OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: LA DAMNATION DE FAUST d’Hector BERLIOZ le 11 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: Alvis HERMANIS)

Méphisto et son royaume ©Felipe Sanguinetti/ONP
Méphisto (Bryn Terfel) et son royaume ©Felipe Sanguinetti/ONP

À Lyon David Marton proposait une vision goethéenne du chef d’œuvre de Berlioz, où il montrait la capacité du livre, de l’intellect, de l’Esprit à lire le monde. À Paris, Alvis Hermanis affirme un monde a priori sans espoir, un monde de troisième acte de Parsifal sans rédemption, le monde de la fin des croyances, de la philosophie, un monde que Faust a servi et qui aboutit à une impasse. La seule solution n’est plus la terre, mais un ailleurs lointain où tout sera à recommencer, cet ailleurs meilleur ouvert à tous les possibles.
Au lieu de faire de Faust un mythe théâtral intemporel, Hermanis choisit de s’appuyer sur la vie et les déclarations de Stephen Hawking, l’un des plus grands physiciens de la planète qui évoque en 2012 la possibilité de coloniser Mars, pour créer une société sans retour, tournée vers l’avenir et contrainte de construire. Autour de ce Faust du XXIème siècle, Alvis Hermanis construit une espèce d’utopie , dont Méphisto est l’un des architectes et donc il efface la question du bien et du mal, résolue dans le voyage interplanétaire. Le chœur, ce sont les candidats au voyage martien (200000 candidats et 125 sélectionnés) et David Hawking, tétraplégique, est présent sur scène pendant tout le spectacle : c’est l’immense danseur Dominique Mercy, le compagnon de route de Pina Bausch qu’un de mes amis appelle « une partie d’elle-même » qui l’incarne. Face à ce Faust, un jeune homme, sorte d’âme du vieillard, ou de double, va vivre l’aventure méphistophélienne jusqu’à l’apothéose finale.

Il faut souligner plusieurs points avant d’approfondir le regard critique sur ce spectacle :

  • d’abord, l’engagement de l’Opéra de Paris, qui propose une très grosse production, avec d’impressionnantes masses chorales, un dispositif technique et vidéo de très grande qualité, un metteur en scène fameux qui fait son premier travail à Paris, et une distribution de stars : Bryn Terfel, Jonas Kaufmann, Sophie Koch et Dominique Mercy : une telle réunion sur une scène n’est pas si fréquente.
  • ensuite, l’extrême précision du travail d’Alvis Hermanis, qui s’appuie non seulement sur les déclarations de Stephen Hawking, mais aussi sur le projet Mars One dont chacun peut lire les détails sur le site du projet http://www.mars-one.com. Hermanis, et c’est là un risque singulier, s’appuie explicitement sur des personnages et des projets existants, qui n’ont rien de légendaire pour construire ce Faust qu’il veut XXIème siècle. Et donc du même coup il prend lui-même position.
  • mais cette superproduction qui a le mérite de proposer une entrée très différente et très inattendue pour une lecture d’aujourd’hui de La Damnation de Faust n’est pas vraiment réussie et s’écrabouille à la Première . Elle a provoqué le soir où j’y étais des « réactions diverses », notamment à la fin de la première partie, qui ne sont pas à l’honneur du public parisien, mais hélas fréquentes, au point de provoquer une réaction du chef qui s’est retourné vers la salle d’une manière très explicite.

Il s’agit de comprendre comment on en est arrivé là, et ce qui ne fonctionne pas dans ce travail, qui n’a rien d’une fantaisie de metteur en scène, qui est nourri d’une vision qu’on ne partage pas forcément, mais de laquelle il faut partir. Les dernières productions que j’ai vues d’Hermanis à l’opéra, Die Soldaten, Gawain et Il Trovatore au festival de Salzbourg n’ont pas vraiment dérangé, même si elles n’ont pas fait l’unanimité : ce sont des super productions elles aussi, avec abondance de chœurs et de figurants, des décors impressionnants ; si elles ne posent pas de thèse, elles prennent cependant des positions dramaturgiques qui essaient de résoudre les nœuds des livrets (Die Soldaten transposé pendant la Grande Guerre ou Il Trovatore vu comme fantasme de gardien de musée). La démarche ici est différente car elle part d’une affirmation claire : lire la Damnation de Faust au XXIème siècle, c’est lire notre monde comme un espace désormais insupportable et donc affirmer la nécessité non de la lutte ou de la résistance, ce serait trop simple, mais de la fuite. Malgré le décor métallique et essentiel (les panneaux et des écrans, des vitrines et des boites), le propos veut s’inscrire résolument dans le réel. Il y a de la part d’Hermanis, non pas la possibilité d’une île, mais sa certitude.

L’idée de placer Stephen Hawking, un scientifique universellement connu au centre de ce Faust n’est pas en soi absurde, mais l’idée de Mars One pour illustrer le voyage dans lequel Méphisto entraîne Faust, amuse plus qu’elle ne convainc : poser la question de la fuite devant l’aporie terrienne, c’est pertinent, écrire un prologue de chronique martienne, c’est déjà plus délicat et risque de faire sourire. Il reste que toute la « Légende Dramatique » est construite sur l’idée de ce voyage, et du regard sur l’approche scientifique, sur l’expérimentation, et sur un retour aux origines (d’où Adam et Eve en vitrine dans une végétation luxuriante, préfigurant sans doute les origines de la colonisation martienne).
Dans un tel projet il faut envisager le monde dans la globalité, envisager aussi le monde comme champ d’expérience, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, dans ses détails et sa globalité naturelle : défilent donc spermatozoïdes en goguette, escargots copulant (illustrant « D’amour l’ardente flamme »), baleines en ballet, rats de laboratoire en attente (plus de débouchés à Bayreuth…), modules de Mars explorer atterrissant par rebonds sur la planète rouge, et traversée du module Curiosity, c’est à dire un panorama de la complexité, si complexe d’ailleurs qu’on n’arrive pas à tout justifier ni expliquer, qui finit par provoquer un sourire ironique (la course spermatozoïdaire rappelle furieusement Woody Allen).
Dans un tel contexte, le livret peut faire obstacle et l’histoire de la pauvre Marguerite parricide y trouve difficilement sa place :  il y a donc pas mal d’incohérence. Marguerite devient l’une des candidates au Cosmos que Faust sacrifie pour partir (je brûle de faire un mauvais jeu de mots sur « s’envoyer en l’air ») et dont il trouve la robe dans le tas d’habits abandonnés au profit de tenues bleues de cosmonautes à l’entraînement. Que cette histoire terriblement « ordre moral » trouve sa place dans un projet martien du XXIème siècle signifie-t-il que l’utopie exige pour le futur un « ordre moral » au sens bourgeois du XIXème ? C’est mal fichu, mal finalisé, superficiel.
Alvis Hermanis a pêché par ὕϐρις (hybris), cet orgueil prométhéen qui prétendait s’égaler aux Dieux dont les hommes sont régulièrement punis. Orgueil et prétention : son projet épique s’est heurté, tout simplement, à l’œuvre et à sa structure, cette légende dramatique mi-opéra, mi-oratorio, dont il n’arrive pas à résoudre les nœuds dramaturgiques et qu’il meuble par des images vidéo, des chorégraphies (qui auraient pu être intéressantes et avoir un rôle fonctionnel autre que boucher les trous noirs dramaturgiques) de Alla Sigalova et par une absence totale d’animation des chœurs, désespérément en rang d’oignon face à l’orchestre, et des protagonistes qui gèrent par eux mêmes le vide sidéral (c’est le cas de le dire) de la direction d’acteurs. Tout simplement parce qu’il n’a rien de plus à dire que la thèse initiale et que la construction de l’œuvre le laisse perplexe, au point de constituer une succession tableaux photographiques sans vrai lien.

 

Images de légende dramatique ©Felipe Sanguinetti/ONP
Images de légende dramatique ©Felipe Sanguinetti/ONP

Ainsi donc, en dehors de l’idée de départ, loin d’être absurde, rien n’est fait pour rendre les choses cohérentes, pour donner un peu de vie, pour rendre l’histoire revisitée lisible. On se prend à rêver de ce qu’aurait pu faire un Neuenfels s’emparant de Mars One. Il en résulte une succession de tableaux assez mièvres, du genre pub pour déodorants, d’une rare indigence, et d’un ennui profond.
Le problème dans cette affaire, c’est que les chanteurs n’arrivent pas à créer un univers sonore cohérent, chacun ayant à faire avec sa partition, et tous s’emparent de leur rôle sans savoir ce qu’on veut d’eux et font ce qu’ils peuvent sinon ce qu’ils veulent, avec conscience et professionnalisme. Ainsi, il reste au bout du compte un seul moment merveilleux , qui intervient dans les 5 dernières minutes : l’apothéose de Marguerite devient celle de Faust-Hawking, quittant son fauteuil de tétraplégique pour flotter littéralement sur les corps des danseurs, dans une apothéose esthétique qui est la plus belle image de la soirée : il fallait le génie du merveilleux danseur qu’est Dominique Mercy, qui de 2009 à 2013 a co-dirigé le Tanztheater de Wuppertal après la mort de Pina Bausch, pour remplir à lui seul la scène, et alimenter nos images intérieures et donner un peu de poésie et d’humanité à cet ensemble. Ce furent cinq minutes de sublime, pendant que le double (Jonas Kaufmann) disparaît sur le fauteuil. C’est la renaissance corporelle de Faust qui clôt l’œuvre, un corps fragile, flottant, mais debout. Le public n’a pas à mon avis saisi l’occasion pour faire à Dominique Mercy l’ovation qu’il méritait.

Dominique Mercy , apothéose ©Felipe Sanguinetti/ONP
Dominique Mercy , apothéose ©Felipe Sanguinetti/ONP

Il faut dire aussi qu’Hermanis et sa chorégraphe, qui pendant deux heures quarante, ont à disposition l’un des plus merveilleux danseurs actuels, n’utilisent son talent de manière visible que 5 minutes, et qu’il reste fixe sur son fauteuil (quelle performance d’ailleurs, notamment lorsqu’on l’entraîne à l’apesanteur : une course à l’abîme, ça se prépare) pendant 2h35.
Plus que l’idée, c’est donc la mise en drame qui pèche, et qui plombe l’ensemble un peu « légende » et pas « dramatique » du tout.
Autant Marton à Lyon avait alimenté l’œuvre par des images suggestives de notre monde ou de nos mémoires reliées à Goethe et au sens profond du mythe , autant ici on a des images (dont des vidéos très efficaces techniquement, qui s’insèrent bien dans le continuum, mais dont on ne voit toujours pas la visée) qui se succèdent à un rythme lancinant : on ne rentre jamais dans le travail qui reste froid, distant, et sans vraie conviction.
On aurait pu croire que musicalement les choses allaient rétablir l’équilibre avec un tel plateau, mais la terrible théorie du trépied a frappé: l’opéra vit sur trois pieds, la mise en scène, le chef, le chant. Et quand deux fonctionnent ça passe, quand deux ne fonctionnent pas, ça casse. Et ici ça casse, parce qu’à la mise en scène s’ajoute un orchestre d’une platitude rare, sans aucune vibration dramatique. Philippe Jordan n’est pas rentré dans l’univers berliozien et ce qui en fait le prix, cette alliance de raffinement extrême et de brutalité, ces contrastes d’une âme romantique qui évoque l’ordre et les désordres. Au lieu d’une approche un peu échevelée et vive, variée et miroitante, nous nous trouvons devant une approche terriblement et uniformément gominée. Certes, on reconnaît les qualités du chef : mise en place, rigueur, précision, mais au service d’une absence de discours, comme si lui non plus n’avait rien à dire. Alors l’orchestre se fait discret, lancinant, même dans les morceaux de bravoure : la marche hongroise qui n’a rien de guerrier ni d’éclatant (ah.. Louis de Funès…), un son perpétuellement en-deçà qui contribue lui aussi à alimenter l’ennui. Pas de nerf, pas de drame, et surtout pas de couleur, pas de lyrisme, et plus grave, pas d’idée ni de personnalité. Du gris partout du gris, en bien plus de 50 nuances et partout de la glace : c’est froid, distant, peu sensible. On se raccroche alors à quelques moments, isolés, comme le début de la seconde partie, vraiment exceptionnel voire magique, qui dure quelques minutes évanescentes et poétiques, et on retourne à l’hibernation.

Final choral ©Felipe Sanguinetti/ONP
Final choral ©Felipe Sanguinetti/ONP

Les chœurs abondants, qui savent être exceptionnels (on l’a vu il y a quelques semaines pour le Schönberg) défendent vraiment la partition mais sans avoir cette force qu’ils savent investir quand il le faut. Ils sont, diraient nos amis italiens, un poil « sotto tono », alors que les enfants de la Maîtrise des Hauts de Seine et du chœur d’enfants de l’Opéra sont, eux, magnifiques.
Reste la distribution, qu’on attendait beaucoup, et qui seule, répond à peu près au défi, mais avec là aussi quelques problèmes.
Dans La Damnation de Faust, c’est Méphisto qui a la partie la plus belle et c’est ici Bryn Terfel. Beaucoup lui reprochent une voix peu posée et désordonnée. Le personnage qu’il incarne ici est un peu un anti-Faust : autant Jonas Kaufmann est complètement contrôlé, autant Terfel doit être par contraste débraillé. Son apparition initiale gilet ouvert un peu négligé est à l’image de ce qu’il doit montrer.
Il se situe à l’opposé exact d’un Naouri à Lyon, étudié, contrôlé, plein d’ironie, distancié, d’une dignité presque majestueuse et surtout stylé. Ici Terfel ne fait pas du style, ne distancie pas, c’est une grosse bête puissante. Mais quelle puissance ! Le texte n’est pas dit, il est distillé avec un sens de la nuance et de la couleur qui fait rêver, Terkel donne mille nuances à ce texte dont chaque note a plusieurs facettes, mais chaque mot aussi dont la clarté et la netteté sont stupéfiantes. Déjà dans son Wotan j’avais noté cette capacité de Bryn Terfel à multiplier les facettes sonores d’un chant, de ne jamais être dans l’uniformité, c’est ici encore le cas, mais dans un style qui n’a pas le contrôle auquel on est habitué dans le chant français : Terfel en fait un chant de caractère adapté à un personnage qui n’a rien de diabolique, mais plutôt dans le genre roublard. Trois costumes, ce gilet débraillé initial, puis une blouse blanche (on est dans un monde scientifique de l’expérience, et Méphisto en fait partie : la science serait-elle diabolique dans ses manifestations ?) et puis un pull sur une chemise, vêtement ordinaire s’il en est, presque anonyme.

Mephisto (Bryn Terfel) evnoie Marguerite (Sophie Koch) sur Mars ©Felipe Sanguinetti/ONP
Mephisto (Bryn Terfel) evnoie Marguerite (Sophie Koch) sur Mars ©Felipe Sanguinetti/ONP

Ce Méphisto qui sort du rang du chœur dès le départ est « un parmi d’autres », et ne se distingue justement que par son discours et les inflexions multiples de sa voix. Une voix qui garde sa puissance et son éclat, mais qui surprend par sa clarté : on est habitué à des Méphisto au grave sépulcral et on a un baryton-basse presque plus baryton que basse. Ce qui fait écho à un Kaufmann ténor à la couleur baritonale. Les deux personnages très contrastés stylistiquement ont une couleur vocale qui tendrait à se rejoindre, ce qui ne laisse pas d’étonner, et qui finalement stimule assez la réflexion: Faust et Méphisto, si différents et si semblables. Il reste que Bryn Terfel ici marque le personnage, et qu’il remplit la scène à lui tout seul, ce qui, vu l’ambiance, n’est pas à dédaigner. On pourra lui reprocher toutes les instabilités brouillonnes du monde, il EST, et c’est pour moi une vraie performance, exceptionnelle.

Faust (Jonas Kaufmann) ©Felipe Sanguinetti/ONP
Faust (Jonas Kaufmann) ©Felipe Sanguinetti/ONP

Jonas Kaufmann en revanche, comme d’habitude, semble avoir fait l’unanimité. Le chanteur a des inconditionnels qui lui appliquent le dogme de l’infaillibilité.
Soit.
Que Kaufmann soit un maître technicien, surdoué du contrôle vocal, qui le contesterait ? Que son français soit d’une incroyable transparence, sans aucune erreur de prononciation, c’est aussi une évidence. C’est un cas unique parmi les ténors, sans doute depuis Alfredo Kraus : technique unique de respiration, filati de rêve, articulation des paroles et sculpture du mot, puissance du médium et du haut médium. Il a chanté à Genève en 2003 La Damnation de Faust dans une belle mise en scène d’Olivier Py, et c’était totalement séraphique, le timbre moins sombre qu’aujourd’hui, la voix plus souple et plus ductile, il avait stupéfié le public présent.
Aujourd’hui, la couleur de la voix a changé, sa souplesse aussi. Son Faust reste magnifique, notamment dans toute la deuxième partie, beaucoup plus convaincante que la première où il existe moins, mais est-ce encore un rôle pour lui? Bien sûr, il peut encore chanter des parties lyriques et il a cette capacité à être performant dans des rôles très différents de Puccini à Berlioz en passant par Verdi ou Wagner, mais je trouve que justement, il manque un peu son but dans la caractérisation et a tendance à uniformiser et style et chant. Ses filati par exemple sont magnifiques techniquement, tenus au-delà du raisonnable comme personne parmi les voix masculines aujourd’hui. Mais ils sont moins « à propos » que «substitutifs». Une note filée doit prendre sens, dans une caractérisation, dans le dessin qu’on trace d’un personnage. Ici, on a toujours l’impression que c’est un choix technique qui se substitue à une attaque de note plus frontale. À Lyon Charles Workman, autre styliste, avec une voix qui fut séraphique et qui a un peu vieilli, osait les aigus de front, au risque de s’y coincer. Il y a évidemment des notes que Kaufmann ne peut négocier qu’en note filée, parce qu’il en maîtrise la technique mieux que tout autre, mais le résultat est qu’elles sont toujours un peu les mêmes, quel que soit le répertoire. Au contraire de Terfel, c’est la couleur qui pêche ici, un peu sage, manquant un peu de relief. Il y a un côté un peu plus « Tintoret » que « Titien » chez Berlioz, et Kaufmann nous fait sans cesse du Titien (que j’adore, entendons-nous bien !). Voilà pourquoi Kaufmann ici ne m’a pas totalement emporté et que je m’arroge le droit de chipoter un peu, même si les Jonassolâtres vont me condamner aux galères ou à la Damnation (d’Hermanis) éternelle.

Sophie Koch (Marguerite) et Jonas Kaufmann (Faust) ©Felipe Sanguinetti/ONP
Sophie Koch (Marguerite) et Jonas Kaufmann (Faust) ©Felipe Sanguinetti/ONP

Sophie Koch montre une fois de plus qu’en matière d’aigus et de puissance, elle est l’un des mezzos les plus solides de sa génération. Je me demande d’ailleurs ce qu’elle attend pour attaquer les grands mezzos verdiens dont elle a le volume et l’étendue. Mais justement, il lui manque pour Marguerite une sensibilité et une fragilité qu’on aime voir chez ce personnage né victime. J’ai plusieurs fois souligné chez elle une diction peu claire en français (ce qui est étonnant chez une chanteuse française), et ici, la prestation d’ensemble est très correcte mais pas exceptionnelle. La voix a le volume et les aigus radieux, mais le style n’est pas si convaincant, la couleur est totalement absente, non plus que l’incarnation. Cela reste fade et sans grand relief. Il est vrai aussi que le rôle n’aide pas , bien moins théâtral que la Marguerite de Gounod, ni la mise en scène qui fait de Marguerite une sorte d’anonyme avec sa robe de ménagère de moins de quarante ans, qui n’irradie rien et sans charisme . C’est pourquoi malgré ses qualités, Sophie Koch n’est pas convaincante, moins d’ailleurs par la voix que par tout ce qui l’accompagne : le chant reste un peu inexpressif et manque de caractère, en tout cas cette Marguerite n’émeut jamais, et c’est tout de même un comble.
Les deux rôles de complément sont bien tenus, Brander est très bien campé par Edwin Crossley-Mercer (belle prononciation, bonne projection) et Sophie Claisse est une voix céleste qu’on note.
Que conclure, sinon qu’on est passé à côté : Paris (et notamment l’Opéra Bastille) avait eu de la chance avec ses deux dernières productions de La Damnation de Faust, l’une de Ronconi très réussie venue de Turin, et l’autre de Robert Lepage aux images stupéfiantes de poésie et de grandeur. La troisième n’est pas au rendez-vous, pas tant à cause de l’idée de départ  que de la manière de gérer le théâtre. L’option d’Hermanis est ici très Regietheater : elle procède d’une lecture interprétative préalable et d’une réponse à la question, comment cette histoire peut-elle nous parler aujourd’hui ? Mais il manque la « Regie » dans ce travail, qui s’arrête au seuil de l’analyse pour ne travailler que sur des constats ou des projections, au propre et au figuré ; on y ignore le discours éminemment prophétique et créateur de la poésie et il y a au total peu de théâtre. Il manque donc tout ce que le Regietheater s’efforce de fouiller et d’expliciter, à savoir les causalités, les sources, les mythes ; on reste ici dans le « tape à l’œil », mais qui rate son coup. Sans doute aussi la direction musicale atone accentue-t-elle les effets délétères de la mise en scène, et force-t-elle  le spectateur à se raccrocher seulement aux performances individuelles de valeureux chanteurs, qui ne peuvent néanmoins supporter sur leur frêles épaules toute la gigantesque production.
Frêles ? On gardera donc de cette soirée l’image définitive de la frêle silhouette titubante de Dominique Mercy, seule concession poétique et sensible du spectacle: au milieu de cette grise soirée, l’Ange gardien de Pina Bausch est passé. Et ce fut tout.[wpsr_facebook]

Frêle, mais debout ©Felipe Sanguinetti/ONP
Frêle, mais debout ©Felipe Sanguinetti/ONP

 

 

STAATSOPER HAMBURG 2015-2016: LES TROYENS d’Hector BERLIOZ le 9 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Kent NAGANO; Ms en scène: Michael THALHEIMER)

Du sang et des larmes ©Hans Jörg Michel
Du sang et des larmes, une Troie biblique ©Hans Jörg Michel

Moment important pour l’Opéra de Hambourg, une institution historique dont Gustav Mahler fut premier chef d‘orchestre entre 1891 et 1897 : un nouvel intendant, Georges Delnon, qui depuis 2006 dirigeait le Theater Basel et en a fait l’une des scènes de référence en pays germanophone (Théâtre de l’année pour Opernwelt en 2008/2009 et 2009/2010), et un nouveau directeur musical, Kent Nagano prennent les rênes de la Staatsoper. Il s’agit par la première nouvelle production, d’afficher des orientations. Ainsi c’est pour la maison un moment stratégique, d’autant qu’elle semblait marquer le pas depuis quelques années, même si Simone Young avait fait un très beau travail à la tête de l’orchestre. Kent Nagano, après avoir laissé la Bayerische Staatsoper en 2013, passe ainsi de la métropole du Sud à celle du Nord, avec charge d’insuffler un vent musical nouveau.
Kent Nagano aime la musique française ; il a été directeur musical de l’Opéra de Lyon de 1989 à 1998, (aux temps de Jean-Pierre Brossmann et Louis Erlo) et ce n’est pas un hasard qu’il propose d’ouvrir sa première saison hambourgeoise par Les Troyens de Berlioz, une œuvre qui n’est pas si fréquente, même en Allemagne où a été créée la version complète.

Proposer Les Troyens, ce n’est pas choisir la facilité : la troupe de l’opéra n’est pas forcément habituée à ce type d’œuvre, dont la monumentalité demande un gros travail au chœur (dirigé par Eberhard Friedrich, le chef du chœur de Bayreuth, ce qui est à tout le moins une garantie), une mobilisation extrême de l’orchestre, pour un répertoire qui ne lui est pas familier, et une distribution difficile à établir, tant les exigences vocales sont fortes, pour une grande partie des rôles et pas seulement des « grands » rôles.
Les Troyens, c’est une de ces œuvres hybrides où les exigences du compositeur sont celles de voies nouvelles pour la musique, mais qui malgré tout garde des formes qui sont celles du Grand Opéra, genre presque dépassé en 1858, quand Berlioz en termine la composition et en 1863, quand l’œuvre est partiellement créée au Théâtre Lyrique: à cette époque, Wagner a déjà très clairement en tête la musique de l’avenir et les drames musicaux. Verdi présente quant à lui Un ballo in maschera en 1859, qui est un peu son adieu au genre « Grand Opéra » dans une œuvre qui déjà appelle les Forza del Destino, les Macbeth, les Aida, même si Don Carlos en 1867 en est la dernière  survivance composé, il est vrai, pour Paris.
Les Troyens avec ses masses ses ballets, ses exigences et sa durée reste un Grand Opéra, monumental, hérité à la fois de Shakespeare et de Virgile, qui essaie de retrouver à la fois l’épopée et la tragédie antiques dans la Prise de Troie, en s’appuyant en revanche sur les ressorts du drame shakespearien pour évoquer dans les Troyens à Carthage  les amours de Didon et Enée, un des épisodes les plus fameux de l’Enéide, déjà magnifié par Purcell, mais aussi évoqué dans la peinture (Le Lorrain par exemple) : c’est en fait un des topos de l’art, et Berlioz entend bien s’appuyer sur une histoire bien connue du public, et créer à partir de l’épopée virgilienne une sorte de grande épopée lyrique française.

La prise de Troie (image finale) ©Hans Jörg Michel
La prise de Troie (image finale) ©Hans Jörg Michel

La Prise de Troie (les deux premiers actes) a été moins souvent représentée (la création a lieu en allemand à Karlsruhe en 1890, où Felix Mottl dirige pour la première fois l’intégrale) la musique en est plus ingrate, plus syncopée, plus moderne peut-être que celle des Troyens à Carthage, qui elle, est plus lyrique, plus consensuelle aussi.
La première partie met au centre le personnage de Cassandre, qui selon le mythe, s’étant refusée à Apollon, fut condamnée à voir l’avenir, mais à ne jamais être crue y compris de ses proches.

Les Troyens à Carthage affichent Didon et Énée, deux personnages principaux, unis par un amour qu’on pourrait appeler a priori romantique.
La Prise de Troie fait de Cassandre le personnage central, les autres (Enée, Chorèbe, etc…) demeurant (presque) secondaires et apparaissant de manière plus sporadique. Même si elle n’a pas la notoriété d’autres héroïnes de la guerre de Troie, Cassandre est un personnage connu de la mythologie, qui n’a pas eu les honneurs comme d’autres, de la tragédie ou de l’opéra. Seules quelques œuvres ont fait de Cassandre l’héroïne, une cantate de Benedetto Marcello, Berlioz dans Les Troyens, et surtout Vittorio Gnecchi, qui écrivit un opéra, Cassandra en 1905, et qui fut étrangement accusé de plagiat de l’Elektra de Richard Strauss, qui date pourtant de 1909, hasards des calendriers et des intertextualités musicales sans doute. Curieusement, c’est un personnage qui semble plus intéresser le XXème siècle où plusieurs auteurs en littérature ou en musique, l’ont mis en scène.
La prise de Troie est donc un long lamento de Cassandre, sur fond de catastrophe : les grecs, malgré ses avertissements, se précipitant sur le fatal cheval pour le faire rentrer en ville. Situation typiquement tragique de celui qui voit au milieu des aveugles, et qui ainsi semble enfermé dans un chemin sans issue.
Michael Thalheimer qui est un ascète du théâtre, habitué à n’en relever que les lignes directrices sans se perdre dans les détails du pittoresque, conçoit Les Troyens comme une sorte d ‘épure, que le décor unique de Olaf Altmann illustre : une boite immense (qui rappelle la boite de Barrie Kosky pour Castor et Pollux) en bois, deux cloisons latérales fixes et un fond mobile se levant régulièrement pour laisser voir ou passer le chœur qui avance ou recule, ou tournant sur lui même, déversant d’impressionnants flots de sang ou des trombes d’eau. Rien d’autre. Rien de trop, Μηδὲν ἄγαν selon le bon vieux précepte delphique, et même le minimum, laissant les personnages dans cette clôture, en éliminant tout ce qui pourrait être pittoresque, c’est à dire « picturesque », ou qui pourrait faire envoler l’imagination du spectateur vers le rivage troyen ou les rives carthaginoises plus riantes (kennst du das Land… ?).
A ce titre, nous sommes à l’opposé, au Nadir même d’une conception à la Mc Vicar (à Londres et à la Scala) fortement figurative, fortement spectaculaire et colorée, et de toutes les reconstitutions Péplum qui ont pu essaimer les rares productions de l’opéra géant de Berlioz.
Géant ? pas tant que ça, puisqu’au nettoyage scénique correspond un nettoyage musical effectué par Pascal Dusapin à la demande de Kent Nagano, un nettoyage d’importance, qui élimine tout ce qui n’est pas essentiel, tout le décoratif, réduit airs ou duos, adieu les ballets, adieu les chœurs inutiles (au trou l’entrée de Didon, « Gloire à Didon ») pour ne garder que le parcours tragique des personnages singuliers. On ne garde que ce qui fait avancer l’action, on se débarrasse de ce qui l’arrête, on se débarrasse surtout de tout spectaculaire. On se débarrasse du Grand Opéra foisonnant pour se concentrer sur le l’essence du drame. Moyennant quoi, on reconstruit un livret plus fondé sur des dialogues entre les personnages et concentré sur les singularités et non sur des scènes épiques, et on ne maintient les chœurs que lorsqu’ils justifient l’action.
Je ne suis pas très favorable aux coupures, par principe : les œuvres sont ce qu’elles sont notamment lorsqu’elles n’ont pas connu de fortune scénique, il vaut mieux les présenter telles que. C’est le cas des Troyens qui n’ont pas eu les honneurs des théâtres sauf peut-être en Allemagne, même si l’opéra est un peu plus régulièrement présenté depuis une quarantaine d’années. C’est une raison à mon avis pour ne pas l’écorner . De plus, il y a des œuvres dont on ne coupe pas la musique et d’autres qui sont offertes au bistouri. Ce n’est pas l’acte de couper qui me choque, on l’a plus ou moins toujours fait (voir les airs coupés dans Don Giovanni ou Le nozze di Figaro, voire dans Lohengrin) mais c’est l’usage qu’on en fait de nos jours : il y a des œuvres sacrales intouchables, et d’autres dédiées à la chirurgie pseudo-réparatrice. Entre les musiques coupées du Guillaume Tell de Genève et celles des Troyens de Hambourg, il y a de quoi faire un troisième opéra complet…Ceci étant, on peut mieux défendre des Troyens intégraux à Paris (où l’intégrale dans la production de Pier Luigi Pizzi a ouvert en 1990 l’Opéra Bastille avec Shirley Verrett et Grace Bumbry) qu’à Hambourg, où une telle production demande un travail conséquent, sans l’assurance d’un public régulier, notamment dans le cadre du système du répertoire où les reprises ne font pas l’objet de répétitions.
Michael Thalheimer a donc voulu ramener l’œuvre à l’essentiel, à savoir les situations tragiques des deux femmes en sont les héroïnes : Enée l’intéresse beaucoup moins que Cassandre ou Didon. Je vais être taxé de cruauté en ajoutant que ça tombe bien, parce que Torsten Kerl est un Enée inexistant : la voix passe, les notes sont là. Mais le reste, l’élégance, la personnalité, le jeu, et surtout la présence… ?
Des deux femmes, l’une est mal écoutée, l’autre mal aimée. On a quelquefois donné les deux rôles à la même chanteuse (Grace Bumbry a chanté les deux rôles à Bastille en 1990 pour quelques représentations) c’est moins fréquent aujourd’hui.

Cassandre (Catherine Naglestad) ©Hans Jörg Michel
Cassandre (Catherine Naglestad) ©Hans Jörg Michel

D’ailleurs, Catherine Naglestad et Elena Zhidkova sont très différentes, de stature, d’allure, et de nature vocale.
La Prise de Troie est vue par Michael Thalheimer comme une guerre fondatrice, marquée par la menace puis l’invasion d’un sang presque rituel: Cassandre arrive en scène vêtue de blanc immaculé, mais les bras déjà complètement couverts de sang, comme si elle avait déjà plongé la main dans les entrailles chaudes de victimes pour y vérifier ses visions, et elle va en tacher, en maculer les visages de tous ceux qui vont mourir, en commençant par son fiancée Chorèbe, dont elle dessine la silhouette au mur côté Jardin, une silhouette sanglante qu’on retrouvera dans la deuxième partie.  Le sang rougit aussi sa robe et l’entrée du cheval (qu’on ne voit pas) sera marquée par d’abondantes chutes de sang venues du plafond qui bascule, et faisant ainsi pleuvoir un déluge sur le chœur condamné. Sang aussi sur le corps du spectre d’Hector, qui rappelle qu’Achille a traîné son corps autour des remparts en rendant son cadavre comme écorché. Si le sang évoquait seulement la guerre et les tueries, ce serait trop simple, voire simpliste. Il y a quelque chose de rituel dans cette abondance, dans les gestes de Cassandre, quelque chose d’une vengeance venue d’en haut dans cette pluie qui rappelle les plaies d’Egypte : une image de transcendance qui condamne les Troyens comme un peuple déchu, une image biblique en quelque sorte.
Ainsi donc la Prise de Troie avec cette esthétique de l’essentiel, prise au piège d’un espace réduit et fermé, celui, historique, du siège, et celui, tragique du théâtre, étouffant et ne laissant s’ouvrir qu’un fond d’où arrivent les malheurs, tient donc à la fois d’un rituel et (presque) d’un oratorio. Car les situations théâtrales étant plus ou moins absentes d’un récit qui ne prend en compte que le point de vue des Troyens et celui de Cassandre, les gestes sont réduits à des emblèmes : il y a peu de dialogues, peu de rapprochement des corps, il y a seulement une sorte d’attente de la catastrophe, avec un usage évidemment immodéré de l’ironie tragique. L’absence visible de l’ennemi et du cheval (au contraire de Mc Vicar qui nous en écrasait) accentue l’angoisse et la tension, et les lignes épurées du décor se maculent peu à peu d’un sang de moins en moins rituel et de plus en plus humain.
Sans démériter, Catherine Naglestad n’est pas une Cassandre vraiment convaincante. Son français est hésitant et le texte n’est pas clair, et l’expression, les accents, la couleur, tout cela manque à une prestation vocalement à la hauteur, stylistiquement plus discutable. Il y a le volume, il y a moins la présence, malgré les éléments scéniques saisissants, les bras maculés, le costume de mariée peu à peu réduit à celui de haillon sanguinolent. Son entrée en scène, solitaire, déchirée, éperdue, fait pendant à celle de Didon dans Les Troyens à Carthage , élégante, aux gestes étudiés, dans un vêtement de dame des années 30 de couleur lie de vin ou plutôt « sang séché »…l’une est en crise et s’y enfonce, l’autre affiche le bonheur face à l’avenir radieux, que son costume strict et triste ne respire pas…

Ascagne (Christina Gansch) entre Enée (Torsten Kerl) et Didon (Elena Zhidkova)  @©Hans Jörg Michel
Ascagne (Christina Gansch) entre Enée (Torsten Kerl) et Didon (Elena Zhidkova) @©Hans Jörg Michel

Car le sang séché est ce qui marque dans les Troyens à Carthage : soucieux de marquer une continuité entre les deux parties, Thalheimer laisse imprimée au mur la silhouette sanguinolente et le panneau du fond a une face encore rougie du sang tombé en pluie sur les Troyens, mais d’un sang brun et séché qu’on retrouve sur les chemises et les habits des Troyens débarquant à Carthage. Les grands mythes fondateurs se construisent dans le sang, que ce soit la chute de Troie, ou la Fondation de Rome, l’arc tendu par Virgile puis par Berlioz naît dans le sang et se conclura dans le sang par le meurtre fondateur de Rémus par Romulus, que l’histoire ne raconte pas, mais qui est dans les têtes ; l’Éneide de Virgile est une entreprise politique chargée de retisser les liens qui vont du Mythe à l’Histoire, et les chemins du mythe mènent ici à Rome.

Alors qu’il y a quelque chose d’une plaie biblique dans La Prise de Troie, les Troyens à Carthage sont la tragédie ordinaire d’un amour impossible. On retrouve l’aventure de Didon et Enée dans l’histoire d’Ariane à Naxos, de Médée et Jason ou dans celle de Titus et Bérénice, où la raison d’Etat remplace la raison mythique, voire dans un style différent, mais contemporain de l’œuvre de Berlioz, dans l’abandon de Vénus par Tannhäuser ou de Brünnhilde par Siegfried. Topos de la femme abandonnée par le héros qui a un destin à accomplir. Thème et variations.
Thalheimer construit donc dans le même espace, deux visions complémentaires de l’univers tragique, en montrant l’histoire de deux solitudes qui se heurtent à deux versions de la fatalité. Il n’y a rien de romantique a priori dans cette vision qui essaie de rattacher l’univers berliozien à l’épure tragique. En ce sens, l’entreprise chirurgicale qui a frappé les Troyens à Hambourg naît bien d’un projet qui consiste à transformer une œuvre née du monde du Drame romantique et de ses avatars musicaux, en une tragédie qui va la rattacher au monde d’une antiquité théâtrale. Mais on le sait bien depuis Proust (Pastiches et mélanges) : Seuls (…) les romantiques savent lire les ouvrages classiques, parce qu’ils les lisent comme ils ont été écrits, romantiquement.

L'élégance du geste chorégraphique...Elena Zhidkova (Didon) ©Hans Jörg Michel
L’élégance du geste chorégraphique…Elena Zhidkova (Didon) ©Hans Jörg Michel

Ainsi Thalheimer travaille un théâtre stylisé dont chaque geste est étudié voire ritualisé, d’où tout réalisme est absent. Les costumes très actuels de Michaela Barth accentuent d’ailleurs la volonté de ne pas faire des Troyens un opéra « spécifique » mais une sorte de drame éternel, non attaché à une histoire, mais à l’Histoire, comme le sont tous les mythes : au fond, dans cette caisse conçue par Olaf Altmann et avec ces costumes, on pourrait jouer toutes sortes d’opéras, comme si c’était de l’éternelle tragédie dont il était question ici. Thalheimer rend à la tragédie son universalité, et aussi, – paradoxe sur une oeuvre pareille- la rend un drame de l’intime. Cet intimisme est présent souvent, corps isolés et perdus dans cet espace sans formes. Reste à savoir s’il respecte la singularité de l’œuvre…
Dans la caisse de bois où se déroule la longue histoire d’Enée, d’une part Enée est un fil rouge qui relie deux univers (ou le même ?) où pourrait se dérouler n’importe quelle de ces histoires dont les tragédies sont friandes, avec la même distance, ace les mêmes costumes, avec les mêmes gestes presque chorégraphiés (le défilé des spectres qui hantent Enée par exemple), avec des personnages qui se touchent peu, qui ne cessent au contraire de (se) parler dans un univers où toute parole est acte. Dans cet univers, le chœur si important retrouve sa fonction orchestrale de la cérémonie tragique grecque, il surgit, du fond, pour commenter, pour subir, pour se lamenter. Et incontestablement le spectacle fonctionne, parce qu’il est conçu aussi bien musicalement que scéniquement pour être l’épure d’une tragédie et non l’effervescence d’un drame historique ou romantique : un spectacle authentiquement cathartique, une catharsis du spectaculaire.
Et Kent Nagano accompagne merveilleusement ce travail, ne se perdant jamais en afféteries, jamais en décoratif mais en se concentrant sur le drame, en accompagnant les personnages avec une vraie présence, mais sans jamais être envahissant, ce que cette musique peut permettre quelquefois pour des chefs plus m’as-tu vu et plus ivres de leur propre son.
On lui a souvent reproché lorsqu’il était à Lyon, l’absence d’émotion, la froideur géométrique de propositions impeccables mais sans âme. Rien de cela ici, mais au contraire une volonté de donner relief à l’orchestre berliozien : dans la Prise du Troie, il souligne les ruptures, les anacoluthes, tout en laissant les voix s’épanouir, dans les Troyens à Carthage, il accompagne quelquefois avec beaucoup de rondeur avec un orchestre très discret quand il le faut (quelle surprise ce début presque chambriste qui souligne l’entrée en scène de Didon, debout au milieu d’un peuple admiratif qui l’entoure), quel lyrisme discret et d’un extrême raffinement dans le duo « nuit d’ivresse et d’extase infinie » que la mise en scène règle fort intelligemment comme un rêve singulier de deux êtres plutôt que d’un rêve à deux, sous une pluie de roses, dont il ne restera quelques minutes après que des épines. Cette direction travaillée en étroite symbiose avec le metteur en scène privilégie aussi les moments où l’orchestration berliozienne affiche une vraie volonté d’innovation, loin de l’imitation de tel ou tel, et on sent le travail de précision des répétitions notamment dans la manière dont sont mis en valeur les bois. Il réussit incontestablement à créer un univers, une atmosphère, en explorant tout ce qui dans l’œuvre n’est pas foisonnant, mais qui structure le drame. C’est très audible dans la « Chasse royale et orage », traitée par la mise en scène comme un orage (abondante pluie prémonitoire d’autres tempêtes), dont la dynamique, réelle, n’est jamais démonstrative.
Nous avons déjà souligné l’excellence du chœur dont la fonction, notamment dans les deux premiers actes (La Prise de Troie) est essentielle, surgissant du fond de scène et dominé par ce panneau pivotant qui semble être une sorte de présence immanente de la fatalité. Un chœur puissant, formidablement présent, même si la diction laisse à désirer, à laquelle sont évidemment sensibles les spectateurs français.
La distribution combine des éléments de la troupe locale, d’un bon niveau, et des chanteurs invités. Parmi les éléments de la troupe, Katja Pieweck est une Anna de qualité, pour un rôle qui n’est pas un rôle de complément et qui nécessite une voix, et celle-ci est bien présente et bien modulée. Kartal Karagedik propose un excellent Chorèbe, voix jeune, claire, bonne diction, tout comme le Panthée de Alin Anca. parmi les chanteurs invités, notons le Iopas de Markus Nikänen, entendu dans Cassio à Bâle. Notable aussi le Hylas de Nicola Amodio, particulièrement élégant et magnifique de présence et de projection.
Petri Lindroos est un Narbal honorable, avec une diction correcte, et quelques sons un peu fixes, mais de beaux graves. On peut aussi citer quelques éléments de l’opéra studio de Hambourg, l’Ascagne frais de Christina Gansch et Bruno Vargas, qui chante l’Ombre d’Hector.

Énée (Torsten Kerl)©Hans Jörg Michel
Énée (Torsten Kerl)©Hans Jörg Michel

Confier à Torsten Kerl le rôle d’Enée pouvait être une bonne idée, mais je ne suis pas sûr qu’un authentique ténor wagnérien puisse être l’idéal dans un rôle qui exige certes les aigus et la force, mais aussi un style, une émission, une diction. Kerl n’a pas le style, même s’il a les aigus, il a aussi la voix mais pas vraiment la couleur. N’est évidemment pas Alagna qui veut mais il faut dans ce rôle quelqu’un qui sache sculpter la langue et qui ait en même temps une vraie présence scénique que Torsten Kerl n’a pas : la prestation est honnête, mais ce n’est pas un rôle pour lui.
Les héroïnes féminines sont typiques du XIXème siècle français au sens où ce sont des voix à la limite, peu réductibles à des typologies vocales précises. Des mezzos dramatiques chantant aussi les sopranos, des sopranos dramatiques ayant abordé des rôles de mezzo…On y a vu Deborah Polaski Anna-Caterina Antonacci comme Shirley Verrett, Grace Bumbry, Regina Resnik ou Joséphine Veasey, on aurait pu oser Waltraud Meier. Des rôles pour monstres.
Catherine Naglestad, vrai soprano dramatique, on l’a dit, a les aigus et un certain engagement, mais elle n’a pas forcément non plus la couleur voulue ni la diction. La voix est là, le personnage reste impressionnant, mais on a dans Cassandre des souvenirs (Bumbry ! Antonacci !)  brûlants, même avec des voix ou des personnages très différents : il faut dans Cassandre une incarnation. Catherine Naglestad est trop soucieuse et trop prudente pour « incarner ».

Elena Zhidkova (Didon) ©Hans Jörg Michel
Elena Zhidkova (Didon) ©Hans Jörg Michel

Elena Zhidkova n’a pas le physique qu’on attendrait pour le rôle de Didon, qu’on imagine presque sculpturale, et pourtant, ce qui frappe dès le lever de rideau du troisième acte, c’est l’élégance, une élégance du personnage qui va l’accompagner, avec des gestes très étudiées, presque ondulatoires, et une voix magnifiquement posée, une remarquable diction et une capacité à colorer et à interpréter, à donner du poids aux paroles. Je connais bien cette chanteuse entendue dans des rôles très différents (Kundry par exemple) mais elle m’a ici vraiment étonné et convaincu. Elle campe une Didon aristocratique, d’une incroyable dignité, avec un vrai pouvoir sur le public. Très grande interprétation qui domine très largement la soirée.

On va discuter à l’infini de la validité de coupures qui ont amputé d’un bon tiers l’œuvre originale, j’ai dit plus haut ce que j’en pensais. Il reste que le spectacle de Hambourg, avec sa cohérence et ses parti-pris, a l’immense avantage de poser la problématique des Troyens sous un jour différent, réduit à l’os  et débarrassé de tout ce qui semble « inutile »: et ce qui reste est encore séduisant et reste fascinant. Un peu comme si on avait transformé le Palais Garnier en une œuvre d’Alvar Aalto…Si c’est à ce prix que Les Troyens resteront au répertoire de Hambourg, alors prenons-en le risque.
Cette production très discutée, apparaît à la fois être une prise de risque, et dans ce sens annonce des saisons passionnantes, mais rend justice à l’œuvre de Berlioz, car même amputée, l’œuvre nous parle et souvent nous séduit. C’est toute la singularité de Berlioz qui résiste à la fois aux coupures et à une mise en scène aride, mais juste. Il fallait faire le voyage.
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Apparition d'Andromaque  (Catrin Striebeck) ©Hans Jörg Michel
Apparition d’Andromaque (Catrin Striebeck) ©Hans Jörg Michel

OPÉRA DE LYON 2015-2016: LA DAMNATION DE FAUST, d’Hector BERLIOZ le 13 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Kazushi ONO; Ms en scène David MARTON)

Partie II  ©Stofleth
Partie II ©Stofleth

Incontestablement, il y a une patte « Opéra de Lyon ». Sont passés par Lyon depuis plus de 20 ans des chefs aujourd’hui révérés (Eliot-Gardiner, Nagano, Petrenko) et quels que soient les directeurs, un soin tout particulier a toujours été accordé aux productions.
Serge Dorny a accentué la tendance en appelant des metteurs en scène très marqués par le Regietheater, soit consacrés (comme Peter Stein naguère, ou Tcherniakov cette année), soit en devenir : c’est notamment le cas de David Bösch ou de David Marton, metteur en scène de cette Damnation de Faust, type même d’artiste qui questionne les œuvres et notamment  pose de manière acérée la question de la dramaturgie à l’opéra.
C’est bien le questionnement dramaturgique qui était au centre de Capriccio (c’est d’ailleurs le sujet de l’œuvre), d’Orphée et Eurydice l’an dernier, interrogation sur la légende, sur le personnage d’Orphée, sur son discours même, replaçant le mythe dans une perspective plus humaine, et posant la question de l’écriture poétique.
Avec La Damnation de Faust, Marton se confronte à la fois à l’une des œuvres phares du répertoire français, appuyée sur l’œuvre phare du répertoire allemand, l’original théâtral de Goethe, un monstre de 12111 vers,  voyage planétaire du Docteur Faust et de son double( ?), mentor( ?) Méphisto. Il suffit de lire quelques uns des lieux du Faust I : plaine de Hongrie, Nord de l’Allemagne, cave d’Auerbach de Leipzig, bords de l’Elbe… L’oeuvre de Goethe n’est presque jamais donnée en version intégrale, l’œuvre de Berlioz n’était pas destinée à la scène, et désormais on la propose aussi bien en version scénique que concertante.Cette production fait le point sur le mythe de Faust et sur la dramaturgie de l’oeuvre.

Et le défi est difficile à relever, tant la structure formelle est erratique, avec les longs intermèdes musicaux, avec la prédominance du chœur, avec la relative pauvreté des « scènes » au sens théâtral du terme (les personnages se parlent peu et parlent plus à eux mêmes qu’à l’autre). Il faut prendre en compte la réduction du théâtre traditionnel à portion congrue, comme des flashes dans une longue, très longue histoire, des raccourcis d’humanité, des scènes au sens presque pictural du terme, qui se succèdent avec une logique ténue, avec de nombreuses ellipses ; tout cela a provoqué dans l’histoire récente des mises en scène fondées sur l’image ou le rêve (Lepage à Paris, Py – avec Kaufmann jeune – à Genève).
C’est d’autant plus facile aujourd’hui de travailler l’image esthétique/esthétisante dans la Damnation de Faust que le répertoire français a un autre Faust, celui de Gounod, plus théâtral, plus historié et plus spectaculaire, hérité du Grand Opéra. Berlioz fait ici en revanche, 13 ans avant Gounod, une sorte contre-opéra en explorant d’autres formes Ce qui permet évidemment à David Marton, qui a toujours le mérite de poser des questions claires sur les tensions et les logiques qui traversent les œuvres, de poser le problème de la nature de cette légende dramatique, et de l’inscrire d’abord dans une problématique très claire et affirmée, d’une sorte d’avatar du texte goethéen, posant à son tour la question du théâtre et de sa représentation.

Foule  (Partie I) ©Stofleth
Foule (Partie I) ©Stofleth

Berlioz appelle son œuvre légende dramatique : il s’agit donc pour le metteur en scène de partir de cette qualification et de proposer un récit à lire scéniquement, comme on lit sur les fresques des églises des épisodes de légende (La Légende Dorée par exemple). Berlioz propose de choisir du premier Faust de Goethe une succession de tableaux, très elliptiques, comme des sortes de flashes, racontant l’histoire de Faust et Marguerite et donnant beaucoup d’importance au chœur, et moins aux dialogues et aux personnages. Evidemment, le personnage le plus fouillé est Méphistophélès, selon la règle bien connue qu’on fait de la bonne littérature avec de mauvais sentiments, et donc que le Diable, un méchant très spirituel, remplit à lui seul la scène. Le premier Faust, plus linéaire que le second, plutôt métaphysique, raconte l’histoire connue de tous d’un Faust vendant son âme au diable pour tromper la vieillesse, l’ennui et la désillusion et séduisant l’innocente Marguerite pour l’abandonner aussitôt après l’avoir engrossée.
La question du premier Faust est celle d’un regard sur le monde, un monde de petits bourgeois, un monde en guerre, un monde en lui-même rabougri, que Faust fuit coûte que coûte : l’enfer vaut mieux que ce monde là.

La question de la morale bourgeoise est au centre du Faust de Gounod, très bien labourée par l’historique mise en scène de Jorge Lavelli à l’Opéra de Paris, mais elle est aussi l’un des points centraux du Faust de Goethe, c’est ce que pointe David Marton en soulignant par des citations parlées du texte de Goethe que certains journalistes dans des journaux pourtant sérieux ont qualifié d’anonymes. Mais où avaient-ils donc la tête ? Une recherche d’à peine cinq minutes sur Internet suffisait à en identifier l’origine.
Bien sûr la première citation, agressivement placée avant le début de la musique,  et dite par le chœur en forme de chœur parlé, évoque la guerre en Turquie. Au vu des événements actuels, cette citation a une actualité plus que brûlante, notamment quand elle souligne le principe du confort petit bourgeois dans son égoïsme structurel  résumable en la formule : « peu importe s’il y a la guerre là-bas pourvu qu’on soit tranquille »

Voici l’extrait, stupéfiant au regard de l’actualité, en Hongrie, en Turquie, en Allemagne ou ailleurs :

UN AUTRE BOURGEOIS.

Je ne sais rien de mieux, les dimanches et fêtes, que de parler de guerres et de combats, pendant que, bien loin, dans la Turquie, les peuples s’assomment entre eux. On est à la fenêtre, on prend son petit verre, et l’on voit la rivière se barioler de bâtiments de toutes couleurs ; le soir, on rentre gaiement chez soi, en bénissant la paix et le temps de paix dont nous jouissons.

TROISIÈME BOURGEOIS.

Je suis comme vous, mon cher voisin : qu’on se fende la tête ailleurs, et que tout aille au diable, pourvu que, chez moi, rien ne soit dérangé.

Que le texte de Goethe soit une lecture cruelle du monde des hommes, au point de faire de Méphisto un méchant pas si antipathique, on le savait, et David Marton s’en empare pour illustrer en fonction de nos références par une vision très ritualisée cette donnée initiale qu’il développe à tous les âges de la vie humaine, et notamment dès l’enfance. C’est même par l’enfance que passe d’abord cette cruauté (les enfants traitant de putain Marguerite détruite est un des moments les plus forts de la soirée, alorsqu’ils ne font que reprendre le texte que Valentin prononce à l’endroit de sa sœur chez Goethe). Et tous les motifs développés par les enfants sont repris ensuite chez les adultes : la petite fille dessinant un grand cercle devient ensuite Marguerite dessinant, Faust s’assoit à un bureau qu’un enfant a précédemment occupé, et la scène de Brander chantant une chanson à boire, devenant un discours de comices avait déjà été mimée par les enfants pendant la Marche hongroise, devenue satire du totalitarisme et des rituels politiciens.

Marche hongroise  ©Stofleth
Marche hongroise ©Stofleth

David Marton est hongrois, il vit en Allemagne. Il est particulièrement sensible à ce qui se passe en Hongrie, un pays qui d’ailleurs, ne l’oublions pas, fut occupé par les ottomans – le cercle se resserre autour de notre première citation…
Dans ce travail théâtral d’une grande finesse, David Marton crée des relations, tisse des fils, et passe du concret à l’abstrait, ou plutôt fait du concret une abstraction, ce qui est aussi le propos goethéen.
Ce passage du concret à l’abstrait est particulièrement frappant lorsqu’on observe le mouvement du décor. Dans la première partie, trois éléments prégnants :

  • la bretelle (auto) routière abandonnée, une route qui ne mène nulle part sinon à la chute, une idée loin d’être neuve, qui hantait déjà il y a longtemps Chéreau dans Combat de nègres et de chiens de Koltès (1983) et qu’on a même retrouvée récemment (juin-juillet 2014) dans la mise en scène londonienne (Jonathan Kent) de Manon Lescaut de Puccini.
  • le cheval et la 203 « pick up ». Un cheval concret, bien vivant, quelque peu effrayé par les mouvements des enfants (ce qui, entre parenthèses, est du pain béni pour la mise en scène) qui devrait servir pour la course à l’abîme, sauf que dans la vision de Marton, c’est le pick up qui sert de cheval (la scène est d’ailleurs l’une des plus réussies de la mise en scène). Le cheval devient donc lui aussi motif, presque surréaliste, en écho à la 203 Pick up.
  • Le rideau de scène rouge. Ceux qui connaissent l’opéra de Lyon savent que ce rideau rouge n’est pas habituel. Il est donc ici un signe, confirmé d’ailleurs par sa répétition en réduction sur scène (rideau rouge des enfants qui s’en servent pour le petite représentation durant la marche hongroise, rideau rouge derrière le bureau de Faust ou dans la chambre de Marguerite). Rideau rouge signifiant théâtre, la question du théâtre est l’un des motifs utilisés par Marton pour illustrer le statut (théâtral ?) de l’œuvre originale, réputée injouable dans son intégralité, et de celle de Berlioz, objet scénique difficile à classer, mais aussi installer le théâtre comme représentation du monde et le monde comme théâtre c’est l’entreprise même de Goethe.

La deuxième partie est uniformément blanche, le décor est comme recouvert d’une housse, qui fait penser aux paysages enneigés des albums de contes de fées, et qui renvoie par la couleur à l’innocence, ou, plus justement, à l’idée de candeur, meubles blancs, montagnes recouvertes, comme si le monde et ce qui en fait le réel et la crudité s’en était allé, au profit de formes un peu effacées. C’est la partie de Marguerite, comme libérée du monde concret et représentante d’une innocence abstraite et irréelle.

David Marton joue parfaitement sur réalité/représentation ou concret/abstraction, dans une œuvre en permanence à la frontière des genres, à la frontière des mondes.
Ainsi des scènes « filmées » dans la 203.
Filmées, elles acquièrent immédiatement un autre statut, elles se dématérialisent, même si le spectateur voit en direct par la volonté du metteur en scène, et les protagonistes, et quelquefois le caméraman. On passe de la troisième à la deuxième dimension, on passe d’un point de vue direct à un point de vue indirect, d’un regard à l’autre, avec une technique à la Frank Castorf que David Marton connaît bien pour avoir travaillé avec lui: de Castorf l’usage de la vidéo, de Castorf aussi l’usage de textes parlés insérés dans l’œuvre.
Ici, ils sont tous extraits du premier Faust de Goethe, et donc ne peuvent pas « distraire » d’une œuvre musicale qui en procède elle-même, mais tout au moins l’éclairer où en éclairer des données, comme on l’a vu plus haut. Même le fameux dialogue en anglais dans la 203 qui en a étonné plus d’un, qui porte sur Dieu est en fait la scène dite « du jardin ».
David Marton la fait dire en anglais pour une raison d’abord terriblement pratique : les deux chanteurs sont anglophones et ce dialogue dit dans une langue qui n’est pas la leur aurait sans doute semblé artificiel, et aurait nuit à la fluidité et au réalisme cinématographique de la scène. La deuxième raison tient aussi à la reprise vidéo et à sa réalisation : paysage, reprises de la route en font une allusion à un road movie américain, et à écouter la scène on est loin de penser à « Faust », mais plutôt John Huston, et l’anglais renforce aussi ce sentiment chez le spectateur piégé par la traditionnelle opposition entre l’être et l’apparence, qui est évidemment un des éléments clés du Faust, mais aussi du théâtre, mais enfin du cinéma.
David Marton semble aux dires de certains nous détourner, délirer même, dans une sorte d’absurdité innée de ces-mises-en-scène-modernes, alors qu’il nous plonge dans la réalité d’un texte que nous avions oublié (à condition de l’avoir jamais connu…) et dans la réalité de questions fondamentales posées par le texte, mais aussi par Berlioz dans la forme qu’il donne à son adaptation, où l’on passe indifféremment de la forme théâtre à la forme oratorio, du monde « réel » au monde souterrain ou de Dieu à Diable. Car Faust est un road movie, ou ici un stage movie, par la multiplication des lieux et des situations, par le voyage permanent auquel Mephisto invite son cher docteur : road movie, on en a les éléments dès le décor de la première partie : une route, des montagnes dans le lointain, un cheval, une voiture : l’idée de voyage, de mouvement est posée. L’idée de road movie et ce dès l’utilisation de la vidéo qui renvoie à l’univers américain des grands espaces : Marton évoque, sans jamais donner de clés, tout simplement parce que ce théâtre là, que ce soit Berlioz ou Goethe est par nature évocatoire, à l’aide du beau décor de Christian Friedländer.

Les damnés  ©Stofleth
Les damnés ©Stofleth

Il évoque, en nous donnant cependant des indications précises : on a déjà parlé de la marche hongroise, et des motifs récurrents, on n’a pas encore évoqué les personnages qui peuplent cet univers : Faust d’abord, un Faust sans âge, à la démarche un peu molle e déconstruite, avec son chapeau qui rappelle les Marx Brothers ou même très vaguement Godot et l’univers de Beckett. Méphisto, en parfait gentleman avec son attaché-case, éternel voyageur à la recherche de sa proie (comme l’évoque de fascinant final dans les rues de Lyon), et les âmes damnées qui l’entourent, redingote noire, cravate rouge, chapeau melon et attaché-case, autant de personnages à la Jean-Michel Folon évoluant dans un univers sans références, sans traits, où les formes se sont estompées. Faust lui-même, à l’issue de la course à l’abîme, subira cette transformation assez crue sur une table de dissection où des infirmières un peu distraites et bavardes officient, sur la table de dissection-même qui faisait le tableau final de la première partie, où Faust s’exerçait à une leçon d’anatomie sinistre (n’oublions pas qu’il est médecin) et que le personnage est créé par Marlowe au moment des premières leçons d’anatomie (voir Rembrandt).
Le travail de Marton est aussi fait de relations tissées entre première et deuxième partie nous avons évoqué le décor concret/abstrait, mais pas encore l’apparition initiale de Mephisto au milieu du chœur chantant ce qu’il devrait chanter, comme si Méphisto était démultiplié par ce peuple omniprésent et pas toujours bienveillant, un peuple un peu manipulé : le mal surgit dans le réel de la foule, de la même manière que les âmes aspirent Marguerite qui se fond dans la foule dans la deuxième partie, pendant angélique de l’apparition diabolique.

Nous avons aussi évoqué la chambre des enfants dans la première partie reproduit dans la deuxième partie par celle de Marguerite, ou cette dernière table de dissection où Faust officie en première partie, pour en être le cadavre-objet en deuxième partie. Il apparaît une cohérence interne bien loin d’être gratuite, qui installe des liens, des relais, une unité globale.
Tout n’est pas explicable directement, et d’ailleurs, l’art a-t-il besoin d’explications ? tout se passe comme si on refusait au metteur en scène le statut d’artiste et à la mise en scène le statut d’œuvre, une œuvre particulière certes, mais qui n’est plus aujourd’hui une simple illustration.
Ce travail illustre le foisonnement du thème faustien, nous indique la multiplicité des thématiques et des points de vue, il nous indique enfin l’effacement des formes, c’est à dire l’impossibilité de se raccrocher à des éléments connus, fixés, rassurants. Il n’y a rien de gratuit, et pourtant que de surgissements qui apparaissent à première vue mystérieux, heureusement mystérieux, tout simplement parce que le Faust de Goethe est un immense Mystère, la dernière survivance du Mystère médiéval

En voiture..et en vidéo ©Stofleth
En voiture..et en vidéo ©Stofleth

Enfin, il y a dans ce travail comme dans tout travail sur Faust, une marque permanente d’humour, quelquefois cynique, notamment à travers le traitement du personnage de Mephisto, magistralement interprété par Laurent Naouri, avec sa diction et son allure aristocratiques, et en même temps le pétillement de ses yeux, les mouvements imperceptibles des lèvres (bien visibles, volontairement, à l’écran) : les scènes dans la 203 avec Faust sont désopilantes, mais c’est dans la course à l’abîme que cela confine au grand art qui distancie totalement une scène sensée nous ouvrir les portes de l’enfer et qui ne cesse de nous faire sourire :

  • sourire quand Mephisto au volant (Faust est sur la plate forme, au vent, dehors, emporté comme une marchandise récupérée) semble entendre la musique de Berlioz à l’autoradio, et évidemment de manière jouissive, auditeur de ses propres œuvres et heureux d’avoir récupéré une âme damnée pour son armée des ombres à la Folon.
  • Sourire quand Mephisto sort de la voiture qui continue de rouler à toute allure sans chauffeur, simple artifice pour montrer la diablerie de la chose.
  • Sourire plus inquiétant enfin quand Faust entre en enfer et reçoit un numéro qu’on accroche à son pied, comme on peut le faire d’un cadavre à la morgue, mais en même temps reçoit son nouveau statut d’âme damnée avec l’habit qui va avec et donc se relève de cadavre à âme damnée anonyme, nous rappelant les procédures (les simagrées) administratives qui préludaient à l’entrée dans les camps de concentration, autre entrée de l’Enfer.
Partie I  ©Stofleth
Partie I ©Stofleth

Enfin Marton a affirmé vouloir faire un théâtre politique, au nom de la présence importante du chœur dans l’œuvre de Berlioz : la présence du chœur, du peuple en scène est toujours politique. Il marque donc la présence de la masse, manipulée (chanson de Brander) violente (toujours chanson de Brander),  oppressante (apparition de Méphisto) ou séraphique (ascension de Marguerite), une foule presque omniprésente tantôt représentée par les enfants (Marche hongroise) qui miment les adultes, tantôt conduite par les enfants surgissant au sommet du pont recouvert comme les âmes du paradis émergeant des nuages (comme dans certains tableaux plafonds baroques), tantôt surgissant, en cortège, évoluant en cortège de réfugiés, ou de déportés, ou un cortège d’âmes damnées, ou bien entourant les protagonistes comme dans un viol permanent d’intimité, comme un regard sans cesse dardé. En bref, la présence de la foule n’est jamais gratuite, toujours en quelque sorte pesante, voire inquiétante, la présence des bourreaux comme des damnés.

Mais Marton fait surtout de l’espace théâtral l’espace de représentation du monde, un monde pessimiste à la Schopenhauer (Le monde comme volonté et représentation), mais un espace aussi poétique – de correspondances, de métaphores, de figures : tout nous parle théâtre et poésie dans ce travail (que j’ai appelé à plus haut stage movie). D’abord parce que le décor est évocatoire d’un espace mental, qui espace de la poésie, mais laisse aussi toujours apparaître l’espace scénique dans sa nudité noire, notamment quand le fond de scène se lève vers les dessus, montrant sans cesse où nous sommes, ce que l’agressif rideau rouge nous indiquait déjà. Enfin parce que la course finale de Mephisto disparaissant dans la nuit de la ville, commence par un parcours chaotique dans les dessous complexes du théâtre, scène, coulisses, couloirs, ascenseurs, escaliers, vus comme représentation du monde, qui est aussi l’objet du Faust de Goethe.
On sent bien que ce travail nous mène à une sorte de quête sans fin, une quête de sens, là où il n’y en a pas, une quête d’amour là où il n’y en a pas, une quête dont la chute est la fin, comme ce pont qui s’arrête sur le vide.

Ce théâtre est évidemment théâtre de mise en scène, Regietheater qui problématise une œuvre et en montre les possibles, et tous les espaces : quel intérêt eût pu avoir une Damnation imagée à la manière de Py ou de Lepage, quand à travers ces deux magnifiques spectacles, tout a été dit de ce côté là. Quel intérêt à montrer une histoire, que le Faust de Gounod s’ingénie à montrer dans ses détails, sans jamais être le double de la Damnation.
Il faut vraiment emprunter un autre chemin. Alors Marton dissèque l’œuvre de Berlioz, en prend les caractères, ellipses, dramaturgie un peu erratique, présence importante du chœur et importance relative des personnages, s’il y a vraiment des personnages de théâtre et non des figures, et les lie par un système de relations directes et évocatoires, par des fils de sens ou des fils d’images, au texte originel de Goethe, qui reste la référence fidèle de Berlioz et le socle de la représentation.
En ce sens, nous avons une représentation faustienne de la Damnation de Faust, profondément fidèle à Berlioz, par son exploration de formes surprenantes et ses nouveautés, par le foisonnement d’idées et par l’audace de certains choix qui ne trahissent jamais l’esprit de l’œuvre.

A cette complexité réelle répond une réalisation musicale où tous les protagonistes ont semblé adhérer au propos de la mise en scène, il en résulte une grande cohésion stylistique entre ce que fait Marton et ce que fait Kazushi Ono en fosse. Il n’est pas facile pour une œuvre aussi singulière de définir ce que devrait être une Damnation de Faust, créée à l’opéra comique en 1846 et au Palais Garnier en version de concert en 1897, et en version scénique en 1910. Depuis 1980, La Damnation de Faust a été reprise à Paris plusieurs fois en version de concert jusqu’à la production scénique de Luca Ronconi, importée de Turin, proposée en 1995 et 1997, à laquelle succède la célèbre production de Robert Lepage à partir de 2001, et reprise en 2004 et 2006. En fait, les versions de concert et les versions scéniques alternent.
À Genève, la production de 2003 dirigée par Patrick Davin affichait Jonas Kaufmann, Katerina Carnéus, et José van Dam et la reprise de 2008 John Nelson, Paul Groves, Willard White et une certaine Elina Garanča. Rappelons pour mémoire la production (discutable) de la Fura dels Baus à Salzbourg.
À l’opéra de Lyon, l’œuvre est assez familière, c’est quand même un des piliers du répertoire français et sans doute le plus représenté des opéras de Berlioz: c’est la cinquième production depuis 1973, la dernière remontant à 1994 avec Susan Graham, Thomas Moser et José van Dam sous la direction de Kent Nagano.
Tous ces rappels nous montrent combien l’œuvre reste désormais bien présente sur les scènes, sous ses deux formes essentielles.
Kazushi Ono propose une interprétation sans fioritures ni maniérismes, comme à son habitude, mais très précise, éclairant de manière particulière les détails de la partition où l’orchestre de l’Opéra de Lyon donne une très belle prestation, avec des bois particulièrement efficaces, avec un son jamais envahissant, moins sec que d’habitude dans cette salle, et une vraie dynamique. La Marche hongroise n’est pas spectaculaire, au sens m’as-tu vu du terme (souvenez vous de la Grande Vadrouille et de De Funès), elle est au contraire d’une grande fluidité, presque naturelle, s’insérant dans le fil dramatique, sans jamais en exagérer les sons ou les formes, grâce à une mise en scène (les enfants) qui en atténue les aspects militaires et en fait presque un jeu, ou une pantomine de bambins. Jamais la scène n’est couverte par la fosse, mais l’orchestre est toujours très présent, faisant sonner les morceaux symphoniques avec netteté, tantôt de manière incisive tantôt avec beaucoup de délicatesse et de légèreté, voire de poésie. C’est pour moi une des meilleures prestations de l’orchestre et du chef.
Le chœur de l’Opéra de Lyon dirigé par Philip White a donné lui aussi une vraie preuve d’excellence. Très sollicité par la partition et cette fois-ci aussi par le metteur en scène, la diction est toujours impeccable, d’une grande clarté, dans une approche pleine de nuances.
La distribution vocale, sans être d’une homogénéité absolue, s’en sort avec les honneurs.
René Schirrer est un Brander à la voix fatiguée, un peu mate, et sans volume, il reste que le personnage voulu (une sorte de vieux tribun qui finit comme le rat de la chanson, dans le four de la foule) est bien caractérisé, et que ce Brander un peu en retrait sert la couleur de la mise en scène.
Kate Aldrich en Marguerite est une belle femme, plus « mûre » que d’habitude : ce n’est plus une enfant. La voix n’est pas en cause, et son D’amour ardente flamme ne manque ni d’émotion ni de sensibilité. Il reste quelques problèmes d’homogénéité vocale des aigus quelquefois un peu criés et une diction problématique, surtout face à des experts du mot comme Laurent Naouri et Charles Workman. C’est une Marguerite honnête, sans rejoindre jamais la Légende du rôle.

Charles Workman (Faust)  ©Stofleth
Charles Workman (Faust) ©Stofleth

Charles Workman n’a plus la voix de jadis, où il était un des ténors mozartiens de référence. Mais il garde une vraie présence, et la voix fascine encore par son élégance, par le style impeccable et par l’émotion distillée : une émotion née d’une capacité à sculpter les mots, à leur donner du poids et du sens. On sent quelques aigus un peu difficiles, un peu forcés à la limite du cri, mais on se souviendra longtemps de cette silhouette pathétique, perdue, voire éperdue, qui semble tout faire à la dégoûté, d’un enthousiasme très contrôlé face à Marguerite. J’aime ce chanteur très respectable, très sensible, intelligent et quelques problèmes vocaux n’entachent en aucun cas l’estime pour l’artiste qu’il est. Il est le personnage, et cette voix quelquefois très légèrement fanée donne à ce Faust une mélancolie structurelle qui va à merveille avec la mise en scène.
Laurent Naouri est lui aussi un de ces chanteurs à l’intelligence pétillante et à la présence scénique particulière. La voix est là, avec son étendue, sa souplesse, sa couleur et ses inflexions multiples, et aussi force, subtilité, ironie. L’acteur est vraiment étonnant, vu sur scène ou à l’écran. On se souviendra de ses mimiques impayables, de ses yeux malicieux dans la 203 avec Faust ou seul au volant, de ce langage insinuant, de cette force tranquille du mal qu’il installe, d’un mal d’autant plus dangereux qu’il inspire une certaine sympathie. Donnez moi 100 Mephisto pour un Lindorf  qui chez Offenbach n’est que caricature de bande dessinée: le diable de Berlioz, comme celui de Gounod d’ailleurs est une figure satanique un peu satinée, aristocratique, vivace, c’est en quelque sorte la beauté du diable que Naouri porte dans son personnage. Avec un tel Méphisto, le Sabbat est une partie de plaisir…

Voilà une Damnation de Faust qui a fait discuter, et douter, et qui a aussi provoqué ses huées (mais pas le soir où j’y étais). Le théâtre, lorsqu’il prend vraiment possession du plateau et ne se contente pas de l’habiller, inévitablement secoue le spectateur. L’approche de David Marton est évidemment déstructurante, un peu comme celles de Christoph Marthaler ou de Frank Castorf, voire de son compatriote Árpád Schilling, mais Marton est aussi un musicien, formé aux meilleures écoles dont la Hanns Eisler de Berlin : l’accuser d’aller contre la musique serait donc une absurdité, tant son travail est musical au plus haut degré (son Orphée l’an dernier était stupéfiant à cet égard).
En posant un regard sur la forme de l’œuvre de Berlioz, sur le texte originel qui fascinait le musicien, il a proposé une vision complexe, fouillée, diverse et grave d’une œuvre qu’on réduit souvent à une imagerie. Dans cette production, le mythe de Faust est balayé dans tous les possibles portés par l’œuvre de Berlioz, elle même proposition formelle originale qui supporte difficilement la scène traditionnelle.
Si la production est forte, si forte même, c’est non seulement qu’elle nous plonge dans un univers de pure poésie alchimique, mais qu’elle est aussi portée par un plateau et une fosse en totale cohérence, où musique et vision se rencontrent et s’interpénètrent. Qu’il y ait des lieux, des théâtres, des opéras en France qui refusent obstinément la complaisance et les satisfactions faciles et passagères est plutôt un signe positif, qu’il y ait débat autour n’est pas non plus mauvais, cela veut dire que l’opéra est encore un art vivant. La bête n’est pas encore morte.[wpsr_facebook]

Laurent Naouri (assis), Charles Workman et Kate Aldrich  ©Stofleth
Laurent Naouri (assis), Charles Workman et Kate Aldrich ©Stofleth

RADIO-FRANCE 2015-2016: Daniele GATTI dirige l’ORCHESTRE NATIONAL DE FRANCE le 17 SEPTEMBRE 2015 (BEETHOVEN-BERLIOZ) avec Sergei KHATCHATRIAN, violon

Daniele Gatti et le National le 17 septembre 2015
Daniele Gatti et le National le 17 septembre 2015

Que Gérard Courchelle se rassure, dans un an Daniele Gatti sera parti à Amsterdam, une ville de province (unie) lointaine dotée d’un orchestre de bas étage où ce pauvre Gatti a trouvé refuge…Monsieur Courchelle pourra tout à loisir interpeller l’esprit de Bernstein (et des autres) dans une séance de spiritisme critique. J’ai été profondément choqué de la grossièreté de son intervention, et par rapport à l’orchestre et par rapport au chef, le vendredi 18 au matin sur France Musique. Je ne suis pas choqué qu’il n’aime pas, tous les goûts sont dans la nature, et c’est la liberté du critique de l’exprimer, mais je suis ulcéré de la méthode, de plus sur des ondes spécialisées. Je savais qu’il n’aimait pas Gatti, je ne savais pas qu’il ne savait pas pourquoi, au point de ne pas argumenter mais plutôt asséner en évoquant les mânes de Bernstein et en faisant écouter un extrait de la Fantastique par le National d’il y a plusieurs dizaines d’années et par Bernstein plutôt que de faire écouter une minute du concert et ensuite d’expliquer pourquoi ce qu’on écoutait était détestable. Mais argumenter, ça coûte, et du travail, et un peu d’audace. Faire ce qu’il a fait, cela ne coûte rien, cela évite d’argumenter de manière véritablement critique, et cela prend l’auditeur pour un imbécile. Mais sans doute se regardait-il au miroir.

C’était le concert d’ouverture de la dernière saison du directeur musical de l’Orchestre National de France dans un auditorium rempli, et pour un programme Beethoven-Berlioz, programme logique compte tenu des liens musicaux que Berlioz entretenait avec Beethoven, dont le troisième mouvement de la Fantastique, aux champs, est un témoignage, tant il renvoie à la Pastorale.

Le concerto pour violon en ré majeur op. 61 de Beethoven était interprété par Sergei Khtachatrian, que j’avais déjà entendu à Lucerne en 2014, dans cette même œuvre, mais dirigée par Gustavo Dudamel, et les Wiener Philharmoniker . Le jeune violoniste à peine trentenaire a donné là encore une vraie preuve non seulement de maîtrise de l’instrument, c’est bien le moins, mais d’une capacité singulière à dessiner un univers, c’est à dire produire de la musique et pas du son, ce qui ne pouvait que créer entre orchestre, chef et soliste une entente vraie.

Le premier mouvement, particulièrement long pour un concerto, permet à l’orchestre de s’exposer d’abord, de manière énergique, mais en même temps jamais tonitruante. Ce Beethoven là est lu  romantiquement, avec une belle capacité de l’orchestre à colorer mais avec un son au total assez classique, étrangement plus classique que pour la Fantastique qui va suivre. En tout cas, l’orchestre réussit à créer l’écrin idoine dans lequel le son du violon de Sergei Khatchatrian va se lover. Ce jeune violoniste n’est pas un virtuose au sens de la machine à sons que peut être une Midori. Chez lui, la virtuosité est au service d’un ressenti. Le jeu est sensible, presque fragile à certains moments, et jamais gratuit, dans les cadences redoutables du premier mouvement, Khatchatrian est évocatoire, et jamais démonstratif. C’est bien là ce qui me plaît dans ce geste toujours sur un fil, semblant toujours au bord de la rupture et profondément investi. Dans le second mouvement, un peu comme dans le Bach donné en bis, c’est cette apparente fragilité, d’un son à la fois délicat et affirmé qui frappe et qui ravit. le dernier mouvement où le dialogue avec l’orchestre est si important a semblé s’installer dans un chant à deux bien calé, les violons du national emportés par l’excellente Sarah Nemtanu répondent en écho avec un toucher de cordes lointain, voire à peine esquissé, quand l’énergie immanente est portée par d’autres pupitres.

Gatti aime le vrai dialogue avec le soliste et déteste en concert les performances parallèles, où chacun joue sa partition et fait sa musique sans écoute de l’autre ; il recherche au contraire sans cesse la rencontre musicale. Il a rencontré cette sensibilité-là, avec un orchestre en phase, mais jamais soumis ou contraint. Il y a partage des rôles dans une sorte de simplicité, ou plutôt de netteté où chacun joue sa part de l’univers construit en commun. L’acoustique très analytique de l’auditorium de Radio France et la proximité du son donnent en plus une sorte d’intimité  (un peu perturbée à la fin du premier mouvement par un projecteur rétif) assez chaleureuse au total.

Si ce moment fut vraiment de belle facture, et si cela confirme le grand talent de ce jeune violoniste, c’est la Symphonie Fantastique qui fut vraiment étonnante.

Cette pièce si intrinsèque à un orchestre français, une sorte de marronnier du répertoire (le National l’a jouée une semaine auparavant à Montreux avec un autre chef), Daniele Gatti la dirigeait pour la première fois, c’est à dire qu’il l’a abordée avec son propre background, d’une manière neuve, face à un orchestre qui la connaît par cœur, avec sans doute des habitudes de jeu, et une tradition que Gatti va prendre comme souvent à revers.

Ce qui est étonnant avec Daniele Gatti, c’est qu’il n’est pas vu par certains comme un chef sensible, mais comme une sorte de bulldozer fantasque, qui agence les sons pour les heurter, j’entends d’ici les contempteurs : « c’est grossier » « c’est trop contrasté » « c’est trop heurté », « il n’y a pas de ligne », « où est l’élégance française ?». En somme Gatti est toujours trop ou pas assez, mais il n’est jamais juste.

Or, cette Fantastique est en 1830 à sa création comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Berlioz est à la symphonie ce que Hugo est au théâtre la même année avec Hernani : il bouscule, il étonne. Le monde de la Symphonie beethovénienne est à peine né et Beethoven est alors encore musique nouvelle (la 9ème remonte à 6 ans auparavant) et pas tradition, et voilà que ce tout jeune musicien qui vient d’obtenir son prix de Rome, gage de conformisme de bon aloi et de classicisme ecclésial  nous projette tout de go au seuil de Mahler, voire au-delà et nous bouscule par une symphonie à programme  qui se dégage de la forme traditionnelle en quatre mouvements pour nous en servir cinq, qui sont des parties, c’est à dire que ce jeune Berlioz de 27 ans bouscule formes et canons pour nous raconter l’histoire de l’artiste voué au Sabbat. Car c’est bien de l’artiste qu’il s’agit, un artiste en “enfant du siècle” dans la Confession d’un enfant du siècle qu’est cette symphonie. Il y a dans cette œuvre le Hugo d’Hernani, le Musset contemporain, et le Baudelaire d’un futur synesthétique  ou même le Rimbaud des archipels sidéraux, ou, mieux, celui de la Lettre au Voyant : écoutons-le, et nous y retrouvons Berlioz, via Gatti : « Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. »

…la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène… C’est à croire que Rimbaud était ce soir-là dans la salle…
Sidéral et sidération, voilà le message qui m’est parvenu de cette exécution princeps du maestro italien, déjà mémorable par sa nouveauté, son audace, son extrême sensibilité et l’intelligence du cœur qui transparaît à tous les moments de cette exécution.
D’abord, Daniele Gatti se place du point de vue de la jeunesse, et non avec le regard de celui qui va faire passer Berlioz à la moulinette brahmsienne comme si souvent, un Berlioz mature et lu dans cette œuvre comme déjà un classique, avec sa doxa. Mais un Berlioz neuf  au monde…

Quand Berlioz écrit sa symphonie, il est plein du bouillonnement esthétique de l’époque, plein du Sturm, du tourbillon tempétueux qui prend la jeunesse artistique française et qui remet en cause les canons du classicisme usé, ressassé, fossilisé, fané.
Alors il faut déranger, il faut secouer, il faut frapper. C’est ce qu’a choisi de montrer Daniele Gatti.

Ce qui étonne d’abord c’est ce début (Rêveries-passions) d’une extrême tension mais aussi d’une extrême délicatesse, qui crée une ambiance retenue, mystérieuse, où les pupitres se distribuent une parole presque frissonnante, déjà habitée, déjà presque incarnée dans l’attente d’un moment. Ce que Gatti arrive à obtenir de l’orchestre, qui montrera pendant tout le concert combien il adhère à cette vision, est vraiment étonnant, des sons à peine émergés du silence, des cors d’une incroyable légèreté, presque en revers de l’instrument ; les harpes en revanche sont franches, nettes, précises, en rien évanescentes dans une valse d’une légèreté incroyable où Gatti met Un bal en scène : seule une partie des violons joue  et le dernier rang des cordes reste silencieux, et fait comme tapisserie tandis que les autres jouent et en quelque sorte, valsent. Il allège ainsi le son pour donner à la valse son rythme et sa forme, et cela en même temps installe définitivement le théâtre des sons qu’est cette symphonie, où le chef joue et se joue des contrastes, qu’il exalte, qu’il met en exergue là où on ne les attend pas avec un jeu sur les volumes et les masses qui est étourdissant. Ahurissant même, tant tout cela est neuf.
En même temps, il met en place une véritable organisation du son, qui organise comme un dérèglement raisonné de tous les sens (merci encore Rimbaud). Oui, c’est un Berlioz rimbaldien avec la fraîcheur et l’énergie de la naissance au monde : la poésie que Gatti nous propose, c’est celle d’un Berlioz débarrassé de toute timidité, vidé de toute honte. C’est la symphonie de la honte bue, la symphonie où tout est possible.
Abbado dans son exécution historique de Mai 2013 à Berlin avait insisté sur les raffinements multiples de cette musique tout en installant lui aussi le futur et le théâtre, en plaçant la cloche de 5ème partie Songe d’une nuit de Sabbat, dans les hauteurs de la Philharmonie, et le son tombait sur nous en une annonce inquiétante, et en soulignant aussi dans cet océan d’élégance tout ce qui dissonait.

Ici la dissonance est banalisée, elle est noyée dans la mise en scène de l’excès, de l’outrance, de la jeunesse de ce qui est échevelé dans ce jeu extrêmement attentif des masses volumiques comme un choc de masses qui se heurtent dans un chaos, mais un chaos organisé, voulu, comme le chaos de théâtre, le chaos mis en scène et donc incroyablement rigoureux : car Gatti nous montre les qualités d’orchestrateur de Berlioz, il nous montre les systèmes d’échos, il nous montre que le plus échevelé est en réalité le plus maîtrisé. On en revient au dérèglement raisonné de tous les sens. Car tout cela est complètement raisonné, et méthodiquement démonté.

Gatti est ici metteur en scène d’une régie sonore qui nous explose au visage, et en même temps il reste très soucieux de tout ce qui est évocatoire et poétique.
Le début de Aux champs est bien sûr inspiré de la Pastorale, mais ce n’est pas là ce qui intéresse Gatti. Ce qui l’intéresse, lui passionné de post romantisme, c’est d’y chercher l’ambiance mahlérienne, de chercher la respiration de la nature, d’une nature apparemment intouchée sans être sauvage. Mais en même temps ces sons sont contrebalancés à la fin par les roulement de percussions, très discrets très légers d’abord puis plus marqués et insistants qui annoncent les orages futurs et la mort. Une nature qui s’oppose aux orages désirés, comme ce pâtre wagnérien qui dans Tannhäuser contraste avec le Venusberg qui précède immédiatement dans un jeu antithétique entre monde du dérèglement et bel ordonnancement d’une nature domptée, presque cultivée. Cor anglais et hautbois dans leur dialogue annoncent dans le vouloir des orages futurs, mais en même temps soulignent la fascination d’une nature qui respire la sérénité, une (fausse) sérénité à la Giorgione dans La Tempesta.
Tour à tour sereine et ténébreuse, la Fantastique de Gatti n’est pas désordonnée, elle est dérèglement raisonné, mis en place, mis en scène, le dérèglement d’une tête au clair avec elle-même, le dérèglement affirmé et revendiqué et construit. Alors dans ce désordre si organisé ou chacun a sa place pour organiser méthodiquement l’assassinat des temps anciens, certains moments apparaissent presque comme une concession : la marche au supplice, presque plus conformiste, sorte de parenthèse avant le déchaînement du Sabbat, un cauchemar qui n’est que rêve.
Le Songe d’une nuit de Sabbat est un final d’apocalypse, où toute l’énergie accumulée va se réveiller, où le tourbillon évoqué plus haut s’accélère, où à partir de l’hésitation initiale et inquiétante, des jeux de cordes hypertendues et des grimaces de la flûte, presque comme des traits, émerge une marche qui semble hésiter, toujours interrompue par des sons grinçants, la petite harmonie excellente du National fait merveille, pour finir en explosion presque (excusez le crime de lèse Berlioz) verdienne, le Verdi hyper théâtral, à se demander si Verdi n’a pas un peu regardé de ce côté là…. Ici les cloches sont presque discrètes, on doit presque tendre l’oreille, et Gatti joue aussi sur le suspens, sur les silences, il joue aussi sur les rythmes et le tempo, ralentissant pour ménager l’effet d’inquiétude, pour installer le maléfique. On passe indifféremment du doux au fort, de l’inaudible au fortissimo en crescendos conduits avec la sûreté de celui qui sait comment les mener jusqu’à l’explosion (Gatti a été un grand rossinien et il sait ce que crescendo signifie et comment le construire) avec des sons presque jamais expérimentés. Il n’y a là aucune hésitation sur une ligne musicale : la ligne est claire, c’est celle d’un romantisme weberien, une sorte d’hyper gorge aux loups de Freischütz, exécutée avec une rigueur et une exactitude qui laissent rêveurs.
Devant un travail d’une telle conviction, d’une telle intelligence, conduit avec une telle maîtrise, on comprend l’enthousiasme visible des musiciens : ah ! certes, on est loin de la doxa, sans cesse revisitée et polie, mais on est bien près d’une vérité qui semble oubliée, celle d’un Berlioz de 27 ans qui embrasse et l’art et la révolution.
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Sergei Khatchatrian le 17 septembre 2015
Sergei Khatchatrian le 17 septembre 2015

DE NATIONALE OPERA 2014-2015: BENVENUTO CELLINI d’Hector BERLIOZ le 31 MAI 2015 (Dir.mus: Sir Mark ELDER; Ms en scène: Terry GILLIAM/Leah HAUSMAN)

Benvenuto Cellini, Amsterdam © Clärchen&Matthias Baus
Benvenuto Cellini, Amsterdam © Clärchen&Matthias Baus

Dans un livre très célèbre « Les enfants de Saturne , psychologie et comportement des artistes de l’antiquité à la révolution française », Rudolf Wittkover et son épouse Margot abordent le cas de Benvenuto Cellini au chapitre VIII « Les artistes et la loi », avec un sous-titre éloquent : la passion et le crime dans la vie de Cellini.

Par ailleurs Cellini est le premier artiste à avoir osé coucher sa vie par écrit. Certes,  la Renaissance verra Giorgio Vasari se consacrer aux « Vite de’ più eccellenti architetti, pittori e scultori italiani da Cimabue insino a’ tempi nostri » mais il ne parle pas de Cellini, qui s’est consacré lui-même à sa vie en écrivant « Vita di Benvenuto Cellini: orefice e scultore fiorentino » et devenant ainsi le premier artiste à écrire son autobiographie, qui eut d’ailleurs beaucoup de succès : publiée en 1728, traduite par Goethe, elle a donné suite à un nombre assez conséquent de romans, de pièces de théâtre et naturellement à l’opéra de Berlioz qui en a puisé ses sources. Cette vie picaresque d’un personnage génial et impossible à canaliser, un véritable roman de Dumas qui d’ailleurs y puise son « Ascanio ou l’orfèvre du Roi » (1843), fut une vie aventureuse, toujours aux limites de la loi. Peut-on tout pardonner à l’artiste, quand il est ainsi choisi pour donner la Beauté au monde ? Voilà la question posée par Cellini, et par d’autres, ces « enfants de Saturne » dont parle Wittkover.
Cette folie cellinienne, cette saturnale permanente, c’est bien ce qui séduit Berlioz, c’est bien ce côté échevelé, hors la loi, ce côté artiste et bandit, qui fait de ce thème un sujet d’opéra complètement démesuré, complètement déglingué, construit sur deux intrigues qui se tissent l’une dans l’autre, l’amour partagé pour Teresa, fille de Balducci trésorier du pape, et la fabrication toujours repoussée de son Persée, jusqu’à l’ultimatum du Pape Clément VII. Art et amour, certes mais surtout Kabale und Liebe d’un nouveau genre. On est dans le stürmisch des intrigues folles de la Renaissance où Berlioz fait interférer un rival en sculpture et en amour, le sculpteur officiel du Pape Fieramosca, en une poursuite digne des plus grands dessins animés : on est bien près des aventures de Titi (Cellini) et Gros-Minet (Fieramosca) où, Tex Avery aidant, Gros-Minet tombe toujours dans le panneau.

A histoire folle distribution folle, chœurs et foules énormes, orchestre énorme, et voix exceptionnelles, un soprano lyrique, un ténor typique de ceux impossibles à trouver sur le marché (destiné à Nourrit, mort trop vite, ce fut Duprez qui le créa), un de ces ténors comme Raoul des Huguenots, Henri des Vêpres Siciliennes, Arnold de Guillaume Tell, voix di petto et voix de tête, contrôle, lyrisme extrême, style hyper contrôlé, …Un Lohengrin qui puisse chanter Ottavio au timbre de Belmonte ou de Tamino et à la couleur d’Otello (de Rossini)…
C’était trop neuf pour le public parisien (tout est toujours trop neuf pour le public parisien) qui le bouda en 1838 à la création à l’Opéra, et ce fut Liszt qui le relança à Weimar en 1852. 14 ans après l’opéra était encore neuf, avec comme ténor le créateur de Lohengrin …

Toute opération Cellini doit être un peu loufoque : l’Opéra Bastille, qui à ses débuts se dédia à Berlioz (le premier opéra représenté à Bastille fut Les Troyens), présenta une super production de Denis Krief, dirigée par Myung-Whun Chung avec Chris Merritt dans le rôle titre, des centaines de costumes, une parodie des opéras du XIXème avec toiles peintes et pastiches de grands gestes mélodramatiques, mais qui finissait par lasser.
Et la production ne fut jamais reprise.

Bref, sans déglingue continue, impossible de monter Benvenuto Cellini, car ce n’est pas une œuvre sérieuse. Elle oscille entre le vaudeville bien proche de Feydeau et le spectaculaire meyerbeerien, voire (comme à Amsterdam) la monumentalité de Turandot.
Feydeau chez Meyerbeer, faut l’faire. Berlioz l’a fait.

Amsterdam a coproduit avec l’ENO la production de Terry Gilliam, lié aux Monty Python, l’un des rois de la comédie loufoque et de la déglingue cinématographique, à qui l’on doit « Monty Python, sacré Graal », « Monty Python, la vie de Brian » ou « Les aventures du Baron de Münchausen », qui avait eu à Londres une immense succès, qui a triomphé à Amsterdam, et qui est attendue à Barcelone et je crois Paris. La chorégraphie, très importante dans cette vision est signée Leah Hausman, qui co-signe aussi la mise en scène.

Benvenuto Cellini porté en triomphe par les ouvriers © Clärchen&Matthias Baus
Benvenuto Cellini porté en triomphe par les ouvriers © Clärchen&Matthias Baus

Ainsi donc, il est difficile d’imaginer un Benvenuto Cellini scéniquement sérieux, mais l’œuvre présente en revanche de sérieuses difficultés musicales, scéniques et vocales, qui accentuent sa rareté sur les scènes, et notamment sur notre première scène nationale.
Esthétiquement et scéniquement, l’œuvre épouse le développement du Grand Opéra, avec ses formes et ses habitudes, large diversité des voix, nombreux personnages, présence (habituelle) d’un travesti, changements de décors et d’espaces, grands rassemblements, scènes spectaculaires.
Culturellement, elle est aussi l’héritière du drame romantique, avec son foisonnement, ses amours contrariées, sa plongée dans une histoire revisitée : il y a quelque chose de la première scène d’Hernani de Hugo dans la première scène de Benvenuto Cellini, amants réunis, amoureux éconduit dissimulé, poursuites.

Carnaval...© Clärchen&Matthias Baus
Carnaval…© Clärchen&Matthias Baus

Alors, Terry Gilliam entreprend de raconter cette histoire avec ses excès et son foisonnement, en l’installant dans un univers à la fois enfantin, festif et très coloré. Enfantin par ce décor de Terry Gilliam et Aaron Marsden qui rappelle un peu les planches de Piranèse, ou des albums de contes de fées, un décor de panneaux mobiles gigantesques dessinés (voûtes, escaliers), aux proportions exagérées, par des personnages caricaturaux (Fieramosca) tels qu’on peut en rencontrer dans les albums de bandes dessinées ou dans les dessins animés, un espace où se côtoient toutes les proportions et tous les genres : comédie, drame, tension, flammes, forge et pape.

Fieramosca (Laurent Naouri) © Clärchen&Matthias Baus
Fieramosca (Laurent Naouri) © Clärchen&Matthias Baus

Terry Gilliam s’amuse, d’abord avec le personnage de Fieramosca, éternel comploteur pour séduire, conquérir ou enlever la belle Teresa, et qui échoue sans cesse lamentablement, interprété ici par le superbe Laurent Naouri, diction prodigieuse, style et élégance vocale qui tranchent avec le ridicule du personnage. Il s’amuse ensuite avec Balducci, le père barbon, trésorier du pape, un Maurizio Muraro qui penche vers un barbon rossinien : on le verrait parfaitement en Bartolo ou en Don Magnifico. Il s’amuse avec le pape Clément dont l’apparition en Princesse Turandot dans une sorte d’ostensoir baroque est d’une drôlerie impayable : en hauteur, lointain, inaccessible, avec sa coiffure de mandarin et son maquillage asiatique et blanc. Il est comme Turandot, prêt à condamner celui qui ne réussit pas l’épreuve, ici faire fondre la statue du Persée : mais descendu de son piédestal, le pape devient comme les autres : un pantin.

Benvenuto Cellini (John osborn) et en arrière plan le pape Clément VII (Orlin Anastassof) © Clärchen&Matthias Baus
Benvenuto Cellini (John Osborn) et en arrière plan le pape Clément VII (Orlin Anastassov) © Clärchen&Matthias Baus

Il s’amuse avec Cellini lui-même, sorte d’ouvrier fondeur dont le costume fait (un peu) penser à celui d’Astérix, plein de ressources, plein d’idées pour gagner sa fiancée Teresa, un Cellini tout sauf aristocratique, mais au contraire aimé du petit peuple des artisans et des tavernes, un Cellini qui bouscule l’ordre établi et par son attitude, et par ses amours bien au-dessus de sa classe sociale.
Il s’amuse aussi avec le chœur, magnifique, désormais dirigé par l’excellente chef de chœur Ching-Lien Wu venue de Genève où elle a accompli un travail remarquable, et qui montre encore (notamment mais pas seulement dans la scène de la taverne) combien le chœur de l’Opéra d’Amsterdam est l’un des chœurs d’opéras les plus lestes, les plus plastiques, les plus acteurs de tous les chœurs d’opéras aujourd’hui.
Il s’amuse enfin avec le public : gigantesques figures de la mort et de carnaval, confettis inondant la salle, et cortège traversant les fauteuils d’orchestre qui dès l’ouverture insufflent vie, bouillonnement et bonne humeur. Car c’est bien l’idée de carnaval qui domine ce travail, un carnaval où l’on peut tout se permettre, un carnaval ou les ordres sociaux et les valeurs sont renversées, un carnaval romain où même le pape est pris en dérision. Une Saturnale au service d’un enfant de Saturne.

Saluts dans le décor final..la tête, les jambes, le reste...
Saluts dans le décor final..la tête, les jambes, le reste…

Il en résulte un spectacle où l’on ne s’ennuie pas une seconde, où la bonne humeur est permanente, où il n’y plus de longueurs ni étirements, où Berlioz est pris dans une sarabande où tout est possible et où l’on ose tout. Jusqu’au Persée bien connu du sculpteur qui devient par la main de Terry Gilliam et de son décorateur une statue gigantesque de type colosse de Rhodes, dont on voyait la tête énorme, et dont on ne découvre que les jambes musculeuses et le sexe bien planté lorsque la statue est dévoilée, qui ressemble plus au David du rival Michel-Ange, qui trône en voisin (aujourd’hui une copie) sur la piazza della Signoria à Florence, qu’au véritable Persée de Cellini dans la Loggia dei Lanzi. Impayable surprise, là aussi.

Persée, par Benvenuto Cellini (Florence, Loggia dei Lanzi)
Persée, par Benvenuto Cellini (Florence, Loggia dei Lanzi)

Il fallait pour que cette étourdissante mise en scène puisse atteindre son public rendre aussi à cette musique son énergie, son lustre et sa folie.
Sir Mark Elder, pour lequel j’ai souvent exprimé mes doutes dans Wagner, prend Berlioz à bras le corps : on sait combien depuis Sir Colin Davis – Berlioz est aimé outre-manche, où les britanniques ont depuis longtemps donné droit de cité à ses opéras les plus monumentaux (Les Troyens intégraux ont été présentés à Covent Garden une vingtaine d’années avant l’Opéra de Paris), conformément à la tradition qui veut que Berlioz ait réussi plus ailleurs qu’en France, nemo profeta in patria. A commencer par ce Cellini en échec à Paris et en réussite à Weimar…
Puisqu’il n’y a pas d’orchestre de fosse à l’opéra d’Amsterdam, chaque orchestre important des Pays Bas descend tour à tour dans la fosse : c’est avec le Rotterdams Philharmonisch Orkest , très en forme, dont le directeur musical est Yannick Nézet Séguin et le principal chef invité Jiří Bélohlávek, que Sir Mark Elder réussit à donner à cette musique complexe (les musiciens à la création s’étaient dressés contre le compositeur arguant qu’elle était impossible à exécuter) le brillant et la dynamique voulue, avec des cordes acrobatiques, des cuivres en place (et dieu sait si c’est important dans Cellini) et un éclat tout particulier et tout à fait bienvenu. Avec le chœur dont il a été question plus haut, tout à fait excellent, à la diction particulièrement claire et à l’énergie communicative, ils colorent la représentation avec force, mais sans écraser le son, laissant toute la fresque de Berlioz se développer et surtout laissant entendre toute la complexité de la partition et sa nouveauté, notamment les ruptures de rythme, les accélérations, les cordes vertigineuses, une partition qui est tourbillon, mais aussi lyrisme, poésie, et même quelque (rares) fois méditation, avec un sens du suspens et une tension incroyables dans la scène finale. L’orchestre répond parfaitement aux sollicitations et Sir Mark Elder se place résolument dans le sillage de Sir Colin Davis.
Au service de cette très grande réussite musicale, une distribution particulièrement juste.
On a reproché à cette distribution de ne pas prononcer le français de manière suffisamment claire : seul français de la distribution, Laurent Naouri au milieu d’américains, d’italiens et de néerlandais.
Je sais les français très sourcilleux sur la prononciation de leur langue à l’opéra, et en général très maniaques de la diction : dans plusieurs jurys de concours de chant, lorsque j’entendais de jeunes mezzos émettre une bouillie sonore à la place de l’air de la lettre de la Charlotte de Werther, je me faisais taquiner par les autres membres, italiens ou anglais sur notre « manie » de la diction. Je suis certes soucieux de la diction, mais je ne suis pas un idéologue, mais je constate la plupart des grands noms du chant sont des artistes à la diction impeccable. Mais le public d’Amsterdam n’est pas forcément francophone et ne sera pas sans doute pas gêné de ne pas tout comprendre.
La Teresa du jour n’est sans doute pas « idiomatique » (Mariangela Sicilia) mais quel chant superbement contrôlé et puissant ! D’ailleurs, son français n’est pas si cryptique, ni même celui de Muraro. Je peux comprendre que pour Pelléas et Mélisande (pour des raisons expliquées dans le texte précédent sur la production de Lyon) on soit plus sourcilleux, mais pour Benvenuto Cellini…
Aussi ai-je trouvé que chacun au total était à sa place, à commencer justement par cette jeune Mariangela Sicilia, toute débutante, qui m’est apparue un miracle de solidité vocale, avec un aigu sûr, bien négocié, une voix pleine, charnue, large, et un contrôle et un style impeccables. Voilà une voix toute promise à Verdi, au Verdi français comme au Verdi italien, au jeune Verdi comme au Verdi tardif. Non seulement remarquable vocalement, mais aussi scéniquement. C’est une véritable découverte dont on espère qu’elle ne se perdra pas en route par la vertu toujours douteuse des agents italiens. J’ai rarement entendu une chanteuse aussi peu expérimentée avoir une telle solidité, une telle sûreté et une telle personnalité vocale, avec des qualités aussi bien dans les pianissimi que dans les aigus les plus larges, avec une vraie technique de projection sachant retenir la voix, sachant tenir sur le souffle avec une intensité et une poésie rares. Un nom à suivre et une voix à protéger comme le lait sur le feu.
L’autre voix féminine, la canadienne Michèle Losier, sait donner à Ascanio l’élégance et la présence voulues à un rôle qui pourrait vite disparaître dans les rôles de complément. La voix claire, affirmée, magnifiquement projetée, le personnage, bien campé, n’est jamais une caricature de travesti, mais s’affirme comme un rôle jeune, frais, une sorte de Cherubino particulièrement stylé et vif. Elle obtient un très grand succès justifié, avec une vraie prime à la prononciation française évidemment idiomatique. Voilà une chanteuse qui fait une solide carrière et qui peu à peu s’affirme comme l’un des mezzos les plus intéressants du jour. Elle chante pour l’instant le répertoire français et notamment baroque et un peu de répertoire en italien (notamment Mozart), mais on devrait sans doute bientôt l’entendre dans Rossini ou le bel canto. A suivre aussi.

Balducci entraré par Cellini © Clärchen&Matthias Baus
Balducci entraré par Cellini © Clärchen&Matthias Baus

Maurizio Muraro chante un Balducci en un français d’une clarté épisodique mais globalement acceptable, un Balducci de style plus rossinien que berliozien : on avait l’impression de voir Enzo Dara dans une de ses compositions : sens comique, présence, beau volume vocal et graves impressionnants font qu’il est très juste aussi et très bien distribué pour la couleur que l’on veut donner au rôle, même si on eût pu préférer une basse plus francophone.
Le bulgare Orlin Anastassov est l’une des basses les plus présentes sur le marché pour quelques rôles de basses russes (Boris, Dosifei) mais surtout italiennes. On ne l’a pas encore vraiment entendu dans le répertoire français (hormis Roméo et Juliette). Ce qui explique que la clarté de la langue soit encore à travailler sans doute. Son entrée triomphante à la Turandot (ou en Imperatore Altoum) est l’un des moments forts de la représentation, la voix est profonde à souhait, la présence scénique peut-être gagnerait à plus de plasticité, mais le rôle de Pape n’est pas non plus un rôle déluré. Disons que la prestation n’est pas vraiment au point, mais que le traitement scénique du personnage la fait globalement passer.
En revanche l’intervention du cabaretier est particulièrement remarquée pour son relief : dans un rôle de complément le ténor Marcel Beekman réussit à captiver la salle, grâce à une voix bien projetée et surtout pour le coup une diction française parfaite (il est néerlandais) qui donne une véritable intensité à sa présence. Beau rôle de composition.
Nicky Spence (Francesco), Scott Conner (Bernardino) et André Morsch (Pompeo) complètent très honorablement une distribution bien construite qui n’appelle aucune remarque désobligeante.
Mais pas de Benvenuto Cellini sans Fieramosca, et pas de Fieramosca sans Cellini. Laurent Naouri (Fieramosca, basse) et John Osborn (Cellini, ténor) offrent là une prestation particulièrement remarquable et montrent à la fois des qualités scéniques (en particulier Naouri, irrésistible) et vocales de très haut niveau.
Fieramosca est le méchant ridicule dont personne n’a peur, parce qu’il rate toutes ses entreprises, habillé à la Iznogoud comme les méchants de cartoons. Laurent Naouri fait une composition irrésistible avec un sens du mot, un soin de la couleur, une voix large bien projetée et bien posée. On connaît ses qualités de styliste, et son aisance en scène, mais je ne l’avais pas entendu encore dans un rôle de composition et dans un registre comique. La personnalité, la silhouette, l’aisance sont remarquables. Il est vraiment le méchant de comédie, avec tous ses ridicules et tous ses excès. L’incarnation est exceptionnelle et vaut le voyage.

John Osborn (Cellini) au premier plan, en arrière plan Fieramosca (Laurent Naouri) © Clärchen&Matthias Baus
John Osborn (Cellini) au premier plan, en arrière plan Fieramosca (Laurent Naouri) © Clärchen&Matthias Baus

On connaît John Osborn, qui s’est spécialisé dans les rôles de ténor romantique ou rossinien et notamment les rôles français : c’est un Raoul, c’est un Léopold de La Juive (qui revient peu à peu sur la plupart des grandes scènes, l’an prochain à Munich) c’est un Arnold, c’est donc un Cellini qu’il interprétera aussi à Barcelone la prochaine saison dans la même mise en scène, appelée à faire le tour des théâtres. Formé à l’école américaine, celle qui pour mon goût donne la meilleure technique et la plus grande solidité, c’est d’abord un artiste soucieux du texte et du dire, au chant très contrôlé et au style très accompli, notamment dans l’opéra français.

Il est évidemment le personnage, et il maîtrise complètement l’ensemble des difficultés du rôle, qui exige bien entendu des aigus stratosphériques, mais aussi une ligne très contrôlée et surtout une belle endurance. Si scéniquement il n’a pas tout à fait l’aisance d’un Naouri, il campe un Cellini très crédible mais surtout il est aussi incroyable dans les airs les plus exposés que dans le lyrisme et la mélancolie, c’est à dire les moments les plus contenus. Il est réconfortant de constater que ce répertoire longtemps ignoré faute de voix capables de le soutenir, peut-être remarquablement distribué aujourd’hui., avec un considérable succès.

LA scène du cabaretier (Marcel Beekman) © Clärchen&Matthias Baus
LA scène du cabaretier (Marcel Beekman) avec le choeur © Clärchen&Matthias Baus

Voilà une production qui a su trouver sa voie en ne prenant pas l’œuvre au sérieux, sans contredire un seul instant le credo berliozien. Que ce Cellini fasse le tour d’Europe est une chance pour un opéra qui lui, n’en a pas eu beaucoup. Bien sûr, en bon français, on pourrait souhaiter une distribution plus homogène linguistiquement, mais s’il fallait que l’opéra français fût toujours chanté par des français, cela vaudrait aussi pour l’opéra allemand par des allemands et russe par des russes. Plus de Boris de Raimondi, de Don José par Kaufmann ou de Carmen d’Anita Rashvelishvili. Plus d’opéra, en somme, enfermé dans la malédiction de l’idiome.
Il est au contraire particulièrement intéressant que ce répertoire soit proposé ailleurs (pour l’instant il n’est même proposé qu’ailleurs…) et que des chanteurs internationaux l’abordent et l’aient à leur répertoire, car c’est une chance supplémentaire de partage et de diffusion. Même sans accent français impeccable, même avec une prononciation quelquefois erratique, nous sommes tous rentrés dans le spectacle, nous avons tous apprécié une distribution engagée, dynamique, pleine de vie et d’humour et un chef qui a rendu justice à cette musique laissée pour compte par les scènes (qui était le générique de la vieille RTF) ignorée des producteurs, et donc des spectateurs. Amsterdam se souviendra du passage de Benvenuto Cellini qui par chance va essaimer. C’était un dimanche fou à l’opéra et la folie fait du bien à l’âme. [wpsr_facebook]

Benvenuto Cellini, Amsterdam 2015 © Clärchen&Matthias Baus
Benvenuto Cellini, Amsterdam 2015 © Clärchen&Matthias Baus

FESTIVAL BERLIOZ DE LA CÔTE SAINT ANDRÉ: APERÇU DU PROGRAMME 2015

Un concert d'Hector Berlioz (A.Geiger-1846)
Un concert d’Hector Berlioz (A.Geiger-1846)

 

www.festivalberlioz.com/

Le Festival Berlioz de la Côte Saint André a eu au long de sa vie presque quadragénaire des fortunes diverses, né – je m’en souviens bien – pour être le Bayreuth berliozien français, il ne put accomplir ce rêve, il est vrai que les opéras de Berlioz sont peu nombreux, qu’ils coûtent très cher (Les Troyens et Benvenuto Cellini au moins) et que ce rendez-vous méritait plus d’originalité, plus « dailleurs » en lien avec le personnage particulier qu’était Hector Berlioz.
Depuis que l’ethnomusicologue Bruno Messina en a pris la direction, le Festival a labouré des espaces nouveaux, en cherchant à impliquer de manière plus systématique le territoire isérois, et en travaillant sur une sorte d’espace musical berliozien, c’est-à-dire sur Berlioz et son temps, Berlioz et son espace, Berlioz et ses rêves. Il en résulte une programmation riche, diversifiée, surprenante aussi, qui essaie de correspondre au personnage, et qui va plus loin que la simple exécution de ses œuvres dans le cadre de concerts traditionnels.
Certes, la petite ville de la Côte Saint André, où naquit le compositeur, avec son Château Louis XI reste le centre névralgique du Festival, mais les thématiques choisies portent ailleurs, en Amérique pour l’édition 2014, et cette année, bicentenaire du « Vol de l’aigle » de 1815 oblige, c’est autour de la figure napoléonienne que se construit la programmation, qui cherche à cheminer le long de cette « route Napoléon » qui traverse le territoire isérois.
On sait que toute la période de la monarchie de Juillet, la grande période créatrice de Berlioz est aussi une période où se constitue la légende napoléonienne, y compris dans la littérature (la Chartreuse de Parme de Stendhal est de 1839 et Une ténébreuse affaire de Balzac de 1841), avec le transfert des cendres en 1840, et qu’elle se conclut sur le retour au pouvoir de Louis Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III (le « petit » selon Victor Hugo).

Alors, la programmation concoctée par Bruno Messina qui prend appui sur le regard berliozien sur Napoléon et toutes les évocations napoléoniennes de la musique, commence le 20 août par des errances, au bord de la route Napoléon, jalonnée de banquets et de moments célébratifs, à Corps, à la Prairie de la rencontre à Grenoble, pour se terminer par un banquet-cabaret à La Côte Saint André où c’est le célèbre chansonnier Bérenger qui sera à l’honneur.

Ce Festival Berlioz sonnera Berliozz à Vienne, le 21 août par l’exécution du Te Deum qu’il voulait dédier à Napoléon Bonaparte et qu’il dédia finalement au prince Albert, époux de la reine Victoria. Il fut créé à Saint Eustache en 1855 avec 950 exécutants. A Vienne, 600 enfants venus du département de l’Isère y participeront, le Jeune Orchestre Européen Hector Berlioz et les Grands Chœurs de Spirito, les solistes Nicolas Courjal et Pascal Bourgeois, ainsi que Daniel Roth à l’orgue, le tout sous la direction de François Xavier Roth.
La soirée se terminera par une promenade musicale très jazzy ( hommage à Jazz à Vienne) à partir de thèmes de la musique de Berlioz.
Le 22 août, le Festival sera à Saint Antoine l’Abbaye pour une soirée construite autour de Tristia, la méditation religieuse de Berlioz, accompagnée d’évocations funèbres diverses, de Napoléon Bonaparte et d’autres souverains, (La marche funèbre pour les funérailles de Napoléon 1er dont la dépouille fut ramenée de Sainte Hélène, d’Auber  la Messe des morts à la mémoire de Marie-Antoinette de Plantade et enfin le Requiem en ut mineur à la mémoire de Louis XVI de Cherubini). C’est le Concert Spirituel (Orchestre et Choeur) sous la direction d’Hervé Niquet qui officiera.

Enfin, le 23 août, le Festival se lovera de nouveau dans le berceau du musicien, à La Côte Saint André pour un concert « révolutionnaire et romantique » où seront exécutés ensemble, comme le voulait Berlioz, La Symphonie Fantastique et Lelio, sa suite qui, disait-il, « doit être entendue immédiatement après la Symphonie Fantastique, dont elle est la fin et le complément. »
L’exécution en sera confiée à l’Orchestre révolutionnaire et Romantique sous la direction de John Eliot Gardiner.

Le 24 août, toujours à la Côte Saint André, un concert très original tout dédié à la figure de Napoléon, Le Lion, l’Ogre et le Renard, avec au programme l’Ode à Napoléon de Schönberg (1942-43), trois fanfares pour les proclamations de Napoléon de Castanède, et la Suite symphonique sur le Napoléon d’Abel Gance d’Arthur Honegger et Marius Constant, par l’Orchestre Symphonique OSE, jeune collectif dynamique dirigé par Daniel Kawka qui explore des modes nouveaux pour l’exécution et la diffusion symphoniques.

C’est au tour de l’Orchestre National de Lyon dirigé par Fabien Gabel d’évoquer le 25 août l’Empereur pour un programme dédié à Guerre et Paix, marqué par le point de vue russe avec Tedi Papavrami, violon, et la participation de l’Ensemble à Vents de l’Isère. Au programme Hary Janos la suite symphonique de Z. Kodaly, qui narre l’histoire d’un hussard autrichien qui se vanta d’avoir conquis Marie-Louise et vaincu seul Napoléon, le concerto pour violon n°7 du Paganini français, Pierre Rode, un des fondateurs de l’école russe et de l’école allemande de violon romantique qui servit Napoléon, le Tsar et le Roi de Prusse,  ainsi que les plus connues  Ouverture 1812 de P. I. Tchaïkovsky et la Suite symphonique Guerre et Paix, de S. Prokofiev arrangée par Christopher Palmer.

L’héroïsme, part intrinsèque de la Légende napoléonienne, sera l’objet du concert (« héroïque fantaisie ») donné le, mercredi 26 août par l’excellent Orchestre des Pays de Savoie dirigé par le non moins excellent Nicolas Chalvin avec au programme Beethoven (La Bataille de Vitoria ou La Victoire de Wellington et la Symphonie n°3 « Eroica ») et Saint-Saëns ( Concerto pour piano n°5 « L’Egyptien » ).

Le 27 août la Corse fait irruption dans le programme pour une création mondiale sur des paroles de Napoléon Bonaparte de Nabulio Oratorio pour chœur polyphonique, orchestre symphonique et récitant avec l’orchestre Poitou Charente et A Filetta, polyphonies corses, Didier Sandre, récitant sous la direction de Jean-François Heisser, lequel offrira un concert d’évocations hispaniques le 28 août à 17h.

Le 28 août, au Château Louis XI, « Le Vol de l’Aigle » une intégrale des concertos pour piano de Beethoven (avec une pause ravitaillement appelée panier du Grognard) par François-Frédéric Guy et l’Orchestre de Chambre de Paris, couronnée par le Concerto n°5, L’Empereur .

Berlioz avait été profondément marqué par l’audition de la 9ème symphonie de Beethoven, et son dialogue avec Beethoven a été permanent. La soirée du 29 août s’appelle donc « Hymne à la joie » et conjugue des œuvres de Berlioz, Scène héroïque (La Révolution grecque) et la mort de Sardanapale et la 9ème de Beethoven, avec Sylvia Schwartz, soprano – Henriette Gödde, mezzo, Bogdan Volkov, ténor,  Michel de Souza, basse, Rodion Pogossov, basse. C’est l’Orchestre National de Lyon sous la direction de son chef permanent Leonard Slatkin avec le Chœur Spirito sous la direction de Bernard Têtu qui sera à l’œuvre pour une soirée qui promet d’être l’un des sommets du festival.

Enfin, le 30 août, la clôture des dix jours de festivités, sera célébrée par une fête musicale funèbre et triomphale, avec l’ Orchestre d’harmonie de la Garde républicaine sous la direction du Colonel François Boulanger, avec Jacques Mauger, trombone pour un programme diversifié de Bizet, Saint Saëns, Chabrier, Fauré qui se terminera inévitablement par la Symphonie funèbre et triomphale, version 1840 d’Hector Berlioz.

J’ai passé sous silence les concerts de 17h, les voyages en musique orientale, les récitals, les multiples manifestations qui émaillent toute la semaine. Il y en a pour tous les goûts, pour ceux qui habitent ce territoire très agréable en fin d’été et pour ceux qui aimeraient terminer leurs vacances en musique.
C’est un festival à la fois culturellement exigeant et très ouvert, un peu hors des sentiers battus, qui célèbre notre Berlioz national par des chemins multiples, directs ou de traverses, dans une géographie musicale explosée et joyeuse. Berlioz rencontre Napoléon en cette fin d’été sur un territoire où chacun des deux a laissé ses traces, Berlioz rencontre Napoléon en cette fin d’été pour que la musique efface le sang des guerres épuisantes, et qu’il ne reste que la geste et la légende.[wpsr_facebook]

 

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RADIO FRANCE 2014-2015: Daniele GATTI dirige ROMÉO ET JULIETTE d’HECTOR BERLIOZ le 18 SEPTEMBRE 2014 (avec Marianne CREBASSA, Paolo FANALE, Alex ESPOSITO)

L'Orchestre National de France au TCE ©  Radio France
L’Orchestre National de France au TCE © Radio France

La nouvelle est tombée vendredi 3 octobre : Daniele Gatti succède à Mariss Jansons à la tête de l’Orchestre du Concertgebouw, c’est une excellente nouvelle qui tombait à point nommé, puisque j’étais en train d’écrire le présent compte rendu du Roméo et Juliette de Berlioz proposé le 18 septembre dernier en ouverture de saison de l’Orchestre National de France au théâtre des Champs Elysées.
Pour avoir l’an dernier assisté à Lucerne à une IXème de Mahler assez mémorable (ma première IXème non dirigée par Abbado) , avec l’Orchestre du Concertgebouw dirigé par Daniele Gatti, je peux attester qu’on sentait immédiatement une sorte de feeling avec l’orchestre, dans un répertoire qui fait partie de son histoire , voire de ses gènes et que Gatti affectionne tout particulièrement. Ce fut même un concert vraiment spécial. J’avais alors écrit que Gatti était un chef « de tête », « de concept », et un chef que je disais « chtonien » et non éthéré. C’est un chef qui prend à revers, qui surprend, et donc qui est rarement là où on l’attend, même si pour certains, c’est à chaque fois une sorte de mauvaise surprise. Car Daniele Gatti est discuté, quelquefois violemment, et notamment à Paris. Il suffit de lire les réactions à sa nomination à Amsterdam. Dans le genre mi-figue, mi-raisin, dans la manière de dire que c’est une bonne nouvelle tout en sous-entendant que c’est un choix par défaut (Jansons quittant l’orchestre à cause de sa santé), certains ont déployé les plus grands trésors de la rhétorique française la plus hypocrite pour lui souhaiter un « bon voyage ! » sous lequel on ne pouvait s’empêcher de lire « bon débarras !».
Je ne comprends pas ces réactions, car,  on l’a encore entendu cet été dans Trovatore à Salzbourg, Daniele Gatti est un chef qui va jusqu’au bout de ses lectures, de ses convictions, et qui prend le risque d’aller ailleurs, d’explorer des territoires autres, y compris sur des partitions rebattues où l’oreille a fini par être formatée, voire endormie. C’est un chef qui a une vraie lecture des œuvres, approfondie, une approche intellectuelle et conceptuelle, et surtout une volonté farouche de faire comprendre. On lui reproche souvent de ne pas être un « communicant », certes, ce n’est pas un showman à la Rattle ou à la Dudamel, mais c’est un musicien incontestable, et ses lectures des œuvres communiquent une vision claire, nette, sans concession et souvent inattendue.
Il en va ainsi pour ce Roméo et Juliette de Berlioz, le premier Berlioz qu’il aborde, sans doute parce qu’il ne pensait pas avoir d’affinités avec cet univers; mais, directeur musical de l’Orchestre National de France, il est difficile d’échapper un jour à Berlioz, comme échapper à Mahler à Amsterdam, Strauss à Munich ou Mozart à Vienne.
Et je crois que Daniele Gatti a été à son tour pris à revers par cette partition et par Berlioz. Car il est facile de se laisser piéger par le gigantisme  et par le son berlioziens, par cette sorte d’image de romantisme échevelé certes, qui en deviendrait un autre conformisme.

Or, Berlioz prend systématiquement lui aussi à revers  et notamment dans Roméo et Juliette.
Dans un XIXème siècle où l’histoire de Shakespeare avait déjà fait l’objet d’un Singspiel de Georg Benda à la fin du XVIIIème, d’un opéra de Nicola Vaccaj, Giulietta e Romeo en 1825, d’un opéra de Bellini I Capuleti e i Montecchi (sur le même livret de Felice Romani) en 1830, et où Berlioz avait vu Harriet Smithson dans la pièce de Shakespeare (version Garrick) en 1828, Berlioz ne propose pas un autre opéra, un opéra de plus mais va labourer ailleurs, vers un genre inconnu et spécialement créé pour l’occasion, une symphonie dramatique, où les voix (sauf le père Laurence) sont anecdotiques, et où le livret est surtout un récit, qui s’entremêle avec la musique. La présence de voix de mezzo, ténor et baryton pourrait laisser croire à un dialogue, à des rôles, à une théâtralisation : or le théâtre n’est pas dans les voix, mais dans la musique. De plus les formes comme le mélodrame ou mélologue sont assez populaires depuis la fin du XVIIIème (souvenons-nous du Pygmalion de Rousseau, repris par Donizetti, sa première œuvre), c’est à dire que là où on attend théâtre, voire opéra, Berlioz répond, symphonie et même symphonie dramatique, c’est à dire une symphonie mise en drame, mise en voix, mais non mise en scène.

Autre manière de prendre à revers, Berlioz (et c’est aussi audible dans bien d ‘autres œuvres) dissimule dans des détails de la partition (le diable se cache toujours dans les détails) des dissonances, des phrases musicales très hardies qu’on retrouvera plus habituellement dans des œuvres du futur même lointain, comme s’il faisait des tentatives, comme si cette musique, bien loin d’être échevelée, avait quelque chose de rigoureux et d’expérimental. Comme si cette musique avait un programme caché. Je me souviens comme Abbado traitait de manière surprenante certains moments de la Fantastique (notamment dans son hallucinante interprétation de 2013 à Berlin) et comment il nous indiquait l’innovation et la surprise et aussi souvent, comment il nous montrait par exemple derrière la chevelure berliozienne les lunettes mahlériennes.
La première fois que j’entendis Gatti (1991, Bologne), nous le retrouvâmes par hasard au restaurant après la représentation (Moïse de Rossini) et nous entamâmes un brin de conversation avec lui. Il nous confia déjà à l’époque (il avait 30 ans) que son rêve était de diriger Berg. Cette déclaration m’avait beaucoup marqué et j’ai toujours écouté ensuite Gatti avec ce souvenir bien ancré en moi : il a cette approche de la musique qui convient si bien à une lecture d’un Wozzeck ou d’une Lulu (œuvres qu’il dirige d’ailleurs remarquablement, à la fois de manière très analytique et sensible) une lecture appuyée sur les formes traditionnelles, revues, relues, et avec un son, qui produit quant à lui des agencements surprenants, des dissonances, des ruptures, une certaine brutalité et en même temps un certain lyrisme, tout en laissant peu de place à la complaisance. Ce qui frappe quand on entend Berg c’est que l’attention est décuplée par l’incroyable richesse de la « concertation », qui oblige à s’attacher à chaque détail. Je suis très impatient d’entendre son Pelléas et Mélisande à Florence parce que je suis sûr que l’univers de Debussy sous ce rapport lui conviendra parfaitement.
Je me trompe peut-être, mais je suis sûr qu’en se plongeant dans la partition de Berlioz, c’est cette richesse-là, ces détails là, que Gatti a notés, ces petites choses que Berlioz sème çà et là, et qui sont des tentatives d’aller vers un ailleurs qui n’a rien à voir avec la musique du temps, ces petites choses qui devaient bien intéresser notre auteur de la musique de l’avenir, Richard Wagner ces petites choses qui obligent à une écoute très attentive et très fouillée.
Alors Daniele Gatti nous a fait entendre cette petite musique-là, cette musique de l’avenir : voilà une œuvre au thème rebattu, à la forme surprenante, presque un hapax, et voilà au total un Berlioz qui ouvre des univers nouveaux. Un orchestre et un chœur retenus, un souci de faire entendre des détails très raffinés et rarement relevés.
Le dernier Roméo et Juliette auquel j’avais assisté, c’était Salonen à Lucerne, très beau concert qui m’avait convaincu, mais ici j’ai l’impression d’aller encore plus loin dans la direction résolue de la lecture.

Gatti fouille le tissu textuel et non seulement révèle des détails surprenants, mais aussi colore de manière particulière les moments qui rappellent ou Les Troyens, ou Benvenuto Cellini, voire la Fantastique, il met en place une sorte de réseau référentiel, mais en même temps le traite presque avec distance, tenant résolument à travailler d’abord une couleur, à retenir le son de cette énorme machine, qu’il arrive (une gageure) à rendre presque intime quelquefois, tout en laissant la place aux moments plus spectaculaires (les cuivres de l’Orchestre National sont en grande forme), mais sans excès, avec éclat, mais sans clinquant : il révèle les contrastes, mais dans un cadre très contenu, assez contraint où finalement se révèle alors une autre dimension peut être plus profonde de Berlioz. Son souci permanent de clarté, sa volonté de faire apparaître les architectures l’amène à mettre en valeur les pupitres et notamment les bois, excellents , mais aussi les cordes, et notamment les violoncelles et les contrebasses ce qui est absolument nécessaire pour faire que les masses orchestrales et chorales puissent être parfaitement lisibles et donner la couleur à chaque partie. Les contrastes sont en effet nombreux, et presque systématiques entre les moments très retenus murmurés, voire presque parlés et les grands moments choraux, inspirés de la 9ème de Beethoven que Berlioz avait entendu une dizaine d’années plus tôt. Le chœur de Radio France est d’ailleurs vraiment remarquable de subtilité, de maîtrise, de clarté: on comprend chaque mot, chaque inflexion. Un très beau travail de préparation de Howard Arman.
Ainsi a-t-on l’impression d’entendre et de distinguer chaque note, comme si on se concentrait sur une œuvre de musique contemporaine, et en même temps de voir révélée une architecture, un peu comme la lecture d’un plan détaillé, d’une architecture au style plus dorique que ionique, sans volutes mais avec des lignes et des arêtes, quelquefois aiguisées, en somme une approche essentielle, et non décorative. Gatti ne s’attarde jamais sur le décoratif, il est trop direct pour cela  et il met l’auditeur à l’épreuve en l’obligeant à une audition dynamique et presque participative là où quelquefois on aurait tendance à se laisser aller passivement. En faisant un (très mauvais) jeu de mot, c’est un Ber(g)lioz qui nous est posé ici, un Berlioz lu au prisme des débuts du XXème siècle, un Berlioz qui s’insère dans une histoire musicale où on ne pense pas forcément à lui, et ce faisant, Gatti donne une profondeur insoupçonnée à cette partition.
La place des voix dans cet immense dispositif reste latérale. Placés dans l’orchestre, à peine visibles, les solistes deviennent presque des parties instrumentales. Marianne Crebassa a peu de temps pour nous laisser entendre son beau mezzo, sa diction parfaite et sa projection impeccable. Je me souviens de sa prestation remarquable dans Tamerlano de Haendel à Salzbourg. Elle garde dans sa partie sa distance récitante, mais fait entendre en même temps une couleur chaude et une belle intelligence musicale. Elle s’impose beaucoup plus que Christiane Stotijn à Lucerne en 2013. Paolo Fanale est un choix surprenant. Pourquoi aller chercher un italien (talentueux certes) pour une partie que bien des ténors lyriques français pouvaient tenir. C’est que Paolo Fanale semble s’être fait une spécialité des rôles en français, on l’a vu à Genève dans Mignon, on l’a vu aussi dans Les Troyens à la Scala (Iopas), on le voit brièvement apparaître dans ce Roméo et Juliette, avec son timbre très lyrique et velouté, et un zeste de raideur qui finalement peut convenir à cette récitation, même s’il reste pâle et si on préfèrerait plus de souplesse.
La plus grande surprise vient d’Alex Esposito, qu’on a bien plus l’habitude de voir dans des rôles rossiniens ou mozartiens (c’est un notable Leporello, un remarquable Figaro) où il démontre un grand engagement et vocal et physique. L’entendre dans un répertoire inattendu et dans un rôle de récitant est une surprise: il est vrai que le père Laurence est le seul récitant-personnage de l’œuvre, il assume à la fois la distance du récit et l’implication du personnage. Sa belle voix claire, sonore, bien projetée, est immédiatement convaincante dans un style très différent de celui de Gérard Finley à Lucerne, avec de menus accidents de diction mais dans un ensemble tout de même très soigné. Il donne une vraie présence et en même temps une véritable humanité à son intervention. Un très beau moment.
Une conclusion s’impose, ce premier Berlioz de Daniele Gatti est une réussite et cette manière de l’aborder est pleinement convaincante. Il en propose une lecture passionnante et assez novatrice, et débarrasse ce Roméo et Juliette de tout ce qu’il pourrait avoir de convenu d’attendu et de superflu. Le public, et semble-t-il l’orchestre ont bien senti la qualité de ce moment.

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Daniele Gatti ©  Corriere della Sera
Daniele Gatti © Corriere della Sera

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: LES TROYENS d’HECTOR BERLIOZ le 16 AVRIL 2014 (Dir.mus: Antonio PAPPANO; Ms en scène: David McVICAR)

Le Cheval est dans les murs © Brescia/Amisano Teatro alla Scala
Le Cheval est dans les murs © Brescia/Amisano Teatro alla Scala

Les Troyens  de Berlioz fut longtemps à Paris un serpent de mer. Lorsqu’un directeur de l’Opéra était critiqué, immédiatement lui balançait-on le reproche de ne pas avoir monté Les Troyens . Ce fut le cas de Liebermann, ce fut le cas d’autres. Aussi lorsque Pierre Bergé prit les rênes de l’Opéra Bastille, comme président du conseil d’administration, après que Daniel Barenboim eut été remercié avec l’élégance légendaire des hiérarques, et que le très regretté René Gonzalès fut embarqué dans la galère,  il décida que Les Troyens ouvriraient la salle. Les travaux n’étaient pas terminés, mais il en fallait plus pour effrayer Pier Luigi Pizzi, un des maîtres de la mise en scène monumentale qui permet de faire de magnifiques photos. Monter les Troyens était le signe qu’enfin l’on prenait enfin en compte le vrai répertoire français, et qu’on faisait honneur à son œuvre la plus monumentale. À la grandeur retrouvée de l’Opéra de Paris correspondait la grandeur affichée des Troyens.
Bien sûr, on ne reprit jamais la production, signe évident qu’il s’agissait d’une opération de com, dirait-on aujourd’hui.
L’entreprise ne valut à mon avis que parce qu’elle permit de voir en scène (et en alternance) Mesdames Grace Bumbry et Shirley Verrett, et elles le valaient bien.
Depuis, on représente Les Troyens assez régulièrement, puisque qu’on a vu des Troyens à Salzbourg (merci Mortier) dans une production de Herbert Wernicke reprise à Paris (merci Mortier), au Châtelet et à Genève (production de Yannis Kokkos) à Amsterdam (Pierre Audi) et récemment à Berlin (Deutsche Oper, prod. de David Pountney) et à Londres dans cette production de David McVicar dont la prise de rôle de Jonas Kaufmann dans Enée devait constituer le must, mais Kaufmann, malade, renonça.
C’est cette dernière production qui est présentée à la Scala en ce mois d’avril.
Programmer Les Troyens, pour n’importe quel théâtre, est une entreprise d’envergure. D’abord à cause de la longueur de l’œuvre, puis des masses artistiques impressionnantes qu’elle nécessite, enfin à cause d’une distribution lourde, exigeant notamment plusieurs types de ténors ayant chacun au moins un air important à chanter, sans parler de l’impossible Enée, mélange de Faust, d’Hoffmann et de Samson, avec un zeste de Siegfried et une pincée de Siegmund, et des protagonistes féminines d’exception, sopranos dramatiques ou mezzo-sopranos tirant vers le soprano, nécessitant un spectre vocal large, une puissance notable pour dominer l’orchestre, et un contrôle vocal tout particulier bien caractéristique du style français, exigeant émission, phrasé, diction, parfaitement dominé au niveau technique. Quand vous avez réuni ces oiseaux rares, vous pouvez monter Les Troyens. Il est pour moi moins difficile de rassembler une distribution du Ring qu’une compagnie pour Les Troyens.

La Prise de Troie Acte II © Brescia/Amisano Teatro alla Scala
La Prise de Troie Acte II © Brescia/Amisano Teatro alla Scala

Des deux parties, La Prise de Troie et Les Troyens à Carthage, j’ai plutôt un faible pour la seconde : j’aime les histoires d’amour brisées, j’aime les héros qui choisissent leur héroïsme plutôt que leur amour. Cet Énée qui choisit l’Italie et l’avenir du Monde, plutôt que le nid douillet et voluptueux de Didon me rappelle Siegfried qui laisse Brünnhilde à sa couture pour aller vers de nouveaux exploits. Et la musique est souvent sublime, notamment le duo Nuit d’ivresse et d’extase infinie, tout le cinquième acte et la mort de Didon.
Les amoureux des Troyens ne me le pardonneront pas, mais je trouve La Prise de Troie moins stimulante musicalement, avec son dramatisme débordant, un peu superficiel, et – hélas – la marche des Troyens me renvoie systématiquement en superposition les petits rats du défilé du corps de ballet de l’Opéra, dont elle est la musique. Au milieu des grecs sauvages et des troyens massacrés, des troyennes promises au viol et à l’esclavage, ces images de tutus me perturbent.

Cassandre (Anna-Caterina Antonacci) © Brescia/Amisano Teatro alla Scala
Cassandre (Anna-Caterina Antonacci) © Brescia/Amisano Teatro alla Scala

Trêve de plaisanterie : Cassandre est un très grand rôle, qui demande une immense présence dramatique, et, servi par Anna-Caterina Antonacci, il devient anthologique. J’avais vu à Amsterdam Eva-Maria Westbroek, et c’est à des statures de ce type qu’on doit le destiner..

Didon (Daniela Barcellona) © Brescia/Amisano Teatro alla Scala
Didon (Daniela Barcellona) © Brescia/Amisano Teatro alla Scala

Il est plus difficile à distribuer que Didon, plus lyrique, moins tendu, presque plus banal. Rien de plus banal à l’opéra que la femme abandonnée ou trompée, même pour un rêve de gloire. À la Scala, Antonacci, reste après de nombreuses années de fréquentation du rôle de Cassandre, une torche vivante, une authentique héroïne tragique, prêtresse dédiée à la mort et à la ruine, qui vit intensément, presque de l’intérieur, la tragédie de la parole de vérité qui tombe dans le vide. Il faut pour cela une vraie bête de scène, avec son engagement, avec ses brisures, y compris vocales, une Herlitzius peut-être ?

Daniela Barcellona le 16 avril 2014
Daniela Barcellona le 16 avril 2014

Didon tranchait fortement : on pouvait espérer en Daniela Barcellona, irremplaçable héroïne rossinienne, une homogénéité et une rondeur vocales d’exception et une présence émouvante. Mais une diction française très problématique, une difficulté notable à rentrer dans la subtilité du rôle, une voix qui ne réussit pas à s’imposer, rendent la performance très décevante. À l’évidence, Didon n’est pas pour elle.
Car c’est bien Cassandre et Didon qui sont les pivots d’une représentation des Troyens, quelquefois distribuées à la même artiste, comme les deux faces d’un Janus féminin, d’un malheur féminin : la femme publique qu’on méprise et la femme privée qu’on abandonne.

Gregory Kunde le 16 avril 2014
Gregory Kunde le 16 avril 2014

Énée était Gregory Kunde dont les dernières prestations ne m’avaient pas convaincu. Je m’attendais donc à des difficultés. Et j’ai été agréablement surpris d’une remarquable prestation, qui alliait une élégance du style, une certaine vaillance, une vraie prise à l’aigu et une présence scénique indéniable. Des Énée vus ces dernières années (dont Brian Hymel, aujourd’hui le grand titulaire du rôle) c’est sans doute le plus mur, le plus intéressant, je dirai le plus intelligent. Je n’ai pas vu Alagna, dont tous disent qu’il est exceptionnel dans ce rôle…j’attends, et Alagna, et sans doute un jour Kaufmann. Mais pour l’instant, Gregory Kunde dont je n’attendais pas grand-chose a comblé mes espérances.
Les autres rôles sont plus épisodiques, mais exigent aussi une belle technique et une solide présence, notamment  la Anna de Maria Radner, plus habituée à Erda, qui a ici un vrai relief, Narbal (Giacomo Prestia), toujours exemplaire, et Panthée, confié à Alexandre Duhamel, qui se révèle à chaque apparition comme une des réelles promesses du chant français. Iopas est confié à Shalva Mukeria, ténor georgien spécialiste de bel canto qui donne au rôle une authentique présence vocale et scénique, et Hylas, l’autre ténor, confié à Paolo Fanale, un ténor lirico-leggero des plus en vue aujourd’hui qu’on commence à voir sur toutes les scènes italiennes et internationales. Son air en haut d’un mât est l’un des moments forts des Troyens à Carthage : jolie diction, technique bien maîtrisée, grande poésie, une prestation remarquée.

Antonio Pappano le 16 avril 2014
Antonio Pappano le 16 avril 2014

Antonio Pappano, qu’on a peu vu à la Scala sinon à l’occasion de concerts, signe son premier opéra dans le théâtre de Piermarini, un titre qu’il a dirigé à Covent Garden la saison précédente. L’orchestre, qui n’est pas toujours régulier, a bien suivi le chef, avec précision, avec un son mesuré, sans scories. L’orchestre de la Scala ne sonne pas toujours avec cette qualité.
On ne peut dire que Pappano ait une interprétation très personnelle qui renouvelle la vision de l’œuvre, mais le rapport fosse/plateau est très  équilibré, les voix ne sont jamais couvertes, et surtout il veille à ne pas donner du relief au clinquant, mais plutôt à l’épaisseur dramatique et à la dynamique. Il en résulte un travail vraiment exemplaire.

Le chœur dirigé par Bruno Casoni est remarquablement préparé, avec une vraie vibration notamment dans La Prise de Troie.
La mise en scène de David McVicar, qui va circuler entre Londres, la Scala, San Francisco et Vienne est un travail impressionnant par le décor monumental d’Es Devlin. C’est d’abord ce qui frappe. David Mc Vicar ne révolutionne pas la conception de l’œuvre et nous sommes aux antipodes du Regietheater, qu’outre-atlantique on appelle quelque fois de manière mal intentionnée eurotrash. Du point de vue des rapports entre les personnages, et des interactions, cela reste à la fois sage et traditionnel : gestes stéréotypés, attitudes convenues, disposition des foules habiles pour qu’elles fassent face au chef. C’est une mise en scène d’images, souvent frappantes, comme ce Cheval gigantesque oscillant, à la fois léger et énorme, qui écrase de sa grandeur le plateau.

La Prise de Troie © Brescia/Amisano Teatro alla Scala
La Prise de Troie © Brescia/Amisano Teatro alla Scala

Deux ambiances très différentes : une ambiance noire, sombre, métallique, froide pour la Prise de Troie. Troie vue de l’extérieur, coursives, mur monumental, sentiment d’écrasement, et en même temps fragilité du dispositif qui s’ouvre pour laisser passer le Cheval en une entrée impressionnante, voire écrasante. Le spectateur est « hors les murs », il voit tout d’en bas, du dehors, il a le point de vue des grecs et ça, c’est assez bien imaginé..

Les Troyens à Carthage © Brescia/Amisano Teatro alla Scala
Les Troyens à Carthage © Brescia/Amisano Teatro alla Scala

Dans Les Troyens à Carthage, on est dans les murs, à l’intérieur d’une ville lumineuse qui se construit (une grande maquette au centre),  ensoleillée, presque troglodytique qui rappelle les Sassi de Matera, couleur claire, ocre, peuple coloré alors qu’on baignait dans le noir et le deuil précédemment : cela commence dans le bonheur et la fête (Chœur Gloire à Didon). Évidemment, peu à peu, l’atmosphère s’obscurcit, la nuit envahit le plateau en de belles images d’ailleurs pour finir presque comme au premier acte avec une gigantesque statue au fond (Hannibal?). Une mise en scène qui prend en compte l’épos virgilien, grande geste, mouvement, foules, mais qui ne s’intéresse pas aux personnages, moins caractérisés. Ce sont des tableaux, des images, des grands arcs, on est vraiment dans le Grand Opéra, plein les mirettes et peu dans la tête. Et cette mise en place de contrastes nuit/jour, destruction/construction, noir/couleur, n’est pas désagréable. Voilà une Carthage qui va survivre à Didon, qui dominera grâce à Hannibal, mais qui finira comme Troie, car c’est bien connu, Carthago delenda est, mais cet avenir-là, aussi prophétique que le reste, n’est pas vraiment évoqué.

Un spectacle propre à séduire le public, pour les grandes salles et les grands espaces, qui privilégie la geste à l’émotion. On passe un très bon moment. [wpsr_facebook]

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LUCERNE FESTIVAL 2013: ESA-PEKKA SALONEN dirige le PHILHARMONIA ORCHESTRA le 13 SEPTEMBRE 2013 avec Gerard FINLEY, Christiane STOTIJN, Paul GROVES (BERLIOZ, ROMÉO ET JULIETTE)

Le choeur (scène finale) © Peter Fischli

Roméo et Juliette n’est pas l’une de mes oeuvres favorites de Berlioz, c’était d’ailleurs une raison supplémentaire pour faire le voyage de Lucerne, pour la dernière fois cet été, car l’orchestre, le chef et la distribution constituaient des atouts non négligeables pour me faire changer d’avis.
L’idée de Roméo et Juliette vient à Berlioz probablement peu avant 1830, lorsque l’Odéon programme le drame de Shakespeare, dans la saison 1827-1828. Harriet Smithson joue Juliette. Racine et Shakespeare de Stendhal est paru quelques années auparavant, la préface de Cromwell est à peu près contemporaine en 1827, année de la création à Paris de Giulietta e Romeo de Vaccaj (créé au Teatro della Cannobiana de Milan en 1825) et Bellini crée ses Capuleti e Montecchi à Venise en 1830 et au Théâtre Italien de Paris en janvier 1833. Berlioz l’avait d’ailleurs vu en Italie et en avait rendu compte de manière sévère. Bref, le monde intellectuel et musical se libère des carcans de règles classiques que les classiques les premiers avaient su accommoder. C’est dire aussi que le drame de Shakespeare (même si le  librettiste Felice Romani – auteur des deux livrets de Bellini et de Vaccaj s’inspire de sources directement italiennes plus que du drame de Shakespeare) est à la mode. C’est pourtant en 1839 que Berlioz crée Roméo et Juliette; l’oeuvre a donc été pensée longtemps avant d’être présentée. Il s’agit effectivement d’une œuvre  pensée, élaborée, tant du point de vue du livret que de la construction. Ce n’est ni un opéra, ni une symphonie. Certes, c’est une symphonie avec voix et choeur, où l’inspiration de Beethoven (dans sa symphonie n°9, qui date de 1824) est très probable – Berlioz avait écouté les symphonies de Beethoven dirigé par Habeneck qui l’avaient profondément marqué en 1828.  Mais pas seulement symphonie: elle a quelque chose d’un mélologue, d’un poème dramatique, d’une musique de scène, d’un opéra, d’une cantate. L’histoire est racontée, et non jouée: des récits à la troisième personne, mais aussi et surtout racontée en musique, comme dans une symphonie à programme (la fête chez les Capulets). Même le choeur doit à la fois s’exprimer en parlando, ou exploser comme dans le final un peu pompeux et un peu beethovénien. Les interventions du soprano e du ténor sont brèves, celle de la basse plutôt lourde et plutôt longue: c’est la basse le seul chanteur qui ait un rôle, celui du père Laurence (frère Laurent) qui raconte la fin du drame et qui intervient. Ténor et soprano ne représentent pas vraiment Roméo et Juliette, mais racontent et décrivent à la troisième personne. C’est donc une oeuvre complexe, qui apparaît à première audition sans vraie ligne mélodique, mais qui exige une grande attention pour répérer ensuite la manière dont Berlioz reprend les thèmes, les transforme, les insère çà et là, tantôt en les déconstruisant, ou en les diluant, tantôt en les citant. Une oeuvre qui laisse la place à de grands moments symphoniques éblouissants, qui renvoie à l’univers des Troyens, ou à la Fantastique, à des moments de retenue, élégiaques, avec des fulgurances orchestrales d’une grande modernité. Car dans l’expression lyrique, tout ce qu’exprime la vie est permis. Ainsi, déjà le sous-titre de l’oeuvre est tout un programme: “Symphonie dramatique avec choeurs, solistes, et un prologue avec le caractère du récitatif , d’après la tragédie de Shakespeare”.
En réalité, le récit est confié aux solistes, et l’expression des sentiments à l’orchestre (comme dans la partie “Roméo seul, tristesse, bruits lointains de bals et de concerts, garnde fête chez Capulet”) seule la partie finale pourrait se rapprocher de l’opéra. Dans une oeuvre avec un tel programme, il fallait un chef qui imprimât à la fois une dynamique, mais qui fût aussi techniquement maître des masses, pour répondre aux exigences à la fois musicales et techniques de la partition. Esa-Pekka Salonen nous offre ici un des grands moments du Festival de Lucerne 2013, sommet supplémentaire dans la chaîne de sommets qu’a constitué le Festival cette année. Une fois de plus, il montre l’osmose entre les musiciens du Philharmonia et le chef, et aussi l’excellence individuelle des musiciens.

© Peter Fischli

Car son orchestre est d’une clarté exemplaire, chaque pupitre est isolé, parfaitement lisible, jamais perdu dans la masse orchestrale. L’orchestre est d’une très grande qualité, à tous les niveaux, que ce soient les cordes, somptueuses, charnues, profondes, les bois – exceptionnels-, les cuivres d’une rare netteté -, les percussions. Et il est vraiment totalement dans les mains du chef qui leur transfère une énergie et une puissance assez prodigieuses. Comme dans l’Elektra d’Aix, le son produit n’est jamais vraiment tonitruant, ou écrasant  comme il pourrait l’être dans une musique d’une telle énergie, il est équilibré, au sens où à des moments de grande retenue et de grande intériorité répondent certes des moments spectaculaires, mais toujours “tenus”, toujours à l’intérieur de limites qui garantissent une parfaite lisibilité, une clarté de cristal, tout en maintenant une tension forte et une dynamique incroyable, au point que spontanément, le public cherche à applaudir après “Grande fête chez Capulet”, un moment à la fois ébouriffant et grandiose, dansant bien sûr mais complètement étourdissant, mené à un train d’enfer, comme une valse éperdue qui serait déjà une course à l’abîme. Le début, qui est une sorte d’ouverture (Introduction – combats- tumulte – intervention du Prince) est déjà un exemple de ce dynamisme et de cet art des équilibres sonores et de la ligne qui va être un des éléments portants de la soirée, avec des cuivres extraordinaires. La manière dont les attaques sont prises, les sons produits, sont d’une très grande modernité et ouvrent vers Mahler et au-delà. À la fois précis et équilibré, dynamique et virevoltant, ce Berlioz là est passionnant et il sonne vrai, au sens où cette clarté nous dit quelque chose, nous parle, nous tient en haleine, on repère çà et là des échos des ambiances de la Fantastique (notamment aux bois) quelquefois aussi des phrases qu’on va retrouver dans les opéras comme Benvenuto Cellini ou les Troyens. En tous cas des moments inoubliables: on se souviendra longtemps de l’extraordinaire ambiance dessinée dans la scène d’amour, ou la tension bouleversante de la scène de la crypte (Roméo au tombeau des Capulets – invocation). D’une musique qui me paraissait jusque là complètement extérieure et qui ne réussissait pas à me parler, chef et orchestre ont réussi à créer en moi à certains moments une indicible émotion.

Esa-Pekka Salonen © Peter Fischli

À cet orchestre exceptionnel correspond un choeur magnifiquement préparé (le Philharmonischer Chor der Stadt Bonn, choeur philharmonique de la ville de Bonn, dirigé par Thomas Neuhoff) peut-être encore plus impressionnant dans les parties plus retenues, qui sonnent comme des cantates, mais splendide également dans la partie finale, qui n’est pas pour mon goût musicalement la plus intéressante et en tous cas doué d’une expression française transparente: on comprend tout.
Des trois solistes, j’ai quelque réserves pour Christiane Stotijn, déjà exprimées à l’occasion d’autres concerts. La diction est claire, mais la voix reste sans grande expression, affligée d’un fort vibrato, et manque de projection, y compris dans cette salle: une voix qui ne (me) parle pas, et qui (me) laisse indifférent.
Paul Groves tout au contraire allie une science du dire exceptionnelle, une expressivité à la fois présente, tendue, et un timbre velouté toujours séduisant. Son scherzetto de la reine Mab est vraiment un exemple de style français, les paroles sont sculptées, l’expression est totalement convaincante; beau moment.

Gérard Finley © Peter Fischli

Il faut attendre la fin de l’oeuvre pour entendre le magnifique Père Laurencede Gérard Finley, à la fois récitant et personnage. Nous sommes à l’opéra où seul devant l’orchestre la basse s’adresse seule à l’ensemble des choeurs et se construit une sorte de dialogue entre cette voix puissante, claire, qui martèle son exigence de paix et de pardon, et finalement les choeurs qui s’y soumettent. Les chanteurs anglo saxons (Groves est américain, Finley canadien) ont une capacité étonnante à articuler et prononcer le français avec une justesse stupéfiante. Finley n’a pas une voix dont la profondeur et la largeur permettraient un final spectaculaire, mais il a une voix qui sait rendre l’impression d’ humanité et il possède un grand art de la couleur. Sans être impressionnant, il est totalement convaincant, voire émouvant et de là aussi se dégage une impression de justesse.

Oui, juste est l’adjectif qui convient à ce concert exemplaire, qui a su parfaitement et magnifiquement rendre  le côté novateur de cette musique en unifiant par le style et la clarté de l’approche ce qui pourrait la rendre diffuse, hétéroclite, voire désordonnée. Aucune impression de ce type: Salonen réussit grâce à des masses orchestrales et chorales exceptionnelles à proposer un Roméo et Juliette  romantique paradoxalement à la fois échevelé mais maîtrisé, dompté mais novateur, et toujours passionnant, rigoureux mais toujours ouvert vers des espaces infinis:  Salonen nous montre en Berlioz le Chateaubriand de la musique.
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© Peter Fischli

 

 

LUCERNE FESTIVAL 2013: Mariss JANSONS dirige le SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS le 7 SEPTEMBRE 2013 (BEETHOVEN – BERLIOZ) avec Mitsuko UCHIDA (piano)

Mariss Jansons et le Symphonieorchester des bayerischen Rundfunks dans Berlioz © Priska Ketterer / Lucerne Festival

Ne pas rater un concert de Mariss Jansons. Voilà la leçon qui à chaque fois s’impose. La dernière fois, c’était en mars dernier, un époustouflant War requiem de Britten avec les mêmes forces. À Lucerne, il vient régulièrement à Pâques avec l’Orchestre de la Radio Bavaroise pour clore la semaine de Festival, et au début du mois de septembre , alternativement avec l’orchestre du Concertgebouw ou avec l’Orchestre de la Radio Bavaroise. Cette année, le Royal Concertgebouw Orkest est venu la semaine dernière avec Daniele Gatti pour une 9ème de Mahler dont j’ai rendu compte, et donc Mariss Jansons propose une soirée Beethoven/Berlioz et une soirée dédiée à la 2ème symphonie “Résurrection” de Mahler avec les forces du Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks.

Mariss Jansons/Mitsuko Uchida…regards © Priska Ketterer / Lucerne Festival

J’attendais avec curiosité d’entendre Mitsuko Uchida dans le concerto pour piano n°4 de Beethoven, d’une part parce que à mon grand regret, j’avoue ne l’avoir jamais entendue en concert, ensuite parce que j’apprécie assez son enregistrement de ce concerto avec Kurt Sanderling.
J’ai un peu déchanté. La pianiste japonaise est certes une virtuose hors pair, avec une dextérité, une vélocité, un jeu main droite/main gauche stupéfiant, mais à part cette maestria, je n’ai rien ressenti de particulier. Il ne s’est rien passé, rien ne m’a été donné, et j’ai eu la singulière impression qu’elle était dans sa bulle, et que l’orchestre était dans la sienne. Jansons était très attentif à la suivre, à faire respirer l’orchestre avec la soliste, il la regardait avec une attention soutenue (son dernier accord était à ce titre spectaculaire ), mais l’inverse n’était pas vrai. Il y avait une couleur chaude à l’orchestre, et assez indifférente, voire froide au piano. Il est vrai que le deuxième mouvement, andante con moto, marque une nette séparation entre discours orchestral et discours pianistique, mais de là à faire chambre à part…J’ai d’ailleurs préféré dans ce second mouvement la couleur de l’orchestre, intense, sombre, mystérieuse, à celle du piano, qui pour moi manquait justement de “discours” et me paraissait singulièrement extérieur. On sait que ce deuxième mouvement a souvent été interprété (et depuis 1859 par Adolphe Bernard Marx, comme la descente d’Orphée aux Enfers, Orphée étant le piano, et l’orchestre les Furies qu’Orphée doit charmer, une sorte d’opéra en miniature; j’avoue ne pas avoir ressenti dans la manière de jouer de Mitsuko Uchida cette sorte d’assimilation: même si les discours piano/orchestre sont en contraste, il doit ressortir un fil conducteur tant soit peu théâtral, rien de cela ici.
Le rondo final, plus rythmé, plus dansant, est plus favorable à la soliste, mais il reste pour moi assez creux dans l’ensemble, même si l’orchestre est d’une incroyable précision (les cordes!) et travaille avec un rythme marqué, assez époustouflant. Mais je reste sur ma faim.
Il en va autrement de la Fantastique de Berlioz, audition d’autant plus intéressante que on a pu entendre quelques mois auparavant (en mai) la même oeuvre dirigée par Abbado. Inutile de se livrer au jeu des comparaisons, car ce sont des approches assez radicalement différentes, deux vrais points de vue qui permettent de lire le chef d’oeuvre de Berlioz avec deux focales qui chacune disent quelque chose d’essentiel.
Là où Abbado offrait une vision mélancolique et d’une grande tristesse, mais terriblement prenante de l’oeuvre de Berlioz, Mariss Jansons offre à entendre à la fois un certain romantisme et se propose d’insister sur le fantastique. Sans aucun jeu de mot, sa version est à la fois symphonique, et fantastique. Il donne d’abord à entendre un orchestre en état de grâce, qui répond avec une précision extrême aux sollicitations du chef,  très engagé comme toujours sur le podium. Ce son plein, qui n’hésite pas à travailler sur le volume: il y a des moments dans “le songe d’une nuit de Sabbat” où l’on s’attend à voir le ciel s’ouvrir. C’ est ce qui frappe d’abord. Ensuite, la qualité de l’orchestre: on sait que c’est un des meilleurs orchestres d’Allemagne, et donc du monde, qu’il est dépositaire lui aussi d’une tradition commencée avec Eugen Jochum, qui en a fait un dépositaire de tradition brucknérienne, puis avec Rafael Kubelik qui ouvre vers le XXème siècle, et surtout Mahler: c’est avec cet orchestre que le premier cycle Mahler est exécuté en Allemagne, puis les chefs se succèdent, Kondrachine, mort d’un infarctus à Amsterdam, Colin Davis, Lorin Maazel…Depuis 2003, c’est Mariss Jansons qui le dirige, il vient de recevoir le prestigieux Ernst von Siemens Musikpreis, et il vient de prolonger son contrat jusqu’en 2018, ce qui signifie évidemment une longue période, comparable à celle de Jochum ou Kubelik, qui permet de sculpter un son, dans un répertoire qui se rapproche de celui de Kubelik. On reste fasciné par la qualité des cordes (auxquelles Mariss Jansons est très attentif) et notamment des contrebasses et violoncelles qui provoquent une sorte d’ivresse sonore, des cuivres, somptueux, sans aucune scorie, d’une netteté stupéfiante, on note aussi l’extrême élégance de l’approche, souvent très chantante, qui fait vraiment écho au mot romantisme: je qualifierais cette lecture d’hugolienne (après tout, la symphonie fantastique est contemporaine de la bataille d’Hernani), à la fois tendre, à la fois mystérieuse, à la fois excessive avec des contrastes marqués, et le tout dans un son plein, charnu, musclé, qui écrase et qui charme tout à la fois. On reconnaît les grands chefs à la manière qu’ils ont de faire chanter les orchestres de les faire discourir, de les faire nous parler immédiatement: l’auditeur est plus qu’un auditeur, il entre en conversation, en écho, en dialogue et à un moment il oublie qu’il écoute tant il est dans l’univers voulu par l’orchestre et le chef.
Jansons est aussi soucieux de mettre en valeur ce qui dans la symphonie est novateur et porteur d’avenir, il souligne les audaces, les rapprochements improbables, il met en valeur notamment le traitement des percussions (dans “Aux champs” en particulier, qui n’atteint peut-être pas le résultat éthéré inoubliable d’Abbado avec Berlin, mais qui dessine tout de même un univers étrange, et pénétrant). Cette Fantastique restera dans ma mémoire, comme un travail sur le son, sur l’inattendu: incroyable dernier mouvement, avec l’utilisation de cloches dissimulées derrière le “Parkett”, à la fois imposantes, mais aussi lointaines et vaguement inquiétantes, avec un autre effet que celles de Berlin, tombant du ciel comme un jugement dernier. Oui, cette Fantastique pourrait faire  illustration ou écho à  la Légende des siècles. Je répète: ce fut hugolien.
Et puis un bis époustouflant, incroyable de virtuosité, mettant en valeur les qualités de ductilité de l’orchestre et celles, phénoménales,  du premier violon. Mon ignorance m’avait fait penser à Bartók: j’avais raison pour la Hongrie, peut-être aussi pour l’inspiration, mais moins pour la période, il s’agissait d’un extrait de Concert Românesc de György Ligeti !
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Mariss Jansons © Priska Ketterer / Lucerne Festival