BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE WALKÜRE, de Richard WAGNER le 28 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO ;ms en sc: Andreas KRIEGENBURG)

Die Walküre, image finale © Wilfried Hösl
Die Walküre, image finale © Wilfried Hösl

On se réfèrera pour l’analyse de la mise en scène au compte rendu écrit en janvier 2013 http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=4927

Deuxième jour de ce Ring, fin du premier épisode fait de Rheingold et de Walküre et d’emblée s’imposent plusieurs certitudes :

  • Kirill Petrenko effectue un travail étonnant en fosse et il remporte un indescriptible triomphe totalement justifié. Il faudrait être sourd, ou insensible, ou étourdi pour ne pas saluer ce qu’on écoute, qui est souvent si surprenant qu’il faut un instant avant de s’habituer. La direction de Kent Nagano il y a deux ans était remarquable, et elle m’a enthousiasmé, celle de Petrenko est radicalement différente, volontairement retenue et elle va ailleurs, en tous cas pas dans les sentiers battus. C’est prodigieux
  • Le plateau dans son ensemble est remarquable d’intelligence, tous les chanteurs savent aussi chanter avec leur tête, et certains plus avec leur tête qu’avec leur voix (Evelyn Herlitzius, plusieurs fois en sérieuse difficulté), mais le couple Vogt/Kampe emporte l’adhésion, et l’enthousiasme. Anja Kampe est fulgurante et Vogt chante un long Lied d’une incroyable poésie.
  • La mise en scène, qui pour Walküre avait mis un peu de temps à me convaincre il y a deux ans, m’a beaucoup intéressé de nouveau aux premier et second actes. Le troisième acte est pour mon goût un peu en retrait. À noter, comme il y a deux ans, la bronca lors du ballet « hippique » sans musique qui précède la Chevauchée et qui fait brûler d’impatience la foule de plus en plus hurlante et féroce qui lance des hojotoho et des heiaha à sa manière, animale bien entendu. L’ironie de Kriegenburg fonctionne à merveille sur un public qui réagit par réflexe pavlovien…

    La "Chevauchée" chorégraphiée...et huée...© Wilfried Hösl
    La “Chevauchée” chorégraphiée…et huée…© Wilfried Hösl

Je reviens sur le travail de Andreas Kriegenburg, inconnu en France, qui est essentiellement un metteur en scène de théâtre, venu tard à l’opéra (on lui doit les stupéfiants Soldaten dans ce même théâtre). Il travaille sur la construction d’images, souvent assez poétiques, comme dans Don Juan revient de guerre de Horváth l’été dernier à Salzbourg et dirige les acteurs avec beaucoup de précision, comme cela se vérifie aussi bien dans Rheingold et dans Walküre.

À l’issue de cette deuxième vision, je voulais compléter par quelques menues remarques. Au premier acte, j’ai vraiment trouvé très émouvant ce jeu des verres que les servantes se passent de main en main (évidente allusion au philtre de Tristan und Isolde), mais j’ai aussi noté cet éloignement des corps qui n’efface pas l’échange des regards et leur intensité. Giotto à la Capella degli Scrovegni de Padoue a peint une annonciation où Marie est d’un côté et l’Ange Gabriel de l’autre, avec entre deux le vide de l’arcature et de la nef…c’est l’une des plus puissantes que j’ai pu voir. Sans aller jusqu’à dire qu’on est dans Giotto, c’est exactement la même posture : plus on est loin et plus on se regarde, et plus le lien passe, imperceptible et d’une criante réalité.

Le motif récurrent des corps morts qu’on embaume, qu’on nettoie ou qu’on enlève, on le retrouve à chaque acte : c’est évidemment l’image du travail des Walkyries, dont c’est l’office nécrophile, qui revient comme un leitmotiv lancinant, et la chevauchée du 3ème acte se déroule au milieu de corps sur des pals, comme de la viande en attente d’équarissage est aussi une manière de souligner le côté bestial et peu ragoûtant de cette scène.
Le troisième acte laisse les choses à peu près en l’état, dans un espace vide, les deux personnages sont seuls et il faut bien dire qu’il n’y a là rien de nouveau sous le Soleil, sinon l’arrivée finale des « servants » porteurs du feu, qui rappelle en écho la manière dont Alberich se transformait en Dragon dans Rheingold, puisque la mise en scène utilise la même méthode : d’une certain manière, Brünnhilde est gardée par le feu telle l’Or par le Dragon, allongée sur une table circulaire presque sacrificielle.
En tous cas, ce travail qui évacue toute référence à une actualité brûlante ou à une signification est à la fois l’anti-Castorf, puisque l’histoire est livrée telle que, avec une distance poétique qui sied aux mythes, même si Walküre est moins sollicitée que Rheingold sous ce rapport, on sait que c’est l’option de ce travail jusqu’à Siegfried, mais aussi en quelque sorte l’anti Lepage : partant de la même volonté de raconter une histoire, de travailler sur un récit et sa logique interne plus que sur une succession d’événements significatifs, il choisit à l’opposé de l’hypertechnique de Lepage des procédés simples qui semblent en même temps simplistes, les figurants remplaçant machines et effets, et se contentant de « figurer » : leur utilisation au deuxième acte est particulièrement originale où, presque comme chez Cassiers, ils miment le discours de Wotan et Fricka, ou sont leurs sièges ou bien leurs meubles.

Acte I, Anja Kampe 5Sieglinde) et Klaus Florian Vogt (Siegmund) © Wilfried Hösl
Acte I, Anja Kampe 5Sieglinde) et Klaus Florian Vogt (Siegmund) © Wilfried Hösl

Ainsi chaque acte est un univers en soi, la maison de Hunding, plus maison que cabane, soutenue par l’arbre sinistre au centre du dispositif, l’immense salle du Walhalla, avec ce bureau central et lointain, qui souligne le changement de statut des Dieux, devenus des politiques : Fricka ne force-t-elle pas Wotan à obéir à quelque chose comme une raison d’Etat que Brünnhilde ne peut comprendre. Habituée à obéïr et manier du cadavre au quotidien, c’est Siegmund qui va lui révéler la réalité du monde et la réalité des hommes. Prenant fait et cause pour lui, elle se place évidemment du côté des mortels et anticipe la décision de Wotan.

Anja Kmape (Sieglinde) et Günther Groissböck (Hunding), Acte I © Wilfried Hösl
Anja Kmape (Sieglinde) et Günther Groissböck (Hunding), Acte I © Wilfried Hösl

Kriegenburg évoque ces points, par un geste, par des attitudes, par quelques mouvements (notamment le mimétisme de Brünnhilde au début du 2nd acte, reproduisant les gestes et les attitudes de Wotan). C’est cette distance, quelquefois réellement installée, quelquefois à peine perceptible, qui me plaît dans une mise en scène plus méditative qu’active. J’avais déjà souligné chez Kent Nagano ce refus du spectaculaire et ce suivi scrupuleux du plateau.
Avec des résultats sonores très différents, c’est aussi l’option de Kirill Petrenko.
Le public qui n’est pas forcément fait de techniciens de l’orchestre, même le public un peu mélomane, s’accroche à des gestes du chef et en fait une sorte de métaphore, de transposition gestuelle de ce qu’il entend, et s’arrête à deux éléments : la battue et le tempo.
Évidemment, le travail essentiel de préparation effectué au cours des répétitions, notamment par pupitre, ce travail que les italiens appellent concertazione (sur les affiches de la Scala on lisait souvent « concertatore e direttore d’orchestra ») est le travail invisible et essentiel, c’est le moment où l’on demande aux musiciens tel geste, telle nuance, c’est le moment où les équilibres se construisent, c’est le moment aussi on l’on va travailler ensemble. Etrange voyage que celui du mot concerto, celui d’un mot signifiant combattre, s’opposer, livrer bataille en latin, devenu synonyme de travail construit ensemble, pour trouver l’accord…
Le chef met ensemble des éléments disparates au départ et tout le travail interprétatif répond à la question comment « mettre ensemble » pour faire enfin de la musique.
Ce travail souterrain apparaît ici dans toute sa profondeur : Petrenko n’est pas de ceux qui gesticulent avec le corps, mais c’est quelqu’un qui travaille avec les bras et les mains : il ne cesse d’indiquer, et souvent d’une manière impérative. Il est fascinant de noter que dirigeant l’opéra, il indique les départs à chaque chanteur, tous les départs avec une précision incroyable, de la main gauche.

Die Walküre Acte III, la Chevauchée © Wilfried Hösl
Die Walküre Acte III, la Chevauchée © Wilfried Hösl

Et ici, il épouse à sa manière le propos du plateau : il travaille la partition non comme une succession de scènes avec chacune sa loi propre, mais il travaille plutôt un parcours, dans son ensemble, d’où l’impression qu’il n’y a pas de tension. La tension existe bien sûr, mais à la mode de la Gesamtkunstwerk : on est chez Wagner. et tout contribue à la production commune. Si un chanteur chante de manière tendue, comme Wotan dans cet extraordinaire deuxième acte, l’orchestre n’ pas besoin d’être redondant. Si Vogt chante avec la douceur et la suavité d’un Lied, articulant chaque parole, l’orchestre ne peut le couvrir parce que à ce moment là c’est la parole qui prime. Si une mise en scène est d’une certaine manière plus dans le récit que dans l’événement ponctuel, plus dans la continuité, la direction doit évidemment en tenir compte. Petrenko ne dirige pas Wagner-Kriegenburg comme il dirige Wagner-Castorf. L’annonce de la mort où les paroles incroyablement douces de Vogt frappent d’émotion, l’orchestre s’allège, respire, donne au chanteur l’espace voulu tout en faisant entendre des raffinements inouïs. Il en résulte une cohérence interne d’un niveau rarement atteint, avec les qualités habituelles de ce chef que sont la clarté, la transparence, voire ce que j’ai appelé le cristal : on entend évidemment tout, mais surtout on ne cesse d’être surpris par des choix de mise en valeur, par des attaques jamais entendues ainsi, par un miroitement sonore différent d’une partition qu’on croyait connaître : tout parle, et en même temps sans jamais épater, sans jamais se donner en spectacle, ou en vitrine. C’est le flux continu d’un récit conçu comme tel, avec des moments qui m’ont frappés : l’attaque du prélude, installant immédiatement la tension et l’énergie, et en même temps dès l’entrée de Siegmund en scène, quelque chose d’un mystère. Le son est alors souvent sourd, mystérieux, sombre, éclate et explose, puis se dilate en un incroyable lyrisme.

Kirill Petrenko le 28 février 2015 (Die Walküre)
Kirill Petrenko le 28 février 2015 (Die Walküre)

On peut aimer sans doute plus d’urgence, plus de dramatisme, on peut aimer sentir une direction (au sens géographique) et alors Petrenko peut n’être pas le chef pour ce Wagner-là…mais tout est là pourtant, diffracté dans l’orchestre ou sur les voix, ou sur l’ensemble ; a-t-on jamais entendu pareil final du 1er acte, tourbillonnant avec un tempo quasi impossible. Pour ma part je l’ai rarement entendu attaqué à cette vitesse hallucinante, après avoir pendant tout le duo respecté la douceur et la couleur voulues par la voix de Klaus Florian Vogt, et travaillé sur l’épaisseur du son et ses reflets plutôt que sur le crescendo amoureux : voilà une des ruptures surprenantes, qui prend à revers l’auditeur et l’assomme de bonheur.
Petrenko n’aime pas mettre en relief la noirceur d’une musique, il reste toujours disponible et ouvert. C’est pourquoi cette Walküre a le charme des belles histoires tristes sans avoir de couleur sombre même aux moments les plus difficiles, même en regardant ces cadavres qui émaillent chaque acte : en écoutant, je pensais aux épopées italiennes du Tasse et de l’Arioste, je pensais aussi Stendhal, c’est à dire une tristesse et une violence médiatisées par le discours, par la distance, par, étonnant je sais, un certain apaisement: la vérité des choses atténuée mais révélée par la métaphore.
Pour nous révéler ce Wagner-là, un Wagner presque « littéraire » au plus merveilleux des sens, il fallait aussi une distribution qui fût à la hauteur, et elle le fut, malgré les petits hauts et bas et les accidents.

D’abord, où pourrait-on retrouver pareil cast ? Même l’ensemble des Walkyries chante avec un engagement et une énergie rares il est vrai que parmi elles, on remarque Okka von der Damerau, Nadine Weissmann et Anna Gabler qui ne sont pas les dernières venues.
Evacuons d’emblée le cas Evelyn Herlitzius : on dit d’elle ce que j’entendais de Gwyneth Jones jadis. C’est vrai, la voix bouge, les aigus sont mal assurés, et quelquefois ne passent pas, comme au troisième acte où la voix s’est engorgée de manière spectaculaire. Mais il y a d’autres moments éclatants, vibrants, bouleversants, et il y a aussi une allure, une stature, une présence qui reste stupéfiante, même si moins marquée qu’il y a deux ans. Brünnhilde n’est pas Elektra, et ne permet pas toujours à l’artiste de stupéfier de manière démonstrative comme elle le fait dans Strauss, et les Hojotoho entendus restent dans la bonne moyenne sans être une performance.

Die Walküre Acte II © Wilfried Hösl
Die Walküre Acte II (Wotan: Thomas J.Mayer, Fricka, Elisabeth Kulman)© Wilfried Hösl

Il reste que le duo du 2ème acte avec Wotan, le moment clé du Ring où tout est révélé et notamment la menace de « la fin » (Das Ende, répété plusieurs fois dans le duo) est un des moments les plus intenses de la soirée et même de bien des Walkyries des dernières années. Il suffit de se concentrer sur le regard tendu et à la fois fasciné de Brünnhilde pour Wotan pour retrouver certains des regards de Jones (mais cela, c’est pour ma mémoire d’ancien combattant) ; il y a dans le regard d’Evelyn Herlitzius une fraîcheur, une confiance, une force si positive, qu’elle pose le personnage immédiatement comme vital, intense, jeune, et quand on entend ce qui se passe en fosse, on se demande si le chef ne rend pas hommage à ce regard là, tant la musique se colore quand Brünnhilde chante.

Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) & Thomas J.Mayer (Wotan), Acte II © Wilfried Hösl
Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) & Thomas J.Mayer (Wotan), Acte II © Wilfried Hösl

Wotan en face (Thomas Johannes Mayer) est plus en forme que la veille : une diction phénoménale, des accents d’une vérité et d’une crudité rares, il est le personnage, déjà assommé, fatigué, perdant, et à l’orchestre, ce futur incertain s’entend, mystérieux, assombri. Entre le regard d’Herlitzius, la voix de Mayer et le son de la fosse, tout se répond et fait naître cette tension qui paraît-il manquerait…Ce sont moments au contraire passionnants qui remettent sur le tapis ce qu’on croyait connaître, savoir, aimer…et qu’on se prend à redécouvrir et aimer encore plus.

 

 

 

 

Le couple Siegmund/Sieglinde (Klaus Florian Vogt/Anja Kampe) est celui de la première série de représentations, qui retrouve ainsi ses marques, et quelles marques ! Indescriptible triomphe à la fin de l’acte I, un moment bouleversant : foin des aigus, des voix gigantesques, des Siegmund qui nous tiennent de longues secondes sur « Wälse » sans rien nous faire ressentir de « Winterstürme ». On entend tout de suite que Vogt est particulier : il n’est pas Heldentenor, mais il possède cette voix (que certains détestent) en permanence éthérée, avec un sens de la parole, une diction, une science des modulations, de la couleur qui en fait cet être étrange venu d’ailleurs fascinant. Et évidemment Petrenko dirige en fonction de cette voix là, ne la couvrant jamais, ralentissant les tempi pour accompagner le chant de la plus merveilleuse des manières.

Acte II, Klaus Florian Vogt (Siegmund) Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) et, étendue, Anja Kampe (Sieglinde) © Wilfried Hösl
Acte II, Klaus Florian Vogt (Siegmund) Evelyn Herlitzius (Brünnhilde) et, étendue, Anja Kampe (Sieglinde) © Wilfried Hösl

Si le 1eracte est fascinant, l’annonce de la mort du deuxième acte bouleverse par sa vérité, Vogt chante le regard lointain qui semble ne rien entendre, comme mû par un automatisme, et Herlitzius change d’attitude, de mouvements : de lointaine Walkyrie hiératique, elle devient femme qui respire et qui sent : à un moment on a même l’impression qu’en Siegmund elle se progette déjà auprès de Siegfried tellement l’échange est intense. Vogt donne une dimension inconnue à Siegmund, une poésie inouïe, une douceur ineffable, une suavité inexplorée jusque là, modulant le volume sur chaque parole, avec une émission sans faille : quand il chante, c’est tout un univers qui est évoqué, un Lied permanent : oui, malgré des aigus pas tout à fait assurés, mais donnés sans jamais forcer, toujours avec fluidité et naturel, c’est un Siegmund fantastique à entendre, bien plus neuf que son Florestan dans Fidelio où il s’est pour moi fourvoyé à la Scala, et en tous cas le Siegmund le plus touchant et le plus naturellement émouvant qui soit aujourd’hui.

Anja Kampe le 28 février 2015 (Die Walküre)
Anja Kampe le 28 février 2015 (Die Walküre)

A ce naturel bouleversant du chant de Vogt correspond l’émotion incandescente et la voix chaleureuse d’Anja Kampe, plus émouvante qu’à Bayreuth. La voix est dans une forme extraordinaire, chaude, bien assise, avec des aigus solides et sûrs, mais en même temps une puissance d’incarnation rarement entendue (Meier avec Domingo, dans un autre style peut-être ?) Ils sont le couple, ils sont amour, et nous sommes chavirés. Avec un art de la parole, un art de l’émission et de la projection consommé, elle réussit totalement à faire oublier qu’elle n’a pas tout à fait la voix du rôle. Elle est aux limites et les dépasse en intensité, en investissement, en intelligence du texte. Evidemment la direction de Petrenko est sans cesse à l’écoute, chaque parole est scandée par la musique : c’est une fête de la couleur, une fête du son, et c’est d’une urgence inouïe, avec les moyens du Lied, de la poésie, avec un orchestre retenu…à n’y rien comprendre. Nous sommes là aussi pris à revers. A-t-on déjà entendu cela ainsi?
Les autres protagonistes ne font qu’alimenter notre plaisir et notre émotion. Günther Groissböck était la veille Fasolt, il est Hunding, brutal, sonore, et même, le temps d’un instant, tendre. C’est un merveilleux acteur (ah, quand il coupe la pastèque avec son épée) : Groissböck a tellement l’habitude de chanter les méchants qu’il s’y glisse avec facilité, mais en même temps, il n’est lui non plus jamais démonstratif, laissant la scène se développer, laissant le théâtre se faire. Il est un Hunding vocalement raffiné et surtout a des accents et un ton qui seraient presque du domaine du théâtre parlé….

Elisabeth Kulman le 28 février 2015 (Die Walküre)
Elisabeth Kulman le 28 février 2015 (Die Walküre)

Quant à la Fricka d’Elisabeth Kulman, elle est égale à elle même, comme à Lucerne, comme il y a deux ans à Munich, avec tout ce qui fait qu’elle est aujourd’hui la plus grande des Fricka : les aigus, l’agressivité, l’ironie, le jeu, la présence scénique inouïe, une diction de rêve avec un texte digéré, mâché, prononcé et plein de couleurs dans la voix ainsi que des gestes d’une vérité stupéfiante. Elle entre en scène, et elle a déjà vaincu. Il est fascinant de constater qu’entre hier et aujourd’hui, ce sont des facettes très différentes qui nous sont montrées. Ce soir c’est une scène, au sens théâtral du terme, quelque chose du duo Philippe II/Grand Inquisiteur. On croise le fer. Et elle est inouïe. Hier dans L’or du Rhin, elle était toute élégance, toute subtilité, avec une technique de chant presque belcantiste, et c’était aussi merveilleux (alors qu’il y a deux ans j’avais été un peu dubitatif devant sa Fricka dans Rheingold).

Il faut se rendre à l’évidence, à la merveilleuse évidence, à deux ans de distance, avec des chanteurs différents et un chef différent, ce Ring continue de nous parler, avec un niveau exceptionnel à l’orchestre et un plateau d’une rare intelligence et d’un rare engagement.
Qu’il fait bon d’être à Munich, l’autre casa wagneriana.[wpsr_facebook]

Klaus Florian Vogt, Anja Kampe, Evelyn Herlitzius le 28 février 2015 (Die Walküre)
Klaus Florian Vogt, Anja Kampe, Evelyn Herlitzius le 28 février 2015 (Die Walküre)

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DAS RHEINGOLD, de Richard WAGNER le 27 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO ;ms en sc: Andreas KRIEGENBURG)

Tableau final © Wilfried Hösl
Tableau final © Wilfried Hösl

En janvier 2013, j’étais sorti totalement enthousiaste de la production de Andreas Kriegenburg et de la direction nerveuse et lyrique de Kent Nagano. J’ai très largement décrit le travail de Andreas Kriegenburg dans mon compte rendu et j’y renvoie.

À peu près deux ans après, ce Ring est repris, de manière plus étirée qu’en janvier 2013 puisque les représentation s’étalent de février à avril 2015 et qu’il est difficile pour un non munichois de pouvoir assister aux quatre opéras en un seul séjour.

L’intérêt de cette reprise repose sur la direction de Kirill Petrenko, qui pour la première fois dirige le Ring comme GMD d’une maison où l’œuvre a été partiellement créé, et qui avec Bayreuth est le théâtre de référence historique pour Wagner.
Depuis qu’il a pris les rênes de Munich, en 2013, Kirill Petrenko est devenu un beniamino du public munichois et a acquis une surface médiatique non indifférente dans le monde musical, en dépit de ses efforts pour fuir les projecteurs
Il arrive au pupitre du Ring auréolé du triomphe incroyable reçu à Bayreuth, où sa direction a été unanimement louée, et laisse, il faut bien le dire loin derrière bien des concurrents.
Il était donc intéressant d’écouter le travail munichois, et surtout de vérifier (au moins pour ma part) si l’approche très poétique de Kriegenburg conduisait à d’autres choix musicaux que ceux effectués à Bayreuth face à l’approche désacralisante de Frank Castorf.
Il faut rappeler quelques éléments des choix de Andreas Kriegenburg, qui a opté pour une vision finalement assez rafraichissante de l’histoire, dont il propose une vision cyclique : de l’innocence initiale naissent les crises, pouvoir, or, violence, pour retourner à l’innocence à la fin, une innocence chorégraphiée par les corps qui représentent toutes les choses : notamment dans ce prologue le Rhin, l’Or et le Walhalla.
Le Rhin est un fleuve d’amour, tout amour, où les flots sont des corps qui copulent. L’amour garde l’or, et l’amour va être interrompu par le vol de l’or par Alberich. Une vision presque naïve qui raconte l’histoire par images métaphoriques, sans jamais transposer, mais illustrant les épisodes d’une manière digne d’albums de Topor, à qui se réfèrent me semble-t-il décorateur Harald B.Thor, costumière Andrea Schraad et surtout la chorégraphe Zenta Haerter.
Bien sûr, il y a des points de mise en scène qu’on avait oubliés, comme la « mise en croix d’Alberich » puis sa transformation en épouvantail, en une sorte de victime chosifiée ou d’autres qu’on revoit avec plaisir, comme l’amour naissant entre Freia et Fasolt, et le désespoir de cette dernière lorsqu’il est poignardé par Fafner. Il reste que ce retour à Munich était motivé par le chef et une distribution largement renouvelée.
Das Rheingold est sans doute le moment le plus théâtral du Ring avec un peu de spectaculaire. À ce titre, le tableau des filles du Rhin est toujours à la fois un vrai moment et sans doute la signature de l’ensemble de l’œuvre par le metteur en scène : c’en est ainsi pour toutes les mises en scène du Ring . mais Rheingold, c’est aussi beaucoup de conversation et de dialogues, sans monologues spectaculaires comme dans les trois autres opéras , et c’est un chant qui exige une vraie science de la coloration, du parler-chanter, de l’expressivité.

Erda (Okka von der Damerau) © Wilfried Hösl
Erda (Okka von der Damerau) © Wilfried Hösl

À ce titre, je vais commencer par une déception, la Erda de Okka von der Damerau : voilà une chanteuse à la voix somptueuse, riche en harmoniques, au volume respectable. Elle était en 2013 l’une des filles du Rhin, elle est aujourd’hui Erda. Erda est un rôle difficile parce qu’il exige en cinq à sept minutes de présence la capacité à dessiner un univers, exactement ce qu’on demande à un chanteur de Lied.. Il faut qu’Erda soit une apparition : elle l’est scéniquement surgissant au milieu de ces corps terreux, grenouillant autour d’elle comme des vers, elle l’est moins musicalement. Elle a incontestablement la belle voix qu’il faut, elle a la puissance et l’aigu, elle chante, mais elle n’incarne pas ; cette voix très présente est sans présence, sans vibration, sans évocation. Il manque un poids des mots derrière le choix des sons. Voilà ce que tout chanteur de Rheingold doit avoir, le poids des mots dans la bouche et non pas seulement la voix. Ce poids des mots, Elisabeth Kulman (Fricka) le possède au plus haut point. Il y a une grande différence entre la Fricka de Walküre, qui doit être forte et explosive, et celle de Rheingold, qui est toute subtilité et insinuation, toute théâtre et incarnation. Elisabeth Kulman est supérieure, non pas purement vocalement, mais théâtralement, totalement dans la voix, totalement dans les mots, qu’elle chante de mille manières, usant même d’artifices plutôt bel cantistes : notes filées, atténuations, mezze voci, donnant ainsi aux mots des couleurs tellement variés qu’on en reste ébloui. Il n’y a rien de forcé là dedans, tout est évocatoire, tout est simple et tout est juste. En ce sens, elle fait exactement ce que dans la fosse fait Petrenko. Elle n’est pas une Fricka spectaculaire, elle est Fricka tout simplement, avec un naturel en scène et une simplicité confondantes.

Wotan (Th.J.Mayer) & Fricka (E.Kulman) © Wilfried Hösl
Wotan (Th.J.Mayer) & Fricka (E.Kulman) © Wilfried Hösl

À ses côtés, le Wotan supérieurement intelligent de Thomas Johannes Mayer, dont l’intelligence du texte et la diction sont des modèles du genre, avec cependant une voix plutôt éteinte, sans éclat, sans vraie présence sonore, et même au départ avec quelques problèmes de stabilité. Un Wotan fatigué peut se concevoir dans Rheingold, c’est un Wotan qui est déjà Wanderer (c’est ce que Cassiers avait proposé dans son Rheingold avec un René Pape impérial…)un Wotan qui comprend après le passage d’Erda qu’en fait tout est foutu d’avance. Mais là il a de sérieux problèmes de volume dès le début et cela nuit à sa présence scénique, un Wotan has been face à un Alberich (Tomasz Konieczny) en pleine santé. Un Alberich somptueux qui affiche une présence vocale insolente, avec les qualités des autres en matière de diction et de couleur, mais avec en sus le volume et l’éclat : sa malédiction du Ring est impressionnante, il en devient presque noble, avec des accents formidables d’humanité et de rage rentrée. Il remporte le plus grand triomphe sur le plateau et c’est pleinement justifié. Il me rappelle Zoltan Kelemen, mon Alberich de Chéreau pour l’éternité en 1977, c’est dire.

Loge (Burkhard Ulrich) face à Fricka et Wotan © Wilfried Hösl
Loge (Burkhard Ulrich) face aux géants, à Donner, Froh  Fricka et Wotan © Wilfried Hösl

Le Loge de Burkhard Ulrich est moins rentré dans le personnage que Stefan Margita il y a deux ans, mais s’il n’y a aucun reproche à faire au niveau vocal, il n’y a rien d’exceptionnel dans la prestation. Il faut toujours dans Loge un chanteur qui ait à la fois la projection et la présence vocales, mais aussi la capacité à composer c’est à dire aussi à mâcher le texte, à le passer au filtre des mille possibilités de coloration. Un Graham Clark par exemple. Ici, on est dans du très solide, mais on reste dans du banal.
Les Dieux sont eux aussi très solides : j’aime bien le Loge de Dean Power, un jeune chanteur en troupe à Munich qui a de belles qualités notamment dans la diction et l’expression, il faudrait simplement un peu plus de puissance dans le tableau final, même s’il chante de manière très sentie (chez Chéreau, c’était Jerusalem, futur Tristan). Levente Molnar a une certaine présence vocale, mais a moins de puissance qu’il y a deux ans dans Donner : voilà encore un rôle qui n’existe que pour les deux minutes du « Heda, Hedo… », mais qui doit vraiment s’imposer à ce moment là.
Encore une difficulté de l’œuvre : comment trouver la juste Freia…
La juste Freia, c’est Anja Kampe : elle chante Sieglinde dans Walküre et il eût fallu lui proposer ce que faisait jadis Helga Dernesch à l’Opéra de Paris avec Solti, Freia dans Rheingold et Sieglinde dans Walküre. Mais on ne distribue plus Freia à des Sieglinde, mais tout juste, et ce n’est plus toujours vrai, à des futures Sieglinde. Je ne sais si Aga Mikolaj est une future Sieglinde : elle a des aigus, plus acides que chauds, elle a du medium, mais elle n’a pas le legato voulu pour passer sans heurt de l’un à l’autre. Elle a peu de présence vocale, et pas trop de présence scénique par elle-même, mais seulement par ce que lui donne la mise en scène. C’est un soprano lyrique, plus fléché sur les rôles mozartiens (Comptesse, Pamina, Fiordiligi), et je suis persuadé qu’il faut plus de présence sonore et vocale pour Freia : une Freia qui a du poids secoue. Ici, brise légère…

Nibelheim © Wilfried Hösl
Nibelheim © Wilfried Hösl

Le Mime d’Andreas Conrad est l’autre Mime des scènes mondiales, son concurrent étant Wolfgang Ablinger Sperrhacke. C’est un bon Mime, mais avec le même problème que Burkhard Ulrich : une composition solide, une prestation honnête, sans plus. Un bon Mime ce soir sans être un grand Mime. Il était bien plus convaincant à Genève.
Avec les deux géants Fasolt (Günther Groissböck) et Fafner (Christof Fischesser) juchés sur leur cube composé de cadavres en bleu de travail, on retrouve un chant plus spectaculaire et en même temps très différencié, la voix plus puissante et plus froide de Groissböck, formidable Fasolt, émouvant même dans le dernier tableau, face à celle plus chaleureuse et au timbre plus rond de Christof Fischesser, en bref, les deux basses qui représentent ce qui se fait de mieux ou presque, parmi les basses allemandes. Fafner n’a pas grand chose à chanter dans Rheingold (mais on l’attend dans Siegfried), c’est Fasolt qui est plus présent, plus spectaculaire et Groissböck est impressionnant de présence et de naturel. C’est une confirmation : il sera Hunding dans Walküre…
Quant au trois filles du Rhin, c’est un enchantement, aussi bien dans l’éclat que dans le ton et la présence, Hanna Elisabeth Müller donne une voix claire et merveilleusement projetée à Woglinde, et Nadine Weissmann (la magnifique Erda de Bayreuth) est une très belle Flosshilde sans oublier la belle Wellgunde de Jennifer Johnston. Elle sont merveilleuses dans le tableau final, toute retenue, toute poésie, toute mélancolie…
Au total, une distribution assez équilibrée, avec des rôles tenus de manière impressionnante, d’autres moins en vue, mais dans l’ensemble chacun y défend sa part avec solidité au minimum et aussi souvent avec intelligence et justesse.
C’est une distribution soutenue avec constance par un Kirill Petrenko présent sur tous les fronts, qui suit les chanteurs dans les moindres inflexions, qui donne avec une précision manique tous les départs, et qui les soutient, dans la manière qu’il a de moduler l’orchestre et de ne jamais les couvrir. On le savait parce que c’est ainsi dans chaque opéra qu’il dirige : c’est un vrai chef de fosse qui non seulement soutient et suit le plateau, mais qui construit aussi le rendu orchestral, soucieux d’imprimer une couleur en cohérence avec le plateau et la mise en scène.
Ainsi, à Bayreuth, la direction de Kirill Petrenko avait surpris par sa clarté et son dynamisme, avec une énergie qui correspondait à un travail scénique particulièrement échevelé. Face à l’univers plus poétique et plus « léger » aussi de Kriegenburg (même s’il se passe beaucoup de choses en scène), ce qui se passe en fosse prend une couleur plus lyrique, d’une fluidité presque diaphane par moments.
Le prélude, plus qu’être ce crescendo, cette montée chromatique de plus en plus présente, qui va du silence vers la puissance sonore, est ici magmatique, comme ces laves qui s’étendent et qui s’épaississent, le son s’étend, s’élargit, sans monter en volume mais en étendue. Je ne sais si je m’explique clairement : on entend tout, dans son épaisseur, dans son tissu, mais avec un volume qui reste retenu, jamais de Wagner Zim boum. C’est évidemment le flot du Rhin qui est ici métaphoriquement évoqué, un flot de plus en plus puissant, mais jamais assourdissant.
Dans l’ensemble de la première partie, avant le Nibelheim, le souci du chant et le la clarté de la conversation est permanent, avec aussi une science dans la mise en valeur de la phrase musicale qui épouse exactement la conversation ou le mot, là une phrase jamais remarquée des contrebasses, là une présence insistante et appuyée (mais sans jamais une once de lourdeur) de la clarinette. On ne perd pas une miette de musique car le son est cristallin, et en même temps la musique est dirigée avec un sens du lyrisme confondant, tout en mettant en valeur le tissage de la partition, notamment les fameux leitmotiv, jamais assénés, toujours identifiés, mais toujours tressés avec le reste. Voilà une direction qui laisse entrevoir le travail de composition de Wagner comme rarement je l’ai entendu, d’autant que le son nous arrive directement, et non modulé par l’auvent bayreuthien.
Le lyrisme est dans cette première partie toujours privilégié. Le son de l’orchestre au moment où Freia est enlevée et où les dieux tombent peu à peu en léthargie est simplement stupéfiant, suivant chaque inflexion du discours de Loge, ou les phrases de plus en plus hésitantes des Dieux suivies par des cordes de plus en plus diaphanes, avec des systèmes d’écho stupéfiants. Mais le sens dramatique est aussi très présent, et toute la seconde partie (le Nibelheim en premier) alterne entre ces moments suspendus où Wagner emporte l’auditeur dans une sorte d’ivresse chromatique, et ces moments de montée de la violence, comme dans les interludes orchestraux de la descente et de la remontée du Nibelheim, jamais hachés, jamais heurtés, mais incroyablement liés, souples, clairs mais en même temps incroyablement tendus, à donner le frisson.
Le tableau final répond à ce sens théâtral et musical très aigu : une musique qui gonfle qui monte en volume et qui en même temps travaille sur l’ironie, tant ce triomphalisme est seulement de façade : la mise en scène insiste sur la résistance de Freia, sur un Rhin qui se reconstitue autour des filles du Rhin qui chantent leur lamentation, un Rhin qui ne copule plus, mais qui ondule mollement au rythme de la musique, un Rhin vidé de son sens, vidé d’amour : la scène finale dans l’orchestre est simplement époustouflante, rarement autant de couleurs diffractées dans l’orchestre, complètement scintillant, puis l’apparition de l’arc en ciel, et du pont, et on passe de la diffraction coloriste à une sorte de concentration sonore avec le crescendo de cordes, en lien avec les voix (très bon Dean Power à ce moment) et un orchestre qui stupéfie par sa fluidité, sa clarté, sans jamais être « en vitrine », sans jamais être lourd et au contraire, dans un moment où en général les choses s’alourdissent, on a ici une légèreté qui fait dire à certains que tout cela manque un peu d’énergie et de force. Je n’ai rien ressenti de tel, mais au contraire une telle mélancolie dans toute la scène finale qu’elle m’a étreint d’émotion, comme un adieu définitif à quelque chose qui pourrait être un adieu à la paix et à la sérénité. Après la sérénité mélancolique de la plainte des filles du Rhin (avec une mise en valeur de la harpe inconnue pour moi jusqu’alors) on passe à la marche finale gonflée, scandée par les timbales, on se tourne triomphalement vers un avenir noir, mais sans jamais être écrasé.
Le léger silence qui suit avant les énormes applaudissements qui ponctuent la représentation (des rappels à n’en plus finir, un triomphe incroyable pour Kirill Petrenko) montre la tension que ce travail tout en finesse a pu provoquer. Petrenko, à la tête d’un excellent orchestre non dénué cependant de quelques scories dans les cors, nous prend à revers : il y a deux semaines, il nous surprenait par un Lucia di Lammermoor tendu, guerrier, tout dynamisme et contrastes, et ici devant une mise en scène il est vrai presque apaisante, il nous étonne par des choix dans les volumes, dans les tempos, dans la mise en place des sons, qui privilégient le lyrisme, la retenue, les miroitantes variations instrumentales autour des conversations des personnages et des dialogues, sans jamais exagérer les choses, sans jamais les souligner de traits puissants, mais en les mettant en place, en les mettant simplement à leur place, simplement, parce que cette mise en « place » de la partition reflète une incroyable simplicité, presque naturelle, sans volonté démonstrative aucune. Wagner rien que Wagner, et tout Wagner. Ce choix porte le public à l’incandescence, et dit sur l’œuvre des choses nouvelles, en parfaite cohérence avec ce qui est dit sur scène.
Ce soir, j’ai encore appris quelque chose sur Wagner, et j’ai été ému par ce Wagner des Choses de la Vie. [wpsr_facebook]

Alberich enlève l'Or © Wilfried Hösl
Alberich (Tomasz Konieczny) enlève l’Or © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: LUCIA DI LAMMERMOOR de Gaetano DONIZETTI le 11 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Barbara WYSOCKA) avec Diana DAMRAU

Mariage...© Wilfried Hösl
Mariage…© Wilfried Hösl

La presse locale signalait que d’une part Kirill Petrenko dirigeait pour la première fois du bel canto, et que d’autre part, c’était aussi la première fois qu’un GMD en titre abordait ce répertoire.
Et pour cause, le répertoire belcantiste concentré sur le chant, est considéré sans intérêt par les grands chefs, et les opéras les affichent avec des chefs de moindre prestige puisque dans ce répertoire, les voix attirent, pas les chefs.
On a vu cependant à Londres que Maria Stuarda dirigée par un chef de niveau comme Bertrand de Billy n’était pas à négliger. On sait aussi que la référence de Lucia di Lammermoor au disque (live) est Herbert von Karajan qui n’est pas un chef de seconde zone, avec Maria Callas, à Berlin.
Il est aussi de bon ton de mépriser cette musique (« à ch…» m’a encore dit récemment un ami paraît-il mélomane) pour la promettre aux oubliettes de l’histoire, pour affirmer que l’on ne devrait plus monter ces opéras etc…Je n’ai jamais aimé les anathèmes d’aucune sorte, y compris sur les questions de goûts musicaux. On peut ne pas aimer Lucia, et n’y pas aller, mais laissons les autres aimer sans les culpabiliser…
Je m’inscris donc en faux contre ceux qui édictent le bon goût opératique, plus souvent erratique qu’opéra… et je le dis d’autant plus librement que Lucia n’est pas mon opéra préféré de la période, et à Donizetti je préfère Bellini. Mais j’aime les opéras des reines (Anna Bolena, Maria Stuarda, Roberto Devereux) et j’ai un faible pour Rosmonda d’Inghilterra, que j’aimerais bien qu’on aille tirer des oubliettes.
La question du répertoire est une question déterminante pour un genre aussi marqué par le passé. Parler du passé, c’est donc aussi évoquer le futur…La question du futur de l’opéra se pose chaque jour : on a vu Die Soldaten à la Scala marqué par des abonnés absents. Et ce n’est pas un opéra du futur, mais simplement d’un passé plus récent.
Il faut affronter clairement l’idée que l’opéra est actuellement un art du passé, car la production lyrique du moment, à de rares exceptions près, est assez pitoyable et surtout prétentieuse.

Mais l’opéra n’est pas has been puisque la musique nous parle encore puisque la musique c’est toujours du présent et du « direct » et non du différé. On peut simplement regretter que notre curiosité ne soit plus aiguisée, et que le regard en arrière domine…L’art avance dans le temps  en marchant toujours sur les ruines du passé (mais en construisant dessus), en tuant toujours le père, mais dans le cas presque unique de l’opéra, c’est du sur-place que l’art lyrique fait aujourd’hui avec un père encore très abusif. Prenons en acte, mais gare à la lassitude.

Si la musique de Donizetti parle encore en étant capable d’émouvoir, il est clair que les livrets ont du plomb dans l’aile, des livrets pleins de femmes sacrifiées ou folles (c’est utile, la folie en chant, c’est le chemin qui justifie vocalises et pyrotechnie) et d’amours contrariées. Les livrets, eux, sont des traces du passé, leurs histoires sont des émergences d’ambiances et de milieux révolus. C’est sur eux qu’il faut revenir…et c’est le devoir de la mise en scène.

Diana Damrau (Lucia) © Wilfried Hösl
Diana Damrau (Lucia) © Wilfried Hösl

C’est donc avec confiance que je suis allé voir cette Lucia, qui est un énorme succès. Parce que moi aussi, je n’ai jamais entendu diriger Lucia par un grand chef du calibre de Kirill Petrenko et qu’il était intéressant de voir le travail scénique de Barbara Wysocka, du cercle proche de Krzysztof Warlikowski, sans parler de Diana Damrau…
Énorme succès, triomphe indescriptible ce fut.
C’est dans les œuvres aussi passe-partout que Lucia di Lammermoor, abandonnée le plus souvent à des chefs de répertoire, parce que le public vient pour la voix et la scène de la folie, que l’on se rend compte combien tout change quand dans la fosse il y a un vrai chef…quelquefois même au déplaisir d’un public aux oreilles bercées par la routine. Je me souviens qu’un chef aussi musical que Peter Maag avait été copieusement hué à la Scala lors d’une production de Lucia (Pizzi, Pavarotti – en kilt !- et Luciana Serra).
Dans la production munichoise, le succès vient de la conjonction chanteurs, mise en scène et fosse, mais c’est quand même la fosse qui sous tend pour moi tout le reste.
Kirill Petrenko propose une version complète sans coupures, avec le glassharmonica à la place de la flûte dans la scène de la folie qui lui donne un aspect étrange, presque venu d’ailleurs, quand la flûte semble être une sorte de jeu avec la voix. Ici l’instrument dit quelque chose et la voix autre chose, c’est à la fois inattendu et très séduisant. Dès le départ, lorsqu’on entend les premiers roulements de tambour (qui font presque penser au final de Soldaten), on comprend qu’on va entendre autre chose. Une ambiance est dessinée. Inattendue, qui nous secoue.
Petrenko est assez sensible à ce qu’il voit en scène. Je l’avais constaté à Bayreuth, et je suis curieux de voir ce qu’il fera musicalement du Ring de Kriegenburg. Face au travail plutôt destructeur de Barbara Wysocka, il ne peut guère s’adonner aux fioritures, et l’histoire elle-même ne le permet pas. Amateurs d’italianismes de bazar, d’opéra de salon, passez votre chemin. Il y a dans cette direction de l’abrupt, du violent, du sombre, du vrai, une histoire tragique comme elle doit être jouée, romantiquement.
Ce qui frappe d’abord c’est l’extrême clarté du son, une limpidité stupéfiante, même au moment des ensembles, même quand le chœur chante à pleine voix, on entend tout l’orchestre, et donc tous les petits détails raffinés de l’écriture donizettienne, ceux que justement on n’entend jamais, un trait de violoncelle, quelques éléments de flûte, ou même ces percussions initiales dont Verdi se souviendra dans Trovatore et qui ici sont glaçantes.
Ensuite, c’est la dynamique de l’ensemble qui vous prend. Ruptures de tempo, transitions rèches, presque des anacoluthes musicales, des moments d’une énergie incroyable, d’une jeunesse vibrante, qui m’ont rappelé le jeune Muti des années 70, là où il osait tout, génialement, avant de tomber dans le conformisme de l’image et du miroir. Car ce soir, le chef ose tout. Le final de la première partie est un moment exaltant, un tourbillon sonore incroyable, d’une vivacité inouïe, un bouillonnement, en même temps incroyable de rigueur et de précision. L’orchestre suit, et Petrenko est attentif à tout, maîtrise tout : il ne cesse pas d’accompagner le plateau, calculant les volumes pour éviter de couvrir les voix, suivant chacun avec précision (des gestes d’une lisibilité jamais prise en défaut), le duo initial d’Edgardo et Lucia est à ce titre une leçon d’équilibre, de subtilité, d’engagement tel que l’émotion vous étreint d’emblée…mais dès que l’orchestre est seul, il explose en vibrations kleibériennes parce que ce soir, rien n’éclate, mais tout vibre au plus profond. Une Lucia di Lammermoor de cette trempe, on ne l’imaginait pas même simplement possible. Je ne sais l’impression que le streaming donnait, mais dans la salle, c’était à se damner.

Scène du mariage © Wilfried Hösl
Scène du mariage, Jenis, Breslik, Damrau, D’Aguanno© Wilfried Hösl

Mais ce tourbillon sonore est d’abord au service d’un plateau exemplaire. À commencer par les rôles de complément, l’Alisa de Rachael Wilson et surtout le Normanno de Dean Power, jolie composition en portaborse qui révèle à Enrico les amours de Lucia et Edgardo, ce jeune ténor irlandais déjà remarqué dans L’Affaire Makropoulos en début de saison mérite d’être suivi. L’Arturo de Emanuele d’Aguanno, rôle ingrat s’il en est pour un ténor qui cherche à se faire un nom, est très correct, dans son rôle de marié médiatique, voix projetée, émission correcte, timbre clair, un peu insipide cependant, mais c’est le rôle qui veut ça.

Dalibor Jenis (Enrico) le 11 février 2015
Dalibor Jenis (Enrico) le 11 février 2015

L’Enrico de Dalibor Jenis, qui a repris pour cette série le rôle que devait assumer Levente Molnar tombé malade, montre que ce baryton au timbre séduisant n’arrive toujours pas  à avoir le poids scénique nécessaire. Le volume n’est pas vraiment au rendez-vous, pas plus que l’émission. La personnalité est scéniquement crédible, l’intégration dans la mise en scène satisfaisante, mais il reste que, sans être problématique loin de là, sa composition reste en deçà du niveau des autres protagonistes ,

 

 

 

 

Raimondo (Georg Zeppenfeld) le 11 février 2015
Raimondo (Georg Zeppenfeld) le 11 février 2015

notamment le Raimondo de Georg Zeppenfeld, comme d’habitude parfait : voix claire, diction impeccable, projection exemplaire, un timbre magnifique et surtout une très grande expressivité, qui pose le personnage, notamment  dans la deuxième partie, évidemment, où, de séide d’Enrico, il devient un soutien de la pauvre Lucia et une sorte de médiateur, mais lorsqu’il est trop tard. Quel que soit le rôle, Zeppenfeld est au rendez-vous, et il impose très vite un personnage. Grande et belle prestation.

Et nous en arrivons aux protagonistes, un nouveau couple, splendide d’émotion et de tension, à commencer par Pavol Breslik. Ce jeune ténor slovaque de 36 ans est en train de s’imposer comme une des voix les plus intéressantes du moment. La voix est assez légère, mais très expressive, avec des qualités de clarté, d’appui, de couleur qui en font un véritable ténor pour le bel canto. Mais ce qui en fait le prix, c’est qu’à cette voix très présente il allie un engagement scénique proprement ahurissant, rendant le personnage d’Edgardo à la fois passionnant et bouleversant, dans cette mise en scène où il est un Edgardo-James Dean. Il a la beauté, la jeunesse, la vivacité, la présence et il a la voix, tellement expressive, sans avoir les défauts de certains ténors : il reste parfaitement rigoureux, pas de sanglots, pas de roucoulades, une fidélité au texte exemplaire. À la fin de l’opéra, il a eu un petit accident et la voix a disparu, il n’osait pas saluer le public en faisant des signes d’excuse, l’émotion diffusée avait été tellement forte que l’accueil du public a été fort justement triomphal. Face à l’étourdissante Damrau, il tient bon, il existe et à deux, ils créent le couple. Fabuleux.

Pavol Breslik, Diana Damrau le 11 février 2015
Pavol Breslik, Diana Damrau le 11 février 2015

Enfin, fabuleuse, car Diana Damrau m’a totalement bluffé. J’avais découvert dans sa Gilda au MET un vrai personnage « qui se posait là » avec une voix grande et non celle d’un rossignol, et avec une assise solide. Sa Traviata à Milan m’avait confirmé s’il en était besoin son intelligence scénique, sa sûreté, sa capacité à émouvoir.
Sa Lucia est sans doute sa composition la plus stupéfiante, qui est sans doute non le départ d’une grande carrière déjà entamée, mais qui pose Diana Damrau comme la bel cantiste du futur, à elle les reines donizettiennes, à elle les grands Bellini (même si son Elvira des Puritani ne m’avait pas complètement convaincu), à elle les grands rôles de la Gruberova.
Stupéfiante par la technique : la voix est large, assise, d’une étendue assez peu commune, d’une sûreté à toute épreuve sur tout le spectre. Contrôle sur le souffle, sur le volume, capable de fil de voix comme d’aigus stratosphériques, jouant sur la couleur, sur toutes les facettes de la voix. Proprement incroyable.

Scène de la folie © Wilfried Hösl
Scène de la folie © Wilfried Hösl

Stupéfiante par l’interprétation. Des Lucia, il y en a beaucoup, des petites voix qui veulent devenir grandes, du genre rossignol à trop gros appétit, des voix moyennes mais qui ont la ductilité et les agilités, des soprano légers, des Mesplé, des Dessay, des sopranos lirico-colorature, comme la Gruberova, ou la Sutherland sans oublier que Cheryl Studer l’a aussi chanté (colorature dramatique, disait-elle) une impératrice de Strauss se confrontant à la tendre Lucia ! et évidemment Callas, qui pouvait tout. Il y a dans ce rôle de quoi faire un festival pyrotechnique castafioresque, et puis il y a celles qui ont essayé d’en faire autre chose, d’aller explorer d’autre voies, de faire exister le personnage au-delà des aigus et des cadences, de faire de la couleur, des modulations, des obscurités des atouts pour son chant. Là se situe Damrau.

Stupéfiante enfin comme actrice, dont l’engagement n’a rien à envier à celui d’Edgardo : c’est d’ailleurs là l’incroyable pari de ce travail : faire vivre, brûler et se consumer un vrai couple romantique en faisant les héros d’une histoire sœur de West Side Story en version beaux quartiers une vraie Scottish Side Story.
Diana Damrau est, dans cette mise en scène, (je crains celle de la Scala, dans la mise en scène insipide de Mary Zimmermann et avec les Grigoloseries…) proprement incroyable de présence. Elle est une sorte de Grace Kelly amoureuse de James Dean, dans cette sorte de film années 50 que construit Barbara Wysocka. Elle est tellement engagée dans le personnage, tellement naturelle en scène qu’elle bluffe le spectateur, adaptant les vocalises, les agilités, les cadences à un geste, à un regard, à un élan qui font qu’on a l’impression que les acrobaties techniques du rôle procèdent du jeu et de la situation. C’est évidemment le cas dans la scène de la folie, sorte de one woman show, revolver au poing, menaçante et désespérée, mais c’est aussi le cas dans « regnava nel silenzio » et « quando rapito in estasi » qui suit, c’est aussi le cas dans la terrible scène du mariage, une des plus réussies de la soirée où elle darde les aigus les plus incroyables, mais sans jamais oublier qu’elle est Lucia avant de la chanter ; époustouflant.
Mais voilà, la chanteuse est intelligente, et modeste : elle se glisse dans les rôles avec une ductilité et un appétit qui ne peuvent que bouleverser le public par la vérité qu’ils diffusent, et par la justesse du jeu.
Car la mise en scène de Barbara Wysocka, très attendue, sans être un travail exceptionnel qui va renouveler les données du spectacle vivant, est un travail très juste et très stimulant.
Les données du livret sont claires et déjà Andrei Serban à Paris l’avait souligné. Dans un monde gouverné et dominé par les hommes, où les femmes n’ont qu’à obéïr et se taire (voir les manuels de savoir vivre de l’époque), Lucia est une victime soumise qui n’a de choix que la soumission ou la mort.
Barbara Wysocka essaie de voir comment cela peut aujourd’hui être vu autrement. Elle prend comme référence le cinéma, celui de la fureur de vivre, et fait des deux héros un exemple de cette envie de vivre qui traversait la jeunesse des années 50, portée par l’existentialisme.

Mariage "people" © Wilfried Hösl
Mariage “people” © Wilfried Hösl

Ce futur là, il est porté par Edgardo, qui respire vie, jeunesse et liberté. Lucia, elle sort d’une « bonne » famille, ruinée, et la référence est Grace Kelly, celle qui va épouser Rainier en un mariage « médiatique » reproposé ici :  micros, caméras, discours, un mariage « mis en scène », mais une Grace Kelly qui choisit de fuir et de refuser de se soumettre, qui résiste aux pressions, très agressive et distante avec son frère, et qui revendique son droit d’aimer en assumant un destin qui n’appartient qu’à elle.
D’où une scène de la folie sans vraie folie, mais le moment du choix de dire non, non au chœur des invités (qui ouvre la scène en dansant le twist sur la musique de Donizetti…), non à son frère, non à la famille. Et cette Lucia a décidé de se détruire en détruisant les autres, mari, famille, amis. Elle meurt en ayant conquis sa liberté, comme les grands héros tragiques. La force de cette idée, c’est de construire un mythe tragique et non une héroïne romantique.

Belles américaines (Acte I)© Wilfried Hösl
Belles américaines (Acte I)© Wilfried Hösl

Le cinéma est très présent dans ce travail, notamment par un jeu très réaliste jamais tributaire des gestes d’opéra, par l’évocation des belles américaines décapotables (même si James Dean c’est plutôt la Porsche Spyder…) et Barbara Wysocka montre une capacité réelle à diriger les acteurs. Elle sait aussi gérer un espace unique, une sorte de salon ruiné, décrépi (dans la deuxième partie, le toit s’est écroulé laissant voir charpente et pigeons qui s’y logent) avec au fond un graffitti ASHTON, qu’Edgardo à la première image ou presque va barrer à l’aérosol noir. Un salon où fauteuils renversés et piano retourné -semblent des traces d’une histoire disparue, d’une fortune envolée, tandis que reste le bureau, les affaires sont les affaires et le mariage est l’affaire du jour. Elle sait enfin créer des images warlikowskiennes, comme cette petite fille qui regarde le drame, Lucia enfant, déjà promise à la ruine avec son revolver à la main, qui regarde, première image du spectacle, son propre enterrement.

Cet espace amer d’un monde en déliquescence, n’est pas sans ironie cependant: les chaises dépareillées sur lesquelles les invités s’assoient au mariage, la présence des médias car dans cette affaire l’image prime le cœur et les êtres, les invités qui dansent le twist, et bien sûr, l’entrée spectaculaire de la belle américaine quand arrive Edgardo au volant, et en marche arrière dans la scène de la fontaine, devenue pour l’occasion une gravure que Lucia retourne parce qu’il évoque une histoire menaçante . Une belle américaine dont on verra la ruine à la fin, où quelques cloisons s’en sont allées, pour un espace plus rêvé, espace des espoirs fracassés comme la décapotable en capilotade en arrière plan.

Ce qui frappe dans ce travail c’est la manière très claire, très précise et très juste de dessiner les personnages, d’en faire immédiatement des symboles de ces vies ruinées, comme les magazines people en ont fait leurs choux gras, et malgré tout, qui restent des êtres qui existent, sentent, qui vivent, qui aiment et qui revendiquent leur liberté.

Bien sûr je crois qu’à la Première, comme toujours, quelques huées ont accueilli le spectacle, les habituels fossiles. Ce qui me paraît pourtant clair, c’est que la situation créée par la mise en scène, les personnages dessinés, donnent à cette histoire une vérité bien plus urgente, au lieu de se réfugier dans les brumes écossaises de Walter Scott, qui font certes fantasmer sur un romantisme de pacotille, mais qui n’émeuvent que par les pâmoisons suscités par des acrobaties vocales. Ici, l’émotion naît des situations, du jeu, du chant et de l’urgence musicale hypertendue créée par le chef.

Ce soir-là, tout a concouru à faire de Lucia di Lammermoor une histoire contemporaine, (encore que, il y a 60 ans…) ou du moins une histoire construite sur des références d’aujourd’hui, sur des mythes encore vivaces aujourd’hui, avec des chanteurs-acteurs de tout premier ordre. Il reste que sans un chef exceptionnel qui a su en saisir la violence et l’urgence, qui a su affirmer la présence, la nécessité de l’orchestre dans un répertoire où le plus souvent il est confiné dans le rôle d’écrin pour les voix, sans doute la soirée eût été différente, même avec Damrau.
À la Scala, en mai prochain avec Damrau, c’est le passe-partout (j’oserais dire le pâle partout) Stefano Ranzani qui dirigera : une fois de plus, cherchez l’erreur.
En tout cas, en écrivant ces lignes, je suis encore éberlué de ce que j’ai entendu, je n’aurais jamais cru être secoué à ce point par Donizetti. Et c’est merveilleux, après 42 ans de fidélité à l’opéra, d’être encore surpris. [wpsr_facebook]

Pavol Breslik (Edgardo) © Wilfried Hösl
Pavol Breslik (Edgardo) © Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: IL TROVATORE de Giuseppe VERDI le 10 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Paolo CARIGNANI; Ms en scène: Olivier PY) avec Anja HARTEROS

Choeur des Bohémiens© Wilfried Hösl
Choeur des Bohémiens© Wilfried Hösl

Hiver italianissime à Munich avec deux des sopranos germaniques les plus en vue, Diana Damrau pour Lucia et une reprise de Trovatore avec Anja Harteros.
C’était ce soir Trovatore, une production d’Olivier Py encore récente créée par le couple Kaufmann/Harteros l’été 2013.
Après le magnifique Trovatore salzbourgeois, il était intéressant d’entendre l’autre soprano, Anja Harteros, après qu’ Anna Netrebko nous eut bluffés à Salzbourg, il est vrai avec un chef…

Il s’agissait hier d’une représentation dite de répertoire, c’est à dire n’ayant pas fait l’objet de répétitions retravaillées. Et la distribution était différente de la première de 2013, puisque et Luna (Vitaliy Bilyy et non Alexey Markov) et Manrico (Yonghoon Lee et non Jonas Kaufmann) et Azucena (Anna Smirnova et non Elena Manistina) et Ferrando (Goran Jurič et non Kwanchul Youn) avaient été changés.

De la Première, il restait le chef Paolo Carignani et Anja Harteros (Leonora), ainsi que l’Inès fort remarquée de Golda Schultz.
J’ai longuement écrit sur la difficulté de Trovatore, moment où Verdi laisse son « premier » style, dit du « jeune » Verdi, encore tributaire de formes et couleurs belcantistes, avec de redoutables épreuves pour les sopranos (Abigaïl, Elvira, Odabella) mais n’a pas encore trouvé les couleurs de la maturité d’à partir de 1859 (Un ballo in maschera). C’est pourtant pendant cette période « entre deux » qu’il compose les trois opéras les plus populaires de sa production, Rigoletto (1851), Il Trovatore (1853), La Traviata (1853),
Signalons pour mémoire (je le signale à chaque fois…) qu’il existe de Trovatore une version française spécifique de type Grand Opéra de 1857, avec quelques modifications par rapport à l’original (cadences, final complètement modifié) et un ballet. On eût aimé que Stéphane Lissner s’en souvienne au lieu de présenter la saison prochaine un Trovatore en italien. Je n’ai pour ma part entendu cette version qu’une seule fois, à Parme. On oublie toujours de penser que l’Opéra de Paris a une histoire, et une identité, comme ailleurs : sans doute est-ce l’effet aéroport international de la salle de Bastille.. Mais les questions économiques et la vie des grands chanteurs font qu’ils-n’ont-pas-le-temps-n’est-ce-pas d’apprendre la version française. On nous a asséné des années durant cette fadaise à propos du Don Carlos en version originale, qui est bien plus intéressant que la version italienne, et bien plus beau. Résultat : depuis quelques années, Vienne, Barcelone, Bâle, ont présenté plusieurs fois le Don Carlos en français, mais toujours pas Paris où il a été fait en septembre 1986, effet du passage de l’italien Massimo Bogianckino, méprisé par le petit monde parisien, qui fut le seul à avoir une politique s’appuyant sur l’histoire de cette maison.
Nemo profeta in patria.

Qu’en était-il donc de ce Trovatore, dont on a un peu parlé en France à cause d’Olivier Py, qui travaillait pour la première fois à Munich. Bien des journalistes français se sont alors souvenus que Munich existait…
La mise en scène d’Olivier Py, soulignons le d’emblée, est nettement plus travaillée que son Aïda médiocrissime présentée à Paris l’automne de la même année. Il y a un propos, il y a une intention, il y a une mise en scène.
Certes, on y retrouve puissance 10 les péchés mignons de notre metteur en scène national : décors monumentaux tout noirs bougeant sans cesse sur des chariots, néons, tournette, ça bouge, ça tourne, ça circule à en perdre l’orientation et même le sens, notamment dans la première partie (Actes I et II), très picaresque, très axée sur le monde du théâtre, de la foire (gitans) et le monde des machines outils du XIXème, engrenages qui tournent, locomotive enfumée, tout est là pour nous rappeler que le Moyen âge du Trovatore est un Moyen âge revu à la sauce bourgeoisie industrieuse du XIXème. Le premier axe est donc ce que j’appellerais la « machinerie » et presque le « machinisme », vu l’aspect macchinoso de cet appareil scénique, comme diraient les italiens.

Acte I "Le duel"©Wilfried Hösl (2013)
Acte I “Le duel” Inès et Leonora ©Wilfried Hösl (2013)

Certains éléments sont intéressants notamment dans la manière dont il traite les personnages secondaires, Ferrando et Inès. Pour une fois, on voit Inès, elle n’est pas une ombre effacée, et Ferrando jusqu’à la fin joue un rôle dans le drame, au départ récitant, à la fin acteur, puisque c’est lui qui assassine Manrico. Pour le reste, cela reste dans la convention à laquelle on est habitué.

Ferrando sur la scène © Wilfried Hösl (2013)
Ferrando sur la scène © Wilfried Hösl (2013)

Le second axe est le théâtre, je veux dire le théâtre dans le théâtre : cela commence dans un décor qui rappelle un théâtre élisabéthain qui pourrait être le Globe et Ferrando commence à raconter son histoire sur scène devant les spectateurs qui commentent comme à Guignol. Vu l’histoire c’est presque de Grand Guignol qu’il s’agit. Et vont défiler devant nous des niches-décor dans lesquelles les personnages sont lovés, une salle d’hôpital toute blanche et un lit de fer sur lequel Manrico est étendu, une petite boite dans laquelle à la fin Manrico et Azucena sont enfermés, et toute une série de scènes dans la scène où se déroulent certains moments de l’action. Un théâtre qui serait presque un théâtre de foire, de bateleurs au moment du chœur des gitans, où s’affiche Azucena en chapeau haut de forme, sorte de madame Loyal de l’histoire qui défile.

C’est bien une construction en abime qui voit d’abord Ferrando, puis la bohémienne entamer des récits qui s’enchâssent.

La mère torturée © Wilfried Hösl (2013)
La mère torturée © Wilfried Hösl (2013)

Et justement, le récit de la Bohémienne est en fait, souligne Py, une sorte d’image obsessionnelle de sa mère au bûcher, de sa mère torturée qu’on va voir tout au long de l’opéra, et et toujours évoqués des bébés abandonnés, brûlés (on voit de nombreux bébés ensanglantés, et même à un moment des sortes de marionnettes géantes, putti monstrueux dans une des boites dont il était question plus haut). C’est là le troisième axe, celui des obsessions, des montées d’images qui donne au drame sa ligne et sa couleur.

Un monde en désordre, vaguement orgiastique (la locomotive sert d’objet érotique à une dame qui danse et exhibe ses formes plantureuses, qu’on verra ensuite accoucher d’un bébé évidemment sanguinolent) où circulent çà et là, devant, derrière des personnages peu identifiables et qui donne cet aspect picaresque et un peu too much que j’évoquais plus haut.

Le rideau, les lumières, le théâtre...
Le rideau, les lumières, le théâtre…

Et puis, après un entracte où la mère (aux mille douleurs), cette figure qui traverse tout l’opéra, frappe sur le rideau de plastique translucide où se reflètent les lumières de la salle et les transforme par le jeu des reflets en une sorte de feu d’artifice (fort bien fait d’ailleurs) pendant que le public sort, sorte d’image de l’explosion tragique et désespérée, mais aussi de dilution du théâtre, on passe à des actes III et IV complètement différents par l’ambiance, plus concentrée sur les drames humains, sur les personnages isolés, dans un univers sombre, noir, plus marqué par le religieux :

La Pira © Wilfried Hösl (2013)
La Pira © Wilfried Hösl (2013)

la pira est figurée par une croix qui brûle, Luna finit par briser la croix, les décors bougent à peine, le plateau est nu : naissance de l’espace tragique. Plus de médiation par les images et par le décor construit et déconstruit. C’est clair, la musique des deux derniers actes est plus soutenue, plus continue, plus dramatique et plus spectaculaire, et ici, la mise en scène laisse la musique s’épanouir.
Ce n’est pas ma vision de Trovatore que je trouve haletant dès le départ, enchaînant avec bonheur les moments de tension, les airs, les ensembles. En ce sens la mise en scène d’Hermanis à Salzbourg, qui n’allait pas bien loin non plus, respectait cette cohérence qu’ici, aussi bien à l’orchestre que sur le plateau, on semble ne pas prendre en compte.
Car Paolo Carignani réussit dans la première partie à laisser froid, dans une œuvre où rien n’est froid. Sans êtres alanguis, les rythmes sont assez mous, les tempis n’ont pas la variété à laquelle on s’attend. Paolo Carignani n’est pas un mauvais chef, tout est « en place » comme on dit et surtout il aide les chanteurs notamment lorsqu’ils sont en réelle difficulté (Goran Jurič dans Ferrando par exemple), il ralentit les tempis, il abaisse le volume, il suit le plateau.
C’est un peu plus senti dans la seconde partie, sans doute aussi à cause des chanteurs et notamment d’Anja Harteros, inspirée.
Je regrette quand même que la partition ne nous dise rien sous cette baguette : un seul exemple, les accords initiaux du dernier acte, mous, sans aucun accent, répétitifs. Bien entendu aussi, pas de Da capo pour la pira, parce qu’il faut laisser au ténor le temps de respirer pour tenir le contre ut (qui a d’ailleurs commencé en contre ré) aussi longtemps que possible (et là la note fut particulièrement tenue au grand délice du public qui adore les notes non écrites pour ténor en vitrine). En somme, une direction musicale qui est plus un accompagnement qu’une direction. Mais il est vrai que les chefs pour Verdi, c’est à dire qui révèlent quelque chose de la partition, qui lui donnent couleur et cohérence, sont assez rares sur le marché.
À cette direction musicale sans véritable intérêt sinon technique, correspond un plateau assez contradictoire.
Que les quatre chanteurs ne soient pas les quatre meilleurs du monde comme le voulait l’autre (on ne sait plus qui, il y au moins quatre noms qui revendiquent la paternité de la déclaration), c’était évident rien qu’à lire la distribution. Il reste que globalement le plateau était de bon niveau, et évidemment dominé par Anja Harteros.

Du côté masculin, plusieurs points à relever :
Le Ferrando de Goran Jurič (qui appartient à la troupe) est un exemple clair des difficultés du chant verdien. Ferrando est un de ces rôles auxquels on ne prête pas toujours attention sauf quand l’artiste décroche. Quand c’est Kwanchul Youn, tout le monde est content et on passe rapidement. Goran Jurič a un beau timbre de basse, il sait ouvrir le son, il a les aigus, mais malheureusement, dès que le rythme s’accélère , dès que les paroles sont à prononcer rapidement et que la voix doit descendre, ça part en capilotade. Plusieurs fois, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la voix s’étiole, le son ne sort plus. Problèmes de diction, de prononciation, d’émission. Même quand le chef ralentit à dessein le tempo, il n’y a plus de souplesse ni de ductilité.

Vitaliy Bilyy (Luna) le 10 février 2015
Vitaliy Bilyy (Luna) le 10 février 2015

Vitaliy Bilyy (Luna) est un baryton ukrainien de très bonne facture, un timbre somptueux, riche en harmoniques, des aigus larges, une belle présence. Mais dès qu’il faut alléger, dès qu’il faut moduler, dès que l’air demande de la subtilité et une vraie couleur, il reste le son, mais il n’y plus ni sens ni interprétation. Le test ? Il balen del suo sorriso, qui doit être éthéré, allégé (c’est le seul air d’amour de la partition, un vrai chant d’amour qui devrait contribuer à rendre le personnage un peu sympathique), et surtout interprété de manière polychrome. Ici il y a la voix, un peu forte pour mon goût, mais jamais la couleur, mais jamais un vrai style. Il reste que l’artiste a mérité les applaudissements, même si ce n’est pas à proprement parler du chant verdien, sauf peut-être à la fin.
Le cas de Yonghoon Lee est différent. Vocalement, il n’y a rien à dire (même si au début, il attaque avec de sérieux problèmes de justesse), ce chant est très contrôlé, l’aigu est large (j’ai parlé de son ut-ré interminable à la fin de la Pira), il sait alléger, il émet de jolies notes filées. C’est parfait, comme souvent chez les chanteurs coréens qui sont parmi les asiatiques ceux qui sont le mieux adaptés au chant italien.

Yonghoon Lee (Manrico) le 10 Février 2015
Yonghoon Lee (Manrico) le 10 Février 2015

Le seul problème, qui est de taille, c’est que malgré toutes les qualités techniques de cette voix et malgré un timbre séduisant, son chant est totalement inexpressif, monotone, sans aspérités, sans accents. Il n’évoque rien, ne fait jamais rêver, cela ne décolle jamais : un bloc lisse qui ne semble pas comprendre ce qu’il chante. Son Ah si ben mio bien exécuté sans jamais faire craquer un bouton de guêtre, laisse complètement froid. Un chant autoroutier, en place et sûr. Avec l’érotique d’une autoroute.

 

 

C’est plus convaincant du côté féminin :

Anna Smirnova (Azucena) le 10 Février 2015
Anna Smirnova (Azucena) le 10 Février 2015

Anna Smirnova est une Azucena en voix, une voix large, chaude, solide, présente, en volume elle dépasse tous ses collègues. C’est une belle prestation, c’est une voix solide, c’est sans conteste un mezzo de poids.

Mais là aussi, elle a tout ce que n’a pas Lemieux entendue à Salzbourg, mais elle n’a pas ce que Lemieux possède : sens de l’à-propos, distance, belle possession du texte, subtilité. Smirnova, c’est un ouragan, dont le volume plaque contre le mur. Mais après ?
Bien sûr, je ne voudrais pas qu’on m’accuse de faire la fine bouche, mais tout de même : le texte a de l’importance, la couleur a de l’importance surtout chez Verdi, c’est ça qui fait chavirer le public, qui a mis du temps à chavirer après Stride la vampa. On est dans une expression scénique forte, mais sans qu’on ressente derrière l’âme, la sensibilité, dans un rôle qui en demande (Ah ! Cossotto…) .
Mais là aussi, il y avait une telle présence scénique et sonore qu’on ne peut qu’applaudir, malgré les remarques.

Seule Anja Harteros portait quelque chose d’autre.

Anja Harteros (Leonora) le 10 Février 2015
Anja Harteros (Leonora) le 10 Février 2015

Même si elle était elle aussi victime d’une première partie un peu en retrait, avec des suraigus un peu courts, avec un certain manque de rondeur. Mais il en va autrement en deuxième partie et notamment dans sa longue scène qui commence par d’amor sull’ali rosee, se poursuit par le Miserere puis par le duo avec Luna. Il y a certes toujours un peu problème à tenir les notes très hautes, mais pour le reste, c’est une leçon de chant, avec surtout une tenue de souffle exemplaire, des trilles à faire pâlir, des agilités sans scories, un sens du crescendo qui va en s’élargissant et qui stupéfie, avec en plus cette figure très bien éclairée (par Bertrand Killy) qui en fait une figure tragique, presque callasienne, qui va directement au cœur. Cette présence scénique (la manière dont elle meurt !), cette figure émaciée d’où sortent des sons aussi pathétiques, est totalement bouleversante. Harteros, c’est toujours grand, c’est la plupart du temps émouvant et très senti. Je me demande tout de même si elle a intérêt à garder ce rôle (où elle excelle) à son répertoire. Je la voix bien mieux en Aïda aujourd’hui.
Dernière concession au cirque lyrique : quid du match entre Netrebko et Harteros sur ce rôle ? L’une a une voix large, charnue, d’une diaphane pureté, et s’est formée à l’art du bel canto, l’autre a un sens tragique et une technique de fer, tout en diffusant l’émotion dès qu’elle arrive en scène. Je crois que Netrebko est plus homogène sur l’ensemble (Tacea la notte placida par exemple) avec quelques petits problèmes de prononciation, que n’a pas Harteros tellement immense, tellement bouleversante à la fin…
De gustibus…je me refuse à choisir. Il y a sans doute des soirs où je suis Anna et d’autres où je suis Anja.

Bien sûr je suis content d’avoir vu ce Trovatore, un peu m’as-tu vu pour la mise en scène carte de visite, où l’intelligence est là, mais aussi la volonté de trop en faire. Bien sûr je suis content de vérifier qu’Anja Harteros est toujours grande dans Verdi (même si son Elisabetta et sa Leonora de Forza m’ont plus secoué sur l’ensemble de la soirée à mon avis), mais j’ai pu encore une fois vérifier qu’il est plus difficile, bien plus difficile de faire passer Verdi que Wagner, et que même avec de bons chanteurs, et c’était le cas hier soir, pas un seul n’était mauvais, cela ne part pas toujours.
Triomphe et rappels infinis, c’était une soirée de répertoire à Munich. [wpsr_facebook]

D'amor sull'ali...© Wilfried Hösl (2013)
Acte III…© Wilfried Hösl (2013)

 

 

 

OPERA DI FIRENZE 2014-2015: MESSA DI REQUIEM de Giuseppe VERDI EN MÉMOIRE DE Claudio ABBADO le 8 FÉVRIER 2015, Orchestre et Choeur du MAGGIO MUSICALE FIORENTINO, Direction Daniele GATTI.

Claudio Abbado © Marco Caselli Nirmal
Claudio Abbado © Marco Caselli Nirmal

Cela fait plus d’un an que Claudio Abbado n’est plus, et plus le temps avance et nous éloigne de ce fatal 20 janvier 2014,  plus l’absence est difficile à supporter, plus sa présence est forte en moi, avec des souvenirs qui surgissent dans les lieux où il fut, aux concerts où l’on donne des œuvres qu’il a dirigées…
Et ce dernier mouvement de la 3ème de Mahler qui ne cesse de me poursuivre.

Le fait aussi de rencontrer des amis frappés comme moi, d’échanger, m’a fait sentir une « appartenance » presque familiale à un cercle avec qui j’ai vécu concerts et déplacements, que je retrouvais à dates fixes, comme des rituels qui pouvaient aussi m’agacer et qui aujourd’hui sonnent comme des évocations de l’Eden musical. Tout prend valeur et forme avec le temps, loin de s’atténuer, l’éloignement et le temps ravivent. Merci Proust.

Déjà il y a quinze jours à Ferrare les larmes avaient coulé, les lieux portaient encore trop son ombre.
À Florence, le lieu n’a rien à voir : l’Opéra de Florence où le concert a eu lieu est neuf et les souvenirs de Claudio sont liés au vieux Teatro Comunale où il a dirigé en mai 2013 (presque deux ans déjà !) son dernier concert florentin.

Mais tout de même, il a eu le temps de diriger dans l’Opéra encore inachevé une Neuvième de Mahler inaugurale en décembre 2011 et devait clôturer l’année Verdi par un Requiem qu’il n’aura pu faire.
Le dernier Requiem de Claudio Abbado, ce fut à Berlin en janvier 2001, il était encore très marqué par la maladie; il y en eut un enregistrement live qu’il n’aimait pas  (vu la grimace qu’il fit un jour en signant devant moi le coffret) : il y avait eu des problèmes au concert qu’il dut reprendre le même soir quasiment intégralement alors qu’il était visiblement épuisé après que les spectateurs furent sortis. Les chanteurs (à part Daniela Barcellona), mieux vaut les oublier…
Mais il y avait eu un Salva me (du Rex tremendae) qui était un de ces instants suspendus dont il avait le secret et qui nous avait tant frappé, vu les mois qui avaient précédé. Et en entendant le Salva me cet après midi, l’émotion étreignait.

Ce dimanche, c’était une Messa di Requiem un peu particulière : l’intendant du théâtre est venu demander au public de ne pas applaudir à la fin.
Daniele Gatti à la dernière mesure a imposé un long silence, puis les solistes et l’orchestre se sont levés, puis le public ; et tous sommes rentrés en nous-mêmes pour un moment de silence, et aussi de larmes, vu les yeux rougis de nombreux amis.

Quelques applaudissements timides et le hurlement enthousiaste d’un auditeur à l’adresse du maestro ont un peu troublé la sortie ordonnée du public, pour nous rappeler que nous avions entendu aussi de la bien belle musique.

Car musique il y a eu, qui a commencé par l’annonce que la soprano Fiorenza Cedolins était souffrante et qu’elle était remplacée par Carmela Remigio, arrivée le matin même. C’était une bonne nouvelle.
Non que je veuille du mal à Madame Cedolins, mais Carmela Remigio est la seule du quatuor à avoir chanté avec Abbado, à avoir débuté avec Abbado à Ferrare dans Mozart (notamment Don Giovanni et Cosi’ fan tutte) sa présence ajoutait encore à l’émotion.
Ni le chœur ni l’orchestre du Maggio Musicale Fiorentino ne comptent parmi les phalanges d’exception. Elles sont de bon niveau, et elles portent une histoire brillante, ce qui est important. Et comme tout orchestre d’opéra en Italie, ces phalanges ont le Requiem de Verdi dans leur ADN. A part quelques scories (dans le Tuba mirum notamment) choeur et orchestre ont donné une très belle preuve ce dimanche.
Daniele Gatti, appelé à diriger en un moment où il est surchargé de concerts et où il prépare une longue tournée Brahms avec le Philharmonique de Vienne, a eu peu de temps pour répéter, mais la longue fréquentation de l’œuvre a fait le reste.
Une lecture approfondie, un Verdi plutôt mystique qu’extérieur, plutôt concentré, plus tragique peut-être que lors d’autres concerts mais sans emphase aucune. Les coups de caisse lors du Dies Irae sonnaient secs et énormes, non sans rappeler certain coup de marteau mahlérien…

La Messa di Requiem à Florence ©Simone Donati
La Messa di Requiem à Florence ©Simone Donati

Le Verdi de Gatti est marqué par la volonté de fouiller le texte, d’en exalter le raffinement: lorsque les violons sont allégés, ils le sont à l’extrême, lorsque les bois sont isolés, ils sonnent secs et clairs, lorsque les cuivres sont mis en valeur, sans le côté spectaculaire et quelquefois m’as-tu vu des cuivres dispersés dans la salle, ils sont impressionnants, à mon avis plus impressionnants que lorsqu’ils sont distribués spatialement.
Pas d’effets de manche, pas de gesticulations, pas de spectacle : Daniele Gatti n’est pas un chef qui se laisse lire facilement au geste. Il dirige ce Requiem  aujourd’hui sans baguette, comme s’il prenait le son à pleines mains, demandant de la souplesse et insistant à chaque moment pour que le son soit plus retenu ou plus modulé.
Cela pour ménager des contrastes très nets. Il est clair qu’il tenait aujourd’hui à la fois à exalter les finesses de la partition, et en même temps en faire ressortir à la fois les aspects les plus tragiques et les plus intérieurs.
On lui reproche souvent ruptures de tempo, contrastes trop marqués. Il crée plutôt ici deux espaces qui se heurtent et qui s’imbriquent en même temps, un espace lyrique d’un raffinement inouï et un espace tragique suffoquant. Toujours soucieux d’aller chercher les détails signifiants tapis au fond de la partition qui vont étonner ou marquer, il soigne en même temps les effets de contrastes voulus par un Verdi qui décidément, refuse de se soumettre au diktat de la mort et du destin. Il y a de la révolte et donc une vie intense dans cette œuvre, un refus de s’installer dans tout ce que le Requiem pourrait avoir de formellement conventionnel : respirations, élégie, lyrisme et jamais étouffement. Il y a tout cela dans le travail de Daniele Gatti, un travail sur la profondeur, sur le sens, qui ne sacrifie jamais, à aucun niveau, à la facilité des effets dans une œuvre qu’il est aisé de rendre caléïdoscopique. Rien d’un gothique flamboyant, mais tout d’un gothique franciscain : tout en élévation.

À la Scala en octobre dernier, Riccardo Chailly dans le Requiem hommage que la Scala avait rendu à Abbado (une belle soirée d’ailleurs), les voix étaient Ildebrando d’Arcangelo (Italien), Matthew Polenzani (USA) remplaçant l’allemand Jonas Kaufmann, Elina Garanca (Lithuanie) Anja Harteros (Allemande). Un vrai casting pour scène internationale, pour une Scala qui en profitait pour montrer son statut dans une opération d’hommage et de communication.
Ici, il y a le choix, voulu à mon avis, d’un quatuor italien, d’une part parce qu’il y a les voix pour, ensuite parce que le Mai Musical Florentin a souvent défendu l’excellence dans l’italianità, enfin pour marquer un sentiment d’appartenance presque identitaire : Abbado fut un chef unique pour Verdi, qu’il ressentait de manière très intérieure, presque charnellement, comme seuls les italiens peuvent l’éprouver et qui a moins à voir avec l’art ou la musique, mais plutôt avec quelque chose qui touche au moi profond qu’un non-italien ne peut sentir avec cette intensité.  Retour à nous-mêmes, retour en nous-mêmes.
Carmela Remigio remplaçait Fiorenza Cedolins. Comme je l’ai signalé, c’est la seule à avoir chanté avec Abbado, à ses début à Ferrare et dans des rôles mozartiens. Sans aucun doute la voix est petite pour la partie, mais quand il y a une vraie technique qui soutient, il n’y aucun problème. Après quelques hésitations au départ, la voix s’affirme : claire, cristalline, parfaitement posée, sensible, et sans maniérismes aucun : des accents, de l’intensité, mais aussi une belle rigueur: un remplacement certes, mais sa vraie place ; Veronica Simeoni est la mezzo italienne qui monte, notamment dans le répertoire belcantiste et rossinien, c’est une belle voix de mezzo puissante, chaude, douée d’un très beau timbre. Il lui manque peut-être encore un peu d’expérience pour aller plus profond dans la couleur, de manière plus fouillée dans l’expression, mais c’était une jolie preuve que l’avenir est assuré. Riccardo Zanellato dans la partie de basse fait son métier avec constance et honnêteté . Mais c’est un métier…seulement un métier…je suis toujours un peu réservé sur l’impegno, l’engagement de ce chanteur, et la voix manque quelque fois d’éclat.
Et Francesco Meli a donné une fois de plus la preuve qu’enfin l’Italie a retrouvé un ténor. Dès le Kyrie, il lance un « Kyrie Eleison » parfaitement contrôlé et homogène dans le crescendo, qui marque sa différence…Dans l’Ingemisco, il montre un art de l’émission stupéfiant, sans effort apparent, presque un souffle dans les lèvres : quelle merveille ! rarement respiration fut si maîtrisée et contrôlée. Sans parler de l’Offertorium où sa science du phrasé donne au son une rondeur et un éclat rares. Une prestation qui à certains moments à touché au sublime par l’incroyable technique et la pureté de timbre, mais aussi par l’interprétation et le poids donné aux mots….Ce que l’intelligence peut faire…
Le chœur du Maggio Musicale Fiorentino a offert un exemple d’engagement et d’éclat, et de maîtrise du langage verdien ainsi que l’orchestre au son particulièrement chaud et suivant parfaitement les indications de Daniele Gatti en matière de phrasé, et de ductilité et souplesse.
Au total un moment incontestablement fort, qui fait honneur aux forces florentines, et surtout qui fait honneur par la musique au maître qu’on célébrait sous le beau soleil toscan.
Au moins, ce soir, on a fait de la musique ensemble, et ça, je suis sûr qu’il aurait aimé.[wpsr_facebook]

La Messa di Requiem a Firenze ©Simone Donati
La Messa di Requiem à Florence ©Simone Donati

OPERNHAUS ZÜRICH 2014-2015: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 7 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: John FIORE; Ms en scène: Claus GUTH)

Nina Stemme le 7 février 2015
Nina Stemme le 7 février 2015

Il en va de Stephen Gould et Nina Stemme comme Dino et Shirley : ils sont inséparables et font le tour des opéras du monde pour présenter leur dernier show, pardon, leur dernier Tristan. On les a vus cette année à Berlin, à Londres, et maintenant à Zurich, mises en scène différentes, chefs différents, mais eux, tels qu’en eux mêmes enfin l’éternité les change.
Le Wanderer, comme Panurge, a suivi le troupeau à l’étape zurichoise, après avoir commencé par l’étape berlinoise (avec une Nina souffrante mais vaillante), en sautant l’étape londonienne.

…Et là, le Wanderer a vraiment honte de commencer cette histoire par l’ironie, mais c’est pour masquer l’émotion. Ce qui a été vu et entendu à Zurich fera sans doute date. C’est sans doute le Tristan le plus beau, le plus intense, le plus intelligent et le plus bouleversant des dernières années. Pas mal d’amis étaient dans la salle, leur tête un peu « sonnée » à la fin du spectacle était un signe qui ne trompe pas, l’attention et la tension pendant le phénoménal troisième acte de Stephen Gould étaient palpables en salle.

Acte 1 © Suzanne Schwiertz
Acte 1 (2008) © Suzanne Schwiertz

De toute manière, dès les premières notes du prélude et dès que Nina Stemme émergeant du lit a ouvert la bouche, la messe était dite.
Ce spectacle est une reprise d’une production déjà ancienne de Claus Guth (première en décembre 2008) où était affichés déjà Nina Stemme et alors Ian Storey, sous la direction de Ingo Metzmacher. Un pur produit Pereira, qui a aussi voyagé à Düsseldorf.
On pourra se reporter au compte rendu que j’en ai fait en octobre 2010, j’avais été attiré par la reprise dirigée par Bernard Haitink avec Waltraud Meier. Malheureusement Meier et Haitink n’avaient pu se mettre d’accord, et la grande Waltraud s’en était allée.

J’avais été frappé de surprise par la direction énergique, dynamique, aux tempos inhabituellement rapides de Haitink, qui proposait de Tristan une vision vraiment très personnelle. J’avais aimé la production intelligente de Claus Guth, explorateur de l’inconscient et qui a fait de Tristan un travail sur la schizophrénie, sur le mental, dans l’ambiance zurichoise de la maison Wesendonk, reproduite dans le décor d’après des photos. Un travail sur des nœuds sentimentaux non résolus, sur la soif d’absolu et le choix du relatif et du moindre mal. Un décor très construit de Christian Schmidt, intérieur bourgeois comme les aime Claus Guth, de ces bourgeois premiers clients du divan freudien, un travail très proustien aussi sur la résolution par l’œuvre des nœuds sentimentaux dont il était question plus haut. Tristan ou Le Temps retrouvé.
Ce décor, installé sur une tournette, ne cesse de tourner comme un manège mental : ces espaces très réalistes sont aussi des espaces mentaux où les personnages se dédoublent, où ils se perdent, où ils se fondent.

Acte 1© Suzanne Schwiertz
Acte 1(2008) © Suzanne Schwiertz

Comme le jardin intérieur où Tristan et Isolde se retrouvent au premier acte se cherchant comme des enfants entre les plantes (on pense aux enfants de La Dispute de Chéreau). Comme les moments où se parlent Brangäne et Isolde qui portent le même costume où l’on confondrait presque leurs paroles (mais pas leurs voix…). Deux faces de Janus, l’une sociale et prête au compromis et l’autre mythique, absolue, dédiée, sans doute rongée ou ravagée par l’ennui. La première image, Brangäne à la fenêtre et Isolde dans le lit, observée par Marke (Herr Wesendonk ?), comme prise de langueur.

Acte 2, duo © Suzanne Schwiertz
Acte 2, duo © Suzanne Schwiertz

Dans les grandes histoires d’amour (La Princesse de Clèves : c’est la même déchirure), on fait des choix, et dans les grandes histoires d’amour, on choisit l’amour et souvent la mort. Brangäne-Isolde sortira de la scène finale avec Marke et laissera Isolde-Brangäne lovée sur le corps de son Tristan, sur la table de la salle à manger, sur la table du repas de mariage. Au milieu des reliques du repas, une relique parmi les reliques.
Une magnifique image résume l’histoire au deuxième acte:  Brangäne en noir (cygne noir) et Isolde en blanc (cygne blanc) insérées l’une dans l’autre en une masse Ying et Yang !
Le décor du dernier acte, une façade qui se délite, avec son crépi en miettes, ses briques apparentes, correspond à la ruine de cet amour, et les intérieurs restent cependant tels qu’ils étaient dans les deux autres actes : ils sont le monde fantasmatique, le monde intérieur, comme ces gens immobiles du deuxième acte qui trinquent et fêtent le mariage autour desquels Isolde et Tristan tournent et se cherchent, comme entre les plantes du premier acte.
Une série d’idées, menées jusqu’au bout, qui ne trahissent pas le livret, qui en laissent la déchirante histoire, mais qui l’inscrivent dans une autre histoire qui est l’une des pièces de la genèse de l’œuvre. En somme, nous assistons à un Tristan en train de se faire, à une musique qui procède de la vie, comme si les personnages vivaient la musique en vivant leur histoire, comme dans une éternelle première fois.
Dans cet écrin zurichois et bourgeois (pléonasme ?), il fallait pour cette reprise un moment musical particulier : le couple Gould/Stemme, au sommet de l’art du chant, au sommet de l’incarnation rejoint là les grands couples mythiques de l’histoire de l’opéra, les Nilsson/Windgassen ou les Mödl/Vinay; la manière dont Nina Stemme aux saluts s’est jetée dans les bras de Stephen Gould montre à quel point ils forment un couple d’opéra, montre à quel point l’un et l’autre s’alimentent en une émulation incroyable, montre à quel point aussi le travail, les différentes productions auxquelles ils ont participé construisent une expérience, une maturation, qui conduisent à cette profondeur, cette vie brûlante, à cette consomption proprement stupéfiante. Car j’ai vu Nina Stemme depuis ses débuts dans le rôle : depuis Bayreuth je suis ses Isolde. Et si la voix fut la plupart du temps au rendez-vous, l’implication, la couleur, l’intelligence du texte ici atteignent un tel niveau d’empathie avec le rôle qu’on ne peut qu’être justement « sonné ». Les amateurs de comparaisons disent « Nilsson ». C’est sans doute qu’ils n’ont jamais entendu Nilsson en scène. Je dis simplement « Stemme », car à ce point de la carrière, Stemme est devenue elle-même, c’est à dire qu’elle est proprement incomparable et qu’elle a pris sa place au Panthéon des Isolde. Puissance, couleurs multiples, contrastes, violence, chaleur, douceur, intériorité, expressionisme, cri, chant : la voix peut tout, à ce niveau-là d’incarnation.
Et bien sûr, l’écrin merveilleux de l’Opernhaus Zürich joue aussi son rôle : pas d’amants perdus au loin comme à Orange avec Nilsson et Vickers (qui se détestaient), ici ils sont là, à portée de main, dans l’intimité de ce théâtre et on les voit, on les sent, on les entend sans jamais d’ailleurs qu’ils nous assomment de son: ce n’est jamais fort, et c’est toujours juste.
Stephen Gould, dont c’étaient les débuts à Zurich, n’est pas en reste évidemment : ce qu’il fait, ce qu’il offre, ce qu’il fait entendre est à peine croyable, on oserait dire à peine humain. Il chante sur toute l’étendue du registre, il ne crie jamais (et dans le monologue du troisième acte, c’est ce que font parfois les meilleurs), ses cris sont du chant, avec des notes aiguës tenues jusqu’à l’impossible. Dans le duo du deuxième acte, il murmure, il allège, il est lyrique jusqu’à l’impossible là encore. Je crois n’avoir depuis Vickers jamais entendu pareille performance, d’autant que Gould a un lyrisme inné, je n’oublie pas l’avoir découvert dans Tannhäuser où il stupéfiait parce qu’il réunissait à chanter en liant tout, avec une vraie ligne, et une vraie suavité, si importante dans Tannhäuser. C’est tout à fait similaire ici : il est déchirant dans sa tendresse, les paroles qu’il prononce à Marke (« o König, das kann ich dir nicht sagen ») à la fin du 2nd acte sont dans leur simplicité et dans leur retenue un des moments les plus émouvants, les plus lacérants de l’ensemble de la soirée. Mais dans sa violence, il sait aussi dire le désespoir, l’incarner, le faire surgir. Ahurissant.
Car tous les deux, au-delà de ces qualités, savent aussi le secret des grands, la diction, la présence du texte, d’une clarté, d’une luminosité incroyable. Il leur suffit de dire les paroles, de chanter les mots pour faire surgir le personnage, pour l’imposer avec l’évidence de la simplicité ; car ici rien n’est surjoué, rien n’est caricatural et tout est dit.
On ne cesserait de trouver des perfections à cette performance, qui n’a pu ailleurs être aussi forte, car le rapport scène/salle de Zurich est particulier ; à Zurich, on peut faire du baroque comme du Wagner, Haendel comme Zimmermann, et cela fonctionne toujours ; c’est là la magie du lieu. Nous étions à l’intérieur du drame, immergés dans la brûlante chaleur de la passion.
Il faut aussi souligner la prestation exceptionnelle ce soir de Matti Salminen en Roi Marke, en Wesendonk fatigué et accablé. Salminen va avoir 70 ans cette année. La voix a perdu un peu l’éclat, mais pas le bronze, mais pas son timbre, ni ses qualités d’émission et de clarté. Je soulignais les qualités de diction des grands : encore un exemple ici. Pas une parole n’échappe, pas un mot qui se soit prononcé, mâché, exprimé. Il y a aujourd’hui des Marke miraculeux (René Pape). Il ne fallait pas pour cette production un Marke vocalement miraculeux. Il fallait Matti Salminen. D’abord parce qu’il a toujours été Marke dans cette production qu’il connaît bien, ensuite parce qu’il est chez lui à l’opéra de Zurich depuis des lustres, enfin parce que cette voix convient, dans son état actuel, parfaitement au rôle que Guth a presque construit pour lui. Et ce soir, aux dires de ceux qui ont eu la chance de l’entendre plusieurs fois dans cette série, il était en forme, les aigus sortaient, la voix avait une grande présence, notamment au deuxième acte, et surgissait alors le grand Salminen, celui qui toujours nous a fascinés par sa présence…depuis Chéreau à Bayreuth…

John Lundgren, Kurwenal, le 7 février 2015
John Lundgren, Kurwenal, le 7 février 2015

John Lundgren en Kurwenal s’est tiré avec honneur, voire avec bonheur d’un rôle difficile, impossible même. On ne sait jamais que faire de Kurwenal qui ne prend vraiment son rôle qu’au troisième acte (au premier, le personnage est insupportable) Je n’ai pas toujours été convaincu par ce chanteur de bon niveau, mais ici, il a à la fois la brutalité et la douceur, la mauvaise éducation (1er acte) et la tendresse (3ème acte), il arrive à colorer chaque moment de manière différente et colle parfaitement au personnage voulu par Guth. Il a remporté sa part de succès (enfin, de triomphe), méritée.

Un cran en dessous, la Brangäne de Michele Breedt. Comme personnage, dans la mise en scène, elle est vraiment impeccable, avec sa face ronde, son look bourgeois, son côté quotidien. Surtout par rapport à l’Isolde de Stemme et surtout dans la mise en scène de Guth, où le double est évidemment antithétique : la grandeur tragique contre le drame bourgeois. J’avoue ne jamais avoir été convaincu ou bouleversé par cette voix sans grand éclat, bien posée certes, mais qui ne se remarque pas. On est loin des Brangäne de forte
présence vocale qui vous font frissonner aux « Habet Acht ». Mais c’est peut-être la voix qu’il fallait face au mythe vivant représenté par le couple ; il fallait peut-être un son plus ordinaire, plus laïc.

Brangäne (Michelle Breedt) le 7 février 2015
Brangäne (Michelle Breedt) le 7 février 2015

Elle avait la voix d’une Brangäne-Isolde selon Guth, elle avait la voix de la compromission avec le monde.
Je voudrais souligner aussi la bonne tenue des rôles plus effacés, le très bon Melot (c’est assez rare) de Cheyne Davidson et les trois membres de l’Opernstudio de Zurich, Spencer Lang (un Hirt très frais), Ivan Thirion et Mauro Peter.
DSC03323La direction musicale était confiée à John Fiore. Peu connu en France, ce chef américain a été une dizaine d’années durant le directeur musical de la Deutsche Oper am Rhein (Düsseldorf/Duisbourg) et il est actuellement directeur musical de l’opéra d’Oslo. C’est un chef apprécié pour ses interprétations wagnériennes (son Parsifal à Genève était vraiment somptueux).
Il n’y a pas plus opposé que la conception hyper-énergique de Bernard Haitink aux tempos rapides, à l’incroyable dynamique, à celle de John Fiore, qui propose un Tristan tout en largeur, tout en épaisseur, aux tempos plutôt lents (le prélude est à ce titre frappant), même s’il y avait des moments très dynamiques.
La conception est « classique ». Attention, ne rien entendre de négatif là. John Fiore dit la partition, dans son ensemble, dans sa complétude, plutôt qu’il ne lui « fait dire ». C’est une approche qui travaille avec beaucoup d’attention sur les équilibres et les volumes, car il est facile dans cette salle aux dimensions réduites, de faire basculer les équilibres et de ne faire entendre que l’orchestre au détriment des voix, même si avec les voix du jour, c’était moins évident. Donc il retenait l’orchestre, et a pris grand soin aussi d’en révéler les détails, magnifiques sons des contrebasses, violoncelles et altos, bel espace laissés aux bois (cor anglais, comme il se doit, mais pas seulement) et très belle performance des cuivres au début du deuxième acte qui sonnaient particulièrement juste, en rythme, en couleur, en dynamique.
Le Philharmonia Zurich est un orchestre de fosse de très bonne réputation, c’est un orchestre jeune, engagé, et cela se sent ici.
John Fiore a réussi également à souligner les moments de très grande intensité, sans jamais être tonitruant, sans jamais être démonstratif : les notes, rien que les notes, mais toutes les notes étaient entendues, et avec quelle justesse, et avec quel lyrisme : il a su faire de la musique. Le prélude était somptueux, le duo du deuxième acte vraiment à la fois lyrique et tendu, avec de magnifiques crescendos, et le troisième acte de bout en bout exceptionnel (le début donnait le frisson) au plus haut niveau.

Quand orchestre, mise en scène, plateau se rencontrent, il en résulte une soirée d’exception : les visages parlaient au rideau final. Le triomphe et les rappels infinis ont fait le reste.
On se rappellera longtemps le Tristan de Zurich. [wpsr_facebook]

Stephen Gould le 7 février
Stephen Gould le 7 février

OPERNHAUS ZÜRICH 2014-2015: NORMA de Vincenzo BELLINI le 6 FÉVRIER 2015 (Dir.mus: Fabio LUISI; Ms en scène: Robert WILSON)

L'affiche de Norma (2011) © Suzanne Schwiertz
L’affiche de Norma (2011) © Suzanne Schwiertz

J’ai aimé, j’ai adoré Bob Wilson. Je n’ai manqué aucun de ses spectacles entre la fin des années 70 et les années 90. Je suis même allé au fin fond de l’Ohio voir une de ses premières œuvres « Poles », une installation en pleine campagne en face d’une école Montessori à Grailville, à quelques encablures de Cincinnati où je séjournais. J’ai vu Einstein on the beach, Parsifal, Salomé, Le Ring, Orlando (avec une fulgurante Isabelle Huppert), Butterfly et plein d ‘autres choses encore.
J’avoue qu’il n’arrive plus à m’étonner, même si ses spectacles restent fascinants, et cette Norma produite en 2010-2011 à l’Opéra de Zurich et reprise pour la première fois cette saison n’y fait pas exception.
Quand je fais le bilan de mon parcours lyrique, je n’ai pas souvent vu Norma. Ma première fut à Orange en 1974, lors d’une représentation mythique avec Montserrat Caballé et Jon Vickers, Joséphine Veasey en Adalgisa sous la direction de Giuseppe Patanè injustement oublié et pas toujours bien considéré, au temps où Orange représentait quelque chose dans le paysage. Cette représentation existe en vidéo, et il faut sans cesse y revenir pour comprendre ce que peut et doit être Norma.
À la Scala, dans la mise en scène de Mauro Bolognini (1972) reprise deux fois (en 1974-75 et 76-77) avec dans les trois séries Montserrat Caballé en Norma et Cossotto, Cortez et Troyanos en Adalgisa, l’œuvre n’a plus été reprise. Et c’est un signe.
Les dernières divas qui ont marqué le rôle en Norma sont Joan Sutherland, qui a chanté essentiellement dans les pays anglo-saxons, Beverly Sills, qui n’a pratiquement jamais quitté les USA, et Montserrat Caballé qui l’a chanté un peu partout. Cela remonte aux années 70…
Bien sûr je n’oublie pas Callas ni Gencer, hors compétition, ni Gruberova, merveilleuse chanteuse, mais que je n’arrive pas à sentir en Norma, ni la récente Bartoli, impressionnante en scène à Salzbourg. Le reste est broutille.
Car il faut pour Norma à la fois la rondeur et la douceur sonores, le lyrisme éthéré et un sens dramatique aigu, sans que le rôle ne verse dans le répertoire de soprano dramatique. Et d’ailleurs si l’on a coutume de donner Norma à un soprano et Adalgisa à un mezzo soprano, il n’est pas sûr que les choses soient aussi claires. Au niveau du timbre, Adalgisa est un timbre plutôt clair et Norma un timbre plutôt sombre : écoutons Leyla Gencer dans le rôle et écoutons les premières répliques du personnage. Ecrit à un moment où les caractéristiques vocales n’étaient pas aussi délimitées qu’aujourd’hui, le rôle de Norma sied à une large palette de tessitures, des mezzos qui ont envie d’être sopranos, des sopranos qui sont en réalité des mezzos manqués : il faut engagement vocal et dramatique, il faut les aigus et suraigus, il faut du grave et surtout une capacité à passer du grave à l’aigu sans vaciller, il faut l’agilité, il faut la souplesse, il faut savoir filer les notes, il faut le contrôle. Bref, il faut tout et son contraire et c’est la raison pour laquelle seules des sopranos d’exception, les artistes planétaires, d’une intelligence et d’une intuition peu communes ont pu triompher dans ce rôle ou bien plutôt le marquer à jamais.
Cela n’empêche pas qu’aujourd’hui bien des chanteuses se frottent au rôle, et même avec succès, mais c’est un opéra qu’on donne assez peu, et le public ne mesure pas toujours les exigences du rôle, l’importance de l’orchestre, et la nécessaire homogénéité de la distribution : toute Adalgisa se rêve un jour Norma, si par hasard elles ne chantent pas alternativement les deux. On a même vu côte à côte la mezzo Bartoli en Norma, et la soprano Sumi Jo en Adalgisa.
Tout de même, si la créatrice du rôle Giuditta Pasta est à l’origine un mezzo comme la Malibran, la tendance aujourd’hui est de le distribuer à un soprano (et Bartoli fait exception, mais elle se l’est distribué..).
Il était donc d’autant plus intéressant de profiter de ma présence à Zurich pour un autre opéra moins complexe à distribuer (Tristan) et d’aller voir cette Norma proposée il y a quatre ans dans une mise en scène de Robert Wilson (on disait plutôt Bob, on dit aujourd’hui Robert…) alors avec Elena Mosuc (qu’on a vue dans Norma à Lyon et Paris en concert l’an dernier) et cette fois avec Maria Agresta, qui est en train de gravir à grande vitesse les sentiers de la gloire,  sous la direction du directeur musical de Zurich, Fabio Luisi.
Bien m’en a pris parce que ce fut une belle soirée.

Norma est à l’origine une tragédie (1831) d’Alexandre Soumet, Norma ou l’infanticide, qui est à la Gaule ce que Médée est à la Grèce. Beaucoup de mauvaises tragédies ont fait de très beaux opéras, et les bonnes tragédies peuvent faire de beaux opéras, mais ce n’est pas systématique. La même année, Bellini en fait un opéra. C’est une tragédie et donc Bob Wilson crée un espace tragique, une action tragique, comme si tragique rimait avec désincarné, distant et hiératique. C’est beau, c’est lointain, c’est lent…et le travail de Bob Wilson n’est pas différent de ce qu’il fait ailleurs pour d’autres œuvres, inspiration du Nô japonais, hiératisme des figures, gestes lents et personnages isolés, ne se touchant pratiquement jamais, dans une sorte de jeu de marionnettes humaines où apparaissent çà et là des animaux mythiques (Licorne) ou symboliques (Lion), le tout dans des éclairages merveilleux, avec des transitions subtiles et des références théâtrales précises : les croisements des traines, Giorgio Strehler l’avait utilisé avec quel brio et quelle justesse dans Macbeth…en 1975, et bien des techniques d’éclairage (les contre jour) avaient déjà été expérimentées et utilisées par le grand metteur en scène italien.

Le choeur © Suzanne Schwiertz
Le choeur © Suzanne Schwiertz

Il y a de belles images comme le chœur (vraiment excellent, dirigé par Ernst Raffelsberger) affublé de rameaux effeuillés, qui est à la fois chœur et forêt décharnée quand il est assemblé, mais qui rappelle aussi des armes ou des lances, et donc l’ambiance guerrière qui règne ou du moins l’attente de l’attaque et d’une révolte que Norma repousse systématiquement en utilisant ses prérogatives de prêtresse et ses dons de medium. Elle fait en somme ce que tous les prêtres de l’antiquité (et d’époques plus récentes) installés auprès des oracles ou des politiques faisaient (et font?), de l’exégèse religieuse dictée par la nécessité politique, par l’opportunité du moment, par les intérêts particuliers et, ici, personnelle.

Image initiale © Suzanne Schwiertz
Image initiale © Suzanne Schwiertz

Pas d’autre dramaturgie qu’une succession de symboles, cercle traversé par des traits, lumières isolant des personnages, système solaire figuré scandant le dernier duo Norma-Pollione, des variations de lumières au milieu de décors essentiels, minéraux (trio final du 1er acte) ou métalliques. C’est beau, c’est même quelquefois fascinant (dernière scène et montée au bûcher), mais c’est tout de même un peu systématique (son Incoronazione di Poppea qu’on voit actuellement à Milan est une sorte de spectacle jumeau et on n’a pas l’impression d’avancer ou d’évoluer). Un travail wilsonien, pour ne pas dire un lieu commun wilsonien, ni plus, ni moins.

Fin 1er acte © Suzanne Schwiertz
Fin 1er acte (2011) © Suzanne Schwiertz

Il en va différemment musicalement, dans une salle aux dimensions idéales pour ce type de répertoire et pour les voix.
Le premier artisan en est Fabio Luisi. Sa très longue fréquentation du répertoire (il a passé grande partie de sa carrière comme chef de répertoire à Vienne, à Berlin et ailleurs – mais pas en Italie où finalement il n’a été redécouvert qu’assez récemment) en fait un chef très attentif au plateau, très soucieux de ne jamais pousser les chanteurs dans leurs retranchements, un chef à l’écoute, plutôt qu’un chef autiste  comme il y en a beaucoup à l’opéra et surtout un chef ductile, capable de (bien) diriger Wagner aussi bien que Verdi.
Je trouve qu’au-delà du plateau, Fabio Luisi est l’artisan de la réussite de la soirée par une approche de la partition qui sait faire la place à l’épique et au lyrisme, par des variations de couleur qui ne se limitent pas aux seules variations de tempo : la manière rapide de diriger certains moments du chœur (« guerra ») ou l’ouverture se retrouve chez d’autres chefs notamment italiens, même si Bonynge nous a habitués à des tempos moins contrastés. En ce sens Fabio Luisi s’inscrit dans la vraie tradition italienne.
Moins traditionnel en revanche le souci de fouiller la partition, d’en relever certaines phrases, de clarifier les différents niveaux, d’exalter certains pupitres, de savoir alléger jusqu’au murmure. Moins traditionnels l’élégance des transitions et la souplesse des phrasés. Fascinants les pizzicati « cachés » qu’il nous révèle, le soin mis à exalter altos et violoncelles, comme pour nous indiquer que la partition n’est pas un écrin pour chanteurs, mais qu’elle porte en elle à la fois et couleur et profondeur, et qu’elle est la créatrice de la dynamique musicale de la soirée. À ce titre, la scène finale, à l’orchestre, est vraiment bouleversante, et crée bonne part de l’émotion qu’elle diffuse.
Doit-on rappeler l’admiration que Wagner portait à Bellini : il a lui-même dirigé Norma à Riga, et a écrit sur la mélodie bellinienne et son apparente simplicité des lignes bien senties. Et Wilhelmine Schröder-Devrient, qu’il admirait et qui fut sa créatrice de Senta, d’ Elisabeth et d’Adriano de Rienzi, fut une notable Norma qu’elle interpréta même sur la scène de Zurich.

Norma ou l'infanticide  © Suzanne Schwiertz
Norma ou l’infanticide (2011) © Suzanne Schwiertz

 

Nous devons reconnaître qu’ici Luisi travaille dans le tissu de la partition, dont il révèle des détails inconnus, et donc un tissu orchestral plus complexe et profond qu’il n’y paraît : Bellini va plus loin que la mélodie auquel on le réduit souvent et cette direction donne a l’ensemble une grande cohérence; elle permet notamment d’homogénéïser le plateau. Un plateau globalement satisfaisant, avec de belles personnalités, émergentes ou non.
La Clotilde de Judith Schmid s’impose par une voix forte, bien projetée, mais  sans vraie couleur, un peu trop « droite » tandis que le Flavio de Dmitry Ivanchey, droit venu de l’Helikon de Moscou et qui appartient à la troupe (excellente) de Zurich se sort avec honneur du rôle qu’il aborde, tout comme sa collègue pour la première fois.
La surprise très agréable vient de l’Oroveso de Wenwei Zhang, jeune basse chinoise qui a travaillé à l’Opernstudio de Francfort, désormais en troupe à Zurich. Une voix qui, sans être forcément large, est parfaitement projetée, et qui donc convient parfaitement à la salle. Son visage asiatique sied aussi aux maquillages wilsoniens et c’est l’un de ceux dont la tenue en scène correspond le mieux par son hiératisme et sa fixité à la volonté de la mise en scène. De plus, la diction est claire, l’émission parfaite, le phrasé soigné, chacune de ses apparitions a été un vrai moment musical. Ce n’est pas pour l’instant une voix spectaculaire, mais c’est incontestablement une voix. À suivre sans aucun doute : voilà un chanteur qui montre du goût, de l’intelligence et une vraie présence.
Marco Berti est un artiste qu’on voit beaucoup sur les scènes, il fait partie de la catégorie (rare) des ténors italiens. C’est une voix forte, avec des aigus placés et triomphants. Il répond sans aucun doute pour cela aux exigences du rôle de Pollione …s’il ne fallait que cela. Mais Pollione est un de ces rôles ingrats qui ne font jamais triompher, tant la présence de Norma est écrasante. Un Pollione, fût-il Vickers, fût-il Bergonzi, ne construira jamais sa carrière sur ce rôle. Rôle ingrat aussi que d’être une sorte de vilain, d’infidèle, même amoureux. Car l’amour, n’est-ce pas, n’explique pas tout.
Un rôle ingrat parce que, comme les rôles féminins, il n’est pas clairement défini. Pour sûr ce n’est pas un ténor di grazia, mais pas plus un ténor dramatique. C’est un ténor pour rôles difficiles de type Florestan ou Enée, nécessitant une voix large, mais modulée, des aigus dardés, mais du style, mais de la couleur, un dramatico-belcantiste (catégorie qui n’existe pas), aujourd’hui on pense à Brian Hymel, à John Osborn, peut-être qui excella à Salzbourg. Ce fut aussi Vickers parce que Vickers savait ce que chanter signifie (n’oublions pas qu’il fut aussi bien Tristan qu’Otello ou Nerone de Poppea), ce que colorer signifie. Ce fut Bergonzi parce que en matière d’émission et de style, il était unique. Marco Berti chante à peu près Bellini comme il fait Puccini, aigus dardés, trop poussés (au début notamment dans une salle aux dimensions très moyennes) manque de legato, manque de style et difficultés à affronter les passages,  les agilités et les modulations pour lesquels il a systématiquement de gros problèmes de justesse. Avec sa technique, son intonation est en permanence au bord de la rupture, un peu comme le fut Salvatore Licitra, Marco Berti répond en force contrôlée, mais pas en élégance, mais pas en style. Il en ressort un personnage qui sonne vériste, cinquante ans avant le vérisme.

"Guerra"  © Suzanne Schwiertz
“Guerra” (prod.2011) © Suzanne Schwiertz

Roxana Constantinescu est une jeune mezzo roumaine, qui aborde ici Adalgisa pour la première fois. Sans nul doute il y a du style, un soin très sourcilleux apporté aux notes filées, à l’expressivité, à l’élégance. Sans nul doute aussi il y a une technique bien maîtrisée acquise à l’école de Mozart ou de Rossini qu’elle a beaucoup chantés déjà, il y a quelquefois de l’émotion et toujours de la vie. Ce qui lui manque le plus souvent c’est de la couleur, c’est une personnalité vocale affirmée. Son Adalgisa est bonne, mais elle manque d’incarnation. Le timbre est assez quelconque et il faut à mon avis qu’elle travaille plus l’expressivité. Il est vrai que la mise en scène un peu vitrifiée de Bob Wilson n’aide pas à se revêtir d’un rôle, mais elle aurait dû peut-être lui permettre d’aller fouiller le chant et la musique. Je tournais autour du pot mais je crois avoir trouvé ce qui pour mon goût fait problème, c’est quelque part la musicalité, ou l’intuition musicale. Il reste que la prestation est fort honorable. Mira o Norma fut un vrai moment de bonheur.
Maria Agresta fait figure de nouveau phénix du chant italien et on l’a vue aborder tous les grands rôles de soprano verdien, mais aussi Puritani à Paris.
J’ai souligné les difficultés de Norma et les pièges de ce rôle aux multiples facettes. Et la soprano italienne s’en sort avec tous les honneurs. Elle triomphe grâce à une belle présence scénique, grâce à une grande sûreté vocale sur toute l’étendue du registre, le registre aigu et suraigu bien sûr et le registre grave, bien dominé et jamais détimbré. La couleur est plutôt claire, mais l’assise est large. Et la présence vocale prend de plus en plus d’assurance, le deuxième acte est vraiment émouvant, contrôlé, très senti.

Certes, on relève dans Casta Diva non des difficultés, le mot serait trop rude, mais quelques menus problèmes de passages (avec les conséquences sur quelques petits problèmes d’intonation), de trilles, et un certain manque d’homogénéité, mais n’est pas Caballé qui veut et même Caballé avait ses détracteurs, voir ses chiens galeux qui hurlaient à son passage. D’ailleurs Agresta n’a pas vraiment une voix profilée « bel canto » au sens où on l’entend aujourd’hui, ces voix sous verre qui m’agacent et qui ne touchent pas, ces machines parfaites ou « crémeuses » qui vont droit à l’oreille mais jamais droit au cœur encore moins à l’âme. Agresta est plutôt de celles qui vivent, qui risquent, qui donnent, et c’est pourquoi elle me plaît. Hier, même dans la mise en scène de Bob Wilson qui revendique une sorte d’intériorité ou de « répression expressive », une sorte de formalisme qui pourrait être une gangue, Agresta vibrait, Agresta donnait, Agresta vivait et diffusait une jeunesse et presque une fraîcheur émouvante. C’est avec Wenwei Zhang celle qui a le mieux réussi à entrer dans le monde wilsonien.
Comme souvent à Zurich, une belle soirée musicale : malgré les réserves sur Wilson, monde à la fois minimaliste par ce qu’il montre et maximaliste par ce qu’il évoque, le spectacle donne à voir et à rêver, et la musique, vraiment, a fait le reste. Dans le genre Norma « traditionnelle » (c’est à dire sans instruments anciens, sans orchestre baroque, sans rêves bartoliens), on peut difficilement faire mieux à mon avis.[wpsr_facebook]

Norma 52011) © Suzanne Schwiertz
Norma (2011) © Suzanne Schwiertz

OPÉRA DE LILLE 2014-2015: CASTOR ET POLLUX de Jean-Philippe RAMEAU le 21 OCTOBRE 2014 (Dir.mus: Emmanuelle HAÏM; Ms en scène: Barrie KOSKY)

Amours contrariés ©Pierre Le Masson
Amours contrariés ©Pierre Le Masson

Abondance de biens ne nuit pas, il y avait en octobre deux productions de Castor et Pollux de Rameau à voir en France, l’une au Théâtre des Champs Elysées mis en scène par Christian Schiaretti avec Hervé Niquet et Le Concert Spirituel, l’autre à l’opéra de Dijon (normal, Rameau est né à Dijon) et à celui de Lille, mis en scène par Barrie Kosky et avec Emmanuelle Haïm et son Concert d’Astrée.

J’ai choisi d’aller à Lille. Barrie Kosky est en effet un metteur en scène qui m’intéresse. Directeur de la Komische Oper de Berlin (dont le contrat vient d’être prolongé jusqu’en 2022), il a dès son entrée en fonction choisi de travailler sur le répertoire baroque en affichant un projet Monteverdi qui a secoué le cocotier baroque et enthousiasmé le public berlinois.
Ce travail, outre Lille et Dijon est coproduit par l’ENO londonien (production de 2011) et son équivalent berlinois la Komische Oper (qui l’a présenté la saison dernière) pure production européenne, confiée à un metteur en scène australien petit fils d’émigrants juifs installé en Allemagne où il fait une magnifique carrière.
Visiblement cette production, excellemment reprise et suivie en France par Yves Lenoir, a étonné au moins la presse là où elle est passée, sans doute parce que les productions de répertoire baroque ne nous ont pas habitués à ce type d’approche considérée (on se demande pourquoi) comme radicale.
Dans le fameux débat qui secouait le XVIIIème, prima la musica ou prime le parole. Rameau a très clairement pris partie pour la première, considérant avec mépris les livrets (il allait jusqu’à dire qu’il pourrait écrire de la musique sur la Gazette de Hollande) à une période il est vrai où les sujets étaient bien circonscrits, où un même livret pouvait servir à plusieurs auteurs et où la notion de droit d’auteurs ou de copyright n’était pas vraiment d’actualité…
Néanmoins comme souvent  entre les déclarations d’intention et la réalité, les choses peuvent bouger puisqu’après en avoir présenté une première version en 1737, de circonstance, à la suite de la fin de la guerre de succession de Pologne, il en a proposé une seconde  profondément remaniée, en 1754, en pleine Querelle des Bouffons.
Une seconde version dont justement le livret est plus élaboré et permet de mieux cerner l’histoire des personnages. Même si c’est plus discutable du point de vue musical, mais Rameau remettait sur le métier l’ensemble du travail lorsqu’il remaniait ses opéras et reconstruisait une nouvelle cohérence.
C’est cette version qui a été choisie, enrichie de quelques numéros pris à la version de 1737.
L’histoire illustre parfaitement le titre du fameux livre de Catherine Clément : « L’opéra ou la défaite des femmes » : il s’agit d’un enchevêtrement amoureux qui touche deux frères dont l’un est mortel et l’autre pas et deux sœurs amoureuses du même homme.
La donnée de base qui soutient toute l’histoire est que Castor aime son frère Pollux et Pollux aime son frère Castor.
L’écheveau amoureux est un peu plus complexe, comme souvent.
Castor aime (et est aimé de) Télaïre promise à son frère Pollux qu’elle n’aime pas. Phébé sœur de Télaïre aime Castor qui ne l’aime pas. Et Pollux aime trop Castor pour ne pas lui laisser Télaïre par générosité, bien qu’il en soit lui-même amoureux.
Phébé, qui n’est pas aussi généreuse que Pollux et qui a sans doute moins l’esprit de famille, va chercher à se venger.
Voilà grossièrement résumée l’intrigue de cette tragédie lyrique, qui comme toute tragédie offre un amour contrarié par une mal aimée, mais avec une donnée supplémentaire, c’est qu’à la fin triomphe l’amour des deux jumeaux immortalisés et que les deux femmes restent seules au monde (et sur terre), pendant que les deux frères vont se la couler douce dans l’éternité. Voilà qui en fait une pure illustration de ce que j’appelais plus haut “l’opéra et la défaite des femmes…”
Mais à tout ces fils amoureux s’ajoutent plusieurs éléments perturbateurs qui vont faire avancer l’action: Castor est mortel mais son frère Pollux est immortel. Il va mourir au combat et Pollux qui l’aime décidément beaucoup va aller jusqu’aux enfers pour le chercher et le sauver, jusqu’à l’intervention de Jupiter qui va immortaliser les deux frères: ils deviendront les Dioscures pour l’éternité.

Jupiter emporte les Dioscures pour l'éternité ©Pierre Le Masson
Jupiter emporte les Dioscures pour l’éternité ©Pierre Le Masson

Dans cette apparente complexité, il y a de quoi séduire un metteur en scène, car au-delà de l’histoire mythologique, les personnages sont tous enfermés dans une logique qui n’a apparemment pas d’issue.
Pour le montrer, Barrie Kosky a imaginé avec sa décoratrice Katrin Lea Tag une boite apparemment sans issues, un parfait décor pour un Huis-clos sartrien, d’où à l’intérieur de la boite les personnages ne cessent de se jeter contre les murs avec une rare violence, mus par le désespoir, où la boite est le seul espace possible, un espace fermé où par contrainte, le corps va devenir central car il devient le seul moyen d’exprimer quelque chose, les yeux n’ayant rien d’autre où se raccrocher : comme le rappelle le programme (de la Komische Oper) les quatre protagonistes sont prisonniers de leurs propres émotions, avec leur amour, leur haine, leur passion et leur jalousie, ils créent leur propre prison, leur propre enfer sur la Terre. C’est bien de huis-clos tragique qu’il s’agit.
Barrie Kosky choisit la concentration sur les individus, sur leurs tourments, et pour la rendre visible, impose que tout le mouvement scénique renvoie à ces agitations psychologiques traduites par l’agitation des corps. Cet espace est à la fois espace physique et espace mental, en soignant le métaphorique (le grand prêtre avec ses mains de Gremlin, les Dieux, comme Jupiter avec son chapeau haut-de-forme, les visions du paradis avec les choristes vêtues en petites filles-perverses ?- par exemple) mais en ne négligeant pas le réalisme, voire l’hyperréalisme (l’utilisation de la terre, bien réelle, dans laquelle Castor est bien réellement enseveli).

A l'ENO en 2011 ©Charlotte van Berckel
A l’ENO en 2011 ©Charlotte van Berckel

Ce choix n’est absolument pas radical : au lieu de rentrer par l’anecdote ou le décoratif, et au détriment d’un spectacle extérieur qui distrairait du drame des individus, Barrie Kosky choisit de rentrer par l’expression des passions, qui est justement l’objet de toute tragédie. Si l’on avait fait un tel choix pour une tragédie de Racine ou de Corneille, personne n’y aurait trouvé à redire, mais on est à l’opéra, qui plus est baroque et il faut manger du spectaculaire, des plumes et des paillettes (même si les paillettes y sont, comme on va le voir…).
L’intérêt de ce travail est qu’il ne supprime pas les ballets, comme on l’a écrit, mais il n’utilise les ballets que dans la mesure où ils éclairent l’action ou les méandres des tourments des personnages, d’où une certaine brutalité des mouvements, d’où une agitation, d’où une libération des corps, y compris érotique, la tragédie étant certes action par le mot, et ici par la musique, mais disant justement par le mot ou la musique l’indicible, elle le dira aussi ici par le corps. Et sans reprendre la trame historique (archéologique) des ballets baroques, Barrie Kosky créé une symphonie de mouvements qui fait chorégraphie, avec  des gestes qui trouvent leur origine soit au cinéma, soit dans les représentations picturales de l’époque : il a vu les mouvements graciles, les déhanchements, les retournements, des rondes de ballets pastoraux ou de certains personnages de Watteau:  il crée là une vision syncrétique qui plonge dans l’histoire culturelle, y compris en s’amusant sur certains personnages.

Mercure ©Gilles Abegg
Mercure ©Gilles Abegg

Mercure, souvent raillé  dans  l’opérette ou dans le théâtre comme un personnage ou léger ou duplice (voir Amphitryon38 de Giraudoux) devient ici un personnage presque clownesque et en même temps fatigué d’être messager, d’ailleurs il a les pieds ensanglantés et les ailes un peu fripées, un Mercure digne d’un crépuscule des Dieux….
L’image finale est tout à fait étonnante par sa simplicité…deux paires de chaussures entourées d’un halo de lumière sur lesquelles tombent en pluie des paillettes d’or, figurant la déïfication de Castor et Pollux. Une simplicité qui renvoie à une plus grande complexité. Car si le spectateur peut parfaitement comprendre le sens de l’image, celle-ci prend sa source dans les légendes anciennes.

Désespérance et immortalité ©Pierre Le Masson
Désespérance et immortalité ©Pierre Le Masson

Ces sandales isolées sur le plateau renvoient à mon avis à Empédocle et à sa sandale de bronze laissée au bord de l’Etna avant son suicide (ou rejetée de l’Etna). La sandale, symbole de force terrienne, chtonienne, dans la mesure où elle colle au sol, mais Empédocle au bord de l’Etna est en même temps symbole d’une philosophie de la transformation, comme le dit Bachelard dans La Psychanalyse du Feu :..L’être fasciné entend l’appel du bûcher . La destruction est plus qu’un changement, c’est un renouvellement…C’est bien de transformation qu’il s’agit puisque Castor change de nature. Et les deux femmes restées sur terre n’ont plus justement qu’une motte de terre symbolique pour se lover après avoir une dernière fois parcouru le plateau dans la désespérance.
Et Barrie Kosky n’utilise que peu de machinerie pour évoquer. Il rétrécit l’espace par un jeu de cloisons qui descendent des cintres, en une allusion très subtile aux changements de décors de toiles peintes des opéras baroques…Dans cette volontaire représentation de l’Essence du théâtre, pour reprendre un titre d’Henri Gouhier, il donne à ces cloisons un rôle évidemment dramaturgique : le jeu des jambes et des pieds du chœur, de ces corps partiels, vus de la salle, a été raillé par certains, alors qu’il n’est qu’un éclairage de l’état psychologique des protagonistes qu’on voit, eux, au premier plan : il joue sur cette image un peu comme le faisait Guy Cassiers  dans L’Or du Rhin à la Scala où les Dieux étaient accompagnés de danseurs, leur ombre chorégraphique et chorégraphiée par Sidi Larbi Cherkaoui. Il joue aussi sur les ombres portées sur les murs qui ne disent pas toujours exactement ce qui se passe sur le plateau, jeu permanent entre les différents types de représentation et entre les illusions du visuel.
Comme on le voit, nous sommes loin d’une vision simpliste et superficielle : Barrie Kosky essaie de retrouver l’essentialité tragique, en jouant aussi sur les jeux baroques, ombres portées et donc variations sur la réalité et son image, point de vues partiels (jeux des cloisons et des jambes, jeux des mains émergeant du sol) qui laissent voir et créent en même temps une illusion, masques, y compris masques effrayants qui déforment les figures. C’est simplement une autre manière d’aborder la question du baroque, sans doute plus juste que les représentations rêvées des mondes baroques qu’on a l’habitude de voir.
Au total une mise en scène vivifiante, vitale, pleine de sens, qui rend justice au texte et à la musique, à la complexité de laquelle il répond par une complexité scénique, au rythme de laquelle il répond par des mouvements scéniques. A la vérité de laquelle il répond par une vérité scénique.
La performance du Concert d’Astrée est au-delà de tout éloge, des musiciens rompus à ce répertoire, d’une excellence technique remarquable, avec un continuo exemplaire. Un son plus rond, plus charnu, presque plus spectaculaire que ce qu’on entend habituellement, en bref une authentique présence, y compris du chœur qui à la performance vocale ajoute une performance physique non indifférente : chanteurs et chœurs très sollicités doivent à certains moments être aux limites physiques permettant le chant.
Une seule remarque : le geste d’Emmanuelle Haim est assez particulier, assez peu précis pour ce que j’en ai pu voir et si avec son orchestre il ne fait sans doute pas problème, avec d’autres formations cela peut peut-être en poser. C’est une remarque de pur profane, car Emmanuelle Haim est un de ces chefs qui fait honneur à l’école française (elle était déjà une remarquable continuiste), elle vient de donner d’ailleurs avec les Berliner Philharmoniker La Resurrezione de Haendel .
La distribution réunie est très homogène, jeune, et assez fraiche pour faire croire aux personnages. Un seul un peu plus mur, l’excellent Frédéric Caton dans Jupiter auquel il prête son beau timbre profond qui frappe immédiatement.

Gaelle Arquez (Phébé) ©Gilles Abegg
Gaelle Arquez (Phébé) ©Gilles Abegg

La distribution est dominée par les deux femmes, et notamment le jeune Gaelle Arquez, Phébé au mezzo clair, puissant, présent, à la diction impeccable, à la présence scénique notable et au jeu stupéfiant. La prestation est remarquable de bout en bout. Emmanuelle de Negri en Télaïre est également très engagée, la voix fraiche, ouverte, est très émouvante. Les deux sont loin de prestations conventionnelles, elles se sont jetées à corps perdu dans cette vision, et leurs personnages sont non pas lointains et éthérés mais chair et sang.
Le Pollux de Henk Neven a un timbre chaleureux, très présent et compose un personnage émouvant et sensible, avec une vraie présence scénique, mais en revanche Pascal Charbonneau m’a paru un peu décevant dans Castor, avec des aigus tendus à la limite de la justesse, et une présence vocale et scénique moins affirmée que dans d’autres prestations (notamment dans David et Jonathan à Aix en Provence). En revanche, autant le Mercure de Erwin Aros est scéniquement parfait, par la présence, par les mouvements, autant il est loin d’être au point vocalement : la voix peine à exister, c’est souvent à la limite et en volume, et en justesse, et en diction. C’est le maillon un peu faible d’un ensemble de très grand niveau, qui projette ce maître de la grande tradition qu’est Rameau dans une modernité musicale et scénique où on ne l’attendait peut-être pas. Adorateur du baroque pictural et architectural j’ai toujours un peu de réserve sur l’opéra baroque, les lecteurs habituels de ce blog le savent. Qu’on me donne tous les jours de tels spectacles, et au diable les réserves.[wpsr_facebook]

Mains émergentes © Pierre Le Masson
Mains émergentes © Pierre Le Masson

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: 1er AKADEMIEKONZERT le 29 SEPTEMBRE 2014: KIRILL PETRENKO DIRIGE LE BAYERISCHES STAATSORCHESTER (MAHLER: Rückert Lieder et Symphonie n°6) avec Olga BORODINA

Munich, 29 septembre 2014
Munich, 29 septembre 2014

Kirill Petrenko se concentre ce trimestre sur la 6ème symphonie de Mahler « Tragique », avec laquelle il a choisi d’inaugurer la saison symphonique de la Staatsoper de Munich (les « Akademie Konzerte », et qu’il dirigera à Berlin en décembre prochain avec le Philharmonique. Le programme du concert est d’ailleurs entièrement dédié à Mahler puisqu’en première partie ce sont les Rückert Lieder (soliste Olga Borodina) qu’il nous est donné d’entendre.
C’est la première fois que j’entends Petrenko en concert. Après ses récents succès, ses récents triomphes, à Bayreuth comme à Munich et aussi à Paris (Rosenkavalier au TCE), il est intéressant de l’entendre ailleurs qu’à l’opéra.
Les Rückert Lieder sont pour moi une œuvre difficile à écouter. Bien sûr, ils sont indissolublement liés à Claudio Abbado, qui les proposa pour son dernier programme comme directeur musical du Philharmonique de Berlin, en avril 2002. En soliste, Waltraud Meier, qui avait chanté ce soir là avec une telle complicité avec une telle osmose avec orchestre et chef, et surtout avec une telle sensibilité et une telle poésie que c’en est inoubliable. Jamais il ne m’était arrivé de ne plus voir tellement les larmes embuaient, envahissaient mes yeux. Ich bin der Welt abhanden gekommen, interprété en fin de programme (ce soir, Petrenko a choisi pour conclure Um Mitternacht, l’autre pièce maîtresse du cycle), m’avait profondément impressionné pour la manière dont voix et cor anglais (Dominik Wollenweber) s’unissaient, et comment Abbado sur la voix de Meier avait fait glisser l’orchestre avec une douceur indescriptible, au point qu’un silence ahurissant, une sorte de suspension du temps, avait  marqué la  fin du concert. Inutile de dire que j’écoute régulièrement l’enregistrement issu de la retransmission radio, toujours avec la même émotion et la même fascination.
Ce soir, à Munich, nous en sommes assez loin. D’abord, malgré une voix chaleureuse et très ronde, Olga Borodina n’arrive pas à épouser l’émotion diffusée par cette musique. La voix est bien projetée, la diction est correcte, mais si le medium est sonore, large, bien appuyé sur le souffle, les aigus sont un peu serrés, et les graves moins impressionnants qu’attendus. Il reste que ce n’est pas là le problème. Le problème c’est que Borodina est désespérément lisse, sans aspérités, sans couleur, et qu’elle ne diffuse rien.
Par ailleurs, l’orchestre n’a pas évidemment le velouté ni la technicité extrême du Philharmonique de Berlin, les instruments solistes sont valeureux, mais n’atteignent pas la qualité de leurs collègues berlinois (c’est particulièrement sensible dans Um Mitternacht), et si Petrenko dirige avec beaucoup de délicatesse, les choses ne sont nulle part vraiment senties.
On va me reprocher, et on aura raison, de faire des comparaisons entre une audition hic et nunc et un souvenir statufié par le mythe, mais je porte en mon cœur ce souvenir vibrant et ne peux que mettre ainsi en perspective toute audition des Rückert Lieder.
De plus, j’ai eu un moment la crainte que tout le concert ne se déroule sous les mêmes auspices.
Mais non, dès les premières mesures de la Sixième, on est complètement rassuré, la dynamique, l’énergie, l’allant, la clarté sont au rendez-vous d’une symphonie que Petrenko, d’une manière toute personnelle va  orienter vers l’ouverture, vers le vivant, vers le mouvement. Le tempo frappe par son rythme  soutenu, il est très rapide, aussi bien dans le premier que dans le second mouvement (l’andante, que Petrenko, comme Abbado choisit de placer en 2 plutôt qu’en 3). Il ne m’appartient pas de rentrer dans l’infinie discussion de savoir s’il vaut mieux jouer l’andante en 2, avant le scherzo, ou le scherzo en 2 et l’andante en 3, on sait que Mahler a joué à la création l’andante en 2, puis est revenu sur sa décision quelques semaines après. Les chefs sont divisés, les mélomanes mahlériens sont divisés, c’est une belle discussion pour les entractes des concerts. En tous cas,

Kirill Petrenko au milieu des musiciens
Kirill Petrenko au milieu des musiciens

Petrenko choisit de proposer un andante (littéralement ou à peu près « allant »)moderato certes, mais qui effectivement va, d’un rythme rapide, avec des choix très ouverts d’un son qui évite toute mélancolie. Abbado voyait en Mahler une souffrance, et voyait dans cette Sixième une sorte de basculement . Petrenko voit un Mahler qui va encore de l’avant, avec énergie, sinon avec confiance : on court sans doute vers le gouffre ou le bord de la falaise, mais on y court franc-jeu, directement, sans vraie hésitation. Cela nous vaut une vraie surprise qui à mon avis éclaire l’ensemble de son approche. Cela nous vaut aussi les dernières notes de ce deuxième mouvements parmi les plus belles et les plus singulières jamais entendues, toutes de légèreté en suspension et d’équilibre, d’une simplicité qui bouleverse.
Car l’orchestre est au rendez-vous avec son chef, on ne sait que louer de la précision des instruments, de la netteté des attaques, de l’extraordinaire dynamisme explosif qui émane du son. Cela fait du bruit, disait mon voisin, toll, toll toll, disait un monsieur derrière moi, car peu à peu, l’auditeur se laisse entraîner dans ce rythme, avec cette battue précise, ces gestes dynamisants, ces indications nettes, lisibles , et surtout cette clarté incroyable du tissu orchestral, sans aucune scorie, sans jamais aucune impression de confusion qu’on pourrait craindre avec ce parti pris, mais au contraire l’impression d’une évidence lumineuse.
Le scherzo est assez dansant, mais en même temps inquiétant, et Petrenko insiste sur certaines dissonances, un peu sarcastiques, tout en revenant au lyrisme, comme si il y avait tiraillement: les cordes sont vraiment magnifiques (pizzicati!) avec une légèreté qui prolonge le mouvement et qui contraste avec le wuchtig (pesant) qui caractérise ce scherzo Néanmoins, cette pesanteur se sent à la fin où l’on sent plus de distance, plus d’amertume peut-être.
Le fameux accord aux harpes initial du dernier mouvement est incroyable de netteté, et en même temps il irradie de surprise, tant il est en même temps décomposé, d’une lisibilité telle que chaque moment est presque isolé, presque scandé, et pourtant il y a véritablement une impression d’ensemble qui se dégage, une vision synthétique et analytique à la fois. Vraiment étonnant, vraiment prodigieux.

A l’autre bout du spectre, le marteau.
Abbado à Milan avait placé le marteau gigantesque au sommet de l’orchestre, monumental, tel un billot. Car les coups de marteau, c’est l’irruption de la mort. Il avait voulu théâtraliser le dispositif. La vision de Petrenko, moins « tragique », et plus positive, relativise ce moment. D’abord, le marteau n’est pas visible, il est complètement dissimulé, c’est à peine si on voit le musicien au fond, le manier, mais, plus inhabituel, Petrenko n’en fait pas un moment si théâtral non plus, une sorte de coup définitif, il en atténue le volume, et le marteau est pris dans la masse sonore sans s’en distinguer vraiment. Kirill Petrenko fait de cette 6ème moins une symphonie tragique qui verrait la mort du héros comme un coup terrible du destin, mais il voit cette mort prise dans une sorte de tourbillon, que le héros vivrait comme l’ultime péripétie. Petrenko privilégie la force qui va, et que la mort saisit comme un instantané, une sorte de moment parmi d’autres, le dernier moment, mais presque un passage et non un mur définitif.

Tourbillon sonore, extraordinaire construction pleine d’énergie vitale, qui permet de voir comment le chef imprime son rythme aux musiciens, qui le suivent aveuglément, sans hésitation, dans un parcours qui n’a rien de superficiel, mais sans pathos aucun, sans complaisance, sans se laisser aller à des facilités. Il fait du tragique, et avec quelle justesse, et avec quel à propos, l’exact opposé du pathétique. « Le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui » avais-je appris en classe préparatoire : Petrenko montre cette dispute, montre le héros maître de son destin qui vit la mort comme l’ultime péripétie, et qui affronte crânement. En ce sens, sa symphonie est vraiment  « tragique » .
Le public accueille cette version vitale avec un enthousiasme débordant, standing ovation, longs rappels, Comment pourrait-il en être autrement ? Septemberfest im Nationaltheater. [wpsr_facebook]

Saluts des cuivres
Saluts des cuivres

 

RADIO FRANCE 2014-2015: Daniele GATTI dirige ROMÉO ET JULIETTE d’HECTOR BERLIOZ le 18 SEPTEMBRE 2014 (avec Marianne CREBASSA, Paolo FANALE, Alex ESPOSITO)

L'Orchestre National de France au TCE ©  Radio France
L’Orchestre National de France au TCE © Radio France

La nouvelle est tombée vendredi 3 octobre : Daniele Gatti succède à Mariss Jansons à la tête de l’Orchestre du Concertgebouw, c’est une excellente nouvelle qui tombait à point nommé, puisque j’étais en train d’écrire le présent compte rendu du Roméo et Juliette de Berlioz proposé le 18 septembre dernier en ouverture de saison de l’Orchestre National de France au théâtre des Champs Elysées.
Pour avoir l’an dernier assisté à Lucerne à une IXème de Mahler assez mémorable (ma première IXème non dirigée par Abbado) , avec l’Orchestre du Concertgebouw dirigé par Daniele Gatti, je peux attester qu’on sentait immédiatement une sorte de feeling avec l’orchestre, dans un répertoire qui fait partie de son histoire , voire de ses gènes et que Gatti affectionne tout particulièrement. Ce fut même un concert vraiment spécial. J’avais alors écrit que Gatti était un chef « de tête », « de concept », et un chef que je disais « chtonien » et non éthéré. C’est un chef qui prend à revers, qui surprend, et donc qui est rarement là où on l’attend, même si pour certains, c’est à chaque fois une sorte de mauvaise surprise. Car Daniele Gatti est discuté, quelquefois violemment, et notamment à Paris. Il suffit de lire les réactions à sa nomination à Amsterdam. Dans le genre mi-figue, mi-raisin, dans la manière de dire que c’est une bonne nouvelle tout en sous-entendant que c’est un choix par défaut (Jansons quittant l’orchestre à cause de sa santé), certains ont déployé les plus grands trésors de la rhétorique française la plus hypocrite pour lui souhaiter un « bon voyage ! » sous lequel on ne pouvait s’empêcher de lire « bon débarras !».
Je ne comprends pas ces réactions, car,  on l’a encore entendu cet été dans Trovatore à Salzbourg, Daniele Gatti est un chef qui va jusqu’au bout de ses lectures, de ses convictions, et qui prend le risque d’aller ailleurs, d’explorer des territoires autres, y compris sur des partitions rebattues où l’oreille a fini par être formatée, voire endormie. C’est un chef qui a une vraie lecture des œuvres, approfondie, une approche intellectuelle et conceptuelle, et surtout une volonté farouche de faire comprendre. On lui reproche souvent de ne pas être un « communicant », certes, ce n’est pas un showman à la Rattle ou à la Dudamel, mais c’est un musicien incontestable, et ses lectures des œuvres communiquent une vision claire, nette, sans concession et souvent inattendue.
Il en va ainsi pour ce Roméo et Juliette de Berlioz, le premier Berlioz qu’il aborde, sans doute parce qu’il ne pensait pas avoir d’affinités avec cet univers; mais, directeur musical de l’Orchestre National de France, il est difficile d’échapper un jour à Berlioz, comme échapper à Mahler à Amsterdam, Strauss à Munich ou Mozart à Vienne.
Et je crois que Daniele Gatti a été à son tour pris à revers par cette partition et par Berlioz. Car il est facile de se laisser piéger par le gigantisme  et par le son berlioziens, par cette sorte d’image de romantisme échevelé certes, qui en deviendrait un autre conformisme.

Or, Berlioz prend systématiquement lui aussi à revers  et notamment dans Roméo et Juliette.
Dans un XIXème siècle où l’histoire de Shakespeare avait déjà fait l’objet d’un Singspiel de Georg Benda à la fin du XVIIIème, d’un opéra de Nicola Vaccaj, Giulietta e Romeo en 1825, d’un opéra de Bellini I Capuleti e i Montecchi (sur le même livret de Felice Romani) en 1830, et où Berlioz avait vu Harriet Smithson dans la pièce de Shakespeare (version Garrick) en 1828, Berlioz ne propose pas un autre opéra, un opéra de plus mais va labourer ailleurs, vers un genre inconnu et spécialement créé pour l’occasion, une symphonie dramatique, où les voix (sauf le père Laurence) sont anecdotiques, et où le livret est surtout un récit, qui s’entremêle avec la musique. La présence de voix de mezzo, ténor et baryton pourrait laisser croire à un dialogue, à des rôles, à une théâtralisation : or le théâtre n’est pas dans les voix, mais dans la musique. De plus les formes comme le mélodrame ou mélologue sont assez populaires depuis la fin du XVIIIème (souvenons-nous du Pygmalion de Rousseau, repris par Donizetti, sa première œuvre), c’est à dire que là où on attend théâtre, voire opéra, Berlioz répond, symphonie et même symphonie dramatique, c’est à dire une symphonie mise en drame, mise en voix, mais non mise en scène.

Autre manière de prendre à revers, Berlioz (et c’est aussi audible dans bien d ‘autres œuvres) dissimule dans des détails de la partition (le diable se cache toujours dans les détails) des dissonances, des phrases musicales très hardies qu’on retrouvera plus habituellement dans des œuvres du futur même lointain, comme s’il faisait des tentatives, comme si cette musique, bien loin d’être échevelée, avait quelque chose de rigoureux et d’expérimental. Comme si cette musique avait un programme caché. Je me souviens comme Abbado traitait de manière surprenante certains moments de la Fantastique (notamment dans son hallucinante interprétation de 2013 à Berlin) et comment il nous indiquait l’innovation et la surprise et aussi souvent, comment il nous montrait par exemple derrière la chevelure berliozienne les lunettes mahlériennes.
La première fois que j’entendis Gatti (1991, Bologne), nous le retrouvâmes par hasard au restaurant après la représentation (Moïse de Rossini) et nous entamâmes un brin de conversation avec lui. Il nous confia déjà à l’époque (il avait 30 ans) que son rêve était de diriger Berg. Cette déclaration m’avait beaucoup marqué et j’ai toujours écouté ensuite Gatti avec ce souvenir bien ancré en moi : il a cette approche de la musique qui convient si bien à une lecture d’un Wozzeck ou d’une Lulu (œuvres qu’il dirige d’ailleurs remarquablement, à la fois de manière très analytique et sensible) une lecture appuyée sur les formes traditionnelles, revues, relues, et avec un son, qui produit quant à lui des agencements surprenants, des dissonances, des ruptures, une certaine brutalité et en même temps un certain lyrisme, tout en laissant peu de place à la complaisance. Ce qui frappe quand on entend Berg c’est que l’attention est décuplée par l’incroyable richesse de la « concertation », qui oblige à s’attacher à chaque détail. Je suis très impatient d’entendre son Pelléas et Mélisande à Florence parce que je suis sûr que l’univers de Debussy sous ce rapport lui conviendra parfaitement.
Je me trompe peut-être, mais je suis sûr qu’en se plongeant dans la partition de Berlioz, c’est cette richesse-là, ces détails là, que Gatti a notés, ces petites choses que Berlioz sème çà et là, et qui sont des tentatives d’aller vers un ailleurs qui n’a rien à voir avec la musique du temps, ces petites choses qui devaient bien intéresser notre auteur de la musique de l’avenir, Richard Wagner ces petites choses qui obligent à une écoute très attentive et très fouillée.
Alors Daniele Gatti nous a fait entendre cette petite musique-là, cette musique de l’avenir : voilà une œuvre au thème rebattu, à la forme surprenante, presque un hapax, et voilà au total un Berlioz qui ouvre des univers nouveaux. Un orchestre et un chœur retenus, un souci de faire entendre des détails très raffinés et rarement relevés.
Le dernier Roméo et Juliette auquel j’avais assisté, c’était Salonen à Lucerne, très beau concert qui m’avait convaincu, mais ici j’ai l’impression d’aller encore plus loin dans la direction résolue de la lecture.

Gatti fouille le tissu textuel et non seulement révèle des détails surprenants, mais aussi colore de manière particulière les moments qui rappellent ou Les Troyens, ou Benvenuto Cellini, voire la Fantastique, il met en place une sorte de réseau référentiel, mais en même temps le traite presque avec distance, tenant résolument à travailler d’abord une couleur, à retenir le son de cette énorme machine, qu’il arrive (une gageure) à rendre presque intime quelquefois, tout en laissant la place aux moments plus spectaculaires (les cuivres de l’Orchestre National sont en grande forme), mais sans excès, avec éclat, mais sans clinquant : il révèle les contrastes, mais dans un cadre très contenu, assez contraint où finalement se révèle alors une autre dimension peut être plus profonde de Berlioz. Son souci permanent de clarté, sa volonté de faire apparaître les architectures l’amène à mettre en valeur les pupitres et notamment les bois, excellents , mais aussi les cordes, et notamment les violoncelles et les contrebasses ce qui est absolument nécessaire pour faire que les masses orchestrales et chorales puissent être parfaitement lisibles et donner la couleur à chaque partie. Les contrastes sont en effet nombreux, et presque systématiques entre les moments très retenus murmurés, voire presque parlés et les grands moments choraux, inspirés de la 9ème de Beethoven que Berlioz avait entendu une dizaine d’années plus tôt. Le chœur de Radio France est d’ailleurs vraiment remarquable de subtilité, de maîtrise, de clarté: on comprend chaque mot, chaque inflexion. Un très beau travail de préparation de Howard Arman.
Ainsi a-t-on l’impression d’entendre et de distinguer chaque note, comme si on se concentrait sur une œuvre de musique contemporaine, et en même temps de voir révélée une architecture, un peu comme la lecture d’un plan détaillé, d’une architecture au style plus dorique que ionique, sans volutes mais avec des lignes et des arêtes, quelquefois aiguisées, en somme une approche essentielle, et non décorative. Gatti ne s’attarde jamais sur le décoratif, il est trop direct pour cela  et il met l’auditeur à l’épreuve en l’obligeant à une audition dynamique et presque participative là où quelquefois on aurait tendance à se laisser aller passivement. En faisant un (très mauvais) jeu de mot, c’est un Ber(g)lioz qui nous est posé ici, un Berlioz lu au prisme des débuts du XXème siècle, un Berlioz qui s’insère dans une histoire musicale où on ne pense pas forcément à lui, et ce faisant, Gatti donne une profondeur insoupçonnée à cette partition.
La place des voix dans cet immense dispositif reste latérale. Placés dans l’orchestre, à peine visibles, les solistes deviennent presque des parties instrumentales. Marianne Crebassa a peu de temps pour nous laisser entendre son beau mezzo, sa diction parfaite et sa projection impeccable. Je me souviens de sa prestation remarquable dans Tamerlano de Haendel à Salzbourg. Elle garde dans sa partie sa distance récitante, mais fait entendre en même temps une couleur chaude et une belle intelligence musicale. Elle s’impose beaucoup plus que Christiane Stotijn à Lucerne en 2013. Paolo Fanale est un choix surprenant. Pourquoi aller chercher un italien (talentueux certes) pour une partie que bien des ténors lyriques français pouvaient tenir. C’est que Paolo Fanale semble s’être fait une spécialité des rôles en français, on l’a vu à Genève dans Mignon, on l’a vu aussi dans Les Troyens à la Scala (Iopas), on le voit brièvement apparaître dans ce Roméo et Juliette, avec son timbre très lyrique et velouté, et un zeste de raideur qui finalement peut convenir à cette récitation, même s’il reste pâle et si on préfèrerait plus de souplesse.
La plus grande surprise vient d’Alex Esposito, qu’on a bien plus l’habitude de voir dans des rôles rossiniens ou mozartiens (c’est un notable Leporello, un remarquable Figaro) où il démontre un grand engagement et vocal et physique. L’entendre dans un répertoire inattendu et dans un rôle de récitant est une surprise: il est vrai que le père Laurence est le seul récitant-personnage de l’œuvre, il assume à la fois la distance du récit et l’implication du personnage. Sa belle voix claire, sonore, bien projetée, est immédiatement convaincante dans un style très différent de celui de Gérard Finley à Lucerne, avec de menus accidents de diction mais dans un ensemble tout de même très soigné. Il donne une vraie présence et en même temps une véritable humanité à son intervention. Un très beau moment.
Une conclusion s’impose, ce premier Berlioz de Daniele Gatti est une réussite et cette manière de l’aborder est pleinement convaincante. Il en propose une lecture passionnante et assez novatrice, et débarrasse ce Roméo et Juliette de tout ce qu’il pourrait avoir de convenu d’attendu et de superflu. Le public, et semble-t-il l’orchestre ont bien senti la qualité de ce moment.

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Daniele Gatti ©  Corriere della Sera
Daniele Gatti © Corriere della Sera