RADIO FRANCE 2014-2015: Daniele GATTI dirige ROMÉO ET JULIETTE d’HECTOR BERLIOZ le 18 SEPTEMBRE 2014 (avec Marianne CREBASSA, Paolo FANALE, Alex ESPOSITO)

L'Orchestre National de France au TCE ©  Radio France
L’Orchestre National de France au TCE © Radio France

La nouvelle est tombée vendredi 3 octobre : Daniele Gatti succède à Mariss Jansons à la tête de l’Orchestre du Concertgebouw, c’est une excellente nouvelle qui tombait à point nommé, puisque j’étais en train d’écrire le présent compte rendu du Roméo et Juliette de Berlioz proposé le 18 septembre dernier en ouverture de saison de l’Orchestre National de France au théâtre des Champs Elysées.
Pour avoir l’an dernier assisté à Lucerne à une IXème de Mahler assez mémorable (ma première IXème non dirigée par Abbado) , avec l’Orchestre du Concertgebouw dirigé par Daniele Gatti, je peux attester qu’on sentait immédiatement une sorte de feeling avec l’orchestre, dans un répertoire qui fait partie de son histoire , voire de ses gènes et que Gatti affectionne tout particulièrement. Ce fut même un concert vraiment spécial. J’avais alors écrit que Gatti était un chef « de tête », « de concept », et un chef que je disais « chtonien » et non éthéré. C’est un chef qui prend à revers, qui surprend, et donc qui est rarement là où on l’attend, même si pour certains, c’est à chaque fois une sorte de mauvaise surprise. Car Daniele Gatti est discuté, quelquefois violemment, et notamment à Paris. Il suffit de lire les réactions à sa nomination à Amsterdam. Dans le genre mi-figue, mi-raisin, dans la manière de dire que c’est une bonne nouvelle tout en sous-entendant que c’est un choix par défaut (Jansons quittant l’orchestre à cause de sa santé), certains ont déployé les plus grands trésors de la rhétorique française la plus hypocrite pour lui souhaiter un « bon voyage ! » sous lequel on ne pouvait s’empêcher de lire « bon débarras !».
Je ne comprends pas ces réactions, car,  on l’a encore entendu cet été dans Trovatore à Salzbourg, Daniele Gatti est un chef qui va jusqu’au bout de ses lectures, de ses convictions, et qui prend le risque d’aller ailleurs, d’explorer des territoires autres, y compris sur des partitions rebattues où l’oreille a fini par être formatée, voire endormie. C’est un chef qui a une vraie lecture des œuvres, approfondie, une approche intellectuelle et conceptuelle, et surtout une volonté farouche de faire comprendre. On lui reproche souvent de ne pas être un « communicant », certes, ce n’est pas un showman à la Rattle ou à la Dudamel, mais c’est un musicien incontestable, et ses lectures des œuvres communiquent une vision claire, nette, sans concession et souvent inattendue.
Il en va ainsi pour ce Roméo et Juliette de Berlioz, le premier Berlioz qu’il aborde, sans doute parce qu’il ne pensait pas avoir d’affinités avec cet univers; mais, directeur musical de l’Orchestre National de France, il est difficile d’échapper un jour à Berlioz, comme échapper à Mahler à Amsterdam, Strauss à Munich ou Mozart à Vienne.
Et je crois que Daniele Gatti a été à son tour pris à revers par cette partition et par Berlioz. Car il est facile de se laisser piéger par le gigantisme  et par le son berlioziens, par cette sorte d’image de romantisme échevelé certes, qui en deviendrait un autre conformisme.

Or, Berlioz prend systématiquement lui aussi à revers  et notamment dans Roméo et Juliette.
Dans un XIXème siècle où l’histoire de Shakespeare avait déjà fait l’objet d’un Singspiel de Georg Benda à la fin du XVIIIème, d’un opéra de Nicola Vaccaj, Giulietta e Romeo en 1825, d’un opéra de Bellini I Capuleti e i Montecchi (sur le même livret de Felice Romani) en 1830, et où Berlioz avait vu Harriet Smithson dans la pièce de Shakespeare (version Garrick) en 1828, Berlioz ne propose pas un autre opéra, un opéra de plus mais va labourer ailleurs, vers un genre inconnu et spécialement créé pour l’occasion, une symphonie dramatique, où les voix (sauf le père Laurence) sont anecdotiques, et où le livret est surtout un récit, qui s’entremêle avec la musique. La présence de voix de mezzo, ténor et baryton pourrait laisser croire à un dialogue, à des rôles, à une théâtralisation : or le théâtre n’est pas dans les voix, mais dans la musique. De plus les formes comme le mélodrame ou mélologue sont assez populaires depuis la fin du XVIIIème (souvenons-nous du Pygmalion de Rousseau, repris par Donizetti, sa première œuvre), c’est à dire que là où on attend théâtre, voire opéra, Berlioz répond, symphonie et même symphonie dramatique, c’est à dire une symphonie mise en drame, mise en voix, mais non mise en scène.

Autre manière de prendre à revers, Berlioz (et c’est aussi audible dans bien d ‘autres œuvres) dissimule dans des détails de la partition (le diable se cache toujours dans les détails) des dissonances, des phrases musicales très hardies qu’on retrouvera plus habituellement dans des œuvres du futur même lointain, comme s’il faisait des tentatives, comme si cette musique, bien loin d’être échevelée, avait quelque chose de rigoureux et d’expérimental. Comme si cette musique avait un programme caché. Je me souviens comme Abbado traitait de manière surprenante certains moments de la Fantastique (notamment dans son hallucinante interprétation de 2013 à Berlin) et comment il nous indiquait l’innovation et la surprise et aussi souvent, comment il nous montrait par exemple derrière la chevelure berliozienne les lunettes mahlériennes.
La première fois que j’entendis Gatti (1991, Bologne), nous le retrouvâmes par hasard au restaurant après la représentation (Moïse de Rossini) et nous entamâmes un brin de conversation avec lui. Il nous confia déjà à l’époque (il avait 30 ans) que son rêve était de diriger Berg. Cette déclaration m’avait beaucoup marqué et j’ai toujours écouté ensuite Gatti avec ce souvenir bien ancré en moi : il a cette approche de la musique qui convient si bien à une lecture d’un Wozzeck ou d’une Lulu (œuvres qu’il dirige d’ailleurs remarquablement, à la fois de manière très analytique et sensible) une lecture appuyée sur les formes traditionnelles, revues, relues, et avec un son, qui produit quant à lui des agencements surprenants, des dissonances, des ruptures, une certaine brutalité et en même temps un certain lyrisme, tout en laissant peu de place à la complaisance. Ce qui frappe quand on entend Berg c’est que l’attention est décuplée par l’incroyable richesse de la « concertation », qui oblige à s’attacher à chaque détail. Je suis très impatient d’entendre son Pelléas et Mélisande à Florence parce que je suis sûr que l’univers de Debussy sous ce rapport lui conviendra parfaitement.
Je me trompe peut-être, mais je suis sûr qu’en se plongeant dans la partition de Berlioz, c’est cette richesse-là, ces détails là, que Gatti a notés, ces petites choses que Berlioz sème çà et là, et qui sont des tentatives d’aller vers un ailleurs qui n’a rien à voir avec la musique du temps, ces petites choses qui devaient bien intéresser notre auteur de la musique de l’avenir, Richard Wagner ces petites choses qui obligent à une écoute très attentive et très fouillée.
Alors Daniele Gatti nous a fait entendre cette petite musique-là, cette musique de l’avenir : voilà une œuvre au thème rebattu, à la forme surprenante, presque un hapax, et voilà au total un Berlioz qui ouvre des univers nouveaux. Un orchestre et un chœur retenus, un souci de faire entendre des détails très raffinés et rarement relevés.
Le dernier Roméo et Juliette auquel j’avais assisté, c’était Salonen à Lucerne, très beau concert qui m’avait convaincu, mais ici j’ai l’impression d’aller encore plus loin dans la direction résolue de la lecture.

Gatti fouille le tissu textuel et non seulement révèle des détails surprenants, mais aussi colore de manière particulière les moments qui rappellent ou Les Troyens, ou Benvenuto Cellini, voire la Fantastique, il met en place une sorte de réseau référentiel, mais en même temps le traite presque avec distance, tenant résolument à travailler d’abord une couleur, à retenir le son de cette énorme machine, qu’il arrive (une gageure) à rendre presque intime quelquefois, tout en laissant la place aux moments plus spectaculaires (les cuivres de l’Orchestre National sont en grande forme), mais sans excès, avec éclat, mais sans clinquant : il révèle les contrastes, mais dans un cadre très contenu, assez contraint où finalement se révèle alors une autre dimension peut être plus profonde de Berlioz. Son souci permanent de clarté, sa volonté de faire apparaître les architectures l’amène à mettre en valeur les pupitres et notamment les bois, excellents , mais aussi les cordes, et notamment les violoncelles et les contrebasses ce qui est absolument nécessaire pour faire que les masses orchestrales et chorales puissent être parfaitement lisibles et donner la couleur à chaque partie. Les contrastes sont en effet nombreux, et presque systématiques entre les moments très retenus murmurés, voire presque parlés et les grands moments choraux, inspirés de la 9ème de Beethoven que Berlioz avait entendu une dizaine d’années plus tôt. Le chœur de Radio France est d’ailleurs vraiment remarquable de subtilité, de maîtrise, de clarté: on comprend chaque mot, chaque inflexion. Un très beau travail de préparation de Howard Arman.
Ainsi a-t-on l’impression d’entendre et de distinguer chaque note, comme si on se concentrait sur une œuvre de musique contemporaine, et en même temps de voir révélée une architecture, un peu comme la lecture d’un plan détaillé, d’une architecture au style plus dorique que ionique, sans volutes mais avec des lignes et des arêtes, quelquefois aiguisées, en somme une approche essentielle, et non décorative. Gatti ne s’attarde jamais sur le décoratif, il est trop direct pour cela  et il met l’auditeur à l’épreuve en l’obligeant à une audition dynamique et presque participative là où quelquefois on aurait tendance à se laisser aller passivement. En faisant un (très mauvais) jeu de mot, c’est un Ber(g)lioz qui nous est posé ici, un Berlioz lu au prisme des débuts du XXème siècle, un Berlioz qui s’insère dans une histoire musicale où on ne pense pas forcément à lui, et ce faisant, Gatti donne une profondeur insoupçonnée à cette partition.
La place des voix dans cet immense dispositif reste latérale. Placés dans l’orchestre, à peine visibles, les solistes deviennent presque des parties instrumentales. Marianne Crebassa a peu de temps pour nous laisser entendre son beau mezzo, sa diction parfaite et sa projection impeccable. Je me souviens de sa prestation remarquable dans Tamerlano de Haendel à Salzbourg. Elle garde dans sa partie sa distance récitante, mais fait entendre en même temps une couleur chaude et une belle intelligence musicale. Elle s’impose beaucoup plus que Christiane Stotijn à Lucerne en 2013. Paolo Fanale est un choix surprenant. Pourquoi aller chercher un italien (talentueux certes) pour une partie que bien des ténors lyriques français pouvaient tenir. C’est que Paolo Fanale semble s’être fait une spécialité des rôles en français, on l’a vu à Genève dans Mignon, on l’a vu aussi dans Les Troyens à la Scala (Iopas), on le voit brièvement apparaître dans ce Roméo et Juliette, avec son timbre très lyrique et velouté, et un zeste de raideur qui finalement peut convenir à cette récitation, même s’il reste pâle et si on préfèrerait plus de souplesse.
La plus grande surprise vient d’Alex Esposito, qu’on a bien plus l’habitude de voir dans des rôles rossiniens ou mozartiens (c’est un notable Leporello, un remarquable Figaro) où il démontre un grand engagement et vocal et physique. L’entendre dans un répertoire inattendu et dans un rôle de récitant est une surprise: il est vrai que le père Laurence est le seul récitant-personnage de l’œuvre, il assume à la fois la distance du récit et l’implication du personnage. Sa belle voix claire, sonore, bien projetée, est immédiatement convaincante dans un style très différent de celui de Gérard Finley à Lucerne, avec de menus accidents de diction mais dans un ensemble tout de même très soigné. Il donne une vraie présence et en même temps une véritable humanité à son intervention. Un très beau moment.
Une conclusion s’impose, ce premier Berlioz de Daniele Gatti est une réussite et cette manière de l’aborder est pleinement convaincante. Il en propose une lecture passionnante et assez novatrice, et débarrasse ce Roméo et Juliette de tout ce qu’il pourrait avoir de convenu d’attendu et de superflu. Le public, et semble-t-il l’orchestre ont bien senti la qualité de ce moment.

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Daniele Gatti ©  Corriere della Sera
Daniele Gatti © Corriere della Sera

LUCERNE FESTIVAL 2014: DANIELE GATTI DIRIGE LE MAHLER CHAMBER ORCHESTRA le 25 AOÛT 2014 (MENDELSSOHN); soliste, MIDORI (violon)

Daniele Gatti à la tête du MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival
Daniele Gatti à la tête du MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival

J’ai entendu Daniele Gatti diriger pour la première fois en 1991, à Bologne, le Moïse de Rossini, avec une toute jeune Antonacci, à peine sortie des concours de chant. Rossini a été une pierre miliaire dans ma relation à ce chef, je l’ai entendu de nouveau, mais à Pesaro, et toujours avec les musiciens de Bologne, dans La Donna del Lago avec un jeune Florez, Mariella Devia et une toute jeune Barcellona. Puis à Aix, dans l’écrin enchanteur du Grand Saint Jean, avec le Mahler Chamber Orchestra, dans Il Barbiere di Siviglia. J’aimais ce Rossini, vif, alerte, un peu plus symphonique que chez d’autres chefs et déjà si attentif au chant et au plateau. Entre temps bien entendu je l’avais entendu en concert, mais Daniele Gatti  sera toujours pour moi lié à ces expériences rossiniennes, très personnelles, très rigoureuses aussi, ce Rossini rythmé, assez carré au total, mais aussi pétillant,  pas forcément comme du champagne, peut-être le frémissement de l’eau sur la roche des torrents qui s’écoulent, un Rossini vivace, et vivant, légèrement bouillonnant comme l’acqua pazza chère à la cuisine de mer en Italie.

Ce soir, dans un tout autre programme, j’ai entendu cette vivacité, mais en même temps une vivacité qui jamais ne reste à la surface, cela ne mousse pas comme le champagne justement, on est au contact direct de la matière musicale et surtout d’un discours. Cela ne mousse pas, et c’est peut-être ce qui crée la réserve de mélomanes qui ne réussissent pas à comprendre l’univers de Gatti.
Un exemple, le concerto pour violon de Mendelssohn, joué par Midori l’autre soir et accompagné par l’excellent Mahler Chamber Orchestra . Une connaissance en sortant du concert a trouvé l’orchestre trop fort, empêchant la violoniste de laisser libre cours à l’inspiration et à la respiration musicale et a donc attribué au chef la responsabilité de l’ambiance musicale installée.

Midori, Daniele Gatti et le MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival
Midori, Daniele Gatti et le MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival

Or, je n’ai rien vu de tout cela, et pour moi la question n’était pas celle de fort/pas fort ou de l’ambiance musicale, mais celle de la soliste, prodigieuse techniquement, mais complètement abstraite dans son univers, jouant du violon, mais ne faisant pas vraiment  de musique, lancée à corps et à archet perdu dans une performance solitaire, et ne semblant pas écouter l’orchestre, ni jeter un œil au chef. Vite separate, des vies séparées, comme disent les italiens. Je n’ai pas ressenti vraiment la musicienne derrière ce jeu, et j’ai entendu des notes de Mendelssohn mais non sa musique, une sorte de Mendelssohn revu et corrigé par Paganini. Il suffisait de voir les gestes de Gatti, les regards, pour comprendre qu’il n’arrivait pas à entrer en contact avec la soliste dans son scaphandre. Or, Gatti est musicien, et le but d’un concert, c’est bien faire de la musique et non pas être seulement dans la performance : il ne pouvait pas faire de musique avec Midori, il a donc renoncé en se refusant d’entrer dans cette course-là. Au rythme effréné de la soliste, toute à sa course contre la montre, toute à ses notes, sans expression, sans discours, sans aucun intérêt, il a opposé une sorte de neutralité bienveillante, mais n’entrant visiblement pas en synergie. Lucerne a invité Midori comme artiste étoile, il était légitime qu’elle soit la soliste ce soir, même si la musique y a perdu.
Le bis (Bach) solitaire et glacé, était quand même un peu plus animé oh, une simple goutte d’âme dans cet océan gelé.
Ce concerto de separati in casa (séparés à la maison) m’a rappelé dans ce même lieu le dernier concert Perahia/Abbado où le soliste essayait de diriger et d’imposer ses rythmes…les répétitions avaient été croquignolesques, mais le concert défendable car c’étaient deux très grands artistes, ou bien certains soirs où Radu Lupu n’écoute plus que lui même perdu dans son univers. Mais Perahia et Lupu sont des musiciens, Midori est une violoniste. Du moins est-ce ainsi que je la perçois, plus soucieuse du rendu de son bel instrument que de la musique, plus technicienne que visionnaire. On peut comprendre que l’orchestre soit attentif au soliste, ce qui était le cas, mais c’était une attention obligée et non concertée justement. Où est l’intérêt du concerto si le concert n’est plus le concours de deux personnalités artistiques et un dialogue d’univers ?
Bien évidemment, la Symphonie n°4 de Mendelssohn « italienne » a été d’une autre couleur. Le Mahler Chamber Orchestra, on le sait constitue le tronc du Lucerne Festival Orchestra, et joue un à deux concerts pendant les premières semaines du Festival, en parallèle avec les programmes du LFO. C’est un orchestre accompagné par Abbado depuis sa fondation. Même si le groupe a évolué, il reste suffisamment de musiciens présents depuis les origines pour créer un esprit qui reste «  faire de la musique ensemble », avec des pupitres de très haut niveau, notamment dans les bois (Emma Schied et Mizuho Yoshii Smith au hautbois par exemple, ou Chiara Tonelli à la flûte, Olivier Patey à la clarinette),  un son d’une clarté toujours exceptionnelle et surtout un enthousiasme à jouer qui ne faiblit pas : un orchestre à la qualité d’une exemplaire régularité.
En début de concert l’ouverture du Songe d’une nuit d’été, a un peu posé le Mendelssohn de Gatti, avec les premières mesures que Wagner va réutiliser pour Tannhäuser (pour une autre nuit, celle de la romance à l’étoile…), un Mendelssohn contrasté avec une très grande légèreté alternant avec le côté spectaculaire que doit nécessairement avoir une ouverture, et une très belle dynamique, mais qui reste maîtrisée par le soin apporté aux transitions, et à la fluidité, avec un son plein, presque quelquefois terrien, en tous cas très théâtral car on revient aussi malgré les explosions sonores, à la légèreté et à la rapidité des cordes, tout en conservant une très grande clarté (les flûtes en écho des violons) et des interventions des cuivres qui feraient presque penser à du Weber: après tout, il a aussi composé un Oberon et Mendelssohn s’en souvient…
La symphonie « italienne » est interprétée dans le même esprit : même les toutes premières mesures font irrésistiblement penser à Abbado, ainsi que la première partie de l’allegro vivace, justement vivace, sans être allégée au maximum comme chez Abbado qui joue le jeu du presque rien totalement inégalable, Gatti prend au autre chemin. Il essaie de montrer dans cette Italie de Mendelssohn non pas la traduction musicale d’une Italie qui serait décrite, mais l’interprétation musicale d’une Italie rêvée, de l’Italie telle que la culture allemande la rêve dans le cadre d’un Drang nach Süden goethéen (Goethe est vivant au moment du voyage en Italie de Mendelssohn et sans doute est-il encore vivant quand Mendelssohn commence à composer sa symphonie). Il s’agit, plus que d’une évocation, d’une lecture au sens intellectuel du terme d’une Italie rêvée par l’Allemagne. On y entend une très grande fluidité, une belle dynamique, un rythme dansant, mais pas de danse italienne, une manière de danse, et– et peut-être me trompé-je, j’entends surtout des échos schubertiens: j’entends vraiment le romantisme allemand, c’est à dire une joie ensoleillée mâtinée de mélancolie, une Italie légèrement assombrie (on entend merveilleusement les contrebasses scander certains moments et leur donner cette touche un peu grave, pour le sens et pour le son). Plus j’écoute le travail de Gatti et plus je trouve qu’il y a une approche jamais complaisante, où l’intellect compte autant que le sensible : il ne nous laisse pas envoûter par l’Italie, mais il essaie de traduire musicalement une représentation italienne telle que la culture allemande la peint, et Mendelssohn est à la fois un homme de culture, un voyageur, qui sait construire une sorte de synthèse entre sensible et intellect, entre ce qu’on attend de l’Italie (en début de mouvement) et quelque chose de plus profond, de plus épais qu’on attend moins et qui va se développer dans le deuxième mouvement, soutenu par les très beaux bois du MCO, dont les échos sont clairement plus mélancoliques (inspiré de chants de pèlerins), presque picturaux, j’ai pensé aux voyages en Italie bien sûr, et curieusement à celui du Marquis de Sade, qui s’était fait accompagner d’un peintre, Jean Baptiste Tierce, qui livrait sur l’heure ses visions. Je sais que je ne fais pas œuvre critique ici, mais j’essaie de traduire et de raconter ma promenade intime dans cette Italie de l’intellectuel sensible et artistique que Gatti voit dans Mendelssohn, où l’art n’est jamais loin, et d’évoquer la construction d’un paysage intérieur qui m’est propre. Échos sonores et échos picturaux se mélangent, dans ce moment où Gatti a su exalter les sons plus graves, a su donner une épaisseur qui est tout sauf de la lourdeur, car son orchestre est consistant, même au troisième mouvement plus dansant, comme s’il voulait éviter une sorte de légèreté de tarentelle qui ferait croire à un travail seulement joyeux.
Il y a de la joie, il y a du sourire, il y a du soleil, il y a de la nature dans ce rythme dansé et quelque chose d’agreste, avec l’évocation de la chasse (magnifique cor de José Vicente Castellò), nous sommes dans l’élégie dans ce qu’elle a de double, à la fois légère et grave, dans ces visions que je lie aux Bucoliques de Virgile, qui raconte ici la même Italie : toute description agreste de l’Italie prend quelque chose à Virgile.

L’explosion finale avec sa rapidité, avec sa domination de la flûte au départ, son rythme, devrait être joyeuse, du moins c’est ce qu’on lit partout. Je ne lis pas de joie explosive, j’y sens toujours quelque chose d’un peu tourmenté : d’une certaine manière Gatti nous en dit plus sur le romantisme que sur sa riante Italie. Il y a dans sa manière de diriger tout sauf les absurdités qu’on lit quelquefois (« ou trop doux, ou trop fort… »), il y a au contraire une science des dosages et des volumes qui m’a frappé dans ce dernier mouvement, tout en maintenant une vraie dynamique et une vraie fluidité sonore, et la dernière partie est vraiment presque tendue car dans les dernières mesures on est au seuil de Beethoven : oui, c’est bien sur une ambiance beethovénienne que se termine cette étrange « Italienne » qui m’a fait rêver littérature et penser Allemagne, comme si Gatti voulait nous faire toucher quelque chose de l’âme allemande, et refusait une Italie de complaisance et superficielle, pour nous plonger dans le rêve d’Italie tel que l’ont vécu tous les grands artistes des temps modernes.
En ravivant mes souvenirs de lectures et de peinture, ce fut pour moi un beau moment, sensible, profond, émouvant. Un moment où prend sens le mot culture. [wpsr_facebook]

Midori, Daniele Gatti et le MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival
Midori, Daniele Gatti et le MCO © Georg Anderhub/Lucerne Festival

SALZBURGER FESTSPIELE 2014: IL TROVATORE (2ème vision) de Giuseppe VERDI le 21 AOÛT 2014 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène Alvis HERMANIS) avec Anna NETREBKO

Anna Netrebko saluant ravie le public le 21 Juin
Anna Netrebko saluant ravie le public le 21 Juin

Quelques mots de cette deuxième vision de Trovatore, dans la mise en scène d’Alvis Hermanis avec la direction musicale de Daniele Gatti.
On se réfèrera au compte rendu de la Première pour plus de détails

Ce 21 août à Salzbourg, cela se bouscule : à 15h, Il Trovatore avec Anna Netrebko, à 19h30, Première de Cenerentola avec Cecilia Bartoli, à 21h, Tristan Acte II (et Liebestod) avec le West Eastern Divan Orchestra dirigé par Daniel Barenboim et…Waltraud Meier…

Dans l’embarras du choix, un choix au luxe insolent…J’ai choisi de revoir Trovatore, pour lequel des dizaines et des dizaines de personnes cherchaient des places. De la mise en scène on ne redira rien, car elle dit tout dès la première vision, même si ce défilé de chefs d’œuvres de la peinture charme le regard, même si on a mieux remarqué que les tableaux accompagnent l’histoire et leur mise en regard cherche à l’illustrer. Ça ne va pas bien loin, mais Leonora en gardienne de Musée, cela ne passait pas derrière moi…les prolétaires n’ont sans doute pas le droit aux amours chevaleresques…
Ce fut donc un Trovatore sans Placido Domingo, frappé par une infection respiratoire sévère. On avait bien senti lors de la première de notables problèmes de souffle. Il a été remplacé par Artur Rucinski, un baryton polonais (un autre… il y a une belle école de barytons et barytons basses en Pologne aujourd’hui) vu à Munich en janvier dans Eugène Onéguine.
D’emblée, on peut affirmer sans crainte qu’il s’agit d’un remplacement plutôt heureux, dans la mesure où le public a fait un triomphe au chanteur.
Au départ, dans la première apparition aux côtés d’Anna Netrebko et Francesco Meli, la voix semblait avoir des difficultés à se mettre en place, avec des problèmes de dynamique, et de rythme. Mais visiblement, le succès de Il balen del suo sorriso avec ses aigus bien tenus, sa diction très correcte et une belle ligne de chant, a libéré l’artiste qui a proposé un Conte di Luna vocalement assez remarquable, et qui a visiblement rendu le public heureux.
Le timbre n’est pas de première qualité, mais la technique est bonne, le volume n’est pas non plus énorme, mais la projection et le phrasé permettent d’entendre cette voix sans problème : ce qui pèche à mon avis n’est pas de l’ordre du chant mais de l’ordre du maintien en scène. L’acteur est assez piètre, mais surtout n’a aucune aura scénique, il ne porte pas haut, il se déplace sans noblesse, il semble ignorer les lois élémentaires de la tenue en scène, de la manière de marcher, du port du visage.  Et cela, après Domingo et son charisme scénique, cela pèse. Après avoir vu Onéguine, j’avais pensé qu’un Onéguine sans élégance arrangeait Warlikowski. Ici, Rucinski passe en gardien de musée, un peu moins en Di Luna/Montefeltro, il a d’ailleurs renoncé à la coiffe que portait Domingo. Il est à supposer qu’après son succès il va être appelé un peu partout, il faudra qu’il y travaille…on le verrait difficilement en Simon Boccanegra ou en Carlo de Forza del Destino. N’importe, c’est un vrai baryton, ce qui change évidemment la couleur des ensembles, et une vraie voix, cela passe donc musicalement.
Que dire des autres qui n’ait pas été dit ? Francesco Meli a toujours ce timbre de voix clair, juvénile qui convient si bien à Manrico, il sait parfaitement contrôler son chant à la ligne exemplaire, son Ah si ben mio est encore magnifique et Di quella pira reste toujours le point faible, à cause des suraigus nécessaires qu’il n’a pas et d’un peu de vaillance qui lui manque. La voix se rétrécit, la gorge se serre, même si cette fois il a tenu le son et mieux terminé,  en baissant sans doute un peu le ton. Mais qu’importe, la prestation reste de très grand niveau, voilà un vrai ténor, voilà une vraie couleur italienne.
Riccardo Zanellato fait bien son travail en Ferrando, mais je suis sûr qu’il s’y ennuie…je ne sais, une attitude scénique, un geste, quelque chose me dit qu’il se trouve à l’étroit dans le rôle, je l’ai trouvé par exemple moins attentif à la diction qu’à la Première.
Marie-Nicole Lemieux quant à elle est vraiment étonnante. Bien sûr elle n’a pas encore la facilité à l’aigu nécessaire qui fait les grands mezzos verdiens, on l’avait déjà noté lors de la Première, mais elle en a déjà l’intensité. Sa bohémienne est vraiment tendue, engagée, intelligente, avec beaucoup de sens de l’humour au départ, puis elle joue vraiment le jeu des grands gestes d’opéra, d’un phrasé impeccable, d’une vraie projection et surtout un medium et des graves notables (ce que beaucoup de mezzos d’aujourd’hui perdent, à force de loucher vers les rôles de soprano…). Si elle veut se lancer dans ce répertoire, il lui faudra vraiment travailler l’aigu, l’élargir, lui assurer une assise. Mais c’était un très beau moment et c’est une très belle Azucena.
Quant à Anna Netrebko, elle a réussi cette fois ce qu’elle avait peut-être moins en bouche à la Première, la première scène avec Tacea la notte placida et le trio avec Luna et Manrico. La voix est immédiatement posée, assise, homogène, et surtout assurée. Et elle le restera jusqu’à la fin : cette voix a de la chair, de la largeur, le timbre est incroyablement pur, et porte en elle de la chaleur et surtout une incroyable sensualité. L’autre star de ce répertoire, Anja Harteros, reste peut-être un peu plus en retrait dans sa manière (miraculeuse) de chanter. Ici c’est immédiatement un chant incarné,  vivant, charnel, épais, et prodigieux de technique et de contrôle. Ce fut un festival de merveilles. Cette voix totalement changée, à l’assise large, aux graves d’une profondeur inconnue jusqu’alors, aux aigus et suraigus aisés et triomphants, c’est la Leonore du moment. C’est la première vraie Leonore depuis des années et des années. Elle a porté la salle au délire.
Enfin, comment ne pas saluer encore le travail de Daniele Gatti à la tête des Wiener Philharmoniker presque impeccables, car les cuivres… : mais qu’ont-ils ces cuivres pour faillir et dans Fierrabras, et dans Rosenkavalier et maintenant dans Trovatore que pourtant ils avaient épargné à la Première ? Oh, ce n’est pas bien grave, ce sont de toutes petites fautes presque imperceptibles, mais rendues perceptibles par la perfection du reste et l’incroyable clarté du son. Pourtant, le cor s’était accordé en jouant les appels de Siegfried…
Çà et là une petite fausse note, une attaque manquant de propreté, ce sont des choses auxquelles les Wiener ne nous ont pas habitués : ils font trop de choses durant le Festival ; Pereira leur a presque tout confié, et ils ont en plus des concerts, ce n’est peut-être pas la bonne solution…
Daniele Gatti ne cesse d’exalter toutes les finesses de la partition, on en découvre encore, en gardant une pulsion rythmique continue, en couvrant savamment les faiblesses (rares) du plateau, en réagissant en vrai chef d’opéra, attentif à chaque inflexion du chant. Une fois de plus je voudrais saluer la manière dont il a accompagné D’amor sull’ali rosee, à la fois dirigé et accompagné, suivant Netrebko avec une attention totale, lui donnant toutes les indications possibles de la main gauche. C’est à la fois une lecture neuve, je l’avais déjà souligné, mais c’est aussi un magnifique exemple d’accompagnement des chanteurs et de vraie direction d’opéra, là où d’autres et pas des moindres jouent plus leur propre partition que celle du plateau. Une merveilleuse ciselure: Verdi a été magnifiquement servi, encore une fois.
Eh oui, malgré ces menues remarques, ce fut palpitant jusqu’au bout, palpitant comme doit l’être un Trovatore, et donc explosif : le public un peu compassé de la Première a laissé la place à un public enthousiaste, frappant des pieds, debout, hurlant.
Viva Verdi ! [wpsr_facebook]

Artur Rucinski, Daniele Gatti
Artur Rucinski, Daniele Gatti

 

SALZBURGER FESTSPIELE 2014: IL TROVATORE de Giuseppe VERDI le 9 AOÛT 2014 (Dir.mus: Daniele GATTI; Ms en scène ALVIS HERMANIS) avec Placido DOMINGO et Anna NETREBKO

Trovatore - première scène © Salzburger Festspiele / Forster
Trovatore – première scène © Salzburger Festspiele / Forster

Pour réussir un Trovatore, c’est bien connu, il suffit de mettre les quatre meilleurs chanteurs du monde sur le plateau et tout ira bien, manière de dire que c’est un opéra de chanteurs, un point c’est tout. Et de fait, c’était très souvent les choix faits par les directeurs de salle, lorsqu’il y avait des chanteurs pour Verdi. Dans tout mon parcours de mélomane, j’ai vu deux fois un Trovatore dirigé par un grand chef (Mehta à Florence, avec Pavarotti, mais une Leonora inexistante, Antonella Banaudi et Muti à la Scala, et c’était raté), le reste du temps, c’était au mieux de très bons chefs de répertoire. Pourvu que ténor, soprano, mezzo et baryton soient à la hauteur,  on se satisfait de tzim boum boum avec de grands gestes, de quelques rythmes de tarentelle pour faire italien, et c’est plié. Un Trovatore aux couleurs d’un Capriccio italien rend souvent tout le monde rassasié.
J’avais évoqué dans un texte précédent un roman écrit il y a 25 ans en Italie sur Il Trovatore dont le titre était Deserto sulla terra, premiers mots de Manrico. Le roman en lui-même n’avait pas d’intérêt, sauf celui d‘éclairer sur l’opéra de Verdi et ses exigences ; et l’auteur (Gianfranco Bettetini) d’expliquer que le premier contresens était sur les premiers mots de Manrico, deserto sulla terra, qui ne signifiait pas comme tout le monde le pensait, désert sur la terre, mais abandonné sur la terre, deserto étant un participe passé et non un nom commun. Voilà l’un des petits pièges réservés par l’opéra…
Ceci pour dire que Trovatore est l’un des opéras les plus difficiles à réussir pour moi, car considéré comme un opéra acrobatique de retour au bel canto, mais pas vraiment un opéra de chef. Pourtant, le fait qu’encore aujourd’hui, les Trovatore insurpassables soient ceux enregistrés live par Karajan à Salzbourg en 1962 et 1963 (Price, Simionato, Bastianini, Corelli, puis McCracken). Des chanteurs de légende pour un chef de légende, voilà plutôt la recette pour réussir. Mais bien peu de chefs de légende se sont attaqués à Trovatore avec les moyens voulus.
Riccardo Muti a été de ceux-là, il a laissé un Trovatore phénoménal à l’orchestre lorsqu’il était à Florence : contraste, violence, explosion, dynamisme d’une nouveauté incroyable. Il existe en vidéo complète sur youtube ,  et un quatuor composé de Fiorenza Cossotto, Carlo Cossuta, Matteo Manuguerra et une bien pâle Gilda Cruz-Romo. Mais son enregistrement officiel avec la Scala (Sony, Licitra, Frittoli, Urmana, Nucci) manque de vitalité, s’attarde sur la recherches d’effets sonores inutiles (« Verdi comme Mozart » disait-il) et surtout ne dispose pas des chanteurs ad hoc. Ses représentations scaligères étaient mortelles d’ennui, quand on se souvient de ce qu’il faisait à Florence une vingtaine d’années avant.

Scène d'ensemble © Salzburger Festspiele / Forster
Scène d’ensemble © Salzburger Festspiele / Forster

Pour toutes ces raisons, un Trovatore comme celui affiché à Salzbourg, le premier depuis 1963, avec une distribution très tentante dominée par Anna Netrebko en Leonore et l’inusable Placido Domingo dans il Conte di Luna, dirigé par un chef aussi intéressant que Daniele Gatti et les Wiener Philharmoniker en fosse ne pouvait qu’exciter la curiosité et faire courir les foules…qui sont accourues
Et cette curiosité fut largement satisfaite.
Il y a très longtemps, 30 ans peut-être, que je n’avais entendu un Trovatore pareil (il faut distinguer entre Trovatore et Trouvère, parce que Verdi a écrit une version spécifique pour Paris en 1857, Le Trouvère, avec des variations différentes sur certains airs et un final différent, qu’à Paris on ne représente jamais, comme il se doit…).

Placido Domingo (Luna) et ferrando (Riccardo Zanellato) © Salzburger Festspiele / Forster
Placido Domingo (Luna) et ferrando (Riccardo Zanellato) © Salzburger Festspiele / Forster

Comme tout le monde, j’adore Il Trovatore : c’est l’opéra par excellence de la pulsion verdienne, qui vous prend dès le premier air de Ferrando, ce ne sont ensuite qu’airs, cabalettes, concertati, ensembles, chœurs, sans un seul moment  de répit, de respiration, pour permettre de reprendre son souffle. C’était Muti en 1977 : impossible de reprendre souffle un seul instant.
L’intérêt de la direction de Daniele Gatti, c’est qu’il a sous la main un orchestre, les Wiener Philharmoniker, qui est capable les grands soirs de répondre avec la précision requise aux impulsions voulues par le chef, aux modulations, aux nuances infinies que permet cette partition quand elle est réellement lue et interprétée. Daniele Gatti, très attentif au volume (il est facile dans Trovatore de jouer fort, d’autant que le public aime ça) contrôle chaque moment pour ne pas couvrir les voix, et surtout ne cesse de révéler des constructions, des phrases, des échos : ici on entend Traviata, là Aida, ou Otello, en fait on sent que dans ce Trovatore de 1853 il y a déjà ce qu’on aimera dans le Verdi tardif. L’impression qui prévaut est celle d’un extrême raffinement dans l’accompagnement des chanteurs (d’amor sull’ali rosee !) et notamment de Domingo (il balen del suo sorriso est d’une attention rare au rythme). Toute la deuxième partie réussit à la fois à allier ce raffinement qui frappe dès le départ (et qui m’avait déjà profondément touché dans Traviata à la Scala) et une impulsion qui va croissant jusqu’au trio final Leonora-Manrico-Luna qui est un chef d’œuvre de précision, de rythme, de finesse : un des moments d’opéra les plus extraordinaires qu’on puisse vivre aujourd’hui.
Evidemment, Daniele Gatti profite des Wiener Philharmoniker des grands jours, bien plus attentifs et concentrés que lors du Rosenkavalier d’il y a quelques jours. Un son contenu, des cuivres sans une seule scorie, des cordes à se damner (violoncelles, contrebasses !) et des bois phénoménaux. Et surtout, une clarté, une énergie quand il le faut et une légèreté quand l’exigent la partition et la volonté du chef qui ne cessent de surprendre. Jamais peut-être dans un Trovatore n’est apparue cette dentelle sonore qui rappelle le Falstaff que ce même Gatti dirigeait à Amsterdam en juin dernier (avec le Concertgebouw, autre phalange miraculeuse). Là où on a souvent du « brut de décoffrage » (que les italiens traduisent par suono grezzo), on a ici une dentelle incroyable de sons tissés, de petits points de brillance qui forment scintillement révélant en même temps l’art de Verdi, un art difficile à rendre avec clarté, tant on se concentre sur le chant au lieu de considérer l’ensemble du nuancier musical exprimé par l’orchestre. Gatti va en profondeur révéler les faces cachées de la partition et son épaisseur, voire sa complexité, ce qui nous fait passer de surprise en surprise.

Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster
Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster

Une telle lecture orchestrale heurte nos habitudes, parce que le tempo plus large qu’habituellement, le son quelquefois plus grêle, nous obligent à une concentration plus forte, plus diversifiée, comme si le chant n’était que la partie émergée d’un iceberg dont les trésors sont tous à découvrir. Daniele Gatti prend à rebrousse poil, prend les habitudes d’écoute à revers, ose ici un rallentando, là une accelération surprenantes, ici une brutalité, où on avait l’habitude d’un son plus lisse, et c’est quelquefois perturbant, mais dieu que c’est bon d’être un peu perturbé et de découvrir les profondeurs…

Il est aussi servi par une distribution un peu surprenante, très diversifiée et qui suit totalement les options du chef, le ténor vient du bel canto, la mezzo du baroque, le baryton était ténor, et le soprano était lyrique colorature et devient spinto…Tous semblent non à contre emploi, mais venir d’une autre planète et se retrouvent sur cette planète là, pour constituer un des plateaux les plus homogènes et des plus musicaux et musiciens qui soient. Aucun ne cherche une aventure solitaire, tous sont attentifs au rendu d’ensemble avec une cohérence qui m’a frappé.

Placido Domingo © Salzburger Festspiele / Forster
Placido Domingo © Salzburger Festspiele / Forster

Placido Domingo est le Conte di Luna, il ose cette saison (il l’a déjà fait à Berlin) l’un des rôles de baryton les plus exposés ; dès l’entrée Tace la notte, on reste frappé par la largeur du son, le timbre d’une couleur intacte, même si c’est celle d’un ténor, mais peu importe…par la tenue du chant : c’est miraculeux et émouvant. Et il balen del suo sorriso, pratiquement le seul authentique chant d’amour de la partition, est dit avec un tel art, avec un tel phrasé qu’on en reste ébahi. Mais l’immense artiste qu’il est, un miracle vivant, éprouve de très sérieuses difficultés dans les ensembles au tempo plus rapide (par exemple, le trio du premier tableau « le duel ») où on le sent contraint de reprendre systématiquement son souffle, et donc faire quelques fautes de mesure malgré l’extrême attention de Daniele Gatti : on le sent souffrir et c’est un peu difficile pour l’auditeur. Mais, il y a 41 ans, en 1973, j’écoutais Il Trovatore pour la première fois avec un certain Placido Domingo dans Manrico, je le retrouve quatre décennies plus tard dans ce même Trovatore, chantant avec la même intelligence, la même concentration, le même engagement. Je ne peux exprimer l’immense émotion qui me traverse, même en écrivant ces lignes, et l’immense respect pour ce monument qu’est notre Placido.

Placido Domingo, Francesco Meli, Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster
Placido Domingo, Francesco Meli, Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster

À l’autre bout du spectre, le Manrico du jour, Francesco Meli, une voix très claire qui en duo avec Domingo, donne deux couleurs ténorisantes différentes, mais qui est clairement identifiable et totalement lumineux. Francesco Meli a longtemps chanté des parties plus légères et plus bel cantistes, mais la voix s’est étoffée, sans perdre ses qualités de contrôle extrême et son magnifique phrasé. Son Ah si ben mio est un modèle de poésie, de douceur, avec des notes merveilleusement filées, des aigus triomphants, une retenue et une musicalité aux antipodes du ténor démonstratif et histrionique. Et Trovatore oscille entre héroïsme et bel canto.
Évidemment, il a plus de mal dans l’héroïsme et son Di quella pira reste en deçà des habitudes. Mais Manrico n’est pas, heureusement réductible à Di quella pira. Son aigu final est étouffé par l’orchestre, et la note grave qui suit presque plus réussie (Gatti joue toute la partition, avec les da capo, sans aucune coupure)…Meli ne fait pas de cirque, et on ne lui en tiendra pas rigueur, car les ensembles sont extraordinaires de précision et de musicalité. Une fois de plus, je veux dire et répéter que le trio final Leonore-Azucena-Manrico est un pur chef d’œuvre. Et Francesco Meli est vraiment à la hauteur des autres, convaincant et engagé.
J’attendais Marie-Nicole Lemieux, qui aborde les mezzos verdiens (Miss Quickly) et qui apporte toutes les qualités de sa longue fréquentation du répertoire baroque : diction, précision des rythmes, utilisation pleine de l’ensemble du registre  avec des graves incroyables de précision, de profondeur et de justesse. Si les aigus ne sont pas toujours aussi larges qu’on pourrait souhaiter, et même quelquefois un peu criés, elle est un tel personnage, elle est tellement engagée et tellement musicale qu’on ne peut que saluer une prestation qui la projette immédiatement dans les mezzos à suivre dans ce répertoire : il est évident qu’on songe à Amnéris…Elle est incontestable : y compris dans la manière bouffe dont elle chante stride la vampa avec cette liberté de ton un peu ironique et de style qu’on n’attendrait pas dans un air où l’on a droit habituellement à des yeux révulsés et exorbités : il est vrai que la mise en scène en fait un guide de musée…ça aide. Mais quelle intelligence et quelle musicalité.

Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster
Anna Netrebko © Salzburger Festspiele / Forster

Enfin Anna Netrebko.
J’avais été un peu déçu dans sa prestation il y a un mois environ en Lady Macbeth, dans une mise en scène qui en faisait un personnage vulgaire et avec un chef qui n’avait pas l’attention et la précision rythmique voulue. La voix, large, ne trouvait pas son assise dans les parties les plus raffinées (scène du somnambulisme) et les filati étaient mal dominés.
Je craignais que dans Leonora, qui alterne des parties spinto et des parties plus contenues, avec des aspects bel cantistes fortement marqués alternant avec des ensembles vifs, rythmés, forts, elle n’ait les mêmes difficultés.
Mais non : de ma vie de mélomane, c’est la plus belle Leonore entendue depuis Renata Scotto. Une voix homogène, large, sûre à l’aigu, et hypercontrôlée, avec des notes filées à se damner, des mezze voci de rêve et surtout dans la seconde partie. D’amor sull’ali rosee est un sommet de lyrisme, de poésie, et aussi un sommet technique, où il y a tout, agilité, douceur, couleur diversifiée. A dire vrai, c’est unique, et tellement vécu, tellement chaud, tellement vibrant. Plus la voix se chauffe et plus c’est convaincant : Tacea la notte placida au premier tableau restait un peu en retrait notamment à l’aigu, avec quelques problèmes pour placer la voix. Mais peu à peu l’assurance aidant, la voix croît  en assurance et cela devient totalement bluffant. Et j’en reviens à ce trio final Manrico-Azucena-Leonora: si vous regardez la retransmission d’Arte le 15 août prochain (et regardez la…), attendez ces dix dernières minutes : le ciel descend sur terre.
Et c’est là qu’on entend un chef : Daniele Gatti accompagne la chanteuse avec une attention et une délicatesse déterminantes.  Netrebko est une chanteuse très attentive aux rythmes, une chanteuse dans le travail à l’opposé de l’image glamour et légère que les medias lui donnent, elle cherche sans cesse à épouser le rythme et la pulsion voulue par  le chef sans vouloir imposer son tempo et ses exigences de diva chantante, et c’est le triomphe de la musique qui nous est donné ici. Merci Gatti, merci Netrebko.

Lever de rideau © Salzburger Festspiele / Forster
Lever de rideau © Salzburger Festspiele / Forster

Dans cet océan de pure musique, Alvis Hermanis a été gêné par une histoire il est vrai assez difficile à rendre sensible aujourd’hui, d’autant que le public dans Trovatore, attend d’abord le chant, puis éventuellement le chef, mais sûrement pas la mise en scène : on a vu les broncas qui ont accueilli les expériences de Regietheater dans Verdi de Hans Neuenfels, qui a fait deux Trovatore pourtant relativement appréciés  à Berlin et à Nuremberg. Hermanis se demande comment relier notre univers et notre monde à cette histoire assez improbable du passé. Il a en plus à disposition le plateau difficile du Grosses Festspielhaus.
Hermanis n’est pas un provocateur ou un conceptuel : il cherche à créer du lien cohérent entre une trame difficile et un spectateur qui ne veut pas dans Trovatore être dérangé par les fantasmes du metteur en scène.
Alors il va travailler presque exclusivement sur la forme, en créant une ambiance d’emblée consensuelle, celle des salles essentiellement italiennes (il y a quand même la seconde école de Fontainebleau) d’un Musée qui sont un concentré de tous les chefs d’œuvres que nous connaissons, des Madones de Raphael aux portraits de Bronzino ou de Piero della Francesca en essayant de créer du lien entre italianità picturale et italianità musicale déjà par une homogénéité de la couleur (quarante nuances de rouge, qui est la couleur dominante : rouge sang, rouge passion, rouge chaleur, rouge feu et flamme) et en partant d’un tableau de Bronzino, très fameux, le portrait d’Éléonore de Tolède.

Portrait d'Éléonore de Tolède de Bronzino
Portrait d’Éléonore de Tolède de Bronzino

Tolède et Éléonore : Espagne et prénom nous renvoient à l’univers du Trovatore. Ainsi la trame part-elle des histoires racontées devant ce tableau par le guide (Ferrando, excellent Riccardo Zanellato, basse chantante bien connue à Lyon qui fut Fiesco dans le dernier Boccanegra) et de fait Leonora apparaîtra dans la même robe qu’Éléonore de Tolède dans le tableau.
Et la mise en scène ne sera que fantasme des personnels du musée, Leonora en est une gardienne, avec sa collègue Ines, tout comme Luna sans doute amoureux de sa collègue, et qui la voit sous les traits du tableau de Bronzino. Seul, il Trovatore reste le fantasme projeté de tous, il n’est que Trovatore, et fixation fantasmatique de Leonora sur le fameux Joueur de Luth de Giovanni Busi (Il Cariani).

Le joueur de Luth de Giovanni Busi dit Il Cariano
Le joueur de Luth de Giovanni Busi dit Il Cariano

Nous sommes à mi-chemin entre le film La nuit au Musée de Shawn Levy (2007) et le Cabinet des Figures de cire (Der Wachsfigurenkabinett) de Paul Leni et Leo Birinsky (1924) sans avoir le comique de l’un ni l’expressionisme inquiétant de l’autre. Ainsi, le personnel du musée se transforme-t-il qui en Leonora, qui en Luna (homme de pouvoir, habillé en Federico di Montefeltro de Piero della Francesca)

Portrait de Federico di Montefeltro  de Piero della Francesca
Portrait de Federico di Montefeltro de Piero della Francesca
, et permet des tableaux très bien éclairés, très bien composés, avec des mouvements de chœur (des Bohémiens) esthétiquement réglés avec élégance, tout en évitant les éléments trop réalistes : pas d’enclumes chez les Gitans qui évoquent les Gitans sans être tout à fait des Gitans, pas trop de combats etc…tout cela semble lointain et brumeux, dans les brumes rougeoyantes des fantasmes. Le résultat en est un travail assez minimaliste, malgré les changements incessants de cloisons et de murs pour faire évoluer l’espace, et il faudrait du temps pour étudier les liens de chaque tableau avec l’histoire, car les choix sont quelquefois chargés de sens : les nombreuses Madones à l’enfant, pour cette histoire de rapports mère-fils si prégnants, en sont la preuve. La dernière scène, où tout se révèle, est par exemple jouée contre un mur où sont projetées trois Madones à l’enfant.

 

Anna Netrebko en gardinne de Musée rêveuse © Salzburger Festspiele / Forster
Anna Netrebko en gardinne de Musée rêveuse © Salzburger Festspiele / Forster

Une mise en scène qui à la Première a recueilli un global assentiment, malgré quelques rares huées, de tradition à une Première, et qui constitue un écrin à l’histoire sans trop intervenir dedans, sans trop transposer et donc au total assez sage et assez juste.
En conclusion, ce Trovatore est une fête, qui permet de constater avec soulagement qu’on peut le jouer magnifiquement aujourd’hui, avec une distribution inattendue et grandiose et un chef qui sait son Verdi ; cette saison, après Traviata et Falstaff, Daniele Gatti est en train d’imposer un Verdi au raffinement surprenant, d’une réelle sensibilité et d’une très grande épaisseur. Il révèle des profondeurs auxquelles ces dernières années on n’était plus habitué dans ce répertoire. J’ai suffisamment déploré dans ce Blog l’absence de grands moments verdiens pour saluer cette manière de Verdi-Renaissance.
Salzbourg a osé Trovatore, Salzbourg a apparemment réussi son coup.
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Scène finale © Salzburger Festspiele / Forster
Scène finale © Salzburger Festspiele / Forster

TEATRO ALLA SCALA 2014-2015: LA NOUVELLE SAISON

 

La Scala: façade
La Scala: façade

Un peu tardivement, mais c’est assez traditionnel, la scala et son nouvel intendant Alexander Pereira a présenté sa saison, qui doit cette année briller de mille feux à cause d’EXPO2015, l’exposition universelle de Milan du 1er Mai au 31 Octobre. Les choses ont dû être un peu précipitées, parce que visiblement toutes les distributions ne sont pas bouclées et les alternances de distributions encore floues, mais enfin titres, dates et chefs sont donnés.

Voilà ce qu’on appelle une saison charnière : on pensait l’avenir de la Scala consolidé par le passage de témoin entre Stéphane Lissner et Alexander Pereira, plus tôt que prévu, qui arrangeait Lissner arrivant à Paris plus tôt, et Pereira qui pouvait quitter Salzbourg la tête haute après le grave conflit avec la présidente du directoire, Helga Rabl-Stadler à propos du déficit du Festival. C’était sans compter sur la situation milanaise, avec une EXPO engluée dans les scandales des « appalti » (les marchés) truqués qui ont vu réapparaître ceux-là même qui avaient été dénoncés à l’époque de mani pulite. Dans une situation pareille, sans doute Pereira a-t-il été l’objet d’un « complot » visant à le faire tomber lui aussi (la place est bonne et cela grenouille fortement autour), en l’accusant de prise illégale d’intérêt.  Si c’était le cas, pourrait-on penser que le conseil d’administration de la Scala le laissât en place ? Il est pourtant en place et a présenté la saison. Tout en étant en quelque sorte en sursis. Peut-on alors penser que Pereira, qui n’est ni un ange, ni un naïf, va se laisser humilier de la sorte ? Le feuilleton n’est pas fini, plus Dallas que Joséphine Ange Gardien.
On a appelé Pereira pour sa capacité à séduire les sponsors et à amener de l’argent. C’est sa réputation depuis Zürich. Son passage à Salzbourg n’a pas été aussi réussi, ni du point de vue artistique (un court bilan contrasté), ni du point de vue financier (un déficit). À Zürich, c’était un prince qui faisait à peu près ce qu’il voulait. À Salzbourg, ce n’était pas le cas et à Milan, c’est encore plus complexe. Il y a les problèmes claniques, assez fréquents en Italie, des débats autour de la programmation de la Scala : on a beaucoup reproché à Lissner ces dernières années ses choix, et notamment  dans le répertoire italien, par exemple cette dernière Traviata d’inauguration très discutée et certains lui reprochent violemment les choix de mises en scène. Le public de la Scala n’a jamais été ouvert, c’est un public conservateur, qui vient voir et revoir ses opéras favoris, dont le XXème ne fait pas vraiment  partie (sauf Puccini…). La dernière Elektra mise en scène par Chéreau, pourtant un immense succès, n’a jamais affiché complet.
Et ce type de comportement n’est pas récent. Jamais ou rarement (Wagner excepté peut-être) les opéras qui sortent à peine des sentiers battus ne font le plein, quels qu’en soient les protagonistes. Lissner lui-même finissait par être lassé : les huées permanentes des puristes de type « Corriere della Grisi », l’impossibilité de trouver des distributions incontestées pour le répertoire italien -et ce n’est pas une question de chanteurs italiens ou non, puisque la Bartoli ne peut (presque) plus mettre le pied à Milan- ne permettent plus, au-delà d’un certain point, de gérer une vraie programmation ouverte. J’ai souvent souligné le paradoxe des meilleurs spectacles  à la Scala qui sont des opéras hors de son répertoire traditionnel : cette année par exemple La Fiancée du Tsar ou Les Troyens, ou Elektra, et surtout pas des opéras italiens (Traviata mise à part, c’est du moins mon avis, mais je sais qu’il n’est pas vraiment partagé).
Il reste que la Scala ne peut être seulement le temple du bel canto ou de Verdi. Sa vocation de théâtre européen ou international, comme le soulignait jadis Cesare Mazzonis, dernier grand directeur artistique de la maison, dernière figure d’intellectuel expert, oblige à des choix aussi ouverts que ce qui se fait ailleurs. En ce sens, l’appariement avec la Staatsoper de Berlin, Barenboim oblige, a plutôt été une bonne chose.
Une saison de la Scala doit donc par force avoir au moins 50% de répertoire italien, le reste se divisant entre russe, français, allemand pour l’essentiel. La question de la mise en scène se pose fortement dans un pays où les hommes de théâtre de référence se font rares ou triomphent ailleurs (Castellucci) et où le public est peu éduqué à la chose théâtrale : on n’a pas encore digéré la mort de Giorgio Strehler, et Luca Ronconi encore vivant, et je l’adore, ne peut représenter à son âge un avenir mais seulement des souvenirs. Les difficultés identitaires et artistiques du Piccolo Teatro qu’il dirige actuellement en disent d’ailleurs long.
L’apparition sur le marché de Damiano Michieletto coqueluche actuelle de nombreux théâtres, est en train de corriger un peu le tir, mais son dernier Ballo in maschera n’a pas totalement convaincu le public milanais.

Quadrature du cercle donc que de gouverner ce théâtre. Pereira a d’ailleurs mis le mani avanti en priant le public des poulaillers d’avoir un comportement civil. Quel aveu le jour d’une présentation de saison !
Voici donc la saison 2014-2015, la saison de l’EXPO universelle pour laquelle un effort tout particulier a été fait. Comme Lissner à Paris avec Joel, Pereira assume l’héritage Lissner : le Fidelio inaugural est évidemment un projet de l’ancien team. Mais la saison, destinée au public très international qui visitera l’EXPO, se doit aussi de correspondre à l’image que le touriste moyen se fait de la Scala, on verra donc Tosca, La Bohème, Turandot, L’Elisir d’amore, Lucia di Lammermoor, Aida, Cavalleria Rusticana et Pagliacci, Il Barbiere di Siviglia, Otello (de Rossini), Falstaff, et l’incoronazione di Poppea (cette dernière production sans doute trop raffinée hors expo).

Deux parties dans l’année, de décembre à mai et de mai à novembre (EXPO).

Décembre-Mai

C’est Fidelio, qui ouvre la saison en décembre, dernière apparition de Daniel Barenboim sur le podium, dans une mise en scène de Deborah Warner, qui a déjà mis en scène Death in Venice de Britten  en 2011 : avec Deborah Warner, on est loin du Regietheater, mais c’est une femme intelligente dont je n’ai vu que des spectacles très défendables, avec une bonne distribution : Anja Kampe et Klaus Florian Vogt qui reprendra Florestan, un rôle qu’il n’a pas abordé depuis 2010  (il l’a chanté à Bordeaux en 2007 comme le signale un lecteur que je remercie – voir le commentaire ci-dessous), Mojca Erdmann et Florian Hoffmann, ainsi que Falk Struckmann,  Peter Mattei et Kwanchoul Youn. Une distribution incontestablement solide, voire stimulante pour Vogt.

Suivra (Janvier) Die Soldaten une première à Milan, dans la production de Salzbourg d’Alvis Hermanis. Le spectacle aura bien du mal à entrer dans l’espace scaligère, qui n’a rien à voir avec la Felsenreitschule de Salzbourg. Il sera intéressant de voir ce que devient  le décor impressionnant de Hermanis, mais aussi certaines scènes désormais célèbres (la Funambule). Ingo Metzmacher  dirigera l’orchestre de la Scala, et la distribution est assez semblable à celle de Salzbourg en 2012 avec Laura Aikin en Marie, Daniel Brenna en Stolzius, Okka von der Damerau, Gabriela Beňačková, Cornelia Kallisch, ce qui nous assure un niveau musical exceptionnel. J’ai écrit combien le travail d’Hermanis, séduisant au premier abord, m’était apparu fade face aux productions plus récentes de  Bieito (Zürich 2013/Berlin 2014) et Kriegenburg (Munich 2014) mais c’est l’occasion de la revoir. Gageons qu’il y aura des places….
De l’opéra du XXème – du siècle dernier, il y a environ 50 ans- , on passe aux origines, avec l’Incoronazione di Poppea (Février),  dans la production de Robert Wilson en scène en ce moment à Paris  avec au pupitre, comme à Paris, l’excellent  Rinaldo Alessandrini et dans la distribution Miah Persson, Monica Bacelli, Sara Mingardo; aussi une création, pour qui aime les sublimes lenteurs répétitives du maître américain.
Du 15 février au 14 mars, une nouvelle production d’Aida (la troisième vue à la Scala depuis 10 ans) confiée  à Peter Stein, avec Kristin Lewis (Aida) et Anita Rachvelishvili (Amneris) Fabio Sartori en Radamès, Carlo Colombara et Matti Salminen, tandis que George Gagnidze et Ambrogio Maestri alterneront dans Amonasro. Une distribution honnête sans être renversante, sous la baguette de Lorin Maazel, qui revient diriger Aida (il la dirigea en 1985, pour l’inauguration de la saison, production Ronconi avec Luciano Pavarotti et Maria Chiara). Vu la manière dont le public de la Scala l’a accueilli dans ses récentes apparitions, je prévois quelque agitation orchestrée bien sentie.
De fin février au 17 mars 2015, Lucio Silla de Mozart, une œuvre historiquement liée à Milan, où elle a été créée en 1772 au Regio Teatro Ducale dont l’incendie trois ans plus tard provoquera la construction de la Scala. C’est une équipe spécialisée dans le travail sur le baroque, le couple canadien Marshall Pynkoski pour la mise en scène et son épouse Jeannette Zingg pour la chorégraphie, qui assurera la production, venue avec armes et bagages de Salzbourg. Rappelons pour mémoire que la précédente production maison (coproduction avec La Monnaie qu’on a vue aussi au théâtre des Amandiers de Nanterre, était signée Patrice Chéreau et Richard Peduzzi).
Elle sera dirigée par Marc Minkowski, avec notamment l’excellente Marianne Crebassa et Rolando Villazon en alternance avec Kresimir Spicer (si j’ai bien lu le site de la Scala, très peu explicite pour les distributions, sans doute parce qu’elles ne sont pas complètes). A voir pour l’œuvre et pour la production.
Avec Carmen du 22 au 26 mars et du 4 au 16 juin commence la série des grands standards touristiques qui vont illustrer le reste de l’année, dirigée par Massimo Zanetti, qui n’est pas un mauvais chef mais dont les débuts prometteurs ne furent pas suivis d’une carrière de grand relief, dans la production d’Emma Dante, bien connue désormais, avec en alternance Elina Garanča (mars probablement) et Anita Rachvelishvili (juin) dans Carmen, Elena Mosuc et Nino Machaidze dans Micaela (deux voix de formats différents) et José Cura alternant avec Francesco Meli, deux ténors au répertoire et à la typologie vocale là aussi très différents. Une reprise honnête, d’une production correcte, sans qu’il y ait de quoi se précipiter sur le site pour réserver des billets.

 

EXPO 2015 MIlan: 1/05/2015- 31/10/2015
EXPO 2015 MIlan: 1/05/2015- 31/10/2015

De mai à fin octobre: L’EXPO

Pour l’ouverture de l’EXPO et presque seconde ouverture de la saison (ouverture au moins des opéras-EXPO), du 1er au 23 mai 2014, Turandot de Giacomo Puccini, dirigé par Riccardo Chailly, dans une mise en scène de Nicolaus Lehnhoff. Le vétéran de la scène allemande, dont on connaît à la Scala (et à Lyon) le Lohengrin et dont à Paris on a connu Die Frau ohne Schatten (1972, 1980) mais surtout cette saison La Fanciulla del West sera-t-il accueilli avec les égards dû à son âge par les hueurs professionnels de la maison ?
La distribution, au moins féminine, devrait satisfaire les aficionados puisque Nina Stemme en Turandot passera des saloons à la cité interdite et Maria Agresta sera une Liù sans doute émouvante. Du côté des hommes,  c’est moins excitant : le très solide Aleksandr Antonenko ne me paraissant pas un Calaf apte à faire rêver.

Mais évidemment, c’est le choix par Chailly (qui l’a enregistré) du final réécrit par Luciano Berio qui fait événement, dans le théâtre où l’œuvre fut créée il y a presque 90 ans, le 25 avril 1926 et pour laquelle Francesco Alfano écrivit la scène finale, jouée dans tous les théâtres. On viendra tous, évidemment, pour écouter ce que donne, à la scène, cette version radicalement différente de celle de Franco Alfano, sous la direction du tout nouveau directeur musical de la maison, notable interprète de Puccini.
Voilà maintenant me faire mentir puisque j’ai assimilé la période Mai-Novembre à la saison touristique de la Scala, alors que le théâtre affiche même une création de Giorgio Battistelli, du 16 au 29 mai 2015, CO2, qui verra débuter dans le temple milanais le jeune chef allemand Cornelius Meister, très apprécié, dans une production de Robert Carsen. Le livret, inspiré de l’ouvrage d’Al Gore, An inconvenient Truth, est une méditation sur la fin de la planète due aux désastres écologiques, en lien avec les thématiques de l’EXPO, avec dans la distribution l’excellent Anthony Michaels Moore. Avec Fin de Partie, de György Kurtag, coproduction avec Salzbourg qui clôt la saison comme son nom l’indique, ce seront les concessions au « modernisme » que même cette programmation sage va se permettre.

Exceptionnellement, à cause d’EXPO 2015, le Teatro alla Scala restera ouvert pendant l’été, et présentera une sorte de Festival Italien, illustrant évidemment le répertoire traditionnel de la maison, on verra donc successivement :

–       Du 28 mai au 11 juin : Lucia di Lammermoor dans la production maison actuelle de Mary Zimmermann, dirigé par Stefano Ranzani (bof bof) avec Diana Damrau et Elena Mosuc en alternance face à Vittorio Grigolo (et Juan José De Leon ?). Belle distribution, chef très passable. On peut faire l’impasse…

–       Du 12 au 23 juin, il sera impossible d’avoir des places à Cavalleria Rusticana/Pagliacci, dirigé par Carlo Rizzi (Moui…), mis en scène par Mario Martone. Elina Garanča (Santuzza, étonnant !) et Jonas Kaufmann (Compare Turiddù), dans Cavalleria Mara Zampieri dans Mamma Lucia, tandis que Marco Berti et Fiorenza Cedolins chanteront  I Pagliacci. Pour Jonas, et peut-être  Garanča…on courra.

–       Du 22 juin au 9 juillet, Tosca dans la production de Luc Bondy (MET, Munich, Scala) dirigé par Carlo Rizzi  qui signera le retour de Roberto Alagna (corrida avec le poulailler en perspective ?) avec Béatrice Uria-Monzon et Zeljko Lučić. Intéressante distribution, si Lučić fait le job. Le chef Carlo Rizzi au moins défendra l’œuvre, comme dans la production précédente.

–       Du 4 au 24 juillet, un Otello de Rossini, très rare à la Scala, dirigé par John Eliot Gardiner (rare, lui, dans Rossini), dans une production de Jürgen Flimm avec des décors d’Anselm Kiefer (c’est bien lui qui aura la vedette), et une belle distribution, Juan Diego Florez, Olga Peretyatko et Gregory Kunde : vaudra sans doute le voyage . A noter dans les tablettes.

–       Du 27 juillet au 10 août, Il Barbiere di Siviglia, dans la légendaire production de Jean-Pierre Ponnelle dirigée par Massimo Zanetti, et avec une étrange distribution faite de solistes de l’académie de la Scala et de plusieurs générations de chanteurs : Ruggero Raimondi ( !), Leo Nucci (…) et Massimo Cavaletti. Ce sera curieux, et nostalgique en diable.

–       Du 19 août au 2 septembre, l’inévitable et l’inratable Bohème, emblème de la Scala dans la production historique de Franco Zeffirelli (créée par Herbert von Karajan en janvier 1963, déjà avec Freni). Qui n’a pas vu cette Bohème a fait une erreur coupable, avec son lever de rideau au deuxième acte applaudi à chaque fois à scène ouverte depuis 50 ans. Une Bohème avec un vrai chef, Gustavo Dudamel, qui l’a déjà dirigée à Berlin – certes c’était un peu décevant, mais c’était il y a déjà longtemps- , et une distribution alternant Maria Agresta/Ailyn Pérez, Vittorio Grigolo/Ramon Vargas, Massimo Cavaletti/Gabriele Viviani. Allez-y, elle vaudra quelques larmes d’été…

–       Du 18 septembre au 13 octobre, une vraie production de remplissage, hommage aux années de Zürich de Pereira, qu’il a dû faire monter rapidement pour combler un trou, L’Elisir d’amore, de Donizetti, dirigé par l’inusable Nello Santi, habitué de Zürich, un chef de répertoire d’une sûreté à toute épreuve, que nous connaissions bien à Paris au temps de Liebermann (I Vespri Siciliani notamment, mais aussi Simon Boccanegra à la place d’Abbado l’année deux..) et qui fit de nombreux soirs de répertoire à Zürich. Autre compagnon de route de Pereira, Grischa Asagaroff, metteur en scène, qui revisite les vieilles mises en scène à ripoliner, actuellement en poste à Salzbourg. Un Elisir avec Vittorio Grigolo et Michele Pertusi, et le jeune ténor Atalia Ayan (qui doit alterner avec Grigolo : il y a 9 représentations entre septembre et octobre) ainsi que la jeune soprano talentueuse Eleonora Buratto. Bon, à visiter si vous êtes à Milan un soir de pluie et que Da Aimo e Nadia est complet ou fermé.

–       8 représentations automnales de Falstaff, du 14 octobre au 4 novembre, vont conclure la période de l’EXPO. Elles seront dirigées par Daniele Gatti dans la production très mondialisée de Robert Carsen que je viens de revoir à Amsterdam, mais avec une distribution un peu différente. À la Scala, c’est Eva Mei qui sera Alice, et Marie-Nicole Lemieux qui reprendra Quickly pour notre bonheur, Eva Liebau sera Nanetta, Laura Polverelli Meg Page, Massimo Cavaletti reprendra Ford et Francesco Demuro que les parisiens désormais connaissent bien (c’est l’Alfredo d’une Traviata inoubliable, je crois) sera Fenton. Mais l’intérêt c’est le Falstaff de Nicola Alaimo, qui devrait nous enchanter. Pour Gatti d’abord, pour Alaimo ensuite et pour Lemieux, allez-y, et si vous arrivez avant le 31 octobre, vous aurez même la possibilité de visiter l’EXPO.

–       Enfin, l’année de la Scala se terminera par Fin de Partie, un opéra de György Kurtag qui devait être créé à Salzbourg cette année, mais remplacé apparemment par une autre création de Dalbavie, Charlotte Salomon. Le spectacle, mis en scène par Luc Bondy, sera dirigé par Ingo Metzmacher et chanté en français entre autres par Jean-Sebastien Bou et Marie-Ange Todorovitch, pour 7 représentations entre le 29 octobre et le 13 novembre. Comme le rappelle le « pitch » de la Scala, Claudio Abbado avait dirigé des pièces de Kurtag sur des textes de Samuel Beckett et c’était un compositeur qu’il affectionnait. György Kurtag reste l’une des références de la composition aujourd’hui.

Au total, 19 titres, si l’on compte en sus deux événements exceptionnels

–       Werther, dirigé sous forme concertante par Georges Prêtre (depuis toujours très aimé à Milan) à l’occasion de ses 90 ans, avec Roberto Alagna, Béatrice Uria-Monzon et Laurent Naouri les 23 et 25 novembre 2014.

–       Une soirée dédiée à Donizetti par Edita Gruberova, qui osera les trois scènes finales des trois opéras « des reines » le 23 juillet 2015, Lucrezia Borgia, Anna Bolena, et Maria Stuarda avec au pupitre Marco Armiliato. À cette occasion, elle sera entourée des solistes de l’Académie de la Scala (« Accademia di Perfezionamento per Cantanti Lirici del Teatro alla Scala »).

 

La saison, qui s’efforce de réunir des distributions homogènes et dignes (pas d’Oksana Dyka à l’horizon), bien sûr manque d’imagination sur les titres proposés pendant la période de l’EXPO, mais cela fait partie du jeu obligatoire. Il reste que beaucoup de production peuvent attirer. Mais l’effort sur les œuvres modernes (Die Soldaten, Fin de partie et CO2) est non seulement louable et inattendu, mais surtout immense pour un théâtre qui a souvent eu du mal avec les œuvres d’aujourd’hui (encore que les Stockhausen et les Nono des années Abbado…). C’est évidemment stratégique, il s’agit de donner le change, pour montrer que la Scala est un théâtre ouvert à la création, moderne, un vrai théâtre d’aujourd’hui et pas un conservatoire de fossiles. Il s’agissait peut-être aussi de proposer une porte de sortie à Fin de Partie, qui ne sera pas présenté à Salzbourg cette année alors que c’était prévu. D’ailleurs, effectivement Salzbourg a fourni à Pereira l’occasion d’importation de productions : on l’en a accusé, mais le public se plaindra-t-il ? Enfin, l’idée des deux inaugurations, l ’une d’adieu par Barenboim  le 7 décembre avec Fidelio, et l’autre d’ouverture de l’EXPO avec Turandot et le nouveau directeur musical, est habile. Au total, la saison est peut-être pour partie touristique, mais elle ne manque pas d’allure et donne quelques occasions de passer le Simplon  le Fréjus, ou le Mont Blanc, en tous cas les Alpes.
L’EXPO donne aussi l’occasion  d’accueillir à Milan la fine fleur des orchestres internationaux dans une saison symphonique je crois unique dans les annales du théâtre, dans une ville dont les concerts symphoniques ne font pas vraiment partie de la culture, et dans un théâtre où les orchestres invités sont de plus en plus rares. Rome à ce titre est un peu plus gâtée.
Alors, les milanais doivent se réjouir en 2014-2015 d’entendre outre l’Orchestre de la Scala et son frère le Philharmonique de la Scala, les Wiener Philharmoniker (Jansons, dans Mahler 3), les Berliner Philharmoniker (Rattle, dans Bruckner 7), l’Orchestre de Paris (Paavo Järvi), Le Cleveland Orchestra (Franz Welser Möst) plusieurs orchestres vénézuéliens dont l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar (Gustavo Dudamel), le Concentus Musicus de Vienne (Harnoncourt), le Boston Symphony Orchestra (Andris Nelsons), le Budapest Festival Orchestra (Ivan Fischer) ou l’Orchestra dell’Accademia Nazionale di Santa Cecilia (Pappano) et l’Israel Philharmonic Orchestra dirigé par Zubin Mehta. Le mélomane milanais pourra enfin entendre des chefs qui n’ont jamais été vus à Milan. Et Last but not Least, Pereira ose imposer Cecilia Bartoli dans un concert Vivaldi, concert final de l’EXPO dirigé par Diego Fasolis avec ses « Barocchisti ».

Incontestablement, la saison a bien plus d’attraits et d’intérêt que d’autres saisons plus proches de nous, mais sans discuter sur les titres, ce qui frappe, c’est que les choix de chefs sont pertinents pour la plupart des titres : Chailly, Metzmacher, Maazel, Alessandrini, Gatti, Barenboim, Dudamel, Eliot Gardiner sont des chefs de premier plan : quel théâtre d’opéra peut se permettre d’en afficher autant en même temps ?
Allez, réservez vos avions ou TGV, vos hôtels et vos billets : 2014-2015 sera aussi milanais. On peut discuter, pinailler, sghignazzare : La Scala, malgré les vrais/faux scandales, fait honneur cette année à son nom. [wpsr_facebook]

Scala: la salle
Scala: la salle

DE NATIONALE OPERA AMSTERDAM 2013-2014: FALSTAFF de GIUSEPPE VERDI LE 7 JUIN 2014 (Dir.mus: Daniele GATTI, Ms en sc: Robert CARSEN)

Falstaff (Ambrogio Maestri) au troisième acte © De Nationale Opera
Falstaff (Ambrogio Maestri) au troisième acte © De Nationale Opera

Pour une description détaillée de la production, je vous renvoie au compte rendu de représentation de la Scala dirigée par Daniel Harding (2 février 2013)

L’orchestre du Concertgebouw descend en fosse à peu près une fois par an, à l’occasion du Holland Festival, au mois de juin. Cette année, c’est pour Falstaff confié à Daniele Gatti avec lequel il entretient une belle relation (rappelons la magnifique IXème de Mahler l’an dernier à Lucerne).
Cette production de Falstaff, confiée à Robert Carsen, a déjà fait les beaux jours de Londres, Milan, New York,  maintenant Amsterdam et bientôt Toronto. Daniele Gatti l’a déjà dirigée à Londres, pendant que bonne partie de la distribution y a déjà chanté, Lisette Oropesa à New York, Massimo Cavaletti à la Scala, Ambrogio Maestri à la Scala, à Londres et à New York…

Robert Carsen le 7 juin 2014
Robert Carsen le 7 juin 2014

J’ai rendu compte de la production lors des représentations scaligères en février 2013, dirigées par Daniel Harding, avec Bryn Terfel en Falstaff. Mon opinion sur le travail de Robert Carsen n’a pas changé : c’est l’une de ses mises en scènes réussies, qui pose à la fois la question de l’individu, seul et abandonné, qui continue de vivre comme avant alors qu’il n’a plus d’argent, au milieu des reliques d’une vie comme des reliques de ses repas au lever de rideau. Carsen pose aussi la question de la rivalité des classes sociales, Ford, qui a fait fortune, veut établir sa fille, en bon bourgeois prévoyant et refuse la perspective qu’elle épouse Fenton, serveur dans le restaurant de l’hôtel de luxe  où se déroule la première partie dans cette production.
La cuisine américaine des années 50 où se déroule partie de l’acte II est applaudie à scène ouverte par le public hollandais ; c’est l’une des trouvailles les plus justes de ce travail pour caractériser l’intérieur bourgeois de ces ménagères, face au décor aristocratique où évolue Falstaff. Le troisième acte évidemment est moins réaliste, plus poétique, la scène est plus vide, les personnages presque évanescents.
La qualité de ce travail qui a été unanimement appréciée là où il a été présenté, était rehaussée ce soir (et le sera pendant toutes les représentations) par une qualité musicale exceptionnelle : une distribution très homogène, de haut niveau, et le joyau des orchestres, le Royal Concertgebouw  dirigé d’une main d’orfèvre par Daniele Gatti.

Car Falstaff est d’abord un opéra de chef.
À commencer par Arturo Toscanini dont ce fut l’un des chevaux de bataille, mais aussi Karajan, qui l’enregistra deux fois, et le fit à la scène (notamment de mémorables représentations viennoises), mais aussi Leonard Bernstein, mais aussi Carlo Maria Giulini, mais aussi Riccardo Muti, mais aussi Claudio Abbado, qui comme les autres l’enregistra, et le dirigea à Berlin (à la Staatsoper Unter den Linden) et en Italie, sans parler de Solti qui l’enregistra trois fois, et qui le dirigea à Salzbourg-Pâques , de James Levine, qui l’a encore dirigé au MET la saison dernière. En bref, les plus grands chefs s’y sont attaqués, comme à un monument qui ne souffre aucune médiocrité.
Pourquoi un opéra de chef ? D’abord, Verdi a conçu un opéra sans grands airs, du moins sans vision traditionnelle des airs, conçus ici dans la continuité de l’action, c’est aussi un opéra où les ensembles sont nombreux, et conduits avec une précision rythmique redoutable (notamment la seconde partie de l’acte I où l’ensemble des femmes mené par Alice fait écho à celui des hommes mené par Ford) qui doit beaucoup à l’école rossinienne: c’est non le chant qui conduit l’action, mais le fil sonore de l’orchestre, dont l’explosion initiale et la fugue finale donnent  la couleur, beaucoup de morceaux fugués, beaucoup d’ensembles, et des moments où l’orchestre explose brièvement, comme un claquement, en un rythme soutenu, voire quelquefois endiablé. Il y a dans Falstaff du Verdi, des citations d’Otello, des échos du Bal masqué, du Rossini, du Mozart aussi, comme une sorte de bilan d’un siècle d’une musique passée au crible de la lecture pétillante d’un jeune homme de 80 ans. Après Otello, c’est un virage à 180°, toujours Shakespeare, qui passionnait Verdi, mais un Shakespeare autre, inattendu, explosif, juvénile. Seuls des chefs de très grand niveau peuvent traduire cette complexité au niveau de l’orchestre, peuvent rendre lumineux cet écheveau d’échos, de rappels, de nouveautés, qu’est le Falstaff de Verdi.

Daniele Gatti le 7 juin 2014
Daniele Gatti le 7 juin 2014

Daniele Gatti a choisi une option très délicate, délicate au sens de difficile, et délicate au sens de fragile, raffiné, contenu. Son orchestre n’est jamais fort, son orchestre accompagne, il est continuo, il suit une conversation continue, il n’étouffe jamais les voix, il les laisse en valeur parce qu’il laisse en valeur l’intrigue, l’histoire, il laisse les choses se tresser entre la parole et la musique, entre la voix et l’instrument, pour produire une sorte de totalité syncrétique où tout se mêle sans jamais que le plateau domine l’orchestre ou l’inverse. Ainsi, il travaille sur les rythmes, sur les silences, sur un tempo soutenu, mais aussi sur la légèreté, sur la finesse, un peu comme dans sa Traviata scaligère. Il souligne l’écriture de Verdi par une lecture d’une grande clarté, par l’éclairage d’une partition rendue toujours lisible, sans jamais être écrasante, sans jamais donner dans le spectaculaire, mais cherchant sans cesse une fluidité, une continuité musicale d’une conversation sautillante tantôt et explosive tantôt.

Il est évidemment servi par l’excellent choeur d’Amsterdam, préparé par Bruno Casoni spécialement venu de la Scala, et par un orchestre, le Royal Concertgebouw qui pour ce type d’approche très fine, est unique : une mécanique de précision, des gradations sonores inouïes, faisant qu’on isole çà et là des moments qu’on n’avait jamais remarqués ;  les cordes sont d’une impensable légèreté, les bois d’une justesse et d’une précision diaboliques, le tout produisant une impression d’orfèvrerie de précision, sans jamais abandonner vivacité ni dynamique mais aussi avec des moments de retenue, de lyrisme, de poésie extatiques (notamment le troisième acte). On entend quelquefois Rossini, par les rythmes et la légèreté, la précision des ensembles, la fantastique mécanique des crescendos, on entend aussi le futur, les risques pris par Verdi, les chocs, les ruptures de ton, les limites avec lesquelles flirte le vieil homme. On entend dans cette interprétation d’une rare intelligence, dans cette interprétation pensée et repensée, le passé immédiat et le futur proche de la musique.
Quel bonheur ! Quel bonheur d’avoir un chef qui nous apprenne à écouter et à comprendre, au plus beau des claviers orchestraux, sur l’instrument idéal pour l’entreprise: le Concertgebouw.

Ambrogio Maestri le 7 juin 2014
Ambrogio Maestri le 7 juin 2014

À cette réussite orchestrale correspond une distribution qui s’est glissée dans le projet du chef avec une confondante homogénéité. Bien sûr elle est dominée par le Falstaff presque inévitable d’Ambrogio Maestri : il a le physique du rôle, il a la voix du rôle, une voix de pur baryton, plus que de baryton basse à la Terfel (qui est l’autre pôle, l’autre étoile au firmament falstaffien), il a en scène une présence, mais aussi une certaine élégance, voire une légèreté qui fait oublier son impressionnant volume. Il a aussi ce je ne sais quoi d’humain, de délicat, d’émouvant qui fait qu’il n’est jamais bouffon ou ridicule, il fait plutôt peine, on en serait presque solidaire. Grande interprétation.
Face à lui Ford de Massimo Cavaletti, lui aussi désormais habitué au rôle, très engagé scéniquement, très correct vocalement, peut-être juste un tantinet encore en sourdine par rapport aux grands Ford, qui sont souvent de futurs Sir John. Mais une belle présence et une voix encore juvénile et claire.

Paolo Fanale le 7 juin 2014
Paolo Fanale le 7 juin 2014

Fenton, c’est Paolo Fanale, désormais sur toutes les scènes dès qu’un bon rôle de ténor lyrique est à prendre. La voix est homogène, le chant est délicat, mais il manque un peu de rondeur, et notamment au deuxième acte, l’aigu se resserre et manque de projection. Pour tout dire, c’est au point mais manque un peu de personnalité et d’engagement musical.
Très bons et très efficaces le Cajus de Carlo Bosi, le Bardolfo de Patrizio Sauselli et le Pistola de Giovanni Battista Parodi.

Fiorenza Cedolins le 7 juin 2014
Fiorenza Cedolins le 7 juin 2014

Du côté des femmes, de magnifiques surprises, comme la Alice de Fiorenza Cedolins. J’ai toujours trouvé cette chanteuse très classique, trop pour mon goût, une sorte de chanteuse années 50, sans grande imagination. Elle fait une Alice magnifique, très débridée scéniquement (ce à quoi elle ne nous a pas habitués), mais surtout avec une palette de couleurs dans le chant, un contrôle technique alliant aigus sonores, notes filées, élégance, et diction impeccable. Cette Alice remarquable, une des meilleures entendues depuis longtemps, laisse espérer peut-être une explosion de cette personnalité un peu effacée quelquefois.

 

Lisette Oropesa le 7 juin 2014
Lisette Oropesa le 7 juin 2014

À côté d’elle, la merveilleuse Nanetta de Lisette Oropesa, que j’avais déjà beaucoup appréciée au MET dans Sophie de Werther (face à Kaufmann) : une voix fraîche, une tenue impeccable de la ligne de chant, un souffle qui permet de tenir les notes sans jamais faiblir, une diction modèle, comme souvent les chanteurs américains. Lisette Oropesa est l’exemple même de chanteuse américaine très préparée, techniquement sans failles, mais qui a aussi une vraie personnalité scénique, lumineuse, engagée. Quel bonheur elle diffuse!

Maite Beaumont, mezzo espagnole comme son nom ne l’indique pas, est une Meg Page sympathique, mais le rôle ne permet pas vraiment de faire exploser la voix ni la personnalité, il reste que le personnage est très bien campé.

Daniela Barcellona en Miss Quickly est très correcte, mais n’a pas la personnalité scénique d’une Marie-Nicole Lemieux qui m’avait tant plu à la Scala. Autant dans les Rossini, elle est irremplaçable, autant dans ce type de rôle elle ne frappe ni par son engagement, ni par le chant : elle ne colore pas beaucoup, elle n’entre pas vraiment dans la logique du personnage, elle reste un peu extérieure. Elle est seulement appliquée. Après sa Didon discutable, c’est le deuxième rôle dans lequel elle me déçoit un peu, en retrait par rapport à mes souvenirs extraordinaires d’il y a quelques années.
Ce fut une soirée triomphale, public debout pendant tous les applaudissements, une de ces soirées où les trois pieds de l’opéra, chef, metteur en scène, chanteurs étaient étroitement solidaires, et dans un théâtre qui a banni la médiocrité de ses programmes.
Le cœur était léger lors de la fugue finale qui a mis le public en joie : tutti gabbàti, et heureux. [wpsr_facebook]

Acte III © De Nationale Opera
Acte III © De Nationale Opera

DE NEDERLANDSE OPERA 2014-2015: LA PROCHAINE SAISON D’AMSTERDAM

Le caractère de l’opéra d’Amsterdam, c’est une qualité régulière, musicale comme scénique, et une ouverture vers la modernité et le contemporain. Dirigé depuis 25 ans par Pierre Audi, il possède un choeur, mais pas d’orchestre fixe, même si on y voit régulièrement  le Netherlands Philharmonic Orchestra et au moins une fois par an le Royal Concertgebouw. Ce sera encore le cas cette année (2014) pour un Falstaff (celui de Robert Carsen, vu à la Scala et ailleurs) de fin de saison dirigé par Daniele Gatti.
La saison 2014-2105 commence  le 2 septembre 2014 par six représentations d’une version scénique des Gurre-Lieder de Schönberg, avec notamment Burkhard Fritz, Emily Magee et Anna Larsson, mis en scène de Pierre Audi (décors de Christof Hetzer) et dirigé par le directeur musical Marc Albrecht (avec le Netherlands Philharmonic Orchestra). Immédiatement après, le 3 septembre et pour trois représentations, c’est au tour de l’Orfeo de Monteverdi dans la vision de Sasha Waltz, dirigé par Pablo Heras-Casado (avec le Freiburger Barockorchester et le Vocalconsort Berlin).
En octobre, Patrick Fournillier (et le Residentie Orchestra) dirigera L’Étoile de Chabrier pour huit représentations à partir du 4 octobre avec Chritophe Mortagne, Stéphanie d’Oustrac et Hélène Guilmette, dans une mise en scène de Laurent Pelly, qui signera aussi les décors et les costumes.
Du 10 au 29 novembre pour 7 représentations, une nouvelle production de Lohengrin de Wagner dirigée par Marc Albrecht (avec le Netherlands Philharmonic Orchestra) dans une mise en scène de Pierre Audi et des décors du plasticien Jannis Kounellis avec Nicolai Schukoff, Juliane Banse, Günther Groissböck, Michaela Schuster et Evguenyi Nikitin.
En décembre, 10 représentations de La Bohème, de Puccini avec le Netherlands Philharmonic Orchestra dirigé par Renato Palumbo, dans une mise en scène de Benedict Andrews (metteur en scène australien à qui on doit une mise en scène de Grands et Petits de Botho Strauss passée par le Théâtre de la Ville en 2012) et des décors de Johannes Schütz avec Atalla Ayan (Rodolfo) et Grazia Doronzio (Mimi).
Du 20 janvier au 8 février, Il Viaggio a Reims de Rossini pour huit représentations  avec le Netherlands Chamber Orchestra dirigé par Stefano Montanari (Le comte Ory à Lyon) et mis en scène par Damiano Michieletto (cela décoiffera pour sûr), avec une distribution honorable, Nicola Ulivieri, Roberto Tagliavini, Carmen Giannatasio, Juan Francisco Gatell, Anna Goryachova et Nino Machaidze. En même temps, l’Opéra présentera une adaptation (version nouvelle) pour quatre représentations qui a nom Ramble to Reims spécialement pour le jeune public, avec le Netherlands Chamber Orchestra, dirigé par Aldert Vermeulen et une mise en scène de Marcel Sijm.
L’Opéra se transporte fin février / début mars au Stadsschouwburg Amsterdam (siège du Toneelgroep de Ivo van Hove) pour  Tamerlano  et Alcina de Haendel avec Les Talens Lyriques dirigés par Christophe Rousset. Trois représentations de Tamerlano avec notamment Delphine Galou, Sophie Karthäuser et Christophe Dumaux, et trois représentations de Alcina avec notamment Sandrine Piau et Varduhi Abrahamian (comme à Zürich), le tout dans une mise en scène de Pierre Audi et des décors de Patrick Kinmonth (Samson et Dalila à Genève)  qui signera également les costumes avec le chœur de La Monnaie de Bruxelles (avec lequel le spectacle est en coproduction).
En mars et pour 10 représentations, Die Zauberflöte de Mozart dans la production de Simon McBurney (et les décors de Michael Levine) qu’on aura vu à Aix en Provence cet été, dirigée par Marc Albrecht – et Gergely Madaras fin mars- , avec notamment Maximilian Schmitt, Brindley Sherratt, Chen Reiss et Iride Martínez (Netherlands Philharmonic Orchestra).
En avril, Verdi à l’honneur avec Macbeth dirigé par Marc Albrecht (et le Netherlands Philharmonic  Orchestra) avec Tatiana Serjan et Scott Hendricks, ainsi que le Banco de Vitalij Kowaljow, dans une mise en scène d’Andrea Breth (et des décors et costumes de Martin Zehetgruber) (9 représentations à partir du 3 avril).
Il faudra nécessairement venir à Amsterdam en mai pour l’une des 7 représentations (à partir du 9 mai) du rarissime Benvenuto Cellini de Berlioz dirigé par Sir Mark Elder (avec le Rotterdam Philharmonic Orchestra) avec une jolie distribution, John Osborn, Orlin Anastassov, Laurent Naouri, Patricia Petibon et une mise en scène de Terry Gilliam (ex-Monty Python) et Leah Hausman (qui assure aussi la chorégraphie).
En juin, le Royal Concertgebouw Orchestra sera dirigé par Fabio Luisi pour une nouvelle production de Lulu de Berg, dans une mise en scène de William Kentridge et Luc de Wit, et des décors de William Kentridge et Sabine Theunissen. Mojka Erdmann sera Lulu, Jennifer Larmore la Geschwitz, Johan Reuter le Dr Schön et Alwa Daniel Brenna.
Même si je ne sens pas Luisi dans ce répertoire, une mise en scène de William Kentridge est attirante  et il faudra sans doute se rendre à l’une des huit représentations (première le 6 juin).
Comme toujours une saison équilibrée, stimulante par l’appel à des metteurs en scène imaginatifs et originaux, un peu moins cette année cependant par le choix de certain chefs. Mais peut-on résister à une Lulu‘ avec le Concertgebouw ou un Benvenuto Cellini? Et puis, Amsterdam (notamment pour un parisien) c’est une virée un dimanche, et un petit week-end charmeur  au bord des canaux: cela peut-il se refuser?
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TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: LA TRAVIATA, de Giuseppe VERDI, le 15 DÉCEMBRE 2013 (Dir.mus: Daniele GATTI; ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

 

Connaissez-vous les Fettuccine all’Alfredo? C’est la spécialité d’Alfredo, un célèbre restaurant romain Sans doute Tcherniakov s’en est-il souvenu en faisant pétrir la pâte à Alfredo au début très culinaire du deuxième acte  de cette Traviata scaligère, une production qui a fait buzz parce que c’est le rôle de la Prima du 7 décembre, mais qui ne mérite pas les sifflets qui l’ont accueilli, à aucun niveau.
En réalité, tous les fossiles de ce merveilleux théâtre de province ( au sens le plus péjoratif du terme, car il y a des théâtres, et surtout des publics, de la “province” autrement novateurs et stimulants, Lyon, Bâle, Cottbus etc…) qu’est la Scala se donnent rendez-vous le 7 décembre, les fossiles lyricomanes et les fossiles mondains,  souvent incultes, et pleins de l’acidité frustrée de ne plus avoir Callas au coin de la rue…Callas à laquelle leurs pères/pairs envoyaient sans doute les radis que la grande Maria, très myope, prenait pour des fleurs…
Oui, tout cela est désolant. Il y a à la Scala une race de médiocres qui se prennent pour les parangons du chant italien, pour les gardiens d’un temple qu’ils n’ont pas connu, et d’un répertoire qui ne trouve pas parmi les chanteurs du moment ses plus dignes défenseurs. Il est facile de leur répondre : qui pour Traviata aujourd’hui sinon des fantômes du passé, de jadis et de naguère ? Comme l’a dit un journaliste italien de mes amis, il faut interdire Verdi à la Scala.
Mais La Traviata de Liliana Cavani et Riccardo Muti en 1990 avait elle-aussi créé une telle attente (un titre non programmé depuis plus de trente ans !) que la direction en avait fait “La Traviata des jeunes” pour éviter que le public ne cristallise ses nostalgies sur les malheureux chanteurs. Il en était sorti un Alfredo radieux, Roberto Alagna, et un météore, Tiziana Fabbricini, qui avait un sens scénique incroyable et une voix particulière, presque déconstruite, dont elle usait des (nombreux) défauts pour construire une véritable incarnation.
Il en résulta un triomphe, mais quelles craintes pendant les semaines qui avaient précédé la Prima, truffée de claqueurs et de carabiniers!

Violetta & Alfredo Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Violetta & Alfredo Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

À défaut de Callas, de Scotto ou de Cotrubas, Diana Damrau et Piotr Beczala ont défendu l’œuvre avec honneur, et malgré les déclarations amères du «dopo Prima » ont montré qu’ils étaient de vrais professionnels, et mieux encore, d’authentiques artistes.
On a aussi beaucoup entendu des critiques acerbes de la mise en scène, elle serait« conventionnelle », sans intérêt, avec des scènes ridicules : Alfredo pétrissant la pâte, Violetta en pantoufles apportant les légumes, ou offrant le thé au vieux Germont (Acte II), on a même été horrifié de perruques (Acte I et III), justement conçues pour être horribles. Plus contrastées les opinions sur la direction musicale de Daniele Gatti, quelques uns l’ont huée (y compris ce dimanche), mais beaucoup –  la majorité – l’ont trouvée remarquable, stimulante, raffinée.

Je rejoins aujourd’hui, après avoir vu le spectacle, ceux qui, un peu déçus par la retransmission TV, ont modifié totalement leur opinion après avoir vu la représentation dans la salle.
Car Dmitri Tcherniakov a signé là un vrai travail de théâtre, avec des lignes de force qui se révèlent peu à peu et tiennent le spectateur en haleine, en agacement, ou en perplexité : dans ce travail, il ne faut pas  arrêter définitivement son avis dès le premier acte, mais au contraire faire confiance à l’artiste, qui fait du dernier acte, et notamment de l’addio del passato, la clé de gestes ou d’éléments laissés en suspens comme autant de signes (pris souvent pour des erreurs ou des fautes de goût) disséminés tout au long du déroulement de l’œuvre.
Tout comme Catherine Clément dans son beau livre « L’Opéra ou la défaite des femmes », Tcherniakov fait de Traviata une parabole de destins féminins, j’emploie à dessein le pluriel, car il y a deux femmes centrales dans cette production, Violetta, et…Annina, qui devient une figure spéculaire de ces vies ruinées. Annina, vêtue non comme la femme de ménage, mais comme une mondaine vieillie, très digne, physiquement marquante (cheveux courts rouges, en écho à un habit clinquant qui n’est pas sans rappeler celui de Violetta – couleur mise à part), une Annina qui serait une ancienne reine de Paris déchue et devenue une sorte de gouvernante/confidente de Violetta, image de son futur, mais aussi d’elle(s)-même(s). On suit ces regards croisés jusqu’à l’image finale, où les hommes (Alfredo, Germont, Grenvil) quittent la scène avant que Violetta ne meure, comme indifférents, avec le vague sentiment du devoir moral/social accompli, qui se retournent quand elle expire, mais qu’Annina chasse en les maudissant de ses deux mains ouvertes (« cinq dans tes yeux » comme on dit en Méditerranée):  les hommes sortent sans résistance ni même envie de rester.
À ce titre, lorsque Violetta se regarde au miroir au dernier acte, elle voit derrière le miroir Annina : alors qu’elle se mirait seule en scène au premier acte dès le lever de rideau, elle mire son futur au dernier, le futur sans avenir des femmes détruites.
Déjà le è strano du premier acte nous montrait une Violetta non en monologue, mais en dialogue avec Annina, comme en dialogue avec elle-même, et déjà le premier acte s’ouvrait comme le dernier acte se ferme, sur Annina et Violetta,  avec Annina en vierge de douleur contemplant son enfant/son double mort, addio del passato et del futuro.
En faisant interpréter Annina par Mara Zampieri, une ex-star du chant, face à Damrau, star d’aujourd’hui, Tcherniakov pose la relation métaphorique de la vie, de la vieillesse, de la relation présent/passé, proposant du même coup au spectateur de rêver au passé : si Callas eût vécu, elle eût pu être cette Annina-là. Et Mara Zampieri incarne de manière souveraine son personnage, d’une présence presque plus forte que celle de Damrau.

Duo Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Duo Acte I Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

Tcherniakov fait ainsi de La Traviata non un drame romantique sur un amour impossible et sacrifié, mais une histoire de huis-clos de femmes dans l’écrin pourri de la bourgeoisie décadente et oisive, revenue de tout, qui se moque de tout, et qui ne vit qu’une dolce vita de jet set sans âme et sans propos. Au premier acte, après l’intimité initiale où Annina habille doucement et tendrement Violetta, l’espace très fermé de l’appartement bourgeois est envahi de cette faune déconstruite, colorée, chevelue (avec les fameuses perruques horribles), très contemporaine là où Violetta a un côté décalé avec sa coiffure années trente, son look un peu compassé, et une maturité voulue qui ont fait dire qu’elle n’avait rien du rôle. C’est être peu attentif au propos de Tcherniakov que de penser que Damrau ne correspond pas au rôle: c’est justement parce qu’elle ne correspond pas aux fantasmes du rôle (mince, brune, callassienne) qu’elle est traviata, dévoyée, hors de la route, hors de la norme et du chemin. Damrau est Violetta parce qu’elle est hors piste, tout comme Zampieri est Annina parce qu’elle est «hors chant»…
Violetta est ici une femme plus mûre qui fait rêver les jeunes gens comme cela arrive quelquefois: en face un Alfredo gauche, qui se tort les mains, qui croise les jambes à l’unisson avec elle (acte I) pour imiter un style qu’il n’a pas, qui sourit béatement à tout sans jamais entrer dans rien. Ni même d’ailleurs entrer en couple. En témoigne le jeu des serrements de mains, motif récurrent dès le départ : Violetta retire sa main de manière badine lorsqu’on lui présente Alfredo. À son tour, il la retire de manière agressive pour l’humilier au III quand elle se tend implorante vers lui . En témoigne aussi son arrivée au IV, avec un bouquet de fleurs et un paquet cadeau, selon les conventions de sa caste, une arrivée formelle et habituelle quand on va voir une malade à l’hôpital, mais pas quand on va voir l’amour de sa vie qu’on a saccagé et qui va en mourir.
Alfredo ne peut répondre à l’urgence affective de Violetta: d’ailleurs tout nous dit qu’il a pris son temps : Violetta se plaint d’attendre une visite qui ne vient pas…è tardi….
Car l’acte IV est celui des vérités, quand tous les autres sont des actes du faux semblant. La vérité de Violetta, sans futur, la vérité d’Annina, seule face à Violetta son double , toutes deux seules face à la mort; la vérité d’Alfredo aussi, vu dans cette mise en scène comme un être immature, qui ne comprend pas ce qui (lui) arrive, plus infatuato que innamorato.
Tcherniakov fait ici de la chirurgie : tandis que Violetta se meurt plus de trop d’alcool et de médicaments (un suicide? c’est assez clair à mon avis) que de phtisie, il ne lui reste plus après le passage des huissiers, qu’une couette, une chaise, un miroir et quelques objets. Aux bouteilles d’alcool qui jonchaient les tables à l’acte I répondent au IV les fioles qui ne soignent plus, mais qui tuent, à la Violetta altière de l’acte I répond la poupée la figurant, avec sa robe bleue (déjà présente au II) reléguée dans un coin, et puis, traces supplémentaires du passé, la caisse de photos, d’images  du bonheur, qu’elle garde jalousement dans une boite qu’on a déjà vue aussi au II et qu’on revoit au IV…Tout dans ce IV tourne autour du passato, auquel on dit addio, un passé fragmenté, déconstruit, fait d’objets comme si dans cette vie de Violetta il n’y avait jamais eu que des objets. Le seul autre sujet c’est Annina:  ni Germont, ni Alfredo ne sont des figures possibles de sujets:  ils disparaissent au final penauds et inutiles, sans savoir ni quoi faire ni comment .
Acte nu, et vrai : il donne à l’évidence les clefs de l’œuvre, qu’on n’a pu repérer que de manière éclatée tout au long de l’opéra. Il donne la cohérence à un ensemble impossible à décrypter à première vue, et surtout pas à la TV.
Vu à la TV, ce travail est inabouti et conventionnel. Vu de la salle, il est d’une redoutable précision, et plein de détails signifiants qu’on prend pour des erreurs ou des fautes de goût.
Un premier acte fait d’un monde de déglingués chics, au milieu duquel évolue une femme qui n’est pas faite pour lui, qui tranche, qui s’habille pour la représentation sociale (scène initiale au miroir) et pour laquelle elle est en décalage: voir la manière dont elle pose en attendant la foule des déglingués qui fait littéralement irruption.

Acte II Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte II Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

Mais dans le II, on semble être aux antipodes de l’apprêt, dans cette simplicité et ce naturel qui serait le merveilleux écrin de l’amour: une maison de campagne avec tous les signes du bonheur simple et gemütlich, mais tellement ridiculement marqués qu’ils en deviennent artificiels, comme dans une maison de poupée, de la pauvre poupée que fut et que reste Violetta, de la poupée qui gît sur le buffet à droite : on joue à la fermière, à la finta giardiniera avec ses beaux légumes, à la femme d’intérieur qui sert le thé, à Alfredo en tablier, on joue à « l’amour est dans le pré », mais si Violetta est plus belle lorsqu’elle est moins attifée, comme une Cendrillon à l’envers, Alfredo est comme une erreur de casting : il joue sans être. Et la gaucherie et la raideur de Piotr Beczala sont ici d’incontestables atouts.

Acte III, entrée de Violetta Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte III, entrée de Violetta Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

L’acte III reprend les motifs construits précédemment en les accusant encore : la perruque de Violetta entrant avec son baron est une boule de cheveux blonds frisés, une Angela Davis blonde et rubiconde, un peu popote, avec une fleur rouge, cette fleur qu’elle a jeté au premier acte à son Alfredo, comme un signe fraternel à Carmen. Violetta s’enlaidit dans la comédie sociale.
Le chœur des gitanes,  sans gitanes, est  vu comme une variation sur ce thème: tous entourent Alfredo au centre du dispositif en lui jetant sarcastiquement ces fleurs rouges, « ces fleurs que tu m’avais jetées… » et les rapports sociaux deviennent plus âpres. Mais ce début de l’acte est comme un prélude prémonitoire par la méchanceté qui circule. Lorsque Violetta entre en scène avec le baron, l’acte commence vraiment et Alfredo devient plus violent, tout comme Germont qui envoie son fils “dans les cordes”, et , pendant que Violetta ôtant son horrible perruque retrouve son naturel et sa beauté simple, elle prend, elle quémande la main de l’amant, qui lui est refusée: Alfredo montre définitivement le vide qui l’habite.

Acte III Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte III Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

Le décor lui même change de nature, ces intérieurs bourgeois sont un cadre au total assez nu, même avec les meubles, fermé et étouffant: on a parlé d’intérieurs viscontiens…Si l’on se réfère aux héritiers, Cavani d’un côté, Zeffirelli de l’autre leurs intérieurs sont vastes, leurs espaces démultipliés, très “Napoléon III” et l’acte II de Visconti est aéré et extérieur : ici  les murs même à trumeaux, sont sans miroirs, sans tableaux, avec les appliques comme seules décorations. Et l’espace réservé au jeu reste au total assez réduit et même de plus en plus réduit: au III, la foule des figurants se concentre en arrière scène, isolant les protagonistes. Un décor “riche”, mais sans profondeur ni espace, un monde clos. L’acte II est tout aussi étouffant (le contraire de Visconti, tout juste…) là où l’on devrait respirer, dans une maison surchargée d’objets où l’on ne vit l’amour qu’en mimant la vie quotidienne rêvée, mais du quotidien de la dinette et des jouets de petite fille, où le metteur en scène ne laisse aucun espace pour bouger.

Acte IV Brescia/Amisano©Teatro alla Scala
Acte IV Brescia/Amisano©Teatro alla Scala

 

Il s’agit donc pour moi d’une vraie mise en scène, et en même temps un vrai piège: à mi chemin entre convention et Regietheater, et donc qui ne devrait contenter ni les uns ni les autres, avec un travail très attentif à chaque geste, une profusion de signes et d’objets signifiants difficiles à lire jusqu’à l’acte IV: à revoir le streaming, on est frappé par les systèmes d’échos qui se tissent dès le premier acte, comme les miettes jetées par un metteur en scène Petit Poucet, par les parallélismes, les contrastes voulus, par la construction millimétrée d’un discours qui tue l’image convenue de Traviata pour en faire un travail général sur le destin féminin, par la destruction volontaire de tous les stéréotypes de l’opéra traditionnel, que d’aucuns ont pris pour des erreurs et des maladresses, là où il y a volonté, souci du détail qui fait sens dans la  ligne générale, et adéquation aux types physiques des chanteurs engagés pour cette production. Un travail qui pourrait très vite aussi au rythme des reprises, devenir plat et sans intérêt tant il ressemble à la convention, tant il imite la tradition tout en la mettant pour l’instant et de manière très clinique à distance.
Car à ce travail si précis,  si trompeur et si piégeux,  l’équipe de chanteurs se prête volontiers, même sans en partager les présupposés (Piotr Beczala a dit plusieurs fois qu’il n’en partageait pas la vision). Diana Damrau est vraiment une Violetta remarquable, on peut même dire la seule Violetta possible dans ce contexte: ce n’est pas un hasard si il n’y a qu’une distribution, ce qui est rare à la Scala. Il y a d’abord l’incarnation, les regards, le style, altier et distingué au début (au contraire de tous les autres), qui n’a rien de la bonne femme boulotte, comme certains ont cru voir, mais plutôt de quelqu’un qui a du style, même si décalé. D’ailleurs, au deuxième acte, Germont qui s’attend à voir une cousette est surpris dès son entrée en scène par la distinction du personnage. Et ce style, on le retrouve dans une voix magnifiquement contrôlée, aux aigus sûrs, larges, avec une respiration et un sens de la ligne exemplaires. Si les graves sont un peu plus problématiques (le début est presque parlé), le médium et l’aigu sont triomphants (elle monte au ré bémol sans problème), avec un soin porté à la diction, et au sens, et à la couleur qui est là authentique tradition germanique: elle chante son addio del passato, le sommet de la soirée, avec le da capo, comme un Lied. C’est stupéfiant. Elle a triomphé, avec plusieurs rappels seule en scène à la fin. Le public de la Scala, de ce “Turno B” habituellement si difficile, ne s’y est pas trompé.
Mais Beczala aussi a triomphé, très applaudi, par un public visiblement un peu désolé des aventures de la Prima. Certes, dans cette vision, il n’est pas l’Alfredo qui fait rêver, ni Alagna, ni Kaufmann: là où l’on rêvait peut être d’un héros romantique à la Musset ou à la Dumas, on a un personnage à la Flaubert ou à la Maupassant, pas très raffiné, pas très malin, à la voix très terrienne. Mais c’est du solide. Beczala n’est pas un chanteur raffiné: on ne l’entendra pas trop colorer, moduler, gratifier de mezze voci de rêve. Mais c’est un chanteur qui ne triche jamais. Peut-être plus fait pour un certain vérisme (Maurice de Saxe?) ou Puccini (c’est un très bon Rodolfo) que pour le XIXème romantique. Il affronte, il fait les notes, toutes les notes, il chante tout le rôle sans les coupures pourtant souhaitées par Verdi (la cabalette O mio rimorso) et avec une cadence (qu’il pouvait s’éviter). Beczala, c’est un véritable artisan, il n’a rien d’éthéré, mais il chante, il chante tout (comme lorsqu’il fait le Duc de Mantoue) et cela passe toujours, sans à aucun moment mériter les huées ni même les réserves. Il est l’Alfredo qu’il faut dans le contexte de cette production.
Zeljko Lucic est Germont, un Germont qui fait les notes, à la voix large, étendue, bien posée et bien projetée. Dans le contexte d’une production défavorable aux hommes, ce chant exécuté sans failles mais sans génie, peut convenir. Ce Germont-là n’a aucun intérêt, comme les hommes dans cette vision n’ont aucun intérêt, et Lucic chante comme il faut, mais platement, c’est un chant gris comme son costume, à peine chanté, à peine oublié, sans couleur, linéaire comme une autoroute dans la prairie américaine.
Saluons les rôles de complément, très bien distribués. On a parlé de Mara Zampieri, magnifique figure, mais ce n’est pas théâtralement dans cette production un rôle de complément, on peut citer Flora (Giuseppina Piunti), Giuseppe (Nicola Pamio) assez présent dans la mise en scène de l’acte II, ou Douphol (Roberto Accurso) et Grenvil (Andrea Mastroni).
Enfin, abordons la direction musicale, très attentive et très précise de Daniele Gatti. On sait combien Gatti divise, notamment à Paris. Je le suis depuis 1992, et je l’ai toujours considéré comme un chef intéressant, notamment dans Rossini. Depuis ses Parsifal à Bayreuth et à New York, et ses Berg à la Scala (magnifiques Wozzeck et Lulu), c’est pour moi un très grand chef, que son récent concert Mahler à Lucerne avec le Concertgebouw a confirmé. Mais une relative déception devant son Don Carlo, toujours à la Scala, dans la mise en scène ratée de Stéphane Braunschweig, me faisait dire qu’il était plus intéressant dans le répertoire non italien.
Cette Traviata me fait nettement nuancer mon opinion. Car il l’aborde de manière très surprenante, jouant sur l’intime, sur la discrétion, sur la retenue (lui à qui l’on reproche sa soi-disant lourdeur). L’orchestre accompagne, colore, avec une précision très clinique dans les détails (en cela il est très cohérent avec la mise en scène de Tcherniakov), mais il n’écrase jamais, même s’il sait finir un acte. Dans le prélude par exemple, ce qui m’a frappé, c’est le traitement des cordes dans les graves plus que sur la mélodie principale filée avec élégance : je ne l’avais jamais entendu ainsi, plus dans l’épaisseur ou dans le tissu que sur le fil. Et puis il soigne les rythmes, les accents, les crescendos, notamment au troisième acte, soutenu de manière haletante, avec un sens du contraste consommé et typiquement verdien pour le coup, qui constitue l’un des sommets de la représentation.
Mais c’est dans l’accompagnement de l’addio del passato qu’il est le plus délicat, sans jamais tomber dans le rubato, dans le maniérisme, dans le décoratif. Il est “objectif”, comme une Traviata en version Sachlichkeit.
Par bonheur la plupart des amis milanais, qui vont du sopranophile fou à l’abbadien éperdu, ont trouvé sa direction excellente voire exceptionnelle. Elle est pour moi passionnante, et mérite une audition très attentive. Je confirme, Gatti est un grand chef, une chance pour Paris, en espérant que Lissner l’appellera à l’Opéra. Et c’est une vraie chance pour cette production, car cette direction à la fois intimiste et sans concession va à merveille avec la vision générale, avec un souci des chanteurs particulièrement marqué (il accompagne Damrau avec une attention exceptionnelle) et constitue l’élément qu’il fallait pour compléter l’entreprise.
Car l’entreprise, pour moi, en conclusion, est une réussite: c’est un travail sérieux, réfléchi, intelligent, cohérent qui ne se donne pas à première vue, qui n’a pas l’évidence cristalline de la voix de Damrau, mais qui marque, qui occupe l’esprit, qui fait gamberger, qui stimule les neurones, et qui fait que 24h après, je tire encore quelques fils, je contrôle sur la vidéo tout ce qu’il y a à voir et que je n’avais pas vu. Pas de provocation, mais une plongée au scalpel, méthodique, dans la psychologie des personnages, avec une justesse et une logique implacable. Il n’y a rien à dire musicalement, car tous les chanteurs font le job qu’on leur demande et sont à leur place dans cette vision, construite pour les caractères de cette distribution. Je ne suis pas sûr qu’avec Harteros, Kaufmann, Tézier (les très grands du jour), on aurait eu une telle adéquation: avec eux, il aurait fallu changer le propos de la mise en scène. Voilà une Traviata avec ses trois pieds, chant, chef, mise en scène, solidement appuyés sur le plancher scaligère. Questa Traviata è da Scala / Cette Traviata est digne de la Scala.

SALZBURGER FESTSPIELE 2014: LA PROGRAMMATION

Le logo historique du Festival de Salzbourg

L’édition 2014 du festival de Salzbourg a été publiée hier, étrangement (erreur ?) sur le site des archives (http://www.salzburgerfestspiele.at/archiv/j/2014). N’importe, les internautes mélomanes se sont donnés le mot.
Pour cette dernière année de l’ère Pereira, mon œil est fortement attiré par le théâtre : c’est là que j’ai en priorité trouvé matière à voyager. L’édition 2014 a pour thématique le centenaire de la première guerre mondiale, ce qui pour l’Autriche signifia la fin d’un monde : ainsi sera proposé, dans une mise en scène de Matthias Hartmann Die letzten Tage der Menscheit de l’autrichien Karl Kraus, une fresque gigantesque de 800 pages, qui nécessiterait 6 jours de représentations sur la chute de l’Empire Austro-hongrois, la première guerre mondiale, et sur la presse (Karl Kraus était journaliste).

Une vue du Lingotto de Turin pendant “Les derniers jours de l’humanité” de Karl Kraus dans le projet de Luca Ronconi

J’en ai vu en 1990 une édition en italien mise en scène par Luca Ronconi au Lingotto de Turin, huit scènes différentes, deux jours de représentation, un travail totalement fou et inoubliable (à titre d’exemple: les chemins de fer italiens, coproducteurs, avaient prêtés rails et wagons) et Ronconi devait diriger le spectacle d’un point situé à plusieurs mètres de hauteur pour tout dominer (je l’ai vu trois fois : dont une avec Luca Ronconi qui m’a emmené là-haut pour tout voir) on pouvait circuler, sortir, rentrer, aller boire un pot : la vie quoi, le théâtre dans ce qu’il a de plus grand et de plus fou, Ronconi retrouvant la folie de l’Orlando Furioso vu aux halles de Baltard. Ceux qui sont de ma génération se souviennent de l’Orestie à la Sorbonne, du Barbier de Séville de Rossini à l’Odéon, du Ring à Milan, du Perroquet Vert (Al Papagallo verde) de Schnitzler à Gênes en 1978 dans des costumes de Karl Lagerfeld ou de la pièce de Pirandello Die Riesen vom Berge (Les Géants de la montagne) à Salzbourg (en réalité à la Pernerinsel de Hallein) en 1994– au temps de Mortier – avec une époustouflante Jutta Lampe. Luca Ronconi semble bien oublié dans la liste des immenses metteurs en scène de théâtre qu’on cite habituellement : et pourtant, celui qui dirige encore aujourd’hui le Piccolo Teatro de Milan, dans les quarante dernières années  fut l’un des très grands de la scène européenne.

Vous allez sans doute dire que je m’égare, que le sujet, c’est Salzbourg, mais si je commence par le théâtre, si ce titre de Karl Kraus m’a happé, c’est parce que c’est pour moi l’un des grands souvenirs, l’un des phares de ma vie de théâtre. Alors vous imaginez bien que je vais essayer d’aller voir le travail de Matthias Hartmann d’autant que le texte de Karl Kraus, excessif, terrible, prophétique, nous parle aujourd’hui avec une très grande urgence, dans notre monde en proie à la folie et à la perversion médiatiques.
Deuxième phare de l’édition 2014 (en dehors de la reprise de la production de Jedermann de Julian Crouch et Brian Mertes ) Don Juan revient de guerre (Don Juan kommt aus dem Krieg) de Ödön von Horváth dans une mise en scène de Andreas Kriegenburg (le metteur en scène du Ring de Munich), un grand texte, un auteur de référence de la littérature théâtrale du XXème siècle, et un metteur en scène de ceux qui disent des choses ; on ne peut manquer cela.
Que ceux qui hésiteraient à cause de la langue allemande se rassurent : le grand théâtre est toujours accessible et la langue n’est jamais un obstacle (en tous cas il ne faut jamais considérer la langue comme un obstacle) : et l’allemand au théâtre est le plus beau des cadeaux pour un spectateur amoureux des langues.
Une production anglaise mise en scène par Katie Mitchell (mise en scène de Written on skin de Georges Benjamin) autour de la Grande Guerre, The forbidden Zone, de Duncan Mc Millan. La zone interdite est une production multimedia qui décrit la guerre de 14-18 vue par l’œil d’un groupe de femmes, les unes au front, les autres chez elles, qui souligne comment et combien la guerre a marqué leur vie.
Autre production (que les parisiens verront, c’est une coproduction avec l’Old Vic et le théâtre de la Ville) Golem, de Suzanne Andrade d’après le roman de Gustav Meyrink, Golem, paru en 1915, et qui fut un bestseller. Ce roman se lit sur fond de guerre : l’Ensemble1927 transpose l’histoire dans un monde hypertechnologique dont on ne connaît ni les limites, ni le futur, un monde au bord d’un gouffre dont on ne connaît pas le fond.
Ce programme particulièrement fort (composé par Sven-Eric Belchtolf le directeur de la partie théâtre du Festival) est complété par des lectures de textes ou de chansons de la première guerre mondiale (Werd’ich leben, werd’ich sterben ? – vais-je vivre, vais-je mourir ?-) ou cette lecture du livre de l’historien Peter Englund Schönheit und Schrecken -beauté et horreur-, la première guerre mondiale racontée par 19 destins dont les points de vue sur la guerre se croisent .

Personne en France (ou peu de monde) ne s’intéresse à la programmation théâtrale de Salzbourg qui existe pourtant depuis les origines du Festival et qui a été revivifiée par le passage de Gérard Mortier, sans doute parce que nous en France, nous avons Avignon, ce qui justifie ( ?) qu’on peut taire les concurrents, aussi bien Salzbourg (beaucoup plus réduit) qu’Edimbourg et son Festival Fringe qui est sans doute le plus grand rassemblement mondial de spectacles d’avant garde aujourd’hui.
Salzbourg n’intéresse que pour la musique, et la proposition musicale de 2014 affiche comme d’habitude des moments exceptionnels, d’autres moins dignes d’intérêt, et quelques surprises dans les programmes et les distributions.

La salle du Grosses Festpielhaus

Du côté de l’opéra : d’abord, dans l’ordre,
–       une production de Don Giovanni de Mozart, l’auteur fétiche du Festival qui ne peut manquer, dans une mise en scène de Sven-Eric Bechtolf et dirigé par Christoph Eschenbach.
Ni le metteur en scène, sans doute intéressant sans jamais être passionnant, ni le chef, toujours très discuté, ne sont des motifs à investissements exagérés : seule la distribution, qui donne une large part à la génération montante de chanteurs qui commencent à être vus sur les scènes européennes, peut stimuler la curiosité : Genia Kühmeier en Donna Anna, Anett Fritsch en Elvira (la Fiordiligi – « fruitée » selon Libération, comprenne qui pourra…- de Haneke à Bruxelles), l’excellent Andrew Staples (entendu dans Tamino il y a quelques années à Lucerne) en Ottavio, Tomasz Konieczny en Commendatore, Alessio Arduini en Masetto et Eva Liebau en Zerlina, tandis que des chanteurs plus habituels et plus aptes à attirer le public se partagent Don Giovanni (Ildebrando d’Arcangelo) et Leporello (Luca Pisaroni).

– une création de Marc-André Dalbavie dirigée par le compositeur, Charlotte Salomon, à la distribution non encore définie (sauf l’excellente Marianne Crebassa, découverte en 2012 dans Tamerlano, où elle était exceptionnelle),  sur un livret de Barbara Honigmann élaboré à partir du livre de gouaches autobiographiques Leben ? oder Theater ? – Vie ? ou théâtre ?-de Charlotte Salomon, artiste juive victime toute sa vie de l’antisémitisme en Allemagne, et disparue à Auschwitz.
– autre « must » salzbourgeois, Der Rosenkavalier, une production dirigée par Zubin Mehta et mise en scène par Harry Kupfer, ce qui peut promettre quelques moments intéressants, avec une distribution là-aussi composée de chanteurs de nouvelle génération, dont certains inattendus dans ce répertoire, à commencer par la Feldmarschallin de Krassimira Stoyanova et le Ochs de Günther Groissböck, qui abandonne les basses méchantes (Fasolt, Hunding), pour les basses comiques. Moins inattendus l’Oktavian de Sophie Koch, la Sophie de Mojka Erdmann et le Faninal d’Adrian Eröd. Une distribution solide, qui peut réserver de très bonnes surprises.
– on recommence à voir sur les scènes Il Trovatore de Verdi, particulièrement difficile à distribuer ou simple, selon les points de vue : il suffirait d’y distribuer –c’est Toscanini qui le disait- le meilleur ténor, le meilleur soprano, le meilleur mezzo et le meilleur baryton et le tour est joué.  Une fois de plus, Alexander Pereira surprend par son choix de distribution, deux super stars, Anna Netrebko dans Leonora et Placido Domingo dans Luna, un Manrico au timbre juvénile et clair, Francesco Meli, et la surprise : Marie-Nicole Lemieux dans Azucena qui quitte les rives baroques pour un répertoire moins attendu pour elle. Ella a été une Miss Quickly notable dans le Falstaff de Milan, mais Azucena demande d’autres moyens à l’aigu. Ceci dit, Marie-Nicole Lemieux est une chanteuse d’une grande intelligence: si elle chante Azucena, elle sera Azucena. Avec pareille distribution, nul doute que le public courra, non seulement à cause de Netrebko, mais aussi à cause de Domingo, inoubliable Manrico jadis. Le réentendre dans il Conte di Luna est, quelque soit le résultat, un devoir délicieux pour les gens de ma génération.
Mais dans Trovatore, il faut un chef, un chef qui ait la pulsion, la respiration, le rythme. Fidèle à ses amitiés et à ses chefs fétiches, Pereira a appelé Daniele Gatti. Vu qu’on n’a pas entendu un grand chef dans Trovatore depuis des lustres (Muti mis à part, mais ce n’était pas très réussi) on ne va pas bouder son plaisir, d’autant qu’Alvis Hermanis signe la mise en scène d’une œuvre qui devrait bien lui convenir : grandes scènes d’ensemble, grande fresque épique – j’espère que ce sera à la Felsenreitschule qui irait si bien à ce Verdi-là (bien que j’en doute pour des raisons de capacité). En tous cas enfin un Trovatore un peu attirant.

La Felsenreitschule: Manège des rochers

–       Autre source d’aimantation salzbourgeoise, Fierrabras de Schubert. Cet opéra héroïco-romantique fut imposé sur les scènes par Claudio Abbado qui en dirigea une très belle production de Ruth Berghaus à la Staatsoper de Vienne. On y découvrit notamment une étincelante Karita Mattila. Cette fois-ci, le chef sera Ingo Metzmacher, une surprise (agréable) dans ce répertoire, et le metteur en scène sera Peter Stein ce qui me laisse plus dubitatif : vu son manque d’inspiration dans ses dernières productions, l’idée n’est peut-être pas si stimulante. On imagine ce qu’un Herheim ou qu’un Michieletto pourraient faire d’une œuvre aussi échevelée. Une distribution très solide, très équilibrée, et très prometteuse : Georg Zeppenfeld, Dorothea Röschmann, Michael Schade, Benjamin Bernheim, Markus Werba, Marie-Claude Chappuis. À voir bien sûr, malgré les réserves.

–       Comme chaque année désormais, le Festival d’été propose la production phare du festival de Pentecôte : cette année ce sera Cenerentola (et non Otello, l’autre production de Pentecôte). Une Cenerentola baroqueuse avec Jean-Christophe Spinosi et son Ensemble Matheuz. Belle consécration que de se retrouver à Salzbourg, merci Cecilia Bartoli ! Car la production sera portée par la Angelina désormais légendaire (depuis son enregistrement avec Chailly) de Cecilia Bartoli. Ayant Chailly ou Abbado dans la tête, il est difficile pour moi de me représenter ce que fera Spinosi. Malgré une distribution intéressante : Javier Camerana en Ramiro, Nicola Alaimo en Dandini, Enzo Capuano en Magnifico, et une mise en scène qui fera encore couler de l’encre de Damiano Michieletto, je ne sais si le jeu en vaut la chandelle.

–       Enfin, deux opéras en version de concert, désormais traditionnels depuis que Pereira dirige  le Festival :

  •  Un « Projet Tristan und Isolde », pompeuse manière d’appeler le concert que donnera le West-Eastern Divan Orchestra dirigé par Daniel Barenboim qui sera aussi au festival de Lucerne, avec Waltraud Meier, René Pape, Peter Seiffert, Ekaterina Gubanova et Stefan Rügamer .
  •    La Favorite, de Donizetti, dans sa version originale française, dirigée par l’un des complices de toujours de Alexander Pereira, Nello Santi, que les parisiens de ma génération connaissent bien puisqu’il dirigea à Garnier sous Liebermann la fameuse production de John Dexter de I Vespri Siciliani, mais aussi Otello (celui de Verdi) et la reprise du Simon Boccanegra de Strehler (Abbado ne voulant plus mettre les pieds à l’Opéra de Paris), ainsi qu’une  une version concertante de Don Carlo où l’on découvrit Elisabeth Connell en hallucinante Eboli. Cela promet du rythme, un peu de bruit (Santi ne donnant pas toujours dans la dentelle), mais un orchestre qui sera sans nul doute parfaitement tenu (le Münchner Rundfunkorchester), car de ce point de vue, Nello Santi est un chef très sûr pour des musiciens qui connaissent peu ce type de répertoire. Et dans la distribution, un trio de choc dont les noms suffisent pour se précipiter sur les réservations en ligne quand elles seront ouvertes : Elīna Garanča dans Léonor de Guzman, Juan Diego Flórez dans Fernand, et Ludovic Tézier dans Alphonse XI ; si l’administration de l’Opéra de Paris avait eu de l’idée (rêvons un peu), voilà le répertoire parisien typique qu’elle aurait pu monter à Garnier. Distribution étincelante, œuvre peu connue, mais part de l’histoire de l’Opéra de Paris où elle fut créée en 1840.
La façade du palais des Festivals

Du point de vue des concerts, une fois de plus, diversité des orchestres, diversité des répertoires, moments d ‘exception et moments plus conformes sont à attendre, avec la présence des habituels (Wiener Philharmoniker) et des habitués (Berliner Philharmoniker)  et toutes les autres phalanges somptueuses qui tiennent à s’afficher régulièrement à Salzbourg.
Cette année, un cycle Bruckner domine la programmation des concerts , notamment ceux des Wiener Philharmoniker qui offriront tous une Symphonie de Bruckner (sauf le concert de Dudamel, dédié à Strauss), ainsi entendra-t-on avec les Wiener la n°4 dirigée par Daniel Barenboim (avec le plus rare – et donc plus intéressant – Requiem de Max Reger), la n°8 dirigée par Riccardo Chailly (immanquable), la n°2 et le Te Deum dirigés par Philippe Jordan, la n°6 dirigée par Riccardo Muti (avec la n°4 « tragique » de Schubert),  la
n°3 dirigée par Daniele Gatti et tandis que la n°5 sera programmée dans l’un des deux concerts du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé par Bernard Haitink, qui dirigera aussi Die Schöpfung (La Création) de Haydn pour le deuxième concert (un must), la n°1 par l’ORF Symphonieorchester dirigé par Cornelius Meister, l’un des chefs allemands de la génération montante, la n°7 par Christoph Eschenbach et le Gustav Mahler Jugendorchester, la n°9 enfin par le Philharmonia Orchestra dirigé par Christoph von Dohnanyi (avec les Vier letzte Lieder de Strauss interprétés par Eva-Maria Westbroek).

C’est Wolfgang Rihm qui sera le compositeur contemporain à l’honneur, le Mozarteumorchester sera dirigé pour les traditionnelles Mozartmatineen  par Ivor Bolton, Manfred Honeck, Marc Minkowski, Adam Fischer, Vladimir Fedosseyev, et  de son côté, Rudolph Buchbinder donnera l’intégrale des sonates pour piano de Beethoven.
On comptera un certain nombre de récitals dont ceux de Elīna Garanča, Anja Harteros, Thomas Hampson ou Christian Gerhaher.
Enfin outre le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks dirigé par Bernard Haitink cette année, on pourra entendre le Concentus Musicus dirigé par Nikolaus Harnoncourt dans les trois dernières symphonies de Mozart (39, 40, 41),  le West-Eastern Divan Orchestra et Daniel Barenboim, certes dans l’Acte II de Tristan und Isolde, mais aussi dans Ravel, Roustom, Adler (voir Lucerne), le Philharmonia dirigé par Christoph von Dohnanyi (voir ci-dessus) et ensuite par Esa-Pekka Salonen dans un programme Strauss, Berg, Ravel, le Royal Concertgebouworkest d’Amsterdam et Mariss Jansons dans Brahms, Rihm et Strauss, Murray Perahia et l’Academy of Saint Martin of the Fields et enfin un seul concert des Berliner Philharmoniker dirigés par Sir Simon Rattle dans l’un des deux programmes de Lucerne, Rachmaninov (Danses Symphoniques) et Stravinsky (L’oiseau de Feu).

Il y en a pour tous les goûts, dans tous les styles de musique, pas forcément pour toutes les bourses, encore qu’on puisse avoir des places à prix raisonnables pour Salzbourg (autour de 90€) pour les opéras et moindres pour les concerts, et qu’on puisse y loger à des tarifs imbattables (autour de 40€), mais il faut s’y prendre tôt. Salzbourg n’est pas mon lieu de prédilection, mais le mélomane doit y venir un jour ou l’autre : le supermarché des folies mélomaniaques est à vivre au moins une fois.
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Alexander Pereira, qui quitte Salzbourg pour la Scala

 

THÉÂTRE DES CHAMPS ÉLYSÉES/RADIO FRANCE 2013-2014: DANIELE GATTI DIRIGE L’ORCHESTRE NATIONAL DE FRANCE LE 17 OCTOBRE 2013 (HAYDN, RAVEL, TCHAÏKOVSKI) avec JEAN-YVES THIBAUDET

Daniele Gatti © Klaus Rudolph

Rarement à Paris en semaine,  je n’avais pas entendu l’Orchestre National de France au Théâtre des Champs Élysées depuis longtemps. Une fois de plus, les souvenirs de concerts mémorables sont remontés. Dans les années 70, il y avait des concerts le samedi à 11h, tantôt l’orchestre de Paris (à l’époque avec Solti) tantôt le National. Et je me souviens d’un Boléro de Ravel dirigé par Leonard Bernstein (avec l’Orchestre National de France) fulgurant où Bernstein dirigeait seulement avec ses épaules. Voilà les images qui montaient en moi au moment où je suis entré dans la salle.
Ne suivant pas régulièrement les saisons parisiennes, je suis surpris que sur les 30 concerts ou à peu près donnés par l’Orchestre National dans la saison, bien peu soient répétés (sinon en tournée). Il en est d’ailleurs à peu près de même du Philharmonique. Cela signifie-t-il que le public n’est pas assez nombreux pour remplir au moins deux fois la salle pour le même programme? Cela signifie-t-il que la forte occupation des salles interdit la reproduction d’un programme de concert? Je l’ignore, mais je trouve un peu dommage que des musiciens répètent un programme pour ne le donner qu’une fois au final, même si les concerts sont retransmis par la Radio.
J’ai toujours entendu dire que la meilleure manière de faire travailler un orchestre et de lui donner une identité forte, un son bien à lui, c’est d’une part le faire jouer souvent, ce qui semble une évidence, mais aussi créer les conditions pour que les membres de l’orchestre jouent ensemble le plus possible, par exemple à travers des formations de chambre issues de l’orchestre, dans des programmes alternatifs. C’est notamment ce qui se passe à Berlin par exemple (où par ailleurs chaque programme est reproduit trois fois la plupart du temps). Mais aussi ailleurs, à Zurich par exemple, dans une ville certes riche, mais plus petite que Berlin ou Paris, les programmes de l’orchestre de la Tonhalle sont répétés deux à trois fois.
Les traditions de l’organisation musicale et des concerts varient d’un pays à l’autre, et l’organisation parisienne  bénéficie d’une offre abondante et souffre évidemment d’un manque de structures d’accueil adéquates, le nouvel auditorium de Radio-France (1400 places), et la future Philharmonie (2400 places), devraient donner un souffle nouveau à la vie musicale parisienne, mais poseront des problèmes au théâtre des Champs Elysées, qui devra sans doute redimensionner et réorienter sa programmation.

Il reste que malgré le plaisir de revenir au Théâtre des Champs Elysées, on ne peut que constater l’installation relativement exiguë des orchestres  dans l’espace qui leur est dédié. Depuis que je m’intéresse à la musique, on entend parler à Paris d’un auditorium digne de ce nom, et la rénovation plus ou moins ratée de Pleyel a rajouté à une déploration désormais vieille de 40 ans et plus. Qu’enfin les décisions aient été prises, et qu’enfin les chantiers soient en marche, même trop tardivement ne peut qu’être salué.

Malgré tous ces préliminaires où les questions sont plus nombreuses que les réponses, le concert donné ce jeudi 17 octobre confirme ce que j’écrivais à l’issue de la IXème de Mahler à Lucerne (avec le Concertgebouw), Daniele Gatti est une chance pour Paris. Comme le fut précédemment Kurt Masur, qui travailla de manière approfondie sur le répertoire notamment allemand et en particulier Mendelssohn (normal pour un chef qui a dirigé à Leipzig de nombreuses années) et Beethoven. Son approche à la fois classique et très précise a été très bénéfique.
L’apport de Gatti est autre. Daniele Gatti a un regard très acéré sur les évolutions de la littérature musicale entre 1880 et 1930: c’est un analyste. Et il applique à tous les répertoires cette même approche: son Rossini par exemple ne “pétille pas comme du champagne”, mais il surprend par certains sons, certaines prises de risques qui cassent un peu les images qu’on peut avoir d’un Rossini léger et superficiel; dans son Rossini, on lit les nouveautés et donc le futur. Ce qui frappe aussi dans son approche, c’est la clarté du propos, la mise en lumière des architectures, mais des architectures de rigueur et de masses, plus que les élégances des volutes: c’est un architecte à la Bernini plus qu’à la Borromini, malgré quelques fulgurances imaginatives: il y a dans l’église de San Andrea del Quirinale à Rome (Bernini) une architecture assez massive et rigide, qui surprend malgré l’espace réduit, et quand on lève les yeux sur la coupole, sort un défilé de putti en mouvement qui virevoltent et qui cassent par ce sourire et cette vigueur juvénile l’impression d’ordonnancement théâtral et rigide des espaces.
Gatti c’est un peu ça, et c’est aussi pour cela qu’il fonctionne dans Rossini, car il laisse toujours un espace à la surprise ce qui peut mettre d’ailleurs l’auditeur en désarroi.
Cette vision architecturée, on la voyait aussi dans les Parsifal qu’il a dirigés désormais un peu partout, à qui les grincheux reprochaient un tempo lent. Outre qu’il n’est pas le seul (Levine, Toscanini), ce qui frappe c’est sa mise en perspective des sons, le soin donné aux équilibres, la parfaite adéquation à l’espace (à Bayreuth cela sonnait juste, cela sonnait évident) et la faculté  de tirer de cette musique l’émotion grâce à cette rigueur même (c’était très sensible aussi dans ses Meistersinger  à Salzbourg, comme à Zürich et bien entendu dans son Mahler à Lucerne)
Dans les trois pièces proposées, c’est d’abord cela qui prend et surprend: une parfaite limpidité du propos, une mise en place exemplaire, une mise en valeur des équilibres qui laissent se développer chaque moment soliste, au prix, notamment dans Haydn, de laisser l’impression de construction écraser un peu la fluidité du discours, et d’une sorte de monumentalité classique, au détriment d’un tantinet d’imagination. Un Haydn où c’est la grandeur qui est soulignée tirant plutôt vers Beethoven, vers l’aval, moins que vers l’amont – c’est surprenant d’ailleurs de voir comment le Beethoven de Gatti est peu commun, peu “beethovenien” au sens traditionnel du terme, quand son Haydn l’est au contraire. Il y aussi une volonté d’imposer un univers symphonique, inscrivant Haydn en parallèle à la première symphonie de Tchaïkovski, Gatti montre en même temps l’aval et l’amont, un parcours qu’il a déjà exploré à travers Beethoven et Mahler, il asseoit les origines et les racines, et en même temps les évolutions.
Ce qui frappe également dans ce Haydn, c’est la qualité et la maîtrise de la petite harmonie, qu’on va vérifier aussi dans Ravel un peu plus tard et dans Tchaikovsky . C’est la force de cet orchestre et aussi de la tradition française, moins précise dans les cordes mais très remarquable au hautbois, à la flûte, au cor anglais, à la clarinette. Les interventions du hautbois, importantes dans le premier mouvement (au début où il est placé en contrepoint des cordes), sont particulièrement mises en relief. En tous cas, dans ce répertoire qui ne fait pas partie de l’univers de Gatti, nous sommes devant une interprétation très en place, même si assez sage.
Le concerto en sol de Ravel est une des pièces maîtresses du répertoire pianistique français, et en même temps un très bel exercice de style pour l’orchestre, qui n’est jamais en retrait, qui n’est pas là pour accompagner simplement le piano, mais pour jouer avec lui. Si le piano est particulièrement virtuose, l’orchestre est très sollicité à tous les pupitres qui doivent faire preuve eux aussi d’une belle virtuosité. C’est une oeuvre marquée par la tournée que fit Ravel aux USA, et par l’influence qu’eurent sur lui les rythmes de jazz. C’est un moment étourdissant qui nous a été donné, notamment grâce à la présence électrisante de Jean-Yves Thibaudet, qui illumine le premier mouvement (et pas seulement!) grâce à sa familiarité avec Ravel dont il a enregistré une intégrale récompensée par un Grammy Award, grâce à sa virtuosité, grâce à son sens du rythme et sa proximité avec le monde du jazz, grâce en somme à une imprégnation de l’univers voulu par Ravel, à la fois fait de réminiscences classiques (2ème mouvement, adagio) et d’échos persistants de la musique américaine: la parenté et les relations intertextuelles entre la Rhapsody in blue de Gerschwin (1924) et le concerto en sol (1929-31) dans le premier mouvement sont frappantes. Créé à Pleyel par Marguerite Long et l’orchestre Lamoureux sous la direction du compositeur  le 11 novembre 1931, il a été créé simultanément le 22 avril 1932 aux Etats Unis par le Boston Symphony Orchestra et le Phladelphia Orchestra.
Plus encore que le premier mouvement, éblouissant d’énergie et magnifiquement exécuté par Thibaudet, plus encore que le troisième mouvement bref et fulgurant, qui évoque fortement l’univers de Stravinsky, avec un concours particulièrement réussi des cuivres et des bois, d’une grande précision, et d’un ensemble rythmiquement impeccable , c’est l’adagio qui m’a beaucoup frappé, car il y a eu une véritable construction en écho orchestre-soliste qui mettait en valeur les différents pupitres et une fois de plus la petite harmonie (la flûte, le cor anglais -exceptionnel-, le hautbois) en créant une ambiance  sereine, et nocturne où l’on entend presque Chopin.
Le jeu de Thibaudet est à la fois virtuose, une sorte de feu d’artifice technique, mais cette technique dit quelque chose, elle n’est jamais gratuite elle n’est jamais une machine technique, comme chez certains pianistes d’aujourd’hui. Il y a dans son jeu une sensibilité qui sait colorer le propos, qui sait aussi évoquer, un toucher qui ne cherche pas la démonstration, mais qui la met au service d’une entreprise plus globale: la manière dont les instruments de l’orchestre et le soliste s’écoutent pour construire un univers commun dans ce second mouvement est vraiment passionnante, et constitue pour moi l’un des sommets de la soirée.
Après ce moment exceptionnel, couronné par une interprétation d’une grande délicatesse de la Pavane pour une infante défunte en bis, Daniele Gatti ouvrait son cycle des symphonies de Tchaikovsky par la Symphonie n°1, “Rêve d’hiver”, qui n’est pas, loin de là, la plus connue. Si les dernières sont plus ouvertes, plus internationales, celle-ci marque encore fortement (elle date de 1866) l’influence chez Tchaikovsky, comme chez ses collègues contemporains, de la musique populaire russe. On retrouve les mêmes traces insistantes chez Moussorgski par exemple, avec un traitement plus rude. Tchaikovsky utilisera ces traces de mélodies populaires dans ses opéras (voir les magnifiques moments des premières scènes d’Eugène Onéguine, par exemple). C’est cette réélaboration et cet appui sur les racines slaves de la musique, mais aussi sur les univers de Schumann et de Mendelssohn, qui frappent dans le premier mouvement souvent tendu et aux mouvements énergiques , mais c’est une fois de plus le deuxième mouvement qui frappe par l’utilisation des bois dans une évocation mélancolique de mélodies populaires, au titre très senti, qui est à lui seul tout un programme “Pays désolé, pays brumeux” (seuls les deux premiers mouvements portent un titre), le travail de tout l’orchestre est vraiment exemplaire (avec des cordes d’une grande délicatesse) ainsi que les cuivres qui reprennent la mélodie initiale avec une tension particulière et émouvante, relayés par l’ensemble de l’orchestre. La fin du mouvement qui va en s’atténuant a de lointains (et prémonitoires) échos presque mahlériens. La légèreté du scherzo montre d’un côté de nouveau une influence de Mendelssohn et sa valse nous plonge dans un autre univers familier à Tchaikovski, celui  du ballet et des danses qui émaillent ses opéras, mené avec une suavité particulière par l’orchestre: cette valse garde un accent particulièrement mélancolique, presque urgent quelquefois et Gatti accélère le rythme rendant la tension presque palpable. Un beau moment.
Le dernier mouvement ne m’a pas vraiment touché sauf peut-être les jeux coloristes sur la gamme qui précèdent le final un peu convenu: ce sont les trois premiers mouvements et en particulier les deux mouvements centraux qui marquent l’auditeur et qui me paraissent les plus réussis.
Ce fut  un beau concert, avec comme sommet l’interprétation du concerto en sol de Ravel, et tout au long du programme, l’impression très nette d’un orchestre maîtrisé, en ordre de marche, qui suit son chef avec précision et qui répond aux sollicitations, avec une note particulière pour les bois remarquables et particulièrement sollicités tout au long de la soirée.
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Jean-Yves Thibaudet ©DECCA