OPERA DI FIRENZE 2014-2015: PELLÉAS et MÉLISANDE de Claude DEBUSSY (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène: Daniele ABBADO)

Le dispositif scénique © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Le dispositif scénique © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

Florence, en un dimanche ensoleillé, après un samedi tout toscan, entre Duccio et Pinturicchio, Masaccio et Botticelli, entre ribollita e pappa, à l’ombre des cyprès et en plein Maggio musicale.
Un Maggio musicale, 78ème édition, qui s’étend traditionnellement entre mai et juin, et dont la ville n’a pas l’air de s’enorgueillir comme à Salzbourg ou Lucerne, qui affichent leur Festival dans toutes les rues, sur toutes les vitrines et toutes les façades. Ici, rien.
Pas de publicité pour une manifestation qui reste avec Pesaro le Festival musical le plus prestigieux et le mieux connu d’Italie, un Festival traditionnellement ouvert, avec une offre variée, allant des grands classiques aux œuvres plus récentes ou plus difficiles, attirant les chefs les plus célèbres, Zubin Mehta bien sûr « di casa », mais aussi Carlos Kleiber en son temps (Traviata), voire son père Erich, ou Claudio Abbado (Simon Boccanegra, Elektra), et aujourd’hui Daniele Gatti pour Pelléas et Mélisande.
Ce 78ème Mai musical, riche de concerts, de rencontres, de propositions variées et stimulantes, présentait cette année à l’Opéra outre Pelléas et Mélisande, Fidelio de Beethoven (Zubin Mehta), Candide de Bernstein (John Axelrod) et au petit Teatro Goldoni, restauré depuis une vingtaine d’années The turn of the screw, de Britten (Jonathan Webb), c’est-à-dire une programmation pas vraiment complaisante. Et de cette qualité, et de cette variété, aucune trace dans la ville, comme si le Mai Musical vivait sa vie sans vivre sa ville. C’est une grosse erreur de ne pas soigner la communication locale, d’autant que les touristes sont nombreux et pourraient être attirés par une soirée au concert ou à l’opéra.
Depuis son inauguration en 2011 par Zubin Mehta (Beethoven 9) et Claudio Abbado, en l’honneur duquel une exposition photographique est présentée dans le foyer, qui dirigea la neuvième de Mahler, l’opéra de Florence a quitté le vieux Comunale situé à 400m plus avant au centre ville. C’est un complexe situé au-delà de la circonvallazione, aisément accessible, à deux pas de Porta al Prato, qui devrait comprendre une salle de 1000 places non terminée, un espace de plein air de 2000 places et d’une salle terminée de 1800 places, dont l’espace externe évoque furieusement l’Opéra d’Oslo en version béton et dont l’espace interne rappelle celui du vieux Comunale par le mouvement du 1er balcon et par l’éloignement des spectateurs de la scène.
Mais c’est une salle à problèmes : un des problèmes réside dans une fosse trop vaste, avec un chef loin de la scène, loin des chanteurs, qu’on entend donc assez mal car ils ne peuvent intervenir au proscenium. Une acoustique étrange, une conception architecturale anti théâtrale. Encore un travail mal conçu, pour un Opéra qui à peine ouvert était commissionato (dirigé non par un intendant mais par un Commissaire nommé par le gouvernement) car au bord de la ruine. Gageons que la ruine s’est éloignée, à la faveur de l’arrivée au pouvoir de Matteo Renzi, ancien maire de Florence. Mais il faut dire clairement que tout cela fait singulièrement désordre dans une ville aussi prestigieuse dont la réputation est bâtie sur la chose artistique.

Pelléas et Mélisande n’est pas un opéra fréquent en Italie. Et Daniele Gatti voulait, par un souci de cohérence et non sans une certaine coquetterie, répondre au défi d’une distribution toute italienne pour un texte du répertoire français qui exige plus que tout autre ou des chanteurs français, ou des chanteurs maîtrisant parfaitement langue et style français (voir ce que j’ai évoqué dans mon compte rendu du Pelléas et Mélisande de Lyon dernièrement). Je rappelle à ce titre la réflexion de Jorge Lavelli soutenant que les chanteurs doivent s’exprimer en donnant l’impression qu’ils ne chantent pas ou « s’expriment à travers le chant comme on pourrait le faire en parlant ». J’avoue en apprenant la distribution que j’éprouvais un peu de crainte sur l’intelligibilité de la langue, si importante dans une œuvre qui est l’habillage musical d’une pièce de théâtre dont le texte a été complètement conservé sans adaptation d’un librettiste, car le français n’est vraiment pas facile à prononcer pour un italien : les chanteurs germaniques ou surtout anglo-saxons et notamment américains, s’en sortent en général beaucoup mieux.
À quelques exceptions près, on peut pourtant considérer que ce Pelléas péninsulaire a plutôt répondu positivement au défi posé par le chef.
Ce Pelléas et Mélisande s’impose d’ailleurs par un travail musical vraiment exceptionnel. Celui de Lyon a posé de manière approfondie la question de la mise en scène, avec une équipe musicale sans reproches et des chanteurs qui défendaient parfaitement et l’œuvre et les options scéniques. Celui-ci installe au centre une réalisation orchestrale en tous points exceptionnelle, qui donne à l’ensemble du spectacle cohérence et tenue musicale, alors que la mise en scène de Daniele Abbado très respectueuse du livret et elle aussi d’une très grande tenue installe l’œuvre dans la lignée traditionnelle des représentations abstraites et symbolistes, dans un esprit curieusement très proche des mises en scènes wagnériennes de Bayreuth années 1970 (une esthétique à la Wolfgang Wagner du Ring 1970).

Wagner ou Debussy? © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Wagner ou Debussy? © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

La distribution a permis de revoir deux des protagonistes du Macbeth parisien, Andrea Mastroni, (il était Banquo dans Macbeth, il est le médecin et le berger) et Roberto Frontali, le baryton qui passe de Macbeth à Golaud. Andrea Mastroni a un rôle tellement épisodique que l’on ne retrouve pas la voix engorgée qu’il avait dans Banquo.

Silvia Frigato (Yniold) et Roberto Frontali (Golaud) Silvia-Frigato-Yniold-e-Roberto-Frontali-Golaud
Silvia Frigato (Yniold) et Roberto Frontali (Golaud) Silvia-Frigato-Yniold-e-Roberto-Frontali-Golaud

Roberto Frontali incarne un Golaud violent de bête blessée, dont l’entrée en scène semble être celle du Hollandais dans ce décor si wagnérien, voire de Wotan vu le manteau et l’épée tenue comme une lance:  il entamerait « Die Frist ist um » ou « Nu zäume dein Ross » qu’on en serait pas plus étonné. La voix est très correcte sans être exceptionnelle, avec une diction quelquefois problématique, une expressivité à approfondir sans doute. Pour tout dire, c’est un Golaud plus proche des grands rôles de barytons italiens que de l’univers symboliste de Maeterlinck et Debussy, un Golaud un peu superficiel sans vraie distance, et un peu extériorisé voire terre à terre: sa scène avec Pelléas devant le gouffre, ou même la manière dont il le poignarde (Wotan avec Siegmund…) me semble un peu décalée. Il reste que la prestation est très honorable, mais il ne comptera pas parmi les Golaud de légende.

Monica Bacelli (Mélisande) et Paolo Fanale (Pelléas)© Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Monica Bacelli (Mélisande) et Paolo Fanale (Pelléas)© Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

Le Pelléas de Paolo Fanale pose un autre problème, dû à la fois à l’appréhension du français, mais aussi au style de chant. Fanale est un ténor qui chante souvent (et bien) le répertoire français : je l’ai entendu dans Mignon de Thomas à Genève, dans Hylas des Troyens à la Scala, plus récemment dans Roméo et Juliette de Berlioz à Radio France. À chaque fois, on constate une voix très suave et un très joli timbre, et surtout une technique maîtrisée. Bref, un vrai bon chanteur. Et c’est justement ici un Pelléas trop chantant et insuffisamment parlant, il donne vraiment l’impression de chanter et non de parler, comme dit Lavelli. Et du coup, alors que la présence d’un Pelléas ténor au lieu de baryton se discute et quelquefois ne se discute pas comme avec Bernard Richter à Lyon, on reste un peu dubitatif en écoutant un ténor à peine trop ténorisant, à peine trop chantant, même si très musical pour un rôle où le cantar parlando est si important. Ainsi de la manière de prononcer les voyelles, quelquefois très difficiles à isoler, ou à accentuer, alors que dans ce texte les accents sont essentiels. Voilà pourquoi, pour le cas de Paolo Fanale, se pose la question centrale de la langue, notamment au moment où le rythme s’accélère, où la conversation prend le pas sur la mélodie, où l’on perd tout repère de compréhension. Pour tout dire, je regardais quelquefois les sous titres en italien ce qui est un peu problématique. Et c’est très dommage, parce que l’artiste est très respectable et que le chanteur est vraiment intéressant, mais Pelléas n’est pas (encore) un rôle pour lui.

Roberto Scandiuzzi (Arkel) © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Roberto Scandiuzzi (Arkel) © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

En revanche l’Arkel de Roberto Scandiuzzi est tout à fait remarquable. Scéniquement, à mi-chemin entre l’enchanteur Merlin et le Moine de Don Carlo, personnage à la fois distant et proche, en retrait mais présent, prenant part à l’action et la commentant, et vocalement tout à fait exceptionnel. Une voix de basse sonore, avec une forte présence, une scansion impeccable du texte, parfaitement projeté, parfaitement dit, avec un magnifique sens du phrasé, et surtout en même temps une souplesse et une rondeur qui le mettent aux antipodes de la raideur d’un Jérôme Varnier à Lyon, et une puissance qui dépasse en volume les autres chanteurs. Magnifique proposition qui ne rappelle qu’un chanteur entendu dans ce rôle, Nicolaï Ghiaurov, qui avait une moindre maîtrise du français, mais qui imposait une couleur vocale inégalable, et ce soir égalée par Roberto Scandiuzzi.
Geneviève est confiée à Sonia Ganassi. Un choix de grand luxe qui s’efforce de prononcer la lettre avec un vrai souci du phrasé et de la projection et un soin attentif de la couleur. La langue est compréhensible, avec les limites qu’impose la salle dont il a été question plus haut, mais c’est une Geneviève de très digne niveau.
Yniold, c’est la jeune Silvia Frigato. Lyon avait fait le choix de confier le rôle à un enfant, Florence le confie à une chanteuse, comme c’est le cas le plus souvent. Et c’est un excellent choix vu la prestation impeccable de la jeune artiste. Une prononciation du français parfaite, un joli timbre, une jolie présence et surtout une manière très expressive d’embrasser le rôle, très fraîche, qui correspondent parfaitement au personnage. A retenir et à suivre.
La Mélisande de Monica Bacelli qui à Bruxelles avait fait une excellente impression la confirme ici, même si à la première elle a je crois semblé fatiguée : très belle maîtrise du texte, joli style et sens du phrasé exemplaire. Il y a des moments où le texte est « dit en chantant » plus que chanté et la poésie suspendue qui en émerge est frappante. Le travail sur l’expression (magnifique travail pendant les scènes finales) et l’effort pour colorer et être attentive à chaque phrase, avec un vrai contrôle tout cela fait un ensemble de référence et une Mélisande d’un très grand intérêt et d’une vraie présence scénique et vocale.
Ainsi, même si pour ce texte on pouvait craindre qu’une distribution exclusivement italienne ne puisse créer des difficultés dans une œuvre où la compréhension de la langue est essentielle et où la manière de l’aborder et de le comprendre est déterminante, on ne peut que reconnaître que dans l’ensemble, l’équipe de chanteurs s’en sort globalement avec les honneurs, à un ou deux exemples près. Mais surtout, ce qui est peut-être plus important, chacun essaie de défendre son rôle avec sérieux et concentration, signe du travail de préparation très attentif qui a été conduit pendant les répétitions.
Un travail mené au cordeau par Daniele Gatti, qui propose pour son premier Pelléas déjà une version référentielle. On sait que le chef italien est passionné par le post romantisme et la période fin de siècle, mais aussi par la seconde école de Vienne et notamment Berg. On sait aussi qu’il dirige fréquemment des œuvres orchestrales de Debussy. Se lancer dans Pelléas et Mélisande après 8 ans à Paris est évidemment une manière de montrer l’intérêt pour le répertoire français, et notamment le répertoire de cette période. Mais il tient en même temps à replacer l’œuvre de Debussy non pas dans un cadre strict de musique « française », mais dans un cadre beaucoup plus général du mouvement de la musique européenne de cette époque qui amène à travailler sur les inspirations et les échos particuliers à cette partition. On l’accuse si souvent de ruptures de rythme et de volume, d’adopter des tempos trop lents ou trop rapides, que ses détracteurs devraient venir écouter la manière dont le chef d’œuvre de Debussy est ici abordé, avec un son très charnu, très rond, certes par moment dramatique, mais avec des moments d’une indicible retenue et douceur, avec un souci stupéfiant de mesure et de retenue « rien de trop »… μηδὲν ἄγαν.

Il n’est pas servi par l’acoustique du théâtre lui non plus avec une fosse à découvert, très large, trop large, et une grande distance par rapport aux chanteurs et donc sans cesse des questions d’équilibre à régler. Mais jamais les chanteurs ne sont vraiment couverts, jamais ils ne sont laissés à eux-mêmes, toujours ils sont accompagnés au millimètre, même s’ils se perdent quelquefois dans l’espace.
Le souci de Daniele Gatti est d’abord de dire avec la netteté qui le caractérise dans ses interprétations et dans ses choix les parentés tissées par cette musique, à la fois neuve, originale, mais qui surgit d’un monde qui comme on l’écrivait il y a peu pour Chausson, se réfère, en creux ou en relief à Richard Wagner. Même si à son retour de Bayreuth en 1889 Debussy a cherché à s’en éloigner, il répond à son ami René Peter qui lui demandait s’il n’aimait plus Wagner, « Dis plutôt que je me suis mithridatisé ». Car malgré l’éloignement l’écho wagnérien est présent de manière évidente, par les citations, notamment de Parsifal, au premier acte (mais aussi du réveil de Siegfried pour quelques mesures) : le premier intermède fait évidemment référence à la Verwandlungsmusik de l’acte I voire au fameux vers : « Zum Raum wird hier die Zeit », et il y a dans le rythme imprimé à l’œuvre quelque chose d’un « Bühnenweihfestspiel», de quelque chose d’une musique sacrale. Il ne s’agit pas d’affirmer par là que Wagner est partout présent, mais qu’il est évoqué : la sorcellerie évocatoire de cette musique ne fait pas abstraction de celle du maître de Bayreuth.

Espace éclaté et abstrait...© Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Espace éclaté et abstrait…© Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

Gatti prend soin de ne pas créer de rupture entre le déroulement de l’action et les intermèdes. Intermèdes dont le principe va faire florès dans les opéras de Berg, aussi bien dans Wozzeck que dans Lulu, souvent annonciateurs de tempêtes (ce que Kirill Petrenko dans sa récente Lulu avait voulu marquer, à la différence de la partie « théâtrale », plus contenue à l’orchestre). Ici Gatti soigne d’abord une continuité, en cherchant à en rassembler à la fois les chatoyances et les raffinements, une continuité d’action musicale où il va marquer une évolution mais jamais avec insistance, comme si le drame s’installait, telle une eau envahissante qui va se loger d’abord dans un recoin, puis l’autre. La musique se tend progressivement, sans jamais que le contrôle des volumes et des rythmes ne soit abandonné.
Il m’est arrivé dès les premières mesures de ce Pelléas ce qui m’était arrivé au Tristan d’Abbado à Berlin en 1998 dès la première mesure, une sorte d’émotion inattendue m’a envahi. Sans doute avais-je la musique de Debussy, écoutée quelques jours avant et avec quelle attention, dans la tête, mais ce fut une surprise de sentir cette montée d’une émotion forte et qui m’a indiqué combien le travail de Gatti sur la partition était empreint d’une sensibilité profonde, et d‘une vraie complicité avec la partition. Il y a dans Pelléas aussi des échos de Moussorgski, plus discrets mais réels, du Moussorgski des paysages, du Moussorgski poète des notes, du Moussorgski des rugosités aussi et je me suis pris aussi à percevoir au détour d’un accord, au détour de notes plus tenues ces échos-là, sans que jamais Gatti ne délaisse la précision et la clarté d’une lecture dont fluidité, souplesse, rondeur, sont les caractères essentiels à mes yeux.
Je découvris l’œuvre avec Maazel, qui me fit immédiatement toucher le scintillement, le miroitement des couleurs. Puis ce fut Abbado avec son discours continu et lointain, sa légèreté, sa fraîcheur qu’il réussit à imprimer aussi bien à la Scala qu’à Vienne (quel son !) ou à Londres. J’y entendis à Salzbourg aussi Rattle, assez sensible à ce miroitement évoqué plus haut mais plus à cause de l’orchestre de Berlin incroyable de précision (réécoutons Karajan…au disque et son ivresse sonore). J’ai aussi beaucoup aimé la précision de Haitink au TCE, mais sans trouver cet aspect à la fois éthéré et dramatique qui me plaisait tant chez Abbado.
Ici, j’entends à la fois la poésie et la légèreté (les dernières mesures sont stupéfiantes où l’effacement dit par Arkel se retrouve par un son qui s’éteint en même temps que les lumières de l’orchestre, au point que les applaudissements dérangent car il rompent un silence naturel), le sens de la plainte (violons magnifiques au I), le sens dramatique et la clarté : une approche syncrétique assez théâtrale et en même temps qui nous emmène ailleurs, dans un univers complètement habité où se croisent Wagner, Moussorgski ou Berg, mais qui reste en même temps très idiomatique : Gatti ne dirige pas Debussy comme il dirigerait Parsifal, il dirige un Debussy impressionniste, qui fonctionne par touches de couleurs qui donnent leur sens à l’ensemble du tableau, des touches ici wagnériennes, ailleurs peut-être proches de Berg mais qui constituent un ensemble très personnel, et fascinant.
Au service du dessein du chef, un orchestre à vrai dire étonnant. Avais-je déjà entendu l’Orchestre du Mai musical florentin dans un tel état de grâce ? avec un son si diaphane quelquefois, avec une retenue pareille, avec des bois pareils et des cordes soyeuses et à ce point expressives? L’ayant entendu dans le Requiem de Verdi en février, on n’a pas ici l’impression du même son, de la même concentration : comme si on avait changé l’ensemble des musiciens, qui donnent ici un autre son et qui, on doit le dire proposent une prestation à l’égal des plus grands orchestres. A-t-on entendu récemment pareil son, pareille précision, pareilles ciselures sonores des cordes chez un autre orchestre dans cette œuvre ?
C’est bien là le pivot de la soirée: un travail exigeant de l’orchestre et cette approche si profonde de l’œuvre par le chef qui détermine et  grande tenue du cast, et tension musicale de la représentation. L’impression est si forte que la relative discrétion de la mise en scène finit par ne pas gêner, y compris des animaux assoiffés de Regietheater tels que moi.
Daniele Abbado dans son travail en général n’est pas un inventeur, comme souvent chez les metteurs en scène italiens il n’a pas de regard « dramaturgique » qui va éclairer les tenants ou les aboutissants d’un texte. À ce titre il fait le travail opposé d’un Christophe Honoré à Lyon qui fouille les possibles d’un texte jusqu’au tréfonds.
Daniele Abbado regarde le texte et l’illustre sans grande invention, mais avec une certaine élégance, et en essayant de coller à la couleur musicale, il sait par exemple suivre les rythmes musicaux et gérer les espaces esquissés par le décor, où les verticalités (la tour, la descente dans les soupiraux) sont figurées par un escalier métallique.

Roberto Frontali (Golaud) et Paolo Fanale (Pelléas) scène du gouffre © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Roberto Frontali (Golaud) et Paolo Fanale (Pelléas) scène du gouffre © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

Au contraire de l’espace d’Honoré à Lyon, très horizontal (c’est d’abord un drame d’individus qui se cherchent…) celui de Florence est marqué par la verticalité et différents niveaux de jeu dans l’espace, où les personnages se croisent sans jamais se chercher, se rencontrent presque sans se voir, un espace limité par une structure en forme d’œil vue en perspective, donnant l’impression d’un tunnel dans lequel on pénètrerait pour s’y perdre, un espace difficile à parcourir  disparaissant quelquefois pour laisser l’espace vide: les personnages montent sur les parois, glissent, utilisent des marches fixées au mur, montent et descendent l’escalier métallique, ou une passerelle et restent pour l’essentiel debout dans cet univers un peu bétonné (sans forêt ni mer), où seul Arkel s’assoit dans un fauteuil bien inconfortable. Inconfort, instabilité, et prison, ils sont tous un peu perdus, sans avoir rien pour se poser ou se repérer.

Golaud et Mélisande © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Golaud et Mélisande © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

Voilà l’impression que la structuration de l’espace donne et voilà pourquoi je le compare aux mises en scènes wagnériennes des années 70, où les personnages sont dans un espace non délimité, complètement non figuratif, avec des éclairages variables de Gianni Carluccio (assez frustres il faut bien le dire) qui signe aussi le décor, dont certaines scènes

Merci Vitez © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Merci Vitez © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

sont très inspirées de Vitez (la scène de la fontaine, construite comme chez Vitez) et les costumes de Francesca Livia Sartori, très stylisés, médiévaux par certains aspects, plus modernes par d’autres, sont aussi bien dans une non-époque que les décors indiquent un non-lieu. En ce sens, les références d’espace ou d’époques évitent toute précision et illustrent un texte qui parlent de personnages surgissant, cachant leur histoire et à l’avenir embué.
Pour un public peu familier de l’univers de Pelléas et Mélisande, ce travail respecte le texte et l’éclaire juste ce qu’il faut, mais sans jamais gratter au-delà de ce qu’il semble être ou dire, sans jamais le fouiller. C’est d’autant plus dommage qu’il y a des scènes pas mal trouvées comme celle de la tour où la fameuse longue chevelure est ici “symbolisée” par un longue traine issue de sa robe immaculée.

Golaud (Roberto Frontali) et Mélisande (Monica Bacelli scène finale © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Golaud (Roberto Frontali) et Mélisande (Monica Bacelli scène finale © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

D’autres sont vraiment bien réglées, celle de Golaud et Yniold regardant la fenêtre de Mélisande, tendue et bien construite au niveau dramatique, celle d’Arkel et Mélisande à l’acte IV, la scène finale, où Mélisande est étendue non sur un lit, mais sur une sorte de chevalet, voire de pupitre, comme un tableau vivant central ou comme une photo qu’on regarderait, ou une partition…et les autres fixant une Mélisande déjà moins humaine comme objet à considérer de loin, déjà presque un souvenir. D’ailleurs tous ces êtres un peu perdus ne se touchent guère, et quand Pelléas touche enfin Mélisande, il est trop tard, il va mourir, comme sacrifié par Golaud. Seule trace de « réalisme », l’œil de Golaud ensanglanté, comme si en quelque sorte l’œil figuré sur scène en était la métaphore et comme si toute l’histoire n’était qu’un mauvais rêve.

En conclusion, nous nous trouvons face à un spectacle de haut niveau, certainement l’un des plus beaux Pelléas et Mélisande des dernières années à l’orchestre, qui projette immédiatement Daniele Gatti dont c’était le premier Pelléas comme une des références sur cette œuvre. Les autres piliers du fameux trépied lyrique ne s’élèvent pas à ce niveau, mais imposent le respect sans emporter totalement la conviction. Espérons que Gatti reviendra assez vite à « Tout l’air de la mer ». [wpsr_facebook]

Bayreuth ou Florence? © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto
Bayreuth ou Florence? © Simone-Donati-TerraProject-Contrasto

THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES 2014-2015: MACBETH, de Giuseppe VERDI le 13 MAI 2015 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène : Mario MARTONE)

Acte I sc.finale © Vincent Pontet / TCE
Acte I sc.finale © Vincent Pontet / TCE

Afficher Macbeth de Verdi pour un théâtre, c’est d’abord choisir une Lady Macbeth, rôle difficile entre tous, l’un des plus tendus du répertoire verdien, qui exige une voix hybride, mezzo-soprano aigu ? soprano colorature dramatique ? Nous sommes dans un entre-deux familier d’une époque qui ne fait pas la différence. Il faut des suraigus et du grave, il faut aussi une certaine agilité, il y a des airs plus spectaculaires, d’autres plus centrés sur soi. Il y a dans ce chant Abigaille de Nabucco et aussi Odabella d’Attila, mais il y a plus que du démonstratif, il faut impérativement sentir ce personnage de l’intérieur, un personnage noir, qui peut supporter paradoxalement des voix plus en difficulté, pourvu qu’il y ait une couleur particulière, un sens de l’incarnation (ce qu’avait si bien incarné Jennifer Larmore à Genève dans la production de Christof Loy). J’ai personnellement entendu Ghena Dimitrova avec Abbado en 1985 dans la légendaire production de Strehler avec un Cappuccilli prodigieux, grande voix, j’aurais aimé entendre Leyla Gencer, avec son style et son timbre sombre, ce que j’en ai entendu çà et là me frustre particulièrement (il faut écouter son enregistrement avec Taddei à Palerme en 1960 sous la direction de Vittorio Gui). On aurait pu imaginer là-dedans la bien oubliée Tiziana Fabbricini, dont l’intelligence eût permis d’adapter sa voix problématique aux exigences paradoxales du rôle. Cette maîtresse en expression eût pu peut-être faire des choses intéressantes.   Actuellement, Anna Netrebko s’y est attaquée, avec sa voix charnue, large, avec ce timbre velouté. On ne l’imagine pas forcément là-dedans, mais, notamment à New York en octobre dernier avec Fabio Luisi, elle fut phénoménale.
Macbeth a été composé en 1847, et donc dans la ronde des opéras du « jeune Verdi », et repris et modifié en 1865, 18 ans après, et surtout après le basculement vers un futur différent, après Ballo in maschera (1859), et deux ans avant Don Carlos (1867), c’est à dire un Verdi où la performance vocale se met au service d’une respiration plus profonde, plus intériorisée. Certes, on ne peut nier que dans Traviata la performance vocale se mette au service d’une profondeur psychologique, mais ce n’est pas là le plus souvent ce que le public retient.
Choisissant la version de 1865, Daniele Gatti s’intéresse à ce qui dans Macbeth interpelle un futur, un chant moins ornementé ou brillant, et plus incarné, plus intériorisé.
C’est plus simple sans doute pour le personnage de Macbeth, vocalement plus « traditionnel » que la Lady. Macbeth est un personnage manipulé par son épouse, qui n’a pas immédiatement l’idée du meurtre, mais qui poussé par l’ambition, se retrouve dans l’engrenage des meurtres à répétition, encouragé par les oracles des sorcières, oracles qui, comme tous les oracles, sont à double sens et déchaînent les catastrophes par une interprétation dictée non par la raison, mais par le désir.
La fin du XXème siècle a vu deux grands Macbeth, Piero Cappuccilli et Renato Bruson, deux timbres très différents, l’un, Cappuccilli, brillant, avec une étendue vocale incroyable, et une présence scénique fabuleuse, l’autre, Bruson, plus intérieur, un peu plus voilé, plus tendu peut-être, mais tout aussi exceptionnel par la musicalité et par l’incarnation. Je conseille d’ailleurs d’écouter l’enregistrement de référence d’Abbado, jamais surpassé, fondé sur la force dramatique et l’incarnation des interprètes d’exception (Cappuccilli, Verrett) dont il suffit d’entendre les premiers mots de l’un ou de l’autre pour comprendre qu’on est là devant quelque chose de définitif. A peu de mois de distance sort dans ces années là aussi un Macbeth dirigé par le jeune (alors !) Muti, avec la distribution concurrente de l’époque (Milnes, Cossotto) et la comparaison est à la fois passionnante et éclairante. A l ’un le drame, dans sa nudité presque naturelle, à l’autre l’effet, la recherche d’une tension strictement musicale extrême (la différence d’approche du prélude est incroyable) qui va créer non le drame, mais quelques moments fulgurants. Je suis un des rares qui apprécie cet enregistrement de Muti assez oublié, comme son Ballo in maschera, de la même époque, très grande réussite assez oubliée aussi hélas aujourd’hui.

À ces deux monuments du chant, que sont Macbeth et la Lady, il faut ajouter le troisième rôle, Macduff, confié en général à un jeune ténor d’avenir : chez Abbado, Domingo, sublime d’intensité, déjà une grande vedette à l’époque, chez Muti Carreras, formidable de jeunesse et de tendresse. Alagna a aussi fait merveille dans cet authentique faux « petit » rôle qui chante en même temps que le chœur, mis en valeur par patria oppressa, un de ces grands chœurs spectaculaires dans la tradition du va pensiero de Nabucco et du chœur des conjurés d’Ernani, moment essentiel du drame où tout va basculer de la lamentation à l’action et précipiter la fin des usurpateurs dans la parabole shakespearien de l’ascension et de la chute, chute motivée par les abus, les excès, le meurtre, en somme la singulière folie du pouvoir.
À cause de Shakespeare, parce que c’est la première œuvre à laquelle s’attaque Verdi et même si le livret de Francesco Maria Piave et Andrea Maffei n’a pas la qualité d’Otello ou Falstaff, à cause aussi de ces deux versions distantes de 18 ans, appartenant à deux contextes différents, entre jeunesse du génie et maturité, Macbeth est un opéra de la complexité.
Quand Abbado a fait Macbeth avec Strehler à la Scala, et bien que l’œuvre fût jouée régulièrement en Italie, elle n’était pas si connue du grand public et ce fut comme une apparition, je me souviens des commentaires de la presse d’alors : après la redécouverte de Simon Boccanegra en 1971, c’était le tour de ce Macbeth en 1975. J’ai eu la chance de voir cette production il y a presque exactement 30 ans, le 15 mai 1985 (Cappuccilli, Ghiaurov, Dimitrova), une production fondatrice dans la mesure où elle a attiré l’attention du grand public sur la valeur théâtrale de cet opéra. Je me souviens de cette ambiance sombre et glaciale, dans des décors faits de panneaux couleur bronze, avec ces stupéfiants éclairages créant un jeu d’ombres et de lumières magique, et ces mouvements d’une élégance inouïe (ah, le jeu de la cape de Macbeth et de la robe de Lady Macbeth s’entrecroisant, au duo du premier acte j’en ai des frissons rien que d’y penser). La vidéo existe, il FAUT la voir pour comprendre comment en 1975 cette production fut considérée à juste titre comme une pierre miliaire de l’histoire de l’opéra.
Dans les mises en scène récentes de l’œuvre, je n’ai rien vu de bien convaincant, Vick à la Scala, cubique et coloré n’apportait rien de bien neuf sinon une esthétique géométrique et glaciale, Kusej à Munich faisait de la Lady une demi-sorcière un peu vulgaire, dans une ambiance vaguement expressionniste; je retiendrai Christof Loy à Genève dans des dé cors monumentaux, en noir et blanc, dans une sorte de vision d’une famille Addams très élégante qui n’était pas dénuée de sens, et surtout Tcherniakov à Paris (merci Mortier), faisant du couple isolé une référence au couple Ceaucescu et donc à tous ces totalitarismes appuyés sur un couple maudit dans une production fort critiquée à l’époque.
Au TCE, sans coproduction, il fallait un travail plus épuré, qui ne nécessitât pas de moyens démesurés et Mario Martone n’est pas un metteur en scène utilisant des moyens complexes. D’origine napolitaine, né dans la ville historique du théâtre en Italie, il est l’une des figures les plus importantes du spectacle en Italie : il est tout sauf un mauvais metteur en scène. Il commence à l’opéra avec un très bon Cosi’ fan tutte à Ferrara avec Claudio Abbado en 1998 ; ce n’est certes pas un adepte du Regietheater, mais  il apparaît comme un des metteurs en scènes les plus intéressants dans la veine non dramaturgique. En Italie, le théâtre se donne plus a voir qu’à mettre en drame, dans la grande tradition de Strehler. Dans ce sens le choix de Mario Martone, l’un des deux ou trois hommes de théâtre qui comptent en Italie, pouvait apparaître comme un choix judicieux. Il a produit un spectacle un pue décevant, à la fois passe partout qui ne peut choquer les tenants de la tradition, mais avec des idées intéressantes et une esthétique relativement élégante : non dérangeant, mais pas indifférent ni stupide et surtout cohérent avec la vision musicale, unique véritable axe porteur de cette production.

Comme je l’ai rappelé plus haut à propos de Lady Macbeth, il y a dans Macbeth une sorte d’alternative : ou bien on fait le choix d’une musique brillante et spectaculaire, ou bien on considère qu’il y a dans cette musique quelque chose de sombre, (« cupo » disent les italiens) où le côté fantastique avec ses dissonances, le rôle tranchant des bois et notamment des flûtes, qui donne une couleur presque berliozienne à certains moments, se confronte sans transition avec des rythmes plus « rassurants » comme la tarentelle qui clôt l’épisode des sorcières (s’allontanarono) : des sorcières dansant la tarentelle! Peut-être l’affirmation d’une italianità, d’une différence avec l’Écosse de Shakespeare, qu’on va retrouver dans le ballet au troisième acte que je regrette de ne pas avoir entendu. Cette sorte d’anacoluthe musicale est passionnante car elle relativise le fantastique verdien, qu’on vient d’entendre dans les quelques mesures qui précèdent cette sortie dansante. Il y a là un trait à mon avis ironique qu’on va retrouver un peu plus tard dans la musique de fond qui accompagne l’entrée de Duncan, plutôt rassurante et pittoresque, une musique paysanne, dit le livret, appelée à qualifier le vieux Duncan, comme un vieillard inoffensif, et l’on passe  sans rupture à la scène du meurtre d’autant plus terrible qu’il n’est pas motivé par la personnalité du roi que la musique nous qualifie de manière souriante, mais par le seul fait qu’il est le roi.Et Gatti marque le contraste entre cette légèreté de fond et subitement la noirceur du son annonçant la noirceur du meurtre.

Il faut lire l’interview de Daniele Gatti dans le programme de salle, qui voit Macbeth comme un opéra noir et qui a évidemment discuté avec Martone pour construire un spectacle qui corresponde à cette vision noire et épurée, laissant l’espace aux personnages.
Il va dans deux directions. D’une part il veut asseoir cette idée de noirceur en évitant d’insister sur tout ce qui pourrait être brillant, les morceaux les plus brillants et les plus éclatants sont plus retenus, comme, je le soulignais précédemment. Dans la tarantelle des sorcières, si étonnante que je signalais plus haut, Gatti manifestement essaie d’éviter de rendre ce moment, qui conclut la scène des sorcières et fait suite au petit duo Banquo Macbeth, un moment trop léger, trop italien au mauvais sens du terme. Il essaie d’effacer tout ce qui pourrait renvoyer à une vision traditionnelle de Verdi, le tzim boum boum sans épaisseur qui écume beaucoup de scènes notamment allemandes mais pas seulement et qui aboutit à une lecture routinière et forcément superficielle, notamment du premier Verdi, y compris par des chefs italiens. Et dans ce Macbeth de 1865, Verdi a déjà derrière lui de grands chefs d’œuvre et surtout ou il s’est libéré des formes du belcanto, pour mettre le chant définitivement au service d’une expressivité, d’une vision et non au service de la performance. Ainsi se justifie chez Gatti sa manière d’orienter les chanteurs, plus vers l’intériorité que vers l’éclat, ce qui évidemment est dangereux, vu l’appétence du public pour la performance.

Gatti est un chef très exigeant qui n’hésite pas à aller à contre courant de la tradition et des habitudes, non seulement du public mais aussi de ses équipes artistiques, si il le sent nécessaire ou s’il pense que la musique ou ce qu’il lit de la musique l’impose. On lui reproche qui ses ruptures de rythme, qui sa lenteur, qui sa trop grande rapidité qui son volume excessif: tout et son contraire. Et la critique notamment française ne l’épargne pas, quelquefois par parti pris, quelquefois par ignorance. Dans ce Macbeth, il s’oppose à tout ce que la poussière a accumulé en terme de lectures et de traditions musicales et son approche est une grande lecture. Je l’écrivais plus haut, Macbeth est une œuvre tiraillée entre le passé belcantiste et l’avenir qui est un chant plus incarné et moins performatif; à ce titre, Macbeth est proche d’Attila ou de Nabucco a cause de la vocalitė terrible et hybride de la Lady et proche de Don Carlos par l’épaisseur psychologique des personnages, due évidemment à l’original shakespearien . Au lieu de valoriser ce tiraillement, ce qu’ont pu faire d’autres chefs, il va résolument dans la direction de l’incarnation et de l’intériorisation, imposant aux chanteurs des contraintes interprétatives et imposant à l’orchestre de lire la partition en se débarrassant des références traditionnelles, mais au contraire d’un œil neuf et presque vierge pour combattre une vision très extérieure de Verdi, le compositeur qu’on chantonne sans toujours le prendre vraiment au sérieux. Certains wagnériens prennent Verdi pour un compositeur à chanteurs . Chez Verdi, en France et ailleurs, on vient pour le chant et rarement pour le chef et on pense que le chant dicte ses lois. Le chef n’a qu’à suivre. Si des chefs comme Claudio Abbado ont réhabilité le Verdi compositeur, il reste que plus que pour Wagner, le monde de l’opéra abuse d’un Verdi médiocre, combien de distributions étincelantes avec des chefs médiocres qui se contentent d’accompagner le chant, et qui au fond répondent à la commande du public: si Netrebko chantait ce soir la Lady, qui viendrait pour Gatti ?

Or, et je le constate depuis plusieurs années, et notamment depuis Falstaff, Traviata et Trovatore, Gatti essaie de montrer à la fois le tissu de la partition et surtout des subtilités qu’on n’a pas l’habitude de relever ou de considérer. L’accompagnement orchestral du chœur des sorcières au troisième acte en particulier ondine e silfidi, qui conclut la scène, où Verdi a placé la le ballet traditionnel pour Paris, essaie de faire de l’orchestre et du chœur deux protagonistes d’égale valeur, avec une subtilité et un raffinement inouï de jeu sur la couleur, d’exaltation des bois, magnifiques tout au long de l’opéra, mais aussi d’un extrême allègement des cordes, rendant à la fois le mystère, mais aussi le côté impalpable et aérien de l’esprit au sens fantasmagorique du terme.
Ce que Gatti a réussi à faire avec le National de France, que l’on a osé envisager de supprimer est vraiment prodigieux, rarement l’orchestre quitte le sommet, même si des amis qui avaient vu d’autres représentations l’ont trouvé un peu plus fatigué. Il y a là trace tangible d’un intense travail de répétitions et d’une option, que Gatti d’ailleurs n’est pas le seul à soutenir : Muti soutient depuis longtemps que le tissu des partitions verdiennes est d’un raffinement mozartien. Certains auditeurs d’ailleurs ne partagent pas cette vision et disent qu’on enlève à Verdi sa sève en voulant exalter un hypothétique hyperraffinement.
Il y a chez Gatti la volonté de montrer que ce raffinement n’est jamais gratuit, mais au service d’une lecture tout aussi raffinée au niveau de l’analyse psychologique et du drame, et donc qu’il s’impose, non pour des raisons esthétiques, mais dramaturgiques. Nous sommes à l’opposé d’une lecture complaisante qui dirait exclusivement « regardez comme c’est beau ». Gatti va exalter dans sa lecture des destins individuels qui se croisent, en partant de l’écriture et de ses subtilités, où la partition n’accompagne pas le chant, mais où la partition par ses méandres et ses subtilités impose un type de chant, produit le chant : le chanteur au service de l’épaisseur musicale.
Muni de ces viatiques, il va laisser le metteur en scène gérer le drame, pourvu qu’il reflète d’abord cette profondeur-là qui est profondeur psychologique avant que dramaturgique. Dans cette vision, tout procède du chef qui est le tronc auquel les différentes branches s’accrochent.

Macbeth (Roberto Frontali) et Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE
Macbeth (Roberto Frontali) et Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE

Mario Martone a-t- il réussi à proposer une vision dramaturgiquement cohérente avec la vision du chef, sans doute, dans la mesure où Daniele Gatti, comme beaucoup de chefs et notamment beaucoup de chefs italiens, garde une certaine distance avec la mise en scène à laquelle, je résume pour être clair, il demande de ne pas interférer dans la lecture musicale, ou du moins que la lecture du metteur en scène alimente la lecture du chef ou la conforte, mais ne la détourne pas. Il est certain qu’une mise en scène qui bousculerait trop et focaliserait trop l’attention effacerait la musique ou la relativiserait. Martone ici ne dérange pas la musique, l’accompagne sans la perturber (sauf les sabots des chevaux…) mais, dans la première partie au moins ne propose pas de révolution, ni même une seule idée neuve. Les sorcières sont traditionnelles, le banquet où apparaît le spectre est traditionnel, la gestion des mouvements est relativement traditionnelle aussi. Mario Martone n’est pas un révolutionnaire, ni un metteur en scène à « lecture », mais c’est d’abord un raconteur d’histoires , il s’intéresse d’ailleurs au cinéma (la lecture de la lettre par Macbeth en voix off et non par la Lady, est un procédé de cinéma) et la mise en scène ici utilise pas mal de procédés cinématographiques, notamment dans la seconde partie.
Dans le paysage décimé du théâtre en Italie, il est quand même l’une des figures les plus solides, et loin d’être un médiocre. Mais son travail ici ne me paraît pas avoir l’inventivité suffisante, en tous cas pas à la hauteur de l’inventivité musicale.
Cependant les actes 3 et 4, ceux de la chute, semblent l’avoir plus intéressé, c’est en tous cas là qu’on ouvre des idées non dénuées d’intérêt, non pas l’utilisation de la vidéo, traditionnelle, esthétisante, non pas celle des chevaux, inutile: il y a certes des images d’une réelle beauté, mais je trouve plus intéressante la  manière de voir certaines scènes, comme le chœur patria oppressa dont il fait le chœur funèbre qui accompagne les funérailles de l’épouse et des enfants de Macduff, lui liant du même coup l’air fameux de Macduff, cet air de référence pour ténor d’un personnage au total  secondaire au moins jusque là. Habituellement le chœur est un chœur de soldats ou de populations réfugiées : arrive Macduff qui pense a sa famille décimée,  sans lien direct avec ce qui précède. Instituant çe lien, Martone de manière assez intelligente à la fois donne une logique à la scène et instille une idée politique, qui est celle du déclencheur d’une révolte ou d’une révolution. Quand les crimes s’accumulent, il y a un moment où un élément déclencheur amène la révolte et la guerre civile. C’est le destin de tout régime totalitaire de finir par liguer contre lui une somme d’intérêts hétéroclites qui ont en commun la haine du dictateur. Et Gatti qui donne une couleur éminemment sombre à la fois au chœur et à l’air, conforte cette logique là.

Macduff (Jean-François Borras) & Malcolm à cheval (Jérémy Duffau) © Vincent Pontet / TCE
Macduff (Jean-François Borras) & Malcolm à cheval (Jérémy Duffau) © Vincent Pontet / TCE

Deuxième idée intéressante, celle de montrer assez subtilement, ce n’est pas souligné mais seulement suggéré qu’à un dictateur va en succéder un autre, vu la manière dont Malcolm arrive à cheval au III, puis dont il est couronné, au IV, et dont on se soumet à lui, les branches de la forêt de Birnam déposées à ses pieds sont des marques de soumission, et donnent l’idée aussi que les armes sont déposées et que les opprimés retournent à leur oppression. D’ailleurs, Malcolm devient une figure royale dont on sent les possibles dérives futures, cette subtilité dans la manière de le montrer sans surligneur est une preuve de grande maîtrise des images théâtrales. Gatti dirige d’ailleurs le chœur final non comme un chœur triomphant et facile alors que la musique inviterait à ce côté tutti contenti mais plutôt en un mode plus sérieux et vaguement plus tendu. Tutti contenti ? non, mais plutôt tutti gabbati.

Dernière idée relevée, peut être la meilleure, le combat de Macbeth et de Macduff avec un Macbeth habillé par les sorcières et maladroitement attifé en guerrier, comme un mort vivant combattant ou bien plutôt comme un épouvantail, en tous cas ayant quitté la vie avant que de combattre et ne faisant plus peur. C’est un moment très frappant dans le déroulement dramaturgique, moins frappante en revanche la manière dont le cadavre est traîné dehors, même si la signification en est claire : il faut effacer Macbeth de l’histoire et donc laisser l’espace purifié de sa présence ou de la présence de son corps pour laisser place nette au successeur

Ces trois idées montrent que Martone n’est pas un metteur en place mais bien un metteur en scène: son spectacle, sans être référentiel, et sans m’enthousiasmer, répond donc à l’exigence et accompagne le propos, j ai plus en tête d’autres travaux comme Strehler jadis ou Tcherniakov naguère, mais chevaux (inutiles) mis à part….Martone répond en quelque sorte à la commande

Il faut saluer aussi le travail du chœur, qui n’a pas l’habitude de la scène puisque ce n’est pas un chœur d’opéra, mais de radio. La manière de se mouvoir (scène des sorcières) montre aussi le travail effectué pendant les répétitions. Le travail fait sur la langue est aussi remarquable, car la diction est claire et la présence forte et juste. De ce point de vue, chœur et orchestre ont été plus qu’à la hauteur des exigences et ont donné une réponse éclatante à ceux qui les ont condamnés il y à peine quelques semaines.

Du côté des chanteurs, le plateau répond lui aussi et garantit une soirée de bon niveau mais peut être pas tout à fait à la hauteur du niveau de l’orchestre, de la prestation musicale ou des exigences posées. Avec de telles options de raffinement et de noirceur, une telle profondeur psychologique voulue et affirmée par le chef, les chanteurs éprouvent quelques difficultés à se hisser à ce qui est demandé essentiellement pour des questions techniques.

Signalons d’abord quelques rôles de complément, dont la dame de compagnie de Sophie Pondjiclis. Voilà une artiste que je connais depuis longtemps, très musicale, et qui ce soir m’a surpris par sa présence vocale, à la fois dans les ensembles, où on l’entend et la distingue parfaitement, et dans les quelques répliques du quatrième acte ou l’on entend une voix élargie, un grave sonore et pur, et une vraie musicalité . On ne prête jamais assez attention à ces rôles, mais  la qualité des rôles secondaires est aussi un gage de bon management artistique. Le Malcolm de Jérémy Duffau est intéressant, plus jeune, mais au timbre attachant qui gagnerait à une meilleure projection.

La Macduff de Jean- François Borras est non une surprise, mais une confirmation. Le rôle assez instrumental est très secondaire dans la première partie, prend de l’importance dans la seconde où l’air qu’à écrit Verdi pour lui est l’un des grands airs pour ténor du répertoire lyrique. C’est un ténor, donc à priori un personnage positif, et Verdi lui donne un air très lyrique, très intérieur, à la ligne de chant soutenue, avec nécessité de tenir de longues phrases, sans être jamais démonstratif. La voix demande aussi une capacité à soutenir les ensembles et les parties plus héroïques lorsque Malcolm vient entraîner le peuple. Borras a été vraiment valeureux et même plus dans son air Figli o Figli miei; dans les parties plus héroïques, la voix a besoin de prendre du volume et de ductilité, mais dans le lyrisme, il est vraiment magnifique et a remporté un grand succès tout à fait justifié

Le Banquo d’Andrea Mastroni est surprenant comme personnage parce que le chanteur est très jeune et qu’on a l’habitude de voir un Banquo plus mûr de l’âge de Macbeth, ensuite parce que cette jeunesse physique correspond à une jeunesse vocale qui ici hélas nuit au rendu du rôle. Le timbre est très intéressant, le style est bien dominé, mais la voix est engorgée, la projection problématique, comme si il cherchait sans cesse ses graves qu’il n’a pas naturellement. C’est dommage, parce qu’on sent des qualités artistiques évidentes que le rôle ici ne met pas en valeur. Erreur de casting.

Reste le couple de protagonistes. Disons d’emblée que l’accueil du public a été positif, pour une production qui globalement  s’est très  bien défendue, mais dominée de manière nette, voire écrasante, par une direction musicale d’un exceptionnel niveau, il fallait sans doute des chanteurs d’un niveau supérieur pour répondre au défi.

Nous connaissons depuis longtemps Roberto Frontali, un bon baryton, à la diction impeccable, mais sans vrai charisme. Dès que la voix s’élargit, le timbre est clair et pur, voire presque suave, la projection impeccable, le volume sans problème. C’est vraiment très bien chanté et dominé. Mais dès que la voix descend dans le grave, ou devient plus contrainte pour exprimer des sentiments plus intérieurs, elle perd de l’homogénéité, et de la couleur, et finalement on a l’impression de deux voix différentes. Certes, Daniele Gatti veut un Macbeth plus sombre, plus intérieur, plus rentré en soi. Et Frontali essaie de rendre cette idée, il n’est jamais brillant mais joue plutôt l’angoisse, et n’arrive pas toujours à varier la couleur pour rendre les différentes facettes, notamment dans les deux premiers actes et du coup, le problème de chant nuit à l’intention interprétative. Il reste que c’est bon Macbeth, mais pas exceptionnel, parce qu’il n’arrive pas à plier sa voix aux variations de ton exigées par le rôle : il a la tension, mais pas toujours la réponse en terme d’incarnation et de couleur.

Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE
Lady Macbeth (Susanna Branchini) © Vincent Pontet / TCE

La belle Susanna Branchini pose d’autres problèmes, plus strictement vocaux. Voilà une chanteuse, physiquement superbe, et donc très élégante en scène,  avec de vraies qualités. On le sait, on l’a précisé plus haut, le rôle est d’une très grande exigence, il demande des qualités très variées, de séduction, de froideur, des aigus redoutables, mais aussi des éléments de technique bel cantiste. Un peu de Norma, un peu de Turandot, un peu d’Abigaille, mais aussi un peu de Traviata…bref, la quadrature du cercle pour une artiste qui n’aurait pas la sûreté vocale de départ.

Or la technique de Susanna Branchini est erratique en bien des moments, passages mal négociés, aigus mal projetés souvent, quelquefois réussis cependant, diction quelquefois sacrifiée, sons assez sales, graves mal maîtrisés, tout simplement parce qu’elle n’a pas la voix du rôle.

Le personnage est beau, l’attitude en scène magnifique, mais Lady Macbeth exige des qualités de couleur, une technique, et surtout un volume vocal que Susanna Branchini n’a pas, elle va chanter Abigaille à Vérone, cela me paraît sinon prématuré, du moins à côté des possibilités réelles de cette voix, plus lyrique que dramatique. Même si les actes I et II, sont plus traditionnels pour elle, avec un premier air est clairement dans la ligne belcantiste,  (déjà moins la cabalette ) l’air la luce langue  et le fameux brindisi colmi il calice de la scène finale du II, ses prestations ont des défauts d’ensemble qui font quelquefois sursauter, avec quelques problèmes de justesse, des variations savonnées et une série de petits défauts circonscrits qui finissent par être trop nombreux .
C’est presque paradoxal, mais elle s’en sort mieux dans son air final dit du somnambulisme une macchia  è qui tutt’ora, comme si elle s’était économisée pour mieux tenir la ligne de chant, mieux dire le texte,  et surtout donner une couleur plus intéressante. A cet air redoutable correspond aussi un jeu très maîtrisé où l’horreur laisse la place à une certaine émotion. Et même la note finale émise a ce fil di voce demandé par Verdi : elle s’en sort plutôt à son avantage, mais c’est bien moins satisfaisant sur l’ensemble. Il reste que je ne pense pas que cette artiste ait intérêt à chanter ce répertoire, mais plutôt mieux consolider ses côtés plus lyriques et sa technique. Elle ne gagnera rien sur ce type de rôle à mon avis et sa Lady n’est pas convaincante, c’est même sans doute la moins convaincante du plateau. J’étais au moment de l’entracte très dubitatif sur la prestation, la deuxième partie mieux maîtrisée et bien interprétée n’a pas dissipé mes doutes, mais les a un peu relativisés.

Au total ce fut une bonne soirée, dont on sort content, car tout cela a une véritable tenue. Mais une tenue qui ne tient qu’à la direction à la fois conceptuelle et incroyablement élaborée de Daniele Gatti. Le chef est la colonne vertébrale de cette construction. Il a démontré à quel niveau il pouvait porter l’orchestre et du coup fait taire les habituels grincheux : on voit mal ce qui pourrait être opposé à cette direction proprement monumentale et d’une subtilité et d’une intelligence rares. Il n’a pas eu le plateau qui correspondait totalement à cette direction, tout en étant respectable, et la mise en scène ne perturbe pas un discours qui se voulait ici essentiellement musical. Ma théorie du trépied (un opéra réussi c’est au moins deux pieds du trépied chef-plateau-mise en scène) a un peu de plomb dans l’aile face à ce travail où la direction musicale prend totalement le pouvoir, pour réhabiliter un Verdi profond, subtil, raffiné, qu’on oublie quelquefois un peu trop sur nos scènes. Et ça, c’est irremplaçable.[wpsr_facebook]

Acte IV © Vincent Pontet / TCE
Acte IV © Vincent Pontet / TCE

RADIO FRANCE 2014-2015: ORCHESTRE NATIONAL DE FRANCE dirigé par Daniele GATTI le 16 AVRIL 2015 (LISZT, R.STRAUSS, MENDELSSOHN)

Protagonistes du concert du 16 avril 2015
Protagonistes du concert du 16 avril 2015

Cycle Shakespeare avec l’Orchestre National de France

Franz Liszt Hamlet op.10
Richard Strauss Macbeth op.23
Felix Mendelssohn Le Songe d’une nuit d’été op.21/op.61

 L’Orchestre National de France s’est mis sous le signe de Shakespeare puisque ce cycle se conclura par les représentations de Macbeth de Verdi au TCE.

Cette soirée marquait un retour à la normale après le mois troublé de Radio France et les concerts annulés « pour cause de Vigipirate » . Ce qu’il faut espérer, en restant dans la veine shakespearienne, c’est que tout ce mouvement ne se termine pas en « Much ado about nothing » ni en « The Comedy of Errors », mais bien plutôt en « All’s Well that Ends Well » .
Et ce programme shakespearien proposait deux œuvres peu jouées, Hamlet est pour un Liszt déjà mûr son quatrième poème symphonique, mais Macbeth est le premier pour Strauss qui a connu moindre fortune que le quasi contemporain Don Juan. Quant au Songe d’une nuit d’été, l’ouverture (op.21) est composée par un Mendelssohn de 17 ans (et créée à Szczecin un an plus tard), même s’il la complète à la demande du Roi de Prusse 17 ans plus tard (il n’a encore que 34 ans) pour une création au Neues Schloss de Potsdam.
La redécouverte des drames de Shakespeare dans la deuxième partie du XVIIIème et au début du XIXème est suivie d’un tel engouement qu’il serait sans doute fastidieux d’établir une liste des œuvres musicales qu’elles ont inspirées, à l’opéra ou au concert pendant le 19ème siècle et les œuvres adaptées de Shakespeare le sont souvent avec bonheur, ce qui nous vaut à la fois des opéras et des pièces symphoniques qui sont chacun des chefs d’œuvre. On a vu récemment avec Le Cid que ce n’est pas toujours le cas d’autres auteurs.
C’est donc un programme à la fois intelligent et stimulant qui était proposé ici, et que l’on peut encore voir en streaming sur concert.arte.tv et francemusique.tv.
Stimulant parce que, si Le Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn est fréquent dans les programme, il l’est moins dans sa version mixte texte et musique, et que les deux autres poèmes symphoniques restent de très grandes raretés.
La première partie constitue pour moi une surprise. Et notamment l’Hamlet de Liszt. Je n’avais jamais entendu cette pièce d’une quinzaine de minutes et même si on sait l’intérêt que portait Liszt aux formes de musique nouvelle (il fera de Weimar un des ferments de la diffusion de la nouvelle musique en Europe), on est surpris à l’audition de découvrir une œuvre qui projette entièrement vers l’avenir, qui va vers Mahler ou vers le premier XXème siècle, tant par la couleur et par certains aspects techniques que par la construction ou même la brièveté. C’est un défi que de concentrer en quinze minutes une pièce de plusieurs heures à la dramaturgie complexe. Liszt en fait une sorte de parabole, élaborant avec une certaine clarté un parcours qui reprend de manière très claire les nœuds dramaturgiques, en séparant chaque moment par de longs silence, par des ruptures de ton, de style, de rythme. Cette approche est très moderne au sens où elle ne raconte pas une histoire qui avancerait comme un récit mais au sens où elle montre une structure, presque cyclique ou circulaire et où elle devient exposition et non parcours.
Il faut saluer ici la performance des musiciens du National, très en forme, très concentrés, avec des cordes qui ont l’essentiel des initiatives dans cette pièce qui  joue souvent sur les différents pupitres de cordes, et l’oeuvre convient parfaitement à Daniele Gatti par son regard vers le premier XXème siècle qu’il affectionne. Si ce poème est répété à Weimar en public en 1858, il est créé en 1876, à une époque où tout bascule, Mahler n’a que 16 ans, il écrira quatre ans plus tard Das klagende Lied, son premier opus, Tchaïkovski arrive à maturité et assiste cette année là au Ring de Wagner dans le théâtre tout neuf de Bayreuth. Je cite volontairement Wagner, Tchaïkovski et Mahler parce que certains moments de cet Hamlet m’ont évoqué des phrases mahlériennes, et parce que la toute fin m’évoque le Tchaïkovski noir de la pathétique (il a d’ailleurs écrit lui aussi un Hamlet…), quant à Wagner et Liszt…
Gatti dirige cette musique comme de la musique de l’avenir accentuant volontairement les ruptures, avec de longs silences, refusant tout pathos et tout sentimentalisme, créant ainsi une tension en laissant la musique dans toute sa crudité, tension palpable dans les premières mesures du dialogue bois et cordes. Même dans les moments plus vifs, il évite l’éclat gratuit pour accentuer ensuite la concentration, avec des répétitions de motifs (Liszt voulait montrer comment les ressorts psychologiques jouaient sur les ressorts dramaturgiques), avec des moments vraiment réussis comme le dialogue entre violon solo et flûte, tout de retenue et de raffinement ou les accords entrecoupés de silence, des phrases comme tronquées, ou suspendues, et un final qui me renvoie au Tchaîkovski de la Pathétique, au Mahler de la 6ème voire à quelque chose de Parsifal. Daniele Gatti exalte ces aspects en essayant de construire des ponts, qui projettent et relient cette musique surprenant avec tout le post romantisme, voire le début du XXème siècle. Surprenant et stimulant, en tout cas passionnant.
Du coup, le Macbeth de Richard Strauss apparaît presque en retrait, même s’il est écrit une trentaine d ‘années après, et en tous cas, peut-être plus riche en technique d’orchestration, mais plus pauvre en inspiration. Macbeth, un des drames les plus noirs de Shakespeare, n’a pas ici cette noirceur, du moins au départ. Au contraire, là où chez Liszt il n’y avait aucun éclat, aucun brillant, ici, malgré le sujet, Strauss privilégie un certain brillant. Ce n’est pas pour moi un des chefs d’œuvre de Strauss que ce Macbeth, premier poème symphonique d’un jeune compositeur de 22 ans qui s’essaie à la musique à programme. Ce Macbeth sera revu dans les années suivantes, entre autres sur les conseils de Hans von Bülow, prédécesseur de Richard Strauss à Meiningen (un de ces théâtres de grande histoire que tout mélomane se doit d’avoir visité) et ce n’est qu’en octobre 1890 que l’œuvre sera créée et subira encore des modifications dans l’instrumentation jusqu’à sa création dans sa forme définitive en 1892 à Berlin. Alors que la pièce précédente de Liszt m’a séduit par sa brièveté, sa concentration, sa tentative de créer une ambiance sombre et ses ruptures de rythme et de continuité, même si elle n’a pas semblé accrocher le public, celle de Strauss m’est apparue moins riche dans les trouvailles mélodiques et dans la construction, même si sans doute plus susceptible de faire briller l’orchestre et d ‘avoir prise sur le public.
Certes elle possède cette fluidité et cette linéarité que le Liszt ne possède pas, sans doute tout à fait volontairement d’ailleurs. Les thèmes de Macbeth et de son épouse, sont exposés de manière brillante, utilisant l’ensemble de l’orchestre et sollicitant particulièrement les bois et les cuivres. Daniele Gatti réussit à faire sonner l’orchestre de manière à en exalter les qualités : on a tellement entendu ces derniers temps qu’ils étaient pas assez ceci, pas assez cela et donc qu’il fallait les faire fondre, que l’on est ravi qu’ils montrent avec orgueil ce qu’ils sont et ce qu’ils sont capables de faire ; Gatti, toujours très exigeant avec les formations qu’il dirige, les pousse et amène les cordes à démontrer de spectaculaires qualités de dynamique avec un son plutôt charnu soutenu notamment par de très belles contrebasses. Il en résulte une lecture miroitante, raffinée qui révèle les qualités de la construction du tissu orchestral, pour une partition qui me paraît ne pas réussir néanmoins à dessiner une ambiance qui corresponde vraiment à ce que je sens du drame shakespearien, en faisant plus une aventure épique là où je vois un drame plus intérieur. Mais Gatti s’empare de cette rutilance avec une profondeur qu’on n’imaginait pas dans cette musique un peu démonstrative, il y a notamment dans la dernière partie une générosité, un lyrisme, une puissance émotive que le chef réussit à transmettre grâce à un orchestre qui répond merveilleusement aux sollicitations : malgré la puissance orchestrale, rien de lourd ici, ni de brutal : les interventions du hautbois et des flûtes, puis de la clarinette, particulièrement tendues dans la dernière partie ont été particulièrement réussies, ainsi que celles du cor. Ce qui séduit, c’est à la fois la clarté du rendu de l’orchestre, particulièrement exposé et très en forme, et la volonté du chef de ne pas mettre de distance dans cette musique, de marquer le pathos et la fougue que Strauss a voulu y mettre, aussi bien dans les très nombreux moments tendus, que dans ceux plus rares, de retenue. Certaines passages évoquent aussi des œuvres postérieures (on reconnaît des moments proches de certaines phrases d’Elektra). Gatti travaille à la fois à rendre lisible cette partition grâce à la clarté de la lecture, mais aussi à en exalter les aspects dramatiques et les contrastes, par une constante tension, comme dans les dernières mesures où on lit à la fois un extraordinaire lyrisme où il laisse aller l’orchestre, et mais aussi (enfin!) le drame et l’obscurité . Une interprétation qui montre combien ce répertoire lui est proche.
Le choix de Mendelssohn, et du Sommernachttraum op.21 et op.61 en seconde partie est un choix presque antagoniste, on passe de la noirceur du drame à la comédie fantastique, à la « musique de fées ». D’ailleurs le programme de salle rappelle que Strauss recommandait de diriger Elektra ou Salomé comme du Mendelssohn . Voilà donc Mendelssohn, dans l’une des pièces assez populaires de son œuvre, l’ouverture (op.21) et les musiques de scène (op.61) du Songe d’une Nuit d’été.
Souvent donné en version strictement musicale (c’était ainsi la dernière fois où je l’ai entendue, à Berlin avec Abbado en mai 2013, lors de son dernier concert avec les Berliner Philharmoniker), c’est cette fois en version mêlant texte et musique que l’œuvre est présentée, et c’est une initiative heureuse car relativement rare.
Stéphane Braunschweig s’essayait pour l’occasion pour la première fois à l’art du récitant. Même si la prestation est honorable, on sent bien que ce n’est pas là son métier et quelquefois on eût préféré simplement entendre la musique qui paraissait interrompue quelquefois inutilement. Dans ce texte j’eus bien imaginé en revanche un Roberto Benigni par exemple.
Par rapport à Strauss, la masse orchestrale a été réduite, et l’approche de Mendelssohn est évidemment plus légère, plus aérienne, plus évanescente (Abbado en faisait un léger fil sonore d’une rare fluidité, presque “extatique”). Ici, Gatti alterne cette légèreté diaphane et une vraie présence de l’orchestre, qui n’est pas contradictoire, la pièce elle même de Shakespeare alterne une poésie totalement éthérée et des moments plus terriens, autour de personnages plus vulgaires, et la musique rend cette alternance terre-ciel.
J’ai beaucoup aimé l’ouverture, avec ses phrases que Wagner empruntera pour le troisième acte de Tannhäuser, et sa légèreté initiale, et sa dynamique, mais aussi une belle expressivité à l’orchestre (dialogue magnifique entre cordes et bois). Il n’est pas le seul      d ‘ailleurs et l’intervention du soprano notamment la phrase « Newts and blind-worms… » rappelle singulièrement le Humperdinck de Hänsel und Gretel (1893, première dirigée par Richard Strauss…)

Les musiques de scène ont permis donc d’entendre le joli soprano de Lucy Crowe, belle ligne de chant, et aigus solides, mais était-il nécessaire, sinon pour faire l’affiche d’appeler Karine Deshayes pour la partie de mezzo où elle fut évidemment excellente, sans toutefois avoir vraiment l’occasion de déployer toutes ses qualités. elles étaient toutes deux en tous cas meilleures, bien meilleures même que Stella Doufexis et Deborah York à Berlin…
C’était l’occasion de retrouver aussi chœur et maîtrise de Radio France et l’Orchestre National en pleine forme, c’est à dire une partie des forces qu’on va probablement confier à la chirurgie (bien peu réparatrice) dans les prochains mois. Après en avoir lu et entendu tant dans les dernières semaines, non seulement on était heureux de retrouver l’orchestre dans une telle forme, mais on finissait pas se demander ce qu’on peut reprocher à un orchestre qui a donné une telle preuve d’excellence et d’engagement. L’orchestre dans sa globalité a magnifiquement répondu aux sollicitations du chef, offrant une prestation de très haut niveau.
Dans les musiques de scène, le scherzo initial a permis d’en vérifier à la fois la virtuosité et la dynamique qu’on apprécie encore plus à la réécoute (puisque le concert est disponible en ligne) qui permet peut-être plus de concentration. Rythmes marqués, fluidité, cordes splendides, flûte aérienne (les esprits…), un orchestre et un Gatti des grands soirs.
Je rappelais plus haut l’Abbado berlinois d’il y a quelques années : il me paraît clair que la version sans texte permet de travailler sur une cohérence musicale d’ensemble et des systèmes de références internes que la version avec texte ne permet pas de la même manière de repérer. La présence du texte oblige à une interprétation qui tienne directement compte des paroles et permet d’en marquer plus ce que j’appellerais la « mise en drame » par la tension de la liaison texte-musique. Cela donne en même temps un sens plus clair à la musique pour l’auditeur qui peut du même coup mieux lire l’interprétation.
L’intermezzo qui suit le mélodrame (..ou bien trouver la mort) est pour moi l’un des moments les plus intéressants, et les plus intelligents : il y a à la fois la fluidité, et une certaine légèreté, mais aussi une couleur plus sombre et plus grave, par une accentuation des aspects plus tendus ou dramatiques : sans le texte qui le précède, nous n’eussions peut-être pas vu aussi clairement cette tension.
C’est exactement la même impression qui domine le nocturne, l’un des moments les plus émouvants de la soirée, avec un solo de cor exceptionnel d’Hervé Joulain. Ce solo m’a vraiment enthousiasmé, mais l’ensemble a été dirigé de manière très sensible par Daniele Gatti qui en a fait un de ces moments suspendus où l’orchestre (cordes superbes, et flûtes !) a été complètement engagé pour dessiner une véritable ambiance, très retenue avec juste ce qu’il faut de pathos comme le montrent les dernières mesures avec le jeu des pizzicati. Un vrai moment d’émotion romantique. Un véritable Hymne à la nuit. C’est aussi là où Braunschweig a été le plus juste et le plus émouvant.
En somme, plus la pièce se déroulait et plus le tissu texte et musique devenait cohérent et parlant, et après la marche nuptiale si attendue, et proposée avec juste ce qu’il faut de pompe, et beaucoup d’élégance dans les parties plus fluides, les derniers moments ont été vraiment très réussis, pleins de délicatesse et d’émotion, dont une Bergamasque sans aucune lourdeur, très symphonique et dansante,  et aussi plus détendus de la part du récitant qui avait pris ses marques et réussissait à dire le texte avec cette douce ironie qu’il réclame et qui lui avait un peu fait défaut au début. Voilà qui a montré, sur l’ensemble du concert, la belle qualité de l’orchestre et l’excellence de l’initiative de ce programme Shakespeare.

Car entendre un tel programme aussi inattendu, dirigé avec une telle intelligence et exécuté de manière aussi somptueuse par un orchestre qu’on a menacé et humilié est la meilleure des réponses. On ne peut que regretter qu’il ne soit donné qu’une fois.
Très beau succès mérité pour tous, et en particulier pour l’orchestre.
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OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2015: SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN dirigée par Daniele GATTI le 5 AVRIL 2015 (TCHAÏKOVSKI-CHOSTAKOVITCH), Soliste: Arcadi VOLODOS, piano.

Arcadi Volodos ©Matthias Creutzinger
Arcadi Volodos ©Matthias Creutzinger

Deuxième concert « russe » de cette programmation pascale, symétrique à la veille si l’on veut, en miroir si l’on préfère : un concerto de Tchaïkovski et une symphonie de Chostakovitch, le célébrissime concerto n°1 pour piano et orchestre, et la 10ème symphonie qui marque le retour à la symphonie d’un Chostakovitch interdit qui retrouve une liberté de créer dès la mort de Staline.
Ainsi l’occasion est donnée d’entendre le même orchestre avec un autre chef, dont les présupposés sont très différents. Là où l’un aborde l’œuvre en se plongeant dans le tissu sonore par une construction assez contraignante pupitre par pupitre, l’autre cherche à faire en sorte que l’analyse de la partition aboutisse à un discours sur l’œuvre. L’un, Christian Thielemann, aborde la partition, respectueux du texte, cherchant à le refléter avec une fidélité profonde, voire maniaque, convaincu que l’œuvre parle d’elle-même, l’autre, Daniele Gatti, cherche à faire parler la partition, et pose le discours interprétatif au centre avec des exigences sur l’orchestre qu’il plie à ce discours. Il travaille d’abord sur la composition, et cherche le compositeur, techniquement comme intellectuellement, avec les prises de risques évidentes consécutives à cette approche. En ce sens, il rappelle un chef trop tôt disparu, et qui est allé très (trop ?) loin dans une option semblable, Giuseppe Sinopoli. Ni Gatti, ni Thielemann ne sont consensuels ni bien compris d’ailleurs : ils provoquent tous deux d’âpres discussions.
Pour moi, en un raccourci brutal Thielemann fait sonner les orchestres et Gatti les fait parler.
Quand l’orchestre est le même et d’une soirée l’autre sonne si différemment, cela devient évidemment passionnant pour l’auditeur.

La prise de risque et le Gatti discutable, on l’entend dans le concerto n°1 de Tchaïkovski, une pièce tellement rebattue qu’elle en est presque consensuelle et qu’on ne réussit presque plus à écouter tant elle est attendue.
Daniele Gatti est profondément convaincu d’un Tchaïkovski noir, mélancolique, dépressif et instable, et il cherche à imprimer à l’orchestre un raffinement de lecture une subtilité du son, une retenue dans le discours qui efface tout brillant et qui vire au monologue intérieur, et la couleur de l’orchestre reflète cette option, dès le départ avec le mouvement initial : même le volume, habituellement plus ouvert, est-ici assez retenu. C’est vraiment surprenant, et pour moi très séduisant.
Arcadi Volodos, école russe pur jus, aborde la même œuvre avec énergie, avec brillant, avec un certain souci des effets et un volume marqué, au point que beaucoup de spectateurs (j’entendais les commentaires çà et là) parlent de martellement, de marteau, de brutalité. En bref l’opposé de l’approche du chef. Et le tout début est le pur reflet des deux options : le piano sonne, sur-sonne dirais je, avec un rythme marqué, un brillant éclatant, presque exacerbé, dans un sentimentalisme démonstratif, et l’orchestre au contraire se fait discret, se fait fin, se fait presque fragile ou évanescent.
Alors l’auditeur est tiraillé.
Est-ce un problème ?

Oui si l’on aime qu’un concerto exprime l’harmonie, oui si l’on aime que le soliste soit le protagoniste et l’orchestre l’accompagnateur, ou même si on souhaite que les deux portent à peu près le même discours.
Il faut bien dire que l’organisation de la vie musicale réserve à peu de chefs, lorsqu’ils ne sont pas chez eux, le soin de choisir leur soliste, et que les temps de répétition sont comptés (le temps, là plus qu’ailleurs, c’est de l’argent). Chacun apporte donc dans ses bagages ses habitudes, ses lectures, ses propres expériences et la rencontre se résume souvent à des mises au point rapides. Il est difficile de zusammenmusizieren dans ces conditions.
Mais si comme dans ce cas, les deux ont une approche différente, il faut évidemment trouver des compromis. On peut les lire comme une soumission de l’un à l’autre, mais aussi comme une voie médiane : c’est le cas ici, où d’une certaine manière, le soliste a pu s’exprimer au premier mouvement alors que les deuxième et troisième il a suivi de manière plus attentive le ton et le son de l’orchestre.
Est-ce dans le cas de cette œuvre, si problématique ?
Poser la question, c’est déjà y répondre. Tchaïkovski est un compositeur si divers, si plastique (il y a mille manière de l’interpréter ou de le considérer) et au fond si mystérieux que d’entendre un concerto n°1 un peu écartelé ne me gêne pas : ainsi s’affiche le débat, ainsi se lit même le débat interne du compositeur lui-même, en proie au déchirement. Tchaïkovski, se lit à l’aune de plusieurs pôles, et cette musique semble légère, mais elle ne l’est jamais, semble quelquefois mondaine mais elle ne l’est jamais, sentimentale, dit-on, mais c’est souvent dépréciatif : elle est brillante certes, mais de ce brillant qui se fissure très vite : ce déchirement fait penser souvent à un autre compositeur déchiré et encore plus sarcastique ou amer : Mahler. Je ne dis pas qu’il faut faire du Mahler avec Tchaïkovski, mais les deux disent quelque chose du romantisme qui n’est pas sentimentalisme, mais souvent amertume, voire déchirure et cruauté.
C’est un vrai débat, passionnant.
Je vais oser une proposition qui va faire hurler les ballettomanes : j’aimerais entendre Gatti dans Le lac des cygnes : il en ferait sans doute un roman noir et prendrait l’auditeur complètement et heureusement à revers.

Daniele Gatti ©Matthias Creutzinger
Daniele Gatti ©Matthias Creutzinger

Au total, j’ai aimé l’orchestre, et j’ai aimé être déchiré entre deux options, car les deux sont de vrais artistes et les deux font de la musique et donc disent quelque chose de juste du compositeur. Ils parlent tous deux et ils me parlent. Et c’est bien.

Évidemment, dans la dixième de Chostakovitch, il y a un autre enjeu, moins personnel, mais idéologique, politique, artistique, musical.
Et Gatti pose le discours. Je suis peu familier du Chostakovitch de Gatti. On attend habituellement des chefs plus marqués par l’école russe, des Jansons, des Nelsons aujourd’hui dans ce répertoire.
Composée en en 1953, quelques mois après la mort de Staline, voilà une symphonie née de l’étouffement et éclose à un moment où se profile une libération, une sorte de parcours qu’elle dessine par la couleur de ses mouvements. Son accueil, les débats passionnés qui ont suivi, le retour de Chostakovitch à la symphonie et à la vie artistique publique, tout cela compte évidemment : comme en littérature, il faut travailler ici en généticien et en adepte des théories de la réception. Le long premier mouvement très sombre, très noir, les premières mesures à peine perceptibles, le rôle obsessionnel des contrebasses, qui rythment et scandent de manière sourde toutes les cordes du premier mouvement celui presque insupportable à l’oreille du Piccolo, voilà qui donne d’abord de l’inconfort, et Gatti travaille sur cet inconfort là : il nous dit l’oppression, il nous dit le silence, il nous dit le malaise. L’orchestre est dans ce mouvement, sublime de bout en bout, suivant le chef avec engagement. C’est pour moi le sommet parce que le ton est donné et tout est presque dit.
Le fameux scherzo de quatre minutes n’est pas mené au rythme d’une danse macabre au départ étourdissante, mais sur un tempo légèrement plus lent, avec un rythme très marqué, qui garantit au public quelque chose de spectaculaire certes, mais qui reste en lien avec le mouvement précédent malgré le contraste de la longueur (20min/4min) mais le ton reste conforme, notamment si on y voit un portrait de Staline oppressant et violent : « J’ai dépeint Staline dans ma symphonie suivante, la dixième. Je l’ai écrite juste après la mort de Staline et personne n’a encore deviné sur qui est la symphonie. Il s’agit de Staline et les années Staline. La deuxième partie, le scherzo, est un portrait musical de Staline, grosso modo. Bien sûr, il y a beaucoup d’autres choses, mais c’est la base. » Voilà ce que dira plus tard Chostakovitch : un portrait musical (discuté par la critique qui suppose une déclaration a posteriori et non une intention raisonnée d’écriture) qui tourne à la danse macabre, sur une mélodie étourdissante et inquiétante, où l’orchestre démontre une capacité impressionnante dans la virtuosité : les flûtes sont ahurissantes, sans parler des violons, en un crescendo délirant qui cloue l’assistance sur place : il fallait écouter le silence du public à la fin du mouvement.
S’il y a Staline à un bout du spectre, il y a à l’autre bout le compositeur lui-même, qui joue sur les notes (écrites à l’allemande) de l’acronyme de son nom DSCH et travaille aussi sur des œuvres antérieures, notamment les quatre monologues sur des vers de Pouchkine, de 1952, dont le second, « Que t’importe mon nom ? ». La symphonie est donc elle aussi non seulement une symphonie sur l’ère stalinienne, mais aussi sur la conservation de l’identité face à l’oppression.
Peut-on être soi face au totalitarisme ? C’est tout la question de la vie du compositeur, mais en même temps une énorme question intérieure qui ronge : comment faire comme si. Comment concilier être et apparence, façade et réalité. D’où aussi le choix de Gatti de poser la symphonie comme existentielle, c’est à dire de lui donner d’emblée une couleur noire, sombre, tendue, avec un tempo ralenti, qu’elle va garder jusqu’à la fin, malgré les lueurs qui apparaissent dans les deux derniers mouvements, qui commencent encore par un jeu sur les ton graves, charnus, appuyés. Un Nocturne construit sur les notes de DSCH (Dimitri Chostakovitch) mais aussi sur un thème appelé Elmira, jeu sur le nom d’une jeune fille dont il tomba amoureux et avec les noms des notes – à l’allemande et à la française E La Mi Re A, qui rappellent fortement Das Lied von der Erde : la liaison entre la vie personnelle du compositeur et la culture musicale est particulièrement nette, avec des échos assez frappants de l’univers de Mahler (aux vents, aux cuivres). Gatti propose une interprétation aux facettes variées à la fois ironique, lyrique, amère, et sombre : un nœud de contradictions, mais une vraie couleur unifiée, comme chez Mahler.
Cette question d’une identité lacérée finalement éclaire parfaitement le débat précédent sur Tchaïkovski : c’est bien pour moi ce qui l’emporte ce soir, d’où une véritable unité profonde des approches des deux œuvres assises sur l’écartèlement.
Le dernier mouvement, qui joue encore sur les initiales du nom (DSCH) est beaucoup plus dansant (référence à une danse populaire ukrainienne) et rappelle par certains moments le 2ème mouvement. C’est ce que j’appelais une sorte de danse macabre, qui n’est pas non plus sans échos stravinskiens dans les moments les plus rythmiquement marqués, avec un basson supérieur. Il faut réaffirmer qu’une telle interprétation nécessite une virtuosité incroyable des musiciens que seul un orchestre de ce niveau est capable de soutenir.
Il en est résulté un triomphe éclatant du chef et de l’orchestre, avec de nombreux rappels et pour ma part une interprétation de cette œuvre parmi les plus frappantes entendues jusqu’ici : il y a là de l’exigence, du raffinement, de l’épaisseur, avec un souci de faire dire la musique. Et il y a là un orchestre en capacité de répondre immédiatement à chaque sollicitation. Une soirée pour l’âme, pour le cœur, et pour l’intelligence.
Que demande le peuple (sans Petit Père) ? [wpsr_facebook]

Daniele Gatti et la Staatskapelle Dresden ©Matthias Creutzinger
Daniele Gatti et la Staatskapelle Dresden ©Matthias Creutzinger

LA CRISE DES ORCHESTRES À RADIO FRANCE: TRISTES SOUBRESAUTS

« Si elle écarte l’option d’une fusion entre les deux orchestres de Radio France — ainsi que celle d’une installation de l’Orchestre National de France au Théâtre des Champs-Elysées —, Fleur Pellerin prône leur « redimensionnement » et une « réforme de leurs modalités de travail ». Pour autant, elle n’accepte aucun « statu quo artistique et budgétaire ». En clair, Mathieu Gallet devra trouver une nouvelle ambition artistique pour ces formations qui permette de réduire, dans le même temps, la facture qu’ils représentent. »
Voilà ce qu’on lit sur Telerama.fr
Mathieu Gallet a déjà trouvé une nouvelle ambition artistique : faire jouer les orchestres dans le hall de Radio-France puisque vendredi soir encore,  l’ONF sous la direction de son timbalier Didier Benetti (comme me l’a précisé un commentaire ci-dessous, que son auteur en soit remerciée) a présenté des extraits de la Passion selon Saint Jean de Jean-Sebastien Bach vu que le plan Vigipirate, concentré sur la Maison de la Radio, imposait l’annulation de la soirée, alors que la Philharmonie, elle, affichait dans la plus grande normalité la Messe en si et que le TCE affichait une autre Passion selon Saint Jean, sans doute tout aussi subversive par Philippe Herreveghe.
On se moque du monde, et l’humiliation et de l’orchestre (et du chef ) n’a de pendant que la médiocrité d’une direction incapable d’un minimum de sens commun. En quoi les concerts programmés représentaient-ils un danger potentiel, en quoi Gatti est-il susceptible d’agiter les terroristes : je pensais naïvement qu’il n’agitait que certains dignes-membres-de-la-critique-parisienne.
Cette décision honteuse montre à quel point on en est arrivé, et surtout en quel respect on tient public, musiciens, chef, et surtout la musique et la culture. Que certains dignes-membres-de-la-critique-parisienne publiquement en appellent à la fusion des orchestres, honte à eux, est proprement impensable : la mort d’un orchestre, c’est la mort d’une tradition, d’une histoire, d’un pan de la culture et d’un grand pan de la musique. C’est aussi traumatique que la mort d’un théâtre ou celle d’un journal. Ici cela ne semble traumatiser personne.
Je ne nie pas les problèmes, mais qui les a créés ? Pourquoi désormais le National et le Philharmonique ont la même mission et le même répertoire ? Pourquoi certains ont laissé entendre que l’un était meilleur que l’autre ? Pourquoi les mêmes en accusent le directeur musical du National ? Tout cela ne repose sur aucune donnée, sinon l’opinion et les clans. Et alors pourquoi les orchestres devraient-ils être victimes d’enjeux de clans, de coteries et d’opinions de gens qui pensent être la référence de la critique, quand ils n’expriment que leur opinion, étayée par la doxa du jour, au gré des modes et des postures.
Certes, on peut se demander pourquoi à Radio France une politique marketing aussi pauvre, pourquoi une politique de communication d’un autre âge, pourquoi pas de compte Twitter ou Facebook quand tous les orchestres similaires en ont un, et surtout toutes les stations de Radio France ?
Certes on peut se demander pourquoi une politique d’enregistrements aussi pauvre quand la Maison est pleine d’archives sonores non exploitées.
Certes on peut se demander aussi pourquoi aussi peu de tournées en France, pourquoi un seul concert par semaine alors que, je donne un seul exemple, faire un second concert hebdomadaire à Bobigny, Nanterre et Créteil en alternance porterait la musique là où elle ne va pas ou très peu, avec une régularité qui permettrait une vraie politique de diffusion.
Certes on peut enfin se demander quelle idée est sortie du management de Radio France depuis Koering, et encore plus, Pierre Vozlinsky.
C’est cette pauvreté-là que je déplore, qui aboutit à ce désastre, et les musiciens, comme le public, comme le contribuable, en sont les victimes.
Il est de bon ton d’accuser les musiciens et les chefs, mais c’est le champ managérial et les directions successives de Radio France qu’il faut accuser, qui au-delà de la nomination des directeurs musicaux (seul élément visible au niveau de la « com ») n’ont cure de la politique culturelle, de la programmation ou de l’éducation du public, alors qu’en ayant en main un outil comme une radio, ils ont plus que d’autres les moyens de réaliser quelque chose. Ils ont tout en main, mais il leur manque le courage de penser.

Au lieu de cela, on préfère les brimades minables, à l’image de l’esprit qui règne, comme cette annulation de vendredi.
La crise de la culture est là : des politiques qui sont de moins en moins cultivés : où sont les Pompidou, les Duhamel, les Lang ou les Mitterrand ? Des managers sans grandeur qui ne sont que des épiciers, voire, en l’occurrence, des bouchers. Et une presse souvent sans mémoire, et sans profondeur, qui vogue au gré des clans.
Triste période.
Tristes sires.
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ORCHESTRES DE RADIO FRANCE: PARIS SERA TOUJOURS PARIS

Après avoir applaudi à sa programmation à l’Opéra, la clique s’est gaussée des ignorances de Stéphane Lissner en matière d’opéra : il ne connaissait pas La Wally ! `
La belle affaire, avant le film Diva de Beineix, personne en France ne connaissait La Wally. Et qui dans la clique l’a écoutée jusqu’au bout ? Car après Diva, tout le monde s’est précipité pour écouter l’opéra et chacun a alors compris qu’il valait mieux ne pas connaître, tellement l’œuvre est ennuyeuse et sans intérêt.
On demande à Lissner de faire tourner la machine : certes, c’est mieux s’il connaît bien la musique, mais s’il sait s’entourer, ce qui est le cas, point n’est besoin d’être un spécialiste ou un musicologue. Lissner vient de l’univers du théâtre, un univers que bien des spécialistes de musique ignorent et il a montré qu’il savait prendre des risques (voir Die Meistersinger von Nürnberg de Claude Régy au Châtelet jadis…) et sa carrière parle pour lui, au-delà même de ses méthodes, de ses richesses comme de ses faiblesses. Et la médiocrité de l’ère Joel montre que même si on connaît Wally ou Verdi, on n’est pas forcément un grand manager.

Voilà le type de polémique stupide dont le net s’empare, au premier rang desquels le micromarquisat mélomaniaque. Mais c’est un détail de la poussière médiocre que nous respirons à Paris dans l’univers musical…

Autrement plus sérieux la grève à Radio France, les menaces qui pèsent sur ses orchestres, les bruits qui se mettent à courir dans la presse. Ce sont des indices du climat qui règne dans le pays, appliqué au microcosme microcéphale parisien. Une fois de plus, les bruits et les manœuvres sont aux commandes parce que la puissance publique fait défaut : le ministère de la Culture, qui n’a plus d’argent mais qui n’a pas d’idées non plus, et pas l’ombre d’une intelligence stratégique, se tait (en réalité aujourd’hui a -t-on entendu quand même Fleur Pellerin). Sa seule puissance, et encore, c’est nommer les patrons des grands établissements, puissance qu’il partage avec la présidence de la République, dans un sens aigu de la soumission au monarque, qui de culture n’a cure, sinon dans les discours.
À quoi sert un ministère de la culture sans idées quand la compétence culturelle est partagée par les collectivités territoriales, qui peuvent faire très bien (à Lille, à la Région Rhône-Alpes) ou très mal (comme en ce moment à Grenoble, avec une entreprise de destruction programmée dans la musique classique).

Si ce qui se dit est vrai, Radio France cherche à se débarrasser d’un de ses orchestres en le proposant à l’encan à la Caisse des Dépôts et donc au TCE. Que voilà belle politique ! Réflexion stratégique ou prospective? non. Politique culturelle ? ne prononçons pas de mots pornographiques. On cherche simplement à saisir l’occasion de se débarrasser d’un orchestre au nom des finances, c’est à dire pour la plus stupide des raisons, celle qui dicte les décisions à l’emporte pièce et à court terme pour des motifs d’épicerie.
Le président de Radio France a souligné le rapport entre coût des orchestres et billetterie. Comme si les orchestres devaient rapporter alors que leur rôle est la diffusion sur les ondes. Combien de fois entend-on sur France Inter, la radio grand public, un des deux orchestres. Tout juste entend-on quelquefois le chroniqueur Gérard Courchelle débiter ses fadaises. Mais de musique dite « classique », pratiquement jamais, surtout depuis que Mathieu Gallet, grand mélomane éclairé dit-on et formé à la meilleure école critique, a fait supprimer l’émission du dimanche soir. Et Frédéric Lodéon, trop intellectuel sans doute, a été envoyé à France Musique, et remplacé par Natalie Dessay l’après midi, pour faire plus people. Choix dérisoires, minables, qui ne traduisent que l’idée méprisable que se font des goûts du public ces grands penseurs, sans doute guidés par des études d’opinion mais guidés surtout par un grand mépris des gens.
Mais peu importe, ça, c’est le contexte (assez gauche caviar, il faut bien le reconnaître, plus apte au caviar qu’à la gauche).
Revenons aux orchestres ; la clique parisienne critique a commencé depuis longtemps à dire que l’Orchestre National de France était moins intéressant que le Philharmonique de Radio France et qu’ils ont le même répertoire etc…etc…Plein de mélomanes reproduisent à l’aveugle cette affirmation, à laquelle s’ajoute la critique quelquefois inculte et imbécile contre Daniele Gatti, mais par bonheur, il quitte la capitale du Monde pour celle de l’Edam et du Roll mops. Bon débarras.
Ce départ et ces polémiques sont évidemment l’occasion de grandes manœuvres et sans doute aussi pour les managers de Radio France de réfléchir à la situation en se débarrassant d’orchestres qui sont considérés comme un boulet coûteux plus que comme une chance. Dépeçons les orchestres, supprimons la Maîtrise et faisons de l’auditorium un aquarium plein de requins et de mollusques : on aura une belle métaphore de la vie culturelle parisienne.
Rappelons pour mémoire que dans les années 70, il y avait un troisième (!) orchestre à Radio France, l’Orchestre Lyrique, spécialisé dans les opéras rares en version de concert. Trois orchestres…une horreur…L’INA est plein de ces concerts dont personne ne pense à commercialiser le fonds. Dans une capitale dont l’Opéra National à l’époque venait d’accueillir dans son répertoire des pièces aussi rares que Le Nozze di Figaro (réservé à l’Opéra Comique auparavant), on peut penser que le répertoire des soirées de Radio France était large.
Déjà, cela coûtait cher. C’est bizarre d’ailleurs comme la culture coûte et pèse : on la glorifie à coup d’incantations et on la détricote au nom des coûts déraisonnables…Il est vrai que l’incantation ne coûte rien (“il en coûte peu de prescrire l’impossible quand on se dispense de le pratiquer” disait Rouseeau) et que ce ne sont pas les orchestres de Radio France qui feront descendre les gens dans la rue, d’autant que des gens bien intentionnés ne verraient pas d’un mauvais œil la disparition d’un orchestre. On va sans doute avoir à Paris pléthore de salles disponibles sans orchestre à y mettre dedans…
On a donc jadis fusionné l’orchestre Lyrique et le Philharmonique (Nouvel orchestre philharmonique de Radio France) avec pour mission d’être un orchestre lyrique, et un orchestre exploratoire d’autres répertoires etc…. Tout cela a fait long feu. J’ai beau scruter les programmes, rien de lyrique à l’horizon, ni de répertoire novateur ou élargi, à de très rares exceptions près.
On a laissé les directeurs musicaux et programmateurs proposer une programmation symphonique de plus en plus traditionnelle, qui devenait alors la photocopie du répertoire du National. La faute aux orchestres ? Non. La faute aux managers et aux chefs, qui au lieu de penser politique culturelle, ont pensé les uns à leur carrière, les autres au bling bling musical au lieu de penser mission culturelle.
Quand le Philharmonique jouait le Ring de Wagner avec Janowski, il était dans son rôle, quand il joue une intégrale Beethoven, il l’est déjà moins, à moins que cette intégrale ne soit l’occasion d’entendre une édition particulière, une formation différente que la formation habituelle etc…Education du public ? Diversification de l’offre ? Pornographie que cela, on vous dit.
On parle de guerre des chefs.
Ah ? depuis quand la gloire musicale à Paris est-elle un enjeu ? La clique parisienne pense que Paris est LA capitale de l’art et du bon goût. Ça lui permet de se penser importante et référentielle…C’est vrai pour l’architecture (mais voyez le sort de Nouvel à la Philharmonie..) c’est vrai pour l’art patrimonial, c’est vrai pour le théâtre patrimonial, mais ce n’est plus vrai pour l’art contemporain et très contemporain qui va ailleurs, sauf, et c’est un paradoxe, pour la musique contemporaine, grâce à l’action de Pierre Boulez (qui lui aussi a été l’objet de camarillas, voir la polémique pitoyable avec Michel Schneider jadis).

Pour la musique plus « classique » ou patrimoniale, Paris est une capitale somme toute assez médiocre, avec des orchestres corrects, mais moyens sur le marché international, tout simplement parce que la France, comme l’Italie, fournit des grands solistes, voire des grands chefs, mais que ses orchestres sont pleins d’individualités très douées pas toujours capables de jouer collectif. D’ailleurs, à Radio France, la programmation se limite peu ou prou à un concert hebdomadaire par orchestre, ce qui me paraît peu compatible avec la construction d’un travail très approfondi, même avec les meilleurs chefs. La diffusion, qui devrait être le souci premier d’un orchestre de radio, n’est pas assurée, sinon par les ondes spécialisées (France musique) et encore, et les tournées ont lieu essentiellement à l’étranger mais pas (ou très peu) en France, alors que c’est la collectivité nationale qui finance.
Ainsi, qui veut tuer son chien l’accuse de la rage.
On accuse les orchestres de coûter alors que les politiques menées au sommet dans cette maison ont abouti à des problèmes de public, des problèmes de répertoire et désormais des problèmes de diffusion et de finances. Où sont les incapables ?
Alors Mathieu Gallet dont la mission est de faire des économies et faire gagner de l’audience, le fameux « mieux avec moins » cher aux politiques incapables du mieux, mais garants du moins, est le pur produit de cette caste qui de diffusion musicale et d’acculturation du public se soucie en réalité comme d’une guigne.
On parle donc de guerre des chefs ou laisse entendre que l’un ou l’autre est responsable de la situation parce que certains éléments du milieu musical règlent leurs comptes, se placent, poussent des poulains. Alors que les chefs n’ont rien à voir dans la situation des orchestres aujourd’hui, bien plus liée aux organisations et aux politiques managériales qu’à la contingence.
En réalité, qui ferait la guerre pour conquérir Paris ? Paris est un marchepied pour chefs en ascension. C’est le cas de Jordan à l’Opéra qui ne va pas tarder à laisser la place à mon avis, pour aller vers des sommets plus germanophones. C’est aussi le cas de Gatti, qui laisse Paris pour Amsterdam, ce fut le cas de Barenboim jadis, qui fut lui aussi victime des cliques ou ce fut le cas de Bychkov. Mais aussi chez les managers, de Massimo Bogianckino à l’Opéra, victime avant même sa prise de fonction de polémiques, et bien sûr de Rolf Liebermann, quand il a restructuré l’Opéra et dans le sillon duquel Orchestre et Chœur de l’Opéra vivent encore.
Quant aux chefs prestigieux arrivés à Paris, comme Karajan pour l’Orchestre de Paris ou Solti pour celui de l’Opéra, ils étaient là pour (re) lancer les machines, et en sont repartis quand les machines tournaient.
Dans la musique classique, Paris n’est jamais un but, mais un moyen. Pour les orchestres internationaux, c’est évidemment un passage obligé (Paris sera toujours Paris) et l’ouverture de la Philharmonie est une aubaine (et là aussi, combien de polémiques et de contre vérités), Paris a désormais les structures, mais a-t-il la volonté ? Entre les coteries, les ignorances, le désintérêt de la puissance publique pour la musique classique, qui finance tant bien que mal, mais qui n’impulse rien, le manque d’idées et de dynamisme pour soutenir des institutions qui loin d’être un poids sont une chance et une opportunité, nous sommes bien mal partis pour diffuser la culture. Quant aux orchestres de Radio France, tout se passe comme si subrepticement on voulait faire croire que c’étaient des bouches inutiles dont personne ne veut ou pire, que la fusion annoncée n’était pas un mal, comme si la mort d’un orchestre n’était pas un terrible aveu d’échec. Manœuvres à l’image de ceux qui lancent ces bouchons…minables.[wpsr_facebook]

OPERA DI FIRENZE 2014-2015: MESSA DI REQUIEM de Giuseppe VERDI EN MÉMOIRE DE Claudio ABBADO le 8 FÉVRIER 2015, Orchestre et Choeur du MAGGIO MUSICALE FIORENTINO, Direction Daniele GATTI.

Claudio Abbado © Marco Caselli Nirmal
Claudio Abbado © Marco Caselli Nirmal

Cela fait plus d’un an que Claudio Abbado n’est plus, et plus le temps avance et nous éloigne de ce fatal 20 janvier 2014,  plus l’absence est difficile à supporter, plus sa présence est forte en moi, avec des souvenirs qui surgissent dans les lieux où il fut, aux concerts où l’on donne des œuvres qu’il a dirigées…
Et ce dernier mouvement de la 3ème de Mahler qui ne cesse de me poursuivre.

Le fait aussi de rencontrer des amis frappés comme moi, d’échanger, m’a fait sentir une « appartenance » presque familiale à un cercle avec qui j’ai vécu concerts et déplacements, que je retrouvais à dates fixes, comme des rituels qui pouvaient aussi m’agacer et qui aujourd’hui sonnent comme des évocations de l’Eden musical. Tout prend valeur et forme avec le temps, loin de s’atténuer, l’éloignement et le temps ravivent. Merci Proust.

Déjà il y a quinze jours à Ferrare les larmes avaient coulé, les lieux portaient encore trop son ombre.
À Florence, le lieu n’a rien à voir : l’Opéra de Florence où le concert a eu lieu est neuf et les souvenirs de Claudio sont liés au vieux Teatro Comunale où il a dirigé en mai 2013 (presque deux ans déjà !) son dernier concert florentin.

Mais tout de même, il a eu le temps de diriger dans l’Opéra encore inachevé une Neuvième de Mahler inaugurale en décembre 2011 et devait clôturer l’année Verdi par un Requiem qu’il n’aura pu faire.
Le dernier Requiem de Claudio Abbado, ce fut à Berlin en janvier 2001, il était encore très marqué par la maladie; il y en eut un enregistrement live qu’il n’aimait pas  (vu la grimace qu’il fit un jour en signant devant moi le coffret) : il y avait eu des problèmes au concert qu’il dut reprendre le même soir quasiment intégralement alors qu’il était visiblement épuisé après que les spectateurs furent sortis. Les chanteurs (à part Daniela Barcellona), mieux vaut les oublier…
Mais il y avait eu un Salva me (du Rex tremendae) qui était un de ces instants suspendus dont il avait le secret et qui nous avait tant frappé, vu les mois qui avaient précédé. Et en entendant le Salva me cet après midi, l’émotion étreignait.

Ce dimanche, c’était une Messa di Requiem un peu particulière : l’intendant du théâtre est venu demander au public de ne pas applaudir à la fin.
Daniele Gatti à la dernière mesure a imposé un long silence, puis les solistes et l’orchestre se sont levés, puis le public ; et tous sommes rentrés en nous-mêmes pour un moment de silence, et aussi de larmes, vu les yeux rougis de nombreux amis.

Quelques applaudissements timides et le hurlement enthousiaste d’un auditeur à l’adresse du maestro ont un peu troublé la sortie ordonnée du public, pour nous rappeler que nous avions entendu aussi de la bien belle musique.

Car musique il y a eu, qui a commencé par l’annonce que la soprano Fiorenza Cedolins était souffrante et qu’elle était remplacée par Carmela Remigio, arrivée le matin même. C’était une bonne nouvelle.
Non que je veuille du mal à Madame Cedolins, mais Carmela Remigio est la seule du quatuor à avoir chanté avec Abbado, à avoir débuté avec Abbado à Ferrare dans Mozart (notamment Don Giovanni et Cosi’ fan tutte) sa présence ajoutait encore à l’émotion.
Ni le chœur ni l’orchestre du Maggio Musicale Fiorentino ne comptent parmi les phalanges d’exception. Elles sont de bon niveau, et elles portent une histoire brillante, ce qui est important. Et comme tout orchestre d’opéra en Italie, ces phalanges ont le Requiem de Verdi dans leur ADN. A part quelques scories (dans le Tuba mirum notamment) choeur et orchestre ont donné une très belle preuve ce dimanche.
Daniele Gatti, appelé à diriger en un moment où il est surchargé de concerts et où il prépare une longue tournée Brahms avec le Philharmonique de Vienne, a eu peu de temps pour répéter, mais la longue fréquentation de l’œuvre a fait le reste.
Une lecture approfondie, un Verdi plutôt mystique qu’extérieur, plutôt concentré, plus tragique peut-être que lors d’autres concerts mais sans emphase aucune. Les coups de caisse lors du Dies Irae sonnaient secs et énormes, non sans rappeler certain coup de marteau mahlérien…

La Messa di Requiem à Florence ©Simone Donati
La Messa di Requiem à Florence ©Simone Donati

Le Verdi de Gatti est marqué par la volonté de fouiller le texte, d’en exalter le raffinement: lorsque les violons sont allégés, ils le sont à l’extrême, lorsque les bois sont isolés, ils sonnent secs et clairs, lorsque les cuivres sont mis en valeur, sans le côté spectaculaire et quelquefois m’as-tu vu des cuivres dispersés dans la salle, ils sont impressionnants, à mon avis plus impressionnants que lorsqu’ils sont distribués spatialement.
Pas d’effets de manche, pas de gesticulations, pas de spectacle : Daniele Gatti n’est pas un chef qui se laisse lire facilement au geste. Il dirige ce Requiem  aujourd’hui sans baguette, comme s’il prenait le son à pleines mains, demandant de la souplesse et insistant à chaque moment pour que le son soit plus retenu ou plus modulé.
Cela pour ménager des contrastes très nets. Il est clair qu’il tenait aujourd’hui à la fois à exalter les finesses de la partition, et en même temps en faire ressortir à la fois les aspects les plus tragiques et les plus intérieurs.
On lui reproche souvent ruptures de tempo, contrastes trop marqués. Il crée plutôt ici deux espaces qui se heurtent et qui s’imbriquent en même temps, un espace lyrique d’un raffinement inouï et un espace tragique suffoquant. Toujours soucieux d’aller chercher les détails signifiants tapis au fond de la partition qui vont étonner ou marquer, il soigne en même temps les effets de contrastes voulus par un Verdi qui décidément, refuse de se soumettre au diktat de la mort et du destin. Il y a de la révolte et donc une vie intense dans cette œuvre, un refus de s’installer dans tout ce que le Requiem pourrait avoir de formellement conventionnel : respirations, élégie, lyrisme et jamais étouffement. Il y a tout cela dans le travail de Daniele Gatti, un travail sur la profondeur, sur le sens, qui ne sacrifie jamais, à aucun niveau, à la facilité des effets dans une œuvre qu’il est aisé de rendre caléïdoscopique. Rien d’un gothique flamboyant, mais tout d’un gothique franciscain : tout en élévation.

À la Scala en octobre dernier, Riccardo Chailly dans le Requiem hommage que la Scala avait rendu à Abbado (une belle soirée d’ailleurs), les voix étaient Ildebrando d’Arcangelo (Italien), Matthew Polenzani (USA) remplaçant l’allemand Jonas Kaufmann, Elina Garanca (Lithuanie) Anja Harteros (Allemande). Un vrai casting pour scène internationale, pour une Scala qui en profitait pour montrer son statut dans une opération d’hommage et de communication.
Ici, il y a le choix, voulu à mon avis, d’un quatuor italien, d’une part parce qu’il y a les voix pour, ensuite parce que le Mai Musical Florentin a souvent défendu l’excellence dans l’italianità, enfin pour marquer un sentiment d’appartenance presque identitaire : Abbado fut un chef unique pour Verdi, qu’il ressentait de manière très intérieure, presque charnellement, comme seuls les italiens peuvent l’éprouver et qui a moins à voir avec l’art ou la musique, mais plutôt avec quelque chose qui touche au moi profond qu’un non-italien ne peut sentir avec cette intensité.  Retour à nous-mêmes, retour en nous-mêmes.
Carmela Remigio remplaçait Fiorenza Cedolins. Comme je l’ai signalé, c’est la seule à avoir chanté avec Abbado, à ses début à Ferrare et dans des rôles mozartiens. Sans aucun doute la voix est petite pour la partie, mais quand il y a une vraie technique qui soutient, il n’y aucun problème. Après quelques hésitations au départ, la voix s’affirme : claire, cristalline, parfaitement posée, sensible, et sans maniérismes aucun : des accents, de l’intensité, mais aussi une belle rigueur: un remplacement certes, mais sa vraie place ; Veronica Simeoni est la mezzo italienne qui monte, notamment dans le répertoire belcantiste et rossinien, c’est une belle voix de mezzo puissante, chaude, douée d’un très beau timbre. Il lui manque peut-être encore un peu d’expérience pour aller plus profond dans la couleur, de manière plus fouillée dans l’expression, mais c’était une jolie preuve que l’avenir est assuré. Riccardo Zanellato dans la partie de basse fait son métier avec constance et honnêteté . Mais c’est un métier…seulement un métier…je suis toujours un peu réservé sur l’impegno, l’engagement de ce chanteur, et la voix manque quelque fois d’éclat.
Et Francesco Meli a donné une fois de plus la preuve qu’enfin l’Italie a retrouvé un ténor. Dès le Kyrie, il lance un « Kyrie Eleison » parfaitement contrôlé et homogène dans le crescendo, qui marque sa différence…Dans l’Ingemisco, il montre un art de l’émission stupéfiant, sans effort apparent, presque un souffle dans les lèvres : quelle merveille ! rarement respiration fut si maîtrisée et contrôlée. Sans parler de l’Offertorium où sa science du phrasé donne au son une rondeur et un éclat rares. Une prestation qui à certains moments à touché au sublime par l’incroyable technique et la pureté de timbre, mais aussi par l’interprétation et le poids donné aux mots….Ce que l’intelligence peut faire…
Le chœur du Maggio Musicale Fiorentino a offert un exemple d’engagement et d’éclat, et de maîtrise du langage verdien ainsi que l’orchestre au son particulièrement chaud et suivant parfaitement les indications de Daniele Gatti en matière de phrasé, et de ductilité et souplesse.
Au total un moment incontestablement fort, qui fait honneur aux forces florentines, et surtout qui fait honneur par la musique au maître qu’on célébrait sous le beau soleil toscan.
Au moins, ce soir, on a fait de la musique ensemble, et ça, je suis sûr qu’il aurait aimé.[wpsr_facebook]

La Messa di Requiem a Firenze ©Simone Donati
La Messa di Requiem à Florence ©Simone Donati

TEATRO COMUNALE CLAUDIO ABBADO – FERRARA 2014-2015: Daniele GATTI DIRIGE LE MAHLER CHAMBER ORCHESTRA LE 26 JANVIER 2015 (BEETHOVEN, SYMPHONIES N°1, 2, 5)

Ferrara, 26 janvier 2014
Ferrara, 26 janvier 2014

Ferrare…un des joyaux de l’Émilie où pendant des années, dans le joli théâtre qui porte aujourd’hui son nom, Claudio Abbado a accumulé concerts et opéras : Don Giovanni (Terfel Keenlyside), Cosi’ fan tutte, Nozze di Figaro, Simon Boccanegra, Viaggio a Reims, entre autres et puis des concerts à n’en plus finir, dont un concerto n°3 de Beethoven (d’ailleurs enregistré) anthologique avec Martha Argerich. Aller à Ferrare était une habitude, avec après la représentation le repas chez Settimo, où se retrouvaient artistes et spectateurs. C’est là qu’a grandi le Mahler Chamber Orchestra, là où il est encore en résidence, là où ce soir, en hommage au grand disparu, le MCO va donner un programme Beethoven dirigé par Daniele Gatti.
Alors j’y suis retourné : je ne pouvais assister à tous les concerts de Claudio et donc n’étais pas venu à Ferrare depuis longtemps ; la cité est une de ces villes immuables, cette fois merveilleusement éclairée par un froid soleil d’hiver. On y retrouve ses marques très vite, d’autant que beaucoup d’Abbadiani ont décidé de faire le voyage et c’est avec une joie mêlée de douleur que nous nous sommes tous retrouvés pour la journée ferraraise traditionnelle, matin répétition (en principe pour les jeunes), soir concert, et entre les deux promenades dans mes endroits préférés (Piazza Ariostea e dintorni) à la recherche des impressions indélébiles des premières pages du Giardino dei Finzi Contini de Giorgio Bassani.
Le Mahler Chamber Orchestra est vraiment une merveilleuse phalange, dont on sait qu’il constitue les tutti du Lucerne Festival Orchestra. Sa fondation, qui remonte à 1997, a été motivée par le désir de musiciens issus du Gustav Mahler Jugendorchester atteints par la limite d’âge de continuer à jouer ensemble. Soutenus par Claudio Abbado avec qui ils entretenaient un lien très fort, puisqu’ils avaient souvent travaillé avec lui dans le cadre de GMJO, ils ont donc fondé cet orchestre, qui bien sûr s’est profondément renouvelé ces dernières années, avec deux éléments importants à souligner :

  • il y a encore des solistes de la formation originale, ou entrés peu après la fondation, comme la flûtiste Chiara Tonelli le violoncelliste Philipp von Steinhaecker, Jaan Bossier (clarinette) Annette zu Castell ou Michiel Commandeur (violon) qui donnent évidemment un esprit particulier à la formation
  • les membres entrés dans l’orchestre postérieurement font encore partie de la jeune génération : ce qui frappe donc dans cet orchestre, c’est, outre sa qualité, sa jeunesse et son engagement.

C’est un orchestre irrésistiblement sympathique, qu’on a suivi parce qu’il était lié à Claudio Abbado (c’est lui notamment qui était la formation du Don Giovanni d’Aix dirigé alternativement par Claudio Abbado et Daniel Harding, et il fut en résidence à Aix pendant toute la période Lissner).
La résidence à Ferrare est la résidence d’origine, liée à Ferrara Musica, qui a donné un cadre aux concerts et opéras qu’Abbado et le Mahler Chamber Orchestra ont offert à la cité jusqu’aux années 2000. Un orchestre fondé et modelé par Abbado, habitué à “zusammenmusizieren”, c’est une phalange par force particulière.

Bien des amis n’ont pu rester pendant toute la répétition, tant l’image de Claudio dans cette salle avec cet orchestre, les poursuivait. Et je dois confesser que plusieurs fois, les larmes sont venus irriguer cette journée particulière. Claudio nous manque, me manque terriblement, comme une béance dans l’ordonnancement de ma vie.
Mais nous sommes là pour témoigner que la vie continue, et avec elle la musique.
Le Mahler Chamber Orchestra commençait à Ferrare une mini tournée qui va porter ce programme (Beethoven Symphonies 1, 2, 5) ensuite à Turin, Pavie, Crémone. Une tournée « Plaine du Pô » en quelque sorte qui se poursuivra au printemps à Turin et Reggio Emilia, mais avec deux autres symphonies, la 4 et la 3.
Avec un tel programme, Gatti oppose d’une part les deux premières symphonies, encore marquées par les formes et la tradition classique de Haydn, et avec la Cinquième, symbole mondial de l’identité beethovenienne. Car c’est bien la question de l’identité beethovénienne qui nous est ici posée, à travers une lecture surprenante et passionnante.
D’autant plus surprenante que la répétition du matin avait permis de comprendre une certaine volonté de Gatti de travailler avec la précision d’un artisan le tissu orchestral. D’abord, une exécution de la symphonie entière, puis une relecture particulièrement attentive de certains moments, avec indications y compris techniques, mais tendant pour l’essentiel à demander aux musiciens une plus grande souplesse, une plus grande douceur là où les attaques semblaient brutales. Le travail s’est effectué beaucoup plus sur certaines phrases habituellement « masquées » par rapport à la mélodie principale, dans l’épaisseur du texte musical, ce qui permettait à l’auditeur de prendre des repères inhabituels. Mais, au moins sur les deux premières symphonies, l’exécution ne semblait pas s’éloigner de manière trop marquée d’un classicisme qui semblait bien cohérent avec un Beethoven encore marqué par le XVIIIème et Haydn (les deux symphonies remontent à 1800-1803), plus claire était l’exécution de la 5ème où chacun semblait plus « libéré » et le rythme plus marqué. Ainsi des symphonies initiales à celle qui sans doute n’est pas étrangère à l’adjectif beethovénien dont on qualifie une musique à la fois héroïque et généreuse, il y a habituellement une distance. Beethoven n’est pas tout à fait lui-même dans les deux premières et il l’est pleinement dans la cinquième.

C’est cette idée reçue, ce locus communis qui circule chez les mélomanes qui a été par Daniele Gatti littéralement taillé en pièces dans l’exécution d’un concert qui n’avait plus rien à voir avec ce qui avait été perçu le matin en répétition.
Où étaient les exécutions maîtrisées mais prudentes du matin ?
Gatti nous indique un chemin non tourné vers les influences, vers le passé, mais un Beethoven du risque, de la jeunesse, de l’énergie inépuisable, un Beethoven tourné vers le futur, voire un futur lointain. Il nous dit en somme « chers auditeurs, Beethoven est déjà lui-même dès la Symphonie n°1, totalement, pleinement, et je vais vous le faire entendre ». De fait il y a une cohérence totale entre les trois symphonies entendues, au niveau du style, des tempos, de l’épaisseur, des surprises contenues dans ce qu’il nous indique et que quelquefois, nous n’avions jamais entendu. Le travail du matin éclairait le concert: impossible de croire ou de penser qu’il y’a de la lourdeur et de la brutalité comme on l’entend dans les travées des salles parisiennes. Il faut se plonger résolument dans l’écoute, dans l’apaiser et jamais ne se contenter de la surface, de la forme, de l’habitude.
Rien de lourd, mais la puissance, oui la puissance qui s’exprimerait dans un marbre grec vu de loin, mais dont les moindres détails vu de très près reproduiraient une réalité raffinée et idéalisée. Comment peut-on concilier une telle énergie, une telle puissance et en même temps un tel raffinement ?
Il est vrai qu’il y a un orchestre qui sait écouter et s’écouter, qui comprend le moindre geste du chef, qui en répétition n’hésitait pas esquisser les gestes techniques de l’instrument, un orchestre qui perçoit les nuances voulues au vol et dont le son reste malgré tout équilibré, jamais trop fort et surtout jamais violent.
Ce son est pour les trois symphonies, une force qui va, qui avance, qui surprend, une approche pleine d’optimisme, de jeunesse et de vigueur.
J’avais l’habitude d’une première symphonie plus ronde, plus apaisée, et ici dès l’accord initial au bois, il y a une sorte de brutalité qui n’est pas celle de la brute, mais de l’enfant, de l’adolescent vigoureux plein de sève, et aussi plein de tendresse, parce que la réponse des violons qui suit immédiatement est légère, souple, je dirais presque dansante, et surtout joyeuse, d’une joie qui caractérise la jeunesse. Et l’ensemble a un rythme toujours soutenu, un tempo vigoureux, mais sans jamais donner une impression de rapidité. Rien de compact et de lourd dans cet ensemble, car si l’interprétation est marquée, si il y a des ruptures, elles portent aussi en écho un travail approfondi sur le tissu orchestral, il y a toujours un jeu entre l’apparente brutalité de certains moments, et l’extrême attention par ailleurs aux sons retenus, aux silences, à ces moments subtils où la musique sort du silence, ce passage au quelque chose plutôt que rien, ou bien des transitions avec des rubatos surprenants (notamment dans la cinquième , dont le quatrième mouvement est fascinant de virtuosité acrobatique) .

Si la Symphonie n°1 diffuse d’abord une joie profonde et explosive en même temps, une sorte de bouillonnement optimiste, la symphonie n°2, que j’avais moins aimé en répétition, composée pourtant à un moment difficile pour Beethoven, où il va même jusqu’à songer au suicide est ici vraiment étonnante. C’est une symphonie à mon avis difficile à interpréter, joie, sérénité, sans doute, mais aucun interprète ne peut ignorer l’époque de sa composition et la crise personnelle vécue par Beethoven, il faut donc à la fois donner cette joie, tout en faisant entendre une autre musique.
Gatti garde ce qui faisait de la première symphonie une explosion vitale, car même si Beethoven écrit sa symphonie n°2 à un moment difficile, elle a aussi par ce qu’elle exprime une fonction apotropaïque, son écriture même est une manière de repousser les papillons noirs. Gatti garde donc cette énergie vitale, cette soif de vie qu’on lit dans les crescendos (au premier mouvement) pour retourner ensuite à une tendresse qui s’exprime par la légèreté des cordes, souvent effleurées, comme une petite musique en écho à des bois ou des cuivres plus présents, . On sent ces systèmes d’échos complexes dès les premières mesures de la symphonie qui nous promène entre douceur et tendresse extrême, entre délicatesse et raffinement et une « brutalité » qui ne semble que l’habillage de la pudeur. La justesse de ton du deuxième mouvement est à ce titre phénoménale .
On essaie toujours de rapprocher ce qu’on entend de ce qu’on a entendu, on pense à Klemperer, on pense aussi à Harnoncourt à cause de la clarté et des contrastes, mais aussi de la respiration, on entend aussi souvent un raffinement et une élégance presque abbadiennes. Le lecteur mal avisé dirait « Oui, tout et le contraire de tout !». C’est bien pour moi la preuve que Daniele Gatti construit un travail sur le texte musical profondément pensé et donc profondément original. Il y a là derrière à la fois une grande sensibilité, et une pensée profonde qui ne peut se rattacher à une école ou à d’autres chefs de manière si évidente. Gatti estime qu’il ne vaut pas la peine de faire de la musique si l’on sert au public ce qu’il connaît déjà : il préfère l’emmener ailleurs et il y réussit : il y a bien longtemps que je n’avais ainsi saisi par Beethoven (depuis Rome avec Abbado peut-être ?), et notamment ce Beethoven là.
Car ce Beethoven là est ailleurs. Et c’est une merveilleuse surprise.
La Cinquième, si rebattue sonne autre. Elle sonne l’énergie et la vitalité comme les deux autres, mais là, chaque mouvement force l’auditeur à l’arrêt ou le contraint à redoubler d’attention. Ici, un rythme effréné, là un hiératisme qui isole les sons .Je me souviendrai longtemps de ce deuxième mouvement où les bois sont tellement singuliers qu’on dirait presque une des six pièces de Webern, tellement au milieu de ce mouvement si solennel, cet îlot de sons perlés, ces gouttes sonores frappent et changent complètement l’écoute, sans parler de ce troisième où se lit une volonté d’alléger au maximum par des pianissimi complètement éthérés et qui se termine par cette couleur à la fois mélancolique et pastorale bien proche de l’ambiance de la sixième, comme un retour en soi, avant l’explosif dernier mouvement où les capacités techniques de l’orchestre sont mise à l’épreuve par la virtuosité demandée et le rythme étourdissant, mais où il en sort une impression de largeur, de respiration, un grand lyrisme qui serait en même temps au bord de l’épopée, mais seulement au bord. Le cœur battait, de joie communicative, de surprise d’être surpris par ce Beethoven-là.
Gatti saisit là l’extraordinaire optimisme beethovenien, il s’agit d’une lecture positive, tournée vers le futur, mais en même temps contrastée : Gatti ne donne pas de direction résolue, il montre la complexité d’une écriture et d’un discours : ici s’invente une syntaxe nouvelle, où chaque articulation est à la fois claire et affirmée, mais contrebalancée par une petite musique qui nuance, qui atténue, qui emmène ailleurs, une syntaxe qui contraint à une écoute tendue. Et son geste précis sans être large ni démonstratif se concentre sur les nuances,  par une main gauche et un visage à la fois très expressifs et mobiles. Il n’est pas de ces chefs qui se désarticulent dont se moquait Haitink dans une de ses master class à Lucerne, ni une bête de spectacle : il y a là une volonté de concentration et de sérieux, malgré la joie et le sourire qui ce soir là, ne cessaient d’éclairer son visage.

Daniele Gatti est revenu sur scène pour un « Grazie Claudio, per questo gioiello !» en montrant l’orchestre (merci, Claudio de ce joyau !).
Je serais venu de toute manière à Ferrare pour la mémoire de Claudio Abbado et pour l’un de ses (et de mes) orchestres favoris. L’hommage fut d’autant plus senti que ce que nous avons entendu était magistral, l’un des meilleurs Beethoven entendus ces dernières années. Quel plus grand hommage à Claudio qu’un pareil moment, commencé dans l’émotion du souvenir le matin et fini dans la joie de la musique et donc dans la joie de la vie. Les abbadiens présents n’oublieront pas.[wpsr_facebook]

Ferrare 26 janvier 2015
Ferrare 26 janvier 2015

CONCERTGEBOUW AMSTERDAM 2014-2015: ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI (Gustav MAHLER SYMPHONIE N°3, soliste Christianne STOTIJN)

Concertgebouw, 16 janvier 2015
Concertgebouw, 16 janvier 2015

Aussi étonnant que cela puisse paraître, je pénétrais en ce 16 janvier pour la première fois au Concertgebouw d’Amsterdam. D’une part, j’ai souvent entendu l’orchestre du Concertgebouw à Lucerne, quasiment systématiquement, à Paris ou même à Berlin. Ensuite, lorsque je me rendais à Amsterdam pour un opéra, il y avait rarement coïncidence d’agenda avec des concerts stimulants, enfin, ma vie « symphonique » a été souvent dictée par les programmes des orchestres dirigés par Abbado, qui n’est que rarement passé à Amsterdam sinon à l’occasion de tournées.

Grave erreur de ma part car entendre un orchestre dans sa salle est toujours fondateur. Il y a une relation profonde entre le son d’un orchestre et la salle dans laquelle il joue habituellement ; on peut ainsi parier que l’installation de l’Orchestre de Paris à la Philharmonie va déterminer l’évolution artistique et sonore de cette formation.
Et chaque salle a ses rituels et son public.

Au Concertgebouw, évidemment, les corridors respirent la tradition : portraits, bustes, architecture néoclassique XIXème avec ses colonnes et ses pilastres. Même si les accès publics (entrée) ont été modernisés, l’essentiel des espaces est un bel écrin de tradition, préparatoire à l’audition. Le public néerlandais est très détendu, jamais guindé (je l’avais déjà noté à l’opéra), très convivial, d’autant qu’au Concertgebouw, la plupart des boissons  sont offertes (à l’exclusion du Champagne), ce qui renforce la convivialité puisque le public est dispersé dans les sept bars installés autour de la salle.
Une salle en « boite à chaussures » d’une grande simplicité, très peu décorée, avec un podium pour l’orchestre nettement plus élevé que la moyenne, très inspirée des églises « musicales » (on pense en plus vaste à l’église de la Carità à Venise). Le public se divise en parterre,  balcon latéral et central, et derrière l’orchestre de chaque côté de l’orgue qui ressemble par sa monumentalité et sa facture à un orgue d’église. Le volume est voisin de celui du Musikverein de Vienne.
À noter pour finir le rituel de l’arrivée du chef dont la loge se situe au premier étage, parfaitement accessible au public. Une porte monumentale à deux battants s’ouvre et le chef descend l’escalier vers l’orchestre sous les applaudissements du public. Spectaculaire.
Je savais que l’acoustique de la salle était réputée comme l’une des meilleures sinon la meilleure du monde : un son très chaleureux, mais pas vraiment réverbérant, une incroyable transparence : on entend tous les pupitres qui jamais ne s’étouffent les uns les autres, notamment les bois qui par leur position pourraient couvrir les cordes et ce qui frappe surtout, c’est un volume qui jamais n’écrase. Certes, les choix du chef y contribuent aussi, mais l’écoute d’un concert le lendemain avec un autre chef et une autre phalange a confirmé bien des impressions. En bref, on se sent immédiatement bien au Concertgebouw, et ce n’est pas un détail lorsqu’on va écouter de la musique, et cette musique, si familière au lieu, à l’orchestre, au public.

On a coutume de classer les symphonies de Mahler en symphonies positives et « optimistes » jusqu’à la 5ème, puis plus sombres à partir de la 6ème . Même si la 8ème est à part, une sorte d’hapax inclassable.
La troisième devrait donc être une symphonie de l’espérance. Pourtant bien des moments font entendre quelque chose d’assez différent, mélancolique peut-être, quelquefois même funèbre : on y entend les premiers accords de la marche funèbre de Siegfried dans le Crépuscule des Dieux, la harpe du 4ème mouvement sonne presque comme un glas, juste avant le O Mensch. En tous cas, on pense souvent à la 9ème .
C’est en tous cas la plus monumentale, 1H50 à peu près dans l’interprétation de Daniele Gatti, avec un premier mouvement de plus de 35 minutes, qui amène quelquefois à une pause entre le premier et les 5 autres.
Après la symphonie “Résurrection” et son élévation finale, la Troisième était prévue par Mahler comme une symphonie à programme, retraçant les diverses étapes de la Création, avec un premier mouvement, très long et très développé.
Les titres attribués par Mahler ont évolué tout au long du processus de composition, et Mahler y a finalement renoncé, mais les citer permet de clarifier le propos.

Première partie:

– « Kräftig » (fort), « Entschieden » (décidé) « Der Sommer marschiert ein » (l’été fait son entrée).

La seconde partie, divisée en cinq mouvements se décompose comme suit :

– Tempo di minuetto, sehr mässig (très mesuré)(was mir di Blumen auf der Wiese erzählen)(ce que les fleurs des prés me racontent)
– Comodo, scherzando, Ohne Hast (sans hâte) (was mir die Tiere im Walde erzählen)(ce que me racontent les animaux de la forêt)
– Sehr langsam (très lent), Misterioso, Durchaus ppp (assez ppp, soit pianississimo…) « O Mensch, gib acht » (O homme, prends garde) (was mir di Nacht erzählt)(ce que la nuit me raconte)
– Lustig im Tempo und keck im Ausdruck (joyeux dans le tempo et guilleret dans l’expression)« Es sungen drei Engel » (il y avait trois anges qui chantaient..)
Was mir die Morgenglocken erzählen (Ce que les cloches du matin me racontent)
– Langsam, Ruhevoll, Empfunden (Lent, plein de paix, sincère) (Was mir die Liebe erzählt)(Ce que l’amour me raconte).

L’entrée de l’été, au premier mouvement qui devait s’appeler initialement « l’éveil de Pan » renvoie immédiatement à une nature antique une Ur-Natur, à cette nature décrite par Hugo dans Ce que dit la Bouche d’Ombre dans Les Contemplations :

Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi
 Tout parle ?
Écoute bien. C’est que vents, ondes, flammes
Arbres, roseaux, rochers, tout vit ! Tout est plein d’âmes. ….

Pour ressentir ce que nous dit la Troisième de Mahler, il faut avoir en tête ce merveilleux Tout est plein d’âmes de Hugo, dans un texte prophétique. Si Hugo emploie le verbe dire, Mahler va utiliser dans son programme le verbe erzählen raconter, plus serein, presque plus familier ou chaleureux que le dire de Hugo mais l’expression syntaxique was…erzählen est exactement la même que celle employée par Hugo, à la différence essentielle que Mahler dit mir, à moi. Il y installe une relation assez romantique entre le Moi et la nature, en une sorte d’engagement personnel ou même de dialogue, comme si l’art naissait de ce dialogue et de cette intimité.
C’est une nature à la fois frémissante et vivante, inquiétante et sombre, joyeuse et guillerette qu’il faut raconter. Mahler lui-même disait que sa symphonie n’était qu’un « Naturlaut », qu’un son de la nature. Une nature puissante dans ses expressions et ses variations, cette nature antique où tout parle, où tout vit, une nature animiste, assez proche dans son intention (mais évidemment pas sa réalisation) de ce que voulait exprimer Stravinski dans le Sacre du Printemps. Il y a quelque chose de profondément sacré et profondément païen dans cette démarche : comment sinon justifier la référence à Nietzsche ? L’œuvre de Nietzsche dit quelque chose de puissant, presque épique, que reprend d’ailleurs dans notre langue l’adjectif nietzschéen.

Cette puissance, c’est ce que Daniele Gatti communique tout au long de cette Troisième. Et notamment dans les premières mesures du premier mouvement, sorte de réveil de la nature à la fois solennel et imposant, voire inquiétant. Le son est appuyé, les silences marqués, une marche, certes, mais peut-être plus une manifestation d’énergie motrice comme l’écrit Henry-Louis de la Grange. Une puissance qui se marque d’abord par un souci de l’équilibre sonore, évidemment renforcé par l’acoustique exceptionnelle de la salle où se déploie cette symphonie initiale de cuivres sans jamais être éclatante, mais au contraire assez sombre, presque rude. Jamais, même aux moments les plus intenses au son le plus volumineux, il y a d’éclat démonstratif. Chaque pupitre est à sa place, la valorisation de tel ou tel répond à des intentions de discours et non de spectacle. Il y a un refus du spectaculaire et un souci de concentration patent dès le premier mouvement . On le sent aussi dès l’apparition du second thème, plus bucolique, plus printanier, on passe du minéral au végétal, de la sourde inquiétude au sourire et à l’apaisement. Daniele Gatti laisse l’instrument (ici les cordes et les bois) se développer presque librement, sans jamais appuyer, les transitions en ce début de symphonie sont marquées par des silences mais il se crée un dialogue entre les cuivres imposants du début et la légèreté des bois, par delà le contraste. Le son s’atténue jusqu’à l’imperceptible, mais il y a continuité. Ce souci de « naturel » évidemment marque le refus de tout pathos, qui consisterait à être complaisant pour faire sonner l’orchestre, pour souligner les virtuosités, pour exalter des compétences individuelles, pour exalter le son. Il n’y a ici aucune exaltation sonore, aucune ivresse, il y a presque une « Sachlichkeit » (objectivité) initiale qui nous donne la musique « telle quelle» avec ses ruptures, ses grandeurs et même ses vulgarités volontaires. C’est le roman (ou l’histoire ? le récit ?) picaresque de la naissance de la Nature. Et cette volonté très forte de jouer la musique dans son état le plus « naturel » presque sans intervention (en réalité le souci du contrôle du son et des volumes est bien réel, voir millimétré : donner l’impression de naturel c’est beaucoup de travail et de précision ) conduit au final étourdissant de ce premier mouvement (35 minutes environ), par un tempo qui s’accélère en tourbillon, et en même temps parfaitement maîtrisé qui conduit un spectateur à ne pas réussir à réprimer un « bravo », tellement la tension qui est créée est grande, elle se perçoit à la manière dont la salle « souffle » après ce prodigieux moment.
Cette impression de naturel se confirme au deuxième mouvement, qui contraste avec le premier tant il est homogène dans l’Idylle. Bois et cordes se prennent mutuellement la parole (il commence par un solo de hautbois) dans une sorte de légèreté (notamment quand le rythme s’accélère de manière un peu plus tourbillonnante). Gatti soigne particulièrement la clarté du rendu et la fluidité. L’orchestre est totalement transparent, et les éléments se succèdent en un fil continu sans que rien ne vienne briser l’harmonie, même si çà et là quelques éléments plus vigoureux voire un peu plus sombres viennent s’y greffer. Les équilibres entre les bois et les cordes, quelquefois si difficiles à établir, sont ici impeccablement mis en place pour souligner cette volonté décidément très appuyée de rendre une totalité d’où aucun pupitre ne sortirait du rang, mais où tous seraient au service d’une ambiance voire d’un discours: le dialogue entre flûte et violon, le soin mis aux atténuations sonores, font parler l’orchestre en état de grâce : il y a là un discours qui nous apaise, une évocation aux rythmes dansants, aux ralentis qui créent une sorte de douce accoutumance renforcés par les notes finales de ce mouvement, presque suspendues, filées, évanescentes.
Le long scherzo ne rompt pas avec ce qui précède, il le développe en une sorte de fête de sons divers évoquant la forêt et les animaux,  une forêt non mystérieuse et sombre, mais plutôt lumineuse, plutôt vivace, et des évocations animales plutôt souriantes. L’univers dessiné est presque ici un kaléidoscope sonore, optimiste, comme un surgissement continu qui évoque le monde de l’enfance (oserais-je presque dire “un monde à la Walt Disney”), une sorte de forêt pleine des animaux de l’enfance, et donc à la fois rassurante, mais bientôt un peu nostalgique, comme le souligne l’intervention du cor de postillon, élément étrange ou étranger dans ce monde rassurant. Le cor de postillon est absolument parfait (à Berlin lors de la III de Dudamel on en était loin), son intervention s’enchaîne naturellement, avec une fluidité voulue d’un discours continu à peine décalé qui donne une touche d’étrangeté, sans que l’auditeur ne s’arrête. Chez Abbado je m’en souviens à Lucerne l’enchaînement orchestre/cor de postillon créait une sorte de choc émotionnel d’autant que le choix était celui d’un son vraiment lointain. Ici, le son est clair, à peine voilé, lointain mais pas trop et l’effet est émouvant mais pour d’autres raisons, dans « ce je ne sais quoi et presque rien » qui vient de la nature de l’instrument même. Gatti laisse la musique aller, de manière presque linéaire et une fois de plus soigne les transitions, ici par d’imperceptibles silences entre les différents moments : on comprend qu’à travers le cor de postillon s’annonce l’homme, pendant qu’après un silence la ronde des animaux de la forêt continue insouciante. C’est un moment d’une très grande intensité, malgré l’impression de quiétude. Et je pense que Gatti pour créer l’intensité, veut préserver à l’ensemble une très grande simplicité qui éclaire l’écoute. À noter une citation presque in extenso d’une phrase de la scène finale de Lodoiska de Cherubini, qui est aussi un retour à la nature après le trouble.
Schönberg admirait ce solo de Posthorn à qui il prêtait une sérénité grecque, qui va contraster avec l’appel final plus inquiétant (qui rappelle par certains échos la symphonie Résurrection) plus tourbillonnant (tout comme le numéro précédent) presque brutal de ce scherzo complexe.

La harpe a dû à ce moment être totalement réaccordée car elle était presque ¼ de ton au dessus, ce qui a amené évidemment l’auditeur à se concentrer sur l’instrument, dès le début du quatrième mouvement, très lent, très sombre. La harpe sonne, comme je l’ai souligné plus haut,  quasiment comme un glas, et le son est murmuré, avant que la soliste (Christianne Stotijn) n’entame le Lied de Nietzsche extrait d’Also sprach Zarathustra. Ce qui frappe ici, c’est la manière dont Gatti ralentit et donne une extrême importance aux silences, c’est aussi le jeu réglé de manière subtile entre les solistes de l’orchestre (violon, hautbois, cor anglais) et la voix qui annonce les Rückert Lieder. Jamais Christianne Stotijn ne m’a convaincu, mais cette fois, j’ai adhéré un peu plus à son intervention, même si je trouve la qualité de la voix intrinsèquement assez banale. J’aurais aimé plus sombre, plus caverneux, plus profond (Gerhild Romberger ?), un peu comme l’Urlicht de la symphonie n°2 que ce mouvement rappelle fortement. Mais dans le parti pris de simplicité et de naturel du chef, son intervention presque « neutre » sonne juste.
Sans transition, et ce sera de même avec le mouvement final, on passe au lustig de l’intervention des chœurs (Groot Omproepkoor, Nationaal Jongenskoor, Nationaal Kinderkoor).

Ainsi depuis la fin du quatrième mouvement la musique devient presque continue, d’un univers l’autre, sans reprendre son souffle, en un passage du profond au joyeux, puis à l’irrésistible grandeur du mouvement final, en une élévation de plus en plus contrastée et de plus en plus sentie. L’intervention du chœur, entamant un extrait de Des Knaben Wunderhorn, allège l’impression tendue née du mouvement précédent, qui était à la fois avertissement (Gib’Acht) et hymne à la profondeur de la nuit, en un contexte qui n’est pas sans rappeler les « Habet Acht », chantés aussi par une voix de mezzo du second acte de Tristan au cœur d’une nuit célébrée par les amants.
À la fois lié au mouvement précédent mais d’une tonalité autre, nous sommes évidemment dans l’évocation d’un monde céleste. Malgré la forte référence à Nietzsche dans cette symphonie (qui devait s’appeler Le Gai Savoir), malgré la tentation du paganisme et l’exaltation d’une nature comme totalité animée fortement affirmée, l’élévation, qui se poursuivra dans le mouvement suivant, nous renvoie à l’univers judéo-chrétien de Mahler.

Hymne à l’amour, à l’amour divin, élévation pure, le parti pris de Gatti d’une sorte d’équilibre grec (μηδὲν ἄγαν : rien de trop), je dirais presque de hiératisme, sans luxuriance, « tout, mais seulement tout », donne à ce long mouvement qui fait pendant au premier quelque chose d’antithétique : autant le réveil de la nature était contrasté allant du minéral au végétal, du solennel au familier, de la tension à la détente, autant il y a ici une cohérence continue et une montée lente, large, profonde puissante, vers un climax. Depuis avril 2014, depuis l’interprétation de ce mouvement par le Lucerne Festival Orchestra en larmes, je ne peux m’empêcher de penser en surimpression à la perte de Claudio et même de voir son visage. Encore plus aujourd’hui, où j’écris ce texte, à exactement un an de sa disparition. Il était là, en ce 16 janvier, comme une sorte de vision familière qui m’accompagne et qui fait en moi comme un trou béant. Non pas que le travail de Daniele Gatti évoquât celui de Claudio Abbado : les visions sont très différentes, voire presque aux antipodes. L’un est sol, l’autre est ciel. Mais l’interprétation à la fois puissante et pudique de Gatti permettait cela, comme une forte invite à la concentration et au retour en soi.
Comment expliquer mon ressenti à ce dernier mouvement totalement bouleversant ?
Il y a au contact de la nature grecque une sorte de terreur sacrée (et de sentiment du sacré) qui saisit que les grecs appellent Thambos (θάμβος), ce sentiment du sacré, c’est ce qui m’a envahi progressivement, et qui m’a de manière presque inattendue  renvoyé à Jean-Sebastien Bach. Il y a dans cette puissance et dans cette noblesse sonore qui s’imposait à moi quelque chose de Bach. Il y avait dans cette musique à la fois si terrienne et si spirituelle, si païenne et si judéo-chrétienne, si humaine et si proche du divin, quelque chose qui pour moi renvoyait par sa puissance suggestive directement à Bach (avec des échos  brucknériens, ce qui n’est pas contradictoire).

Lors de l’audition de la 9ème par le même orchestre et avec le même chef à Lucerne en 2013, j’avais employé le mot « chtonien » pour qualifier ce Mahler. C’est exactement ce qui me vient ici. Plus que « tellurique », qui évoque encore trop l’effroi ou la mise en scène d’un son qu’on voudrait prophétique, l’adjectif « chtonien » « qui a rapport à la terre », me renvoie aux origines, au sol, à la terre-mère, à des forces souterraines, à la notion de puissance et de mystère. Et chtonien ne veut pas dire « matériel », c’est au contraire une haute spiritualité qui nous est ici communiquée. Il y a là une démarche profondément intellectuelle et altruiste qui essaie de rendre au spectateur ce discours le plus naturel possible, une volonté de partage sans jamais épater, sans jamais faire autre chose qu’explorer, chercher, au plus profond de la sensibilité et de la pensée de l’auteur pour atteindre au plus profond de la sensibilité de l’auditeur.
Au service de ce propos, un orchestre quasiment parfait (quelques scories cependant aux cors) dont la maîtrise se lit notamment à la qualité des transitions, quelquefois contrastées, quelquefois acrobatiques, mais toujours lisibles, toujours élégantes, qui suit le chef avec une attention qui est évidemment adhésion.

Gatti choisit un tempo qui pour certains est lent. Je dirai qu’il est large. Et ce n’est pas tout à fait la même chose. Large parce qu’il embrasse un ensemble, large parce qu’on  a vraiment l’impression d’une totalité, d’une masse sonore qui avance ensemble, sans manifestations « solistes » ou solitaires : et lorsqu’on marche ensemble, on va souvent un peu plus lentement.
Mais la question n’est pas « rapide » ou « lent », comme souvent on lui en fait le reproche: on lui reproche ses ruptures, ses surprises « ou trop lent, ou trop rapide » disent certains, comme si un orchestre se lisait seulement au tempo tout simplement parce que c’est la marque de l’option interprétative la plus reconnaissable et la plus accessible au profane. Les choix des tempi sont toujours bien entendu pensés, mais sont une conséquence plus qu’une cause. Il y a dans le choix de Gatti un côté majestueux, un sens du sacré, mais un sacré lié d’abord à l’humain, et non immédiatement au divin. Il y a avant l’élévation une « élévation en nous mêmes », une volonté d’introspection, de retour en soi, comme aux origines. Chronos, Ouranos, les Géants : la Création vue par le paganisme grec. Cette création du monde est une chose éminemment sérieuse, qui part du sol et qui va s’élever par l’amour. J’évoquais le Hugo prophétique et ce qui me vient  dans ce mouvement est l’expression d’Eluard « Dit la force de l’amour ». Amour et force, deux paroles qui me paraissent traduire l’émotion finale indicible.

Ce qui me vient à l’issue de cette audition, et au retour que j’opère avec ce compte rendu, c’est d’abord la présence de la poésie. La poésie compagne de la musique, la poésie qui  sculpte le monde par les mots, comme ici par le son, et par conséquent la totale absence de gratuité. Rien n’y est superficiel, aucune concession à ce qui serait une mode: les choses sont dites, directement, sans aucune fioriture, elles sont dites dans leur grandeur simple. Cette approche a quelque chose de dorique. On le sait, la colonne dorique repose directement sur la terre, alors que la colonne ionique repose sur une sorte de « coussin » de pierre. La colonne dorique lie plus qu’une autre la terre au ciel, parce qu’elle repose sur la terre et parce qu’elle en est comme à l’écoute, métaphore d’un arbre qui y plongerait ses racines pour mieux s’élever vers le ciel. Il en va de cette approche comme de cette colonne, elle plonge dans le naturel, elle cherche à faire communiquer les différents ordres, sans affèterie, sans volutes, sans complaisance aucune pour le brillant que si facilement Mahler peut suggérer, et qui plaît tant aujourd’hui à une époque si soucieuse des excès formels, si soucieuse de « style » et de maniera.
« La forme, c’est la substance » dit souvent notre époque emportée par le souci de l’apparence. Il suffit de voir la prédominance dans la langue officielle de la périphrase qui masque la simple parole ou l’euphémisme qui masque souvent des réalités cruelles : considérons par exemple ce que cache souvent dans le discours politique ou économique le mot si beau, si propre de réforme.
Et le goût musical ces dernières années s’est à mon avis gauchi de la même manière. En chant comme à l’orchestre, on aime à la fois le propre, le linéaire, mais aussi la perfection formelle pour elle même. Il y a des chefs qui se contentent de ce qu’il y a devant les yeux, qui « en mettent plein la vue », c’est à dire empêchent de voir en cachant ce qu’il y a derrière les yeux et qui mettent le public amateur d’effets à genoux. Il y a en a d’autres qui ne cessent de chercher et qui ne voient les formes que si elles mènent à la substance, et ils sont évidemment moins populaires car ils exigent un effort, ils ne donnent pas l’œuvre à entendre, mais à écouter pour sentir certes, mais aussi pour penser. Ce sont les Klemperer, ce sont les Giulini, et je sens quelque chose de cela dans cette Troisième. Ce qui nous touche, c’est la perception d’une épaisseur.
En réalité, la forme n’est jamais au service d’un fond, parce que la forme et le fond se répondent, on ne pense pas d’abord pour chercher ensuite une forme qui puisse habiller la pensée : il y a poésie quand ce qui est à dire a trouvé sa forme. « La poésie est une âme qui inaugure une forme » écrivait Pierre-Jean Jouve.
C’est ce que je ressens à cette audition qui fait se bousculer des références poétiques, seules possibles pour essayer d’expliquer ce que je perçois des choix voulus, des formes voulues par le chef dans un Mahler qu’il rend ici presque métaphysique, qui proposerait une métaphysique de la nature. Cette interprétation est incarnée, c’est à dire en chair, c’est une sorte d’incarnation de l’Idée, comme si pour une fois Nietzsche conduisait à Platon.[wpsr_facebook]

Concertgebouw, 16 janvier 2015
Concertgebouw, 16 janvier 2015

 

HUMEUR: SUR UN ARTICLE COMMENTANT L’ARRIVÉE DE DANIELE GATTI À AMSTERDAM

Le Concertgebouw d'Amsterdam
Le Concertgebouw d’Amsterdam

Je viens de lire dans la revue Classica un article sur la nomination de Daniele Gatti comme directeur musical du Royal Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam, que j’estime d’une grande clairvoyance, d’une grande culture, et qui exprime surtout une vision lumineuse de la vie musicale européenne. Je vous y renvoie,  mais j’estime légitime d’essayer dans ce blog de le confirmer point par point.
Le titre est alléchant : « Ramdam à Amsterdam », il suggère qu’il y a de l’agitation, peut-être de la polémique à Amsterdam à l’occasion de la nomination de Gatti. Et de fait, tous ceux qui suivent l’actualité musicale ont constaté que le Royal Concertgebouw Orchestra en avait fait du ramdam à l’occasion de cette nomination ! Grève, communiqués, sit-in, occupation des locaux…
ah ? non ? mais non ! je confonds avec d’autres orchestres à Paris, ou à New York et en plus ce n’était même pas Gatti le coupable. Ramdam dans la tête de celui qui écrit peut-être, ou fantasme de ramdam… Dame !
Dès le départ, l’article parle de «surprise» («Pour une surprise, c’en est une»).
Surprise pour qui ? Sans doute pour ceux qui ne suivent l’actualité musicale que de loin, du haut de leur Tour Eiffel, l’actualité musicale, car on savait que le nom de Gatti circulait, notamment depuis la tournée des concerts Mahler (Symphonie n° 9) de 2013, triomphale, mais sans doute face à des publics sans goût, sans culture et avec des musiciens aveuglés et gavés de Heineken et d’Edam…Dame !

Suit une brève histoire de cet orchestre, 126 ans, 7 directeurs musicaux seulement (ce n’est pas si mal, Amsterdam…), une laudatio aigre douce sur Chailly qui avait fortement renouvelé le répertoire entre 1988 et 2004, mais que Jansons a « recentré sur les grands classiques, de Beethoven à Chostakovitch ». Et visiblement, cela plait mieux à notre auteur, c’est normal, il écrit dans une revue qui s’appelle Classica. Mais la question n’est pas le répertoire soi-disant « classique » de Jansons ni son charisme personnel réel auprès des orchestres et du public: en bonne rhétorique, il faut construire l’opposition et montrer que l’un fait l’unanimité, et que la nomination de l’autre est « risquée », comme le souligne le sous-titre : « Le choix du successeur de Jansons au Concertgebouw est risqué ».

Après la colonne « passé= âge d’or » suit la colonne « futur incertain » consacrée à Daniele Gatti. Et comme on le comprend.

Remarqué à Bologne, une ville italienne de province, autant dire, vu de Paris, à Dijon ou à Limoges (Bologne dont il était directeur musical à 30 ans, à un moment où son théâtre était considéré comme l’antichambre de la Scala et où il avait succédé notamment à Riccardo Chailly) il n’a jamais confirmé «les grands espoirs placés en lui». Suivent donc une liste de trois postes Londres, Zürich et Paris, où son passage aurait été «controversé» : par qui ? par la critique ? par les musiciens ? par le public en furie ?

Il a été si controversé que dans les mêmes années, le Festival de Bayreuth, certes, une ville encore plus provinciale que Bologne, au fin fond de la Bavière, à peine accessible en train et abritant un Festival du même acabit, l’a appelé à diriger Parsifal, il est vrai une œuvre mineure d’un compositeur sans avenir, et surtout une œuvre qui à Bayreuth, ne représente aucun enjeu symbolique…

Il a été si controversé à Zurich que l’intendant de Zurich passé à Salzbourg l’a appelé pour diriger La Bohème, Die Meistersinger von Nürnberg, Il Trovatore œuvres mineures et bouche-trous bien connus du répertoire d’opéra. Il est vrai que Salzbourg est un Festival de rien du tout, un trou perdu coincé entre Bavière et Autriche, un vulgaire passage autoroutier.

Et voilà, (vous rendez-vous compte ?) que c’est ce chef au passé controversé et à l’avenir incertain qui est appelé au Royal Concertgebouw  Orchestra d’Amsterdam, considéré comme un des tous premiers orchestres du monde.
Juste deux incises : c’est ce chef qui « ne possède pas de spécialité reconnue ni de répertoire marquant au disque » qu’on a cité dans la presse autrichienne en premier pour succéder à Franz Welser-Möst comme GMD à Vienne  et c’est ce chef qui « ne possède pas de spécialité reconnue ni de répertoire marquant au disque » qui vient de triompher à Berlin avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin,  salué par toute la critique présente dans un concert Wagner, Brahms, Berg, un de ces concerts fourre tout au répertoire incohérent pour un orchestre de troisième zone dans une ville sans passé musical. D’ailleurs, ce même Philharmonique de Berlin a souvent été dirigé par des chefs sans « spécialité reconnue ni de répertoire marquant au disque »: Herbert von Karajan, un inconnu dont les disques marquants vont de Puccini à Wagner, de Bruckner à Donizetti, de Johann à Richard Strauss, de Verdi à Bach, de Mozart à Holst, en passant par Moussorgski et Ravel, ou Bizet et Sibelius. ; Claudio Abbado dont le répertoire marquant va de Beethoven à Ghedini, en passant par Mozart et Verdi, avec des détours par Berg et Bach, et un parcours qui mène à Bizet ou Mahler, ou Wagner et Strauss (Johann et Richard), sans parler de Nono ou Bruckner, Stockhausen ou Bellini ; ou Simon Rattle sans spécialité reconnue qui dirige au concert et au disque Brahms et Mahler, Mozart et Thomas Adès, Bach et Schönberg, Wagner et Rameau, Berlioz et Bernstein…que de chefs sans spécialité reconnue ni répertoire marquant !
D’ailleurs, la preuve qu’il n’a pas de spécialité, ce Daniele Gatti : il vient de triompher dans Il Trovatore, il est vrai à Salzbourg et il est vrai avec un orchestre de troisième zone (Wiener Philharmoniker) et une distribution de série B (Netrebko, Domingo…), comme au MET, un an avant, dans Parsifal avec Jonas Kaufmann, un inconnu: faut-il que les managers soient inconscients de confier à des mains aussi contestables des productions de ce type, faut-il qu’orchestres et chanteurs soient descendus bien bas pour ne pas protester qu’on leur impose un tel chef…
Devant ce mystère, une seule solution, le piston…

On vous l’avait bien dit, le trafic d’influence, la politique…c’est la seule explication possible et le brillant analyste de Classica nous l’assène comme ultima ratio : « peut-être résulte-t-elle de relations privilégiées avec les politiques ou les musiciens locaux ? » (sic).

Sans doute Daniele Gatti, avec ses origines néerlandaises bien connues (il est né à Milaan et s’appelle en réalité Daniel Van Gattighem) a-t-il profité de cet avantage auprès des politiques néerlandais qu’il doit vraiment fréquenter assidûment pour planter là ses concurrents paraît-il charismatiques (Rattle, Gergiev, Thielemann, Salonen) dont certains ne sont pas des habitués loin de là, de l’orchestre du Concertgebouw, comme chacun sait.
Et pire, horribile visu, auditu, et cogitatu, Daniele Gatti a peut être des relations privilégiées avec les musiciens locaux. Mais qui sont donc ces musiciens locaux ? Le conservatoire ? L’Opéra ? Le plus horrible serait qu’il ait des relations privilégiées avec les musiciens locaux de l’orchestre du Concertgebouw. Parce que là, on ne comprendrait plus.

La seule raison que le brillant analyste n’évoque même pas, c’est que l’un des meilleurs orchestres du monde ait choisi Daniele Gatti tout simplement parce qu’il estime que c’est le chef idoine pour l’orchestre aujourd’hui, au vu des concerts qu’il a déjà à son actif avec lui et des triomphes (eh, oui, dur, très dur à lire, je sais) remportés. Mais c’est une raison complexe trop tirée par les cheveux pour l’aller chercher, et surtout, trop impensable aux yeux de certains idéologues aveuglés par leur mépris.

Voilà un exemple de prose faite de mauvaise foi, qui n’est pas analyse, mais opinion assénée, non étayée, non argumentée et qui tait volontairement ce qui la contredit (ou qui, simplement, l’ignore peut-être), voilà l’exemple même que ce qu’on ne devrait jamais lire dans la presse sérieuse.
Mais voilà, dans le microcosme, mieux vaut le fiel que le miel. L’intelligence et l’honnêteté en crèvent. Mais rien de grave, on sait ce qui se profile derrière ce type de pratiques.[wpsr_facebook]