des ingrédients extérieurs un peu insistants, comme les costumes (de Marek Adamski) : Isolde en pantalon au premier acte, puis en robe rouge au deuxième et au troisième, rouge passion qui tranche avec le noir ambiant : on a vu la même chose dans La Juive de Py une semaine avant, pour dire l’originalité du choix. Tristan engoncé dans son uniforme (Robert Dean Smith aussi chez Marthaler, mais c’était un uniforme moins rigide), avec ses nombreuses décorations, marin à l’américaine, puis dégradé par ses pairs, Kurwenal en treillis, visiblement très loin et bien plus bas dans l’échelle sociale, Marke tout blanc, comme Brogni dans La Juive. On utilise des codes de couleur où s’identifient l’amour, le pouvoir, la soldatesque, et là aussi, on se demande ..et après ? Tout se passe comme si la représentation était sa propre exégèse, mais qu’au-delà du littéral, rien ne nous était dit.

Acte II, scène III ©Monika Rittershaus
Acte II, scène III ©Monika Rittershaus

Au troisième acte, Trelinski insiste sur l’impossibilité de démêler le vrai du fantasmé : Tristan rêve à Isolde (vidéos), et à la fin, les autres personnages apparaissent à peine, comme des ombres, laissant le couple seul : bataille, intervention de Marke, tout cela semble ouaté, en arrière scène, embrumé et donc il est impossible de déméler jusqu’à la fin la nature même de ce que l’on voit ou que l’on ne voit pas, et quelquefois en contradiction avec la tradition : Isolde arrive quand Tristan est encore vivant, il la voit, lui parle et meurt dans ses bras (à cet égard, la fin la plus terrible était celle de Ponnelle à Bayreuth, qui en faisait vraiment un rêve de Tristan agonisant), là aussi, une sorte de scène de cinéma destinée à mettre en valeur du pathétique.

Acte III ©Monika Rittershaus
Acte III ©Monika Rittershaus

Quand Tristan s’écroule, Isolde s’ouvre les veines. Dit ainsi, on dirait du Giordano ou du Leoncavallo, voire une mort sanguinolente d’héroïne de bel canto, Maria di Rudenz ou autre. Alors bien sûr, la dernière image qui montre Tristan et Isolde assis côte à côte au proscenium, comme image éternelle du couple, alimente l’image mythique. Mais il reste que les choix de mise en scène pour mon goût diminuent l’aspect mythique, voire philosophique de l’œuvre.

En ce sens aussi, la direction très expressive et très appuyée de Sir Simon Rattle correspond bien cette mise en scène anecdotique : même les plus beaux moments (le début où Tristan vient contempler Isolde dormant) deviennent des éléments d’une histoire d’amour qui n’est qu’histoire d’amour. Trelinski a voulu rendre concrets des sentiments, des souffrances, des relations humaines et sociales, quoi de plus évident que ce bateau dans la tempête qui lutte contre les éléments en furie ? quoi de plus évident que ces mouettes qui volent en escadrille dès que le couple chante l’amour ? Le spectateur n’est jamais sollicité sinon pour regarder, jamais pour penser. J’ai souvent cité Brecht en travaillant sur le Regietheater, comme un stimulant pour l’esprit. Ici nous sommes vraiment à l’opposé, dans le cathartique, et même dans l’hypercathartique, et dans une optique de drame, presque de drame bourgeois, à l’opposé d’un théâtre qui chercherait par son abstraction à impliquer l’intellect du spectateur. Sans le vouloir signifier directement, on cherche la tripe, le partage des émotions, et que des émotions, presque – je suis méchant et sans doute excessif – comme dans les mauvais films.

Cette mise en scène a été pensée en fonction d’un public plutôt américain, sensible à une esthétique et à des références que nous n’avons pas dans le théâtre européen. Pourquoi pas ? On a tellement trituré l’œuvre dans tous les sens que cette option est aussi possible. Seulement, elle ne me parle pas. Elle exige aussi une option musicale, où le sublime laisse la place au pathétique. Impossible de faire coller une mise en scène crépusculaire et déchirante à la Grüber (avec Abbado) avec cette option musicale-là. En revanche, il y a une vraie cohérence entre Rattle et Trelinski, et il y a une logique à ce que Rattle dirige au MET la production : on peut ne pas partager l’option, mais saluer un travail cohérent, où ce qu’on voit trouve écho dans ce qu’on entend. Ce n’est pas un « mauvais » travail, loin de là, c’est un travail auquel je n’adhère pas, et qui pour moi est inutile parce qu’il ne contribue pas à mieux répondre aux questions posées par l’œuvre. Tout cela serait à discuter des nuits durant autour d’une Guiness ou d’un Irish coffee, pour rester en Irlande…
Mais quand même…quel orchestre fabuleux ! [wpsr_facebook]

Acte I Prélude ©Monika Rittershaus
Acte I Prélude ©Monika Rittershaus

 

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2016: MASTERCLASS DE DIRECTION D’ORCHESTRE ANIMÉE PAR BERNARD HAITINK (19 MARS 2016)

IMG_5335Lucerne, ce sont des concerts de tous ordres et de tous formats, dans des lieux très divers qui vont du KKL de Jean Nouvel à des églises, ou au théâtre local, mais ce peuvent être aussi des rencontres ou des conférences, des projections vidéo, des concerts gratuits en plein air.
Ce sont enfin des Master classes de chefs d’orchestre, plutôt rares sur le marché à cause de leur coût et de la logistique afférente: il faut mobiliser un orchestre pendant plusieurs jours et une salle susceptible de l’accueillir sans gêner les répétitions des (nombreuses) autres manifestations.

Ces master classes existent depuis assez longtemps, notamment avec Pierre Boulez et le Lucerne Festival Academy, et depuis deux ou trois ans avec Bernard Haitink, le vénérable, qui mobilise l’orchestre des Festival Strings de Lucerne pendant trois jours du festival de Pâques (et 6 heures par jour) pour écouter et conseiller de jeunes chefs (hommes et femmes) aux horizons divers, français, canadiens, suisses, iraniens, coréens, néerlandais, américains, britanniques, sur un répertoire qui cette année comprenait la Haffner de Mozart, l’ouverture Leonore II de Beethoven, la 1ère symphonie de Brahms, Les Valses nobles et sentimentales de Ravel et  un extrait symphonique de Peter Grimes de Britten. Haitink dirige très fréquemment à Lucerne (depuis 50 ans…), aussi bien ces dernières années avec le LFO (Lucerne Festival Orchestra) qu’avec des cycles du COE (Chamber Orchestra of Europe).

J’ai assisté à la dernière journée, dans la Luzerner Saal qui jouxte l’auditorium, selon un rituel assez simple, environ 30 minutes par impétrant, sur un ou deux extraits au programme. Haitink est au fond de l’orchestre, derrière les violons, et se lève parfois pour aller suivre le jeune chef de plus près, l’arrêter, observer son geste ou même prendre la baguette pour montrer.

Bernard Haitink (à gauche)
Bernard Haitink (à gauche)

Il laisse en général courir l’extrait pour ensuite faire ses observations, ou interrompt éventuellement s’il lui semble nécessaire d’arrêter l’exécution pour corriger des défauts majeurs.
Des observations de Bernard Haitink émerge qu’il n’aime pas trop les chefs qui bougent beaucoup (« don’t jump ! » dit il à un jeune pourtant très valeureux) ou qui abusent de gestes larges pouvant induire les musiciens à la méprise. Tout geste, tout mouvement peut-être parlant, et donc il faut ne faire que des gestes « signifiants », des lunettes qui tombent ou s’embuent peuvent détruire la concentration (il en a fait la remarque à un jeune chef asiatique) ; ce sont de petites remarques qui pour le spectateur sont aussi une leçon, car pour les profanes que nous sommes, le chef fait des gestes qui miment la musique, et plus c’est large ou impératif et plus le chef est énergique et bon.
Mais il tient aussi un autre discours qui semble être évident mais ne l’est pas pour un chef d’une vingtaine d’années qui débute. Un jeune chef veille d’abord à asseoir son autorité sur l’orchestre et tenir tout son monde : donc les aspects techniques, la précision du geste passent avant l’interprétation « pure ». Et à ce moment là, nous avons droit à des exécutions propres mais sans personnalité, voire ennuyeuses. Alors Haitink insiste pour laisser le métronome, baisser la garde et laisser aller la musique, mais surtout, il pense à l’orchestre et aux musiciens qui doivent obéir à cette précision et être enfermés dans une exécution qui ne laisse pas le musicien s’aérer.
On l’a entendu beaucoup demander au chef plus de respiration, plus de liberté, plus de musique : plusieurs fois, il a demandé de « laisser aller la musique ». A l’inverse, certains ont une sorte de geste désordonné et déconstruit et il leur demande de mieux construire leur discours face aux musiciens. Haitink, dont le geste est minimaliste et qui semble un sphinx quand il dirige tant son visage est impassible, demande sans cesse à ces jeunes chefs de mieux communiquer avec l’orchestre, le Festival Strings Lucerne,  un orchestre remarquable de souplesse et d’adaptabilité, qui doit non seulement jouer en deux ou trois heures des répertoires très divers, revenir plusieurs fois sur le même morceau mais avec des personnalités variées, des gestiques très différentes, de la main molle et aérienne au poing tendu vers l’infini, du tracé sinusoïdal de l’avant bras à la ligne droite impérieuse, le tout en 30 minutes, et donc il faut développer une ductilité particulière pour répondre à des impulsions aussi diverses.
Haitink non sans humour, émet des remarques quelquefois nettes mais toujours bienveillantes, il rappelle par ailleurs aussi que Beethoven a fait quatre ouvertures pour le même opéra, soulignant ainsi l’éternelle insatisfaction, mais aussi le regard qu’il faut avoir sur cette Leonore 2 qui n’est ni Leonore 3 ni Fidelio,  et souligne, vachard,  que Rossini a au contraire fait une ouverture pour quatre opéras. Il rappelle aussi la difficulté à jouer Brahms, et cette complexité saute aux yeux lorsqu’il « corrige » les jeunes impétrants : c’est dans Brahms qu’il leur a pris le plus souvent la baguette, avec ce miracle qui se révèle à chaque fois : on a l’impression d’un autre son, d’un autre orchestre, d’une autre œuvre même, subitement habitée, profonde, intense – l’espace d’un instant – quand on avait un travail relativement indifférent et linéaire, avec les mêmes notes mais pas les mêmes mains. Bien sûr cela s’appelle le charisme, l’expérience : c’est cela le maestro.
Un charisme dont ne sont pas dénués un certain nombre de jeunes, chaudement encouragés par le Maître : le jeune français Simon Proust, qui a proposé un Britten tendu, rutilant, énergique, chaleureux et brillant, saisissant les auditeurs et dans l’après midi un 3ème mouvement de la 1ère symphonie de Brahms là aussi très bien construit mais peut-être un peu moins vécu de l’intérieur. Une jeune coréenne a dirigé sans baguette Les Valses nobles et sentimentales de Ravel en prenant des risques, en évitant la banalité, et en proposant une vraie vision poétique, même impression chez un jeune iranien, Hossein Pishkar, toujours dans Ravel, mais aussi dans Brahms (final de la symphonie), offrant une interprétation radicalement différente de sa collègue, mais elle aussi risquée, osant des ralentis, des diminuendos incroyables, mais avec un son rond, maîtrisé, et un geste mobile et très parlant, avec un final de Brahms vraiment prometteur. Enfin une exécution du Brahms par un jeune chef dont j’ignore l’origine ou le nom, osant un tempo très ralenti puis des accélérations intenses, mais très maîtrisées par un geste d’une précision exemplaire. Haitink en le couvrant d’éloge à susurré en incise qu’il était un peu oublieux de la sensibilité, c’est à dire de l’art pur.

Avec la taïwanaise Chaowen Ting un autre jour de la masterclass ©Georg Anderhub
Avec la taïwanaise Chaowen Ting un autre jour de la masterclass ©Georg Anderhub

Bien sûr l’avenir est assuré, mais ce qui frappe c’est aussi la diversité des candidats, venus d’horizons géographiques divers, ce qui montre en même temps – et c’est heureux – que la musique classique – et la direction d’orchestre – n’est plus ni essentiellement blanche, ni essentiellement mâle, mais que son champ d’interprétation s‘ouvre à des personnalités provenant d’ aires culturelles différentes, voire opposées. Sans doute les impétrants étaient-ils choisis en fonction de cette diversité là, car certains messages doivent impérativement passer (le Festival d’été, au thème « Prima donna » donne un espace inhabituel aux musiciennes) dans le monde de la musique classique un peu plus fossilisé que d’autres mondes musicaux. Il reste que pour le spectateur-auditeur, c’est aussi une vraie leçon pour comprendre d’abord ce qui se cache derrière les notes, derrière des morceaux qu’on connaît tous : dans le Beethoven il y a un solo de trompette au lointain, bien connu, et ce pauvre trompettiste a dû plus d’une fois recommencer, avec quelques menus accidents, mais aussi des interventions de Haitink donnant des indications de tempo, de rythme, montrant quel sens a le solo dans l’économie de la pièce. Pour le spectateur, ce travail dans le laboratoire du musicien est précieux, car non seulement il révèle quelque chose du secret des répétitions, mais aussi de ce qu’est l’analyse d’une œuvre, d’un extrait significatif et aussi d’un style. Ces moments passionnants nous montrent aussi ce qu’est l’art de la direction d’orchestre, fait de musique, de communication, d’autorité, de charisme, de clarté dans la vision et de capacité à transmettre, mais de capacité aussi à être le primus inter pares, un parmi d’autres, un dans le groupe, mais unique dans le groupe. La quadrature du cercle au quotidien, qui est la résultante de la complexification de l’art et des techniques : le chef il y a 200 ans n’était pas si nécessaire, et certaines formations, je pense aux italiens de Spira Mirabilis (qui affichent en home page de leur site néanmoins We are not “an orchestra who plays without conductor” ou aux Dissonances qui font d’exécutions sans chef une marque de fabrique. Mais Haitink insiste beaucoup sur le corps de l’orchestre, comme un corps vivant, immédiatement réceptif aux messages divers : on comprend alors ce que peut-être une relation longue avec un chef (on pense au LFO avec Abbado) et à ce qu’il faut retisser (ou non) quand un nouveau chef arrive. On pense aussi aux chefs qui défilent devant de grandes formations (par exemple, les Berliner Philharmoniker ) et l’examen implicite auxquels les nouvelles têtes sont soumises. On pense aussi à la doxa interprétative qu’un orchestre à la gloire établie peut imposer à un jeune chef, test pour marquer sa personnalité et sa capacité à imposer et s’imposer; le professionnalisme y fait, mais aussi l’autorité et l’intelligence et surtout la capacité à « faire de la musique ensemble » et l’on se prend aussi à mieux percevoir ce qu’entendait Abbado par cette expression. Faire de la musique ensemble, c’est arriver à dépasser la doxa, pour arriver dans l’espace de l’interprétation, et faire place à chaque proposition musicale où tous les musiciens sont partie prenante hic et nunc, dans l’instant: c’est faire de la musique au jour le jour pour qu’aucun concert ne ressemble à celui de la veille.
Il y a des chefs qui laissent la musique respirer, d’autres qui la « dirigent » ; d’ailleurs la langue est traîtresse en ces affaires. En français, le chef d’orchestre est « chef », pas de doute, l’italien est « direttore », pas trop de doute non plus, même si on voit çà et là la parole plus sympathique de “concertatore”: celui qui va mettre ensemble, faire se “concerter”. L’allemand, plus subtil a « Leiter » ou sa version plus martiale « Dirigent ». L’anglais est sans doute la plus pragmatique vers un  sens plus proche de la réalité: « conductor », celui qui conduit, qui donne la direction, sans l’aspect « directif », le conductor, on ne le subit pas, on l’accepte en confiance, même si cela fait penser au roumain conducātor (et on pense alors à Ceaucescu) et même si de conducātor on arrive à « duce » ou « Führer », et surtout même si « chef d’orchestre » en roumain se dit non conducātor, bien trop marqué politiquement, mais dirijor, tout comme le russe Дирижеры (Dirijerj).

Ainsi cette journée fut passionnante, et se termina par un discours conclusif très amical et émouvant de Michael Haefliger, qui a su donner à ce Festival dont la qualité n’a jamais bougé depuis 1938, au-delà d’une incroyable programmation, un aspect familier, affectif, presque familial qui fait que les habitués s’y retrouvent toujours avec plaisir, un lieu exceptionnel orchestré par Jean Nouvel qui a signé là sans aucun doute son plus bel espace musical et qui nous a ménagé notre plus bel espace de rêve mélomaniaque.[wpsr_facebook]

Magique KKL
Magique KKL

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: CONCERT DU BAYERISCHES STAATSORCHESTER (5.AKADEMIEKONZERT) dirigé par KIRILL PETRENKO (MENDELSSOHN, MAHLER)

Peter Seiffert, Kirill Petrenko, Christian Gerhaher et le Bayerisches Staatsorchester ©Wilfried Hösl
Peter Seiffert, Kirill Petrenko, Christian Gerhaher et le Bayerisches Staatsorchester ©Wilfried Hösl

Il court dans le milieu musical, pas seulement français, l’idée implicite que l’élection de Kirill Petrenko comme directeur musical du Philharmonique de Berlin serait un second choix, au nom d’un manque de candidatures de poids incontestables. Petrenko ne serait pas spécialiste du répertoire allemand, et ne serait qu’un chef d’opéra.
Pour le suivre depuis bientôt 10 ans (j’ai commencé à m’intéresser à ce chef lorsqu’il est venu diriger Tchaïkovski à Lyon), et de manière plus régulière à Munich désormais depuis sa première apparition dans Jenufa il y a 6 ou 7 ans, je m’inscris en faux. Petrenko n’est pas un médiatique, n’est pas un industriel de la direction, il ne se multiplie pas; c’est d’abord un travailleur à la table, sur la partition, infatigable et c’est ce qui fait sa singularité auprès des orchestres qu’il dirige.
Depuis qu’il a été élu à Berlin, ses concerts sont évidemment plus attendus, et les programmateurs le réclament : lui-même d’ailleurs est conscient qu’en acceptant l’élection berlinoise, il doit se montrer plus, et la saison prochaine, on va l’entendre avec les Berlinois, avec le Concertgebouw, et dans une grande tournée de son orchestre, le Bayerisches Staatsorchester , l’orchestre de l’opéra qui a aussi une belle tradition symphonique : bien des concerts magiques dirigés par Carlos Kleiber l’ont été avec cet orchestre qu’il connaissait bien.

Et l’annonce d’un Lied von der Erde, qui fait suite à la Sixième de Mahler dirigée l’an dernier (et qui fut mémorable) dans un projet Mahler plus vaste (l’an prochain ce sera le tour de la Cinquième) a fait florès chez les mélomanes qui se partageront (ou feront le doublé) avec Vienne les 2 et 3 avril où Petrenko dirige le même programme avec les Wiener Philharmoniker dans la version ténor/mezzosoprano (Johan Botha/Elisabeth Kulman) alors qu’il propose à Munich la plus rare version ténor/baryton, avec Peter Seiffert et Christian Gerhaher comme Bernstein le fit avec James King et Dietrich Fischer Dieskau, qu’il a chantée aussi avec Wunderlich et Krips.
Alors ce lundi, le théâtre affichait complet avec un nombre respectable de « Suche Karte » sous la colonnade du Nationaltheater, tant le public était désireux d’entendre ce Lied von der Erde précédé de la Symphonie n°3 en la mineur de Mendelssohn « Ecossaise ». Pour un chef qui varie ses programmes symphoniques (Sibelius, Rachmaninoff, Berlioz, Mahler) sans vraiment entrer de plain-pied avec  le répertoire traditionnel romantique allemand, c’était l’occasion d’entrer dans l’univers symphonique de Mendelssohn et de confirmer l’enchantement qu’avait été la Sixième de Mahler l’an dernier.

Pour ma part, et pour les quelques amis qui avaient fait le voyage de Munich, c’était à la fois volonté d’écouter ce chef dans le répertoire symphonique où il est encore très rare, et espoir d’entendre un concert de grand niveau, avec même la crainte confuse d’une déception, qui sait…la musique n’est pas une science exacte.
Ce qui nous est arrivé a dépassé et les espoirs et les attentes : ce fut d’un bout à l’autre miraculeux, parce que un chemin autre s’est ouvert, qui nous a littéralement assommés. Sans doute va-t-on mettre ce que j’écris là sous le coup de l’exaltation du vieux radoteur qui perd un peu son contrôle, mais non : à 48h du concert, après que l’énergie se fut refroidie, je peux peser mes mots : nous avons vécu un de ces moments uniques qui frappent à divers niveaux. Sans doute lundi soir étais-je incapable de définir ce qui s’était passé, parce que le choc fut intense, mais avec la distance, je peux confirmer que ce concert a eu un effet physique quasiment immédiat, dès les premières mesures de « l’Ecossaise », un cœur battant violemment, une chaleur, une tension violente tellement ce qu’on entendait était neuf, étonnant, au sens fort que donne le XVIIème siècle.
Il faut souligner d’abord que le Bayerisches Staatsorchester a été de bout en bout survolté, souriant, engagé, avec une maîtrise technique impressionnante provoquée par le jeu même, par la manière dont Kirill Petrenko les entraîne, avec une incroyable force et une ahurissante précision dans le geste, impérieux, qui se démultiplie : le chef s’engage avec une énergie incroyable, sans se déstructurer jamais, avec des mains d’une mobilité rarement vue au pupitre, et à certains moments un visage écarlate où il est complètement dans la musique, directement. Il n’a pas dans le geste l’élégance d’autres, mais il a cette sûreté et cette netteté qui évidemment rassurent des musiciens qui peuvent ainsi le suivre à la lettre.
Ce qui frappe dès les premières mesures, et qui est proprement saisissant c’est la manière de moduler, tout le temps, sans jamais lâcher la ligne, des cordes au son appuyé ou léger, incroyablement colorées, des attaques tantôt brutales qui rappellent le son baroque, et des traits à la limite du grinçant, d’un sarcastique mahlérien. C’est un Mendelssohn kaléidoscopique qui nous est offert, où il est impossible de dire qui sont les pères, où sont les influences, de quelle tradition cela procède, qui irait d’Harnoncourt à Abbado, et qui malgré tout garderait une cohérence incroyable, sans jamais une faute de ligne ou de style, sans jamais relâcher une tension, sans jamais non plus se perdre dans des mignardises. Il ne cherche pas le son pour le son. Du même coup tour à tour par la magie de l’intertextualité musicale passent Wagner (Der fliegende Holländer), Beethoven (la Pastorale), où même Mahler (la sixième) avec une clarté inconnue notamment dans la petite harmonie (phénoménale clarinette !).
La troisième de Mendelssohn est une symphonie aux ambiances diverses, inspirées par les brumes écossaises, mais aussi par l’histoire de Marie Stuart, dont le jeune Mendelssohn à 19 ans visita la chapelle funéraire, d’où naquit l’idée d’une symphonie composée tout de même 12 ans plus tard.  L’Écosse est à la mode et  toute l’Europe lit Walter Scott, mais Mendelssohn va chercher quelquefois le XVIIIème, quelquefois Beethoven très présent : premier mouvement tempétueux et sombre, avec aussi ses mouvements aux cordes pleins, mais aussi secs, presque baroques dans leur manière de sonner, et un dialogue avec les bois impressionnant, un scherzo plein de sève et d’énergie mené ici dans un rythme extrême. C’est peut-être l’adagio qui confond le plus, quant au finale, le côté « marche » et un peu extérieur de la musique est à la fois mis en valeur et en même temps contrasté par des moments plus lyriques. Le final en mineur d’une douceur ineffable surprend le public qui laisse un imperceptible silence avant les bravos.
Ce qu’on note aussi avec insistance, c’est une extraordinaire cohérence qui semble unir les contraires par un grand souci de fluidité où la musique se donne directement sans s’arrêter sur le décoratif où le souci du son serait primordial : ce qui compte ici ce n’est pas le son, pas les notes tenues au-delà du raisonnable, car il n’y a pas de sculpture sonore qui n’ait de motivation, ce qui compte c’est le dire, c’est la respiration, c’est le discours, ce n’est pas le beau.

Le scherzo, dont le rythme est porté par les clarinettes virtuoses de l’orchestre, apparaît d’une légèreté étonnante, sans aucune insistance, sans appuyer, d’une célérité qui n’est pas démonstrative, mais d’une clarté cristalline où les pupitres se reprennent tour à tour la main, avec des bois merveilleusement préparés (la flûte), sans aucune recherche d’effet, mais avec une dramaturgie extraordinaire qui entraîne en une danse populaire étourdissante et simple, et se termine en suspension où le son s’allège et s’atténue dans une magie aérienne.

Ce qui rend prodigieux ces moments, c’est sans doute le naturel dans lequel tout se déroule, avec une sorte de simplicité qui étonne : l’adagio à ce titre est exemplaire, avec des cordes merveilleusement modulées, scandées par des pizzicati d’une grande délicatesse dans le premier thème, qui semble sorti d’une symphonie de Brahms : tout cela donne un sens d’apaisement, alternant avec la plainte grave des bois, solennelle et prophétique. Tout cela est maîtrisé avec un sens des respirations sonores qui laisse pantois, un sens du paysage et de la couleur purement évocatoires et une maîtrise des volumes qui saisissent d’émotion. C’est une sorte de marche funèbre qui réussit à être intériorisée malgré la solennité apparemment extérieure, apparemment seulement car le rythme et le son dans leur plénitude incitent à entrer en soi. On est au cœur de la musique, d’une musique qui vous atteint directement : la fin de cet adagio, dans sa douceur exprimée par les bois qui s’éteignent, avec les percussions discrètes est un des moments supérieurs de la symphonie. Le court silence sépare du finale (Mendelssohn voulait une exécution continue), avec sa fluidité, sa reprise des thèmes l’un l’autre en une solution continue, à la fois vivace et joyeux, avec ses fanfares et sa flûte souriante. Il y a cependant un sens de l’urgence et du dramatique toujours en arrière plan, certaines attaques des cordes, énergiques et presque incongrues, nous le rappellent. Un travail sans concession, une interprétation qui fait de Mendelssohn un bilan et un creuset, c’est toute la musique dans son continuum qui défile, passée et future, dans un rythme marqué, sans être effréné, mais qui donne tout à entendre, la joie comme le drame, dans un sens des contrastes consommé, mélangeant l’apaisement et le rythme militaire (Mendelssohn écrit quelquefois « guerriero » dans sa partition) et en même temps qui jamais ne se heurtent. Tous les possibles de cette musique sont donnés en même temps. Et le final suspendu, en mineur, surprend un instant tant il apparaît   annoncé par un dialogue des bois (hautbois séraphique) accompagné très discrètement aux cordes qui s’éteignent, la magie sonore fait que le crescendo final annoncé au bois qui s’y enchaîne immédiatement ne semble en aucun cas incongru car pendant toute l’exécution les transitions ont été négociées avec une telle élégance et une telle justesse qu’on a l’impression qu’il n’y a jamais de rupture ni d’ambiance ni de couleur. D’où des dernières mesures fluides qui n’insistent en rien sur les effets traditionnels d’un final, mais qui sonnent simplement juste.
Oui, juste est l’adjectif qui colle peut-être le mieux à une interprétation qui étreint par un magnifique sens de l’humain, et qui n’a jamais exagéré les effets, cherchant au contraire à travailler avec le plus naturel possible les enchaînements, Mendelssohn, dans sa justesse et sa rigueur, dans sa pureté et son humanité, dans son classicisme plus que dans son romantisme. Un étonnement.

Das Lied von der Erde était très attendu. L’œuvre alterne des parties solistes assez contrastées, une partie héroïque, l’autre moins,  dans un contexte sonore global très symphonique : le sous-titre « Eine Symphonie für eine Tenor- und eine Alt- (oder Bariton-) Stimme und Orchester (nach Hans Bethges Die chinesische Flöte) » marque bien qu’il ne s’agit pas d’un cycle de Lieder avec orchestre, mais bien d’une symphonie enserrant en son sein deux voix qui alternent en des ambiances différentes, d’un style vaguement orientalisant référé au poème de Hans Bethges.
C’est d’abord le souci de Kirill Petrenko que d’affirmer la donnée symphonique : l’attaque initiale puissante dès le départ met la voix du ténor au diapason, si j’ose dire. Et l’orchestre pendant tout le déroulement de l’œuvre sera présent, dans toute sa rutilance et ses reflets, mais aussi avec une certaine rudesse, sans aucune concession là non plus à ce qui pourrait être joli ou décoratif. Petrenko ne fait pas joli, il peut faire coupant, grinçant, amer, sarcastique, il peut faire aussi lyrique, mais comme chez Mendelssohn il ne s’intéresse pas à la beauté sonore si elle ne fait pas sens.
L’attaque initiale met la voix du ténor dans une tension incroyable et la pousse au maximum des possibles. Et la voix de Peter Seiffert, plus mûre, est menée elle-aussi aux extrêmes de ses possibilités, avec un tempo étudié qui lui permet des appuis pour monter à l’aigu. Petrenko en chef d’opéra sait sécuriser le chanteur. Il reste que le premier poème, Das Trinklied vom Jammer der Erde (chanson à boire de la misère de la Terre) est aux limites de l’impossible pour le ténor qui doit à la fois être au plus tendu des aigus, tout en travaillant aussi les couleurs les plus sombres qui évoquent la mort, comme un refrain (Dunkel ist das Leben, ist der Tod). Peter Seiffert réussit les aigus dans l’extrémité de leur tension, il est moins présent sur les notes plus ombreuses, ist der Tod (avec l’accompagnement du cor anglais) est un peu plus difficile.
L’accord final de l’orchestre, après l’extrême tension, tombe, comme masse et comme une sorte de couperet. Impressionnant

Car la vedette ici est l’orchestre, un orchestre très présent, avec une précision sonore presque coupante, qui crée une tension incroyable. Les cordes à la suite du second « Ist der Tod » sont simplement phénoménales,
Car l’œuvre elle-même n’est que tension, tension entre la présence à la terre hic et nunc, et la solitude, la tristesse, la fragilité de la vie, tension entre deux voix, l’une tendue, héroïque, et l’autre résignée, plus intérieure. Deux modes de chanter aussi : Christian Gerhaher choisit la simplicité de la ligne, avec dans l’orchestre des bois phénoménaux (le hautbois !!). Le chant de Gerhaher se fusionne à l’orchestre jusqu’à en faire une sorte d’instrument vivant, déjà dans le deuxième poème Der Einsame im Herbst où sonnent des bois mélancoliques annonciateurs de la fin, comme Mahler sait le faire dans les poèmes les plus prophétiques (Ich bin der Welt abhanden gekommen) : l’introduction orchestrale est phénoménale avec ces voix qui se reprennent aux bois les unes les autres, tandis que la voix entre presque comme un instrument parmi d’autres. Comment Gerhaher prononce dans un souffle auf dem WASSer ZIEHn est indescriptible.
Car l’art de Gerhaher est presque ici un Sprechgesang, avec un sens du mot qui impressionne, une diction d’une clarté cristalline, mais sans affèterie ni manière, une parole directe. Gerhaher ne fait pas de style, il dit le texte dans sa simplicité : il donne le mot, dans un stupéfiant dialogue avec l’orchestre (gib mir Ruh’) et nous, nous sommes assommés par tant de poésie, qui naît de l’évidence, et jamais d’un jeu interprétatif recherché ou artificiel. L’orchestre qui s’atténue jusqu’au silence est inouï.

Von der Jugend, où le ténor reprend la parole, est peut-être le plus coloré des poèmes, avec une couleur plus exotique, un peu plus de « chinoiserie » qui donne à cet ensemble la fragilité souriante de la porcelaine : danse des flûtes et des bois, une joie simple, dansante, fraiche, et relativement apaisée pour la voix après les tensions du premier poème. Peter Seiffert avec la clarté de l’expression et du timbre, fait merveille ici.
La légèreté se poursuit dans le poème suivant Von der Schönheit, où cette fois sur le ton de la confidence intime la voix de Gerhaher chaude et sussurante, plus grave fait contraste avec la danse aiguë et souriante de l’orchestre (aux bois toujours stupéfiants) qui se termine dans un tourbillon à la fois gai et inquiétant, une sorte de sabbat étourdissant, alternant moments très lyriques (Und die schönste…) et se concluant dans des moments très sensibles, d’un son qui s’éteint en rappelant presque l’adagio de la quatrième. Suspendu. Incroyable.

Der Trunkene im Frühling, reprenant le thème de l’ivresse (un ivrogne trouble l’éveil du chant de l’oiseau au printemps) va encore porter Peter Seifert sur des aigus ravageurs (le dernier, sur « sein » !) , qu’il domine avec une grande maestria, entraîné par un orchestre aux multiples couleurs qui tourbillonne d’une manière étourdissante pour préparer par antiphrase Der Abschied avec sa danse initiale aux bois rappelant un peu la danse de la Salomé de Strauss. Le ton de Gerhaher va devenir de plus en plus tendu et sombre.
Tout le poème, qui est à lui seul un moment du tragique humain, va devenir une sorte de monologue conclusif d’un grand opéra de la vie, une danse macabre et résignée.
Le texte dit par Gerhaher devient à lui seul le chef d’œuvre d’un moment suspendu et d’une indicible poésie. Il n’y plus d’orchestre et de voix, il n’y a que des voix mises ensemble pour produire l’un des plus beaux moments de ma vie de mélomane.
Et pourtant, il n’y rien de sculpté, de « visible » dans ce travail, le tout est de sembler « naturel », appliquant en cela les préceptes du Paradoxe sur le Comédien de Diderot, où le totalement naturel est le suprêmement travaillé. Les traits de l’orchestre ici sont particulièrement vifs et tranchants, pendant que la voix assume, aspire toute la douceur et la mélancolie. Ce qui frappe dans cet Abschied, c’est qu’il n’est pas mis en scène, ni mis en style, il est donné, tel que, c’est de la musique payée en nature.
Il faut entendre les violoncelles après hinter der dunklen Fichten ou la manière dont les harpes scandent certains moments (ich sehne mich, o Freund…) pour comprendre ce que nous sommes en train de vivre, avec un orchestre complètement incarné, qui vit la musique, où s’affichent tour à tour la mélancolie, le sarcasme, la déception, le sourire, et surtout une tension permanente, mais toujours retenue qui tient l’auditeur en haleine et l’épuise d’émotion. J’ai encore dans le cœur les Ewig…prononcés, murmurés, répétés qui deviennent un son fondu à la musique, encore plus prenants que dans la version pour alto parce que presque imperceptibles et pourtant là. Bouleversant. Renversant.
Ce concert exceptionnel, accueilli par un public disponible mais un peu assommé à la fin, qui ne cessait d’applaudir, mais sans histrionisme, sans hurlements, de ce long applaudissement plein et continu, sans qu’aucun ne sorte de la salle, aura été pour moi l’une des pierres miliaires de mon parcours, qui va sans doute prendre place dans les grands moments, équivalents à la 2ème de Mahler par Abbado à Lucerne, tant il m’a physiquement atteint et ouvert des perspectives. Ce soir-là, ce sont les possibles de l’art que nous avons entrevus, dans une soirée où nous été donné un raccourci d’humanité profonde.[wpsr_facebook]

NB: Beaucoup de micros au dessus de l’orchestre. Captation radio? enregistrement? Guettez les news du côté de BR Klassik ou du Bayerische Staatsoper

En répétition ©Wilfried Hösl
En répétition ©Wilfried Hösl

LUCERNE FESTIVAL 2016 ET APRÈS

Riccardo Chailly ©Brescia & Amisano/Teatro alla Scala
Riccardo Chailly ©Brescia & Amisano/Teatro alla Scala

Le 29 février a eu lieu à Lucerne la conférence de presse introductive à l’ère Chailly où ont été dévoilés un certain nombre d’orientations de la nouvelle direction musicale du Lucerne Festival Orchestra.
Pour le Festival 2016, on sait que le programme ouvrira avec la Symphonie n°8 de Mahler « des Mille » avec une étincelante distribution, ce qui complètera le cycle symphonique qu’Abbado n’a pas mené à son terme, parce qu’il ne voulait pas diriger la huitième.
Dédié à Claudio Abbado, le programme inaugural sera effectué avec les musiciens habituels, augmentés de quelques musiciens de l’orchestre de la Scala, l’autre orchestre de Chailly depuis qu’il a décidé de laisser le Gewandhaus de Leipzig par anticipation.

De manière tout aussi compréhensible Chailly veut réorienter la programmation vers des œuvres qui ne sont pas habituelles au répertoire du LFO, ainsi en 2017 est-il prévu de faire « Oedipus Rex » de Stravinsky, ainsi que les musiques de scène d’Edipo a Colono de Sophocle composées par Rossini, une rareté réapparue sur les scènes en 1995 à Pesaro.

Pour 2017, sont prévues aussi les exécutions straussiennes, Ein Heldenleben et le poème symphonique Macbeth, ainsi que Le Sacre du Printemps de Stravinsky et la 1ère Symphonie de Tchaïkovski. Riccardo Chailly a annoncé trois programmes annuels.
A partir de 2017 reprendront les tournées d’automne du LFO, avec une grande tournée asiatique.
C’est avec beaucoup d’intérêt et de curiosité que cette nouvelle ère du LFO sera observée. Le répertoire de Riccardo Chailly, tant symphonique que lyrique, est assez proche de celui d’Abbado (Puccini mis à part), mais leurs personnalités musicales et leur manière d’approcher certaines œuvres (Mahler, Brahms) sont très différentes. L’orchestre devra s’habituer à un chef qu’ils ne connaissent pas du tout, et auquel ils ne s’attendaient pas.

Mais les expériences vécues avec Nelsons et Haitink ces deux dernières années montrent le grand professionnalisme et l’adaptabilité de cette phalange exceptionnelle. Il reste qu’avec ces annonces, on sent bien qu’un avenir différent se prépare, ce qui est légitime, et que l’orchestre du Festival de Lucerne va prendre une autre couleur.
Outre le programme Mahler inaugural qui va sans doute attirer la foule (12 et 13 août), il faut signaler aussi l’autre 8ème, celle de Bruckner que Bernard Haitink dirigera pour fêter ses cinquante ans de présence à Lucerne (19 et 20 août). Comme Abbado, comme Barenboim, il a commencé à diriger à Lucerne en 1966.
A noter qu’Haitink dirigera le Chamber Orchestra of Europe le 16 août avec Alisa Weilerstein au violoncelle pour un programme Dvořák particulièrement séduisant.
Daniel Barenboim sera justement présent pour fêter cet anniversaire, traditionnellement avec le West-Eastern Diwan Orchestra dans un programme Mozart le 14 août (Trois dernières symphonies n°39, 40, 41) et Widmann, Liszt, Wagner le 15 août avec Martha Argerich, suivi le 17 août d’un récital Maurizio Pollini.

Si on ajoute Barbara Hannigan et le Mahler Chamber Orchestra (22 et 23 août) , et le Chamber Orchestra of Europe avec Leonidas Kavakos (le 18 août), des concerts de la Lucerne Festival Academy sous la direction de Matthias Pintscher, ainsi que des concerts (gratuits) des solistes du LFO, dont l’ensemble de cuivres, on sent bien qu’entre le 12 et le 23 août il sera difficile d’échapper au lac des quatre cantons.
Et même après le 23 août, il faudra réserver bien des soirées d’un Festival dont le thème est Prima Donna et dédié cette année aux femmes musiciennes, ainsi Mahler Chamber Orchestra (avec Barbara Hannigan) et Chamber Orchestra of Europe (avec Anu Tali et Mirga Gražinytė-Tyla), tous deux en résidence pendant les premiers jours du Festival seront dirigés par des femmes, ainsi que le Lucerne Festival Academy Orchestra (avec Konstantia Gourzi et Susanna Mälkki), quant aux musiciennes, elles ont nom Anne Sophie Mutter (le 25 août) et Martha Argerich (avec Barenboim le 15 août), Harriet Krijgh (violoncelle), Madga Amara (piano), Alisa Weilerstein (violoncelle), Maria Schneider (compositeur et chef d’orchestre), Yulianna Avdeeva (piano), Arabella Steinbacher (violon et direction), Elena Schwarz, Elim Chan et  Gergana Gergova (direction) et même un ensemble composé des musiciennes de l’Orchestre Phiharmonique de Berlin.
On le sait, Lucerne est la fête des orchestres : Cleveland Orchestra le 24 août (Franz Welser-Möst), Sao Paolo Symphony Orchestra avec Marin Alsop au pupitre et Gabriela Montero au piano le 26 août, Royal Concertgebouw Orchestra avec son nouveau chef Daniele Gatti (et Sol Gabetta au violoncelle) avec notamment une 4ème de Bruckner les 28 et 29 août, Alan Gilbert mènera une Master’s class avec le Lucerne Festival Academy Orchestra du 29 août au 2 septembre et dirigera l’orchestre dans un programma court avec Anne Sophie Mutter (le 2 septembre), le Philharmonique de Berlin sous la direction de Sir Simon Rattle les 30 (Boulez Mahler 7) et 31 août (Anderson Brahms Dvořák) , le Philharmonique de Rotterdam avec Yannick Nézet-Séguin et Sarah Connolly dans un programme Mahler (Alma) et Mahler posthume (Symphonie n°10) le 1er septembre, Diego Fasolis, I Barocchisti et la grande Cecilia Bartoli le 3 septembre, le Gewandhaus de Leipzig avec le vénérable Herbert Blomstedt le 5 spetembre dans un programme Bach (avec Vilde Frang) et Bruckner (Symph.5) et le 6 septembre un programme Beethoven (avec Sir András Schiff), Kirill Petrenko et le Bayerische Staatsorchester (l’orchestre de l’opéra de Munich) le 7 septembre dans un programme Wagner Strauss avec Diana Damrau, le Philharmonique de Vienne osera la femme chef d’orchestre puisqu’il sera dirigé par Emmanuelle Haïm dans un programme Haendel avec Sandrine Piau le 8 septembre, tandis que Tugan Sokhiev le dirigera le 9 avec pour soliste le percussionniste Simone Rubino, Daniel Barenboim repassera le 10 septembre, mais avec sa Staatskapelle Berlin pour un programme Mozart (où il sera chef et soliste) et une 6ème de Bruckner. Enfin le 11 septembre Gustavo Dudamel clôturera les Festivités par une Turangalîla Symphonie de Messiaen avec l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela.
Comme d’habitude, c’est un programme riche, souvent inattendu, avec une très large place donnée aux musiciennes, solistes ou chefs d’orchestre. Le Festival de Lucerne reste inévitable parce que stimulant, intelligent, et raffiné.

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Et Lucerne c’est aussi Pâques, du 12 au 20 mars, avec cette année une prééminence baroque: Jordi Savall (12, 16 et 18 mars) William Christie (le 15 mars avec Rolando Villazon), John Eliot Gardiner et les English baroque soloists (le 17 mars), c’est aussi la traditionnelle classe de maître de Bernard Haitink, passionnante (les 17, 18, 19 mars) et la venue annuelle de l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise dirigé par Mariss Jansons pour deux concerts le 19 (Beethoven, Mendelssohn et le rarissime poème symphonique de Rachmaninoff  “Les Cloches”) et le 20 mars avec Chostakovitch (Symphonie n°7 Leningrad).

 

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Sol Gabetta (les 28 et 29 août avec Daniele Gatti et le RCO) ©Uwe Arens
Sol Gabetta (les 28 et 29 août avec Daniele Gatti et le RCO) ©Uwe Arens

SEMPEROPER DRESDEN 2015-2016: DIE WALKÜRE de Richard WAGNER le 23 FÉVRIER 2016 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Willy DECKER)

Scène finale ©Frank Hoehler
Scène finale ©Frank Hoehler

Il y a quelques temps que je n’ai pas entendu Nina Stemme, parce qu’à ce moment de mon parcours mélomaniaque, je suis moins attiré à l’opéra par une chanteuse ou un chanteur que par un metteur en scène ou un chef. Je ne me déplace plus systématiquement pour la performance singulière de l’artiste sans considérer le contexte de la représentation, enfin en principe, puisque je suis à Dresde pour Stemme et que je reviendrai à Dresde spécialement pour la prise de rôle d’Anna Netrebko dans Elsa. Je suis bien conscient de ces contradictions : il y a les grands principes et les grands sentiments.
J’ai entendu – et c’est une immense chance- pratiquement tous les grands chanteurs que la scène lyrique a produits depuis une quarantaine d’années ; il est difficile dans ces conditions d’être étonné. En revanche, un chef dans une approche nouvelle, ou un metteur en scène ont encore pour moi une capacité d’étonnement. C’est de la scène et de la fosse, ensemble, que l’opéra vit sa vie, plus que du simple plateau. Le plus beau plateau du monde avec un chef médiocre ne donnera jamais son maximum (dans n’importe quel Verdi, on impose la plupart du temps des chefs qui ne dérangent ni les contre ut, ni la tradition, et surtout ni la routine) et c’est le maillon faible qui tire la couleur de l’ensemble. Ceci dit, je suis à Dresde, pour plusieurs raisons: c’est toujours agréable d’entrer dans ce magnifique théâtre, un des hauts lieux de la musique d’Allemagne, qui affiche sur sa façade des réponses aux manifestations de “Pegida” en prêchant l’ouverture à l’autre et une Dresde ouverte, ensuite, je suis venu pour Stemme dans Brünnhilde, pour Walküre (un Wagner c’est toujours bon pour la santé), et enfin pour écouter Christian Thielemann : malgré mes réserves bien connues, c’est évidemment un chef qu’on ne peut écarter. Ses prestations sont irrégulières pour mon goût, mais il reste un des chefs de ce temps et un Wagner avec lui vaut a priori le voyage. De plus s’il est dans un bon soir, ce peut être magnifique.

Nina Stemme est l’une des grandes du moment, et elle se multiplie : Turandot par ci, Minnie par là, Elektra par ci, Salomé par là. Dans Wagner, c’est sa performance en Brünnhilde du Götterdämmerung avec Kent Nagano en 2012 qui reste imprimée de la manière la plus forte dans mes souvenirs. Le reste de la distribution (Georg Zeppenfeld à part) est honnête, avec une curiosité pour le Wotan de Markus Marquardt, qui appartient depuis longtemps à la troupe de Dresde, moins connu que d’autres sur le marché wotanique et programmé aussi bien à Leipzig qu’à Dresde.
La production de Willy Decker remonte à 2001, Serge Dorny au moment où il préparait les saisons de Dresde, avait annoncé son intention de ne pas la reprendre, mais « on » ne lui a pas laissé le temps d’aller jusqu’au bout, et donc, la revoilà. Il faut toujours préférer juger d’une production dans son économie générale, et donc il aurait fallu voir l’ensemble du Ring, c’est programmé pour l’an prochain à Dresde. Ce qu’on en voit dans Die Walküre n’arrive pas à convaincre. Mais on sait bien que Die Walküre est la seule journée du Ring qui ait sa vie propre et son autonomie. Il s’agit donc d’une reprise de répertoire avec une distribution luxueuse, un chef prestigieux et un des meilleurs orchestres allemands. C’est suffisamment appétissant pour manger de ce pain là, même sans les autres journées du Ring.
La mise en scène de Willy Decker montre comment Wotan est le démiurge qui manigance toute l’histoire : c’est écrit a priori dans le texte et donc rien de nouveau sous le soleil. Il entre en scène brandissant la maquette du décor qu’on va découvrir, il ouvre et ferme le rideau, et d’un geste, il fait mouvoir les personnages et installer les situations. Le décor qu’il imagine est clos: une sorte de boite tragique dont il va tirer les fils, un cube de bois au centre duquel trône un tronc stylisé dans lequel est fichée une Notung plus grande que nature, bien visible, un objet en soi théâtral, devant laquelle se trouvent des rangs de fauteuils rouges de théâtre.
Siegmund épuisé erre dans les travées, et entre sur le plateau « marqué » par Wotan qui d’un geste le fait grimper sur scène pour que commence l’acte.

Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler
Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler

Dès cette première image, on a compris que Wotan est l’ordonnateur de la pièce. Il apparaîtra pendant le premier acte aux moments clefs, et notamment à la fin, quand Notung est arrachée au tronc. Une épée-pieu, dorée, qui fait pendant à celle tout aussi monumentale de Hunding. On devine systématiquement les moments où Wotan va apparaître : plusieurs fois dans la soirée d’ailleurs certains moments sont tout aussi prévisibles, ou sans doute déjà vus (le final de l’acte II par exemple). Mais le théâtre est aussi répétition et intertextualité.
Les rangées de sièges sont légèrement bombées, suivant une courbure qu’on suppose être celle de la terre (ce qui se confirmera au dernier acte): Wotan, n’est-ce pas, ne peut qu’être le metteur en scène du théâtre du Monde, avec les gestes grandiloquents d’un magicien.
Ainsi sommes-nous spectateur du spectacle de Wotan, théâtre dans le théâtre qui sans doute involontairement (à moins que… ?) rappelle que Wagner connaît bien la dramaturgie baroque, avec ses magiciens, ses forêts profondes et ses épées enchantées. Wotan-Alcina en quelque sorte.
Lorsque Siegmund chante Winterstürme wichen dem Wonnemond le mur du fond s’élève et laisse voir (avec quelque fumée) d’autres fauteuils dont les rangs suivent la courbure de la terre qui annoncent le troisième acte (où apparaîtra la lune dont il est question dans le texte) : Willy Decker place les cailloux blancs du Petit Poucet…

Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler
Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler

Les costumes contemporains, de ce contemporain intemporel, vont déterminer les rôles, les jumeaux sont habillés en écru de manière similaire,  Hunding  d’une redingote brune (une couleur jamais très sympathique) et tous les Dieux et Walkyries sont en noir, d’un noir un peu pessimiste voir funéraire (Fricka). Du point de vue de la conduite des acteurs, on reste un peu en retrait, les gestes demeurent habituels, aucune surprise de ce côté là et même si certains mouvements sont intéressants comme les jeux avec le rideau -noir- qui ferme l’espace de jeu-scène, ou celui avec le portrait de mariage d’Hunding et Sieglinde, seul tableau accroché au mur, ou même la manière dont Sieglinde, à qui Hunding a confié son épée, la retourne contre lui en le menaçant avec une telle violence qu’il en prend peur…voilà quelques moments sortant d’un ordinaire plutôt plat.

Fricka (Christa Mayer) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Fricka (Christa Mayer) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Même principe au deuxième acte, l’espace scénique est cette fois ouvert des deux côtés, comme au final du premier, c’est l’espace des sommets, sinon l’ivresse, et la scène est encombrée de maquettes de monuments. Cette fois-ci, Wotan est le grand architecte de l’univers, d’une architecture très marquée historiquement, on se prend (pour tromper l’ennui ?) à regarder les maquettes et chercher à les identifier : il y a un Palais Farnèse stylisé (Sangallo le Jeune et Michel Ange), une abondance de coupoles romaines, y compris en construction (la coupole étant la reproduction architecturale du ciel) mais aussi et surtout l’église de Santa Maria della Consolazione de Todi, attribuée à Bramante : Bramante, Sangallo, Michel Ange, c’est à dire tous les architectes qui firent des projets pour Saint-Pierre de Rome et qui suivaient les traités d’architecture de Leon-Battista Alberti.  En somme, un espace de construction de la nouvelle Rome qui s’appuie sur une étude marquée de l’Italie et surtout de la Rome de la Renaissance; les statues que les Dieux portent allègrement sont des statues renaissance, que les artistes (architectes et sculpteurs, comme Michel Ange) ont élevées pour marquer la relation à la Rome antique.
Tout pouvoir exorbitant se relie d’une manière ou d’une autre à une Rome impériale rêvée, appliquant le vers cornélien (dans Suréna) “Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis” : c’est le pouvoir des papes, c’est le pouvoir des empereurs du Saint Empire Romain Germanique (et le Sac de Rome des lansquenets de Charles Quint en est un des effets), ce fut évidemment le propos des fascistes et de Mussolini (l’EUR à Rome) et celui des nazis avec le projet de Germania d’Albert Speer et Arno Breker (prix de Rome – eh oui –  qui puise son inspiration dans les modèles de la statuaire et de l’architecture Renaissance ): on aperçoit d’ailleurs dans les projets quelques éléments “modernes”.

Acte II Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Acte II Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Avec une précision minutieuse, Decker affirme une idée reprise plus tard par le médiocre Kramer à Paris, et déjà par de nombreuses mises en scène du Ring depuis les années 1980 qui relient le rêve du Walhalla aux rêves architecturaux réels ou rêvés de l’histoire du monde et des puissants. Rien de nouveau sous le soleil, même en 2001 où le Regietheater pur et dur brûlait de ses derniers feux.
La scène de l’annonce la mort, où Siegmund et Sieglinde errent dans les travées (dans l’anonymat du monde extérieur qui n’est pas celui des Dieux), est assez bien réglée avec Brünnhilde installée derrière en rideau (sur la scène-domaine des Dieux) qui apparaît en transparence puis descend pour soutenir enfin Siegmund. En descendant du domaine du divin, elle s’en abstrait d’elle-même, comme lui dira Wotan au troisième acte…

Acte II Sieglinde (Petra Lang) , Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Acte II Sieglinde (Petra Lang) , Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Le combat , en coulisse, est soustrait à la vue du spectateur, avec une discrète sonorisation des voix (pas si discrète pour celle de Brünnhilde) donnant un aspect un peu surnaturel à l’ensemble et sensé accentuer l’aspect dramatique car ce qu’on en voit se lit sur le visage dévasté de Sieglinde. Sur scène apparaissent enfin les héros vaincus, Siegmund s’écroulant et puis Hunding, vainqueur et éliminé par Wotan. Comme Decker sait que depuis Chéreau, il faut qu’il se passe dans cette scène quelque chose entre Siegmund et Wotan, il fait sortir vers le fond Wotan qui part poursuivre Brünnhilde (le spectateur se dit que ce départ ne peut avoir lieu ainsi, simplement) mais qui hésite, pour revenir sur ses pas et prendre Siegmund dans ses bras (Le spectateur dit « ouf ! » en remerciant Chéreau) pendant que le rideau tombe.
Ainsi donc, beaucoup de paillettes pour pas grand chose de neuf dans les idées développées par Willy Decker : en 2001, ces idées apparaissaient déjà rebattues, voire usées.
Le troisième acte voit disparaître “la scène sur la scène”, et ne restent que les gradins disposés sur la courbure de la terre. Les Walkyries descendent du ciel à cheval sur des éclairs qui ressemblent à de grossières flèches de carton: la didascalie de Wagner dit “Einzelne Wolkenzüge jagen, wie vom Sturm getrieben, am Felsenaume vorbei” et qui dit Sturm dit éclairs , confirmant l’idée d’une scénographie baroquisante et d’un théâtre de carton pâte voulu par un Wotan moins Dieu qu’illusionniste.

Le Walkyries, Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Le Walkyries, Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Du point de vue de la conduite des acteurs il ne se passe rien d’important et de neuf, c’est même l’acte le plus pauvre sous ce rapport, mais il est difficile de faire un drame entre des rangs de fauteuils de théâtre. Brünnhilde est installée enfin non sur son traditionnel rocher, mais sur la lune (Siegfried sera donc le premier cosmonaute ? ou le premier Prométhée qui va braver le monde des Dieux en allant sur la lune ?), une lune blanche qui apparaît en fond de scène, derrière la courbure de la terre. Après tout, le Ring est une cosmogonie. Et Wotan ferme en image finale le rideau noir. The show is over.
C’est ce qui reste d’une mise en scène qui assène lourdement des évidences, avec quelques moments bien réalisés (jeux de Brünnhilde dans et avec le rideau), dont le premier acte est peut-être le plus accompli et qui peu à peu s’installe dans un aimable ennui, laissant les chanteurs plus ou moins livrés à eux-mêmes faire ce qu’ils ont l’habitude de faire, mais peut-on demander plus, pour une reprise vieille de quinze ans où l’on n’imagine pas le metteur en scène revenu pour régler le travail.
Ce propos déjà vieilli à sa création en 2001 fait que c’est sur la musique qu’il faut se concentrer, et ne pas disserter sur la liaison de la scène et de la fosse, puisque la scène est has been.
Christian Thielemann libre de ses initiatives et bien peu bridé par ce qui se déroule sur le plateau propose un travail hautement et presque exclusivement symphonique, le superbe prélude aux enchainements somptueux, à l’éclat magistral avec une souplesse de l’orchestre qui laisse bien augurer de la suite, donne immédiatement une couleur cosmique à l’entrée de Wotan qu’on voit sur la scène pendant les dernières mesures. Mais l’approche de Thielemann fait de l’orchestre un protagoniste exclusif sans toujours considérer les chanteurs : c’est souvent très fort, couvrant le plateau (Ventris !), dans une entreprise seulement préoccupée du son, un bon son, celui de la Staatskapelle Dresden dont les cuivres cependant semblent en bien petite forme, plus préoccupé de soi que de l’ensemble. Onanisme du son qui réserve de magnifiques moments (prélude des premiers et second actes), un son clair, qui fait entendre tous les instruments, qui semble aller dans les tréfonds de la partition et qui pourtant manque étrangement de relief interne, peu de mises en valeur de détails, pourtant souvent mis en relief chez d’autres chefs, c’est notable dans les dernières mesures, superbes dans leur globalité, moins intéressantes par l’interprétation et la mise en relief des phrases instrumentales (la flûte quasiment absente qui donne pourtant tant d’émotion à cette fin !), une grandeur plate en quelque sorte qui n’entre jamais ou rarement en dialogue avec le plateau. C’est une direction qui ménage des effets, mais offre peu d’émotion et surtout peu de discours sur l’œuvre, car elle est plus intéressée par soi que par ce qui se passe ou par ce qui est dit. Cela me rappelle (allez savoir pourquoi) ces magnifiques écritures de papyrus byzantins, superbes à voir, avec leurs courbes et leurs déliés, qui écrivent des textes qui ne véhiculent pas de sens.
On a l’habitude de considérer Thielemann comme l’héritier des grands Kapellmeister allemands qui transmettent une tradition, mais l’audition des grands du passé montre que le souci du sens était beaucoup plus marqué. Un Barenboim, dont le modèle est depuis toujours Furtwängler, est lui aussi héritier de cette grande tradition propose un Wagner hautement symphonique, mais ancré dans le drame, prodigieusement vivant et présent à la scène et au monde. Le Wagner de Thielemann, sous vitrine, aux vibrations peu soucieuses d’être ressenties, emphatiques plus que sensibles, me reste ce soir très étranger, et pour tout dire pas vraiment en phase avec le propos wagnérien.

Il est probable que le temps de répétitions a été réduit au minimum, laissant les chanteurs faire ce qu’ils doivent plus ou moins faire sur toutes les scènes : pour de telles reprises, il faut une compagnie de qualité, rompue à ce répertoire. C’est globalement le cas, et si les bonne surprises  viennent, elles ne viennent pas des « grands protagonistes », Brünnhilde, Wotan, Sieglinde, mais des deux autres, Hunding et Fricka.

Georg Zeppenfeld (Hunding) ©Frank Hoehler
Georg Zeppenfeld (Hunding) ©Frank Hoehler

Le Hunding de Georg Zeppenfeld m’est apparu dans l’économie générale de la distribution vraiment magnifique, mais pour cette raison même presque en décalage avec l’économie générale de la soirée. Zeppenfeld propose un Hunding totalement maîtrisé, très lyrique plus que brutal, avec une voix jamais tonnante, toujours magnifiquement projetée, et surtout un souci de la sculpture du texte et de la parole qui fait de sa prestation un modèle de diction théâtrale poétique. Le texte est d’une clarté cristalline et le chanteur lui donne une couleur si élégante qu’elle humanise le personnage. La voix de Zeppenfeld est plus claire que les voix de basse qu’on propose habituellement pour ce rôle (c’est aussi ce qui rendait son Marke si particulier à Bayreuth l’an dernier), c’est aussi une voix plus juvénile, qui en fait un rival direct de Siegmund. Grand moment et grande interprétation.
Pourtant, je le répète, cette prestation est presque en décalage stylistique avec le reste parce qu’elle ne se place pas en écho de la couleur générale de la musique et de la distribution, elle dit autre chose que ce que dit la musique telle qu’elle est proposée par le chef. Par le soin jaloux que Zeppenfeld donne au texte, on le verrait plus en cohérence avec une interprétation à la Petrenko, dont le souci du tressage musique texte est si prégnant, et qui est si absent ici.
L’autre belle surprise, c’est Christa Mayer, de la troupe de la Semperoper, dans une Fricka très soucieuse de l’expression: elle aussi sculpte les mots et leur donne un sens; elle est une Fricka distanciée, froide, qui n’abuse pas d’effets démonstratifs, mais qui par la couleur, par la belle projection, la rend très présente et pleine d‘autorité. La voix plus insinuante qu’imposante, l’intelligence du chant la placent à mon avis immédiatement dans les Fricka qui comptent, et il n’y en a pas beaucoup.
Une des difficultés de distribution de Die Walküre ne vient pas des protagonistes, mais des huit Walkyries (tout comme le groupe des Maîtres dans Meistersinger, voire des Filles fleurs dans Parsifal), car si les rôles sont brefs, leur impact sonore sur l’ensemble de la scène est fort, pas tant dans les ensembles que dans les interventions singulières, notamment au début de l’acte, celles de Gerhilde (Sonja Mühleck) ou Helmwige (Christiane Kohl), plus proches du cri, dérangeaient singulièrement, même si dans l’ensemble des Walkyries, on reconnaissait avec plaisir Nadine Weissmann (Schwertleite), la magnifique Erda de Bayreuth. Ce n’était pas tant les ensembles que certaines stridences acides singulières qui gênaient et qui ont eu des retombées négatives sur l’impression d’ensemble.

Le Wotan de Markus Marquardt, un Wotan maison, est peu connu . La voix est assez puissante,  bien projetée, même si la présence scénique notamment au deuxième acte, laisse à désirer, avec des mouvements et des gestes attendus. Il faut à Wotan notamment au deuxième acte une présence par le texte plus que par la puissance (à ce titre, Wolfgang Koch fit ces dernières années à Bayreuth la plus grande impression, avec un deuxième acte incomparable d’intelligence). Ici, le deuxième acte de Wotan et notamment son monologue restent en deçà du nécessaire, même si la prestation reste passable. Cela passe effectivement sans casser, ce Wotan là assure sans étonner ni séduire.
Le Siegmund de Christopher Ventris pose d’autres problèmes. La voix est assurément élégante, le style impeccable, la diction correcte. Le chanteur est intelligent, mais affiche une couleur de Belmonte et non celle d’un Siegmund dont il n’arrive pas à assumer l’héroïsme; dans les parties plus lyriques, il passe sans aucun problème la rampe et sait être émouvant, dans les parties plus dramatiques ou plus héroïques (final du I par exemple), il a plus de difficultés, notamment parce qu’il a à lutter contre un orchestre qui ne fait pas de quartier et qui joue sa partition au risque d’étouffer celle des autres. Ses « Wälse » sont assurés sans être tenus outre mesure, et son dialogue avec Brünnhilde dans l’annonce de la mort reste un peu pâle : même si la partie est ici plutôt retenue, on doit entendre dans les « Grüße mir Walhall, Grüße mir Wotan… » une sorte d’héroïsme réprimé et tendu qui n’apparaît pas ici. Ventris (qui remplace Botha initialement prévu) a bien la douceur qui sied à certains aspects du personnage, il lui manque la tension épique.
Au contraire de Christopher Ventris dans Siegmund, Petra Lang dans Sieglinde peut difficilement assurer des parties plus lyriques. Son premier acte n’est pas très réussi, avec des attaques ratées et surtout des problèmes de justesse qui interviennent à chaque fois qu’elle tente de retenir sa voix ou chanter de manière plus fine ; elle a déjà chanté Sieglinde, notamment à Munich, et c’était un peu plus réussi. Ici, ce sont les défauts de cette voix que l’on retient, c’est à dire le manque de contrôle et de justesse, les sons fixes et le manque de modulation.
Plus généralement, je me demande pourquoi aujourd’hui on confie indifféremment Brünnhilde ou Sieglinde aux mêmes artistes, comme si les deux rôles étaient interchangeables parce que tous deux dramatiques. Chaque rôle a sa couleur, et Wagner dans l’écriture le fait bien sentir. Dernesch, qui était une Isolde très lyrique avec Karajan, fut une Sieglinde fulgurante (à Paris, avec Solti, inoubliable). Hannelore Bode, ou Jeanine Altmeyer furent les Sieglinde merveilleuses de Boulez-Chéreau et elles ne furent jamais des Brünnhilde. Janowitz le fut avec Karajan et ce n’était certes pas une Brünnhilde, mais Karajan était un magicien qui savait travailler les voix qu’ils désirait, même si a priori pas adaptées à certains rôles (par exemple Freni dans Aida), Waltraud Meier elle-même fut une merveilleuse Sieglinde (notamment avec Sinopoli à Bayreuth aux côtés d’un Domingo rayonnant, mais aussi avec Barenboim), qui n’aborda jamais Brünnhilde et qui fut l’Isolde que l’on sait. Bref, les deux rôles sont très différents par la couleur et demandent d’être vraiment différenciés. Or depuis quelque temps, les Stemme, Lang, Herlitzius ont chanté les deux rôles, voire aussi Isolde, avec des fortunes diverses, comme si le fait d’avoir les notes et la puissance justifiait qu’on puisse indifféremment chanter tous les rôles wagnériens. Sieglinde demande la puissance, mais aussi la retenue et le lyrisme, avec une ligne très contrôlée, et c’est ce qui faisait le prix d’une Anja Kampe à Bayreuth capable du cri déchirant de la mort de Siegmund, et d’une urgence lyrique incroyable au premier acte.
Petra Lang ne se réalise vraiment que dans la violence, le cri et l’hystérie. Ainsi donc ses deuxième et troisième actes sont-ils plus urgents, plus réussis, parce que la voix incapable d’être dans la retenue, se libère alors dans des orages éperdus. Son « Oh hehrstes Wunder ! herrliche Maid ! » est impressionnant, parce qu’elle le dit avec le ton de Brünnhilde du Crépuscule. Ainsi, c’est une Sieglinde scéniquement crédible, vocalement contrastée avec ses défauts habituels, difficulté à retenir la voix, justesse approximative, mais qui réserve tout de même quelques moments impressionnants. Est-elle une Sieglinde pour autant ? Je n’en suis pas si sûr. Je pense au contraire qu’elle ne gagne pas à maintenir le rôle dans son répertoire.
Nina Stemme était Brünnhilde. C’était le motif principal de mon déplacement. J’étais curieux d’entendre celle qui est considérée aujourd’hui comme le plus grand soprano dramatique de ce temps dans la Brünnhilde de Walküre, dont je continue de considérer qu’elle n’a pas tout à fait la couleur. Je l’ai souvent répété, elle est pour moi une Sieglinde plus crédible qu’une Brünnhilde.
Bien évidemment, il reste que sa prestation est la meilleure de la distribution. La voix est puissante et le timbre chaleureux. Cependant, l’approche interprétative peut-être sinon discutée, du moins analysée. Il est clair que le deuxième acte est moins facile pour elle que le troisième, où elle a été totalement convaincante. Les hojotoho initiaux redoutables sont passés sans encombre, mais avec tout de même quelque stridence, et quelques attaques n’étaient pas aussi propres que ce qu’elle nous a souvent donné à entendre, comme s’il y avait quelque difficulté à placer la voix ; mais c’est dans l’annonce de la mort qu’elle m’a semblé plus en difficulté, non vocale cette fois-ci, mais avec la situation et la couleur du texte, dit avec une certaine linéarité pour ne pas dire monotonie. J’ai dans l’oreille ce que faisait Foster à Bayreuth, perchée sur son puits de pétrole, avec une douceur, une intériorité et une force émotive rares que l’on ne retrouve pas ici. Le ton est plus neutre, l’émotion moins évidente. Le rôle du chef est ici déterminant : Petrenko faisait du note à note, faisant travailler chaque syllabe (tout comme d’ailleurs avec Wotan dans son monologue) avec un pointillisme maniaque, on n’a ici un chanteur que le chef accompagne mais n’aide pas : chacun joue sa partition, vies parallèles.

C’est au troisième où elle montre vraiment ses qualités et où elle domine totalement et le rôle et la distribution. La voix s’épanouit avec des variations de couleur, elle joue du personnage, tantôt enfant, tantôt adulte, elle séduit et cela s’entend. C’est un magnifique travail musical qu’elle nous offre ici, rendant l’ensemble du 3ème acte d’une grande tension et d’une indiscutable poésie (notamment dans des moments presque belcantistes)  tant dans l’héroïsme du début que l’intériorité de la scène II avec Wotan.
Chaque époque a ses modèles et ses stars, et les vieux mélomanes ont toujours l’impression qu’avant c’était mieux. Lorsque j’écoutais mes premières Walkyries (ma première fut avec Theo Adam et l’Opéra de Berlin Est en avril 1973 au TCE à Paris), les voix me semblaient plus caractérisées. Rien de commun entre une Dernesch (Sieglinde) et une Jones (Brünnhilde) à Paris avec Solti dans la belle production de Klaus Michael Grüber et les merveilleux décors d’Eduardo Arroyo. Une Nilsson avait la voix tellement ailleurs qu’elle était reconnaissable entre toutes, et faisait taire toute comparaison : elle lança, en bis dans son dernier concert à Paris (elle devait avoir un peu moins de 65 ans) les hojotoho initiaux de la Walkyrie et ce fut (encore) fou. Une Gwyneth Jones avait pour elle, avec des défauts vocaux que tout le monde connaît, une puissance d’émotion dans le port et dans le regard, une présence à la scène qui faisait tout oublier.
Assez récemment, j’entendis à Valence, avec Mehta, Jennifer Wilson dans Brünnhilde aux côtés de l’encore jeune Lance Ryan et ce fut pour moi la dernière chanteuse qui qui me semblait avoir la couleur exacte de Brünnhilde. Mais malheureusement, Wilson ne semble pas maintenir les promesses d’alors.
Nina Stemme a pour elle la santé vocale, la largeur de la voix, un timbre chaud, la puissance mais elle n’a pas tout à fait l’aura scénique qui l’accompagne, elle n’a pas la présence d’une Jones, ou même d’une Herlitzius. C’est une très grande d’aujourd’hui, qui n’arrive pas à effacer en moi certains souvenirs du passé, il reste que sans elle l’essentiel de la Walkyrie à laquelle j’ai assisté à Dresde se serait écroulé.

Au total, une soirée évidemment d’un bon niveau, mais qui n’atteint pas les sommets que le cast pouvait laisser espérer. Aucun regret cependant, car le bonheur wagnérien, c’est d’abord Wagner.[wpsr_facebook]

Sieglinde (Petra Lang) entourée des Walkyries ©Frank Hoehler
Sieglinde (Petra Lang) entourée des Walkyries ©Frank Hoehler

LINGOTTO MUSICA 2015-2016: CONCERT DU MAHLER CHAMBER ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI le 4 FÉVRIER 2016 (BEETHOVEN)

Le concert du 4 février au Lingotto
Le concert du 4 février au Lingotto

Ceux qui me lisent savent que je suis très attaché au Mahler Chamber Orchestra, depuis sa fondation en 1997, tant cet orchestre a été lié à Claudio Abbado avec qui les musiciens d’alors avaient fait leurs premiers pas de musiciens d’orchestre, puis de formation autonome, avec qui ils ont parcouru le répertoire d’opéra, de Falstaff à Don Giovanni ou Zauberflöte, et avec qui ils ont vécu l’aventure, qu’ils vivent encore, du Lucerne Festival Orchestra dont ils sont le cœur.
Alors j’essaie d’aller régulièrement les écouter, en constatant les nouveaux visages qui s’y agrègent, certes, mais aussi une certaine permanence de l’approche musicale et de la relation à la musique. Orchestre « librement consenti » auquel on adhère, le Mahler Chamber Orchestra (MCO) est une de ces formations « affectives » qui accompagnent ma vie de mélomane, une formation peu ordinaire comme le Lucerne Festival Orchestra, qui respire la musique de manière très différente d’autres formations. Une formation d’adhésion, c’est à dire une formation qui joue d’autant mieux qu’elle adhère au chef avec qui elle travaille, comme elle a adhéré à Claudio Abbado : la plupart des musiciens d’origine étaient d’ex-membres du Gustav Mahler Jugendorchester au temps où Abbado les accompagnait régulièrement.
Le MCO, c’est pour moi tout sauf la musique de consommation, celle où l’on passerait d’un orchestre à l’autre dans le grand supermarché du luxe musical où chaque jour est un « faire » différent et où dans cette valse étourdissante plus rien n’a d’ importance que l’accumulation. Pour ma part je retrouve le MCO régulièrement, comme un pan de ma vie, comme un orchestre ami dont on aime le son, dont on aime l’engagement et la jeunesse et aussi par nécessité “affective”. Et puis c’est un véritable orchestre européen, dont on entend toutes les langues, pas attaché à un territoire (même si leur siège est à Berlin) sinon (un peu pour moi) à Ferrara, douce et brumeuse capitale abbadienne.
Comme souvent les orchestres fondés par Abbado, ils ont été accompagné par le maître, puis peu à peu livrés à eux-mêmes et c’est heureux, parce qu’être trop dépendants, même d’un chef aussi charismatique, empêche la maturité, empêche les crises aussi dans la mesure où le nom du chef attirant le public, on risque l’illusion de croire que tout sera facile : il faut exister « en soi ». C’est tout l’inverse de l’Orchestra Mozart, à la géométrie variable selon les désirs de Claudio, et qui a sombré dès que Claudio n’a plus été en état de le diriger, conséquence d’une trop grande dépendance et aussi de la déplorable organisation culturelle italienne, souvent incapable de protéger les diamants que ce pays produit.

Alors à 19 ans, le MCO est une formation adulte, c’était des musiciens de 25 ans, ils ont aujourd’hui entre 35 et 40 ans, avec l’expérience, la maturité qui sied à cet âge, mais toujours ce reste de chaleur et de vivacité initiale qui sont leur marque de fabrique, déjà mûrs et toujours un peu neufs, comme l’était leur fondateur.
Cette indépendance acquise il y a déjà pas mal de temps fait que la disparition d’Abbado, traumatique en soi n’a pas empêché l’orchestre de vivre sa vie et continuer sa carrière, et d’avoir quelques personnalités qui les accompagnent, comme en ce moment Teodor Currentzis, ou Mitsuko Ushida et désormais Daniele Gatti.

Avec Daniele Gatti, ils effectuent en ce moment un parcours Beethoven, qui est l’un de leurs compositeurs fétiche, Beethoven avec Claudio, avec Martha (le Concerto pour piano n°3 qui mit Ferrare en folie !!) furent des moments de vie abbadienne inoubliables. Ces concerts ont creusé pour moi un sillon profond, au point qu’il est quelquefois difficile d’effacer telle approche, tel mouvement, tel tempo.
Et pourtant il faut évidemment aller au-delà, explorer d’autres approches de cet univers, d’autres volontés et d’autres cosmologies beethovéniennes. Cette année, après le merveilleux concert donné seulement à Lucerne (avec notamment Pulcinella de Stravinski) l’été dernier, le MCO travaille avec Gatti une intégrale Beethoven commencée l’an dernier à travers quatre « rencontres » avec le chef italien et cette année 6ème et 7ème (3ème moment) puis 8ème et 9ème (4ème et ultime moment) le printemps prochain avec deux concerts à Turin et Ferrare.
Ce soir, le MCO était à Turin, dans le cadre de Lingotto Musica, l’association qui porte la vie musicale symphonique à Turin, dans l’auditorium du Lingotto, l’ancienne usine de FIAT transformée depuis en grand centre culturel et commercial, avec auditorium et pinacothèque.
L’auditorium du Lingotto est l’une des grandes et belles salles d’Italie due à Renzo Piano et inaugurée par Claudio Abbado en 1994 qui y revint régulièrement avec les Berliner Philharmoniker, ou la GMJO ou les autres orchestres qu’il dirigeait alors.
Le Lingotto, c’est aussi un pan de ma vie de mélomane, et ce soir était un retour après quelques années d’absence.
Traversé par tous les souvenirs liés au lieu et à l’orchestre, c’était à la fois une soirée « Amarcord », et aussi l’exploration d’un territoire nouveau, avec le même orchestre et dans des lieux marquants pour moi, le Beethoven de Daniele Gatti, assez bien connu, mais dont je ne suis pas autant familier que celui de Claudio.
Construire une intégrale Beethoven me pose toujours le problème de l’ordre…certes, c’est toujours par la neuvième qu’on termine le cycle. Mais le reste ? Faut-il garder l’ordre « historique »? Faire des appariements musicaux ou thématiques ? Rompre l’ordre attendu et  travailler aux contrastes, une symphonie « légère » (la première, la seconde) en écho à une symphonie plus « consistante »?

Le cycle du MCO affiche cette année 6, 7, 8, 9 dans l’ordre. C’est le plus simple et le plus évident. Est-ce forcément le plus musical ? Tout se discute à ce propos, même si, l’ordre « naturel » n’a rien impliqué de routinier dans ce que nous avons entendu. Au contraire, ce fut une terre de contrastes, prodigieusement sensible, grâce à la ductilité de l’orchestre sous sa baguette, qui répond à toutes les sollicitations avec une disponibilité rare, et une technicité étonnante : variations d’épaisseur du son, allégements à l’intérieur même d’une phrase lui donnant une profondeur inconnue, pianissimi incroyables, mais sur lesquels on ne s’étend pas de manière démonstrative.
La Pastorale qui n’est pas ma préférée des symphonies beethovéniennes (ma préférée c’est la septième, et mon jardin secret, c’est la huitième), m’a littéralement saisi d’émotion, et mis au bord des larmes.
On ne va évidemment pas gloser, d’autres l’ont fait avant nous, sur la question de La Nature dans la musique et dans l’art, et dans les œuvres à programme, descriptives, qui illustrent les éléments. C’est clair, la question de la nature, ordonnée ou sauvage, est au centre de la création artistique depuis des siècles: l’art des jardins qui en est une reconstitution toujours pensée et ordonnée ou réordonnée en est la trace évidente. La peinture entre les natures sages de la renaissance ou celles un peu plus échevelées du XVIIIème, la littérature du XIXème et le romantisme nous en donnent des preuves à foison. En musique, la nature reste un élément souvent hostile, dans les opéras à machines, la tempête est un topos qu’on va retrouver du XVIIIème et au XIXème du monde baroque à Rossini voire à Wagner.
C’est évidemment à travers Orphée que passe la question de la nature et la musique, et via Orphée, se pose aussi la question de la poésie. Nature, musique et poésie se répondent et c’est bien ici la question de la Pastorale.
La pastorale, genre littéraire du XVIIème dont on voit de nombreuses traces dans l’opéra proposait une nature agreste et apaisée, ou une nature naïve à la Rousseau, le Rousseau du Devin de Village. Avec Beethoven, c’est une nature plus « naturelle » et surtout pas en représentation qui est ici proposée. J’ai souvent pensé en entendant la Pastorale, au tableau de Giorgione, « La tempesta » chef d’œuvre de la peinture vénitienne qui continue de me fasciner. Car j’ai toujours l’impression que l’œuvre de Beethoven a pour centre de gravité l’orage du quatrième mouvement. Dans le tableau, des figures relativement sereines d’une mère allaitant son enfant, dans une lumière encore douce, avec un personnage qui semble veiller sur eux (le père?), tandis qu’au fond la tempête s’abat sur la ville, ciel noir, éclair, et tout le contraste entre premier et arrière plan construit le tableau. Dans la Pastorale, il en est un peu ainsi, où les trois premiers mouvements préparent dans une tension croissante le quatrième (Gewitter, Sturm, Allegro) et où le cinquième (Hirtengesang, Frohe und dankbare Gefühle nach dem Sturm, Allegretto) apaise peu à peu jusqu’à la suspension finale. Ainsi comme chez Giorgione c’est le contraste qui est travaillé, un contraste premier/arrière plan.
Gatti travaille donc l’infinie poésie des trois premiers mouvements, avec un travail qui souligne la paix de la nature, dans une interprétation à mille lieux du maniérisme ou de l’affèterie. Mais il le travaille en pensant à ces contrastes, il allège de manière suprême avec des cordes complètement aériennes, mais dès que le tempo se resserre, dès qu’on passe à un volume plus important, l’épaisseur devient plus marquée, une épaisseur des masses plus que du volume, qui va annoncer la manière dont il va attaquer le troisième et surtout le quatrième mouvement.
J’aime l’univers de Daniele Gatti parce que Gatti ose, sans complexes, explorer des possibles des œuvres, en vrai musicien à l’opposé d’une aimable routine qu’un programme aussi convenu et aussi rebattu pourrait occasionner chez d’autres ; et il ose notamment avec cet orchestre aller aux limites techniques et aux limites interprétatives. Il sent chez l’orchestre une disponibilité spontanée parce que la relation qu’il entretient avec eux est une relation de confiance et d’estime mutuelles. Comme quelques rares chefs, Daniele Gatti ne cesse de repenser la musique et de tenter telle approche, tel son, tel tempo : il n’est jamais en représentation, mais en exploration, ne cherchant jamais le spectaculaire ou la complaisance. Gatti ne cherche jamais à « faire plaisir » au public en lui donnant ce qu’il attend, ou ne cherche jamais une certaine facilité, ce qui serait évident dans pareil programme.

Une telle interprétation force à entrer en soi, à méditer, à penser: l’écoute attentive montre des aspects étonnants et inhabituels. Le « romantisme » n’est pas seulement agitation de l’âme et des éléments, il est essentiellement dans les changements de rythme, de volume, d’épaisseur des sons (ou des couleurs en peinture) dans la métamorphose. Ainsi c’est cette relation à la métamorphose que j’ai ressenti à cette audition exceptionnelle, grâce à un orchestre au son si clair, si développé, si élaboré qu’on a peine à y reconnaître un « Chamber Orchestra », mais un orchestre de profonde culture symphonique, qui sait rendre toutes couleurs et qui répond à toutes les sollicitations avec une ductilité miraculeuse, comme on peut le constater ce soir et comme on peut le vérifier à chaque prestation du Lucerne Festival Orchestra.
Avec la « Septième », je suis confronté à une sorte de souvenir obsessionnel, celui de la soirée du 15 avril 2001, où Claudio Abbado à la tête des Berliner Philharmoniker donna au Festival de Pâques de Salzbourg une interprétation fulgurante, oserais-je dire unique, de cette symphonie. Certes, on peut en avoir une idée en entendant ce qu’il fit la même année à Vienne et à Rome, mais s’il l’a reproposée plusieurs fois depuis, jamais on ne ressentit cette explosive fulgurance, ce dynamisme, cette émotion de l’urgence qui émut toute une salle. C’est qu’Abbado sortait à peine de sa maladie et que l’homme, qui affichait une image incroyable de fragilité fit sortir de l’orchestre un son d’une incroyable jeunesse, d’une force inouïe, aux limites du possible.
On sait que Wagner appelait cette symphonie « l’apothéose de la danse », et que s’impose la dictature du rythme et d’une tension toujours présente, jusqu’au funèbre (Furtwängler fit du 2ème mouvement une sorte de marche funèbre insupportable dans les concerts enregistrés à Berlin en novembre 1943, une sorte de marche au supplice visionnaire, prophétique et effrayante).
Abbado en fait notamment au dernier mouvement une course d’une folle rapidité, que l’orchestre suit avec un souffle inconnu jusqu’alors et depuis lors.
Daniele Gatti ne s’inscrit ni dans le « funèbre » de Furtwängler ni dans l’étourdissante folie abbadienne.
Il est ailleurs.
En plaçant la symphonie en seconde partie, dans l’ordre chronologique, il essaie d’abord de construire un discours en écho à la symphonie qui précède. Et ce n’est pas facile. En effet, entre l’apothéose de la poésie apollinienne, et celle du bouillonnement dionysiaque, qu’est en quelque sorte la Septième, même Nietzsche aurait des difficultés à y retrouver ses petits.
Entre la Pastorale et la Septième apparemment peu de fils rouges, l’une est une symphonie à programme l’autre une symphonie « sans » programme, l’une présente une vision « romantique » de la nature, l’autre est plus échevelée.

Daniele Gatti, comme souvent, prend à revers les attentes du public. En deuxième partie, la symphonie devrait être brillante et démonstrative, un exemple de la virtuosité de l’orchestre qui satisfasse la soif de spectaculaire du public après une Sixième forcément plus intériorisée.
Daniele Gatti adopte un tempo volontairement plus lent, un tempo qui se rapproche de certains moments de la Sixième et on comprend donc qu’il cherche à tisser les liens, lancer des ponts entre les deux univers. C’est par l’épaisseur et la profondeur qu’il y réussit, et comme pour l’exécution précédente, il cherche à l’intérieur de chaque mouvement, grâce à la fantastique adaptabilité de l’orchestre, à moduler tel ou tel moment, tel ou tel instant, en jouant sur l’intensité, le volume, les masses, créant en quelque sorte une autre harmonie. Le 2ème mouvement ainsi est sérieux, mais pas sombre, intérieur, mais pas funèbre, sans jamais insister sans jamais appuyer, mais gardant malgré la lenteur du tempo une fluidité qu’on avait déjà remarquée lors de l’exécution de la Sixième.
Cette recherche de traduction d’un univers qu’il cherche à accorder entre deux symphonies que tout différencie apparemment donne une cohérence inattendue à l’ensemble du concert. Il y a toujours recherche du raffinement, de l’élégance du son, et surtout sans jamais rendre lourd tel ou tel moment qui s’y prêterait. On pourrait le craindre (dernier mouvement) mais c’est une alchimie différente qui se crée, une alchimie poétique où il n’y a « rien de trop » dans la recherche d’un équilibre, d’une retenue qui serait presque « classique », un comble dans une symphonie considérée comme dionysiaque. Mais si Dionysos est à la recherche d’un dérèglement « raisonné » de tous les sens, nous y sommes.
À une douzaine de jours du concert, c’est bien cette unité-là qui laisse des traces en moi, et surtout l’expression d’une force unique déclinée en deux faces d’un même processus créatif. Daniele Gatti a proposé une lecture de la cohérence et non de la différence, en soignant un son qui entre les deux symphonies, présente une « ténébreuse et profonde unité ».
Serait-ce possible sans la disponibilité d’un orchestre en tous points exceptionnel ? Une disponibilité structurelle  parce que ceux qui jouent dans cette phalange le font par  goût et non par routine, désireux de musique et non de performance, ce qui donne à cet orchestre ce statut si particulier dans le paysage musical européen. C’était une soirée de joie de “faire de la musique ensemble”, “Zusammenmusizieren”…une soirée abbadienne en somme.

Rendez-vous en mai prochain pour la fin du cycle, 8ème et 9ème à Ferrare et de nouveau à Turin ! [wpsr_facebook]

Site du Mahler Chamber Orchestra
Site de Daniele Gatti

FERRARA MUSICA 2015-2016 EN HOMMAGE À CLAUDIO ABBADO: LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA dirigé par Andris NELSONS le 6 NOVEMBRE 2015 (PROKOFIEV, MAHLER) avec Martha ARGERICH, Piano

Lucerne Festival Orchestra, Andries Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra, Andries Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Bientôt deux ans après la disparition de Claudio Abbado, le Festival de Lucerne et son orchestre le Lucerne Festival Orchestra reviennent à « la normalité ». Quand on interrogeait il y a quelques années Michael Haefliger , le remarquable intendant du Festival, sur une politique qui s’appuyait sur les deux figures mythiques qu’étaient Claudio Abbado et Pierre Boulez, il répondait « nous préférons penser qu’ils sont éternels ». Aujourd’hui Claudio Abbado n’est plus, et Pierre Boulez s’est retiré ; le Lucerne Festival a fait en très peu de temps l’expérience de la fin de l’éternité, sur ses deux emblèmes, la Lucerne Festival Academy, et le Lucerne Festival Orchestra. Cet été coup sur coup ont été connus le successeur de Pierre Boulez, le compositeur Wolfgang Rihm, et celui de Claudio Abbado, Riccardo Chailly.
La période d’incertitude est close, et cette première tournée post-Abbado du LFO commence à Ferrare, marquant bien la filiation et le lien qu’entend affirmer le Festival avec les lieux emblématiques liés au chef italien disparu. Même disparu, le LFO reste l’orchestre de Claudio Abbado et le lien symbolique avec l’Italie reste affirmé : Toscanini fondateur du Festival de Lucerne en 1938, contre un Festival de Salzbourg entaché par l’Anschluss, et Riccardo Chailly, milanais, ancien assistant d’Abbado, directeur musical de la Scala de Milan (et donc là-aussi lointain successeur d’Abbado) et ex-directeur musical du Royal Concertgebouw et actuel directeur, pour la dernière saison, du Gewandhausorchester de Leipzig dont il a démissionné brutalement il y a quelques semaines alors que son contrat courait jusqu’en 2020. Riccardo Chailly, au répertoire symphonique bien proche de celui d’Abbado, et au répertoire lyrique très large. Cette continuité se marque évidemment par l’ouverture du festival 2016 le 12 août prochain par la Symphonie n°8 de Mahler, « Symphonie des Mille », qu’Abbado avait renoncé à diriger en 2012 pour des raisons d’absence totale d’affinité artistique avec cette œuvre. Chailly clôt ainsi le premier cycle Mahler du LFO, et en ouvre un autre.
Le LFO, qui a affiché deux symphonies de Mahler dans le programme du festival 2015 (la quatrième avec Bernard Haitink et la cinquième avec Andris Nelsons), marque ainsi sa familiarité avec l’univers du compositeur, une familiarité construite avec Abbado, une tradition ouverte avec Abbado, qui semble ainsi se continuer.
Comment s’étonner alors que cette tournée si emblématique non seulement s’ouvre par Ferrare, mais aussi par Mahler, et avec le chef qui pendant ces deux ans, a accompagné l’orchestre surtout lors de ce concert hommage du 6 avril 2014, qui restera dans toutes les mémoires (et évidemment dans la mienne) comme l’un des plus marquants de leur vie, au point que tous croyaient (espéraient) voir en lui le successeur désigné.

Le château des Este à Ferrare
Le château des Este à Ferrare

Ferrare, une cité noyée quelquefois dans les brumes de la plaine du Pô, mais éclairée par des siècles d’une histoire brillante liée à la famille d’Este, et par la lumière de l’art, que ce soit la peinture ou la littérature, d’hier à aujourd’hui. La peinture avec Cosme Turà, l’urbanisme avec l’addizione Erculea (et la construction à la fin du XVème du fameux corso Ercole I° d’Este, et de son chef d’œuvre, le Palazzo dei Diamanti), mais aussi la littérature avec L’Arioste (Lodovico Ariosto), né à Reggio Emilia et lié à la famille d’Este qu’il servit, et plus récemment Giorgio Bassani, qui dans « Il Giardino dei Finzi Contini », raconte la persécution des juifs de Ferrare au temps des lois raciales du régime fasciste de 1938, Ferrare où depuis le Moyen âge il y avait une importante et active communauté juive. Ferrare aussi la cinématographique, où de nombreux films ont été tournés (De Sica, Antonioni-Wenders, Olmi).
Depuis les années 1990, Ferrare est aussi musicale, grâce à sa saison de concerts, Ferrara Musica, fondée puis très soutenue par Claudio Abbado qui y porta les Berliner Philharmoniker dès 1990, qui y installa la résidence du Mahler Chamber Orchestra, très lié à cette ville depuis sa fondation, mais aussi qui y dirigea dans son beau théâtre XVIIIème, un nombre impressionnant d’opéras : Falstaff, Il Viaggio a Reims, Il barbiere di Siviglia, Don Giovanni, Le nozze di Figaro, Cosi’ fan tutte, Simon Boccanegra, Fidelio, La Flûte enchantée.
Ferrare était le rendez-vous italien favori d’Abbado, qui s’élargit à l’Emilie-Romagne entière et plus tardivement à Bologne (avec la fondation de l’Orchestra Mozart) et tous les abbadiani se retrouvaient régulièrement sous les arcades du théâtre, situé juste en face du Castello des Este. Et après le concert, ou après l’opéra, avec les musiciens et les solistes on allait chez Settimo, une sympathique pizzeria située à quelques centaines de mètres.
Retrouver le LFO (dont les tutti sont formées du Mahler Chamber Orchestra) à Ferrare, c’est pour tout le monde revenir à la maison, retrouver l’ambiance et les rites,  et de fait, tous les abbadiani de toute l’Italie, ceux qu’on rencontrait partout, à Lucerne, à Ferrare, à Berlin étaient venus de toute l’Italie (il y avait un très fort contingent sicilien) assister à ce concert hommage, ouverture d’une tournée dédiée au chef disparu, dans un théâtre qui porte, à juste titr, son nom.
On me pardonnera cette longue introduction car il faut pour comprendre les émotions et le sens de ce concert remettre les choses en contexte. Ferrare est une ville qui a une grande importance pour les gens qui ont suivi Claudio Abbado, et le fait qu’avec moins de moyens certes, mais avec persévérance Ferrara Musica continue est sans nul doute dû à l’importance que Claudio Abbado a donné à la musique dans cette cité.
Mais le programme aussi du concert était un signe abbadien fort, non seulement parce que la symphonie n°5 de Mahler était affichée (elle l’avait déjà été au Lucerne Festival par le Lucerne Festival Orchestra avec Abbado en 2004, dont il reste bien heureusement un DVD), mais aussi le concerto pour piano n°3 de Prokofiev, avec Martha Argerich, qui fut l’un des premiers disques d’Abbado, en 1967, et le début d’une relation artistique jamais démentie couronnée à Ferrare même en 2004 par une exécution mythique, hallucinante, bouleversante du Concerto n°3 de Beethoven (elle mit la salle à genoux) avec le Mahler Chamber Orchestra enregistrée chez DG.

Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Martha Argerich, Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Avec tout cela en tête, il y avait une grande attente de ce concert, avec sans doute dans les têtes le secret (et trompeur?) espoir de retrouver le son Abbado et de revivre les moments d’antan .
Il y a eu émotion, mais à la fois résultat de tout ce qui précède, et surtout (et c’est heureux) par l’incroyable performance à laquelle nous avons assisté, aussi bien dans Prokofiev que dans Mahler, performance que les spectateurs de Paris ont entendu ces jours derniers, et qu’ils ont eux-mêmes salué, et avec quelle chaleur, à ce que je sais.

Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Le concerto de Prokofiev met en valeur, plus qu’ailleurs peut-être, une étroite relation avec un orchestre très présent et une partie soliste très dynamique et très acrobatique, d’une folle difficulté (mais Martha Argerich connaît-elle seulement le mot ?) nécessitant énergie et surtout une virtuosité inouïe.
Mais l’orchestre doit aussi montrer à la fois ses qualités d’ensemble et la qualité de ses solistes (voir le début soliste de la clarinette) car –et on le remarque dès les premières mesures- ce ne sont qu’échos entre la soliste et les pupitres solistes de l’orchestre (la flûte…), les équilibres doivent être bien établis, notamment dans une salle plutôt petite à l’acoustique un peu sèche, mais où les volumes peuvent très vite noyer le son du soliste. Il n’en est rien ici tant l’harmonie entre orchestre et soliste est particulièrement bien équilibrée, (par exemple, la liaison entre le son des contrebasses qui s’éteint et la reprise au piano puis à la clarinette du thème initial dans le premier mouvement). La fluidité du toucher et du phrasé de Martha Argerich est proprement inouïe, oserais-je dire céleste, il y a à la fois énergie et poésie, lyrisme et ironie, sarcasme et romantisme, une science des contrastes telle qu’ils ne sont même plus vécus comme contrastes. Il est intéressant de comparer avec l’enregistrement avec Abbado car Abbado avait alors plus ou moins l’âge de Nelsons aujourd’hui, et au lieu d’insister sur les constructions, il soignait les aspects les plus fusionnels entre pianiste et orchestre, faisant quelquefois du soliste une part des instruments plus qu’un instrument soliste. On a un orchestre plus affirmé ici, plus spectaculaire peut-être, mais qui se conjugue tout aussi bien avec une Martha Argerich telle qu’en elle même pour l’éternité. Génie explosif elle était et génie explosif elle reste. Dans l’exposé de “thème et variations” du second mouvement, le son du piano est stupéfiant, un son à la fois fluide parce que presque liquide comme un son de harpe, qui ensuite devient brutalement plus haché, plus dur, sans transition, et d’un volume qui remplit la salle et en remontre à l’orchestre.

Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Martha Argerich Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Le troisième mouvement, le plus virtuose et le plus difficile, au bord de l’impossible, est totalement bruffant, étourdissant, Argerich semble au-delà des possibles, c’est à la fois incroyablement dynamique et rapide, mais en même temps précis. On entend toutes les notes sans jamais détourner la difficulté, mais en l’affrontant et en la surpassant. C’est proprement prodigieux, et la réponse de l’orchestre ne l’est pas moins, avec les solistes des bois (Lucas Macias Navarro, Jacques Zoon), mais aussi le basson (Guilhaume Santana) et toujours l’étourdissant Curfs aux percussions. C’est cette impression de globalité qui frappe, une sorte d’engagement collectif qui étourdit et enthousiaste. Le crescendo final diabolique nous emporte et provoque à la fois une seconde de surprise et une ovation inouïe. La légende est là, devant nous, et nous offre en bis la sonate en ré mineur K.141 de Scarlatti, une fois de plus étourdissante.

Lucerne festival Orchestra et Andris Nelsons, Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal
Lucerne Festival Orchestra et Andris Nelsons, Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal

Après un tel sommet, après un moment, il faut le dire totalement brûlant et unique, l’autre partie, la Symphonie n°5 de Mahler risquait de paraître peut-être en retrait, à cause des souvenirs, à cause du lieu aussi car l’acoustique sèche et rapprochée, la présence à quelques mètres de l’orchestre empêchant toute réverbération et surtout empêchant une expansion du son qu’on a pu sans doute avoir à Paris et qu’on a eue à Lucerne, risquait de nuire à la qualité de l’audition, ou à nos habitudes.
Certes, le son apparaît différent, plus rude même quelquefois (les pizzicati du troisième mouvement), moins policé, mais cela fait sonner Mahler différemment et pas forcément moins intéressant.
D’autres ont noté avec une moue significative une sonorité différente du corps orchestral lui-même. Ils ne supportent pas sans doute l’absent, celui qui donnait à l’orchestre cette sonorité unique et ineffable. Mais on a entendu les mêmes remarques lorsque Karajan disparu, les berlinois ont été dirigés par Abbado : ils auraient perdu leur son.
Un orchestre est un corps vivant, c’est un rapport entre le chef et l’orchestre qui construit le son. Bien sûr un orchestre a une sonorité particulière, notamment des orchestres à la forte identité sonore comme la Staatskapelle de Dresde ou le Gewandhaus de Leipzig, mais au-delà, dans le rapport qu’il construit avec un chef, un orchestre s’adapte à une couleur voulue par une interprétation donnée. Il y avait un son “Abbado et Lucerne Festival Orchestra”, évident, et il y avait une connaissance intuitive des demandes du chef, stratifiée par des années de travail ensemble, par la formation d’un certain nombre de solistes au sein de la Gustav Mahler Jugendorchester qui évidemment comptait et qu’il n’y a plus ici. D’ailleurs, beaucoup de musiciens ont changé, mais viennent la plupart des plus grands orchestres européens. Mais il y a aussi une excellence technique in se,  chez des solistes comme l’incroyable Reinhold Friedrich ou le hautbois Lucas Macias Navarro, qui a quitté le Royal Concertgebouw Orkest pour rejoindre la Hochschule für Musik de Freiburg, et il y a entre de nombreux musiciens une relation particulière à cet orchestre, une relation affective qui dépasse le moment, ou le chef. Tout le monde avait remarqué en 2003 l’incroyable cohésion de l’orchestre dès le premier concert. Après 12 ans, il y a malgré les inévitables évolutions, les départs et les arrivées de ses participants, la persistance d’un véritable esprit de corps. Et puis il y a avec Andris Nelsons une relation particulière envers celui qui les a accompagnés régulièrement dans ces deux dernières années, où l’orchestre à l’évidence était orphelin.
Mais – et cela me réjouit – il n’y a pas une recherche d’imiter ce que faisait Abbado dans un Mahler qui a laissé des traces profondes dans le public, il y a au contraire une vraie volonté de faire de la musique avec le chef, de faire de la musique ensemble, et une musique qui ait la personnalité du moment et non celle du souvenir. Ainsi cette Symphonie n°5 est bien celle de Nelsons et du LFO, qui ne ressemble ni à Abbado, ni à ce que Nelsons a pu faire avec d’autres phalanges : la grande maîtrise technique, et l’envie de faire de la musique fait que l’orchestre répond à l’approche de Nelsons (37 ans cette année) comme il répondait à celle d’Abbado (71 ans en 2004). L’un, Abbado,  arrivait avec toute une carrière derrière lui, et l’autre, Nelsons est un chef en pleine carrière, avec une vision et une énergie forcément différentes. D’où une Cinquième sans doute moins allégée, plus contrastée, plus vive de sève aussi, et qui reste dans la globalité des exécutions entendues cet été et à Ferrare l’une des plus belles « Cinquième » jamais entendues et qui peut être mise sans hésitation aux côtés de l’exécution d’Abbado. Après un formidable premier mouvement (Friedrich!),

Les cors, au deuxième plan, Alessio Allegrini ©Marco Caselli Nirmal
Les cors, au deuxième plan, Alessio Allegrini ©Marco Caselli Nirmal

je garde un souvenir fort du deuxième mouvement de Ferrare, charnu, dynamique, d’une énergie intérieure rare, et du troisième mouvement, avec ses parties solistes formidables (le cor d’Alessio Allegrini !) et ses pizzicati à la fois nuancés et rudes, raffinés et râpeux, et ce lyrisme poétique incroyable. On gardera le souvenir aussi d’un adagietto tellement apaisé, pas forcément mélancolique, mais profondément serein et d’une épaisseur humaine étonnante. Bien sûr totalement frappant, le dernier mouvement triomphal, qui me renvoie à mes Meistersinger chéris, cet océan symphonique qui met tout l’orchestre en valeur et sa précision phénoménale (les cuivres ! les percussions – Curfs encore une fois magique -, les bois, mais aussi les cordes graves, si profondes et à si pures à la fois (les altos, les violoncelles, les contrebasses) et l’engagement de l’ensemble dans le jeu, dans un espace relativement réduit d’un plateau peu fait pour recevoir des masses de cette importance.

 Andris Nelsons Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal
Andris Nelsons Ferrara Nov.2015 ©Marco Caselli Nirmal

Architecte et passionnant artisan de ce concert triomphal, Andris Nelsons, qui, à 37 ans seulement, se révèle chaque fois un peu plus être l’un des très grands chefs du moment, un chef fulgurant, très communicatif, sensitif, mais aussi rigoureux qui dans l’avenir gouvernera aux destinées musicales de deux orchestres parmi les plus prestigieux, le Gewandhaus de Leipzig et le Boston Symphony Orchestra. On le suit, on l’aime, il étonne. L’avenir est assuré.

Aussi ai-je entendu encore une fois le LFO que j’aime, avec ses perfections de toujours, mais aussi avec son sens du groupe, et sa manière « affective » – permettez moi d’oser le mot – de faire de la musique, dans une soirée où l’affectif comptait autant que l’artistique, une soirée des sensibilités à fleur de peau, une soirée qui a permis de plonger en soi, dans les irremplaçables souvenirs qui ont construit et donné du sens à la vie, mais aussi de vivre la musique avec une intensité renouvelée, sans regrets, avec la disponibilité de toujours vers le beau et surtout l’humain. Une soirée abbadienne en quelque sorte, dans un lieu où souffle encore son esprit. [wpsr_facebook]

Les fleurs tombent sur le Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Ferrara Nov 2015 ©Marco caselli Nirmal
Les fleurs tombent sur le Lucerne Festival Orchestra, Andris Nelsons, Ferrara Nov 2015 ©Marco Caselli Nirmal

LUCERNE FESTIVAL 2015: WIENER PHILHARMONIKER dirigés par Sir Simon RATTLE le 13 SEPTEMBRE 2015 (ELGAR: THE DREAM OF GERONTIUS) avec Toby SPENCE, Magdalena KOZENA, Roderick WILLIAMS

Saluts ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Saluts ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Edward Elgar manque sans conteste à ma culture musicale. Je fais partie d’une génération où d’Elgar en France le mélomane connaissait exclusivement Pomp and Circumstance, régulièrement intégré à des disques d’extraits classiques célèbres, associé à un autre marronnier de l’époque, Sur un marché persan de Ketelbey., que je n’entends plus aujourd’hui et que tout mélomane débutant trouvait sous l’arbre de Noël pour peu que sa famille essayât de lui suggérer des goûts allant au-delà de la vague yéyé.
L’évolution du marché du disque, la limitation du grand répertoire classique que désormais les maisons de disques et les organisateurs de concerts essaient d’élargir, d’un côté par le baroque, de l’autre en proposant d’autres pistes et d’autres auteurs des XIXème et XXème font qu’on découvre (on devrait dire redécouvre: l’analyste  ne découvre jamais, il redécouvre, comme le lecteur verdurinesque  ne lit jamais, mais relit…). Je le répète souvent (ce doit être l’âge) mais peut-on imaginer qu’en 1980 on ne jouait pratiquement jamais les opéras de Janaček ni ceux de Chostakovitch, on a avait à peine découvert la version originale du Boris Godunov de Moussorgski, puisque jusqu’à 1979 les grands théâtres jouaient la version Rimski-Korsakov, dont nous avons un témoignage somptueux par le Boris Godunov de Karajan.
Dans ce monde ancien fait d’ignorance et d’oublis qui fut celui de ma jeunesse, Elgar ou Britten étaient des produits exclusivement locaux réservés au public britannique, et ne passaient pratiquement jamais le Channel, bien qu’en l’occurrence, le succès de The dream of Gerontius soit venu de la première exécution à Düsseldorf le 19 décembre 1901 sous la direction de Julius Buths (en présence de Richard Strauss enthousiaste) et non de la création à Birmingham le 3 octobre 1900 dirigée par Hans Richter qui avait reçu la partition la veille de la première répétition orchestrale.
Par bonheur, l’élargissement nécessaire des répertoires a fait que d’Elgar les Variations Enigma ont conquis les publics de la musique classique, mais pas The dream of Gerontius, son grand ‘œuvre, oratorio composé au début du siècle sur un texte adapté du cardinal John Henry Newman , qui arrivait le 13 septembre à Lucerne pour la première fois pour conclure alla grande le Festival 2015 .
Il y a dix ans à peine, c’eût été une œuvre jouée par un orchestre britannique lors d’une tournée. Signe des temps, ce sont les Wiener Philharmoniker qui s’en sont emparés, aidés par Sir Simon Rattle : Rattle et les Wiener sont une affiche suffisamment attirante pour se permettre de proposer une œuvre de consommation exclusivement nationale qui n’appartient pas au grand répertoire international. Et de fait le KKL de Lucerne était presque plein, comme souvent pour des concerts choraux, toujours impressionnants ; on se souvient dans cette même salle du succès du War Requiem de Britten, par Mariss Jansons et le Symphonieorchester des Bayerischen Runfunks, une autre œuvre d’internationalisation récente, malgré un succès jamais démenti.
L’oratorio d’Elgar est moins impressionnant, parce que sans doute plus retenu, vu le sujet : Gerontius se voit mourir et interpelle les forces de l’au-delà au seuil du trépas, puis, étant passé de l’autre côté, se retrouve devant le Juge suprême, accompagné par un Ange, et finira pour un temps au purgatoire. Ce récit ressemble aux récits mythologiques de descente aux Enfers, et nous montre au passage que les religions passent et les motifs restent. Belle leçon de relativisme que d’aucuns pourraient méditer.
C’est donc un sujet grave, intérieur, qui est abordé, et un sujet partagé par tous : qu’arrive-t-il lorsque les portes de la mort sont passées? Le sujet, Gerontius (littéralement le vieillard), vit ses dernières heures au début et passe de vie à trépas : la première partie se conclut par l’apparition du Prêtre (Roderick Williams, baryton) qui accompagne de l’autre côté Gerontius agonisant.
On est passé de l’autre côté et la deuxième partie s’ouvre sur l’âme de Gerontius  accompagné d’un ange (Magdalena Kožená, mezzo soprano) qui va se présenter devant le juge suprême, c’est la partie la plus longue qui se conclut par le jugement tant attendu (on le comprend) rapide, expéditif, presque elliptique : Gerontius est envoyé brièvement au Purgatoire (malgré une intervention menaçante des démons) et pourra ensuite profiter du Paradis pour l’éternité.
D’une histoire somme toute banale (cette histoire qui nous attend tous si on est croyant), Elgar a voulu faire une pièce à la fois mystique, évidemment influencée par Bach, mais aussi un peu plus théâtrale (et donc on l’a appelée le Parsifal anglais), même si le suspens est assez mince et que l’intrigue reste sommaire. Il s’agit d’un Weihfestspiel, d’un Festival sacré, qui prolonge la tradition des mystères médiévaux dans une volonté de représenter le sacré, mais aussi de représenter la mort, ou même celle des oratorios romantiques à la Mendelssohn. Le passage de vie à trépas est justement le silence entre première et seconde partie. À la solitude du vivant (Gerontius agonisant), et au cérémonial d’accompagnement symbolisé par le prêtre qui intervient en fin de première partie, fait pendant en deuxième partie la présence de l’ange, qui casse la solitude initiale, comme si en quelque sorte la seconde vie était plus réconfortante que la première, et que l’âme n’était pas seule face à l’angoisse du Jugement comme le mortel l’était face à la mort.
La musique de Elgar est une musique recueillie, très élaborée, avec des niveaux sonores qui composent un tissu tressé avec soin, avec des interventions du chœur sublimes : en est-elle plus émouvante ? J’avoue ne pas avoir été sensible à cette harmonie monumentale, un peu froide pour mon goût et sans vraie élévation. Du moins l’ai-je ressentie ainsi. Une partition complexe, un monument bien construit et avec quelques moments réussis, mais une partition qui ne porte pas l’auditeur, comme Parsifal par exemple peut porter, ou comme une passion de Bach peut contraindre à regarder en soi.

Magdalena Kožená, Sir Simon Rattle et Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Magdalena Kožená, Sir Simon Rattle et Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Il serait évidemment nécessaire d’écouter cette musique plusieurs fois pour en découvrir d’autres secrets. Il reste que l’exécution pouvait difficilement être plus réussie. Sir Simon Rattle, en bon britannique, en connaît les ressorts et propose un travail millimétré, d’une rare précision, attentif à toutes les inflexions dont il indique le mouvement. Le travail sur le son est prodigieux, sur le dosage des volumes, sur les équilibres entre solistes et chœur dans une salle où il n’est pas toujours facile de travailler les voix. Il est même fascinant de constater comment il donne une direction contenue à l’orchestre, jamais tonitruante, toujours très équilibrée, favorisant l’intériorité.
Les Wiener Philharmoniker je l’espère, enregistreront cette œuvre tant leur son fait merveille, à la fois chaleureux et somptueux, mais en même temps jamais démonstratif et tendant toujours vers le méditatif. Même les cuivres jamais ne se détachent de cette impression d’un son global et velouté avec des moments proprement stupéfiants, comme lorsqu’il accompagne le chœur des âmes du Purgatoire (Bring us not, Lord, very low…come back again, O Lord) ou l’âme de Gerontius (My soul is in my hand) dans une sorte de sorcellerie sonore.

Le chœur, le BBC Proms Youth Choir, dirigé par l”inévitable et remarquable Simon Halsey, rompu à ce répertoire, est absolument magnifique de présence, sans jamais être spectaculaire lui non plus, mais souvent aérien, souvent tendu aussi comme. Vrai personnage du drame, il est le chœur antique qui participe à l’action en la commentant. Là où il m’a séduit le plus, c’est au moment de l’apparition des démons, où l’on entend le Berlioz de la Damnation de Faust et notamment la Course à l’abîme (By a new birth and a an extra grace…).
C’est bien là ce qui m’a frappé : il y a comme un retour à l’antique, mais pas à l’antiquité, à une antiquité revue par la Renaissance, une antiquité lue par Raphaël et les milieux néoplatoniciens. C’est un peu pourquoi j’ai parlé à mes amis d’une exécution préraphaélite. J’ai ressenti non pas un romantisme ou un post romantisme, mais une volonté de se placer bien en amont, dans une renaissance revisitée par le XIXème, mais avec la même rigueur et les mêmes couleurs chatoyantes que celles qu’on peut contempler  ou dans les tableaux de Benozzo Gozzoli ou dans les Loges de Raphael, mais surtout dans les tableaux de Hunt, de Rossetti ou de Millais, antérieurs d’une cinquantaine d’années, mais que cette musique m’a évoqué, à la fois dans sa froideur et sa chatoyance.

Roderick Williams, Toby Spence, Magdalena Kožená ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Roderick Williams, Toby Spence, Magdalena Kožená ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Au service de cette exécution, trois solistes: le baryton Roderick Williams, un artiste vu à Lyon dans Sunken Garden le printemps dernier, n’a peut-être pas la noblesse de timbre voulue par le rôle du prêtre, il en fait un prêtre un peu trop terrestre; il chantera aussi à la fin l’ange de la mort, élevé auprès de l’orgue (il est pour mon goût meilleur en Ange de la mort qu’en prêtre) accompagné par un orchestre à dire vrai sublime.
Magdalena Kožená est un ange magnifique, la voix est allégée, très attentive à l’expression et à la diction. J’ai souvent exprimé des doutes sur certains des rôles qu’elle a chantés récemment pour applaudir sans réserve cette fois à une prestation à la fois sensible, avec une voix très présente et en même temps allégée de manière surprenante, avec de beaux aigus bien déployés. Son rôle m’a rappelé celui de l’Ange dans une autre cérémonie religieuse qu’est le Saint François d’Assise de Messiaen. Il n’y a pas tant d ‘anges à l’opéra, et celui-ci lui sied bien : elle avait d‘ailleurs pour l’occasion revêtu une robe blanche, très simple et évidemment très en phase. On retiendra des moments vraiment séraphiques comme les alleluia initiaux ou l’extrême légèreté presque impalpable de The eternal blessed His child, ou de l’émouvant Farewell final.

Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
Toby Spence ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

Toby Spence enfin  : nous connaissons depuis longtemps cette voix de ténor très claire, voire quelquefois mate, douée d’une superbe technique et d’une diction impeccable. On aurait pu craindre que la voix ne se perde dans cet océan orchestral et choral ; il n’en est rien. Même si la voix de Spence est ténue, elle convient bien à ce personnage de vieillard agonisant puis d’âme de vieillard .
Sir Simon Rattle veille aux équilibres dans une salle qui n’est point sympathique aux voix, et Toby Spence sait doser son volume, et surtout sait poser et projeter sa voix, ce qui est nécessaire vu la longueur de la partie, qui est le rôle principal. Il y a des moments proprement stupéfiants par exemple lorsqu’il prononce de manière si lyrique Then I will speak. Ou dans la partie finale, That sooner I may rise, and go above. Le rôle rappelle par son importance celui de l’évangéliste dans la Passion selon Saint Mathieu de Bach, à la différence qu’ici nous sommes entre l’oratorio et le Mystère, avec des personnages qui jouent en même temps des rôles, l’œuvre est toujours à la limite entre les deux et je serais curieux de voir un Sellars s’en emparer, ce qui est imaginable vu qu’il a travaillé sur Bach avec Sir Simon Rattle.
En attendant, il y avait de quoi être ravi de ce final grandiose du Festival 2015, exécuté avec un engagement phénoménal, et même si, emporté avec enthousiasme par les musiciens, je n’ai pas été emporté par la musique. [wpsr_facebook]

L'organiste et le BBC Roms Youth Choir ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL
L’organiste et le BBC Roms Youth Choir ©: Priska Ketterer, LUCERNE FESTIVAL

RADIO-FRANCE 2015-2016: Daniele GATTI dirige l’ORCHESTRE NATIONAL DE FRANCE le 17 SEPTEMBRE 2015 (BEETHOVEN-BERLIOZ) avec Sergei KHATCHATRIAN, violon

Daniele Gatti et le National le 17 septembre 2015
Daniele Gatti et le National le 17 septembre 2015

Que Gérard Courchelle se rassure, dans un an Daniele Gatti sera parti à Amsterdam, une ville de province (unie) lointaine dotée d’un orchestre de bas étage où ce pauvre Gatti a trouvé refuge…Monsieur Courchelle pourra tout à loisir interpeller l’esprit de Bernstein (et des autres) dans une séance de spiritisme critique. J’ai été profondément choqué de la grossièreté de son intervention, et par rapport à l’orchestre et par rapport au chef, le vendredi 18 au matin sur France Musique. Je ne suis pas choqué qu’il n’aime pas, tous les goûts sont dans la nature, et c’est la liberté du critique de l’exprimer, mais je suis ulcéré de la méthode, de plus sur des ondes spécialisées. Je savais qu’il n’aimait pas Gatti, je ne savais pas qu’il ne savait pas pourquoi, au point de ne pas argumenter mais plutôt asséner en évoquant les mânes de Bernstein et en faisant écouter un extrait de la Fantastique par le National d’il y a plusieurs dizaines d’années et par Bernstein plutôt que de faire écouter une minute du concert et ensuite d’expliquer pourquoi ce qu’on écoutait était détestable. Mais argumenter, ça coûte, et du travail, et un peu d’audace. Faire ce qu’il a fait, cela ne coûte rien, cela évite d’argumenter de manière véritablement critique, et cela prend l’auditeur pour un imbécile. Mais sans doute se regardait-il au miroir.

C’était le concert d’ouverture de la dernière saison du directeur musical de l’Orchestre National de France dans un auditorium rempli, et pour un programme Beethoven-Berlioz, programme logique compte tenu des liens musicaux que Berlioz entretenait avec Beethoven, dont le troisième mouvement de la Fantastique, aux champs, est un témoignage, tant il renvoie à la Pastorale.

Le concerto pour violon en ré majeur op. 61 de Beethoven était interprété par Sergei Khtachatrian, que j’avais déjà entendu à Lucerne en 2014, dans cette même œuvre, mais dirigée par Gustavo Dudamel, et les Wiener Philharmoniker . Le jeune violoniste à peine trentenaire a donné là encore une vraie preuve non seulement de maîtrise de l’instrument, c’est bien le moins, mais d’une capacité singulière à dessiner un univers, c’est à dire produire de la musique et pas du son, ce qui ne pouvait que créer entre orchestre, chef et soliste une entente vraie.

Le premier mouvement, particulièrement long pour un concerto, permet à l’orchestre de s’exposer d’abord, de manière énergique, mais en même temps jamais tonitruante. Ce Beethoven là est lu  romantiquement, avec une belle capacité de l’orchestre à colorer mais avec un son au total assez classique, étrangement plus classique que pour la Fantastique qui va suivre. En tout cas, l’orchestre réussit à créer l’écrin idoine dans lequel le son du violon de Sergei Khatchatrian va se lover. Ce jeune violoniste n’est pas un virtuose au sens de la machine à sons que peut être une Midori. Chez lui, la virtuosité est au service d’un ressenti. Le jeu est sensible, presque fragile à certains moments, et jamais gratuit, dans les cadences redoutables du premier mouvement, Khatchatrian est évocatoire, et jamais démonstratif. C’est bien là ce qui me plaît dans ce geste toujours sur un fil, semblant toujours au bord de la rupture et profondément investi. Dans le second mouvement, un peu comme dans le Bach donné en bis, c’est cette apparente fragilité, d’un son à la fois délicat et affirmé qui frappe et qui ravit. le dernier mouvement où le dialogue avec l’orchestre est si important a semblé s’installer dans un chant à deux bien calé, les violons du national emportés par l’excellente Sarah Nemtanu répondent en écho avec un toucher de cordes lointain, voire à peine esquissé, quand l’énergie immanente est portée par d’autres pupitres.

Gatti aime le vrai dialogue avec le soliste et déteste en concert les performances parallèles, où chacun joue sa partition et fait sa musique sans écoute de l’autre ; il recherche au contraire sans cesse la rencontre musicale. Il a rencontré cette sensibilité-là, avec un orchestre en phase, mais jamais soumis ou contraint. Il y a partage des rôles dans une sorte de simplicité, ou plutôt de netteté où chacun joue sa part de l’univers construit en commun. L’acoustique très analytique de l’auditorium de Radio France et la proximité du son donnent en plus une sorte d’intimité  (un peu perturbée à la fin du premier mouvement par un projecteur rétif) assez chaleureuse au total.

Si ce moment fut vraiment de belle facture, et si cela confirme le grand talent de ce jeune violoniste, c’est la Symphonie Fantastique qui fut vraiment étonnante.

Cette pièce si intrinsèque à un orchestre français, une sorte de marronnier du répertoire (le National l’a jouée une semaine auparavant à Montreux avec un autre chef), Daniele Gatti la dirigeait pour la première fois, c’est à dire qu’il l’a abordée avec son propre background, d’une manière neuve, face à un orchestre qui la connaît par cœur, avec sans doute des habitudes de jeu, et une tradition que Gatti va prendre comme souvent à revers.

Ce qui est étonnant avec Daniele Gatti, c’est qu’il n’est pas vu par certains comme un chef sensible, mais comme une sorte de bulldozer fantasque, qui agence les sons pour les heurter, j’entends d’ici les contempteurs : « c’est grossier » « c’est trop contrasté » « c’est trop heurté », « il n’y a pas de ligne », « où est l’élégance française ?». En somme Gatti est toujours trop ou pas assez, mais il n’est jamais juste.

Or, cette Fantastique est en 1830 à sa création comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Berlioz est à la symphonie ce que Hugo est au théâtre la même année avec Hernani : il bouscule, il étonne. Le monde de la Symphonie beethovénienne est à peine né et Beethoven est alors encore musique nouvelle (la 9ème remonte à 6 ans auparavant) et pas tradition, et voilà que ce tout jeune musicien qui vient d’obtenir son prix de Rome, gage de conformisme de bon aloi et de classicisme ecclésial  nous projette tout de go au seuil de Mahler, voire au-delà et nous bouscule par une symphonie à programme  qui se dégage de la forme traditionnelle en quatre mouvements pour nous en servir cinq, qui sont des parties, c’est à dire que ce jeune Berlioz de 27 ans bouscule formes et canons pour nous raconter l’histoire de l’artiste voué au Sabbat. Car c’est bien de l’artiste qu’il s’agit, un artiste en “enfant du siècle” dans la Confession d’un enfant du siècle qu’est cette symphonie. Il y a dans cette œuvre le Hugo d’Hernani, le Musset contemporain, et le Baudelaire d’un futur synesthétique  ou même le Rimbaud des archipels sidéraux, ou, mieux, celui de la Lettre au Voyant : écoutons-le, et nous y retrouvons Berlioz, via Gatti : « Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. »

…la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène… C’est à croire que Rimbaud était ce soir-là dans la salle…
Sidéral et sidération, voilà le message qui m’est parvenu de cette exécution princeps du maestro italien, déjà mémorable par sa nouveauté, son audace, son extrême sensibilité et l’intelligence du cœur qui transparaît à tous les moments de cette exécution.
D’abord, Daniele Gatti se place du point de vue de la jeunesse, et non avec le regard de celui qui va faire passer Berlioz à la moulinette brahmsienne comme si souvent, un Berlioz mature et lu dans cette œuvre comme déjà un classique, avec sa doxa. Mais un Berlioz neuf  au monde…

Quand Berlioz écrit sa symphonie, il est plein du bouillonnement esthétique de l’époque, plein du Sturm, du tourbillon tempétueux qui prend la jeunesse artistique française et qui remet en cause les canons du classicisme usé, ressassé, fossilisé, fané.
Alors il faut déranger, il faut secouer, il faut frapper. C’est ce qu’a choisi de montrer Daniele Gatti.

Ce qui étonne d’abord c’est ce début (Rêveries-passions) d’une extrême tension mais aussi d’une extrême délicatesse, qui crée une ambiance retenue, mystérieuse, où les pupitres se distribuent une parole presque frissonnante, déjà habitée, déjà presque incarnée dans l’attente d’un moment. Ce que Gatti arrive à obtenir de l’orchestre, qui montrera pendant tout le concert combien il adhère à cette vision, est vraiment étonnant, des sons à peine émergés du silence, des cors d’une incroyable légèreté, presque en revers de l’instrument ; les harpes en revanche sont franches, nettes, précises, en rien évanescentes dans une valse d’une légèreté incroyable où Gatti met Un bal en scène : seule une partie des violons joue  et le dernier rang des cordes reste silencieux, et fait comme tapisserie tandis que les autres jouent et en quelque sorte, valsent. Il allège ainsi le son pour donner à la valse son rythme et sa forme, et cela en même temps installe définitivement le théâtre des sons qu’est cette symphonie, où le chef joue et se joue des contrastes, qu’il exalte, qu’il met en exergue là où on ne les attend pas avec un jeu sur les volumes et les masses qui est étourdissant. Ahurissant même, tant tout cela est neuf.
En même temps, il met en place une véritable organisation du son, qui organise comme un dérèglement raisonné de tous les sens (merci encore Rimbaud). Oui, c’est un Berlioz rimbaldien avec la fraîcheur et l’énergie de la naissance au monde : la poésie que Gatti nous propose, c’est celle d’un Berlioz débarrassé de toute timidité, vidé de toute honte. C’est la symphonie de la honte bue, la symphonie où tout est possible.
Abbado dans son exécution historique de Mai 2013 à Berlin avait insisté sur les raffinements multiples de cette musique tout en installant lui aussi le futur et le théâtre, en plaçant la cloche de 5ème partie Songe d’une nuit de Sabbat, dans les hauteurs de la Philharmonie, et le son tombait sur nous en une annonce inquiétante, et en soulignant aussi dans cet océan d’élégance tout ce qui dissonait.

Ici la dissonance est banalisée, elle est noyée dans la mise en scène de l’excès, de l’outrance, de la jeunesse de ce qui est échevelé dans ce jeu extrêmement attentif des masses volumiques comme un choc de masses qui se heurtent dans un chaos, mais un chaos organisé, voulu, comme le chaos de théâtre, le chaos mis en scène et donc incroyablement rigoureux : car Gatti nous montre les qualités d’orchestrateur de Berlioz, il nous montre les systèmes d’échos, il nous montre que le plus échevelé est en réalité le plus maîtrisé. On en revient au dérèglement raisonné de tous les sens. Car tout cela est complètement raisonné, et méthodiquement démonté.

Gatti est ici metteur en scène d’une régie sonore qui nous explose au visage, et en même temps il reste très soucieux de tout ce qui est évocatoire et poétique.
Le début de Aux champs est bien sûr inspiré de la Pastorale, mais ce n’est pas là ce qui intéresse Gatti. Ce qui l’intéresse, lui passionné de post romantisme, c’est d’y chercher l’ambiance mahlérienne, de chercher la respiration de la nature, d’une nature apparemment intouchée sans être sauvage. Mais en même temps ces sons sont contrebalancés à la fin par les roulement de percussions, très discrets très légers d’abord puis plus marqués et insistants qui annoncent les orages futurs et la mort. Une nature qui s’oppose aux orages désirés, comme ce pâtre wagnérien qui dans Tannhäuser contraste avec le Venusberg qui précède immédiatement dans un jeu antithétique entre monde du dérèglement et bel ordonnancement d’une nature domptée, presque cultivée. Cor anglais et hautbois dans leur dialogue annoncent dans le vouloir des orages futurs, mais en même temps soulignent la fascination d’une nature qui respire la sérénité, une (fausse) sérénité à la Giorgione dans La Tempesta.
Tour à tour sereine et ténébreuse, la Fantastique de Gatti n’est pas désordonnée, elle est dérèglement raisonné, mis en place, mis en scène, le dérèglement d’une tête au clair avec elle-même, le dérèglement affirmé et revendiqué et construit. Alors dans ce désordre si organisé ou chacun a sa place pour organiser méthodiquement l’assassinat des temps anciens, certains moments apparaissent presque comme une concession : la marche au supplice, presque plus conformiste, sorte de parenthèse avant le déchaînement du Sabbat, un cauchemar qui n’est que rêve.
Le Songe d’une nuit de Sabbat est un final d’apocalypse, où toute l’énergie accumulée va se réveiller, où le tourbillon évoqué plus haut s’accélère, où à partir de l’hésitation initiale et inquiétante, des jeux de cordes hypertendues et des grimaces de la flûte, presque comme des traits, émerge une marche qui semble hésiter, toujours interrompue par des sons grinçants, la petite harmonie excellente du National fait merveille, pour finir en explosion presque (excusez le crime de lèse Berlioz) verdienne, le Verdi hyper théâtral, à se demander si Verdi n’a pas un peu regardé de ce côté là…. Ici les cloches sont presque discrètes, on doit presque tendre l’oreille, et Gatti joue aussi sur le suspens, sur les silences, il joue aussi sur les rythmes et le tempo, ralentissant pour ménager l’effet d’inquiétude, pour installer le maléfique. On passe indifféremment du doux au fort, de l’inaudible au fortissimo en crescendos conduits avec la sûreté de celui qui sait comment les mener jusqu’à l’explosion (Gatti a été un grand rossinien et il sait ce que crescendo signifie et comment le construire) avec des sons presque jamais expérimentés. Il n’y a là aucune hésitation sur une ligne musicale : la ligne est claire, c’est celle d’un romantisme weberien, une sorte d’hyper gorge aux loups de Freischütz, exécutée avec une rigueur et une exactitude qui laissent rêveurs.
Devant un travail d’une telle conviction, d’une telle intelligence, conduit avec une telle maîtrise, on comprend l’enthousiasme visible des musiciens : ah ! certes, on est loin de la doxa, sans cesse revisitée et polie, mais on est bien près d’une vérité qui semble oubliée, celle d’un Berlioz de 27 ans qui embrasse et l’art et la révolution.
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Sergei Khatchatrian le 17 septembre 2015
Sergei Khatchatrian le 17 septembre 2015

LUCERNE FESTIVAL 2015: WIENER PHILHARMONIKER dirigés par Semyon BYCHKOV le 12 SEPTEMBRE 2015 (HAYDN, WAGNER, BRAHMS) avec Elisabeth KULMAN, Mezzo-soprano

Wiener Phil.et SemyoN Bychkov ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Wiener Phil.et SemyoN Bychkov ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL

Dès le premier accord de la Symphonie de Haydn nous saisit une évidence : quel son ! cela saute d’autant plus aux oreilles qu’on a encore le son du San Francisco Symphony Orchestra de la veille, beaucoup plus linéaire et sans cet incroyable relief. Ici on est saisi. On avait donc oublié cette profondeur, cette chaleur, cette grandeur alors que les viennois sont en formation réduite (Haydn). L’acoustique de Lucerne est à la fois précise et chaleureuse, réverbérante mais pas trop, elle est un idéal d’équilibre et respecte les volumes et l’intensité, et donc quel que soit l’orchestre elle est fidèle. Ici, le son respire et s’épanche : on est immédiatement sur une autre planète. Il faudrait vraiment étudier les différences en bien comme en moins bien entre les orchestres américains et les orchestres européens, et notamment ceux qui portent une tradition séculaire. Y-a-t-il en dépit des différences entre les orchestres un son européen spécifique?
En tous cas, ce son est une captatio benevolentiae. Un piège à délices. Et ce soir, on s’adonnera d’abord à cette jouissance-là, à la jouissance d’un orchestre en très grande forme, sans aucune scorie (les Wiener sont quelquefois irréguliers).
À dire vrai, je ne suis pas un auditeur régulier de Semyon Bychkov, ma dernière expérience fut cette belle Khovantchina viennoise (avec les mêmes musiciens donc) en novembre dernier, mais je dois dire que Bychkov ne m’a jamais ni enthousiasmé ni déçu. Il est très aimé en Italie depuis son passage à Florence, son passage pourtant intéressant jadis à l’Orchestre de Paris n’a pas marqué les mémoires, mais sa carrière est solide et ses prestations ne sont jamais décevantes, même si elles ne sont pas toujours « caractérisées » par des traits spécifiques. Il reste que c’est un excellent chef d’opéra, aussi bien dans Verdi que dans Strauss, mais aussi dans Schubert (Fierrabras) ou dans le répertoire russe, son répertoire atavique puisqu’il a été formé à Leningrad et qu’il a même failli succéder à Mravinski au Phiharmonique de Leningrad.
Il n’a pas en ce moment d’orchestre attitré, mais il dirige cet été les Wiener Philharmoniker dans une tournée qui va l’amener après Lucerne à Bucarest pour se terminer à Vienne.

Haydn a été beaucoup joué cet été à Lucerne, mais la symphonie funèbre (Trauersymphonie, le nom ne vient pas de Haydn) I :44 (1770/71) est-elle vraiment avec son début particulièrement grave une parfaite illustration de la thématique « Humor » du Festival ? Considérée comme une œuvre du Sturm und Drang, le début est particulièrement grave et solennel tandis que le deuxième mouvement est plus dansant (menuet) et que l’adagio est situé en troisième mouvement. Le premier mouvement avec ses contrastes marqués de volume, son relief, est évidemment typique de la période et l’expressivité de sa musique illustre peut-être un moment où Haydn fréquentait un peu plus l’opéra. On dit qu’il exprima le désir que le mouvement lent (le troisième, et c’est inhabituel) soit joué à ses funérailles. Le mouvement dansant, avec sa couleur de cour, tranche un peu avec la gravité de l’ensemble qu’on retrouve au dernier mouvement.
Mηδὲν ἄγαν, rien de trop, voilà ce qui marque dans ce que nous avons entendu. Bychkov soigne les couleurs, les équilibres, mais ne charge aucun moment : cela reste un peu distancié, très attentif et parfaitement en place. Mais pas très inventif, les contradictions relatives entre les mouvements, qui eussent pu être tirées vers l’humour noir en lien avec le thème du festival ne sont pas vraiment marquées. C’est une performance très équilibrée, parfaitement classique, mais ni Sturm, ni Drang. Comme c’est parfaitement joué, avec des violons à se damner emporté par le remarquable Rainer Honeck on y prend un grand plaisir, mais c’est un plaisir hic et nunc qu’on n’emmènera pas avec soi dans l’armoire à souvenirs. Souplesse, fluidité, perfection des lignes, pureté du son, on ne sait que privilégier. C’est le pur plaisir de l’oreille dans une interprétation sage qui ne vibre pas, mais qui calme notre soif de beaux sons et de plaisirs immédiats.

Elisabeth Kulman et Semyon Bychkov dans Wesendonck Lieder, Lucerne le 12 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Elisabeth Kulman et Semyon Bychkov dans Wesendonck Lieder, Lucerne le 12 août ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL

Il en va autrement pour les Wesendonck Lieder, chantés par Elisabeth Kulman.
Je me souviens avoir découvert cette chanteuse il y a quelques années à l’occasion de la retransmission télévisée de l’Anna Bolena de Vienne (Netrebko/Garanca) où elle chantait le petit rôle de Smeton.
Immédiatement j’ai été attiré par son beau mezzo, et par une pose de voix qui m’a frappé : je me suis dit immédiatement, voilà une voix qu’il faut suivre.
D’où ce que j’écrivais à l’époque (2010) dans ce blog : La surprise de la soirée vient de l’extraordinaire page Smeton de la jeune Elisabeth Kulman, mezzo autrichien qui devrait être promise aux plus hauts sommets du Panthéon lyrique: il ne faut pas la rater si elle passe en France, elle est stupéfiante d’engagement scénique, d’intensité, de technique, de volume (autant qu’on en puisse juger à la TV). C’est une Carmen évidente (elle l’a à son répertoire), mais elle doit être une Vénus de Tannhäuser assez étonnante. Chacune de ses apparitions (le rôle est assez bref) fut vraiment un magnifique moment. Je l’ai ensuite essentiellement entendue dans Fricka, à Lucerne d’abord (avec le Bamberger Symphoniker et Jonathan Nott), puis à Munich dans la production de Kriegenburg. Elle est tout simplement et de loin la meilleure Fricka actuelle.
Ce qui frappe chez Elisabeth Kulman, c’est d’abord une impeccable diction, aucun mot n’échappe, tout est d’une clarté évidente, c’est ensuite une voix d’une rare homogénéité, charnue, sans ruptures, avec des passages impeccables et une ligne de chant exceptionnelle, ainsi qu’une capacité à contrôler les aigus, pour les filer, pour les atténuer, ou à l’inverse pour les darder.
Mais c’est surtout une véritable interprète, avec un sens du mot et une capacité à dessiner un univers qui rend la rencontre de ce soir vraiment exceptionnelle : il faut l’entendre dès Der Engel, appuyer sur von Engeln sagen, ou plus avant saisir la manière dont elle prononce niederschwebt. Il faut aussi entendre la sensibilité avec laquelle elle prononce versinken à la fin de Stehe still ! ou encore dans Im Treibhaus dont la musique est celle du début de l’acte III de Tristan, cette musique sombre et tendue, j’ai rarement entendu si intensément prononcer Luft (Malet Zeichen in die Luft) et süsser Duft. Il y a la douceur du mot lui même, il y a aussi le souffle qui passe, comme quelque chose de léger et d’aérien, tout comme ce Gruft final de Träume (avec cette musique sublime de l’acte II de Tristan) qui évoque presque une mort heureuse et apaisée (et je ne parle même pas de Allvergessen, Eingedenken dits avec une imperceptible respiration entre les deux, qui donne en même temps une vraie urgence).
À cette voix somptueuse correspond un orchestre à ce moment phénoménal : on ne sait que retenir, de l’alto sur schweben dans Im Treibhaus, ou le hautbois dans Stehe still ! Les instruments chantent avec la voix, dans une sorte d’émulation qui naît évidemment de mutuelles perfections. Et Bychkov, sans jamais « en rajouter », en restant d’une impeccable sobriété, accompagne en vrai chef d’opéra, attentif à la voix, aux inflexions, dosant le volume pour ne jamais couvrir. C’est bien là le sommet de la soirée.
Wagner, toujours Wagner…
La dernière fois qu’on a entendu à Lucerne la 3ème symphonie de Brahms, c’était en 2014 avec le LFO et Nelsons remplaçant Abbado qui aurait dû la diriger si hélas, le destin n’en avait décidé autrement.

Wiener Philharmoniker Semyon Bychkov ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Wiener Philharmoniker Semyon Bychkov ici dans Haydn ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL

On ne revient pas sur l’orchestre qui est ce soir vraiment fabuleux, avec un son d’une clarté et d’un éclat particuliers : avec Brahms, il sonne dans son répertoire atavique. Bychkov, comme dans Haydn, approche l’œuvre d’une manière assez « classique » avec une certaine lenteur, sinon une certaine gravité. La 3ème n’est pas la plus brillante ni la plus énergique des quatre symphonies de Brahms, et Bychkov, sans jamais insister et en travaillant sur la perfection des équilibres et des volumes, propose une symphonie d’une grande clarté, avec des rythmes marqués sans nuire toutefois à la fluidité d’ensemble, mettant en valeur les pupitres (contrebasses au premier mouvement, la clarinette au début second mouvement). Le troisième mouvement plus lyrique et à la fois plus mélancolique, qui a été repris par de nombreux chanteurs populaires dont Gainsbourg, reste tout de même lui aussi assez retenu, avec un tempo lent, sans jamais se « laisser aller » complaisamment à la mélodie, d’une manière presque pudique. Cette retenue est encore plus nette dans le quatrième mouvement à la tonalité plutôt sombre et inquiétante malgré le caractère intense et passionné de l’ensemble. Bychkov préfère visiblement insister sur le caractère mélancolique, sans jamais en exagérer cependant la portée. Cela reste équilibré et réservé. Mais certains moments de ce quatrième mouvement sont tout simplement prodigieux à l’orchestre comme les crescendos de la (longue) coda avant de se terminer sur des rappels du 1er mouvement mais sur une couleur moins éclatante, plus grise, encore plus réservée, qui clôt de manière surprenante la symphonie. C’est bien cette couleur un peu retenue qui semble intéresser Bychkov sur l’ensemble de la symphonie d’où tout vrai brio est évité, au profit d’une réserve et d’un équilibre qui courent l’ensemble de la prestation. Une troisième de Brahms plus grave qu’à l’accoutumée, un Haydn parfaitement classique, plus classique que Sturm und Drang, et des Wesendonck Lieder exceptionnels, voilà une soirée de très haute tenue, d’une certaine sagesse et qui va se terminer par un bis préparatoire au concert du lendemain puisqu’il s’agit d’une variation Enigma de Elgar, interprétée avec un sens des nuances, des niveaux sonores, une légèreté et une subtilité qui donnaient envie d’en écouter plus.
Les viennois sont grands, Kulman immense, et Bychkov était ce soir une garantie de sagesse et d’équilibre. Le tout a produit un magnifique concert, un vrai moment musical.[wpsr_facebook]

Semyon Bychkov ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL
Semyon Bychkov ©: Peter Fischli, LUCERNE FESTIVAL