THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2015-2016: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER les 12 et 15 MAI 2016 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène: Pierre AUDI)

Acte II ©Vincent Pontet
Acte II ©Vincent Pontet

On considère en général Tristan und Isolde comme un long chant lyrique « sublime » dédié à la passion amoureuse. Sublime est l’adjectif dont on qualifie la musique de Tristan, une sorte de longue mélopée tragique et lumineuse presque sans aspérités, qui va donner son sens à ce que nous voudrions voir être l’amour, ou la musique (forcément sublime) de l’amour, qui serait platonicien sans être platonique.
Et de ce point de vue, le Tristan und Isolde que nous avons vu au Théâtre des Champs Elysées s’inscrit en faux, et certains auditeurs l’ont fait bruyamment remarquer : il est dérangeant parce qu’il casse cette image séraphique inscrite dans l’éternité du marbre wagnérien. Il y a dans Tristan du désir et de la passion physiques, mais qui sont presque immédiatement transformés en éléments métaphysiques auxquels le « terrestre » ne peut accéder. Et la musique oscille en permanence entre physique (terrestre) et métaphysique : Wieland Wagner et avant lui Adolphe Appia avaient bien identifié tous les aspects métaphysiques par une mise en scène exclusivement évocatoire, aérienne, essentielle. La structuration des personnages est elle aussi tributaire de cette double postulation. Dès qu’ils se sont rencontrés, Tristan et Isolde ont été projetés ailleurs, tandis que Brangäne et Kurwenal sont ceux qui les ramènent (ou essaient) de les ramener aux contingences terrestres. Et Wagner écrit deux musiques, l’une terrestre voire quelquefois un peu lourde, l’autre « céleste » et métaphysique, la musique de la bulle face à celle du terreau.
Daniele Gatti dans sa lecture très fouillée de la partition a osé faire de cette diversité fondamentale un principe de lecture et de rendu musical de l’opéra, par une analyse précise des mouvements dramatiques, des moments dramatiques et de la manière dont le texte est dit et projeté, le signifiant, et ce qu’il dit, le signifié. Car la première remarque sur cette production, au-delà même du jugement, est un constat, banal en soi quand on parle de Wagner, mais oublié par nombre de spectateurs et d’auditeurs, c’est que le texte wagnérien n’est pas un livret au sens verdien ou puccinien du texte, il est un élément de l’œuvre globale, qui a son autonomie « musicale »( c’est particulièrement le cas dans Meistersinger), alors que dans Tristan, les auditeurs se moquent éperdument de ce qui est dit, au profit de pâmoisons sur la musique, et seulement la musique, d’autant qu’il y a un lieu commun consistant à dire que le texte wagnérien est plutôt médiocre. Or Daniele Gatti est très attentif à la mise en valeur du texte : un seul exemple, dans la scène I de l’acte 2, la manière dont il freine l’orchestre pour n’en laisser échapper qu’un fil sonore, lorsque Brangäne souligne à Isolde le rôle trouble de Melot. Gatti colle à dramaturgie, montrant que le couple musique-parole est indissociable et que la dramaturgie de la parole détermine la dramaturgie de la musique, voire de l’ensemble. Il en résulte un Tristan profondément divers, profondément varié, profondément non tant coloré musicalement, mais coloré d’un point de vue dramaturgique : chaque décision musicale est dictée par une lecture dramaturgique serrée, interrogeant les situations, interrogeant les motivations, interrogeant la nature de chaque personnage. Un des axes privilégiés est la manière d’indiquer très clairement les couleurs voulues de la musique dans un sens concret ou abstrait, physique et métaphysique. Un exemple là encore, à l’acte I lorsque Kurwenal évoque la bannière d’allégresse hissée sur le navire, la musique fait clairement entendre une citation de Meistersinger, alors en gestation, il y a d’ailleurs un système de citations croisées entre Tristan et Meistersinger (Hans Sachs cite Tristan « nommément »). Comme si Meistersinger était la déclinaison comique (ou mélancolique) de la thématique de Tristan traitée sur le mode tragique. Cette attention au texte et cette musique deviennent alors accompagnement dramaturgique, comme elle l’est clairement dans Meistersinger.

Acte II ©Vincent Pontet
Acte II ©Vincent Pontet

Tout chef pour Tristan devrait avoir dirigé aussi Meistersinger, l’opéra le plus complexe du Maître voire le centre de gravité de l’œuvre wagnérienne. Et du point de vue du texte, la distribution dans son ensemble ne mérite que des louanges, tant le texte est dit clairement, tout comme la direction de Gatti, si soucieuse de ne jamais couvrir le plateau et de choisir des rythmes et des tempi qui correspondent aux capacités des chanteurs et à la situation qu’ils expriment.
L’intelligence musicale du propos de Gatti consiste à épouser les pleins et les déliés non d’une partition, mais du texte que la partition accompagne et du sens de ce qui est dit. Voilà pourquoi Schopenhauer, base théorique de l’œuvre de Wagner, doit être central dans la compréhension du travail de Gatti, qui est un travail d’abord intellectuel avant d’être sensible ou musical. Et là-dessus, Gatti est sans concession, à la manière d’un Sinopoli ou d’un Abbado (un autre exemple : avant de diriger Parsifal, Abbado avait lu Gustave Thibon).

Est-ce à dire que pour comprendre l’opéra wagnérien, il faut lire Platon, Feuerbach et Schopenhauer ? Evidemment pas : si les salles wagnériennes étaient des cénacles philosophiques, cela se saurait. Mais à se référer à la philosophie (y compris Nietzsche), on comprendra évidemment mieux, notamment les intentions d’un chef ou d’un metteur en scène.
Et il y a donc aussi deux voies, grosso modo, pour mettre en scène Tristan und Isolde, ou bien l’on en fait une abstraction, un travail schopenhauerien construit autour du duo d’amour du 2ème acte, nuit, mort, amour et toute la trame n’est plus que fils tissés autour de ce moment: peu de décor, des lumières, des ombres, une sorte d’espace mental : c’est le choix de Wieland Wagner, et avant lui d’Adolphe Appia : c’est un choix inscrit dans les gênes du théâtre, depuis la naissance de la mise en scène moderne. C’est aussi malgré un décor marqué, le choix de Klaus Michael Grüber, Jean-Pierre Ponnelle,  Heiner Müller,  Patrice Chéreau, ou même d’Alex Ollé à Lyon, et bien sûr de Sellars/Viola, dans un style de « théâtre-performance ». C’est à dire un choix partagé par la plupart des metteurs en scène, dont Pierre Audi dans cette production.
L’autre voie, c’est de raconter une histoire « historiée », avec un décor très fonctionnel, un espace qui semble faire sens, des personnages qui existent hic et nunc : c’est par exemple le choix récent de Mariusz Trelinski, qui construit un cadre nocturne, sombre, aqueux, glauque pour son histoire, très circonstanciée, ou Claus Guth, qui en fait une sorte de métaphore musicale des amours de Wagner et de Mathilde Wesendonck , et un rêve de Mathilde Wesendonck agonisante.

Il est clair que Wieland Wagner a beaucoup marqué dans son approche de Tristan, seule (ou à peu près)  mise en scène bayreuthienne de lui dont on possède des images animées (à Osaka avec Boulez), et il est tout aussi clair que les mises en scène des années 70 et 80 en sont largement tributaires (voir August Everding à Bayreuth). Enfin, un mot du concret/abstrait de Christoph Marthaler, avec son décor à strates temporelles : du premier au dernier acte, on avançait dans les temps, comme si cette histoire était inscrite dans notre mental de toujours, et dans un décor à la fois très concret, mais abstrait à cause du travail sur l’espace vide. Ce fut pour moi sans doute dans les quinze dernières années la mise en scène la plus musicale et la plus convaincante, y compris dans ses aspects décalés, voire cocasses.

Prélude ©Vincent Pontet
Prélude ©Vincent Pontet

Pierre Audi choisit l’option « Appia » à cause d’éclairages changeants, de jeux d’ombres, de lumières aux découpes précises, mais comme Marthaler  il projette l’acte III dans un moment temporellement séparé, projeté vers le contemporain, hors du temps des deux autres en tous cas, puisqu’il propose des costumes plus contemporains, les coiffures réelles des chanteurs et non des perruques, et donc les protagonistes qui semblent non plus des rôles, mais eux-mêmes. Au troisième acte, semble nous dire Audi, on ne joue plus. Raum und Zeit se mélangent dans une vision parsifalienne (et le prélude de l’acte III de Gatti, stupéfiant, tire vers cette idée), où Tristan agonisant ne cesse de jouer sous un sarcophage, celui de son père, mais ce pourrait être aussi le sien propre, comme si on jouait le drame sacré de Tristan à l’occasion de ses funérailles. D’où les jeux de reflets dans le « cube » central où apparaissent les personnages jouant devant le trou noir de la salle, où apparaît selon la place qu’on occupe le chef, comme si le troisième acte était non histoire mais représentation : d’ailleurs le cube central du décor est comme une chambre noire où l’on voit les reflets presque comme en négatif.

Philtre ©Vincent Pontet
Philtre ©Vincent Pontet

Mais ce travail m’est apparu sans véritable clarté, même s’il n’est pas dépourvu d’idées et qu’il pose des questions sur l’œuvre, et même avec des moments bien réalisés – le deuxième acte par exemple, malgré un singulier décor. Dès le prélude, Audi évoque le passé, par une pantomime parlante autour de l’épée (qu’on retrouvera en écho dans la scène entre Isolde et Tristan avant le philtre) et le premier acte, le plus théâtral, le plus « concret », le plus explicatif, se déroule dans des ambiances diverses et multiples, avec d’incessants changements de décors, des cloisons qui bougent figurant cales et carénage du navire, et qui bougent tellement et trop qu’elles finissent par gêner la concentration et l’audition. Certes, elles contribuent à isoler les personnages dans leurs drame et à multiplier les points de vue pendant qu’en arrière plan des ombres montrent une sorte de « chœur muet » séparé des protagonistes, certes, l’instabilité du décor figure les hésitations ou l’instabilité de la situation, mais c’est mal fichu et ça fait trop de bruit, avec quelques idées dont celle de faire de Brangäne une sorte de mage qui contrebalance par un geste presque rituel (regard au travers d’un cristal blanc et lumineux) l’effet du philtre (qui est une pierre noire maléfique).

Acte II, duo ©Vincent Pontet
Acte II, duo ©Vincent Pontet

Si tout bouge au premier acte,  tout est figé au deuxième, dans une sorte de forêt primaire et pétrifiée faites d’os de baleine disposées savamment (un sanctuaire ?) autour d’une pierre noire, une sorte de Lapis niger qui devient transparente au coeur de la nuit d’amour, figée qui d’une certaine manière fige aussi les protagonistes, dont le jeu est réduit au minimum, volontairement : le duo de l’abstraction amoureuse ne peut être perturbé par des attouchements ou des choses de « vivants », on est ailleurs, dans les limbes de l’amour, dans l’espace où tout n’est plus que représentation « Le monde comme volonté et représentation » dirait Schopenhauer : donc les amants ne se touchent quasiment pas, ils chantent chacun dans son espace – souvenir de Wieland, souvenir des mises en scène des années 70, mais dès que l’amour est évoqué, les deux êtres se positionnent en des points opposés du plateau, ou chantent face à la salle, sans se toucher.
Pendant les deux premiers actes, les vêtements, les coiffures nous renvoient à une sorte d’origine comme un Urwelt primitif lointain, fantasmé, irréel, vaguement sauvage un monde d’ombres, de quelques rais de lumière, sans vraie consistance. L’idée d’un Melot vieillard physiquement déchu, (très bon Andrew Rees) étayé, d’un corps tordu, est une des bonnes idées de la mise en scène, qui explique à la fois la jalousie éprouvée envers Tristan, et la scène du « duel », au demeurant assez mal réalisée, même si l’idée d’Isolde s’interposant n’est pas mauvaise en soi. Quant à Marke, il est au contraire dans la force de l’âge, de l’âge de Tristan ou peu s’en faut, – et d’ailleurs à ce titre, le timbre clair de Steven Humes est plutôt bienvenu – et cela donne au drame une couleur encore plus humaine : se détourner d’un Marke vieillard à qui Isolde serait vendue pour embrasser une histoire de couple « banal » et de trahison d’amitié plus que de vassalité.

Le troisième acte barré par un cube (une chambre) aux reflets multiples et où se reflète même le chef d’orchestre, et bien entendu le monde et le son se mélangent : et la musique (le chef) devient elle-même drame. Plus de « Urwelt », plus de perruques ; les personnages sont dans leur naturel d’individus, Isolde avec ses cheveux courts (elle avait une longue perruque) Brangäne de même  ainsi que tous les protagonistes masculins : Melot méconnaissable ne se reconnaît que par sa canne-béquille. Ce basculement du temps interdit tout effet de suivi des 1/2ème actes et du 3ème.  Le troisième est « révélateur », au sens photographique du terme (la chambre est noire…) d’une situation et le sarcophage révèle le destin de cette histoire. Mais il n’y plus ni histoire ni suite, mais simplement un espace commun où ce que nous venons de vivre aux actes I et II devient une sorte de rêve commun des protagonistes et de Tristan qui revit l’histoire dans un mouvement semblable à ce que faisait Sautet dans «Les choses de la vie», mais qui est aussi déjà mort et embaumé, comme si on entrait déjà dans le mythe ou qui va compléter la lignée des morts – si le sarcophage est celui du père de Tristan. Et les scènes finales, après le déchirant monologue de Tristan et l’ailleurs auquel il renvoie, c’est l’intrusion du monde (Kurwenal, Marke, Brangäne) en un authentique jeu de massacre qui va contraster avec la Liebestod, inscrire dans la chambre noire devenue chambre de lumière où Isolde apparaît en contrejour puis s’éloigne, en une image non d’apaisement, mais d’abstraction où l’espace s’élargit et respire (d’où le crescendo final inattendu) dans un contre jour sublime. C’est du moins ce que j’ai pu ressentir en voyant le spectacle. Audi a beaucoup travaillé la lumière, avec des ambiances très subtilement variées : Jean Kalman a fait un magnifique travail, car la lumière, le jour et la nuit sont des protagonistes de cette histoire : dans Tristan (c’est dit au 2ème acte) la lumière, c’est la mort et la nuit c’est la vie. Chaque rai de lumière est une intrusion mortelle. Tout cela est cohérent, mais ne va pas assez loin, n’est pas toujours clairement affiché, dans un décor de Christoph Hetzer au total pour mon goût relativement laid, malgré de très beaux éclairages.

Acte II, duo ©Vincent Pontet
Acte II, duo ©Vincent Pontet

La direction de Daniele Gatti, pour son premier Tristan s’appuie sur les qualités spécifiques de l’orchestre français, un National de France à des sommets qu’on croyait inaccessibles, un National de France complètement engagé, dans la main de son chef, lui répondant au doigt et à l’œil dans une relation de confiance visible : un peu tendu à la première, il donne le 15 mai une prestation inoubliable, prodigieusement raffinée, d’une énergie et d’une tension peu communes, le projeantant au niveau des plus grandes phalanges actuelles. Ces qualités de l’orchestre français , on les reconnaît à la fois pour un travail très approfondi sur les bois, qu’il tire résolument vers Debussy, et aussi pour faire ressortir un côté aérien de la partition, transparent, clair, que peut-être Gatti n’eût pu faire émerger avec une autre phalange. En même temps, c’est bien le caractère des chefs italiens dans Tristan que de travailler sur cette transparence et Gatti est « conforme » à cette tradition – l’une des plus riches de l’histoire de l’interprétation wagnérienne commençant à Guarnieri et passant par Toscanini, De Sabata et Abbado. Le prélude est particulièrement emblématique de cette approche : j’ai rarement entendu un prélude au son aussi aéré, d’une insondable mélancolie, mais gardant toujours une certaine tension qui se développe au premier acte, aux couleurs très variées, de la mélancolie initiale à la joyeuse allégresse typique des maîtres chanteurs quand Kurwenal évoque la bannière de la joie hissée sur le navire, ou l’ironie mordante et désespérée d’Isolde face à Tristan, Gatti donne une multiplicité de couleurs au texte, marquant aussi le drame, voire la tragédie : on sent qu’il dirige Mahler, car il sait rendre la musique ou grinçante, ou ineffablement lyrique : l’adéquation texte/musique est lumineuse, et les variations de couleurs sont nombreuses, qui déterminent ensuite des choix de tempos quelquefois inhabituels, mais jamais erronés : Il sait d’ailleurs nous dessiner une ambiance, qui évoque tantôt certains moments du Ring – citations musicales exhumées et entendues comprises-, à d’autres le Tannhäuser, ce double de Tristan que Wagner voulait revoir à la veille de sa mort.
La présence des bois et notamment du cor anglais magnifique, donne à certains passages une puissance inouïe, comme ce prélude du 3ème acte qui par sa lenteur, et son épaisseur rejoint par certains aspects celui du 3ème acte de Parsifal et même le presque contemporain prélude du 3ème  acte des Meistersinger, lui aussi prélude à un long monologue existentiel du héros. Gatti y dessine un univers poétique, hors sol, qui va colorer tout le dernier acte.

Il travaille aussi la signification des tempi : à la mélodie de la Liebestod qui clôt le duo d’amour, il applique un tempo rapide, urgent, haletant même, alors que la même mélodie à la fin de l’acte III devient une sorte de mélopée lente, absente, presque majestueuse, également grâce à la voix de Rachel Nicholls, qui réussit à proposer une Liebestod pleine, présente et en même temps évanescente : c’est l’une des plus belles Liebestod entendues ces dernières années, supérieure par sa sensibilité et l’émotion qu’elle dispense à bien d’autres considérées comme des références. Rachel Nicholls, ou la sensibilité de l’émergence. L’orée d’une carrière, sans doute.
Et Daniele Gatti va rechercher tous les détails de la partition qui montrent les différents niveaux d’écriture, et fait émerger le labyrinthe des subtilités wagnériennes : il souligne les moments où la musique de Wagner est volontairement terrienne, comme lorsque Kurwenal parle, mais aussi à certains moments des interventions de Marke, ou de Brangäne, et il s’attarde sur le caractère céleste d’autres moments comme le duo du 2ème acte (c’est plus attendu) , bouleversant de poésie . Mais il sait aussi démêler moments « terriens » et « célestes » dans un même mouvement, grâce au jeu sur les pupitres (clarinette magnifique). L’évidente concentration de l’orchestre se lit aussi à la manière dont ils répondent, à la subtilité des appuis, de telle phrase plus longue, plus étirée, plus dilatée,  suivie d’une concentration rarement directe, mais toujours modulée. Il y a là un travail d’une très grande profondeur, très varié, d’une très grande richesse que d’autres lectures ne nous ont pas fait toucher du doigt. Ce Tristan est toujours dramatique, mais jamais massif, jamais lourd, jamais surligné. Jamais par exemple les moments les plus connus ne sont soulignés de stabilo dans le style « écoutez comme je rends bien la musique : jouissez bonnes gens ! ». Un seul exemple, l’utilisation de la harpe, qu’on entend toujours clairement et systématiquement dans le duo du 2ème acte, beaucoup plus clairement que dans d’autres lectures et lorsque s’éteint la musique de la Liebestod, la harpe intervient nettement alors que très souvent on ne l’entend pas (Thielemann à Bayreuth par exemple): elle est pourtant déterminante pour la couleur de cette fin. Seul, de toutes mes expériences de Tristan, Claudio Abbado les faisait entendre, très fortement, très nettement ; ici Gatti fait de même, moins nettement que chez Abbado, mais bien de manière présente quand même, comme des sons à la fois sourds et fluides, comme un discret adieu ou un discret avertissement.
À ce travail d’artisan du son correspond une distribution complètement convaincue parce que Gatti, grand chef d’opéra, sait aider les chanteurs et surtout les écouter, écouter ce qu’ils peuvent faire ou non. Et donc on sent une distribution très réussie, dans son ensemble à l’aise avec l’œuvre. Peut-être le berger (qui est aussi le jeune marin) de Marc Larcher est-il le moins à l’aise de tous, il est vrai qu’il doit ouvrir l’œuvre pratiquement a capella, c’est à dire à découvert : la voix bouge légèrement, à la limite de la justesse. Il faut un ténor familier d’un chant presque bel cantiste ou mozartien pour cela (actuellement, un Tansel Akzeybek, magnifique Nemorino, est la voix la plus juste pour cela) et on se souvient à Paris du merveilleux Toby Spence avec Salonen. Andrew Rees est très expressif, et un Melot plutôt efficace au niveau du chant (ce qui n’est pas le cas de tous les Melot…).
Steven Humes, comme d’habitude, se montre un excellent chanteur pour son premier roi Marke. Chaque parole est sculptée, la voix est puissante, bien posée, bien projetée. On sent l’école de la Bayerische Staatsoper où il est resté 8 ans, mais aussi la formation anglo-saxonne, si soucieuse du texte et sa prestation le 15 mai a été miraculeuse d’émotion, rentrée, de justesse de ton, de présence. La surprise, c’est qu’on attend dans Marke des voix de basse profonde à la Pape ou Salminen, et on a ici une basse au timbre clair, lumineux, qui ne contraste pas avec celle de Tristan et qui par certains côtés, s’en rapprocherait même. C’est surprenant, mais dans le contexte de la mise en scène, où le vieillard est Melot, c’est plutôt cohérent. Magistral.
Michele Breedt promène sa Brangäne un peu partout, elle a chanté dans la production Marthaler à Bayreuth : elle m’a semblé ici plus engagée, plus « personnelle » avec une voix puissante et tendue, et qui contraste timbriquement avec Isolde, au timbre plus clair et plus métallique. Une belle présence et une prestation vocale remarquable, très supérieure à ce qu’on a pu entendre d’elle ailleurs, très incarnée, notamment dans la scène finale où elle donne l’idée d’un chant agonisant (dans cette mise en scène, Kurwenal la poignarde pour faire bonne mesure…).

Kurwenal (Brett Polegato)Tristan (Torsten Kerl) ©Vincent Pontet
Kurwenal (Brett Polegato)Tristan (Torsten Kerl) ©Vincent Pontet

Brett Polegato est magnifique en Kurwenal, voix sonore, merveilleuse diction, grande expressivité : il fait partie de ces Kurwenal très présents vocalement, vigoureux et solides. On a quelquefois des figures paternelles comme Jukka Rasilainen ou Hartmut Welker ou des figures juvéniles ou poétiques comme Michael Nagy (qui à certains moments semblait chanter un Lied au troisième acte) dernièrement à Baden-Baden. Ici, on a une figure plutôt mâle, plutôt énergique et chevaleresque : c’est très réussi.

Tristan (Torsten Kerl) Isolde (Rachel Nicholls) ©Vincent Pontet
Tristan (Torsten Kerl) Isolde (Rachel Nicholls) ©Vincent Pontet

Torsten Kerl est un Tristan au timbre velouté, très lyrique, qui donne une image plus tendre et plus fragile. J’avoue qu’autant son Siegfried ne réussissait pas à me convaincre. Ici son Tristan m’a complètement convaincu. Le 12 mai il a donné quelques signes de fatigue au troisième acte, mais l’ensemble possède une ligne cohérente, bien tenue, avec des notes puissamment tenues, sans jamais de ruptures, y compris dans un troisième acte qui les favorise, le 15 mai, il affichait une forme insolente et a été somptueux, magnifique, émouvant de bout en bout. Tendresse, finesse, intelligence du chant caractérisent cette prestation. Certes, Kerl est plus ténor qu’acteur, mais c’est vraiment un Tristan convaincant.
Rachel Nicholls est évidemment une découverte : elle a remplacé au milieu des répétitions Emily Magee initialement prévue. Ce n’est pas un timbre séduisant au sens où la voix serait charnue et ronde, d’une puissance à la Stemme. Mais elle tient la comparaison, avec d’autres moyens. D’abord, c’est une chanteuse résistante : pas de traces de fatigue, une Liebestod tenue sur un tempo lent que peu de chanteuses peuvent tenir de cette manière. Ensuite, elle a un timbre un peu métallique et aujourd’hui les Isolde de ce type sont rares : nos temps préfèrent les timbres plus chauds et moins coupants aussi bien pour Isolde que Brünnhilde d’ailleurs. Les aigus sont tenus, sont vaillants, même si le suraigu au premier acte est un peu acide, un peu rude. Mais c’est une chanteuse très sensible, à la présence rayonnante et un sens du mot étonnant pour une non germanophone, le mot est dit clairement, l’expression est d’une incroyable richesse, expressivité musicale et expressivité du discours (exemple, la manière dont elle dit « Knecht » d’une rare vérité) elle sait dire l’amour, l’ironie, le sarcasme avec une variété de ton stupéfiante. Je pense que cette prestation parisienne va lui ouvrir de grands théâtres (elle sera aussi Isolde à Rome avec Gatti en décembre). Magnifique Isolde qui n’est pas une enchanteresse éthérée à la Stemme, dont la voix est incomparable mais elle est sans doute plus vraie, plus dramatique : elle plie sa voix au sens et en utilise aussi avec intelligence les défauts, ce qui la rend particulièrement convaincante. Magnifique découverte.

On remarque que l’essentiel de la distribution est anglo-saxonne, témoignage de la vitalité du chant anglo-saxon et des formations dispensées aussi bien aux USA qu’en Grande Bretagne, témoignage aussi du travail des agents artistiques, mais c’est aussi une distribution inhabituelle, notamment pour moi qui laboure l’Allemagne. C’est une distribution « disponible » qui a su se plier au travail du chef, et cette réussite est le résultat d’interactions qu’on lit dans la représentation. Un travail solidaire où il n’y a pas d’histrionisme ou de vedettariat.
Au total, avec les réserves sur une mise en scène non dépourvue d’idées, mais qui reste pour moi au seuil d’une vérité scénique qu’il n’est pas facile de trouver dans Tristan, œuvre qui laisse plus d’espace immense à la théorie et à l’arrêt, qu’au théâtre, c’est surtout une très grande, une immense réussite musicale ; Gatti confirme qu’il est un grand chef pour Wagner, parce qu’il ose aller ailleurs, directement, sans détour et qu’il ose aller contre toute la doxa, et l’on sait que la doxa wagnérienne est une chape de plomb avec ses interprétations convenues ou gravées dans le marbre dont il est difficile de se libérer. Il sait tenter, il sait affronter parce que sa démarche est d’abord pesée, réfléchie, et donc intelligente: c’est un work in progress car un premier Tristan renferme le germe du futur passionnant, avec d’autres orchestres, d’autres couleurs, d’autres cast. Mais comme coup premier, c’est un coup de maître. En ce sens, si je peux comprendre que la démarche de Gatti ne convienne pas à tous, je reste interdit devant l’imbécillité structurelle des hueurs du 12 mai (le 15 ce fut un triomphe indescriptible – comment pourrait-il en être autrement ?) : devant un tel travail, devant un tel orchestre (car le National de France fut prodigieux, et si engagé, et si coloré, et si virtuose !) au pire, on se tait, mais on n’affiche pas publiquement sa bêtise et son ignorance crasses. [wpsr_facebook]

Liebestod ©Vincent Pontet
Liebestod ©Vincent Pontet

LES SAISONS 2016-2017 (4): DE NATIONALE OPERA, AMSTERDAM

Parsifal (Prod.Audi, Kapoor) ©DNO
Parsifal (Prod.Audi, Kapoor) ©DNO

L’Opéra d’Amsterdam (De Nationale Opera) est le modèle parfait du théâtre de stagione, c’est à dire un théâtre structuré autour de productions, en nombre relativement limité, avec une tradition récente, et une politique artistique exigeante. Il n’y a pas de grande tradition d’opéra à Amsterdam. En effet, le bâtiment lui-même a une trentaine d’années; même si le projet d’un opéra est plus ancien, il n’y a rien de comparable  avec la tradition symphonique marquée à Amsterdam par le Royal Concertgebouw Orchestra. C’est un théâtre avec un corps de ballet et un chœur (excellent, dirigé par Ching-Lien Wu) mais sans orchestre, choix initial qui répond à des considérations économiques dues au nombre de productions limité, malgré la présence d’un directeur musical, Marc Albrecht, qui peut diriger  l’un des orchestres symphoniques nationaux hollandais qui tour à tour accompagnent dans la fosse : le Netherlands Chamber Orchestra, le Netherlands Philharmonic Orchestra (qui assure bonne part de la production) le Concerto Köln, le Rotterdam Philharmonic Orchestra, The Hague Philharmonic Orchestra, Les Talens Lyriques, le Royal Concertgebouw Orchestra (qui assure au moins une production annuelle) seront les orchestres présents la saison prochaine en fosse. Le rythme des productions est à peu près de une par mois, sachant que la période allant de fin mai à début juillet est celle du Holland Festival, et donc que le rythme s’accélère (créations, performances).
Bien sûr il y a dans la grosse dizaine d’œuvres (13 cette année) présentées quelques reprises, mais souvent des reprises de productions moins récentes qui sont retravaillées, comme par exemple celles du directeur artistique, Pierre Audi, sur qui repose la politique artistique de la maison depuis les origines, qui lui a donné sa couleur et son ouverture, et qui est lui-même metteur en scène.
La couleur de la maison, c’est d’abord une tradition d’ouverture et de modernité : l’appel à des metteurs en scènes et à des productions d’aujourd’hui, est ici ancré dans les gènes, c’est une politique bien installée dans le Benelux, qui remonte aux années Mortier (années 80), et qui font que Bruxelles, Anvers et Amsterdam, sans conduire la même politique, ont une couleur voisine.

Ainsi donc la saison 2016/2017 commencera par Le nozze di Figaro, et s’achèvera avec Salomé, et comme toutes les saisons, elle apparaît très bien équilibrée, offrant du grand répertoire italien, du baroque, du Mozart, du Wagner et du Strauss, et comme pratiquement chaque année, une création et une œuvre récente. Il y en a pour tous les goûts, pour un public très ouvert, très détendu, et surtout très disponible. Une maison agréable et sympathique, située à Waterlooplein, à 10 minutes de la Gare en tram (n°9) et 5 minutes en métro, direct. Et Amsterdam est à portée de Thalys, si bien que la traditionnelle représentation du dimanche à 13h30 garantit l’aller/retour en journée pour les parisiens.

 

Septembre 2016, pour 9 représentations (6 au 27 septembre)
Le nozze di Figaro, de Mozart dir.mus : Ivor Bolton, avec le Netherlands Chamber Orchestra dans une mise en scène de David Bösch, dont l’activité a explosé ces deux dernières années au point qu’on le voit dans tous les grands théâtres. Cela nous garantit une direction musicale solide, et surtout une mise en scène intelligente (David Bösch, en France, a déjà mis en scène à Lyon Simon Boccanegra et Die Gezeichneten). La distribution de très grande qualité affiche Stéphane Degout dans Il Conte, Alex Esposito dans Figaro, Eleonora Buratto dans La Contessa, Christiane Karg en Susanna, et l’excellente Marianne Crebassa en Cherubino.
Mon avis : vaut le Thalys

 

Octobre 2016, pour 8 représentations (10 au 31 octobre)
Manon Lescaut, de Giacomo Puccini, dir.mus : Alexander Joel (avec le Netherlands Philharmonic Orchestra) rompu au répertoire notamment italien en Allemagne, et mise en scène d’Andrea Breth, qui précéda Thomas Ostermeier à la tête de la Schaubühne de Berlin. Mais la production est l’écrin pour la présence en Manon Lescaut de la star hollandaise actuelle du chant, Eva Maria Westbroek, qui sera Manon Lescaut face au Des Grieux de Stefano La Colla et au Lescaut de Thomas Oliemans.

 

Novembre 2016, pour 7 représentations (9 au 27 novembre)
Jephta, de G.F.Händel, dir.mus : Ivor Bolton, avec le Concerto Köln; mise en scène Claus Guth. Les interprétations d’Ivor Bolton dans ce répertoire sont intéressantes, et les lectures de Claus Guth évidemment stimulantes (Paris a découvert son Rigoletto, et l’an prochain verra son Lohengrin mais le must est son Tristan zurichois). L’Orchestre est fameux, la distribution est vraiment remarquable : Richard Croft en Jephta, mais aussi Bejun Mehta, Anna Prohaska, Wiebke Lehmkuhl, Anna Quintans et Florian Boesch.
Mon avis : vaut le Thalys

 

Décembre 2016, pour 8 représentations (du 6 au 29 décembre)
Parsifal de R.Wagner :  étrange programmation à Noël de cette fête plutôt pascale, sous la direction musicale de Marc Albrecht avec le Netherlands Philharmonic Orchestra. La production est une reprise de la mise en scène de Pierre Audi, fameuse pour les décors d’Anish Kapoor (« Le vagin de la reine ») dans une distribution classique et solide : Günther Groissböck en Gurnemanz, Christopher Ventris en Parsifal, Petra Lang en Kundry, Ryan McKinny qu’on voit de plus en plus sur les scènes internationales en Amfortas.
Mon avis : vaut le Thalys (on ne rate pas un Parsifal, même en décembre)

 

Janvier 2017, pour 6 représentations ( du 15 au 26 janvier)
Die Entführung aus dem Serail, de Mozart dir.mus : Jérémy Rhorer, avec le Netherlands Chamber Orchestra. Un peu plus rare que les autres Mozart, on le retrouve actuellement plus souvent sur les scènes, cette fois dans une reprise de la mise en scène de Johan Simons (le directeur de la Ruhrtriennale), dans une distribution correcte dominée par l’Osmin de Peter Rose, avec Paul Appleby (Belmonte), Lenneke Ruiten (Konstanze), David Portillo (Pedrillo) et Siobhan Stagg (Blonde).

 

Février 2017, pour 7 représentations (du 7 au 25 février)
Le Prince Igor, de Borodine : danses polovtsiennes miraculeuses au milieu d’un magnifique champ de coquelicots dont la photo a fait le tour du monde: après New York, la somptueuse mise en scène de Dmitri Tcherniakov arrive à Amsterdam, avec une distribution voisine. Une mise en scène plus classique que ce à quoi nous a habitués Tcherniakov, une incontestable réussite esthétique, avec quelques changements dans l’ordre des scènes et quelques ajouts musicaux néanmoins…
Le chef Stanislav Kochanovsky habitué des scènes russes (Mikhailovsky) dirigera le Rotterdam Philharmonic Orchestra, dans une très belle distribution, malheureusement sans la fabuleuse Anita Rachvelishvili en Konchakovna (qui sera chantée par Agunda Kulaeva), mais avec un magnifique ensemble dominé par l’Igor d’Ildar Abdrazakov, somptueux, Vladimir Ognovenko, Pavel Černoch, Dmitri Ulyanov, Andrei Popov complètent ; et même Oksana Dyka dans son répertoire il est vrai, avait été correcte au MET.
Mon avis : vaut le Thalys (on ne rate pas un Prince Igor, ni un Tcherniakov)

 

Mars 2017 :
Wozzeck, d’Alban Berg pour 7 représentations (du 18 mars au 9 avril). Une nouvelle production qui va faire couler de l’encre. Bruxelles avait présenté Lulu (avec Barbara Hannigan) Amsterdam présente Wozzeck dans la vision de Krzysztof Warlikowski et de Małgorzata Szczęśniak. C’est Marc Albrecht qui dirigera le Netherlands Philharmonic Orchestra. La distribution est dominée par le Wozzeck de Christopher Maltman, merveilleux dans les rôles de personnage crucifié, tandis qu’Eva-Maria Westbroek sera Marie, aux côtés de son époux Franz von Aken qui chantera le Tambourmajor et que le Doktor sera Sir Willard White. Une distribution vraiment intéressante, une mise en scène sans nul doute marquante, un chef très à l’aise dans ce répertoire et donc qui vaudra le Thalys.

 

The new Prince, de Mohamed Fairouz pour 6 représentations du 24 au 31 mars. Création mondiale. La dernière décade de mars est consacrée au cycle Opera Forward, impliquant diverses structures culturelles et éducatives, consacré cette année au pouvoir, quand il est manifeste (The new Prince) ou quand le drame vient de son absence (Wozzeck). Le jeune compositeur Mohamed Fairouz imagine le réveil de Machiavel en 2032. Le spectateur peut bien se figurer le constat puisque le sous titre du théâtre d’Amsterdam est « blood-curdling revue about power » (litt : revue à glacer le sang sur le pouvoir) à partir d’exemples récents et moins récents : Hitler, les Clinton, Ben Laden. C’est le second opéra du jeune Mohamed Fairouz (à peine 30 ans), émirato-américain (!!) qui travaille avec le journaliste et romancier David Ignatius.
La mise en scène est confiée à Lotte de Beer, « disciple » de Peter Konwitschny, dont la très jeune carrière explose déjà (futurs engagements à Munich, au MET, au Theater an der Wien). C’est Steven Sloane qui dirigera l’Orchestre Philharmonique de la Haye et la distribution inclut Nathan Gunn (Machiavel), Karin Strobos (Fortuna), George Abud (Ben Laden), Nora Fischer (Monica Lewinski) tandis que Paulo Szot sera à fois Clinton et Dick Cheney.
L’agenda du théâtre fait que si vous passez deux jours à Amsterdam il y aura la possibilité de voir les deux spectacles. Pourquoi pas ?

Coeur de Chien (Prod.Mc Burney) un des must de la saison © DNO
Coeur de Chien (Prod.Mc Burney) un des must de la saison © DNO

Avril 2017
Cœur de chien (Собачье сердце), d’Alexander Raskatov, d’après Boulgakov, sur un livret de Cesare Mazzonis (6 représentations du 22 avril au 5 mai). Reprise de la création triomphale de 2010 dans la production étourdissante de Simon Mc Burney. La reprise d’une création  est chose suffisamment rare pour qu’on la souligne, et dans ce cas, c’est pleinement justifié vu le succès européen (Lyon, Londres, Milan) de ce spectacle, l’un des plus virtuoses de cette décennie. C’est comme à Lyon Martyn Brabbins qui dirigera le Netherlands Chamber Orchestra et la distribution pratiquement identique à celle de Lyon est sans reproche : Sergueï Leiferkus, Elena Vassileva, Peter Hoare, Nancy Allen Lundy, Andrew Watts,  Robert Wörle, Ville Rusanen…
Si vous n’avez pas vu ce spectacle, vaut le Thalys, évidemment, et plutôt deux fois qu’une.

À noter qu’ une version pour enfants du texte de Boulgakov sera présentée deux semaines plus tard pour 4 représentations (du 13 au 17 mai – 2 représentations le 14 mai), avec une autre musique (de Oene van Geel et Florian Magnus Maier) sous le titre « Cœur de petit chien » (Hondenhartje)

 

L’art de la programmation c’est de savoir alterner des opéras plus rares ou moins favoris du public, et des standards, voire des marronniers de la programmation, et donc :

Mai 2017
Rigoletto, de Giuseppe Verdi (10 représentations du 9 mai au 5 juin). L’opéra de Verdi est l’objet d’une production nouvelle de Damiano Michieletto (qui a eu un énorme succès en 2015 avec Il Viaggio a Reims) et le Netherlands Philharmonic Orchestra sera dirigé par Carlo Rizzi, chef bien connu et rodé dans ce répertoire ; c’est Luca Salsi qui chantera Rigoletto, pour ses débuts à Amsterdam, tandis que Gilda sera la délicieuse et talentueuse Lisette Oropesa, vue à Amsterdam dans Nanetta il y a deux saisons. Il Duca sera Saimir Pirgu, Sparafucile Rafal Siwek et Maddalena l’excellente Annalisa Stroppa.
Si vous passez par Amsterdam…

 

Madrigaux de Claudio Monteverdi , 5 représentations du 11 au 19 mai, reprise de la production de Pierre Audi de 2007, par les Talens Lyriques et Christophe Rousset, interprété par des jeunes interprètes, dans les espaces des ateliers de décors du Dutch Nationale Opera à Amsterdam-Zuidoost

 

Juin 2017
Vespro della Beata Vergine, de Claudio Monteverdi, un spectacle performance-installation dans le cadre du Holland Festival mis en espace par Pierre Audi, dans une installation de l’artiste belge Berlinde De Bruyckere, dans le monumental Gashouder (Gazomètre) de la Westergasfabriek à Amsterdam. C’est Raphaël Pichon et son Ensemble Pygmalion qui assureront la partie musicale (décidément les musiciens français seront à l’honneur en cette période à Amsterdam, après les Talens Lyriques). Pour 3 représentations les 3, 4 et 5 juin. Un « Event » autour d’une œuvre difficile, l’un des très grands chefs d’œuvre de la littérature musicale, dans un lieu fascinant.

 

Salomé, de Richard Strauss pour 8 représentations du 9 juin au 5 juillet. C’est l’événement de la fin d’année, traditionnel avec dans la fosse le Royal Concertgebouw Orchestra sous la direction de son directeur musical tout neuf Daniele Gatti, dans une mise en scène du directeur du Toneelgroep d’Amsterdam, Ivo van Hove dont on connaît les lectures radicales. Une très belle distribution dominée par la Salomé de Malin Byström, avec Lance Ryan dans Herodes et Doris Soffel dans Herodias, tandis que Jochanaan sera Evgueni Nikitin, et Narraboth l’excellent Benjamin Bernheim.
A ne manquer sous aucun prétexte : Vaut un Thalys, et même deux.

Treize (ou quatorze si l’on compte Cœur de petit chien pour les enfants) productions toutes de qualité enviable et qui vaudraient toutes un voyage en Thalys, ou en bus, et même en voiture. Mais il y a vraiment des spectacles spécialement attirants qui font d’Amsterdam aujourd’hui un des pôles inévitables de l’opéra européen. Innovation, tant dans les répertoires que dans les équipes artistiques, distributions enviables. Il y a de quoi passer de magnifiques soirées et en tous cas à chaque fois constater l’intelligence de la programmation qui ne se dément pas d’année en année. [wpsr_facebook]

Entführung aus dem Serail (Prod.Johan Simons) ©DNO
Entführung aus dem Serail (Prod.Johan Simons) ©DNO

 

ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA 2015-2016: CONCERT DIRIGÉ PAR DANIELE GATTI LE 3 AVRIL 2016 (WAGNER, LISZT, BERLIOZ)

Daniele Gatti et le RCO
Daniele Gatti et le RCO

Séduit par la Fantastique entendue à Paris par le National, j’ai voulu entendre Daniele Gatti diriger la même œuvre par le Royal Concertgebouw Orchestra, avec toujours le même handicap : une interprétation hors norme d’Abbado avec les Berliner Philharmoniker en 2013, sur laquelle je me suis arrêté, et qui vient de paraître en disque, produisant encore chez moi la même ferveur et la même admiration éperdue.

Le programme très « romantique » proposait l’ouverture de Tannhäuser dans la version de Dresde (1845), la poème symphonique  Orpheus  de Liszt (1854) et la Symphonie Fantastique « épisodes de la vie d’un artiste » (1830). Le fil du programme, c’est évidemment l’artiste dans sa confrontation tragique (et créatrice) avec le monde, et les visions successives du poète ou du musicien (Orphée et son lointain descendant Tannhäuser sont l’un et l’autre) quant à l’artiste de Berlioz, c’est un musicien. Mais tous trois vivent une aventure tragique avec la femme dont ils sont amoureux. Deux meurent, Eurydice pour Orphée, inconsolable qui se met à composer chant et musique déchirantes pour évoquer l’absence et la souffrance, Tannhäuser vit parce qu’Elisabeth s’est offerte en martyr pour sa rédemption, et l’artiste de Berlioz désespéré de l’absence de réponse à son amour se livre aux délires de l’opium et de la diablerie qui sont évidemment des délires créateurs : Berlioz est trop intelligent et trop sensible pour ne pas composer sa musique la plus neuve dans ses trois derniers mouvements.
Même si des raisons techniques peuvent avoir donné des motivations au programme, il me paraît avoir un sens particulièrement cohérent autour du du héros romantique qui n’a jamais rien de « fleur bleue » mais se trouve au contraire souvent écartelé, violent, en proie aux fureurs et pourquoi pas aux Furies.
Ainsi de l’ouverture de Tannhäuser. Souvent chez Wagner le son émerge comme d’un néant (voir Lohengrin, voir Rheingold, voir Parsifal) c’est le cas dans Tannhäuser, au moins dans celui voulu par Gatti : une ouverture qui émerge très lentement d’un néant, où les modulations des cuivres et les différents pupitres s’entrelacent de manière presque magmatique, donnant une couleur particulièrement sombre, y compris quand le thème est repris aux cordes, presque hésitantes à rentrer en jeu, avec une respiration large et tendue, avec un sens du crescendo marqué mais d’une lente fluidité telle qu’elle s’apparente non à un fleuve, mais  à une coulée de lave continue. C’est cette tension initiale et cette obscurité d’où émerge le son qui m’ont fasciné ici. Le choix est clair : il s’agit de donner une couleur à l’ensemble qui n’a rien de cette musique triomphale qu’on entend quelquefois, mais une couleur presque parsifalienne. Gatti n’oublie pas que Wagner a voulu, encore huit jours avant sa mort, revoir son Tannhäuser de fond en comble, que l’œuvre attendait, évoluait en fonction de Tristan (révision de 1860) et allait encore évoluer au contact cette fois de Parsifal : ce début si sombre, c’est l’antichambre de l’œuvre, celle à qui sa vraie couleur sera donnée. Alors du même coup, la suite, plus aiguë, plus lumineuse, plus claire peut apparaître ce qu’elle est : un leurre, un leurre comme le Songe d’une nuit de sabbat peut être un leurre pour l’artiste de Berlioz, le leurre d’une musique qui, si on s’y concentre bien, a des accents vaguement inquiétants.
L’œuvre d’une vie, voilà ce qu’est le Tannhäuser, une œuvre d’une vie à laquelle il n’a pu revenir, d’où cet accent dramatique et massif, merveilleusement architecturé à l’orchestre au son si impressionnant, avec ses crescendos à double entrée, des cordes et des vents d’un côté aigus, mais de l’autre des percussions inquiétantes et des decrescendos construits de la même manière, puis les sortilèges du Venusberg, avec ses cordes si fines, mais aussi ses bois inquiétants : les bois sont toujours poétiques mais annoncent souvent des tensions (voir le cor anglais dans la Fantastique) : cette ouverture avec ses imperceptibles silences dans les crescendos de la partie finale, qui créent un rythme presque haletant, est en fait une ouverture sur l’angoisse, sur l’inquiétude, comme sa fin en orgie amère, un tourbillon. Gatti tend l’arc entre le Berlioz de la Fantastique et le Wagner de Tannhäuser. Je reste fasciné des decrescendos de la partie finale annonçant la musique du chœur des pélerins, si sombre, doublée par des cordes devenues un arrière fond si lisible et si peu rassurant. Et si on va un peu plus loin dans l’écoute, on comprend que l’architecture tient non par la mélodie du chœur des pélerins (si célèbre, aux vents), mais par la vague modulée des cordes et que c’est elle qui éclaire l’ambiance, et donne la couleur. Tout cela est d’une clarté incroyable, comme une sorte de mise en scène sonore d’un drame qui est déjà tout dans une ouverture pourtant archi rebattue, installée comme un apéritif auquel on ne prendrait pas garde et qui nous dit déjà par son pessimisme structurel que nous sommes au cœur de la tragédie de la musique qui va se jouer les autres oeuvres du concert. Une approche réfléchie par Gatti jusqu’aux moindres détails.
C’est le noir qui va si bien à cette matinée dominicale.
Orpheus commence par un discret appel aux vents, comme Tannhäuser, auquel s’enchaînent des harpes (Orphée…), puis la musique s’élargit et s’éclaire, d’une indéniable et d’une lumineuse poésie, d’un optimisme mesuré qui répond au pessimisme précédent. Gatti garde une lenteur de tempo manifeste qui permet de bien détacher chaque pupitre, les harpes , très présentes, toujours même, et aussi le chant singulier et solitaire du premier violon. Le chant, car la musique lente et contemplative m’est apparue singulièrement proche de certains moments du chant wagnérien, notamment par ses crescendos (on se met à faire des ponts aussi avec ce qui précède), et l’alternance de voix solistes (hautbois) et celle des harpes particulièrement présentes et du violon. Wagnérien aussi le long accord final qui semble conclure un opéra de Wagner, sur lequel insiste Gatti et grâce auquel il obtient un silence du public à la fin de la pièce. Une pièce toute de fluidité, d’un intérêt renouvelé parce qu’alors se construit une évident système d’échos entre l’histoire d’Orphée, l’histoire de la musique, et la construction de ce concert même. Gatti réussit à rendre ce poème symphonique bien plus passionnant qu’on ne le dit dans les encyclopédies, en construisant un système d’échos évidemment avec Wagner, presque « naturellement » par les relations artistiques, puis familiales que les deux artistes entretiendront : Liszt n’est il pas, comme Orphée, l’artiste à la fois créateur et interprète, peut-être encore plus célèbre dans l’Europe entière et jusqu’en Turquie comme interprète et que comme créateur ou compositeur. Mais c’est là aussi une double postulation, car Gatti s’ingénie, comme souvent, à marquer dans cette musique des échos, des échos surprenants, presque straussiens : on peut identifier où le jeune Strauss puisa quelques éléments de son inspiration pour ses poèmes symphoniques, mais par ricochet, comme cette musique est moins « sage » et plus inventive qu’il n’y paraît à première vue, plus ouverte,  elle aussi en quelque sorte plus « musique de l’avenir ». Daniele Gatti, en amoureux du post-romantisme, en chercheur de la musique, en dessinateur de fils ténus ou non entre les œuvres et justement ces œuvres-là, cherche à démêler justement cet écheveau-là des intertextualités musicales, seule manière à mon avis de percevoir tous les possibles d’une musique, de la musique.

Alors évidemment, ce travail de recherche, cette volonté d’aller jusqu’au bout d’intuitions ou de certitudes, c’est dans une Symphonie fantastique très différente qu’à Paris par le son et par les intentions  qu’il apparaît, d’une manière qui éclaire bien le travail du chef.
Il est d’abord très attentif à la tradition de jeu des musiciens qu’il a en face de lui. À Paris, il avait cherché à déconstruire patiemment non une tradition de jeu, mais des habitudes qui ne faisaient plus problème, comme si on devait jouer « comme ça » sans autre forme de procès. D’une Fantastique jouée dix jours auparavant avec un autre chef, il en avait fait, lui, une autre, pleinement heurtée, avec ses luttes de masses sonores, comme pour conjurer les tendances un peu brahmsiennes de l’interprétation traditionnelle. Il en avait fait quelque chose de parfois tellurique.
Il a ici en face de lui un orchestre de toute autre tradition, un orchestre qui excelle justement dans le post-romantisme, de Mahler à Stravinski, qui a fait sa gloire internationale pendant les premières années du XXème siècle. Et Daniele Gatti va travailler avec ce son là pour proposer une Symphonie Fantastique qui aura ces échos-là du futur, pour proposer en elle une “musique de l’avenir”, elle-aussi.
Je ne suis pas de ceux qui édicteraient une doxa interprétative pour les œuvres françaises, (élégance, clarté, fluidité). J’entends souvent parler de la musique française comme on parle du classicisme à la Boileau, « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », une sorte de vision musicale calée sur le discours préfabriqué du classicisme. Moi j’aime le classique quand il dit « je ne fais pas le bien que j’aime et je fais le mal que je hais » (Racine), j’aime ce classicisme non de « fleur heureuse », mais de fleur ravagée et déchirée, à la Pascal, à la Racine, et pourquoi pas à la Corneille, mais le dernier Corneille « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir ». Quand j’entends parler de musique française, j’ai toujours l’impression qu’il y a une sorte de jeu français qui ferait de tout une sorte de fleur heureuse et élégante, une fleur de cour aimable. Oh, certes, je fantasme un peu sans doute, mais il y a une manière franchouillarde quelquefois de penser la musique qui m’agace, quand la musique est l’art qui transcende la notion même de frontière ou de nation. Quand Berlioz compose sa Symphonie fantastique, en 1830, on est dans l’agitation politique, et artistique, avec l’avènement du romantisme, et il vient quelques années auparavant de découvrir Beethoven. Berlioz, je l’ai écrit il y a quelques temps, c’est vers Gluck, vers Beethoven, mais aussi vers le Grand Opéra à la Rossini ou à la Spontini qu’il regarde, rien que des français.  Il y a certes une culture et une éducation françaises, sans doute des modes aussi de jeu, de facture d’instruments, il y a un champ musical français, mais que signifie en revanche musique française, de quelle France ? les 130 départements napoléoniens ? Celle sans Nice ? Sans la Savoie ? Sans l’Empire colonial ? Cessons donc pour cet art éminemment international qu’est la musique, de parler de musique française ou allemande ou autre quand l’art et le monde intellectuel depuis le Moyen âge sont en échange permanent, quand les idées traversent les frontières avec une déconcertante facilité, voire rapidité. Donc Berlioz s’interprète en fonction d’une pensée, d’une intuition, d’une démarche intellectuelle et non en fonction de sa nationalité, et en fonction aussi des influences qui l’ont marqué, et de celles qu’il a pu avoir dans le futur. Quand Berlioz, en 1830, s’amuse à des cassures de rythmes, à des heurts de son, à des phrases qui sont à la limite de l’atonalité, il s’amuse, mais en même temps nous savons, nous, qu’il est prophétique et nous devons en tenir compte. Quand il imite un instrument déglingué, il anticipe le Siegfried de Wagner et son appel au cor, quand il use du grotesque, il anticipe Mahler etc..etc..
C’est au contraire rendre justice à Berlioz que de voir comme tout au long du XIXème les plus vénérés compositeurs de cette époque l’ont écouté, et avec quelle attention. C’est bien d’abord ces filiations que Daniele Gatti fait entendre, avec un orchestre qu’il a merveilleusement en main et qui le suit avec gourmandise : on voit les regards, on voit quelques gestes qui ne trompent pas quand à son passage les contrebasses frappent en souriant sur leur instrument. Il fait apparaître des liens qui semblent même inattendus : dans le premier mouvement, on entend par moment Weber, si fameux en 1830, et ça c’est plutôt « normal », mais aussi subitement, au détour d’un son la Nuit transfigurée de Schönberg, comme si de nouveau Gatti plaçait Berlioz sur une immense frise, un immense arc où les deux bouts marquent des cheminements de lectures, des échos possibles. Dans Un bal la couleur sombre des premières mesures font apparaître non la légèreté mais des nuages, puis une fin en allègement séraphique voire un peu maniéré après une valse légère, aérienne, presque impalpable mais obstinément inquiétante. Dans Aux champs, on est dans le drame noir (percussions initiales et finales, mais en même temps dans une sorte de contraste mahlérien,voire tristanesque, avec des bois ahurissants.
C’est que Gatti cultive un discours sur la Fantastique où la question dramatique domine, non pas seulement au sens commun, mais surtout au sens théâtral : ce que fait voir Gatti c’est une dramaturgie, c’est presque une pantomime ; une musique dramatisée et théâtralisée qui en fait un drame sans paroles mais avec seulement une musique. C’est une Fantastique qui se raconte non comme un programme mais encore plus comme un opéra sans voix, un oratorio sans paroles, très dramatisé, très lent au début mais très tendu, tout au long implosif, très en-dedans, comme un drame intérieur insupportable, où il n’y pas pas un moment de relâchement, un monologue intérieur au bord du gouffre.
Le travail de l’orchestre est proprement ahurissant pour trouver le ton juste correspondant aux propositions sans doute inattendues du chef, qui justement travaille avec les pupitres (fabuleux) qu’il a à disposition notamment une petite harmonie de rêve. Avec cet orchestre, Gatti ose:  il ose des heurts, il ose des tempos surprenants, des heurts de tempo, très rapides, puis très lents, presque des anacoluthes, des ruptures de construction, où il installe une instabilité structurelle. Il est sûr que pour un public français habitué dans la Fantastique à une relative ligne « classique », policée, c’est très déstabilisant. Gatti travaille ici sur le tissu même de la musique, sur la couleur en la faisant miroiter et moduler: on voit défiler Bruckner, Mahler, Wagner, Schönberg tout en préservant les sources webériennes et beethovéniennes de cette musique. Alors dans la Marche au supplice, la tension déjà présente depuis le début s’accentue : il en résulte une ambiance pas romantique du tout comme on l’attendrait, un Berlioz tendu très tourné vers l’introspection qui tend le spectateur à l’extrême et qui lui donne comme on dit le cœur battant. Avec d’autres moyens et une autre fluidité, Abbado recherchait une impression similaire, mais Gatti aime le tellurique, il aime sentir la masse sonore comme volcanique qui va se déchaîner, un dérèglement ordonné, mais orgiastique et presque stravinskien. Une interprétation seuil de tout un XIXème qui se terminerait au pied des années 20. Du drame, du burlesque, du grotesque, du sarcastique, de l’amertume, mais jamais du bonheur : on croirait décrire quelque symphonie du Mahler des dernières années, alors que c’est un Berlioz des premières années qu’il s’agit, un Berlioz théâtral et prophétique, un Berlioz moins hugolien que Shakespearien (et on sait comme Berlioz aimait Shakespeare), qui secoue les forces naturelles, qui les dérange, mais avec la distance due, un Berlioz qui serait une source intarissable de l’inspiration symphonique du futur.  C’est un travail prodigieux sur le sens musical, sur l’intelligence musicale, sur l’histoire de la musique symphonique et surtout sur les intuitions du futur, mais aussi d’une sensibilité à fleur de peau. Une lecture de Berlioz d’une incroyable modernité, qui éclaire du même coup les deux pièces précédentes et qui donne à ce concert une homogénéité intellectuelle de grande profondeur, qui fait voir enfin quelle complicité est déjà née avec les musiciens, qui comprennent à fleur de peau ce que Gatti veut d’eux dans l’harmonie comme la fêlure.[wpsr_facebook]

Accueil chaleureux du public
Accueil chaleureux du public

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2016: CONCERT DE LA SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN dirigée par CHRISTIAN THIELEMANN (BEETHOVEN MISSA SOLEMNIS)

Saluts - Christa Mayer Peter Dijkstra et Christian Thielemann©Wolfgang Lienbacher
Saluts – Solistes Peter Dijkstra et Christian Thielemann©Wolfgang Lienbacher

Beethoven, Missa Solemnis en ré majeur op.123
Sächsische Staatskapelle Dresden
Chor des Bayerischen Rundfunks (chef de chœur Peter Dijkstra)
Krassimira Stoyanova, soprano
Christa Meyer, mezzosoprano
Daniel Behle, ténor
Georg Zeppenfeld, basse
Matthias Wollong, violon solo
Jobst Schneiderat, orgue

Je ne sais pourquoi, mais la Missa Solemnis de Beethoven évoque pour moi depuis toujours, et bien plus que d’autres œuvres pourtant comparables, des images grandioses de chœurs déployés, d’orchestres immenses distribués dans de non moins immenses églises baroques, romaines de préférence, de grandes orgues et de musique céleste qui s’élèvent pendant qu’un rayon de soleil bienvenu au travers des vitres d’albâtre de la coupole descend caresser les visages des exécutants. En fait je rêve d’une Missa Solemnis à Sant’Andrea della Valle (pas celle de Mario et Tosca), mais celle de la belle architecture de Grimaldi, Della Porta et Paderno. C’est le berninien « qu’on ne me parle de rien qui soit petit » qui parle en moi quand je rêve de Missa Solemnis. 

Mais l’œuvre excite les rêves sans doute parce qu’on ne l’entend plus beaucoup. J’ai comme l’impression qu’elle était beaucoup plus fréquente il y a quelques dizaines d’années. Herbert von Karajan en faisait une de ses œuvres de prédilection et il l’a beaucoup dirigée.
Au festival de Pâques, elle a été exécutée en 1967, 1975, 1979 (Karajan), 1994 (Solti), 2007 (Haitink), l’été, depuis 1986, elle l’a été six fois dont deux fois par Harnoncourt à la mémoire de qui est dédié le concert d’aujourd’hui.
En la proposant en 2016, Thielemann continue la tradition d’une œuvre spectaculaire sans être si populaire, et même si elle me fait rêver, la musique n’est pas celles qui provoquent en moi une indicible émotion, sauf en de rares moments.
L’orchestre est la Staatskapelle de Dresde, en résidence à Pâques à Salzbourg, et le chœur celui de la Radio bavaroise, entendu quelques jours avant à Lucerne, les solistes sont Christa Meyer, Krassimira Stoyanova, Danel Behle, Georg Zeppenfeld, du beau monde.
Tout à l’heure, je parlais d’église romaine et de Bernin, de grandeur…c’est bien cette écrasante monumentalité qui me parle et que m’évoque cette œuvre, et c’est pourquoi peut-être c’est moins l’émotion que l’écrasement qui marquent ici.
L’approche de Christian Thielemann ne cherche pas un Beethoven moderne, plus grèle, presque plus intime, ou un Beethoven passé au crible de l ‘audition archéologique. Ce Beethoven-là, c’est presque celui des Klemperer, des Jochum, des Furtwängler, bref, une remontée aux mythes des exécutions monumentales des années 50 telles qu’on les entend au disque ; c’est du moins ce qui m’a frappé et touché dans un travail qui dans l’ensemble est vraiment réussi. C’est vrai aussi qu’il me touche parce que j’ai un peu la nostalgie des ces grands apparats symphoniques, de ces Bach romantiques à la Helmut Rilling, de cet appel écrasant à la divinité, d’une divinité qui n’a pas l’air de préoccuper toujours Beethoven, plus soucieux d’effets de majesté un peu extérieurs que d’effets d’intériorité. Dans l’expression Missa Solemnis, c’est plus Solemnis que Missa qu’on retient. Mais qu’importe

C’est une œuvre difficile pour les chanteurs, très tendue notamment pour soprano et ténor, et qui exige du chœur une présence presque permanente et toujours très tendue voire virtuose également. À la fois comme Messa di Requiem de Verdi, mais dans un autre style évidemment, elle exige de la part des participants une vraie performance, y compris du violon solo de l’orchestre qui a un moment lui-aussi virtuose (ici Matthias Wollong, Konzertmeister de la Staastkapelle de Dresde).
L’introduction relativement retenue du Kyrie, sorte d’exposition et des voix et de l’orchestre plus du chœur permet de situer à quel niveau nous nous trouvons, le soprano de Krassimira Stoyanova est exceptionnel, dans le contrôle et le jeu sur les piani ainsi que dans les modulations nécessaires à l’extrême aigu qui est si souvent sollicité, soprano, mais la voix claire de Daniel Behle ne l’est pas moins, elle est aussi très contrôlée et particulièrement bien conduite, il répond peut-être au soprano  avec moindre volume, mais véritable style, et quel style! L’orchestre laisse entendre des pupitres (les bois !) et essaie de retrouver comme un son d’église dans l’acoustique moins réverbérante du Grosses Festspielhaus. Le chœur est un peu moins sollicité que dans les parties suivantes, mais on reste stupéfait des sopranos séraphiques. Notamment dans la partie finale.
Peu de mots, mais une longue exposition musicale qui tranche très nettement avec les autres parties, au texte très développé : l’appel à la rédemption fait écho à la clôture de l’œuvre, un Agnus Dei (qui en appelle à la paix du Dieu et à la miséricorde) lui aussi bref en paroles, développé en musique (autant que le Kyrie), moins « contenu » (d’autres diraient moins froid) plus majestueux avec ses dernières mesures justement si solennelles (tutti et cuivres)  , mais aussi avec des échos à la fois intérieurs et angoissants (utilisation des percussions) et l’impression d’une musique qui peu à peu s’éteint ou s’étiole. Cette alternance d’une couleur très retenue et puis d’un final plus large, mais que Thielemann veut tout sauf triomphant, appelle sans nul doute le silence qui va suivre. C’est ainsi un arc sonore auquel répond un « arc de sens », comme si la demande la plus urgente (le pardon) exigeait peu de mots, mais tant de musique, parce que plus que les mots, la musique monte au Ciel (cf les anges musiciens dans la peinture Renaissance)
Au contraire des autres mouvements le Gloria et surtout le Credo sont des moments particulièrement développés. Le Gloria s’ouvre triomphalement (Gloria in excelsis Deo) avec un rare sens des équilibres (les cuivres sont parfaitement fondus dans l’ensemble) et une magnifique retenue du chœur : ce chœur n’est jamais un chœur, mais un « personnage collectif ». Il a la Missa Solemnis dans les gènes et on ne sait plus quoi admirer, la technique et la tension, l’énergie, mais aussi la retenue, le sens des silences et des respirations, et surtout l’expressivité. C’est non une prestation mais une interprétation. Dès « Gratia agimus.. » et l’entrée en des voix solistes , c’est l’homogénéité qui frappe, avec un orchestre merveilleusement en phase, jamais démonstratif, mais sensible, mais clair, mais aussi recueilli. La voix du mezzosoprano (Christa Mayer) se détache, somptueuse, juste, et le crescendo du ténor frappe. Krassimira Stoyanova use ici un peu plus du vibrato pour donner aux aigus plus de volume, et l’ensemble est particulièrement frappant (Georg Zeppenfeld, la basse, se fait aussi très discrètement entendre en soutien). Magnifique travail. C’est à une majestueuse explosion que nous assistons (les Amen..) qui n’est pas sans rappeler le final de Fidelio. Un morceau particulièrement brillant, mais sans être jamais rutilant.
Le Credo commence sur la même ambiance, au rythme alternant intériorité et grandeur presque martiale, s’adoucissant merveilleusement à « Et incarnatus est..». Une fois de plus c’est le chœur qu’on salue dans sa présence vibrante, dans un moment (le plus long de l’œuvre) où le texte alterne les interpellations et le récit. « Et vitam  venturi saeculi » si difficile pour le chœur est ici incroyable, tout simplement.
Le Sanctus est une partie plus intérieure, qui commence par une merveilleuse exposition d’orchestre, à la tonalité si profonde (merveilleux cuivres) comme fréquemment dans les parties les plus ressenties de Beethoven et par la magnifique entrée des solistes, comme si on quittait quelque chose de plus extérieur pour entrer dans un regard sur soi face à Dieu (la manière dont est lancée Sanctus par le chœur, accompagnée par l’orchestre au plus léger et au plus tendre. C’est sans doute pour moi un des moments les plus ressentis de l’œuvre,  dominée par le « Benedictus, qui venit » où l’intervention du violon (accompagné de merveilleux bois et un chœur qui murmure) est l’un des moments les plus caractéristiques de l’œuvre, confiée ici au Konzertmeister Matthias Wollong, remarquable de poésie et de finesse, qui montre une fois de plus la qualité incroyable de certains musiciens d’orchestre.
À noter enfin, dans un Agnus Dei qui comment le l’ai signalé, fait pendant au Kyrie par le sens et par l’étendue, dans son rapport notamment entre paroles et musique, l’extraordinaire et suave « Agnus Dei » chanté par la basse Georg Zeppenfeld. Après un Kyrie tout en lignes un Agnus Dei tout en variations et volutes (un Kyrie protestant ?un Agnus Dei catholique ?) et aux accents vaguement guerriers quelquefois.
Au total un très grand moment de musique, parfaitement construit par Christian Thielemann qui a veillé à proposer une vision certes massive et spectaculaire, telles qu’on rêve les grandes interprétations du passé, mais empreinte de religiosité, avec des moments suspendus particulièrement émouvants, exaltant par la clarté de l’approche les instrumentistes de la Staatskapelle de Dresde au plus haut, accompagnés par un quatuor de solistes magnifique et un chœur simplement miraculeux. Il y a des soirées où tout fonctionne, celle-ci en fut une.[wpsr_facebook]

Matthias Wollong remercié par Christian Thielemann ©Wolfgang Lienbacher
Matthias Wollong remercié par Christian Thielemann ©Wolfgang Lienbacher

LES SAISONS 2016-2017 (2): OPÉRA NATIONAL DE PARIS

Carmen de Calixto Bieito (ici à l'ENO de Londres)
Carmen de Calixto Bieito (ici à l’ENO de Londres)

L’Opéra de Paris. La plus grande maison d’opéra du monde au budget colossal, dont ceux qui le dénoncent oublient qu’il faut entretenir et programmer deux salles dont chacune d’elles équivaut à n’importe quelle grande salle du monde. Les pourfendeurs épient et guettent les moindres faux pas. Les accusations de gâchis, de dépenses somptuaires alimentent les polémiques depuis des années et des années. Je suis entré en opéra aux temps de Liebermann et que n’a-t-on pas écrit contre lui, avec les mêmes arguments (les coûts de production, les cachets prohibitifs avec en plus, l’accusation de ne faire chanter que des étrangers).

L’arrivée de Lissner à Paris était attendue, il y couronne une carrière commencée aux Bouffes du Nord, puis au Châtelet, à Aix, à Vienne, à Madrid, à la Scala qu’il a sortie du trou. Il a trouvé ici une maison en état de marche, un orchestre en forme, qui travaille bien avec Philippe Jordan, mais la mission est claire, redorer le blason d’un théâtre qui ne faisait plus événement, avec des productions ternes et des distributions moyennes. Autrement dit un rapport qualité-prix qui ne faisait pas rêver.
Il fallait donc annoncer la couleur d’emblée et c’était la fonction de la présente saison, appelant les chanteurs les plus prestigieux, Netrebko, Kaufmann, Harteros, les metteurs en scène qu’on ne voyait plus à l’opéra de Paris ou qu’on voyait partout sauf à Paris: Castellucci, Warlikowski, Guth, Hermanis, Bieito. Avec des fortunes diverses, mais c’est la loi du genre. La première saison était une carte de visite.
La deuxième saison n’est jamais facile : elle doit confirmer, mais en même temps proposer d’autres nouveautés, d’autres excitations. La nouveauté, c’était déjà le maître mot au XVIIIème siècle à l’Opéra. Contrairement à d’autres maisons de même envergure, l’opéra de Paris n’a jamais eu de couleur bien définie, sinon celle de proposer les spectacles les plus fastueux dans les distributions les plus enviables, et ce depuis les origines : en ce sens, les modèles sont Londres et le MET.
L’Opéra de Paris est la plus vieille institution de spectacle vivant en France (1669, alors que la Comédie Française date de 1680) et n’a pourtant jamais été reconnu comme emblématique de l’Etat culturel français. La France, c’est d’abord la Comédie Française, qui peut avoir des saisons ternes ou des spectacles médiocres, mais qui ne sera jamais remise en cause dans son statut de référence nationale. Il est de bon ton en revanche, c’est même un jeu habituel, de remettre en cause les sous qu’on investit dans l’Opéra. La Scala est un théâtre de référence nationale en Italie, symbole de la reconstruction du pays après la guerre, symbole de l’art national qu’est l’opéra, symbole du bel canto italien (qui n’est plus, en Italie au moins), je me demande de quoi est symbole l’opéra de Paris ?
C’’est un paradoxe sur lequel on pourrait s’interroger que cette institution énorme, la première du genre au monde qui accueille un peu moins de 5000 spectateurs en deux salles chaque soir, qui porte un art qui, s’il n’est pas né en France,  s’y est développé mais sans jamais être art national, et qui a gardé, au contraire d’autres pays, son aura d’art exclusif, d’exception, réservé.
Le genre-symbole de l’Opéra de Paris n’est pas l’opéra, mais le ballet, l’autre genre historique attaché à cette maison, historique par l’histoire et par les pratiques, par les habitudes, par la sacro-sainte tradition (qu’un Benjamin Millepied a essayé de bousculer avec le succès que l’on sait). Le genre-opéra n’est pas le parent pauvre (vu les sommes qu’on y engouffre), mais c’est un genre qui semble toujours “rapporté”, allez savoir pourquoi. Il ne s’agit pas stupidement d’en appeler au « répertoire français », à l’art français ou à je ne sais quoi, car l’opéra et la danse sont des arts internationaux par excellence, des arts transversaux qui ne connaissent aucune frontière, par bonheur car la frontière est détestable en soi,  mais c’est une maison qui n’ose pas afficher son histoire en matière d’opéra, alors que c’est l’une des plus riches et des plus anciennes: je le répète à l’envi, le seul qui ait osé , c’est Massimo Bogianckino, un italien qui a eu l’intelligence de proposer à la programmation des pièces qui ont fait l’histoire de cette maison et qu’on avait oublié. Alors bien sûr, la faveur actuelle du baroque fait qu’on interpelle plus souvent Gluck ou Rameau, un peu moins Lully, mais bien plus à cause du goût pour le répertoire baroque que par la volonté d’afficher l’histoire de l’Opéra de Paris. Quant au répertoire du XIXème siècle créé à Paris, d’une grande richesse, il est encore enfoui sous la poussière.
Enfin, j’ai déjà écrit là-dessus et je me répète, mais on ne se répètera jamais assez sur ces thèmes : un théâtre, d’opéra ou non, est un lieu d’accueil, un lieu pour rêver, mais aussi un lieu de mémoire. La Comédie Française l’est, les grands opéras du monde, Scala, Vienne, MET, Munich affichent tous fièrement leur histoire, leurs vieilles affiches, leurs portraits de chanteurs ou de chefs, leurs autographes même. Pas Paris.
Pourtant, Garnier a des espaces suffisamment vastes pour cela et la bibliothèque de l’Opéra est pleine de trésors enfouis, et Bastille ressemblerait un peu moins à un aéroport si on y rappelait que l’Opéra de Paris a un passé.
Notons quand même que le site Mémopéra remonte désormais à 1973, entrée en fonction de Rolf Liebermann. On progresse.
J’aime cette maison qui m’a appris l’opéra, avec une tendresse particulière pour Garnier (cloisons ou pas), où ma passion a grandi et où j’ai vu (ou seulement entendu) tant de grands spectacles. Alors c’est avec un certain plaisir que je voudrais évoquer ici, et longuement la seconde saison montée par Stéphane Lissner.
La politique de Lissner n’est pas audacieuse, elle le paraissait un peu plus à Milan, à cause d’un public fossilisé, qui a plutôt régressé depuis que Grassi, Abbado, Mazzonis, qui avaient ouvert les perspectives (apriti cielo !!) ont eu pour successeurs des programmateurs incapables de donner une vraie ligne et conduit le théâtre au bord de la catastrophe. Lissner a proposé à Milan de nouveaux chefs, de nouveaux metteurs en scène, un répertoire élargi qui a fait du bien à la maison, même s’il fut critiqué à la fin de son mandat.
Il applique plus ou moins la même politique à Paris, où la période grise a duré seulement cinq ou six ans et n’a pas affecté les fondements de la maison, et a  affiché une programmation sans saveur pour ce style d’institution, mais où Mortier auparavant avait déjà remarquablement déblayé le terrain, en montrant ce qu’ouverture voulait dire, après que Gall eut reconstitué le répertoire. L’effet de changement ne fonctionne que par rapport aux dernières années. Disons que Lissner est un “retour à la normale” pour une telle maison.
Stéphane Lissner apparaît donc forcément moins novateur, même si il fait sans conteste de nouveau respirer l’institution. La saison prochaine il appelle à l’opéra de nouveaux noms (Thomas Jolly) ce sont des noms à la mode, dans l’air du temps : Lissner hume sans cesse l’air du temps, sur la scène et dans les gosiers : en garantissant (sous réserve des risques d’annulation) Harteros, Kaufmann et Netrebko chaque année, il donne satisfaction aux fans, en offrant de nouveaux noms pour les productions, il affiche la modernité.

Les nouvelles productions

9 nouvelles productions, c’est un chiffre très respectable.

 Eliogabalo, de Francesco Cavalli (1602-1676) (16 septembre-15 octobre 2016) dans la mise en scène de Thomas Jolly et sous la direction de Leonardo Garcia Alarcon (au Palais Garnier). L’opéra prévu pour le carnaval de Venise de 1668 ne fut jamais joué, et recréé dans les années 2000. Il retrace la vie de l’empereur Héliogabale qui fascinait tant Artaud. Sans doute le rapport au pouvoir du personnage, et son rapport au plaisir en font une sorte de personnage shakespearien : c’est par là que Thomas Jolly s’est fait connaître. Dans la distribution, Franco Fagioli la star des contreténors, et Paul Groves, ainsi que la jeune Nadine Sierra qu’on verra aussi dans les reprise de Rigoletto et de Zauberflöte.

Samson et Dalila, de Saint Saëns (4 octobre-5 novembre 2016). Non repris à l’Opéra-Bastille depuis la saison 1990-1991 (une nouvelle production de Pier-Luigi Pizzi) et à Garnier l’objet d’une production de Piero Faggioni en 1975 reprise jusqu’en 1978-1979. L’opéra emblématique de Saint Saëns créé à Weimar en 1877 et entré au répertoire de Paris en 1892, attendait depuis pas mal de temps sur le seuil de la porte. Il y a pourtant les chanteurs idoines en ce moment (Samson est un rôle pour Kaufmann..). C’est la surdouée Anita Rachvelishvili qui sera Dalila, un must. Samson sera le solide et moins excitant Aleksandr Antonenko, tandis d’Egil Silins sera le grand prêtre de Dagon. Distribution 100% non française. On aurait peut-être pu trouver au moins un grand prêtre ? C’est Philippe Jordan qui sera au pupitre et la mise en scène sera signée Damiano Michieletto. On est curieux de savoir comment Michieletto dont c’est la spécialité transposera l’univers biblique.

Cavalleria rusticana, de Pietro Mascagni/Sancta Susanna, de Paul Hindemith du 30 novembre au 23 décembre 2016. C’est loin d’être la première fois que l’on sépare CAV de PAG : à l’Opéra de Paris, on a accolé à I Pagliacci Il Tabarro de Puccini, puis Erszebet de Charles Chaynes, et ce n’est qu’en 2012 que PAG a retrouvé CAV. Rapprocher Mascagni de Hindemith, c’est créer ce que Le Canard Enchaîné appelait les apparentements terribles, tant les deux univers semblent opposés. On verra comment le metteur en scène italien plutôt sobre Mario Martone s’en sortira. Les lyonnais connaissent Sancta Susanna proposée il y a quelques années dans une belle mise en scène de John Fulljames: c’est Anna Caterina Antonacci qui endossera l’habit de la Sainte, dans cette histoire de fantasme et de désir, sur un livret de August Stramm, considéré comme le premier auteur de théâtre expressionniste. Dans Cavalleria Rusticana, étonnamment rare à Paris qui aime encore moins le vérisme que le bel canto romantique, c’est Elina Garanča qui sera Santuzza (puis la très bonne Elena Zhidkova) aux côtés de Turiddu de Yonghoon Lee, auquel succèdera Marco Berti tandis qu’en Mamma Lucia alterneront Elena Zaremba et Stefania Toczyska. Et l’orchestre sera dirigé par Carlo Rizzi dont Hindemith n’est pas le répertoire de prédilection. On a sans doute essayé de combiner le goût supposé du public en l’attirant avec le miel mascagnien (et Garanča) pour faire passer un Hindemith passionnant qui n’eût sans doute pas fait le plein avec un autre opéra expressionniste…

Lohengrin, de Richard Wagner, du 18 janvier au 18 février 2017. La (très bonne) mise en scène de Claus Guth vue à Milan arrive à Paris avec deux distributions, en janvier Jonas Kaufmann, René Pape, Martina Serafin (jusqu’au 8 février), Evelyn Herlitzius (à Serafin près la distribution milanaise) et en février Stuart Skelton (Lohengrin devrait très bien lui aller), Rafal Siwek, Edith Haller, Michaela Schuster. Il faudra aller voir les deux distributions, sachant que c’est Philippe Jordan, à qui aucun Wagner n’échappe qui dirigera l’Orchestre de l’Opéra. Le titre en soi est une garantie de public, alors, avec Kaufmann, on se battra.

Così fan tutte, de W.A Mozart au Palais Garnier du 26 janvier au 19 février 2017. La production intéressante, de Patrice Chéreau n’aura pas fait long feu à Paris, déjà remplacée par Nicolas Joel par celle sans intérêt d’Ezio Toffolutti et c’est une nouvelle production qui arrive, confiée à Anna Teresa de Keersmaker sous la direction de Philippe Jordan qui passera de Mozart à Wagner et de Garnier à Bastille pendant la période. Distribution jeune et peu connue, sinon l’excellent Frédéric Antoun (en alternance avec le non moins excellent Cyrille Dubois dans Ferrando), tandis que Guglielmo sera Philippe Sly en alternance avec Edwin Crossley-Mercer (Wagner dans la Damnation de Faust cette année) alors que dans Fiordiligi l’américaine Jacquelyn Wagner (qui fait l’essentiel de la carrière en Allemagne) alternera avec Ida Falk-Winland, soprano attachée à l’opéra de Göteborg et plutôt spécialisée dans le répertoire XVIIIème. Quant à Dorabella, ce sera l’excellente Michelle Losier en alternance avec la jeune et prometteuse Stéphanie Lauricella. Une production intéressante qui confirme la mode des chorégraphes metteur en scènes d’opéra (après Sasha Waltz et Sidi Larbi Cherkaoui) et qui présente plein de jeunes chanteurs peu connus. Mais qui était Elina Garanča quand elle chanta Dorabella à Aix avec Chéreau ?

Carmen, de Georges Bizet du 10 mars au 16 juillet 2017 (pour 22 représentations et plusieurs distributions ..ça s’appelle vouloir remplir les caisses). Que Carmen constitue l’un des piliers du répertoire de Paris est évidemment une obligation. Qu’on en soit à la quatrième production depuis l’ouverture de Bastille, dont la dernière n’a pas fait long feu (Yves Beaunesne, qui s’en souvient ?) et remonte à 2012, montre les errances de la programmation. Carmen est une de ces œuvres emblématiques qui a besoin d’une production sur la durée, qui s’amortisse grâce à des distributions renouvelées. Bien sûr, le nom de Bieito excite immédiatement le chaland, mais c’est l’une des plus anciennes productions de Bieito qu’on a vue partout, à Bâle, Venise, Barcelone, Palerme Turin, Amsterdam, et ailleurs. Le coût n’en sera donc pas stratosphérique. 3 Micaela (Aleksandra Kurzak, Nicole Car, Maria Agresta)  , 4 Carmen dont deux chanteuses émergentes et très prometteuses, (Clementine Margaine, Varduhi Abrahamyan) et deux confirmées (Anita Rachvelishvili, Elina Garanča) 2 Don José (Roberto Alagna et Bryan Hymel), 2 Escamillo (Roberto Tagliavini, Ildar Abdrazakov) et une représentation « de Festival » le 16 juillet où les dames chanteront cette seule représentation (Alagna, Abdrazakov, Garanča, Agresta), le tout sous la direction de Lionel Bringuier pour ses débuts à l’opéra de Paris, en alternance (bien moins stimulante) avec Mark Elder. Au total : une opération qui lance des jeunes, qui offre une longue série de représentations, dans une mise en scène éprouvée et sans danger qui affiche un nom qui attire (ou fait peur). Avec un chef dont on parle beaucoup qu’on n’a jamais vu à l’opéra. Pas mal conçu.

Trompe-la-mort, de Luca Francesconi, création mondiale pour 5 représentations entre le 16 mars et le 5 avril 2017 au Palais Garnier (plus facile à remplir), dirigé par Susanna Mälkki dans une mise en scène de Guy Cassiers qui ainsi lui aussi fait son entrée à l’Opéra de Paris. Le livret de Luca Francesconi s’appuie sur Splendeur et misère des courtisanes de Balzac et tourne autour de la figure de Vautrin dont l’un des surnoms est Trompe-la-mort . La distribution est très brillante : Thomas Johannes Mayer, le Moses de cette saison sera Vautrin, Julie Fuchs, Cyrille Dubois, Laurent Naouri, Jean Philippe Lafont, Béatrice Uria-Monzon et Ildikó Komlósi. Francesconi est l’auteur d’assez nombreux opéras (Quartett , d’après Heiner Müller et Les liaisons dangereuses a été créé à la Scala en 2011 avec déjà Susanna Mälkki au pupitre et repris à Londres et à Vienne). La production devrait être intéressante. Là aussi, l’opération est bien montée.

Snegourotchka, de Rimski Korsakov pour 5 représentations du 15 avril au 3 mai, est le deuxième volet d’un cycle russe confié à Dmitri Tcherniakov. On a vu cette année Iolanta et Casse Noisette, la saison prochaine, c’est au tour de cette rareté, qui mérite l’attention. L’œuvre de Rimski-Korsakov n’est pas suffisamment présente sur les scènes non russes, comme plus généralement les opéras russes en dehors de Moussorgski et Tchaïkovski. Mais Tcherniakov a fait de ce répertoire moins connu une sorte de spécialité : on a vu à New York (et l’an prochain à Amsterdam) la magnifique production du Prince Igor de Borodine, à Berlin et à la Scala La fiancée du Tsar de Rimski-Korsakov. Paris entre ainsi dans la ronde russe et c’est une bonne initiative. On pourrait penser la distribution entièrement russe, pour un opéra si rare, mais non, c’est une vrai distribution internationale qui compte Martina Serafin, Luciana d’Intino, Thomas Johannes Mayer, Ramon Vargas, Franz Hawlata, et le contreténor britannique Rupert Enticknap mais aussi quelques slaves de l’étape, Vladimir Ognovenko, Vasily Efimov, Olga Oussova, Vasily Gorshkov et naturellement le rôle de Snegourotchka confié à la jeune soprano russe Aida Garifullina , premier prix des Operalia 2013, actuellement en troupe à Vienne. Quant à la direction musicale, elle est confiée au jeune et talentueux directeur du Théâtre Michailovski de Saint Petersbourg, Mikhail Tatarnikov. Sans aucun doute voilà pour moi l’une des productions phare de la saison prochaine.

La Cenerentola de Rossini, dernière nouvelle production de la saison pour 11 représentations entre le 10 juin et le 13 juillet . C’est un peu le même cas que Carmen. Nicolas Joel avait eu la bonne idée de montrer la production Ponnelle, qui remonte à 1972, et qui est toujours et encore reprise à la Scala et à Munich, et au fond, pourquoi ne pas la garder ?  Sans leur faire insulte, il n’est pas sûr que Guillaume Gallienne (mise en scène) et Eric Ruf (décor) soient si innovants pour proposer une idée vraiment différente (comme Michieletto pour Barbiere di Siviglia). Mais je me trompe peut-être. En tous cas, j’ai mes doutes sur la nécessité d’une nouvelle production qui ne « tranche » pas ou fasse oublier Ponnelle ou même Savary (qu’Hugues Gall avait importée de Genève).
La direction est confiée à Ottavio Dantone, l’un des bons chefs italiens plutôt rompu au baroque et la distribution est faite de jeunes, à peine arrivés sur le marché, comme Teresa Iervolino fraîche émoulue de l’AsLiCo, qui sera Angelina, le jeune américain  Juan José de León en Ramiro ou l’excellent Alessio Arduini (Dandini) vu l’an dernier dans Silvio de I Pagliacci à Salzbourg (sous la direction de Thielemann) et qu’on voit de plus en plus dans le circuit international. Et Don Magnifico sera Maurizio Muraro, désormais basse bouffe de référence. Du point de vue de la production, c’est le type même d’opération marketing, parce que le nom de Gallienne se vend bien, parce que c’est afficher la Comédie Française (voir plus haut le symbole) et donc parce que cela attirera aussi les médias (qui aiment Gallienne).

Les nouvelles productions pour l’Académie

Stéphane Lissner a remplacé le Studio de l’opéra par une « académie », reprenant le nom qui a si bien réussi à Aix, qui accueille non plus seulement des chanteurs, mais des chorégraphes, des musiciens, une sorte de creuset artistique pour jeunes artistes, recrutés annuellement autour de projets.
Les deux productions pour l’académie auront lieu à l’amphithéâtre, qui, en l’absence de la salle modulable chère à Boulez devenue remise à décor, fait un peu office de scène alternative. Il est clair que ces productions eussent pu prendre place dans la programmation d’une salle modulable de 1000 spectateurs, si elle avait existé.
En fait, et c’est paradoxal là encore, il manque à l’Opéra de Paris une petite salle, qui complèterait le dispositif général, et contrairement à ce que d’aucuns ont pensé à un moment, la petite salle ne peut être l’Opéra Comique, qui a montré son rôle de scène alternative pour un répertoire spécifique joué rarement (et qui a une jauge de 1500 places, un peu excessive pour ce type de projet). Garnier et Bastille sont deux grandes salles (la plupart des grands théâtres internationaux ont environ la jauge de Garnier, si on excepte le MET) qui sont faites pour le même type de répertoire.
Mais le projet Bastille, à l’origine Opéra National Populaire (avec système de répertoire) face à Garnier Opéra National Aristocratique (avec système stagione) avec deux directions séparées sur le modèle ENO/ROH est devenu ce que l’on sait, avec deux grosses salles sous un même toit et une programmation globale en stagione. Le public a répondu, et c’est heureux, mais il manque toujours à l’institution un espace alternatif. Et en cela, Boulez avait vu juste.
La programmation spécifique de l’académie permet d’afficher des spectacles de qualité à moindre prix, et donc plus accessibles à un public moins fortuné, dans des conditions de vision et d‘écoute satisfaisantes, puisque d’opéra populaire, on n’a plus que des souvenirs, vu les prix pratiqués, vu la disparition des places debout instituées par Mortier (une pure imbécillité comme savent les inventer les gestionnaires qui n’ont aucune idée du public de l’opéra) pour les remplacer par des places assises à bas prix impossibles qui se réduisent comme peau de chagrin. Avec plus de 500 places debout, Vienne est un modèle : les places debout forment un fond de public (comme celles qui ont été supprimées à la Scala aussi – pour cause de sécurité paraît-il) et donnent sa couleur (voire son folklore) au théâtre. Mais ce n’est pas une mode française.

 Owen Wingrave, de Benjamin Britten, 5 représentations du 19 au 28 novembre à l’amphithéâtre de l’opéra de Britten, livret de Henry James, dans une mise en scène de Tom Creed, metteur en scène résident à l’académie et sous la direction de Stephen Higgins

 Les fêtes d’Hébé, de Jean-Philippe Rameau pour 3 représentations à l’Amphithéâtre du 22 au 25 mars et 2 représentations à Londres, au Royal College of Music ; Il s’agit d’une coproduction entre l’Académie et le Centre de musique baroque de Versailles, en partenariat avec le Royal College of Music, London. La mise en scène est de Thomas Lebrun, chorégraphe directeur du Centre Chorégraphique National de Tours et la direction musicale de Jonathan Williams, spécialisé dans le répertoire baroque et notamment Rameau..

Les reprises au répertoire

 Huit reprises et un concert, pour neuf nouvelles productions et deux productions de l’académie, il est clair que la direction imprimée est celle d’une inflexion des productions  pour un changement d’image de la maison.
Dans un pur système de stagione (qui était celui de la Scala pendant les années 70 ou 80) l’offre est presque exclusivement des nouveautés (avec une ou deux reprises) pour attirer le public, friand de nouveaux titres. Les reprises offrent le plus souvent une nouvelle distribution, quelquefois plus brillante qu’à la première. C’était aussi le système Liebermann à Paris. Pour garantir cette sorte de Festival permanent, on ne peut multiplier les représentations sous peine d’exploser les budgets.
Or, l’Opéra Bastille est construit et conçu pour un système de répertoire et d’alternance serrée qui nécessite une logistique particulière (changements rapides de décor, équipes nombreuses, jour et nuit). À Vienne qui est le temple du répertoire, les équipes tournent pour faire et défaire les décors puisque chaque soir affiche un titre différent et que pendant la journée on répète autre chose. Les espaces scéniques de Bastille sont énormes (deux terrains de foot sur deux niveaux) et garantissent des changements a priori rapides. Bastille permet donc une alternance plus serrée et au moins le double de titres qu’un opéra stagione ordinaire (Scala, ou Madrid par exemple), une vingtaine sans compter les ballets, à l’apparat scénique plus léger.

Tosca : un des must de l’opéra, qui garantit l’afflux du public. La production précédente de Tosca de Werner Schroeter a duré une vingtaine d’années et a été bien amortie. La production actuelle date de 2014-2015 et a été confiée à Pierre Audi, la modernité sans peur et sans scandale, et donc voilà une production faite pour durer et être amortie, c’est ce qu’on lui souhaite. La distribution est typique des reprises qui devraient attirer du monde avec 10 représentations du 16 septembre au 18 octobre : Anja Harteros pour 3 représentations (seulement) en septembre à l’ouverture de saison, avec les risques du métier puisque madame Harteros annule souvent et pour le reste Liudmyla Monastyrska, une chanteuse de grande série solide ; l’autoroute des Tosca, face à deux vedettes, Marcelo Alvarez (pour moi sans intérêt, mais c’est un nom paraît-il) et Bryn Terfel, intéressant quant à lui dans Scarpia. C’est Dan Ettinger qui assure la direction musicale, désormais familier de grandes scènes internationales.

 Lucia di Lammermoor : voilà une production qui fit scandale à sa création en janvier 1995 (avec June Anderson et Roberto Alagna) qui porte allègrement ses  22 ans bientôt, et qui revient du 14 octobre au 16 novembre pour 10 représentations. La direction musicale est confiée au très classique Riccardo Frizza, et les distributions en alternance affichent Pretty Yende désormais bien connue et Nina Minasyan, très prometteuse, issue toute fraîche du Young Artists program du Bolshoï. Enrico Ashton sera Artur Ruciński, dont on se souvient qu’il remplaça à Salzbourg Placido Domingo malade dans Trovatore, et Edgardo sera Piero Pretti et Abdellah Lasri, qui fait une belle carrière internationale à coups de Rodolfo et d’Alfredo notamment.

 Les contes d’Hoffmann : La production de Robert Carsen depuis 2000 fait les beaux soirs de Bastille (c’est une production Gall) et c’est le type même de production qui peut durer : une modernité de bon aloi, qui continue de fonctionner sans rien de poussiéreux. Elle est donc de retour et cette année on met les petits plats dans les grands pour 9 représentations du 3 au 27 novembre, puisque Philippe Jordan dirige lui-même une somptueuse distribution, les trois femmes seront Sabine Devieilhe, Kate Royal, Ermonela Jaho, les quatre basses seront interprétées par Roberto Tagliavini qu’on voit beaucoup dans les distributions de Paris et Hoffmann sera en alternance Jonas Kaufmann (6 représentations) et Stefano Secco (3 représentations). De quoi accourir, tout le monde sera là.

Iphigénie en Tauride, de C.W.Gluck : 9 représentations du 2 au 25 décembre 2016 pour ce retour de la production princeps (merci Mortier) de Krzysztof Warlikowski sur la scène de Garnier, après avoir été ostracisé par Nicolas Joel. Pour ce grand retour d’une magnifique production, une distribution renouvelée : Véronique Gens dans Iphigénie, je jeune baryton canadien Etienne Dupuis (à ne pas manquer) dans Oreste, et Stanislas de Barbeyrac (à ne pas manquer non plus) dans Pylade, tandis que Thoas sera Thomas Johannes Mayer (qu’on voit aussi beaucoup à Paris, y aurait-il une troupe qui ne dit pas son nom ?). L’Orchestre sera dirigé par Bertrand de Billy, inexplicablement absent de la fosse de l’opéra de Paris depuis une Carmen de 1999. Voilà une reprise excitante.

Die Zauberflöte, de W.A Mozart : retour de la production Carsen, mieux accueillie à Paris qu’à Baden-Baden où elle est née. Et cette fois-ci avec une distribution passionnante qui mérite le détour, pour 17 représentations du 23 janvier au 23 février. Au pupitre, le directeur musical de la Komische Oper de Berlin, l’excellent, vraiment excellent Henrik Nanási et sur la scène, en alternance deux ténors très différents de style en Tamino, Stanislas de Barbeyrac que l’on connaît bien en Tamino depuis Aix, et Pavol Breslik que Paris a moins vu mais qui connaît un grand succès outre Rhin. En Pamina, la jeune Nadine Sierra (qu’on voit aussi pas mal à Paris) en alternance avec Kate Royal, une Pamina consommée, et une toute jeune, Elsa Dreisig, René Pape en Sarastro en alternance avec Tobias Kehrer (qui est aussi une basse intéressante), un Papageno de grand luxe, Michael Volle, en alternance avec le jeune et talentueux Florian Sempey, Albina Shagimuratova alternera avec Sabine Devieilhe en Reine de la nuit, mais le plus luxueux ce sera le Sprecher de José Van Dam.

Béatrice et Bénédict, d’Hector Berlioz : Il est un peu excessif de la part du marketing de l’opéra  de faire passer cette version de concert (même mise en espace par Stephen Taylor) d’une seule soirée (le 24 mars 2017) comme une « production », on prend le lecteur pour un idiot. D’autant que la programmation générale assez riche n’a pas besoin de ce type de trucage. On aurait pu en revanche en faire une vraie production.
Le concert sera dirigé par Philippe Jordan et affiche une belle distribution. Stanislas de Barbeyrac (Bénédict), Stéphanie d’Oustrac (Béatrice) entourés de Laurent Naouri, Florian Sempey, Sabine Devieilhe.

 Wozzeck, d’Alban Berg : pour 7 représentations du 26 avril au 15 mai 2017, retour du Wozzeck de Marthaler, une des rares productions Mortier reprises par son successeur, sous la direction de Michael Schønwandt (un peu plus d’imagination pour trouver un chef n’aurait pas nui), avec Johannes Martin Kränzle dans Wozzeck, Štefan Margita dans le Tambour Major, le vétéran Kurt Rydl dans le Doktor, tandis que Marie sera Gun-Brit Barkmin. Une distribution solide pour une reprise dont l’intérêt est toujours le remarquable travail de Marthaler.

Eugène Onéguine, de P.I Tchaïkovski : 10 représentations dirigées par Edward Gardner du 16 mai au 14 juin 2017. C’est une reprise de la production de Willy Decker (qui remonte à 1995, sous Hugues Gall) et non de celle de 2008-2009 de Dmitri Tcherniakov (sous Gérard Mortier) qui sert d’écrin à la Tatiana d’Anna Netrebko. Elle alternera avec Sonya Yoncheva. La distribution est séduisante avec l’Onéguine de Peter Mattei, le Lenski de Pavel Černoch  (alternant avec Arseny Yakovlev), la Olga de Varduhi Abrahamyan, tandis que Madame Larina sera Elena Zaremba et Flipevna la grande Hanna Schwarz. Une reprise qui attirera les foules pour le couple Netrebko/Mattei.   Sans doute le choix de Decker et non de Tcherniakov vise-t-il à ne pas “tcherniakoviser” définitivement le répertoire russe à Paris, avec quelques motifs techniques ou financiers derrière.

Rigoletto (Prod.Claus Guth) ©Monika Rittershaus
Rigoletto (Prod.Claus Guth) ©Monika Rittershaus

Rigoletto, de G.Verdi : Le seul Verdi de la saison, du 27 mai au 27 juin 2017 pour 11 représentations de la production de Claus Guth créée cette année, dans une distribution et avec un chef (Daniele Rustioni) aussi intéressants que cette année. Daniel Rustioni, futur directeur musical de Lyon, qui fait sa deuxième apparition dans la fosse parisienne dirigera Vittorio Grigolo (Il Duca), la jeune Nadine Sierra (Gilda), Kwangchul Youn en Sparafucile et le Rigoletto de Željko Lučić.

 

Lorsque la saison est parue, beaucoup de fans mélomaniaques ont trouvé cette seconde saison Lissner moins excitante que la saison actuelle qui affichait la brochette de metteurs en scène-qu’il- faut-avoir-vu. La saison prochaine affiche peut-être moins de paillettes, mais reste très diversifiée par ses choix qui vont du baroque au contemporain, sans trop insister sur les grands standards et plutôt ouverte sur un répertoire plus large, où apparaissent des metteurs en scène nouveaux pour l’Opéra, comme Thomas Jolly, Guy Cassiers, AT de Keersmaker, Guillaume Gallienne, Mario Martone (qu’on a vu au TCE), mais aussi les piliers que sont Bieito (dans sa production historique de Carmen), Tcherniakov, Guth et Michieletto. On reverra aussi avec plaisir l‘Iphigénie en Tauride de Warlikowski.

C’est une saison très bien faite, très équilibrée (il y en a pour tous les goûts), et qui surtout dans ses distributions affiche une ouverture vers les voix jeunes, sorties il y a peu des grands concours, en leur donnant leur chance dans de nombreux spectacles et dans des vrais grands rôles. Il y a peu de grandes salles d’opéras en Europe qui osent autant de chanteurs nouveaux, c’est tout à l’honneur de l’opéra ; mais Paris aussi affiche une politique de fidélisation de nombreux chanteurs (et donc de baisse des coûts de plateau au nom de la loi des “packages” ) qui crée ce que j’appellerais une troupe en creux et c’est sans doute une volonté animée par le directeur de casting Ilias Tzempetonidis que Lissner a emporté de la Scala dans ses valises. C’est vraiment l’effet casting, qui est ici très intéressant à étudier, y compris d’ailleurs pour les chefs (Bringuier, Rustioni, Tatarnikov, Nánási, Garcia Alarcón, Dantone).
Quant à Philippe Jordan, il se réserve trois nouvelles productions (Samson et Dalila, Così fan Tutte, Lohengrin) un opéra en concert (Béatrice et Bénédict) et une reprise (Les Contes d’Hoffmann), ce qui très honnêtement n’est pas exagéré. En se faisant plus rare, il se fait désirer.
Voilà, la saison d’opéra de l’Opéra est une saison bien composée, intelligente et variée. Rien de plus, rien de trop, mais c’est déjà beaucoup. [wpsr_facebook]

Iphigénie en Tauride (Warlikowski) © Éric Mahoudeau / OnP
Iphigénie en Tauride (Warlikowski) © Éric Mahoudeau / OnP

 

BADEN-BADEN OSTERFESTSPIELE 2016: CONCERT DES BERLINER PHILHARMONIKER dirigé par SIR SIMON RATTLE (MOZART-BEETHOVEN), avec Mitsuko UCHIDA, piano

Mitsuko Uchida et Sir Simon Rattle (Mozart, concerto n°22) ©Monika Rittershaus
Mitsuko Uchida et Sir Simon Rattle (Mozart, concerto n°22) ©Monika Rittershaus

Wolfgang Amadé Mozart: Concerto pour piano en mi bémol majeur KV 482
Mitsuko Uchida (piano)
Berliner Philharmoniker
Direction musicale: Sir Simon Rattle

Ludwig van Beethoven: Symphonie n°9 en ré mineur op.125
Genia Kühnmeier (soprano), Sarah Connelly (mezzosoprano), Steve Davislim (ténor) et Florian Boesch (baryton basse)
Choeur Philharmonique de Prague (Direction Lukáš Vasilek)
Direction musicale: Sir Simon Rattle

Je ne vais pas pinailler sur la perfection, c’est le seul mot qui vaille quand on écoute les Berliner Philharmoniker. La petite harmonie des berlinois, c’est le paradis redescendu sur terre : rien à dire ni à faire, admirer seulement un ensemble fait de solistes internationaux, Schweigert (Basson), Pahud (flûte), Ottensamer(clarinette) Mayer (Hautbois): à eux quatre, on ne saurait faire de quartier, ils se prennent d’ailleurs la voix avec des regards malicieux l’un vers l’autre, mais c’est l’ensemble des bois qui stupéfie.
Sir Simon Rattle les a placés dans le concerto de Mozart directement au contact avec le piano, juste là où habituellement on voit les cordes (violoncelles en général), en rejetant les cordes sur les côtés. C’est que ce Mozart-là installe un dialogue de proximité, un système d’écho entre les cuivres et les bois largement sollicités dans l’introduction (basson, flûte, clarinette) puis le piano, comme une sorte d’ensemble de chambre isolé dans l’orchestre. La longue introduction avant l’entrée du piano fait place aux cors d’abord, puis aux bassons, dialoguant avec cordes puis flûte et clarinette. La brutalité avec laquelle on entre en musique et la relative sécheresse du son fait pencher vers une interprétation plutôt baroquisante. En tous cas, ce début à la fois net, moins lyrique qu’énergique, scandé par les timbales est vif, soutenu, et le son de l’orchestre à l’effectif réduit est plein, presque ciselé. Une vraie petite symphonie dans le concerto, qui rappelle par écho certaines phrases des Nozze di Figaro contemporaines. Le piano se glisse alors avec une singulière souplesse, un incroyable raffinement comme une voix délicate et entame un dialogue ombré avec l’orchestre (bassons d’abord, puis cordes). Après un premier mouvement rythmé et cette couleur qui tire vers le baroque, le début du deuxième mouvement (andante) à l’orchestre (cordes) me renvoie irrésistiblement à Gluck et Rattle sait vraiment ici installer une ambiance : on comprend le dialogue très étroit des bois et vents avec le piano d’une infinie délicatesse et d’une douceur fluide, et cette proximité fait naître une intimité de salon musical qui se respire tout particulièrement ici : la flûte de Pahud est phénoménale, et lui répond en clin d’œil la clarinette d’Ottensamer, en un ensemble d’une indicible poésie, avec des sons à la fois subtils, retenus, presque nocturnes.

Mitsuko Uchida et Sir Simon Rattle ©Monika Rittershaus
Mitsuko Uchida et Sir Simon Rattle ©Monika Rittershaus

D’où la rupture avec le troisième mouvement, rythmé, joyeux, qui se lit au visage même de la soliste, qui frappe encore par la légèreté du toucher, en un rythme de rondo où cette fois l’orchestre s’affirme (encore ces bois !!). Le dialogue entre l’orchestre et le soliste est sans scorie aucune, avec une homogénéité, et une fluidité dans les reprises de voix qui frappe, et où l’orchestre sait alléger jusqu’à l’impossible. Il en résulte un magnifique moment d’harmonie, où l’orchestre et le piano produisent un son presque fusionnel, en ces faisceaux dialogués, presque choraux du chant mozartien. Ce concerto est à la fois intérieur (l’andante) et particulièrement joyeux (1er et dernier mouvement) et ce qui frappe c’est le rôle déterminant de la flûte et surtout de la clarinette, et la manière dont les instruments sont mis en avant, mis en dialogue presque soliste avec le piano. Enfin, Sir Simon Rattle m’a toujours intéressé dans ses interprétations du XVIIIème siècle, que ce soit Rameau (je me souviens de Boréades somptueuses à Salzbourg) ou Bach (les Passions avec la complicité de Peter Sellars), Haydn, et bien sûr Mozart ; j’avais beaucoup aimé notamment son Cosi fan tutte à Salzbourg (avec une belle production des Hermann), un peu moins sa Zauberflöte, mais son approche de ce répertoire me séduit plus que son approche du XIXème siècle.

9ème de Beethoven Baden Baden 21 mars 2016 ©Monika Rittershaus
9ème de Beethoven Baden Baden 21 mars 2016 ©Monika Rittershaus

Et c’est la question posée par cette 9ème symphonie de Beethoven, une des masses de granit du répertoire, qui prend tout son sens dans un Festival comme Baden-Baden, apte à remplir l’immense salle du Festspielhaus. J’avoue par ailleurs que la « Neuvième » n’est pas ma préférée des symphonies de Beethoven, même si en ces temps détestables où se réveillent les  haines absurdes et les petits égoïsmes des hommes, on a besoin de ce texte, on a besoin de cette musique, on a besoin de l’humanisme plus que du religieux, et de croire que la joie et l’amour peuvent faire taire les abrutis, les sauvages et les fanatiques.
On ne reviendra pas sur l’orchestre phénoménal, c’est un truisme : mais dans le cas de ce type de phalange, on se demande quelquefois si le chef sert à quelque chose, s’il ne se contente pas de suivre ses musiciens notamment dans un répertoire où ils n’ont rien à prouver et peut-être rien à apprendre…
Mais si, on va y revenir, car c’est quand même l’essentiel. On l’observe donc cet orchestre très rajeuni, de plus en plus féminisé, avec ses cordes incroyablement chaudes et soyeuses, avec ses bois magiques (Albrecht Mayer s’est rajouté à Ottensamer et Pahud dans le Beethoven), avec cet engagement dans la musique en partage qui en fait une phalange unique. La clarté du son, la lisibilité de chaque pupitre est une source sans cesse renouvelée d’émerveillement, même dans cette salle à l’acoustique discutable (moins bonne qu’à Salzbourg, qu’ils ont hélas laissé). Le son de l’orchestre est à tomber, mais ce qu’on entend dans ce Beethoven n’est pas autre chose que le son de l’orchestre, car l’approche reste à la fois « classique » et assez descriptive, pour tout dire sans supplément d’âme. Une exécution qui n’est pas un vrai moment.
Le deuxième mouvement cependant m’est apparu plus vif, plus vivant, plus animé au sens fort, avec un rythme et une fluidité qui lui donnent une vraie couleur presque printanière, une tonalité pastorale qui sans nul doute séduit, là encore les bois (le dialogue Schweigert-Mayer !) éblouissent comme dans un concerto pour bois et orchestre, avec des sons qui s’atténuent progressivement à la Cherubini (car Beethoven connaissait son Cherubini et le cite…) en une ineffable douceur.
C’est presque paradoxal, mais le troisième mouvement (adagio molto e cantabile) merveilleusement exécuté , m’est apparu un peu plus démonstratif, plus démonstratif que ressenti, et donc un peu extérieur, comme si le son était mis en scène, que la musique était en vitrine en quelque sorte, malgré d’ineffables beautés (évidemment, Beethoven + Berliner…).
La même impression prévaut lors du dernier mouvement, où tout est merveilleusement en place mais ne produit pas l’émotion attendue, comme une machine bien huilée, mais qui resterait une machine. Simon Rattle est incomparable dans la mise au point, dans la préparation pointilleuse des équilibres sonores : une redoutable précision, mais souvent la conséquence en est l’impression que les choses sont fixées sans toujours donner la liberté de jouer à l’orchestre, et donc l’impression d’un jeu sous verre.
Les quatre solistes (Pavol Breslik malade était remplacé par Steve Davislim) ne me sont pas apparus tous au mieux de leur forme. Les parties sont brèves mais éminemment difficiles et tendues : Beethoven écrit pour les voix en ne les épargnant jamais, Florian Boesch, chaleureux et élégant, Genia Kühmeier moins en forme qu’à d’autres occasions avec quelques sons métalliques, Sarah Connolly comme toujours impeccable de contrôle et de souci de la fluidité des mots, mais est-ce son univers ? Steve Davislim un peu en retrait (la voix n’est pas grande) mais sensible, juste, vaillant et particulièrement engagé. Et le chœur (Choeur Philharmonique de Prague dirigé par Lukáš Vasilek) m’est apparu un peu plus lointain et moins éclatant (en tous cas, quelle différence avec l’éclat celui de celui de la Radio bavaroise entendu l’avant veille et dans Beethoven à la fin de la même semaine). Je pense aussi que l’acoustique de la salle entrait pour beaucoup dans l’impression d’ensemble, et que les voix dans cet immense vaisseau enveloppées par le son de l’orchestre avaient quelquefois un peu de mal à émerger.

Ainsi il y a des concerts qui inexplicablement ne laissent pas totalement satisfaits, alors qu’il y a tous les ingrédients pour en faire un moment d’exception. C’est un peu le cas de cette soirée, les Berliner Philharmoniker dans leurs œuvres, un magnifique concerto de Mozart avec Mitsuko Uchida en soliste, et une IXème symphonie de Beethoven pas totalement convaincante. Une fois de plus, je crains de passer pour l’enfant gâté, à moins que ce soir-là quelque chose ne me soit passé largement au dessus du cœur. Au moins pour Beethoven, plus lointain qu’un Mozart qui fut exceptionnel. [wpsr_facebook]

Sir Simon Rattle, Genia Kühmeier, Sarah Connolly, Steve Davislim, Florian Boesch ©Monika Rittershaus
Sir Simon Rattle, Genia Kühmeier, Sarah Connolly, Steve Davislim, Florian Boesch ©Monika Rittershaus

LES SAISONS 2016-2017 (1): BAYERISCHE STAATSOPER, MÜNCHEN

Bayerisches Staatsorchester et Kirill Petrenko entre Peter Seifert et Christian Gerhaher à la fin du Lied von der Erde en mars dernier ©Wilfried Hösl
Bayerisches Staatsorchester et Kirill Petrenko entre Peter Seifert et Christian Gerhaher à la fin du Lied von der Erde en mars dernier ©Wilfried Hösl

Dans les supermarchés, les étals de rentrée sont déjà prêts en juillet, les galettes des rois (6 janvier) en vente le 10 décembre, les jouets de Noël début novembre. Il en va de même des saisons des opéras, jadis affichées en mai-juin, aujourd’hui en février ; comme une course à l’échalote c’est à qui se précipitera le premier. Et l’effet des réseaux sociaux affiche les émerveillements répétés, à faire croire qu’on ne saura plus où donner de la tête tant les spectacles et les productions sont excitantes et prometteuses ; bref le monde de l’opéra, de New York à Londres, de Munich à Madrid, de Vienne à Paris, de Milan à Francfort et de Lyon à Zurich, ne serait qu’un coffre aux merveilles, qu’un tonneau des Danaïdes d’où l’on sort sans cesse des soirées qui seront à n’en pas douter exceptionnelles et inoubliables. Le parcours du mélomane, ou dans mon cas du mélomaniaque, est cependant rempli de soirées inoubliables bien vite oubliées, où une exception chasse l’autre. Le maigre bilan annuel des soirées de l’île déserte en est souvent l’indice.
Alors je me suis demandé si j’allais rendre compte systématiquement des saisons, qui presque toutes paraissent entre mi février et fin mars. Seule la Scala, imperturbable, continue d’afficher plus tardivement sa saison, une habitude enracinée dans le temps, qui résulte des organisations italiennes, moins anticipatrices qu’ailleurs : combien de grands chanteurs la Scala a loupé par le passé à cause de ses programmes construits bien après les autres théâtres (un seul exemple, Hildegard Behrens, systématiquement invitée quand l’agenda de la chanteuse était complet).  Mais aujourd’hui, afficher sa saison après les autres, c’est aussi créer de l’attente, et éviter d’être mélangé avec le tout venant, la Scala arrive en dernier, comme la Reine des Fées…

En sacrifiant à l’exercice, je suis bien conscient de son côté « miroir aux alouettes » où l’investissement du rêve ne rencontre pas toujours la réalité, mais quand au contraire le rêve la rencontre, ce qui arrive quelquefois, alors…c’est le Nirvana
L’annonce des saisons est aussi une manière de lire une politique artistique (ou une absence de) d’afficher des orientations des théâtres, sentir les inflexions, qui se lisent par l’affichage de raretés ou non, par l’appel à des metteurs en scène neufs, par l’arrivée sur le marché de jeunes chanteurs ou de jeunes chefs Il y a des théâtres en Allemagne de moindre importance comme Karlsruhe, ou Nuremberg, voire Cottbus qui affichent des productions souvent passionnantes à des prix défiant toute concurrence pour le mélomane; il y en a d’autres de très grande importance qui affichent à des prix stratosphériques des productions sans aucun intérêt et des saisons assez creuses. Il faut donc étudier tout cela avec attention et le parcours mélomaniaque est une jonglerie entre les vols, les hôtels, les théâtres, les auteurs, les périodes de l’année, les collisions (horreur, il y a la même soirée Tristan ici et Don Carlos là !!) ou les couplages : trois villes, trois titres en un week end. Bref, un long travail de dentelle aussi épuisant que construire l’emploi du temps d’un établissement scolaire.
Je vais donc me consacrer à mes maisons préférées, ou obligées, du mieux possible pour n’en garder que la « substantificque moëlle ».

Le Bayerische Staatsoper est actuellement sans nul doute ma maison préférée. Elle allie pour moi souvenirs de jeunesse (Kleiber, Sawallisch), ambiance du lieu assez sympathique, à la riche mémoire avec ses bustes de chefs et ses portraits de stars ou de managers (un opéra qui n’affiche pas son histoire n’est qu’un garage de luxe creux) et politique artistique de qualité, mais surtout la présence d’un chef et d’un orchestre qui aujourd’hui ont peu d’égal dans la fosse. Kirill Petrenko assure dans l’année un peu plus d’une trentaine de représentations, et d’autres chefs montent au pupitre, eux aussi dignes d’intérêt. La saison prochaine, Kirill Petrenko va diriger deux nouvelles productions et quelques représentations de reprises de spectacles mémorables.
En s’y prenant à l’avance, Munich est accessible à des prix raisonnables en train ou en bus, voire quelquefois en avion (même si les compagnies aériennes continuent d’afficher de prohibitifs suppléments kérosène quand le pétrole est au plus bas). Mais le Bayerische Staatsoper, c’est aussi un Intendant à idées, Klaus Bachler, d’une redoutable et malicieuse intelligence, qui vient d’annoncer son départ en 2021 en même temps que Kirill Petrenko, posant ainsi clairement une politique complètement intégrée avec son GMD. Munich, c’est une vraie équipe, une ambiance, un orchestre ; comment échapper à la fascination de ses saisons ?

Représentations dirigées par Kirill Petrenko :

Nouvelles productions :

Lady Macbeth de Mzensk (Chostakovitch) : 5 représentations du 28 Novembre au 11 décembre 2016 avec Anja Kampe et Misha Didyk, mais aussi Anatoli Kotscherga et Alexander Tsymbaliuk dans une mise en scène de Harry Kupfer.
Tannhäuser (Wagner) : 5 représentation du 21 mai au 8 juin 2017 avec Georg Zeppenfeld, Klaus Florian Vogt, Christian Gerhaher, Anja Harteros, Elena Pankratova « d’après » une mise en scène de Romeo Castellucci

Reprises :

Die Meistersinger von Nürnberg (Wagner) : 3 représentations du 30 septembre au 8 octobre 2016, avec quelques changements (Emma Bell en Eva), mais toujours avec Wolfgang Koch et Jonas Kaufmann reprise de la nouvelle production de David Bösch qui avant même la première le 16 mai 2016 suscite déjà des commentaires…
Die Fledermaus (J.Strauss) : 4 représentations du 31 décembre 2015 au 8 janvier 2017 à voir absolument pour la direction fulgurante de Kirill Petrenko
South Pole (Srnka) :
3 représentations du 18 au 23 janvier 2017 dans la distribution de 2016 (Hampson, Villazon)
Der Rosenkavalier (R.Strauss) : 3 représentations du 5 au 11 février 2017 avec Anne Schwanewilms dans la Maréchale
Die Frau ohne Schatten (R.Strauss) :
2 représentations en juillet 2017 (pendant le Festival) de la célèbre production de K.Warlikowski avec Michaela Schuster dans la nourrice, et sinon la cast d’origine (Botha, Pieczonka, Pankratova, Koch)

Mais cette prochaine saison, l’activité symphonique de Kirill Petrenko va passer à une vitesse légèrement supérieure (futur berlinois oblige), outre des concerts avec différents orchestres européens dont les Berliner Philharmoniker et le Royal Concertgebouw, il emmènera en tournée européenne son orchestre (le Bayerisches Staatsorchester) du 5 au 21 septembre 2016 successivement à

  • 5 septembre Milan
  • 7 septembre Lucerne
  • 10 septembre Dortmund
  • 11 septembre Bonn
  • 12 septembre Paris (TCE) (Wagner, R.Strauss, Tchaïkovski) avec Diana Damrau
  • 13 septembre Lindau
  • 14 septembre Berlin
  • 18 septembre Vienne
  • 21 septembre Francfort

Les œuvres prévues (en alternance selon les villes) :

György Ligeti
Lontano pour grand orchestre (1967)
Béla Bartók
Concerto pour violon n°1 (Frank Peter Zimmermann)
Richard Strauss
Sinfonia domestica
Vier letzte Lieder (Diana Damrau)
Richard Wagner
Prélude Die Meistersinger von Nürnberg
Piotr I. Tchaikovsky
Symphonie n° 5 en mi mineur op. 64

Et il dirigera enfin durant la saison trois Akademiekonzerte

– Les 19 et 20 septembre : 1.Akademiekonzert
Richard Wagner
Prélude Die Meistersinger von Nürnberg
Richard Strauss
Vier letzte Lieder
Piotr I. Tchaikovsky
Symphonie n° 5 en mi mineur op. 64

– Les 20 et 21 février 2017 : 4.Akademiekonzert
Nikolai Medtner
Concerto pour piano n°2 en ut mineur op. 50 (soliste Marc-André Hamelin)
Serguei Rachmaninov
Danses symphoniques op. 45

– Les 5 et 6 juin 2017 : 6.Akademiekonzert
Serguei Rachmaninov
Rhapsodie sur un thème de Paganini op. 43
Gustav Mahler
Symphonie n°5 en do dièse mineur

Pour beaucoup de maisons d’opéra, ce programme suffirait largement à remplir l’agenda, mais Munich présente plus de 41 titres différents, sans compter concerts, productions du studio (cette année Le Consul de Menotti) et ballets.

Les autres nouvelles productions :

 Ainsi donc, on comptera aussi avec quatre autres nouvelles productions

  • La Favorite de Donizetti, 6 représentations du 23 octobre au 9 novembre 2016 (et deux représentations de Festival en juillet 2017) dans la version originale française, avec Elina Garanča, Matthew Polenzani et Mariusz Kwiecen, direction musicale de Karel Mark Chichon, mise en scène d’Amélie Niermeyer
  • La création munichoise d’André Chénier de Giordano, pour 6 représentations du 12 mars au 2 avril (et deux représentations de Festival en juillet 2017), dirigé par Omer Meir Wellber après son triomphe dans Mefistofele cette saison, dans une mise en scène de Philipp Stölzl, avec Jonas Kaufmann et Anja Harteros, mais aussi Luca Salsi en Gérard
  • Semiramide de Rossini pour la prise de rôle de Joyce Di Donato, pour 6 représentations du 12 février au 3 mars (et deux représentations de Festival en juillet 2017, sous la direction du remarquable Michele Mariotti, l’un des grands spécialistes actuels de ce répertoire, et dans la mise en scène de David Alden, qui revient à Munich pour l’occasion, avec, outre la grande Joyce, Alex Esposito (prise de rôle dans Assur), Lawrence Borwnlee, et Daniela Barcellona.
  • Die Gezeichneten de Franz Schreker, dans une mise en scène de K.Warlikowski, dirigé par Ingo Metzmacher pour ses débuts à Munich, et pour la première du Festival 2017 (4 représentations en juillet 2017) avec Tomasz Konieczny, Christopher Maltman et Catherine Naglestad, ainsi que John Daszak et Alistair Miles.
  • Oberon, König der Elfen de Weber, dans l’écrin du Prinzregententheater, ce Bayreuth en modèle plus réduit, dirigé par Ivor Bolton, dans une mise en scène du jeune Nikolaus Habjan, spécialiste de théâtre de marionnette et d’objets, pour 4 représentations en juillet 2017 avec Annette Dasch et Julian Prégardien.

Les reprises signalées

Enfin, dans les nombreuses reprises des productions passées avec des variantes de distribution, notons Boris Godunov (Dmitry Belosselskiy), La Juive (toujours avec Alagna), Mefistofele (dirigé par Carignani, avec Erwin Schrott à la place de René Pape), Macbeth (Netrebko), Guillaume Tell (Gerald Finley), Jenufa (dir.mus : Tomáš Hanus, avec Hanna Schwarz et Karita Mattila, Stuart Skelton, et en alternance Pavol Breslik, Pavel Černoch, Sally Matthews et Eva-Maria Westbroek) L’Ange de feu (avec Ausrine Stundyte), Les contes d’Hoffmann (avec Diana Damrau dans les 4 rôles féminins), Tristan und Isolde (Stephen Gould, René Pape, Christiane Libor et Simone Young au pupitre), Fidelio (Dir.mus Simone Young, avec Klaus Florian Vogt, Anka Kampe, Günther Groissböck), Rusalka (Dir :Andris Nelsons avec Kristine Opolais et Dmytro Popov, Nadja Krasteva et Günther Groissböck), Elektra (Evelyn Herlitzius), etc…

Le répertoire très ordinaire

Et dans les productions ordinaires, celles de tous les jours que même le site du Bayerische Staatsoper ne signale pas dans ses reprises notables, j’ai voulu extraire celle de Cenerentola (dans la production Ponnelle, avec Tara Erraught, Javier Camarena, dirigée par le très prometteur Giacomo Sagripanti) en juin 2017 pour 4 représentations, une Carmen aussi très ordinaire en janvier 2017 dirigée par Karel Mark Chichon, avec Anita Rachvelishvili et Genia Kühmeier, ou un Entführung aus dem Serail dirigé par Constantin Trinks avec Daniel Behle, Peter Rose, Lisette Oropesa…Ah..j’oubliais Un Ballo in Maschera en juin 2017 avec Francesco Meli, et tout le reste que vous pouvez consulter sur le site très complet du Bayerische Staatsoper.
Je ne sais qui aujourd’hui peut rivaliser avec Munich, dans la qualité musicale et les choix de distribution et le niveau moyen des productions (même si certaines pourraient être remisées…). Le seul regret qu’on pourrait avoir – et c’est bien le seul- c’est le manque d’imagination dans les choix de chefs pour le répertoire italien, et notamment pour Verdi, qui n’ont ni le relief ni l’intérêt des chefs choisis pour d’autres répertoires.

Mais on reste rêveur quand devant cette profusion, cette variété, cette offre quotidienne assez incroyable. Rêvons donc. [wpsr_facebook]

Evelyn Herlitzius dans Elektra (Prod.Wernicke) ©Wilfried Hösl
Evelyn Herlitzius dans Elektra (Prod.Wernicke) ©Wilfried Hösl

 

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2016: CONCERT HOMMAGE DÉDIÉ À PIERRE BOULEZ le 20 MARS 2016: ALUMNI-ORCHESTER DER LUCERNE FESTIVAL ACADEMY dirigé par Matthias PINTSCHER (BOULEZ, BERG, STRAVINSKY) avec WOLFGANG RIHM

Alumni-Orchester der Lucerne Festival Academy et Matthias Pinscher ©Priska KettererLe 6 avril 2014, le concert hommage du LFO à Claudio Abbado avait ravagé de chagrin et l’orchestre et les spectateurs du KKL. Deux ans après, à la même période à peu près, c’est à Pierre Boulez que le Lucerne Festival rend hommage.

Le renouvellement du festival de Lucerne, sous l’impulsion de Michael Haefliger, tient essentiellement à l’arrivée de ces deux immenses personnalités musicales : l’une refonda l’orchestre du festival pour succéder au Schweizerische Festspielorchester, qui avait animé les Internationalen Musikfestwochen Luzern désormais appelées Lucerne Festival, l’autre anima depuis 2003 une Académie destinée à enseigner aux jeunes musiciens la musique des XXème et XXIème siècles. Pendant qu’Abbado enflammait les concerts inauguraux du festival, en un rendez-vous annuel, Boulez travaillait avec ses jeunes avec des Master class et des programmes de concerts allant grosso modo de Mahler à nos jours, suivant le fil rouge de l’essentiel de sa carrière. Boulez passait à Lucerne un petit mois, pour l’essentiel le mois d’août et les premiers jours de septembre, et dirigeait plusieurs programmes. On le voyait souvent modestement déjeuner ou dîner au « World café », et il assistait à de nombreux concerts. En bref, il était le second pilier du festival.

Le programme du concert
Le programme du concert

C’est que Boulez – nemo propheta in patria – n’a jamais été contesté dans la sphère germanique où il demeurait et où  il fréquenta Donaueschingen et surtout Darmstadt et encore plus depuis le Ring du centenaire à Bayreuth, ami de Wieland puis de Wolfgang Wagner, ami de Barenboim aussi, mais il ne participa pas du circuit classique des chefs d’orchestres de référence : il ne fut invité que pendant la dernière partie de sa carrière un peu par les Berliner et surtout par les Wiener Philharmoniker avec qui depuis il a tissé des liens forts et fait des enregistrements qui ont marqué. Si Abbado a fait une carrière somme toute traditionnelle, même si exceptionnelle, Boulez a répondu présent à tous les niveaux de l’institution musicale, comme compositeur, comme chef, mais aussi comme organisateur, et comme conseiller. Ila été longtemps considéré comme un enfant terrible, avec des déclarations à l’emporte pièce, contre l’institution, mais a patiemment contribué et avec quelle autorité à dessiner le paysage musical français. Ce fut un agitateur d’idées, cherchant obstinément à réaliser ses projets, y compris dans le domaine de l’architecture : la  Cité de la musique lui doit beaucoup, sinon tout, et la Philharmonie aussi évidemment par ricochet; et si la “salle modulable” de Bastille (qu’il voulait à toutes forces) dont l’espace existe (une remise à décors aujourd’hui) n’a pas vu le jour, c’est par une succession de renoncements, à cause des débuts hoqueteux de l’Opéra Bastille. Boulez a utilisé tous les leviers possibles pour mener à bien ses projets et a déchaîné bien des polémiques (on se souvient de celle qui l’opposa si violemment à Michel Schneider, alors directeur de la musique au Ministère de la Culture.), mais volens nolens, c’était un phare du monde intellectuel et artistique français, et c’était sans contredit une voix de la France.

Le fait qu’Abbado et Boulez se retrouvent dans ce lieu n’est donc pas un hasard : d’ailleurs les deux personnalités se respectaient et s’estimaient. Boulez a même remplacé Abbado sur le podium du Lucerne Festival Orchestra à Carnegie Hall pour une 3ème de Mahler mémorable et Lucerne est un festival né comme creuset international,  où se retrouvent tous les grands chefs, les grands orchestres, dans la continuité de cette tradition née en 1938 sous l’impulsion d’Arturo Toscanini dans les conditions politiques que l’on sait, comme réponse humaniste à ce qui se dessinait aux temps de l’Anschluss,. Le profil du festival, sous l’impulsion de Michael Haefliger bien sûr, mais aussi d’Abbado et de Boulez, a évolué : ce n’est plus du tout un garage de luxe pour grands orchestres internationaux en tournée, il y a des conférences, des films, des concerts de tous types, musique de chambre, récitals, concerts symphoniques, à tous les heures, le matin, l’après midi, le soir, le soir tard, des concerts très chers et d’autres très accessibles et même gratuits, des résidences d’artistes, des résidences d’orchestre des master class, et trois moments annuels, le cycle piano en automne, le festival de Pâques dédié à la musique chorale et sacrée, et le festival d’été qui dure de mi-août à mi septembre et qui n’est que foisonnement musical. Ce contexte plaisait évidemment à Boulez, d’autant qu’à Lucerne, tout semble possible (enfin presque tout puis la « salle modulable » n’a pas été construite), et entre 2000 et 2011, il donna un nombre impressionnant de concerts (au moins trois programmes par session).

En deux ans, le Festival qui s’est appuyé pendant une petite quinzaine d’années sur ces deux piliers a dû tourner la page, la mort d’Abbado en 2014, et le retrait de Boulez avant sa disparition ont imposé d’autres choix. Riccardo Chailly à la tête du LFO a déjà annoncé des programmes d’une couleur très différente de ce qui précédait, tandis que s’est mise en place dans l’académie une direction bicéphale, Wolfgang RIhm comme directeur artistique et Matthias Pintscher comme directeur musical de l’orchestre « des alunni ». Boulez laisse ici un héritage, avec une rupture moindre que celle marquée par l’arrivée de Chailly au LFO : Matthias Pintscher est directeur musical adoubé de l’Ensemble Intercontemporain, fondé par Boulez, et dont les pupitres guident les jeunes de la Lucerne Festival Academy : de fait l’Ensemble Intercontemporain est un autre pilier du Lucerne Festival, incontournable quand il s’agit de musique contemporaine.

Wolfgang Rihm ©Priska Ketterer
Wolfgang Rihm ©Priska Ketterer

Ce concert-hommage a donc réuni une partie des jeunes qui avaient travaillé avec Boulez, venus spécialement pour l’occasion : Wolfgang Rihm a prononcé quelques mots, visiblement ému, notamment autour de la question du « faire », qui disait-il a guidé Boulez pendant toute sa vie, faire et mener à bien. Seul, sur la scène déserte, devant le pupitre du chef avec la partition ouverte, Wolfgang Rihm montrait par là la manque et le vide qui frappe le monde musical en une allocution directe, sans notes, sans grandes phrases, et avec cette simplicité qui fait les vrais pédagogues : il a cherché à définir le plus naturellement du monde ce que représentait Boulez, lui-même pédagogue exceptionnel, avec de l’émotion et sans aucun artifice. Ce fut un authentique moment qui vaut toutes les nécrologies officielles et obligées.
L’orchestre réuni est composé d’ex élèves qui ont travaillé avec Pierre Boulez au long de ces années d’académie, chaque année, le Lucerne Festival Academy donnait plusieurs concerts, l’orchestre réuni ici est une sorte de « fusion » de toutes ces années, c’est pourquoi il porte le nom d’ «Alumni-Orchester der Lucerne Festival Academy» et c’est aujourd’hui son premier concert.

Alumni-Orchester der Lucerne Festival Academy et Matthias Pinscher ©Priska Ketterer
Alumni-Orchester der Lucerne Festival Academy et Matthias Pinscher ©Priska Ketterer

La programme du concert sans entracte était un vrai résumé du répertoire de Boulez, alliant ses propres œuvres, les 3 Orchesterstücke op.6 de Berg, qu’il dirigea souvent, et le Sacre du Printemps de Stravinski.
Dans les œuvres de Boulez, l’une était « Don », extrait de Pli selon Pli, repris de « Don du poème » de Mallarmé dont il ne cite que le premier vers. Mallarmé n’est jamais loin des débats musicaux de son temps : il a inspiré Ravel, Debussy, et Boulez, et lui-même faisait partie avec Verlaine de la revue wagnérienne. En écoutant la musique de Boulez, on comprend aussi sa manière d’aborder les œuvres qu’il dirigeait : une écriture très raffinée, jouant sur les contrastes, poussant les sons jusqu’aux extrêmes avec une très grande précision et surtout une très grande clarté. Cette clarté dans la composition, on la retrouvait chez le chef d’orchestre dans la manière qu’il avait de révéler l’œuvre jusque dans ses détails, avec une rigueur notable, en évitant les complaisances. Il était beaucoup plus lyrique à la fin de sa carrière (il n’est que de comparer son Parsifal de Bayreuth dans l’enregistrement de 1971 et celui qu’il proposa entre 2002 et 2004). Il reste que cette musique difficile, est contraignante pour le spectateur : elle n’autorise pas le rêve ou l’inattention et oblige à la concentration et à l’écoute.

Yeree Suh et Matthias Pinscher ©Priska Ketterer
Yeree Suh et Matthias Pinscher ©Priska Ketterer

Les jeunes musiciens qui connaissent ce répertoire sont souverains tout comme Yeree Suh, magnifique soprano qui d’ailleurs chante aussi bien le répertoire baroque que contemporain (Boulez n’avait-il pas une fascination pour Gesualdo ?) qui réussit à créer un univers, avec ces mots lancés comme des sons, de loin en loin répondant aux sons métalliques de l’orchestre. Don est la dernière pièce de « Pli selon Pli » composée par Boulez, en 1989, même si elle ouvre le cycle et le choix de Pintscher d’interpréter un extrait de cette œuvre est aussi un choix sensible, celui de souligner à la fois une œuvre de vie (1957-1989), et celui de montrer en Boulez le compositeur d’un « work in progress » permanent, sur lequel il revenait sans cesse, mais aussi d’ouvrir le concert par une ouverture même, où les mots (basalte…y…écho…et …une…)lancés de loin en loin semble être autant de cailloux semés qui constituent une sorte d’armature possible, de texte du future, de texte à tisser avec la musique pour liant et pour lien. Moment de poésie, d’une très grande clarté et lisibilité, où l’hermétisme mallarméen semble s’ouvrir.
Avec les 3 Orchesterstücke de Berg, dédiés à Arnold Schönberg,  le programme nous invitait à méditer sur la longue relation intellectuelle et musicale de Boulez à Berg : trop viennois, trop nostalgique disait-il dans sa fougueuse jeunesse où il jeta quelques anathèmes sur lesquels il revint plus tard. Son compagnonnage avec Berg culminera bien sûr avec Lulu, en 1979, dont il assurera la première représentation de la version en trois actes dans l’orchestration complétée par Friedrich Cerha. Ces pièces pour orchestre sont construites presque en crescendo, jusqu’à l’expression d’un chaos final (dans Marsch, la troisième pièce) d’une rare intensité. Reigen avec son mouvement de valse semblait peut-être trop viennois à Boulez au départ, et Präludium est un lent mouvement ascendant-descendant appuyé sur les bois et les vents ; Matthias Pintscher conduit les musiciens, enthousiasmants de netteté et de précision, avec une volonté d’objectivité, laissant la musique, sombre, (qui doit tant à l’expressionnisme) se développer sans essayer de « surinterpréter », Marsch est vraiment un moment éblouissant, pas forcément lyrique ou raffiné comme le faisait Abbado par exemple, mais net, précis sans être métronomique, et d’une force marquante, presque tellurique qui n’est pas sans rappeler à certains moments l’œuvre suivante.

Matthias Pinscher ©Priska Ketterer
Matthias Pinscher ©Priska Ketterer

Car la première version de ces Orchesterstücke est de 1913-1914, et donc contemporaine du Sacre du Printemps. Et tout prend ainsi sens.
Le Sacre du printemps a été une pièce maîtresse du répertoire de Pierre Boulez, l’orchestre des « Alumni », fait merveille, la direction de Pintscher ne se laisse pas déborder par l’excès, comme l’œuvre s’y prête. Je me souviens de Boulez analysant la danse sacrale dans une master class il y a quelques années avec l’orchestre du Lucerne Festival Academy, demandant justement aux élèves ne ne jamais surjouer une œuvre qui s’y prête tant. L’approche de Pintscher organise le chaos et l’explosion, peut-être cela manque-t-il un tantinet de folie ou d’imagination, mais laisse jouer la musique, rien que la musique qui en l’occurrence se suffit à elle-même : le rythme est très serré, presque métronomique (cela me rappelait ce que Scherchen demandait aux musiciens dans le Boléro de Ravel, à savoir de serrer le tempo sans jamais varier, pour éviter l’effet crescendo et créer la tension jusqu’à l’insupportable) , les bois et notamment clarinette et basson sont vraiment magnifiques, bientôt rejoints par les cordes dans la première partie : après le début un peu mystérieux, avec des silences pesants, c’est bientôt l’impression de force tellurique qui domine, en cohérence avec la thématique de l’explosion dionysiaque du Printemps : on trouve à la fois une certaine noirceur, mais en même temps un éclat singulier et une certaine objectivité froide qui finalement fonctionne car elle crée une tension permanente.

Yi Wei Angus Lee (flûte) ©Priska Ketterer
Yi Wei Angus Lee (flûte) ©Priska Ketterer

La dernière pièce du concert, Mémoriale, extraite d’Explosante fixe (encore un « work in progress » boulézien avec ses versions successives sur lesquelles il ne cessa de revenir) composée au départ en 1972, comme contribution mémorielle à la mort d’Igor Stravinski, puis aussi un peu plus tard pour évoquer Bruno Maderna (mort en 1973) est une conclusion mémorielle en abyme, puisque Mémoriale est une révision proposée en 1985 pour évoquer la mémoire de Lawrence Beauregard,  flûtiste de l’Ensemble Intercontemporain qui travailla étroitement avec Pierre Boulez. Une pièce pour flûtiste soliste et huit instruments qui est mis en exergue comme pièce finale d’un concert qui aurait dû se terminer par l’explosion stravinskienne (mais Boulez lui-même aimait rompre les traditions du concert) . Et cette pièce provenant d’une œuvre évoquant Stravinski, puis Maderna,  elle-même évoquant enfin un flûtiste disparu, devient la dédicace mémorielle finale du concert en une sorte de Mémorial à Pierre Boulez lui même ; ainsi ce concert se termine-t-il par une pièce méditative, élégiaque au rythme de la flûte de Yi Wei Angus Lee, qui fut dans la Lucerne Festival Academy en 2013 et 2015 : c’est un de ces moments suspendus, aux cordes à l’extrême de la légèreté, qui font plonger en soi-même et qui constituent le plus beau des hommages. Et j’avoue y avoir pensé très fortement lors de ma visite quelques semaines après sur la tombe de Boulez à Baden-Baden.
Ce fut un moment fort, qui n’avait peut-être pas la violence émotive du concert du 6 avril 2014 dédié à Abbado, mais Abbado, bien que discret et réservé, déchaînait d’incroyables passions. Ce concert avait une vraie force intellectuelle, le programme et la couleur étaient typiquement bouléziens . Boulez lui suscitait aussi la passion polémique, mais les haines qu’il a déchaînées (encore même post-mortem, ce qui est un comble de lâcheté) ne sont que babil de médiocres.  Boulez pour moi suscitait avant tout l’admiration et la stupéfaction, et ce concert, par sa composition assez subtile était une construction : les œuvres se croisent, soit par les dates (Berg-Stravinsky) soit par le sujet (« Mémoriale »), soit aussi par les traces emblématiques: Pli selon Pli est le programme de l’avant dernier concert donné à Lucerne en 2011, et de la tournée européenne qui a suivi, et les 3 Orchesterstücke de Berg étaient au programme de son tout dernier concert au KKL. Abbado faisait sentir et pleurer, Boulez faisait penser, et donc être. Ils sont tous deux irremplaçables et ils ont tout deux fait le Lucerne Festival d’aujourd’hui.
La musique continuera sans eux, mais a perdu un peu de son odeur. [wpsr_facebook]

Baden-Baden, avril 2016
Baden-Baden, avril 2016

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2016: CONCERTS DU SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS dirigés par MARISS JANSONS le 19 MARS 2016 (BEETHOVEN, MENDELSSOHN, RACHMANINOV) et le 20 MARS 2016 (CHOSTAKOVITCH)

Le poème symphonique "Les Cloches", vue d'ensemble  ©Peter Fischli
Le poème symphonique “Les Cloches”, vue d’ensemble ©Peter Fischli

Les prochains comptes rendus porteront exclusivement sur les concerts ayant eu lieu dans les divers festivals que j’ai eu la chance de visiter au mois de mars et qui m’ont donné tout le loisir d’entendre quelques uns des grands orchestres de la scène musicale du moment. Cela a commencé le 14 mars avec le Bayerisches Staatsochester, plus fréquent dans la fosse que sur la scène, pour le sublime concert de Kirill Petrenko dont j’ai rendu compte et dont la magie s’est répétée aux dires des auditeurs avec les Wiener Philharmoniker début avril. Avant de parler des Berliner à Baden-Baden et la Staaskapelle Dresden et du Royal Concertgebouw, je rends compte des concerts de l’autre orchestre munichois, celui de la Bayerischer Rundfunk (la Radio Bavaroise) dirigé par son chef Mariss Jansons, dans sa mini-résidence annuelle à Lucerne où l’orchestre donne chaque année un grand concert choral et un grand concert symphonique.
Mariss Jansons est très régulier depuis très longtemps à Lucerne, où il vient au moins une fois par an, et cette année, les deux concerts étaient exceptionnels, l’un parce qu’on a pu y entendre le très rare poème symphonique de Rachmaninov, Les Cloches, le second pour l’exécution de la désormais plus rare Symphonie « Leningrad » de Chostakovitch.

SAMEDI 19 MARS
Beethoven, ouverture pour Coriolan, op.62
Mendelssohn, concerto pour violon en mi mineur op.64, soliste, Julian Rachlin

Rachmaninov : Les cloches, op.35, poème symphonique pour soprano, ténor et baryton, chœur et orchestre

Voilà un programme qui laissait la place à la grande tradition, avec Beethoven et Mendelssohn, et à un répertoire plus rare avec le poème symphonique de Rachmaninov, fondé sur un texte de Konstantin Balmont, d’après Edgar Poe.

Dans Coriolan, un morceau de bravoure toujours utilisé comme apéritif dans les programmes de concerts, les musiciens se mettent en ordre et le son obscur et l’ambiance tendue de la musique de Beethoven (pour un drame shakespearien qui ne l’est pas moins, l’un des plus sombres de son théâtre), permettent de mettre les montres à l’heure : l’orchestre de la Radio bavaroise est aujourd’hui l’une des phalanges les plus remarquables au monde : par l’homogénéité sonore faite d’excellents instrumentistes, voire exceptionnels, par le souci de la précision et par l’harmonie qui règne entre le chef et l’orchestre, une harmonie marquée par les réponses, immédiates, par la manière aussi de prévenir les intentions : le classicisme de ce Beethoven se marque par un son plein, mais jamais massif, et par une interprétation tendue, mais équilibrée, comme souvent le travail de Jansons dans ce répertoire mais à la tonalité inquiétante, aux rythmes marqués, scandés par les percussions. La perfection des attaques, la clarté des cuivres, la subtilité des cordes, et l’extraordinaire précision des bois font le reste dans cette salle qui valorise sans jamais amplifier. Les dernières mesures qui s’éteignent progressivement, annonciatrices du suicide du héros, sont prodigieuses parce qu’elles marquent non une tension, mais une fin résignée, et le son s’efface et s’arrête par un silence pesant perceptible en salle.

Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli
Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli

Autre impression pour l’orchestre du concerto pour violon de Mendelssohn où la profondeur de la musique semblait être portée par le groupe, alors que le soliste semblait plus préoccupé par la virtuosité requise, qui est grande, mais qui ne peut à elle seul porter l’exécution. Bien sûr, la recherche du dialogue soliste/orchestre menée par Mariss Jansons aboutissait (dans le premier mouvement par exemple à l’attaque si directe) à des moments d’un ineffable équilibre et d’une sublime beauté. Mais Julian Rachlin semblait dans une entreprise démonstrative qu’on n’entendait pas dans l’orchestre : la partie soliste contient de nombreux mouvements virtuoses, notamment à l’aigu et suraigu, incroyables de finesse, et le soliste évidemment triomphe des redoutables difficultés, mais il pourrait justement exalter des moments plus suspendus, une plus grande poésie (on pense à ce que ferait une Isabelle Faust), mais ce violon-là manque de profondeur et semble au contraire voguer un peu superficiellement, au service de l’effet plutôt que du cœur.

Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli
Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli

Et le bis (Ysaïe) choisi, évidemment confirmait l’impression d’une démonstration : oui, Julian Rachlin est un virtuose, mais oserais-je dire…et après ?  Il y avait donc un vrai espace entre un chef qu’on sait « humaniste » et sensible, expressif et profond, et un soliste plus à la surface des choses, moins soucieux de l’expression que de la stupéfaction. Dialogue du derme et du cœur. Je préfère le cœur.

 

Le poème symphonique « Les cloches » de Rachmaninov inspiré d’un texte d’Edgar Poe retrace les quatre âges de la vie presque sortis d’une énigme du Sphinx, l’enfance, la jeunesse, la guerre, la mort.

Rachmaninov après un début plus riant renvoyant aux âges de l’enfance, renvoyant au tintement dont il est question dans le poème de Poe, conduit une histoire qui ne retrace que les malheurs de la vie, dans une ambiance de plus en plus sombre qui marque la fin de la légèreté, de l’insouciance. Les cloches accompagnent cette évolution et c’est leur couleur même qui s’assombrit jusqu’au glas. La musique, qui ne m’a pas frappé, s’inspire évidemment à la fois de la musique poulaire russe, avec des accents moussorgskiens, mais aussi et surtout du maître coloriste qu’est Tchaïkovski, et force est de reconnaître ls stupéfiante beauté des sons et des couleurs, notamment au niveau des cuivres et des bois d’une incroyable richesse chromatique. Jansons défend cette musique avec son engagement habituel, son humanité structurelle, avec un chœur qui est à son sommet, mais le chœur du Bayerischer Rundfunk quitte-t-il les sommets ? Il sait s’exprimer avec force, mais aussi alléger dans les parties les plus lyriques, vraiment imposant par sa prodigieuse présence. Des trois solistes, le ténor Maxim Aksenov qui remplaçait Oleg Dolgov malade n’a pas réussi à s’imposer vraiment: la voix reste un peu blanche et noyée dans la masse (il était plus convaincant dans Khovantchina à Amsterdam la semaine précédente).

Tatiana Pavlovskaia (Soprano) Mariss Jansons ©Peter Fischli
Tatiana Pavlovskaia (Soprano) Mariss Jansons ©Peter Fischli

Au contraire,  Tatiana Pavlovskaia, issue de la troupe du Marinski qu’on entend de loin en loin en Europe frappe par la précision du chant, l’étendue des moyens et le contrôle vocal, et la présence : la prestation est vraiment impressionnante, ainsi que celle d’Alexey Markov, lui aussi en troupe au Marinski, mais plus fréquent sur les scènes occidentales. L’autorité, la belle technique, la projection, l’émotion aussi caractérisent ce chant maîtrisé. La voix est jeune, sonore, le chant intelligent. A eux deux, ils marquent fortement l’aspect vocal de l’œuvre. Une exécution pareille évidemment marque fortement l’auditeur, même si les aspects strictement musicaux ne sont pas arrivés à me convaincre. « Les Cloches » est une œuvre intéressante certes, passionnante ? Cela reste à prouver, même dans une salle à l’acoustique incomparable, à la fois précise et chaleureuse qui contribue largement à la forte impression laissée par l’exécution. On est quand même heureux de découvrir ce poème symphonique qui plonge dans la tradition russe, et qui pourtant est inspiré d’un auteur britannique : une fois de plus l’art transcende les frontières et les genres.

 

Addendum : texte du poème d’Edgar Poe, traduit par Stéphane Mallarmé

LES CLOCHES

Entendez les traîneaux à cloches — cloches d’argent ! Quel monde d’amusement annonce leur mélodie ! Comme elle tinte, tinte, tinte, dans le glacial air de nuit ! tandis que les astres qui étincellent sur tout le ciel semblent cligner, avec cristalline délice, de l’œil : allant, elle, d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec la « tintinnabulisation » qui surgit si musicalement des cloches (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches, cloches), du cliquetis et du tintement des cloches.

Entendez les mûres cloches nuptiales, cloches d’or ! Quel monde de bonheur annonce leur harmonie ! à travers l’air de nuit embaumé, comme elles sonnent partout leur délice ! Hors des notes d’or fondues, toutes ensemble, quelle liquide chanson flotte pour la tourterelle, qui écoute tandis qu’elle couve de son amour la lune ! Oh ! des sonores cellules quel jaillissement d’euphonie sourd volumineusement ! qu’il s’enfle, qu’il demeure parmi le Futur ! qu’il dit le ravissement qui porte au branle et à la sonnerie des cloches (cloches, cloches — des cloches, cloches, cloches, cloches), au rythme et au carillon des cloches !

Entendez les bruyantes cloches d’alarme — cloches de bronze ! Quelle histoire de terreur dit maintenant leur turbulence ! Dans l’oreille saisie de la nuit comme elles crient leur effroi ! Trop terrifiées pour parler, elles peuvent seulement s’écrier hors de ton, dans une clameur d’appel à la merci du feu, dans une remontrance au feu sourd et frénétique bondissant plus haut (plus haut, plus haut), avec un désespéré désir ou une recherche résolue, maintenant, de maintenant siéger, ou jamais, aux côtés de la lune à la face pâle. Oh ! les cloches (cloches, cloches), quelle histoire dit leur terreur — de Désespoir ! Qu’elles frappent et choquent, et rugissent ! Quelle horreur elles versent sur le sein de l’air palpitant ! encore l’ouïe sait-elle, pleinement par le tintouin et le vacarme, comment tourbillonne et s’épanche le danger ; encore l’ouïe dit-elle, distinctement, dans le vacarme et la querelle, comment s’abat ou s’enfle le danger, à l’abattement ou à l’enflure dans la colère des cloches, dans la clameur et l’éclat des cloches !

Entendez le glas des cloches — cloches de fer ! Quel monde de pensée solennelle comporte leur monodie ! Dans le silence de la nuit que nous frémissons de l’effroi ! à la mélancolique menace de leur ton. Car chaque son qui flotte, hors la rouille en leur gorge — est un gémissement. Et le peuple — le peuple — ceux qui demeurent haut dans le clocher, tous seuls, qui sonnant (sonnant, sonnant) dans cette mélancolie voilée, sentent une gloire à ainsi rouler sur le cœur humain une pierre — ils ne sont ni homme ni femme — ils ne sont ni brute ni humain — ils sont des Goules : et leur roi, ce l’est, qui sonne ; et il roule (roule — roule), roule un Péan hors des cloches ! Et son sein content se gonfle de ce Péan des cloches ! et il danse, et il danse, et il hurle : allant d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec le tressaut des cloches — (des cloches, cloches, cloches) avec le sanglot des cloches ; allant d’accord (d’accord, d’accord) dans le glas (le glas, le glas) en un heureux rythme runique, avec le roulis des cloches — (des cloches, cloches, cloches) avec la sonnerie des cloches — (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches — cloches, cloches, cloches) — le geignement et le gémissement des cloches.

Alexey Markov (baryton) Mariss Jansons ©Peter Fischli
Alexey Markov (baryton) Mariss Jansons ©Peter Fischli

DIMANCHE 19 MARS

Chostakovitch : Symphonie n°7 en ut majeur op.60 « Leningrad »

On attendait beaucoup de ce concert d’abord parce qu’après avoir été une des références de la musique de Chostakovitch, une symphonie emblématique de son travail la « Leningrad » est aujourd’hui moins populaire que d’autres comme la 10ème , qu’on entend partout,  voire la 15ème.
Une fois de plus, il faut souligner combien aujourd’hui Chostakovitch fait partie de la normalité des programmes de concerts, alors que dans la jeunesse, les débats autour de ce qu’on disait être ses « ambiguïtés » par rapport au régime soviétique dominaient la presse. La guerre froide imposait aussi dans la musique des discours idéologiques. Aujourd’hui, la guerre froide est loin (encore que…) et le musicien s’impose par rapport à l’homme face à l’histoire. Or le musicien Chostakovitch est une sorte de cinéaste du son, élaborant un récit fortement appuyé sur des références musicales antérieures, avec un travail très assumé de citations ou de variations sur des citations. Un peu comme le travail de certains cinéastes comme Woody Allen sur l’expressionnisme dans « Ombres et brouillard » ou Ridley Scott sur Fritz Lang dans « Blade Runner ». L’œuvre de Chostakovitch a en ce sens quelque chose de post-moderne avant la lettre. Ainsi de « Leningrad », référée explicitement à Ravel (Boléro) et à Lehar (La Veuve joyeuse) dans son fameux crescendo du 1er mouvement.  L’œuvre échappe un peu au débat sur les relations avec le stalinisme à cause de la situation tragique de la ville qui est évoquée et qui en a fait pendant depuis longtemps une œuvre de référence du musicien, parce que justement elle dépassait la question idéologique. Si pendant la guerre, elle a été exécutée de nombreuses fois, en URSS comme en Occident, comme élément glorifiant la résistance russe et la sauvagerie nazie, le regard porté sur elle après la guerre a souffert des débats autour du stalinisme et des relations du musicien avec le totalitarisme. Plus récemment cependant, avec le débat sur la date de composition du 1er mouvement, des voix se sont élevées pour y voir une image de la montée de tous les totalitarismes et non pas seulement de l’invasion nazie. Si l’œuvre a été composée avant l’invasion allemande en 1941, on peut effectivement en discuter la signification.
Le travail de Mariss Jansons sur la « Leningrad » est une réussite impressionnante. On connaît sa familiarité avec l’univers de Chostakovitch, mais avec la ville de Leningrad aussi puisque Jansons y a étudié et travaillé, au temps où St Petersburg s’appelait encore Leningrad. Il y a une complicité évidente et personnelle entre le chef et cette œuvre.
La musique de Chostakovich a quelque chose d’une musique à programme, ou mieux, d’une musique qui serait récit, voire roman : on commence par une évocation lyrique de la paix, puis la violence s’insinue puis s’engouffre, détruisant un passé heureux, pour finir dans le triomphe de la victoire. L’impressionnant crescendo de la marche du premier mouvement, un des moments musicaux les plus forts de la soirée sinon le plus fort marque ce passage insidieux de la paix à la guerre, où l’on entend à peine les premières traces de la marche au loin (une allusion claire au Boléro de Ravel par l’utilisation des percussions qui accompagnent les pizzicati, puis des bois) derrière l’évocation initiale assez paisible (notamment à la flûte et au violon solo). Ces percussions peu à peu envahissent l’espace sonore en un pandémonium qui peut à peu s’éteint en un apaisement qui ironiquement, sarcastiquement même se termine par la réapparition de la petite musique ravélienne des percussions, comme si tout allait recommencer: Chostakovitch ne laisse pas l’illusion s’installer. Et l’auditeur sort frappé .  C’est sans doute une manière de formuler aussi toute invasion totalitaire et pas seulement l’invasion militaire des troupes nazies. Cette symphonie nous enseigne combien la paix et la liberté sont fragiles, au-delà de tout discours. Ce qui frappe une fois de plus chez Jansons, c’est à la fois un son massif, mais clair, détaillé, coloré, c’est aussi l’absence totale de maniérisme, mais plutôt un discours direct, franc, net. L’exécution du premier mouvement impressionne tellement que le reste néanmoins apparaît un peu fade et peine à entrer en concurrence. Il y a  chez Jansons  une complicité extraordinaire avec l’orchestre qu’il laisse jouer, quelquefois esquissant à peine un geste, le laissant développer le son et y retrouver une grande force émotive, notamment dans l’adagio mahlérien, partout présent aux deuxième et troisième mouvement, où l’orchestre semble parler et exprimer la douleur et l’amertume. Mariss Jansons fait pleurer le son et c’est bouleversant, mais il laisse aussi s’exprimer toutes les ambiguïtés, notamment dans la danse presque macabre du deuxième mouvement où l’apparent apaisement presque joyeux se double d’un discours grinçant. Jansons jamais ne lâche l’expression de l’ambiguïté.
Dans le dernier mouvement avec son alternance de moments triomphants et d’autres plus gris ou plus sinistre, Jansons fait ressortir une probable ironie du compositeur, où le triomphe apparent n’efface pas ni la douleur du présent ni surtout celle du futur: le triomphe, par son urgence, par le son énorme qu’il développe, en devient inquiétant et rappelle presque la marche du premier mouvement, en jouant notamment sur les percussions et sur la manière dont les cordes jouent de l’archet: c’est un triomphe sans joie, lourd de sens qu’il nous évoque ici. Hitler ou Staline? Peste ou choléra? Voilà ce qu’on semble entendre dans cette musique prophétique, polysémique. Et c’est bien cette interrogation qu’on entend avec insistance, avec ces minutes finales presque extérieures qui rappellent le Zarathustra de Strauss. Mariss Jansons est l’un des phares de la direction d’orchestre, il a peu de concurrents sur ce répertoire qu’il vit de l’intérieur et qu’il connaît dans les méandres des moindres détails. Avec un orchestre complètement dédié, ce fut un de ces moments exceptionnels, voire uniques, qui restent gravés dans la mémoire, dans le coeur et dans la peau.

S’il y a dans ces deux jours une constante, c’est l’extraordinaire complicité en le chef et son orchestre, qui est actuellement l’un des meilleurs de la scène musicale mondiale, on le sent, à la manière détendue dont Mariss Jansons dirige, à son engagement aussi et à ses multiples sourires, auxquels répondent des musiciens visiblement heureux de jouer. Cette osmose est lisible, et elle rend les exécutions très personnelles, très « vécues » de l’intérieur, un peu comme naguère Abbado et le LFO. La musique est peut-être question de style, sans doute de technique mais surtout, dans le cas de la musique symphonique, une question de rencontre, une question sans doute purement humaine : les plus grands concerts naissent de cette rencontre là qui ressemble à un travail maître-disciples où au-delà de la partition, il y a adhésion. L’art est fait de l’assemblage de ces choses diverses, outils, instruments, techniques, discours, mais surtout humanité. C’est ce que Jansons diffuse, tout le temps, et surtout avec son orchestre, et c’est ce que nous avons là vécu, dans cette salle merveilleuse, avec ce public toujours chaleureux, dans la douceur d’un soir de printemps. [wpsr_facebook]

Marisa Jansons dirigeant la Symphonie "Leningrad"©Priska Ketterer

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2016: OTELLO de Giuseppe VERDI le 27 MARS 2016 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: VINCENT BOUSSARD)

Otello Acte I ©Forster
Otello Acte I ©Forster

Un Otello de Verdi est toujours un événement. Parce que l’œuvre traîne derrière elle des chanteurs et des chefs légendaires. Sans l’un ou l’autre, il est difficile qu’un Otello réussisse, ce qui n’est pas le cas d’autres opéras de Verdi. La période actuelle est sans Otello : Antonenko ? oui il a la voix, mais inodore et sans saveur. Botha ? Oui, il a la voix, l’élégance, le timbre, mais scéniquement…Alagna ? oui, sans aucun doute l’aura, le charisme, mais peut-être pas le format vocal, notamment pour les esultate initiaux et pour la tension voulue par le rôle et donc à terme pour la préservation de sa voix. Alors le petit monde lyrique attend Jonas Kaufmann, et en attendant Kaufmann, les festivals tournent en rond.

Bien sûr, j’ai été bercé aux Otello de Jon Vickers et Placido Domingo, vus et revus sur scène, mais aussi un Carlo Cossutta, bien oublié qui ferait sans nul doute aujourd’hui les délices de tous les festivals, mais aussi de chefs : Solti, Kleiber, Abbado, et ceux là on ne les oublie jamais non plus.
Pour honorer le thème du Festival, Shakespeare et ses tout juste quatre siècles depuis sa disparition en 1616, on aurait pu envisager Falstaff, il y a les voix, il y a les metteurs en scène, mais Falstaff (déjà proposé 2 fois en 25 ans) ne remplirait peut-être pas la salle, parce qu’il n’a pas le parfum du spectaculaire. Macbeth ? il y a les voix pour, et là aussi les possibilités de metteurs en scène, mais pour Salzbourg, le choix de la Lady ferait peut-être problème. Il y avait aussi les Shakespeare non verdiens, comme le Lear de Reimann, mais Reimann aurait fait fuir le festivalier (vu l’effet Henze sur le public lors d’un des concerts), ou oser Das Liebesverbot, de Wagner, un titre que Thielemann aurait pu très largement porter, dans une production non coupée qui eût pu être la référence moderne. Mais à Pâques à Salzbourg, c’est de la grosse machine standard et distribuée au sommet qu’il faut.
Alors il a fallu se rabattre sur Otello, avec une distribution à 100% non italienne, et un chef réputé, mais dont l’univers reste germanique, malgré ses efforts pour casser l’image (Cavalleria/Pagliacci l’an dernier), et sans Kaufmann, qui a dû promettre à Pappano de prendre le rôle à Londres.

Acte I Cassio (Benjamin Bernheim) Jago (Carlos Alvarez ©Forster
Acte I Cassio (Benjamin Bernheim) Jago (Carlos Alvarez ©Forster

Et c’est l’échec, avec une distribution inattendue  sur le papier, chacun des chanteurs étant dans son aire une référence. Dorothea Röschmann est une mozartienne accomplie et un modèle de style, José Cura a encore une voix, malgré de longues interruptions de carrière, et bien qu’il ait chanté le rôle il y a 20 ans dans la dernière production  à Pâques de l’Otello d’Abbado (Ermanno Olmi, à oublier) lors d’une tournée des Berliner à Turin. Carlos Alvarez en Iago, l’un des grands stylistes et l’un des grands barytons de l’époque, mais désormais sur le crépuscule. Lodovico est Georg Zeppenfeld, bien sous dimensionné pour un tel artiste, et un jeune ténor très remarqué là où il passe, Benjamin Bernheim en Cassio.
La mise en scène a été confiée à une équipe française, Vincent Boussard pour la mise en scène, Vincent Lemaire pour les décors, et Christian Lacroix pour les costumes . Un travail qui n’a pas du tout emprunté le chemin du Regietheater, et ne travaille pas du tout sur la « Personenführung », le travail sur les personnages, mais sur les ambiances. Certaines critiques de la presse allemande ont vu dans la mise en scène un « style français », je m’inscris en faux contre ce genre de qualificatif, d’abord, parce qu’il n’y a pas de « style français » dans la mise en scène actuellement en France, il n’y a même pas de style d’ailleurs. Boussard signe un travail dans son genre plutôt élégant et réussi, bien que ce ne soit pas du tout le type de travail que je désire au théâtre. Dans ce lieu, on a vu Karajan (mais l’été et pas à Pâques), qui n’était pas vraiment un metteur en scène, mais qui ne voulait pas que ce qu’on voit puisse perturber la musique : son film à ce titre est édifiant (mais il avait Freni et Vickers…), Ermanno Olmi (avec Abbado ) s’est fourvoyé (mais il y avait Domingo, Raimondi et Frittoli) . L’Otello présenté cette année est la deuxième production depuis la fondation du Festival de Pâques, qui est plus harmonieuse, et plus esthétique, sinon esthétisante avec quelques moments vraiment réussis (notamment le premier acte, plutôt bien, voire très bien mené) et pour moi plus réussie qu’Olmi.

On a d’ailleurs peu de productions du chef d’œuvre de Verdi à Salzbourg depuis 1967 : l’été, ce fut Karajan en 1970-71-72, puis Abbado à Pâques 1996, et enfin Riccardo Muti l’été (production Stephen Langridge) en 2008 avec déjà Carlo Alvarez en Iago. A chaque fois, ce n’est pas la mise en scène qui fit briller la production.

Vincent Boussard se saisit de l’histoire et l’illustre, sans s’attarder trop sur la caractérisation des personnages, mais construisant, comme je l’ai dit, une ambiance, des images qui tentent d’expliquer ce qui se passe : pendant le duo, dans une sorte de boite isolée, avec un miroir (cet amour est-il réel ou un reflet) et un ciel uniformément étoilé (la nuit, protectrice des amants – voir Tristan), s’inscrit en vidéo un mouchoir voletant (l’avenir et la menace). L’image est belle, et aussi juste : la fonction dramaturgique du duo est d’être le seul moment de « pur amour » de l’œuvre puisque dès l’acte II la machine à détruire se met immédiatement en place. En soi, c’est un climax. Plus dure sera la chute.
Le premier acte est plutôt réussi, même si les chœurs sont désespérément face à l’orchestre, tous vêtus de noir, de ce noir sombre et nocturne, avec un immense voile poussé par le vent non dénué d’élégance par sa monumentalité, avec sa table sur laquelle évolue Cassio singulièrement mis en valeur dans une scène qui n’est pas toujours lisible et qui est ici très claire. La mise en valeur de Cassio sur cette immense table (qui est une seconde scène et qu’on retrouve au 3ème acte) avec sa coupe de vin (qui semble du jus de pamplemousse rose) sert la clarté dramaturgique du propos. Elle met en même temps en valeur le chant de Cassio (qui le mérite) et force le public à la concentration. Tout cela est bien fait, avec l’enchaînement sur le duo Otello/Desdemona, concentré sur le centre du dispositif, et comme hors du temps et hors la trame.

Scène finale , l'ange noir se décompose ©Forster
Scène finale , l’ange noir se décompose ©Forster

Boussard va utiliser en écho le même principe d’isolement « dans une boite » pour la scène du meurtre de Desdemona, qui deviendrait presque une pantomime, avec une Desdemona réelle et une Desdemona-image (personnifiée par sa robe) , au dessus de la porte, presque une image sainte, image de transfiguration.

L'Ange noir (Sofia Pintzou) et Otello (José Cura) ©Forster
L’Ange noir (Sofia Pintzou) et Otello (José Cura) ©Forster

On navigue entre le réel et le symbolique, notamment aussi à travers cet ange noir, le démon qui mourra avec Otello, et qui apparaît comme une immense bactérie à chaque moment clé de la descente aux enfers de la jalousie et de la destruction, un ange noir qui se prend lui même à ce jeu de la mort, puisque une de ses ailes prend feu au contact des bougies qui couvrent la table immense du 3ème acte et que parcourent les personnages, entre des rangées de bougies vacillantes, qui semblent aussi bien des cierges ou un espace mystérieux dans lequel il faut passer, en risquant et son corps et sa vie (jeu sur les voiles, fragilité du chemin, chute de bougies à terre, et embrasement de l’aile de l’ange). Tout cela est emblématique de fragilités et de mort.

Desdemona (Dorothea Röschmann) Otello (José Cura) et l'Ange noir (Sofia Pintzou) ©Forster
Desdemona (Dorothea Röschmann) Otello (José Cura) et l’Ange noir (Sofia Pintzou) ©Forster

Boussard s’intéresse donc plus aux images, aux emblèmes, aux symboles, sans que l’imagerie ne soit jamais dérangeante, mais elle est à peu près le seul véritable intérêt d’un travail qui s’intéresse peu au jeu et aux interactions entre les personnages qui ne font guère que ce qu’on voit sur toutes les scènes. Il se contente d’illustrer l’histoire du mieux possible, avec de jolis éclairages de Guido Levi.

Acte III, sc.finale: Georg Zeppenfeld (Lodovico)©Forster
Acte III, sc.finale: Georg Zeppenfeld (Lodovico)©Forster

Les costumes de Christian Lacroix (co-réalisés avec Robert Schwaighofer) dont on aurait pu croire en lisant la presse (qui annonçait 2,5km de tissu) qu’il allait faire un « froufroutello » sont plutôt rigoureux, en autant de taches d’ambiances : noirs au premier acte, rouges au troisième à la scène de l’arrivée de l’envoyé du Doge, assez riches mais sans décorations ni chamarrures inutiles.
Certaines images sont réussies, certaines scènes, sans toujours avoir une vérité dramaturgique vraiment marquée, « se laissent voir », avec une tendance à un esthétisme un peu superficiel, mais certaines autres restent insuffisamment fouillées. C’est le cas de la grande scène finale du troisième acte (l’envoyé du doge), qui n’a pas vraiment ni vie ni tension, même si les excès d’Otello qui conduisent le chœur à se retourner, laissant le héros seul, en constituent le seul « moment » , mais pour le reste, il n’y pas grand chose.
Au total ce travail est illustratif, donne à voir plus qu’à penser, et ce qu’on voit est plutôt étudié, mais hélas, comme je l’ai écrit, je ne vois pas de mise en scène de cette œuvre qui ait jusqu’ici marqué (ou animé) les esprits, et j’en arrive à penser que celle de Terry Hands de l’opéra de Paris en 1976 reste encore l’une des plus réussies.
Mais une mise en scène seule ne fait pas une soirée, car elle est nourrie et se nourrit de l’urgence du plateau et de la fosse. S’il n’y a pas de lecture conjointe scène/fosse, la mise en scène s’éteint.
Or, la fosse est ici singulière.
Singulière parce qu’on entend un Otello  très inhabituel. Le travail de Christian Thielemann ne peut laisser indifférent tant l’approche change complètement le paradigme.
Il ne s’agit pas de disserter sur l’italianità ou non de cet Otello. Car Carlos Kleiber qui fut sans doute le plus grand chef pour cette œuvre n’est pas italien, non plus que Furtwängler, qui en laissa aussi une très belle trace (avec Ramon Vinay et Dragica Martinis). C’est l’option du chef, très marquée, qui me paraît ne pas être cohérente avec ce que dit la composition.
En optant pour une clarté analytique qui fait entendre la moindre poussière de la partition la nettoie jusqu’à ce qu’il n’y ait plus ni nerf, ni aspérité, ni pulsion, mais une boite vidée de toute substance et de toute vie, Thielemann dévitalise Otello. C’est magnifiquement exécuté par une Staatskapelle Dresden prodigieuse de netteté, merveilleusement propre, sans scorie aucune et qui laisse découvrir des phrases musicales, des détails qui nous avaient échappé depuis toujours et met en valeur sans aucun doute la richesse infinie de la partition de Verdi. Si vous voyez la Joconde au microscope, vous en verrez les moindres détails pigmentés, mais le tableau vous échappera et c’est ce qui se passe ici. Il y a dans la musique de Verdi et dans l’Otello notamment un travail sur les contrastes, sur les explosions suivies d’apaisements d’un lyrisme extrême qui mime sans cesse les écartèlements de l’âme perturbée d’Otello, il y a une chaleur, celle des nuits moites où se trament les drames qu’on n’entend ni ne ressent ici. Ainsi de l’explosion initiale, de cette entrée dans l’opéra in medias res qui doit être brutale, globale, surprenante (Kleiber ne laissait aucun répit entre le salut au public et faisait exploser déjà la première note, en se retournant vers l’orchestre) ici déjà on l’entend décomposée, déconstruite, ce qui tue l’effet voulu. Quelquefois, cela fonctionne très bien, notamment dans le crescendo qui conduit à la crise du premier acte autour de Cassio où tout le crescendo devient mimétique à la scène et à l’orchestre, comme si les instruments jouaient ce qui se trame en scène (les bassons, superbes !), quelquefois, et le plus souvent, cela fait perdre et la tension dramatique, et le fil musical, le legato et la pulsion.
Cet Otello n’halète pas, il a la netteté froide de ces tableaux de Bronzino ou de Pontormo sans jamais avoir le trait tremblant du Titien qui en ferait toute l’humanité. Il en résulte un certain ennui, du distant, du beau, triste sans être ardent. De cette histoire de passion ravageuse et mortifère, Thielemann fait une histoire de composants chimiques vus au microscope.
Et il n’est pas aidé par le plateau. Le chœur est très correct (Sächsischer Staatsopernchor Dresden, direction Jörn H. Andresen), mais pas exceptionnel, notamment au troisième acte où les aigus exigés restent timides et un peu tirés.
Après le forfait de Johan Botha, le Festival a fait appel pour Otello à José Cura, une vieille connaissance à la carrière interrompue puis reprise, qui a été une star filante à la fin des années 90. Une voix forte, une certaine intelligence, mais un raffinement qui se fait attendre. La voix est assez opaque, projette mal, et le timbre est singulièrement sourd. Le personnage existe malgré tout, et les derniers moments sont bienvenus. Malgré les défauts actuels de la voix, la prestation est loin d’être scandaleuse, et le chanteur se défend et défend assez bien le rôle. On n’est pas au niveau d’un Festival comme celui de Salzbourg Pâques, mais José Cura préserve la représentation, et on est loin du naufrage que certains prédisaient. Il y a de l’intelligence dans ce chant, il y a de l’émotion, même si ce n’est jamais bouleversant, et cela ne répond pas exactement aux exigences d’un rôle il est vrai redoutable. J’ai entendu Cura plusieurs fois dans Otello, je n’ai jamais vraiment aimé. Cette fois-ci, je n’ai pas vraiment détesté.
En 1996, Domingo masquait quelques insuffisances, des aigus savonnés, quelques instabilités, mais était impérial et bouleversant au quatrième acte, en phase avec l’orchestre comme rarement on a pu entendre sur une scène. Ici Cura arrive à moduler certains moments, mais en dépit des efforts réels, c’est un peu tard.

Otello (José Cura) et Jago (Carlos Alvarez) ©Forster
Otello (José Cura) et Jago (Carlos Alvarez) ©Forster

Carlos Alvarez a perdu une certaine suavité vocale, un timbre d’une douceur ineffable qui en faisait le prix dans des rôles comme Posa. Son timbre plutôt sombre convient à Jago, mais il il faut noircir à plaisir (ce qui faisait le prix d’un Raimondi, même en fin de carrière en 1996), sans être un histrion. Alvarez est très équilibré, est toujours un styliste et un vrai « diseur » du texte. En ce sens son Jago, sans être pleinement réussi (le credo manque de l’agressivité et des aigus qu’on attendrait) est assez bien défendu, notamment dans toutes les scènes avec Otello et dans les ensembles ; ses duos avec Otello ont une vérité singulière, l’ensemble du premier acte est bien mené, c’est encore un Jago très défendable sans être à son sommet d’il y a quelques années.

Au total, les deux protagonistes masculins sans être stupéfiants, s’en sortent, avec les honneurs, malgré les problèmes dus à des voix un peu fatiguées, mais aussi quelquefois à un orchestre qui ne les aide pas toujours (tempi, volume).

Dorothea Röschmann (Desdemona) ©Forster
Dorothea Röschmann (Desdemona) ©Forster

Le plus gros problème tient à Dorothea Röschmann, dont on se demande ce qu’elle vient faire dans cette galère. Cette chanteuse dont on apprécie les prestations mozartiennes, qui a du style, de l’élégance semble ici avoir perdu toute ligne de chant. L’air du saule ou l’ave Maria restent froids, comme des exercices de style très maniérés, sans une ligne naturelle et sans vibration aucune, complètement extérieurs. Mais ce qui frappe surtout, c’est que la chanteuse a dû travailler l’aigu pour l’élargir aux dépends des graves et même du centre, il en résulte des aigus surdimensionnés, sans legato, sans ligne, qui surgissent, surprennent, gênent, et cassent la mélodie. Vraiment, on est loin d’une Desdemona, Festival ou non. Une très grosse déception, d’autant que j’aime vraiment beaucoup cette artiste.
Dans les rôles de complément, notons que Georg Zeppenfeld (avec un chapeau claque…) n’est pas parfaitement à l’aise non plus dans Lodovico (mais il a si peu à chanter) et que l’Emilia de Christa Mayer  se défend bien au quatrième acte, et le Rodrigo de Bror Magnus Tedenes et le Montano de Csaba Szegedi sont très honnêtement distribués.

Benjamin Bernheil (Cassio) à l'acte I ©Forster
Benjamin Bernheil (Cassio) à l’acte I ©Forster

Du point de vue du chant, on se souviendra seulement de Benjamin Bernheim dans Cassio, seul sur son immense table, mis en valeur dans son ivresse naissante, au chant impeccable. Cassio n’est pas toujours un personnage mis en relief, plutôt pâle dont la voix de ténor très lyrique doit faire pendant à celle dramatique d’Otello. Ici, les qualités apparaissent immédiatement, ainsi que la personnalité scénique, le style, la diction et la projection sans défauts. La pure beauté du chant, ce soir, c’est Cassio qui nous l’a offerte. Retenez donc ce ténor, qui mérite une belle carrière.

Ainsi donc ce fut une soirée plutôt contrastée, un Otello largement inaccompli, victime d’annulations (Johan Botha, Dmitri Hvorostovsky) ou d’erreurs de casting (Dorothea Röschmann), dont le meilleur du plateau est le Cassio de Benjamin Bernheim. Le bilan est maigre, malgré la valeur des uns et des autres, et avec un orchestre de grande qualité conduit vers une interprétation qui est loin de me convaincre. La mise en scène offre un cadre relativement élégant mais insuffisamment fort pour faire pencher la balance. Attendons l’Otello du futur…[wpsr_facebook]

Acte III (scène finale) ©Forster
Acte III (scène finale) ©Forster