BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE GÖTTERDÄMMERUNG de Richard WAGNER le 29 MARS 2015 (Dir.mus: Krill PETRENKO; Ms en scène: ANDREAS KRIEGENBURG)

Acte II © Wilfried Hösl
Acte II © Wilfried Hösl

Même à Munich il y a des grèves de machinistes, comme lors du Siegfried représenté dans la semaine et même à Munich il y a des malades et des remplacements, deux ce soir, la deuxième Norne de Jennifer Johnston remplacée par Nadine Weissmann, plutôt une bonne pioche, et plus délicat, la Brünnhilde de Petra Lang remplacée par Rebecca Teem. C’étaient les surprises du jour qui finalement n’ont pas trop perturbé la soirée.
Dans le projet de Andreas Kriegenburg, le Crépuscule est un moment de rupture, la fin du Mythe et le début de l’Histoire, dans laquelle Brünnhilde et Siegfried tombent brutalement. Histoire qui est déjà elle-même fin et qui s’ouvre sur l’humanité d’après Fukushima, compteurs Geiger, contrôles de radioactivité, familles perdues, humains errants soumis à tous les contrôles (mobile, passeport etc..) dans les plus petits détails – petits faits vrais inouïs – enfermés dans les cordes que filent les Nornes et tellement enserrés que les fils se rompent. Puis vient le dernier duo mythique de Siegfried et Brünnhilde et ce voyage de Siegfried sur le Rhin représenté par des figurants qui font se mouvoir des vestes noires retournées mimant les flots, image saisissante qui renvoie au Rhin heureux du début de Rheingold où l’on copulait à plaisir, et dans le sourire : c’est ici une image sombre, inquiétante, qui ouvre sur un avenir incertain.

Voyage de Siegfried sur le Rhin © Wilfried Hösl
Voyage de Siegfried sur le Rhin © Wilfried Hösl

Et puis on arrive chez les Gibichungen avec ces projections obsédantes du mot « Gewinn » gain et ce « Lust » qu’écrivent des figurants en fond de scène: gagner et jouir, la seule chose que savent faire ces hommes là, des hommes d’aujourd’hui, médiocres, comme Gunther que jamais je n’ai vu représenté aussi minable, aussi lâche, en proie au désir immédiat, utilisant les femmes de ménage comme des objets, incapable de n’être autre chose qu’un suiveur, un héros pour Siegfried qui n’y voit goutte, et en réalité seulement un héros de magazine pour photos de modes. Car le décor, je ne l’avais pas vu avec cette précision, montre en fait une sorte d’ « outlet » dédié à la mode, une sorte de Fashion center, c’est à dire le monde le plus glamour, superficiel et friqué qui soit, où tous prennent des pauses, à commencer par Gutrune, affublée d’une longue robe rouge comme dans une photo de magazine, se balançant langoureusement sur un cheval de bois fait du symbole de l’Euro (€), symbole répétitif qu’on retrouvera au second acte comme table de mariage, : Anna Gabler n’a peut-être pas tout à fait la voix, mais pour le look, c’est fantastiquement réussi.

Gutrune (Anna Gabler), Siegfried (Stephen Gould) Gunther (Alejandro Marco-Buhrmester) © Wilfried Hösl
Gutrune (Anna Gabler), Siegfried (Stephen Gould) Gunther (Alejandro Marco-Buhrmester) © Wilfried Hösl

Immédiatement, l’idée d’un Siegfried perdu s’installe lorsque sur les dernières mesures du Voyage, il se heurte sans savoir où aller à une foule compacte d’hommes en gris avec un attaché-case ou un cartable, qui vont dans tous les sens : il est littéralement balloté, comme si cette foule était produite par des flots du Rhin qui finissaient par le perdre ou le noyer, saisissant.
Saisissant aussi son apparition vêtu en Siegfried traditionnel, au milieu de tous ces gens en costume trois pièce bleu, ce qui l’isole et le ridiculise au pays de la mode, totalement ignorant des rituels des possédants, cigares ou verre à cocktail avec paille et paillettes dont il ne sait que faire.
On se reportera pour plus de précisions à ce que j’en avais écrit en son temps en janvier 2012, mais cette idée de deux pauvres enfants perdus est sans doute l’une des plus fortes ce soir, accentuée par les hésitations de la Brünnhilde de Rebecca Teem, un peu erratique dans une mise en scène qu’elle ne connaît pas, très aidée par Petrenko qui lui indique du pupitre les mouvements à faire. Au lieu d’être un obstacle, cette ignorance devient un atout parce qu’elle est exactement – et, dirais-je, très naturellement – la femme paumée qui arrive au milieu de cette fête de mariage qu’elle ne comprend pas au départ pendant le 2ème acte. N’étant pas physiquement particulièrement leste, elle en devient dans la scène finale du 3ème d’autant plus saisissante, malgré les problèmes vocaux rencontrés. Elle en est émouvante, comme perdue au milieu de cette grande scène, avec une modestie dans le geste qui touche le cœur.

Acte II © Wilfried Hösl
Acte II © Wilfried Hösl

Ayant déjà vu et commenté le spectacle, je savais à quoi je m’attendais, mais le revoir permet de mesurer avec quelle finesse Kriegenburg travaille sur cette histoire. On est à l’opposé de l’option dévastatrice (mais passionnante aussi) de Castorf à Bayreuth: Kriegenburg dit aussi sur le monde des choses délétères, il n’est que de voir ces figurants méc   anisés qui ne savent au deuxième acte qu’agiter leur mobile pour faire des photos ou des selfies, comme si c’était la seule chose qui les intéressait dans l’histoire qui se déroule : le Crépuscule ou l’histoire d’une décadence, ou d’une déchéance. À ce titre, l’apparition des filles du Rhin au 3ème acte au milieu des invités à la noce cuvant leur vin, ivres morts d’une nuit orgiaque, est singulière et forte.
Déchéance sur scène, mais sûrement pas en fosse : le rendu musical est impressionnant, malgré un orchestre quelquefois moins parfait (notamment dans les cuivres), mais toujours engagé dans une aventure incroyable d’énergie et de puissance, d’une impressionnante lisibilité. C’est que Kirill Petrenko est partout : il donne tous les départs au plateau, veille de manière très sourcilleuse aux équilibres, aux volumes, à la mise en valeur de tel ou tel pupitre, et en plus ce soir il donnait des indications de mouvements à la Brünnhilde novice, tout en exprimant avec un sourire séraphique ses satisfactions.

Kirill Petrenko au milieu des musiciens le 29 mars 2015
Kirill Petrenko au milieu des musiciens le 29 mars 2015

Comme c’était à prévoir, son Ring munichois est assez différent de celui de Bayreuth et son attention à la mise en scène induit d’autres voies, d’autres choix, d’autres rythmes : on avait remarqué à Bayreuth une dynamique et une énergie, on remarque à Munich la même énergie, mais une dynamique différente, plus contrôlée, plus serrée, laissant peut-être un peu moins aller les musiciens, laissant moins le son se développer, prenant des décisions plus radicales dans les volumes, dans la construction du son, tout en veillant sans cesse à ne jamais couvrir le plateau, ce qui dans le cas de la Brünnhilde du jour, sans grave ni medium, est une entreprise difficile. Petrenko visiblement retravaille sans cesse les partitions, reprend sans cesse les choses pour chercher ce qu’il va conjuguer au mieux : par ce travail il rappelle bien sûr d’autres gloires de la baguette disparues aujourd’hui. Et ce travail d’artisan du son, on le ressent, sans cesse : rien n’est laissé au hasard, rien n’est décidé sans justification, et surtout, il n’y a aucune concession, même là où la tradition a installé des habitudes. C’était patent et tellement surprenant dans sa Lucia di Lammermoor, l’une des plus stupéfiantes options musicales dans ce répertoire laissé habituellement à des chefs moins originaux. Dans Götterdämmerung, il est plus attendu, car il est dans un répertoire qu’il a déjà labouré, depuis longtemps, mais il continue d’innover et de surprendre. Il est perpétuellement neuf.
Il reste que nous entendons des merveilles, comme le prélude – dès le premier accord, perturbant d’émotion rentrée- et toute la scène des Nornes, totalement bluffante à l’orchestre, évidemment le Voyage de Siegfried et la marche funèbre, mais surtout toute la scène finale, qui est un monument : monument parce que la mise en scène et la musique s’accordent en profondeur, parce que l’émotion étreint (et Kriegenburg la cherche autant que Petrenko, là où Castorf essaie de la briser) et aussi parce que Brünnhilde est moins en difficulté qu’on attendait, les dernières mesures ont cet effet habituel lors des grandes représentations musicales chez le spectateur : on a envie de reprendre tout depuis le début, on a envie de continuer…

Cette conjonction des astres aboutit à l’un des plus beaux finals de Götterdämmerung qui m’aient été donné d’entendre, même si la folie qui nous a saisi il y a trois ans avec Nina Stemme et Kent Nagano n’est pas reproductible, car elle a duré toute la soirée, avec Stemme en état de grâce. Il y a cependant là un miracle Petrenko, qui nous laisse, comme disent nos amis italiens, di stucco.
Le plateau réuni est vraiment d’une très grande solidité. Les trois Nornes, Okka von der Damerau, Nadine Weissmann et Anna Gabler sont prodigieuses de tension et de rigueur, autant que les trois Filles du Rhin, Jennifer Johnston, Hanna Elisabeth Müller, Nadine Weissmann, très lyriques, et très mélancoliques, même si les aigus très sûrs d’Hanna Elisabeth Müller gagneraient à mieux se fondre et restent un peu trop dardés.
La Waltraute de Okka von der Damerau remporte, et c’est justifié, un très grand succès : belle ligne de chant, tension palpable, véritable engagement dans le jeu, des graves notables alliés à une diction remarquable si importante dans ce récit provoquent l’enthousiasme du public.

Gutrune (Anna Gabler) traînant le cadavre de Gunther (Acte III) © Wilfried Hösl
Gutrune (Anna Gabler) traînant le cadavre de Gunther (Acte III) © Wilfried Hösl

Anna Gabler dans Gutrune est scéniquement phénoménale de vérité, et de naturel : elle compose son personnage de bécasse prise à son propre piège d’une manière supérieure. La voix en revanche n’a ni la puissance ni l’assise nécessaire pour Gutrune (souvent confiée à des Freia ou des Sieglinde), il en résulte une présence scénique supérieure et une présence vocale en devenir notamment dans la scène qui suit la marche funèbre au troisième acte, qui est le moment le plus important du rôle tant les interventions auparavant restent épisodiques. Il y a d’ailleurs un problème avec cette chanteuse : son Eva n’était pas plus convaincante à Salzbourg il y a deux ans. L’intelligence scénique et la sensibilité ne peuvent suppléer aux moyens.
Tomasz Konieczny est en revanche un phénoménal Alberich : il est le personnage voulu par Kriegenburg, pénétrant presque par effraction dans l’espace des Gibichungen, mangeant et buvant ce qu’il y a à manger et à boire au passage, comme quelqu’un qui découvre un monde qui lui est interdit. Il a aussi une jeunesse et une énergie frappantes. Ce devrait être Hagen le jeune (il est le fils) et Alberich le vieux. Ici c’est l’inverse : Hagen (Hans-Peter König) est plutôt mûr et Alberich a l’énergie du quadragénaire…La voix est éclatante de santé, incroyablement expressive, énergique, inondant le plateau de sa soif de vengeance : c’est cette soif, cette foi dans la conquête de l’Or qui lui donne cette énergie là, quand Hagen au contraire semble plus lointain, et surtout loin de son père. Saisissant.
Hans-Peter König est depuis quelques années le Hagen des grandes scènes internationales, il en a la stature, la voix, l’allure. La voix a un tantinet moins d’éclat que naguère, mais toujours autant de présence et d’intelligence dans la couleur et l’expression. Il pose dans cette conception un Hagen plus politique, qui a les habits élégants du pouvoir, mais qui en a aussi la brutalité et la violence cachées au départ, explicites à la fin. Il n’a jamais sur scène l’allure du méchant, c’est un personnage plus subtil et moins « brut de décoffrage » que certains Hagen ; il en est d’autant plus dangereux : il réussit face à son père à montrer une finesse dont son géniteur manque, d’où l’extraordinaire duo qu’ils forment au début du 2ème acte (« Schläfst du Hagen mein Sohn ? »). Magnifique de bout en bout.
Alejandro Marco-Buhrmester est l’un de ses artistes qui font leur bonhomme de chemin, sans vagues, mais toujours avec bonheur, depuis qu’il est apparu en Amfortas dans le Parsifal de Boulez-Schlingensief à Bayreuth. Son premier acte est splendide et son jeu particulièrement ciblé : Kriegenburg en fait un pauvre jouisseur, un parasite, un inutile, l’inverse d’un héros, ce que Siegfried tout à son monde mythique ne voit pas (la scène de l’échange des sangs est d’une rare drôlerie, où Gunther boit le sang, immédiatement pris d’une irrépressible envie de rendre). La voix assez charmeuse et le timbre chaleureux contrastent avec ce personnage aux apparences élégantes et à l’être veule et sans épaisseur. Les scènes du premier acte sont vraiment réussies, alors que la voix semble se fatiguer un peu au deuxième, pour gagner en présence au troisième, plus dramatique (et plus court pour le rôle) .
Le Siegfried de Stephen Gould, avec beaucoup de hauts et quelques bas est dans l’ensemble splendide. Son premier acte est phénoménal, la voix est lumineuse, énergique, le volume impressionnant, et surtout le contrôle impeccable. Les variations sur les aigus, les mezze voci : tout y est. Le deuxième acte est moins éclatant, et le troisième acte bouleversant. Il réussit à rendre ce Siegfried sympathique tant il est perdu et berné, à l’opposé du Siegfried mauvais garçon et antipathique de Castorf à Bayreuth. Ce Siegfried reste frais, innocent, premier degré, pendant tout l’opéra, sans aucune évolution psychologique, tel qu’en lui même l’éternité le change : il est étranger à toute notion de bien et de mal et son chant rend tout cela. Avec un timbre très chaleureux, une vraie présence même si, on l’a dit, ce n’est pas a priori un acteur du niveau d’un Lance Ryan qui s’épuise en scène. C’est une vraie performance, non dépourvue d’émotion et d’humanité, et la voix, contrairement au 8 mars dans Siegfried (il paraît que les représentations suivantes ont été anthologiques), n’a eu aucun accident, à part des fatigues passagères bien compréhensibles qui n’ont cependant gâché aucun moment.

Et cette Brünnhilde de substitution ?
Comme il doit être difficile d’entrer dans une production sans la connaître et surtout dans une production de ce niveau, avec l’enjeu que cela doit représenter pour une chanteuse moins connue et arrivée là par accident. Les hauts et bas de Petra Lang sont bien connus, avec des soirées quelquefois difficiles, mais comme Nina Stemme était prise à Vienne par sa toute nouvelle Elektra, il devait être difficile de trouver une chanteuse de référence pour ce rôle.

Scène finale (avec Petra Lang) © Wilfried Hösl
Scène finale (avec Petra Lang) © Wilfried Hösl

Munich a donc appelé une des nombreuses Brünnhilde des troupes allemandes, qui est un réservoir enviable, une chanteuse américaine dont la carrière est déjà bien avancée et qui a plusieurs fois chanté Brünnhilde. Mais dès le départ, on mesure le problème : pas de graves, pas de centre complètement inaudibles, mais des aigus assez sûrs et sans vibrato excessif. Cette voix sans homogénéité est évidemment en difficulté dans le premier duo et ne va pas cesser dans les premier et deuxième acte d’avoir des problèmes, sans pourtant, c’est bien le mérite des opéras wagnériens, (trop) nuire au déroulement de l’ensemble. Si physiquement elle ressemble aux Brünnhilde des vieilles photos jaunies, elle semble surtout perdue et isolée, et ce qui est la conséquence de la situation de remplacement, mais cela finit par apparaître comme un atout dans cette mise en scène, tant c’est cohérent avec l’idée de Kriegenburg. Et c’est au troisième acte où elle est finalement seule au milieu de la scène, très émouvante, touchante alors que son air final est moins problématique qu’on ne pouvait craindre. Avec un certain cran, elle a redressé une situation assez mal partie.
Le public, compréhensif, l’accueille avec des applaudissements nourris. Elle a relevé le défi.

Les interventions du choeur, impressionnantes tant par le son et le volume que par sa disposition en hauteur sur l’ensemble du volume de la scène,  donne en même temps une impression physique de puissance: on est écrasé et émerveillé de la performance. Mais ce choeur est rompu à Wagner et cela s’entend.
Au total, avec des ingrédients un peu plus contrastés, on pouvait tabler sur un succès moindre que pour les autres journées avec des moments plus faibles, et un orchestre légèrement plus fragile dans les cuivres, mais tellement solide par ailleurs : le triomphe fut quand même indescriptible, il a duré plus de 25 minutes, avec un public en délire quand Kirill Petrenko a salué au milieu de son orchestre sur scène. À l’évidence, il est cause de bonne part du succès obtenu ce soir, où c’était un Götterdämmerung imparfait, plein de petits ou gros problèmes, mais complètement transcendé par le chef et quelques chanteurs dans une mise en scène qui reste exceptionnelle. Quant à ce Ring, il a été pour moi dominé par une Walkyrie anthologique, mais chaque journée est un sujet d’admiration et d’étonnement. La saison prochaine, Walkyrie et Crépuscule sont repris, il ne faut pas hésiter : c’est de la belle ouvrage qui mérite le voyage, ou la Wanderung…[wpsr_facebook]

Siegfried (Stephen Gould) et les Filles du Rhin (Acte III) © Wilfried Hösl
Siegfried (Stephen Gould) et les Filles du Rhin (Acte III) © Wilfried Hösl

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2015: SYMPHONIEORCHESTER UND CHOR DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS dirigé par MARISS JANSONS LE 28 MARS 2015 (DVORAK: STABAT MATER)

28 mars 2015, Lucerne © Priska Ketterer
28 mars 2015, Lucerne © Priska Ketterer

C’est traditionnel depuis les temps d’Abbado, Lucerne – Pâques est une étape obligée : il y a quelques années encore, l’ouverture était faite par Abbado et la clôture par Jansons et le Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks qui donnait un grand concert choral et un concert symphonique.
Abbado n’est plus, mais la clôture par les bavarois est toujours un point de référence fixe, même si cette année je n’ai pu assister qu’au concert choral, le Stabat Mater de Dvořák, exécuté à Munich l’avant-veille et dont le concert de Lucerne fait l’objet d’un streaming sur le site de Br-Klassik encore en ligne sur l’URL http://www.br.de/radio/br-klassik/symphonieorchester/audio-video/webconcert-20150328-so-chor-jansons-dvorak-stabat-mater-100.html
Et l’audition en vaut la peine.

Dans une œuvre assez peu connue, mais dans un répertoire que Jansons aime particulièrement, l’expérience de ce concert fut un des moments les plus passionnants de ces derniers mois.

Dans Music as Alchemy: Journeys with Great Conductors and Their Orchestras dont je vous conseille vivement la lecture,  Tom Service, critique du Guardian, suit entre autres Jansons dans les répétitions avec le Royal Concertgebouw du Requiem en si bémol mineur op. 89 (B. 517) de Dvořák. Cette lecture est éclairante pour analyser le travail fait sur cette œuvre antérieure de 14 ans, considérée comme une œuvre de jeunesse, où Dvořák écrit suite au double deuil qui le frappe, la mort de deux enfants en bas âge. L’œuvre n’est pas spectaculaire comme pourront l’être des compositions postérieures, elle est pétrie de religiosité, d’intériorité et de grandeur grave comme les premières mesures le marquent.
Et comme telle, elle convient parfaitement à l’approche très peu expansive de Jansons, qui contraint public, solistes et musiciens à une vraie concentration.
Une amie me disait au sortir du concert qu’elle se demandait comme un être aussi peu médiatique, aussi peu spectaculaire et aussi modeste pouvait déchaîner un tel enthousiasme et surtout, communiquer une telle émotion.

le KKL de Lucerne le 28 mars 2015 © Priska Ketterer
le KKL de Lucerne le 28 mars 2015 © Priska Ketterer

Car ce concert fut un immense moment de musique et d’émotion, où orchestre, chef orgue, solistes et chœur ont montré une communion et une homogénéité d’une qualité exceptionnelle, dans la forme comme sur le fond. Je pense que l’architecture de la salle, inspirée par sa verticalité des grandes cathédrales, favorise la concentration plus que d’autres salles : il y a une disposition dramaturgique très proche de celle des églises musicales du XVIIème et du XVIIIème en Italie, qui a inspiré aussi les salles dites « en boite à chaussure » dont Lucerne est le dernier exemple construit.

Mariss Jansons le 28 mars 2015 © Priska Ketterer
Mariss Jansons le 28 mars 2015 © Priska Ketterer

Ainsi, Jansons choisit d’insister sur la rigueur sans fioritures, en laissant la musique se développer sans rien rajouter qui pourrait être complaisant. C’est un peu paradoxal de parler de hiératisme à propos d’une machine aussi impressionnante qu’un orchestre symphonique et qu’un énorme chœur, mais c’est bien cette grandeur simple qui se dégage d’abord. L’orchestre est totalement engagé,  sans aucune scorie, aves des moments sublimes aux cordes (violoncelles) et aux bois et une notable clarté dans l’expression. Quant au chœur, il est la perfection même tant au niveau de la musicalité, de la sûreté, et de la diction stupéfiante : chaque parole est entendue avec une énergie presque rentrée, comme si l’on était devant un « trou noir » d’une inouïe densité musicale, une charge massive d’émotion qui crée l’intensité. Il se dégage donc de l’ensemble une sorte de force sourde, qui semble née de cette concentration qu’on sent aussi chez les solistes. Ayant eu la chance d’être assez proche de l’orchestre et des solistes, je pouvais lire sur les visages une étonnante concentration pendant toute la première entrée du chœur, avant les l’entrée parties solistes.

© Priska Ketterer
© Priska Ketterer

Chacun était d’ailleurs vraiment magnifique de justesse. La soprano Erin Wall possède une tenue de chant impressionnante, des montées à l’aigu d’une sûreté totale, une expansion vocale étonnante, et un timbre d’une pureté diaphane : son duo avec le ténor Christian Elsner Fac ut portem Christi mortem est un des sommets de la soirée. La mezzo Mihoko Fujimura, au visage grave, très tendu, a ensorcelé par sa voix au volume large, aux graves impressionnants et prodigieuse d’intensité. Qui connaissait cette salle se rappelait de sa Brangäne phénoménale avec Abbado, 11 ans auparavant. Son solo inflammatus et accentus est pure magie.

Mariss Jansons et Christian Elsner © Priska Ketterer
Mariss Jansons et Christian Elsner © Priska Ketterer

Le ténor au physique de Siegfried, Chrisitan Elsner a une voix solide, posée, bien projetée, et même si la personnalité vocale apparaît un peu en retrait par rapport aux autres, il apporte à la partie une sorte de solidité tendre toute particulière qui finit par séduire, quant à la basse Liang Li, dans Fac ut ardeat cor meum il réussit à émouvoir grâce à une voix suave – je sais, l’adjectif est étonnant pour une basse- avec une telle qualité de timbre et une telle douceur dans l’approche que c’est le mot suavité qui me semble effectivement convenir le mieux.
En somme, tous sont à leur place : rarement quatuor de solistes a été aussi homogène et aussi impeccable. Je pense que le rôle du chef a été ici déterminant. Dédié à la musique et jamais à l’effet, d’une incroyable intensité, il impose une religiosité à ce moment, même si on est au concert et pas à l’église : il réussit à inonder la salle de cette douleur simple et terrible qu’évoque le Stabat Mater. Le texte de Jacopo da Todi (XIIIème siècle) s’y prête totalement. Dans une œuvre où les voix sont essentielles (chœur et solistes) peut-être plus qu’ailleurs, il impose aussi la présence de l’orchestre, non comme un accompagnement, mais comme un protagoniste, un personnage supplémentaire, qui est pétri d’âme, car ce que dit Hugo « tout est plein d’âme » est exactement ce que l’auditeur ressent, remué sans doute mais aussi étrangement saisi au fur et à mesure de cet apaisement communicatif et douloureux que procure l’œuvre et qu’offre ici Jansons.
Il y a des moments d’une force rare mais jamais rien d’extérieur, jamais rien d‘expressionniste, mais au contraire une approche plus classique, d’un classicisme rigoureux, de ce classicisme « dorique » comme je l’écris quelquefois, sans volutes, d’une lisibilité totale, une approche toute débarrassée de maniérisme avec le seul souci de la musique dans la mesure où elle vous embrasse totalement et vous transporte. C’est étonnant et c’est prenant. Nous sommes dans une musique de l’élévation.
C’est un des moments les plus forts vécus au concert dans ces dernières années, comparable au War Requiem par le même Jansons et les mêmes forces en 2013. Ce Stabat Mater restera gravé non dans les mémoires, mais dans le cœur et dans l’âme.[wpsr_facebook]

Mariss Jansons © Priska Ketterer
Mariss Jansons © Priska Ketterer

OSTERFESTSPIELE BADEN-BADEN 2015: DER ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 27 MARS 2015 (Dir.mus: Sir Simon RATTLE; Ms en scène: Brigitte FASSBAENDER)

Acte I, un escrimeur et une dame, Magdalena Kožená et Anja Harteros...©Monika Rittershaus
Acte I, un escrimeur et une dame, Magdalena Kožená et Anja Harteros…©Monika Rittershaus

Au sortir de ce Rosenkavalier, je suis très perplexe. Perplexe parce que je me demande s’il fallait réunir tant de grands noms (Rattle, Harteros, Fassbaender, Erich Wonder, Berliner Philharmoniker) pour un résultat aussi pâle ? La déception est grande, malgré une sublime Anja Harteros et des Berliner des grands jours. Mais la direction de Simon Rattle n’est pas toujours convaincante, quant à la mise en scène de Brigitte Fassbaender, elle ne l’est jamais.
C’est d’autant plus décevant qu’on aurait pu attendre de Brigitte Fassbaender un travail à la fois plus précis, plus rigoureux et plus sensible, tant cette chanteuse exceptionnelle a fréquenté dans sa carrière les productions les plus emblématiques de l’œuvre. Mais il ne suffit pas d’être une grande chanteuse pour être metteur en scène.
Depuis qu’elle a arrêté l’opéra, Brigitte Fassbaender se consacre à la mise en scène. On se faisait une joie de voir son travail, et c’était une jolie occasion de lui rendre hommage.
Las, le spectacle de Baden-Baden ne peut fournir cette occasion tellement il est pauvre, désordonné, sans âme et même, terrible à dire, ennuyeux.
D’abord, il n’y a aucune ligne directrice dans ce travail d’actualisation; songez, devant le rideau fermé un masque d’escrimeur éclairé par un projecteur…Octavian au sortir de son entraînement d’escrime va voir sa maîtresse en déshabillé rouge. Son gros sac de sport traîne, il est en Nike ou similaire…

Robe à panier et Vazacchi (debout en rose, en travesti)...©Monika Rittershaus
Robe à panier et Vazacchi (debout en rose, en travesti)…©Monika Rittershaus

Face à lui, la Maréchale au moment de se faire coiffer, revêt une robe à panier et une perruque pseudo XVIIIème ridicule : à bon droit elle peut protester d’avoir été coiffée comme une vieille femme…et dès qu’elle est seule, elle jette robe et perruque pour se retrouver en son naturel XXème siècle
Le chanteur italien (Lawrence Brownlee) est vêtu comme un chanteur de jazz des années Charleston.

Début de l'acte II ©Monika Rittershaus
Début de l’acte II ©Monika Rittershaus

L’intérieur de la maison Faninal n’a rien de ces somptueuses demeures vues dans des milliers de mises en scène. On ne peut reprocher à Madame Fassbaender d’avoir voulu faire autre ou d’essayer de rompre avec la tradition. Mais on se demande où elle veut en venir en montrant  les communs du Palais Faninal, où femmes de ménages et couturières (vêtues XXème siècle) s’affairent autour de la jeune fille (vêtue XVIIIème) :  la rose y est remise, et suprême humour, avec un beau bouquet à Marianne Leitmetzerin.

La peinture des personnages ?

Trio final ©Monika Rittershaus
Trio final ©Monika Rittershaus

Anja Harteros fait ce qu’elle veut et elle a bien raison, Peter Rose aussi, en baron Ochs version cinquante ans qui veut faire trente, et Octavian (Magdalena Kožená) doit faire « homme »: alors il fait « hommasse », fagoté plutôt qu’habillé, dans des attitudes d’une grande vulgarité qui n’ont rien à avoir avec le jeune homme de la pièce de Hofmannsthal. Seul Faninal et Sophie échappent au jeu de massacre, le premier qui est pourtant un sujet qu’on regarde avec ironie dans la pièce, reste ici beaucoup plus distant, et c’est heureux. Quant à la seconde, elle n’existe pas.
Enfin, trois notations « originales » de Madame Fassbaender, pour couronner:
– Leopold, le valet de Ochs se déplace en roller (pourquoi?),
– au lieu du petit serviteur cherchant le mouchoir, la dernière image est Octavian courant vers la Maréchale qui s’éloigne, pour la serrer dans ses bras,
– quant au couple Octavian/Sophie, ils se jettent sur le lit originellement prévu pour Ochs et Mariandl et le rideau de l’alcove se ferme…pour être rouvert avec le couple en ébat quand on déménage la chambre aménagée pour Ochs.
Car cette mise en scène aime aussi les allusions sexuelles plutôt lourdes (voir les sbires de Ochs avec les servantes de Faninal).
Tout cela est plein de bon goût et d’élégance : on peut tout admettre si il y a du sens, mais ici non seulement le livret reste traité tel quel, mais le jeu des personnages  souvent outrancier, n’est qu’une copie exagérée du jeu habituel, dans une sorte d’univers coloré et vaguement circassien. Certes, c’est une farce « Eine Farce » dirait la maréchale, mais sans relief, sans piquant, lourdaude et d’une affligeante fadeur.
Même si la mise en scène de Madame Fassbaender est désordonnée et sans rigueur, on arrive à comprendre qu’elle joue entre l’image habituelle du Rosenkavalier et l’image qu’elle veut en donner, c’est sans doute le sens de ces allers et retours XVIIIème/XXème : on est.. (allez..osons !) à l’époque de Hofmannsthal, qui pourrait aussi être celle de Lulu (mais je m’égare…).
Ainsi le décor à l’économie parce que la production est supportée à 100% par le Festival sans coproducteur, est-il constitué au premier plan de quelques meubles et de projections sur une toile de tulle et, idée lumineuse, les personnages arrivent en apparaissant (latéralement) en arrière plan, puis en second plan, entre des rideaux de tulle, pour arriver enfin sur le plateau.
Tout cela est très mal fait et pour tout dire, sans intérêt.
Arte povera. Idee povere.

Musica ricca ? 
Pour la musique c’est plus complexe, mais là aussi assez décevant. Certes, les Berliner Philharmoniker sont au diapason de leur réputation : le son qui s’échappe de la fosse (quelquefois un peu brumeux vu l’acoustique difficile de cette salle), laisse entendre des choses sublimes, et provoque souvent une sorte d’ivresse, ce sont les bois exceptionnels, d’une perfection à se rouler sur un tapis de roses du paradis (la flûte à la fin !!) ce sont les cuivres, nets, propres, au son plein, ce sont des cordes à se damner (ah, les violoncelles…), bref, l’orchestre est au-delà de l’imaginable.
On ne peut en dire autant de la direction de Sir Simon Rattle. Si elle épouse le son de l’orchestre, si elle en tire le maximum dans certains rares moments plus retenus (comme la fin du premier acte), plus mélancoliques, qui sont à dire vrai phénoménaux d’émotion et réussissent à faire palpiter les cœurs, (mais pas dans le duo de la rose, sans poésie ni magie) elle n’est ni très dynamique, ni très dansante, ni très valseuse et surtout ni très précise.
Jamais on ne “laisse aller  c’est une valse”…Il en résulte des moments sublimes et des moments qui devraient être dynamiques, énergiques et énergétiques, et qui restent ouatés, sans âme, un peu timides et pour tout dire indifférents et vaguement brouillons; seul, le trio final rattrape cette impression d’insatisfaction,  à vrai dire essentiellement grâce à Anja Harteros, et aussi aux deux autres protagonistes, plus irrégulières, mais là enfin saisies par émotion et  sensibilité.

J’ai lu quelque part que cette direction ressemblerait à celle de Carlos Kleiber…je n’ai pas dû être là ces soirs là, et pourtant j’ ai bien vu une douzaine de Rosenkavalier kleibériens, dans les années 80 à 90 jusqu’à ses dernières représentations viennoises. C’est d’ailleurs moins avec Vienne qu’avec l’Opéra de Munich que Kleiber a marqué : il y avait là une énergie phénoménale alliée à une fraîcheur et à une jeunesse toute octavianesques et des moments de lyrisme à vous damner où les larmes coulaient sans qu’on sache pourquoi. C’était vif, charnu, explosif et charmeur, et ça dansait tout le temps et on souriait tout le temps, et le cœur se soulevait tout le temps.
On en est loin, sans qu’évidemment avec un tel orchestre on soit dans la médiocrité, cela reste beau et luxueux, mais sans véritable engagement, et surtout, sans couleur définie, ni animation (au sens d’anima, âme)
Du côté du plateau, c’est tout aussi contrasté : Peter Rose fait son habituel baron, merveilleusement rodé, et en phase juste ce qu’il faut avec la mise en scène car elle charge les choses inutilement (on est loin de l’élégance et de la distance de Harry Kupfer à Salzbourg), mais cela reste sans vraie surprise.
Le chanteur italien, un petit rôle certes, mais tellement symbolique et si important, et surtout si attendu est ce soir Lawrence Brownlee, merveilleux, seul adjectif qui convienne, tant il a le style, et ce je ne sais quoi d’exagéré qui en fait le juste personnage, le peu qu’il chante est un moment suspendu. Vraiment exceptionnel.
Le Faninal de Clemens Unterreiner a cette simplicité qui le rend juste, sans jamais charger le personnage : par la seule diction, par le ton, il est Faninal. Il produit la même impression qu’à Vienne, avec une voix très bien projetée qui réussit à sonner dans le grand hall de Baden-Baden.
L’Annina et Valzacchi travestis (à leur entrée en scène) c’est Stefan Margita, très bon Valzacchi qui est la femme et Annina, Carole Wilson, au physique menu, qui est vêtue en homme. D’où un couple brinqueballant  évidemment désopilant et très réussi malgré la perplexité suscitée par l’idée de mise en scène : mais dans cette scène centrale du premier acte où tant de personnages passent avec une caractérisation instantanée, on doit voir en un éclair qui fait quoi : dans ce maelström, Valzacchi et Annina qui doivent entrer discrètement, se laissent remarquer immédiatement. Mais tous deux sont vraiment d’excellents chanteurs acteurs.

Avec la Marianne Leitmetzerin de Irmgard Vilsmaier les choses se gâtent un peu : l’artiste est plutôt un des bons seconds rôles du marché lyrique. Le problème du début du second acte, c’est le déséquilibre entre cette voix puissante, saine et dardée, et la voix inexistante de Anna Prohaska, on n’entend plus que Madame Vilsmaier, avec des aigus violents, métalliques, qui gâchent tout le début de l’acte et finissent par déranger violemment. C’était à la limite du supportable ce soir.

Duo final ©Monika Rittershaus
Duo final ©Monika Rittershaus

La Sophie d’Anna Prohaska est en revanche une erreur de distribution. On mettait naguère beaucoup d’espoir dans cette voix qui devait, je le rappelle, être la Lulu d’Abbado qui n’a jamais vu le jour. « Les fruits n’ont pas passé la promesse des fleurs » aurait dit Malherbe. La voix est petite, mais ce ne serait pas gênant si elle était projetée, si l’articulation des paroles était claire, si enfin il y avait une présence scénique réelle. Cette Sophie n’existe pas, et reste désespérément pâle. Dans le vaisseau de Baden-Baden, elle reste toute perdue. À la place d’Octavian, au dernier moment, je serais volontiers retourné avec la Maréchale…
L’Octavian de Magdalena Kožená a justement la voix bien présente, et bien posée. Comme dans sa Carmen, elle surprend par le volume et un certain relief, mais deux éléments m’ont profondément gêné, qui sont liés : d’une part la vulgarité de l’interprétation scénique, due sans doute aux intentions de Madame Fassbaender : aucune élégance, aucun raffinement, une vision volontairement un peu brute, comme un Cherubino mal élevé et sans charme et d’autre part l’absence de « style » dans la manière de chanter, la manière de dire, l’absence de ton ou d’accents qui font qu’on n’est jamais vraiment ému par le personnage : le duo de la rose ne m’a pas paru vocalement en place (au moins à la première) , et de plus il ne dégageait rien : entre une Sophie toute concentrée sur ses paroles et son chant, qui en oubliait la musique, et un Octavian peu convaincu, et donc peu convaincant, on chercherait en vain la poésie et la magie, d’autant que ce n’est pas le dynamisme de la fosse plutôt terne à ce moment qui pouvait soutenir l’ensemble.
Reste Anna Harteros, qui a elle seule valait le voyage, comme elle le vaudra à Paris la saison prochaine et à Munich (avec Petrenko) en juillet 2016.
D’abord, elle est complètement le personnage, beaucoup plus vrai, beaucoup moins joué que les deux autres protagonistes. Elle est cette femme encore jeune, encore vive, encore pleine de désir qui se rend compte l’espace d’un instant que la fin de cet heureux temps est proche : la manière dont elle sait se mouvoir dans son déshabillé rouge, la justesse de ce costume (il en faut un au moins) qui la pose immédiatement dans la maturité assumée d’une femme encore jeune en font un personnage qui tranche vraiment avec les autres. Mais elle a aussi ce que les deux autres n’ont pas: le ton juste, l’élégance du phrasé, la netteté de la parole, la fluidité du jeu et du discours (au premier acte mais aussi au troisième, avec Ochs). Son monologue du premier acte est criant de vérité et d’émotion, mais en même temps de fraîcheur. Dans un autre style, elle fait irrésistiblement penser à Gwyneth Jones, qui savait manier avec naturel le geste et la parole, qui savait trouver des accents (de vrais accents que l’Octavian et la Sophie du jour cherchent encore), qui savait émouvoir en somme, parce qu’elle savait évoquer un univers, dessiner une situation. On peut dire la même chose d’Anja Harteros, qui en plus a une ligne de chant, un contrôle sur la voix, une homogénéité vocale incroyables. Son trio final est époustouflant. Elle renvoie les autres maréchales, crémeuses ou non, à leur chères études. Elle est sans contredit la grande maréchale de ce temps, comme ont pu l’être à leur époque les Schwartzkopf, les Crespin, les Janowitz ou les Jones. Car elle a cette vitalité intérieure, cette vérité, cette crudité même (tout en restant d’une rare élégance) et elle est irréprochable musicalement et d’une rare intensité. Elle tranchait tellement ce soir qu’on avait une symphonie en maréchale majeure. À Dresde, en décembre dernier, il y avait un trio, et un chef (malgré mes réserves bien connues sur Thielemann). À Baden-Baden, il y a une Maréchale et un orchestre, ce qui ne fait pas un Rosenkavalier.[wpsr_facebook]

La présentation de la rose © Monika Rittershaus
La présentation de la rose © Monika Rittershaus

 

 

 

OPERA NATIONAL DE LYON 2014-2015: LE JARDIN ENGLOUTI (SUNKEN GARDEN) de Michel VAN DER AA (Dir.mus: Etienne SIEBENS; Ms en scène et film: Michel VAN DER AA)

Un Eden infernal ©Michel Cavalca
Un Eden infernal ©Michel Cavalca

Troisième production de ce Festival, Le jardin englouti (Sunken Garden), une création de Michel Van der Aa, en coproduction avec l’ENO qui l’a créé en 2013 au Barbican Center a été présentée le 15 mars dernier. Une production externalisée au TNP de Villeurbanne, pour des raisons techniques évidentes, l’alternance serrée créant des problèmes difficiles de mise en place. C’est sans doute de cette création que part l’idée de la thématique des « jardins mystérieux » qui illustre le festival cette année.

Voilà une proposition ailleurs au propre et au figuré, qui va emmener le spectateur dans un autre univers et musical et imaginaire. Cette dernière est-elle motivée par un projet strictement musical ? Préfigure-t-elle de futures retransmissions du MET ou d’ailleurs en 3D ? Est-elle un essai de performance technique mêlant virtuel et réel, dans l’image comme dans le son ?

Le jardin englouti ©Michel Cavalca
Le jardin englouti ©Michel Cavalca

Elle est tout cela à la fois, avec les qualités et les défauts du théâtre musical, aux livrets abscons, sans vraie dramaturgie : il faut attendre que le héros passe la porte sous l’autoroute pour qu’en enfilant les lunettes 3D on trouve un intérêt renouvelé à cette histoire d’exploration d’une sorte de quatrième dimension, antichambre du paradis, dont on ne revient pas, où ceux qui y séjournent fournissent en fait la vie et l’immortalité à une héroïne sorte de mante religieuse ou moustique géant comme le suggère une image qui va se nourrir de ces corps, sucer leur sang  pour rester immortelle. Tout commence comme un thriller avec une histoire d’enlèvement et de disparus, et finit comme un conte de fées à la mode où le héros entre pour se sauver dans le corps de l’héroïne pour survivre, et finit héroïne femme dans un corps d’homme pour illustrer les thèmes à la mode de la théorie du genre.

On y retrouve d’ailleurs le trio orphique avec une méchante (Zenna Briggs) sorte de déesse des Enfers new look, mais Amour (Iris Marinus) et Orphée (Toby Kramer) sont là, et le jardin englouti pourrait bien être ces enfers d’où on ne peut remonter…sauf à risquer son genre. On y retrouve aussi mais en 3D, les personnes enlevées comme Simon Vines ou Amber Jacquemain, et les personnages réels dialoguent et chantent avec les personnages virtuels, en des ensembles techniquement réglés au millimètre et hallucinants de vérité, il faut bien le dire.
Dans une structure métallique où sont projetés des décors très réalistes, puis qui explose pour laisser la place à ce jardin fabuleux où l’on se promène, recevant les branches sous le nez ou des gouttes d’eau qui nous explosent au visage, tout cela est impressionnant, divertissant, techniquement phénoménal. Est-ce pour autant vraiment passionnant ? L’avenir de l’œuvre nous le dira, mais j’ai mes doutes.
Pourtant, d’un strict point de vue technique, l’entreprise est remarquable. Remarquable pour la précision du chef et de l’orchestre, qui doivent compter avec la musique enregistrée, remarquable pour les chanteurs, qui doivent chanter avec des voix enregistrées de personnages virtuels avec qui ils chantent et avec qui ils sont en représentation, remarquable enfin pour les effets 3D. On sort de ce spectacle à la fois réservé sur l’entreprise musicale, et enthousiaste pour la réussite et la précision de toute l’entreprise.
C’est sans doute qu’il faut recevoir l’œuvre dans sa globalité : penser « musique », puis « mise en scène » puis « technique » est sans doute une erreur car les choses sont imbriquées et inséparables. On peut difficilement imaginer une exécution concertante d’un tel travail, c’est même totalement inenvisageable.

Roderick Williams, Claron Mc Fadden, Katherine Manley ©Michel Cavalca
Roderick Williams, Claron Mc Fadden, Katherine Manley ©Michel Cavalca

Deux parties à cette œuvre, une première partie plus traditionnelle et théâtrale où ce qui se déroule sur scène dialogue avec des évocations par le film (interviews par exemple des proches des personnes disparues) et par la recherche du héros Toby Kramer, lui-même vidéaste. La deuxième partie bascule dans un virtuel qui, il faut bien le dire, fascine. Les prestations des chanteurs sont de très bon niveau : ils défendent le propos avec bonheur, Roderick Williams (Toby Krämer) est peut-être un peu inférieur aux deux femmes. Claron Mc Fadden (Iris Marinus) et Katherine Manley (Zenna Briggs) sont tendues, dramatiques, très présentes en scène, et leur précision dans le chant, nécessaire pour chanter ensemble avec les personnages virtuels, répond à celle de l’orchestre excellent (une petite formation d’une vingtaine de musiciens) dirigée par Etienne Siebens qui doit lui aussi compter avec les interventions virtuelles des voix et de l’orchestre pour lesquelles une erreur de tempo compromettrait lourdement les effets musicaux. Au total, une expérience, une voie nouvelle, une sorte de Gesamtkunstwerk à la mode du XXIème siècle qu’il faut accepter sans barguigner dans sa globalité.

L'enchantement se perturbe ©Michel Cavalca
L’enchantement se perturbe ©Michel Cavalca

Ainsi ce Festival 2015 offre trois productions très différentes dans leur inspiration, musicalement toutes remarquables : Die Gezeichneten, production de haut niveau, assez classique dans son propos, de David Bösch, une proposition plus « Regietheater » de David Marton, qui ose s’attaquer à l’intégrité de la musique pour donner du sens à la scène, Orfeo ed Euridice et cette voie nouvelle et exploratoire que constitue Sunken Garden : à entendre autour de moi les appréciations d’amis spectateurs, tous les spectacles ont marqué les esprits, de manière diversifiée mais illustrent encore une fois l’intelligence d’une programmation qu’on voit rarement aussi cohérente et aussi foisonnante.
SI le Festival 2015 a vécu, vive le Festival 2016 « Pour l’humanité » , qui va nous ouvrir à des découvertes ou des raretés : La Juive (de J.F Halévy, ms en scène Olivier Py) Benjamin dernière nuit, sur Walter Benjamin (Livret de Régis Debray et musique de Michel Tabachnik), L’Empereur d’Atlantis (V.Uhlmann, Ms en scène Richard Brunel) au TNP et Brundibár (Hans Krasa, Ms en scène Jeanne Candel) au théâtre de la Croix Rousse. [wpsr_facebook]

Le jardin s'engloutit ©Michel Cavalca
Le jardin s’engloutit ©Michel Cavalca

METROPOLITAN OPERA 2014-2015: MANON de Jules MASSENET le 21 MARS 2015 (Dir.mus: Emmanuel VILLAUME, Ms en scène: Laurent PELLY)

Manon Acte I ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Manon Acte I ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Avouons le, Manon de Massenet n’est pas l’un de mes opéras de l’île déserte. Mais étant sur place, j’ai voulu en profiter pour voir cette représentation coincée à 12h30 entre l’Ernani de la veille et les Contes d’Hoffmann du jour, dirigés par James Levine.
Et j’ai été bien inspiré car ce fut une belle et grande représentation.
Les matinées du samedi au MET ont un public fait de très jeunes et de très vieux, très typé, très aidé par le personnel de salle, toujours nombreux et sympathique, il y a une vraie ambiance, sympathique au demeurant. Le MET n’est pas un théâtre snob, ou très chic et très habillé ; le public y est spontané et chaleureux, même si à la différence de Munich, il ne s’attarde jamais au baisser de rideau final, mais réserve ses applaudissements les plus chaleureux durant la représentation, quelquefois à scène ouverte pour un décor, quelquefois même saluant l’entrée d’un chanteur. Bref, chaque théâtre a ses habitudes et j’aime bien cette ambiance, les bousculades à la MET Shop pour acheter les produits dérivés multiples, et même des variations sur les costumes de scène. Il y a avait vraiment beaucoup de monde en ce samedi midi.

Cours la Reine (Diana Damrau)  ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Cours la Reine (Diana Damrau) ©Ken Howard/Metropolitan Opera

La production est bien connue, c’est celle de Laurent Pelly qu’on a vue à la Scala notamment en 2012 (voir mon compte rendu d’alors http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=3580). J’avais été assez sévère avec la mise en scène de Laurent Pelly. À distance, je le suis un peu moins, à moins que l’excellence musicale n’ait adouci mon jugement. Ce n’est pas un des travaux de référence de Pelly, mais il y a tout de même une distance assez ironique, une peinture des personnages, notamment secondaires, plutôt sarcastique (excellent Christophe Mortagne dans Guillot de Morfontaine), sans illusion, avec des moments réussis (le premier acte, très bien réglé, l’hôtel de Transylvanie, très acrobatique dans un espace relativement réduit), d’autres moins (Le Cours la Reine, malgré de jolis mouvements du chœur d’homme devant Manon), une vision plus évocatoire que réaliste, projetée au XIXème à l’époque de Massenet, dans une « belle » époque, bien décadente comme le XVIIIème de Prévost. Massenet stylise moins l’histoire que Puccini, rentre plus dans le détail, est moins elliptique, et s’intéresse beaucoup aux personnages secondaires qui gravitent autour le l’héroïne, Lescaut, le père Des Grieux, les chœur des femmes à Saint Sulpice, ou bien sûr Brétigny et Morfontaine, personnage ridicule, comique et fort dangereux à qui Manon devra sa ruine. Au total j’ai plus accroché à Pelly cette fois qu’il y a trois ans à Milan.
Mais c’est bien plus les aspects musicaux que j’ai trouvés ici très convaincants, à commencer par la direction musicale d’Emmanuel Villaume. Je sais depuis longtemps que c’est un chef intéressant, j’ai par exemple écouté son dernier enregistrement de Iolanta de Tchaïkovski avec Anna Netrebko et j’en conseille vivement l’achat aux mélomanes. Sa direction est vraiment étonnante de couleur, de tension, de vivacité, de poésie.
Ici, dès le prélude, cette musique souvent raillée par un snobisme de mélomane germanophile est prise ici au sérieux, avec sa générosité, son éclat, la luxuriance de ses détails ; ce qui me frappe dans la direction de Villaume c’est la luminosité d’une direction qui jamais ne relâche la tension, qui accompagne le plateau, qui sait exprimer la situation avec le pathos voulu, mais sans être démonstrative ni vulgaire, c’est au contraire d’une rare élégance.
Mais ce qui frappe plus qui comme moi n’est pas trop proche de cette musique (j’aime beaucoup Werther, Don Quichotte, mais le reste moins), c’est qu’il révèle des multiples détails de la partition, et il en ressort une richesse inattendue. Je sais que les lecteurs amateurs de Massenet ne vont trouver là rien que très normal, mais jamais quelqu’un n’avait autant focalisé mon attention sur les raffinements de cette musique, et sur les multiples signes qui nous invitent à une audition débarrassée des idées préconçues. Grâce à la direction d’Emmanuel Villaume, je vais essayer de me plonger de manière plus attentive sur cet univers que je trouvais vaguement ennuyeux. Ici je ne me suis pas ennuyé une seconde à l’écoute de l’orchestre, avec des sommets (l’acte de Saint Sulpice, bien entendu, mais aussi le deuxième acte, très tendu, très senti) et de très beaux moments (le dernier acte).

Christophe Mortagne (Guillot de Morfontaine)  ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Christophe Mortagne (Guillot de Morfontaine) ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Il est vrai qu’il est servi par une distribution remarquable, avec des rôles de second plan très bien tenus, j’ai parlé du Guillot de Morfontaine désopilant et plein de relief de Christophe Mortagne qui obtient un grand succès mérité, Nicolas Testé en père noble qui rappelle Germont est aussi remarquable. On est d’ailleurs frappé dans la scène de l’hôtel de Transylvanie par le souvenir qu’a Massenet de la fête chez Flora à l’acte II de la Traviata. Russell Braun est un bon Lescaut (il l’était aussi à la Scala), tandis que le Brétigny de Dwayne Croft est un peu plus pâlichon. Chœur et ballet sont impeccables, les mouvements du chœur sont très bien réglés.
Quant au couple Manon-Des Grieux, qui malgré tout et surtout l’apparente importance laissée aux personnages secondaires, fait tout l’opéra, c’est Diana Damrau et Vittorio Grigolo. Les écarts stylistiques de Grigolo auxquels il nous a habitués et sa totale étrangeté à un style aussi contrôlé que le style français laissait craindre quelques bizarreries. Une seule, mais de taille, le long cri animal qui clôt l’opéra à la mort de Manon qui sonne Mascagni ou Leoncavallo, mais pas vraiment Massenet.

Car Grigolo a (un peu) tendance à rendre son chant un peu vériste. Mais soyons honnêtes et reconnaissons que son Des Grieux est bien plus contrôlé et bien plus émouvant que ce à quoi je m’attendais. Une diction impeccable, malgré un léger accent, une frâicheur, une spontanéité, une jeunesse dans le personnage qu’on n’avait pas vue depuis très longtemps, et sur les aspects strictement techniques, un style amélioré, un effort net pour dompter la voix, pour maîtriser des mezze voci, des notes filées, pour contrôler la parole, le tout couronné à la fois par une puissance vocale marquée, et par un timbre lumineux et chaleureux. Moi qui ai toujours eu des réserves sur ce chanteur, je l’ai trouvé ici convaincant voire émouvant. Son Des Grieux est une réussite, même si il nous a encore gratifiés de saluts bondissant, à genoux bras écartés attrapant les bravos comme autant de bouquets lancés. Pour cette fois, il lui sera beaucoup pardonné.

Scène de Saint Sulpice (final)  ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Scène de Saint Sulpice (final) ©Ken Howard/Metropolitan Opera

Quant à Diana Damrau, qui m’a émerveillé dans Lucia di Lammermoor il y a un mois à Munich, elle est dans Manon évidemment remarquable de style, de technique et d’engagement scénique : elle est vraiment naturelle et spontanée, aussi bien en petite ado un peu perverse (Acte I) qu’en femme plus mûre et arrivée (acte III) ou qu’en amoureuse éperdue (acte III toujours, à Saint Sulpice). Quelques problèmes de diction cependant pour mon goût : on ne comprend pas tout, en tous cas moins qu’en italien aussi bien dans Traviata que dans Lucia. Il reste que la prestation, sans être équivalente au sommet atteint par sa Lucia est très émouvante, très engagée et forme avec Grigolo un beau couple, très crédible et naturellement fort musical. Ils ont obtenu un triomphe mérité, comme l’ensemble de la production, qui m’a rapproché (un peu) de cette musique qui ne m’émeut pas en général.
Tout de même, dans quel théâtre du jour au lendemain peut-on voir et entendre des prestations d’un tel niveau dans des répertoires si divers. C’est bien là le caractère exceptionnel du MET, Disneyland lyrique, comme disent certains, mais pour ma part j’aime et j’ai toujours aimé et Disney et Disneyland, et surtout les attractions de ce niveau qui, elles, ne mentent pas. Je n’ai pas boudé mon plaisir et j’en suis fort satisfait.[wpsr_facebook]

Hôtel de Transylvanie (Diana Damrau)  ©Ken Howard/Metropolitan Opera
Hôtel de Transylvanie (Diana Damrau) ©Ken Howard/Metropolitan Opera

METROPOLITAN OPERA NEW YORK 2014-2015: ERNANI de Giuseppe VERDI le 20 MARS 2015 (Dir.mus: James LEVINE; Ms en scène: Pier Luigi SAMARITANI) avec Placido DOMINGO

Errani Acte III © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Errani Acte III © Marty Sohl/Metropolitan Opera

J’aime beaucoup Ernani parce que l’opéra a presque la folie de la pièce originale, parce que Hugo et Verdi savent les secrets du mélodrame, grands sentiments, moins grands principes. J’aime aussi parce que c’est l’un des opéras où l’art du chant est à son sommet, notamment pour le soprano qui a l’un des airs les plus difficiles du répertoire à chanter, et pour le chœur qui chante l’un des chœurs les plus célèbres de Verdi, pour le ténor dont le cœur balance entre héroïsme verdien et belcanto donizettien, pour le baryton qui trouve là l’un des premiers grands rôles de baryton verdien (et Verdi a donné ses lettres de noblesse à la voix de baryton) pour la basse qui trouve là aussi l’un des tous premiers grands rôles de basse mal aimée, anticipant Philippe II, et j’aime cette musique qui exalte la mélodie, sans tout à fait renoncer à oumpapa. Bref, j’aime ce « jeune » Verdi (il a quand même 31 ans) de 1844, qui plus qu’un autre titre, annonce le grand Verdi.
Et pourtant, j’ai vu très peu d’Ernani dans ma vie. Pas à Paris bien sûr, où je ne suis pas sûr qu’il ait jamais été représenté (quelle pitié que d’afficher des Traviata à répétition sans jamais avoir eu l’idée de programmer un titre ô combien lié à notre répertoire national, à notre histoire culturelle nationale).

En fait cette représentation d’Ernani est la troisième de ma vie de mélomane. J’ai vu à la Scala deux fois la production de Ernani de 1982, dans la mise en scène de Luca Ronconi (une des rares productions qu’il n’ait pas réussi), avec Placido Domingo (Ernani), Renato Bruson (Carlo), Nicolaï Ghiaurov (Silva) et Mirella Freni (Elvira) dans l’un des rares rôles qui ne lui allaient pas tout à fait, le tout dirigé par Riccardo Muti à une époque où son Verdi n’était pas anesthésié. J’ai vu aussi de cette production la distribution B : Lando Bartolini, Antonio Salvadori, Giorgio Surjan, Aprile Millo dirigés par Edoardo Müller (à l’époque d’ailleurs, vous réserviez pour la distribution A et vous arriviez à Milan en voyant affichée la distribution B, pour le même prix…c’était la Scala des bonnes années).
C’est dire ma joie de retrouver cette œuvre à New York, dirigée par James Levine qui depuis les années 70 est l’un des grands verdiens de notre époque avec des enregistrements splendides (I Vespri Siciliani par exemple) et qui reste une référence pour ce répertoire, dans une distribution qui compte les meilleurs chanteurs du jour pour Verdi, et surtout ce type de Verdi, et de retrouver Placido Domingo dans une œuvre où je l’avais entendu 33 ans avant (même si le rôle n’est pas le même…).

Il bandito (Acte I) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Il bandito (Acte I) Francesco Meli© Marty Sohl/Metropolitan Opera

Bien sûr, il y a la mise en scène…dont c’est la 95ème représentation au MET dans une production dont la première remonte à 1983. Vu la production, elle eût pu remonter à 1970 ou 1958…on a presque perdu l’habitude de ces couleurs, de ces beaux costumes chamarrés et interchangeables, de ces mouvements ridicules, de cette poussière ambiante où les chanteurs peuvent librement mettre la main sur le cœur écarter les bras et monter et descendre les marches de gigantesques escaliers qui sont la manière de scander l’espace d’un acte à l’autre (sauf le tableau 2 de l’acte I), et qui rappellent les escaliers fameux de Josef Svoboda, le maître décorateur des années 70.
Décorateur et Metteur en scène ( ?), Pier Luigi Samaritani est un très bon décorateur à qui Paris (Garnier) doit les décors de La Bohème dans la belle mise en scène de Gian Carlo Menotti (1974), et un piètre metteur en scène à qui Paris doit Werther (1984) et Madama Butterfly (1983) .
Ce soir à New York, on y trouve les habituels poncifs de l’opéra sur scène, qui font sourire à force d’être ridicules ou surannés. Il n’y a rien à dire sur cette production, qui ravira ceux qui pensent que l’opéra c’est seulement du chant et des beaux costumes, mais qui laisse pensif quand à l’avenir du genre…

Elvira dans ses coussins © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Elvira dans ses coussins © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il faut donc se rabattre sur la musique, car ce soir c’est vraiment la seule chose intéressante, voire passionnante et c’est d’ailleurs pourquoi j’ai traversé l’océan.
James Levine reprend donc une production qu’il a créée dont la dernière reprise remonte à 2012 (déjà avec Angela Meade) sous la direction de Marco Armiliato.
Dès le prologue, on entend son Verdi coloré, tendu, dans une lecture d’une incroyable clarté, qui exalte notamment les bois, et qui rend à Verdi sa pulsion, il y a là du rythme, de la dynamique, et une attention particulière aux chanteurs qu’il ne couvre jamais. On peut cependant regretter que l’orchestre ne soit pas aussi explosif qu’on souhaiterait, James Levine le retient un peu, comme il retient le chœur dans le fameux Si ridesti il leon di Castiglia qui n’a pas l’éclat habituel qui fait exploser le public. Il reste que ce Verdi là, on n’a plus l’habitude de l’entendre aujourd’hui et que James Levine sait à la fois mettre en valeur la mélodie, le tissu de la partition qu’il révèle en profondeur et sait donner à son Verdi une luminosité qu’on avait oublié. On est à l’opposé du Verdi sous verre, snob et distancié qu’on nous assène depuis des années. Enfin, ça vit, ça pleure, ça tremble. À ce titre le trio Ernani/Elvira/Carlo du 1er acte Tu se’ Ernani!… mel dice lo sdegno, un des moments qui me remplissent de cette joie et de cette palpitation si particulières aux grands moments verdiens (j’en ai encore les larmes aux yeux en y pensant) est ici exécuté avec la dynamique et le rythme, la vivacité, l’énergie incroyables qu’on attendrait toujours et dont on rêve toujours pour Verdi. Grandiose.

Angela Meade (Elvira) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Angela Meade (Elvira) © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Il est servi par un quatuor de référence. Je n’avais jamais entendu Angela Meade dont on me disait grand bien. La voix est grande, les aigus sont sûrs et la diction impeccable comme souvent chez les américains : dès le récitatif du premier air, le très redouté et souvent raté Ernani Ernani involami qui demande un très grand contrôle sur la voix, la messe est dite. Il y a dans cet air de quoi désespérer le soprano moyen, scalette, aigus et suraigus, filati, trilles. Mais madame Meade n’est pas un soprano moyen, elle est une magnifique voix verdienne, et la cabalette le confirme : nous y sommes…c’est si rare aujourd’hui d’avoir un soprano qui a à la fois la technique, l’intensité, les aigus, le contrôle, et la puissance qu’on ne peut que saluer la performance dans son ensemble. Certes madame Meade est un soprano scéniquement à l’ancienne, qui n’a pas l’agilité physique à laquelle nous sommes désormais habitués mais qui a en revanche une voix à laquelle nous ne sommes plus habitués. Ce soir, c’est un Verdi à l’ancienne, mais qui nous renvoie à un vert paradis qu’on croyait à jamais disparu : Carlo Bergonzi et Leontyne Price ne sont pas très loin et si on les voyait surgir, on ne serait pas plus surpris…

Carlo (Placido Domingo) © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Carlo (Placido Domingo) © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Et Placido ? quand il rentre en scène affublé d’une perruque un peu ridicule sensée en faire un jeune Carlo, une voix du fond de salle crie bravo. Ce soir, il est dans une grande forme, bien plus que pour son Trouvère salzbourgeois et le rôle qu’il chante pour la première fois lui va mieux car  moins exposé. Bien sûr c’est un ténor qui chante et entre Meli et lui c’est une rivalité de ténors, un jeune et un ancien…mais à vrai dire le timbre est tellement séduisant, tellement clair, tellement jeune, tellement incroyable qu’on reste éberlué. Certes, notre Placido sait à merveille masquer les inévitables petits problèmes, mais dans son air de l’acte III Oh de’ verd’anni miei, on reste interdit devant la tenue, devant le style, devant l’endurance de cette voix, même si les aigus sont descendus d’un demi ton au moins. Peu importe, parce qu’il y a là quelque chose de supérieur qui est une sorte de jeunesse de l’âme, de générosité, de grandeur à peu près uniques. certains ironisent sur le fait que Placido ne puisse s’arrêter, mais ces restes ( ?) d’une période et d’un style aujourd’hui disparus, ce timbre encore unique sont miraculeux, et sont une vraie leçon de vie et d’intelligence. Encore de quoi alimenter les émotions.

Silva (Dmitry Belosselskyi)© Marty Sohl/Metropolitan Opera
Silva (Dmitry Belosselskyi)© Marty Sohl/Metropolitan Opera

Dmitri Belosselskyi est Silva, cette voix encore jeune de basse chante le vieillard, quand Placido chante le jeune Carlo. Ce sont les paradoxes de l’opéra qu’on a pu relever ailleurs, par exemple quand la sexagénaire Freni chantait une Mimi encore pleine de fraîcheur et de jeunesse. Son Silva est noble, sombre mais pas noir. Après tout, dans cette œuvre où chacun des protagonistes fait des serments de gascon, il est le seul qui tienne parole, même si c’est aux dépens du héros. Il fait partie de ces personnages de Verdi qui gardent toujours une certaine grandeur même s’ils ont le mauvais rôle. On le voit lorsqu’il accueille et donne l’hospitalité à l’acte II à Ernani dissimulé sous un manteau de voyageur errant. Belosselskyi, que j’ai rarement entendu, a du style, la voix a du relief , de la présence et il campe un personnage crédible, non dénué d’authenticité et d’humanité.

Francesco meli (Ernani) Acte I © Marty Sohl/Metropolitan Opera
Francesco meli (Ernani) Acte I © Marty Sohl/Metropolitan Opera

Francesco Meli est Ernani. Plus j’écoute ce chanteur et plus je le trouve intéressant voire passionnant. D’abord la voix est magnifiquement claire et lumineuse, un vrai soleil que cette voix typiquement italienne et ce timbre qu’on trouvait il y a des décennies chez les ténors hispaniques qui fait penser à Aragall, voire Carreras, mais avec un contrôle et un soin de la diction et de la parole qu’on trouvait chez Kraus. Que de références élogieuses dira-t-on…certes, mais il y a peu de ténors qui affrontent les rôles avec une simplicité et une honnêteté notables sans être des histrions. C’est ce qui me frappe dans sa manière de chanter, directe, naturelle et pourtant si travaillée. Enfin un ténor qui a une voix naturelle et qui sait ammorbidire, adoucir, qui sait contrôler de manière intelligente. Certes, il y a encore un problème qu’on avait déjà remarqué dans les parties un peu plus héroïques et les notes très hautes : il y arrive, mais la gorge se serre un peu. Il sait que là est son talon d’Achille, il est encore jeune et cela se travaille, pourvu qu’en gagnant là il ne perde pas ce qui fait son prix, qui est ce style typiquement belcantiste qui manque à tant de ténors verdiens. Alors qu’un Alvarez ne m’a jamais ni remué, ni ému, ni impressionné, le chant et le style de Francesco Meli m’émeuvent parce que c’est senti, c’est vécu et que sans en faire des tonnes sur scène (ce n’est pas un acteur né) il a une vraie présence. On est loin des folies glamour d’autres ténors vedettes, mais on est près du vrai, près du cœur et c’est l’essentiel.
On aura compris qu’enfin on a tous vibré à ce Verdi là, même dans un décor d’un autre âge et dans une non mise en scène, mais dans mon trépied lyrique, si deux des composantes fonctionnent parmi musique, chant et mise en scène, alors le trépied tient. Ici, prima la musica qui a été plus que grande. On ne peut d’ailleurs que regretter que le MET Live in HD ne le retransmette pas tant cette soirée fut marquante.
Rien que pour cet Ernani, je ne regrette pas d’avoir traversé l’océan…Cela se joue jusqu’en avril. Si vous avez prévu un voyage à New York, allez-y, on trouve toujours des places au MET, et à la dernière heure elles valent 30 à 40% moins cher.
Ce fut une vraie leçon de vie, une vraie leçon de Verdi, une vraie leçon d’opéra.
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Silva (Dmitry Belosselskyi) et Ernani (Francesco Meli)© Marty Sohl/Metropolitan Opera
Silva (Dmitry Belosselskyi) et Ernani (Francesco Meli)© Marty Sohl/Metropolitan Opera

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: ORFEO ED EURIDICE, de C.W.GLUCK le 14 MARS 2015 (Dir.mus: Enrico ONOFRI; Ms en scène: David MARTON)

Espace rêvé, espace littéraire © Stofleth
Espace rêvé, espace littéraire © Stofleth

Cette production d’Orphée et Eurydice (en réalité Orfeo ed Euridice puisque c’est la version originale sur le livret de Calzabigi qui a été choisie) a été huée par une partie du public. C’est souvent un bon signe, cela signifie que quelque chose s’est passé.
De fait, le metteur en scène David Marton a décidé de proposer une vraie dramaturgie pour une œuvre qui n’en a pas, une œuvre pain béni pour les non-metteurs en scène qui la plupart du temps se contentent d’illustrer de manière « jolie » cette histoire pourtant cruelle dont le « happy end » convenu constitue une contradiction avec le mythe originel. Je me souviens de la production d’Ivan Alexandre avec Marc Minkowski, qui était de ce type.
Marton va très loin, aux frontières du musicalement correct : bruit obsédant de la machine à écrire qui « perturbe » la musique, transistor grésillant faisant entendre la musique de Gluck sur laquelle le vieil Morphée chante un peu au début, et surtout deux Orphée se partageant la partition en alternance selon les paroles qu’ils prononcent : un Orphée, vieillard à la veille de la mort, inconsolé et transfigurant sans cesse par l’écriture le drame de sa vie, chanté par une basse (Victor von Halem) et son double fantasmatique jeune, chanté par un contre-ténor (Christopher Ainslie).
Il fallait oser.
Il fallait oser si ce travail construisait un sens. Et David Marton plutôt que de se confronter à une non-dramaturgie, revient au mythe, à sa signification littéraire et artistique, et à la question même du drame musical comme permanent retour au mythe d’Orphée, le chant et la musique ayant pour fonction d’enchanter le monde. Il se souvient que l’Orfeo de Monteverdi et que l’Euridice de Caccini sont parmi les premiers jalons du parcours de l’opéra dans l’histoire.
Orphée, c’est le mythe même de l’opéra.
Pour comprendre ce qui est représenté, il faut d’abord retourner à la poésie, Rilke bien sûr, mais surtout Apollinaire et à La chanson du mal aimé, marquée par la figure d’Orphée :

Mais en vérité je l’attends
Avec mon coeur avec mon âme
Et sur le pont des Reviens-t’en
Si jamais revient cette femme
Je lui dirai Je suis content

 Guillaume Apollinaire, La Chanson du mal aimé (extrait)

L’impossibilité de la consolation, et l’écriture comme mouvement pour retrouver l’être aimé et les sensations perdues, nous portent bien sûr au seuil de Proust. Si l’on ne perçoit pas cette charge littéraire, marquée de manière obsessionnelle par le cliquetis de la machine à écrire, tout le sens de ce travail échappe.

Ce travail profondément inscrit dans le littéraire possède une force qui finit par dépasser la musique même : en fait David Marton essaie de répondre au débat de Capriccio qu’il mit en scène naguère à Lyon, prima la musica ou prima le parole…en le poursuivant dans le travail sur une œuvre référentielle, et pour le genre opéra, et pour le mythe, et pour la poésie.
Tout commence donc par une machine à écrire, celle d’Orphée fait défiler un texte sur l’écran du fond, un texte extrait d’une nouvelle d’une trentaine de pages de Samuel Beckett, Le Calmant (Nouvelles et textes pour rien, Ed.de Minuit, 1945). En allant lire le texte – ce qui motive mon retard à faire paraître le présent compte rendu – on relève d’abord la question de la mort, la décadence psychique, l’errance sans le sens. Le sujet en est un retour à la survie, plus que la vie, un parcours erratique à la Joyce et un regard sur le monde d’un vieillard qui parcourt des paysages urbains hostiles et croise d’étranges figures, un voyage entre deux, qui tient du rêve, avec ses mouvements à sauts et à gambades, et en même temps un retour à l’enfance avec ses refrains, ses contes, ses mystères et ses rencontres.

C’est là l’espace « réel » de la mise en scène et du récit qui nous est raconté : le texte de Beckett inspire sans doute le décor, une cabane abandonnée, un buisson décharné, une table laissée à l’abandon avec ses reliques (la table du mariage laissée telle quelle) une lande, et le théâtre, apparent, ses grils, ses murs nus, un espace beckettien en somme où l’on pourrait voir surgir Minnie, Vladimir ou Estragon.
Ce personnage central est un vieillard, cheveux longs et blancs, barbe, une figure de prophète car c’est bien une parole qui s’échappe de ce bruit lancinant de machine à écrire : c’est Orphée, vieilli, qui a sans doute passé sa vie à raconter la même histoire, à la chanter au monde, à la chanter au désert, une histoire obsessionnelle « notre Orphée », écrivent David Marton et Barbara Engelhardt sa dramaturge, «cherche par la poésie à fuir le vide laissé par la perte, mais avec une machine à écrire au lieu d’une lyre ».

Fantômes ou mariées..obsession © Stofleth
Fantômes ou mariées..obsession © Stofleth

Ce que va nous montrer Marton, c’est la dernière page d’un récit poétique qui va défiler une dernière fois et qui va remplir la scène, comme si nous regardions un spectacle à quatre dimensions, où hic et nunc ce vieillard ratiocine, mais où sur une scène fantasmatique ou rêvée prennent vie des souvenirs ou des images, des évocations des rêves de ce qui aurait pu arriver : tout se dilue, Eurydice apparaît en mariée, comme Orphée l’a vue le dernier jour, mais une mariée démultipliée, comme une obsession qui ne cesse de sortir de la cabane et qui finit par être un défilé de fantômes, et lui, Orphée, est le double au coeur de l’histoire, il est jeune, il a une voix jeune et lointaine, une voix d’ailleurs, une voix de l’absence comme peut l’être celle d’un contreténor.
À jardin le poète derrière sa table et à cour, la vision métaphorique et poétique (sublime apparition de l’hautboïste) colonisant le côté cour.

Tout travaille à cette différenciation : y compris la langue. David Marton joue avec l’italien chanté (on chante, je le rappelle, la version italienne de Calzabigi) et on parle en français, comme lors de l’apparition d’Amour sous l’aspect de six enfants marchant comme la garde de Carmen et chantant comme les enfants de la Flûte enchantée, qui est une aussi variation sur le mythe d’Orphée (les épreuves, le Glockenspiel charmant les animaux, la force de la musique sur les éléments etc…). Ces enfants accompagnent Orphée dans ses épreuves comme ils pourraient le faire pour Tamino. De même, en français les quelques paroles entre le couple supposé Orphée/Eurydice vivant une banale vie de famille (« à table !»  Eurydice appelle la famille et sert la soupe). Car Orphée ne revit pas l’histoire mythique d’un couple mythique qui serait à l’égal de Tristan et Yseult ou Roméo et Juliette.

Eurydice doute...© Stofleth
Eurydice doute…© Stofleth

Fort intelligemment, David Marton fait de ce mythe fondateur un rêve petit bourgeois : Orphée et Eurydice remontant des enfers finissent par jouer une vraie scène de ménage ou de dépit amoureux (Elena Galitskaya en Eurydice si fraîche et si vive) et quand on rêve de l’amour, on rêve de la vie de famille, Eurydice sert la soupe à ses enfants, qui chantent Amour, devenus enfants du couple et la table de mariage abandonnée reprend vie.

Amour glamour © Stofleth
Amour glamour © Stofleth

Et lorsqu’ils sont seuls, Orphée vit sa relation à Eurydice comme une relation glamour qu’on vit dans les films et fait « poser » la jeune femme comme pour des photos de modes, pendant que le plateau devient plateau de photographe et que s’approchent des rangées de sièges de cinéma d’un autre âge. Il y a sans cesse un dialogue  le réel et le souvenir, le réel marqué quelquefois par des bruits de train insistants et un peu invasifs et par Orphie vieilli qui parcourt l’espace en témoin “invisible” et la transfiguration qui devient rêve, qui devient ce-qui-aurait-pu-être et dont Orphée a fini par remplir sa vie.

Bien sûr, le vieillard derrière sa machine n’est pas un vieillard ordinaire, j’ai écrit plus haut qu’il avait un côté prophète : le visage m’a fait penser à Charlton Heston après l’épisode du Buisson Ardent dans Les dix commandements et je me suis même demandé si l’arbre décharné sur la scène ne renvoyait pas à l’image prophétique, voire biblique, du poète. Il y a sans nul doute dans un travail aussi adossé à la littérature, au voyage de la Parole, du Verbe qui devient chant, à un voyage qui passe de la voix de basse à la voix de femme puis à celle du contre-ténor et aux voix d’enfants, sorte de variation éclatée de toutes les couleurs de la voix humaine, il y a parole écrite, parole orale, parole chantée, tout ce qu’est la poésie. Au commencement était le Verbe.

"Quand il est mort le poète" © Stofleth
“Quand il est mort le poète” © Stofleth

Ce poète-prophète, finit par mourir : son corps est étendu pendant que se réalise mythiquement autour de la table son rêve de famille réunie et du partage de la soupe, l’ultima cena qui ne peut-être un final, parce que Gluck a imaginé un happy end à tiroirs, très difficile à concevoir après avoir pendant 1h30 représenté l’impossible consolation et la mort. Alors David Marton renonce: il renonce au théâtre, à la théâtralité, à l’histoire : le chœur devient un chœur de concert, Orphée et Eurydice deviennent des solistes de concert, les enfants retournent à être « Maîtrise de l’Opéra de Lyon » et l’orchestre enfoncé dans la fosse profonde de l’opéra de Lyon remonte au niveau et à la vue du public.
C’est la musique qui prime.
Ainsi, David Marton nous a dit (en référence à son Capriccio) pendant 1h30 minutes prima le parole donnant au discours, à la parole poétique, à la littérature, à la langue évocatoire, à la dramaturgie et au théâtre le primat, mais il renonce à la Gesamtkunstwerk les cinq dernières minutes, pour reconnaître que prima la musica : « j’ai essayé, et finalement je renonce », la musique brute, sans le théâtre, est la dernière image (très théâtrale au demeurant, et très émouvante) de ce spectacle.
Dans ce moment d’une rare finesse, il nous raconte ici quelque chose de l’histoire du genre, de ses débats, encore virulents, comme ils le furent aux temps de Gluck, et comme en témoignent les huées qui ont accueilli fort injustement le metteur en scène.

C’est bien sur la mise en scène que repose toute la fascination du spectacle et qui lui donne son sens y compris musical, pour une œuvre sans aucune tension dramaturgique la plupart du temps proposée sous la forme oratorio, mais qui se prête bien par sa nature même à toutes les adaptations plastiques, de l’encéphalogramme plat très élégant (Ivan Alexandre) au génie (Pina Bausch).
Car un des griefs que les huées ont sans doute exprimé, c’est les bruits qui perturbent la musique (trains, machine à écrire), c’est le double Orphée et donc la liberté ou les libertés prises avec la partition qui passent aux yeux de certains pour des entorses : que cette liberté empiète sur la musique, c’est difficilement pardonnable aux yeux de certains. Et pourtant, il s’agit là d’un des Orphée et Eurydice les plus vrais, les plus justes, les plus émouvants qu’il m’ait été donné de voir.
Et d’entendre…car musicalement, le spectacle est très bien défendu.

Victor von Halem fut l’une des basses de référence il y a une vingtaine ou une trentaine d’années : il a aujourd’hui à peu près 75 ans et son Orphée est étonnant de grandeur, de noblesse, d’émotion, la voix est encore très sonore, très bien projetée, la diction impeccable, l’intensité, absolument indispensable vu le personnage qui doit être représenté. C’est un moment artistique magnifique qui nous est donné à voir.
Face à lui Christopher Ainslie n’a pas la même tension. Certes, le chant est bien maîtrisé, mais la voix de contre-ténor ne fait pas oublier par exemple Bejun Mehta dans le même rôle avec Minkowski. Face à von Halem, il manque de présence et de consistance, même si cela peut aussi se justifier : il est Orphée jeune, personnage lointain, dans un ailleurs, et il ne peut afficher la même présence y compris charnelle que von Halem. Soyons justes néanmoins, sans être stupéfiante, la prestation reste très honnête et très honorable.
Elena Galitskaya a une fraîcheur et une spontanéité qui en fait une Eurydice surprenante qui immédiatement séduit. Même si le chant (pas très exigeant, c’est quand même Orphée qui a à peu près tout le rôle) manque un peu de corps, le rayonnement est tel, le personnage voulu est tellement présent, qu’elle emporte l’adhésion.

Amour..les enfants © Stofleth
Amour..les enfants © Stofleth

Citons enfin les enfants qui chantent Amour : Léo Caniard, Noé Chambriard, Yoan Guérin, Simon Gourbeix, Tom Nermel, Cléobule Perrot. Ils sont remarquables sur scène d’abord, particulièrement rigoureux dans leur jeu et ils chantent le rôle de manière impeccable, projection, diction, présence sonore, précision. Ils sont magnifiques et diffusent la joie et l’émotion

Le chœur chorégraphié, dirigé par André Kellinghaus est lui aussi particulièrement présent et la prestation vraiment réussie, aussi bien vocalement que scéniquement, car la mise en scène lui impose une gestuelle, des mouvements très précis et l’ensemble est vraiment remarquable.
Enrico Onofri a accepté la gageure de la mise en scène là où d’autres chefs auraient tordu le nez…En son temps, Riccardo Muti, dont l’absence d’intérêt pour les mises en scène est bien connu, avait pour moins que ça spectaculairement quitté Salzbourg devant le travail des Hermann pour La Clemenza di Tito, non sans avoir fait l’essentiel des répétitions, mais à l’époque, il fallait surtout se faire remarquer et emm…Mortier.
Onofri, un peu comme Montanari, familier de Lyon, vient lui aussi de l’univers baroque. Violoniste de formation il enseigne le violon baroque au conservatoire de Palerme et dirige avec succès de nombreux ensembles. Il fait sonner l’orchestre de manière particulière, lui donnant une vraie couleur baroque, avec un peu de sécheresse, beaucoup d’énergie, beaucoup de présence : l’ouverture est vraiment réussie ainsi que toute la partie finale laissée à l’orchestre. En deux soirées (la veille Les Stigmatisés), l’orchestre a montré une vraie ductilité, réussissant dans les deux à s’adapter à des styles très différents, avec une vraie couleur et une vraie personnalité. Ce soir , la musique a été à la hauteur d’une soirée réussie sous tous ses aspects.
Si le Festival annuel est aussi l’occasion de montrer un théâtre en état de marche dans toutes ses composantes, on peut dire que la pari est gagné
Et si vous vous êtes toujours ennuyés à Orphée et Eurydice, ou si tout simplement vous aimez cette œuvre, précipitez-vous à Lyon : il se passe vraiment quelque chose d’émouvant et de profond sur scène. David Marton confirme qu’il est un grand metteur en scène, et Victor von Halem est son prophète. [wpsr_facebook]

"L'ultima cena" © Stofleth
“L’ultima cena” © Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: DIE GEZEICHNETEN/LES STIGMATISÉS de Franz SCHREKER le 13 MARS 2015 (Dir.mus: Alejo PÉREZ; Ms en scène: David BÖSCH)

Acte III © Stofleth
Acte III © Stofleth

Le Festival annuel est dédié cette année à un étrange thème : « Les jardins enchantés », c’est à dire à ces espaces qui figurant un idéal de nature, et aussi de culture, posent la question du statut de notre monde et du rapport réel/irréel, permis/interdit, vie/mort. Pour illustrer ce thème, sans doute choisi en fonction de la création de Michael van der Aa Sunken garden « le jardin englouti », Serge Dorny propose aussi Les Stigmatisés et son île paradisiaque devenue un enfer et l’étrange voyage d’Orphée dans le monde des morts chanté par Gluck dans Orfeo ed Euridice (puisque c’est la version italienne de Calzabigi et non celle, française, de Moline, qui est présentée).
Die Gezeichneten (Les stigmatisés) de Franz Schreker créé en 1918 , a connu dès sa création à Francfort un triomphe et une très belle carrière, interrompue dès la fin des années 20 par l’évolution de la musique (deuxième école de Vienne) qui remisait Schreker au rang des compositeurs kitsch, puis par la disparition de son auteur en 1934, alliée à l’arrivée du nazisme en Allemagne. Schreker a disparu de l’horizon musical, classé dans les dégénérés, même si on a continué aujourd’hui à représenter son chef d’œuvre, Der ferne Klang, et de loin en loin, Die Gezeichneten, qui ont fait l’objet de reprises à Cologne, à Stuttgart ou à Amsterdam (qui a représenté aussi récemment Der Schatzgräber dans une production d’Ivo van Hove). En France, Schreker est terra incognita, la mère des Arts n’ayant jamais trouvé de lieu pour une création scénique : c’est ainsi que Lyon, 97 ans après la Première mondiale, en propose la création scénique française, dans une mise en scène du jeune David Bösch, un des espoirs les plus courus de la scène allemande, qui a déjà réalisé à Lyon un bon Simon Boccanegra, avec une direction musicale du jeune chef argentin Alejo Pérez.
C’est dire l’intérêt de cette production qui porte enfin sur un plateau français l’une des œuvres les plus marquantes du début du siècle.
A l’origine, c’est Zemlinsky qui passa commande à Schreker du livret, qui devait porter sur la tragédie de la laideur, mais celui-ci en l’écrivant, s’est pris d’intérêt pour l’histoire et décida de la porter lui-même en musique. Zemlinsky, alors, sur le même thème, composera Der Zwerg.

© Stofleth
© Stofleth

L’histoire est assez simple. Alviano, richissime mais d’une repoussante laideur s’est interdit l’amour, persuadé qu’il ne peut aimer ni être aimé. Il a offert aux génois une île paradisiaque, l’Elysée, dédiée à la beauté. Mais cette île où Alviano s’est interdit de pénétrer de peur de la ternir est utilisée à son insu(?) par la noblesse pour des orgies où des jeunes filles de la bourgeoisie sont enlevées, puis violées. Face à lui, le jeune noble Tamare, à qui tout réussit et sublime de beauté organise avec ses amis les orgies. Alviano tombe amoureux de Carlotta, jeune femme peintre, au cœur fragile, fille du podestat, issue de la bourgeoisie. Cet amour est partagé parce que Carlotta a deviné en Alviano une grande âme dans un corps difforme, un silène en sorte…Mais Alviano hésite et la jeune fille va croiser sur sa route Tamare dont elle va tomber amoureuse, tiraillée entre la beauté physique et la beauté morale.
Alviano le découvre et tue Tamare, qui a conduit Carlotta sur l’île et avec qui il a passé une nuit brûlante, bouleversant la jeune fille fragile. Apprenant la mort de Tamare, elle en meurt de désespoir et Alviano devenu fou s’éloigne pour toujours.
Tout se déroule sur fond d’opposition de classe entre la bourgeoisie et la noblesse (comme dans Simon Boccanegra, autre opéra « génois »), luttes de pouvoir, excès de la noblesse, qui finalement prend en otage les jeunes bourgeoises, et impunité décrétée par le Doge, un aristocrate, pour éviter une insurrection ou des luttes politiques trop âpres.
On sent comment un tel livret, au texte d’ailleurs particulièrement dense et vraiment réussi, peut être utilisé en relation aux débuts de la psychanalyse, mais aussi aux relations sociales et politiques entre noblesse et bourgeoisie, où même en approfondissant le caractère d’Alviano dont la fascination presque morbide pour la beauté confine à la paranoïa : c’est d’ailleurs un personnage d’une grande épaisseur, grand naïf ou grand pervers, manipulateur ou bienfaiteur. David Bösch finalement ne répond pas aux questions sociales, politiques, psychanalytiques que pose le livret et propose la vision esthétiquement cohérente d’un opéra nocturne, dans un espace de hangar sombre, sur un sol jonché d’objets, avec des reliques de festins qui sembleraient presque étranges (décor de Falko Herold). Cet univers s’étend aux premier et second acte – le second acte se limitant pour l’essentiel à la scène, pivot il est vrai, du portrait d’Alviano par Carlotta dans son atelier où l’amour de la jeune fille explose ayant découvert l’extraordinaire beauté d’âme de cet homme au physique hideux.
Ainsi la structure de la pièce est-elle symétrique : une première partie qui expose à la fois l’attitude d’Alviano et celle des jeunes nobles, et qui pose la situation sociale et morale, l’acte II est centré sur Alviano et Carlotta et l’acte III est l’acte de résolution où à la fois l’amour physique de Carlotta pour Tamare explose et où Alviano devient fou après la mort de la jeune fille.

L’organisation dramaturgique de l’œuvre est certes un peu bancale, avec une première partie qui crée les nœuds (acte I et II) et qui les dénoue assez brutalement au troisième acte, et un acte II à peu près réduit à une scène.
David Bösch  change donc d’ambiance, plus onirique pour le troisième acte, où le décor est parsemé de bosquets lumineux vaguement kitsch (on a accusé cette musique de l’être) sous lequel des orgies se passent, espace assez mystérieux, presque pesant, traversé par des ombres, par des gens du peuple, par des familles, où les femmes sont piégées, qu’elles soient pubères ou matures, où les hommes sont à l’affût, qui font disparaître les victimes dans une trappe (la fameuse grotte artificielle souterraine où se passent tous les méfaits).

Scène finale (acte III) © Stofleth
Scène finale (acte III) © Stofleth

La partie finale n’est pas sans rappeler Falstaff, mais un Falstaff où le monde ne serait pas burla mais tragedia: l’isolement d’Alviano peut renvoyer à cette figure là.

Acte II © Stofleth
Acte II © Stofleth

David Bösch utilise aussi la vidéo, images  vaguement psychédéliques (un bleu Yves Klein pour la scène de l’atelier…) mais c’est pendant l’ouverture que la vidéo est utilisée de manière la plus intelligente pour mettre le spectateur « dans l’ambiance » avec la projection de multiples avis de recherche de jeunes filles disparues, mais aussi d’enfants, posant directement le crime comme le centre du propos, puis projetant un petit film évoquant assez crûment les violences faites aux jeunes adolescentes.
Mais cette crudité affichée laissait attendre un travail plus violent: son travail scénique reste plus évocatoire et plus suggestif que réaliste, faisant d’Alviano quelquefois une sorte de Monsieur Loyal (avec ses costumes qui rappellent un peu le monde du cirque) et donc suggérant presque l’idée que l’histoire toute entière est suscitée par les fantasmes pervers du héros. Mais ce n’est que suggéré, car ce qui manque à cette mise en scène par ailleurs remarquable de précision dans la direction d’acteurs et dessinant un univers très cohérent, c’est un point de vue plus distancié, plus conceptuel, plus réflexif, menant le spectateur à une clef plus claire. Tel qu’il est ce travail est d’une grande rigueur et d’un grand classicisme,  globalement plus illustratif qu’analytique. C’est d’autant plus dommage que le texte est d’une grande densité et souvent d’une très grande beauté, que la période (1918) appelle une épaisseur qui manque un peu ici. Je peux comprendre aussi que certains apprécient ce choix, parce que décider de poser un univers évocatoire plutôt qu’une transposition analytique à la mode du Regietheater est évidemment un choix assumé.
Il est servi par une distribution très nombreuse, faites de petits rôles confiés à des artistes du chœur ou à des membres de l’opéra studio, et dans l’ensemble vraiment engagée et très juste.
Markus Marquardt est très solide en duc Adorno (on est à Gênes, les Adorno sont une famille aristocratique qu’on retrouve dans Simon Boccanegra de Verdi dans le personnage de Gabriele ), c’est un des barytons de bonne facture de la scène allemande qui sans faire une carrière de star, se retrouve engagé sur des scènes de référence comme Stuttgart, Dresde ou Leipzig, voix forte, jolie diction : une bonne prestation pour un rôle important  qui reste épisodique. Mais l’opéra s’appuie sur les trois rôles principaux de Carlotta (Magdalena Anna Hoffmann), Alviano (Charles Workman) et Tamare (Simon Neal), trois chanteurs qui sont habitués à Lyon.
La Carlotta de Magdalena Anna Hoffmann est tendue, engagée, à la fois solide et fragile : elle est incontestablement le personnage, avec son aspect passionnel, mais aussi quelquefois réservé, tendre : elle arrive a proposer des facettes très différentes du personnage, aussi grâce à la précision de la direction théâtrale de David Bösch. Du point de vue vocal, elle assume la partition, mais il m’a semblé que la voix était un peu en retrait par rapport à d’autres prestations (Erwartung !) et notamment les notes très aiguës manquaient de rondeur, et montraient quelque stridence et acidité.

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

Aucune acidité chez Charles Workman, au timbre suave, doux, clair, qui colle si bien au personnage : la laideur apparente et la voix ensorceleuse. Workman est prodigieux en scène, dans un personnage à la tenue aristocratique et à l’aspect repoussant : il réussit à rendre la dualité par une manière de se déplacer, un port altier et en même temps une très grande tendresse dans la voix qui le fragilise. Une véritable incarnation dont l’un des sommets est son arrivée au troisième acte, traversant la scène avec un pas décomposé hallucinant. Vocalement toutefois, la voix accuse la fatigue dans les notes de passage, avec de nombreux problèmes de justesse, notamment dans les moments tendus et qui exigent une tenue plus longue. Mais ces problèmes, réels, sont moins marquants que la prestation d’ensemble, la présence, l’élégance. On connaît le chanteur depuis très longtemps, on connaît son style, son sérieux, son engagement : c’est cela qu’il faut saluer. Il faut saluer aussi ce choix, parce que souvent le rôle est confié à un ténor de caractère, un Mime ou un Loge (Robert Brubaker dans l’enregistrement de James Conlon par exemple), un peu comme le rôle du nain dans Der Zwerg de Zemlinsky. Le choix de Charles Workman est assez inattendu et pourtant parfaitement cohérent.

Simon Neal (Acte I) © Stofleth
Simon Neal ( Tamare, sur la table) et Markus Marquardt (Adorno, appuyé) © Stofleth

Quant à Simon Neal, je reste encore sur son Jago phénoménal à Bâle en janvier dernier dans la production de Calixto Bieito. Et son Tamare confirme dans la même veine un chanteur à la diction impeccable, à l’engagement scénique remarquable, il joue une sorte d’aristo qui a mal tourné, sûr de lui et dominateur, et donne au texte qu’il chante une présence, une couleur, et malgré tout une élégance frappantes. Il réussit à montrer la noirceur, le mépris, l’énergie dans le mal, et en même temps garde du style, en scène et dans la voix, un exemple de grand seigneur très méchant homme : son changement de ton vaguement teinté à la fois de désespérance et d’exigence lorsqu’il est face à Carlotta, c’est vraiment du grand art.

Magdalena Anna Hoffman (Carlotta) et Simon Neal (Tamare) © Stofleth
Magdalena Anna Hoffman (Carlotta) et Simon Neal (Tamare) © Stofleth

C’est vraiment une grande réussite de la production que de s’être concentré sur les personnages, plus que sur les situations, des personnages qui me font irrésistiblement penser à l’univers d’Egon Schiele, un Egon Schiele qui serait regardé par Céline, ou quelquefois d’un Klimt qui aurait renoncé aux ors pour choisir les noirs.

Alejo Pérez © Ishka Michoka
Alejo Pérez © Ishka Michoka

Mais la grande réussite de la soirée, c’est de faire découvrir au public cette musique extraordinaire, luxuriante, rutilante quelquefois, sombre et obscure, changeant sans cesse de reflet, à la fois multiple et miroitante, très ronde et très chaleureuse, quelquefois rèche aussi, mais toujours riche, profonde, tendue, tenant l’auditeur en haleine, qui reconnaît là Strauss, ici Wagner, quelquefois aussi, c’est très net, Debussy : bien sûr il n’y a pas d’imitation, mais une inspiration due à la fréquentation d’un monde musical lui-même ouvert varié et riche : rien de moins kitsch dans cette musique, pas plus en tous cas que certains moments de Die Frau ohne Schatten des mêmes années. Le prélude est vraiment prodigieux, et j’y ai entendu des choses que je n’avais pas remarquées, notamment dans les toutes premières mesures grâce à la direction d’Alejo Pérez, d’une grande clarté, qui rend l’orchestre moins sec, moins tranchant que d’habitude, avec une rondeur et un éclat qu’on ne lui connaissait pas. Voilà un chef à inscrire sur les tablettes de l’excellence, il a réussi à créer une ambiance, à faire ressortir les couleurs multiples de la partition, avec toujours le tempo juste, relevant çà et là les innovations (il dirige souvent du contemporain), mais aussi insistant sur la chatoyance, sur la diversité, sans jamais exagérer (ce qui pour une telle musique serait aisé) ni souligner ce qui pourrait être perçu comme des vulgarités : lui aussi, comme les chanteurs et comme la mise en scène, malgré cette histoire torturée, il a choisi de travailler l’élégance, non pas superficielle, mais l’élégance vécue, ressentie, communiquée. Grand moment musical, qui fait du chef le grand architecte de la soirée, et l’artisan de la réussite de cette Première d’une production qui n’en doutons pas, sera un grand succès.
Strasbourg avait proposé en 2012 Der Ferne Klang, alors, il ne nous reste plus qu’à réclamer à Lyon  Der Schatzgräber .
Au total une ouverture de Festival de style assez classique, et de grande tenue, pour une soirée qui emporte la conviction par la musique, par l’engagement, où la mise en scène, qui ne m’a pas totalement convaincu, épouse plus qu’elle ne divise ou ne clive.
Musiktheater mit Regie plus que Regietheater.[wpsr_facebook]

Acte I © Stofleth
Acte I © Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE LYON: LA SAISON 2015-2016

op1

Comme chaque année, l’Opéra de Lyon profite de la présence de nombreux journalistes à l’occasion de l’ouverture du Festival annuel pour annoncer sa saison, une saison dédiée l’an prochain aux Voix de la liberté, une thématique particulièrement d’actualité.

Comme d’habitude, des projets originaux et des choix stimulants, en version diversifiée et légèrement minorée.
En même temps, la présence de Daniele Rustioni tout nouveau chef permanent de l’orchestre à partir de septembre 2017 a été l’occasion d’annoncer les perspectives des années suivantes, où le répertoire italien sera à l’honneur.

L’an prochain, la saison s’ouvrira par une Damnation de Faust de Berlioz, dirigée par Kazushi Ono, une des œuvres fétiches de Lyon (enregistrée par John Eliot Gardiner puis par Kent Nagano) qui n’a néanmoins pas été représentée depuis 1994. Serge Dorny en a confié la mise en scène à David Marton qui vient de réaliser l’étonnant et fascinant Orphée et Eurydice présenté cette saison dans le cadre du Festival. David Marton à qui l’on doit aussi Capriccio il y a deux ans est un jeune metteur en scène hongrois vivant en Allemagne, une des figures montantes du théâtre. Kate Aldrich, Charles Workman (actuellement distribué dans Les Stigmatisés où il chante Alviano) et Laurent Naouri se partageront les rôles principaux.
Puis en novembre, une création de Michael Nyman, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau, d’après un récit du neurologue Oliver Sacks sur la maladie d’Altzheimer inspiré d’un fait réel, réalisé par le Studio de l’Opéra de Lyon au théâtre de la Croix Rousse, dans une mise en scène de Dominique Pitoiset et dirigé par Philippe Forget.
En décembre, pour les fêtes, une opération Offenbach très lourde, une recréation d’un Opéra-féerie, Le Roi Carotte, créé triomphalement en 1873 à Paris, puis dans les grandes capitales musicales (y compris New York), mais trop cher pour être repris (une durée de 6h et près de 40 rôles). Avec les coupures dues, Laurent Pelly qui a réalisé à Lyon tant d’œuvres d’Offenbach de référence mettra en scène cette satire des excès du pouvoir composée à l’origine pour railler le régime de Napoléon III, confiée à un jeune chef français très prometteur, Victor Aviat, naguère brillant hautboïste et ex-assistant d’Ivan Fischer. On y retrouvera Jean-Sébastien Bou et Yann Beuron, mais aussi la grande Felicity Lott qui reviendra pour l’occasion à Lyon.
Parallèlement au théâtre de la Croix Rousse, un autre Offenbach confié au Studio de l’Opéra de Lyon, Mesdames de la Halle, mise en scène de Jean Lacornerie et dirigé par le jeune chef Nicholas Jenkins.
En janvier, l’un des chefs d’œuvre du XXème siècle, Lady Macbeth de Mzensk de Dimitri Chostakovitch, dirigé par Kazushi Ono, avec une très belle distribution, Ausrine Stundyte, qui a triomphé dans le rôle à Anvers, Peter Hoare, John Daszak et John Tomlinson le vétéran dans le rôle de Boris Ismailov le beau père.
Après le Nez confié à William Kentridge et Moscou quartier des Cerises à Jérôme Deschamps et Macha Makeieff, ce troisième opéra de Chostakovitch présenté a été confié à Dimitri Tcherniakov, qui pour sa première mise en scène à Lyon, reprendra un travail initialement proposé à Düsseldorf (où Lady Macbeth de Mzensk fut créé hors URSS en 1959) dont il retravaillera complètement les premier et deuxième actes. C’est le début d’une future collaboration plus régulière avec le metteur en scène russe.
Le Festival 2016 aura pour thème Pour l’humanité et s’ouvrira le mardi 15 mars par une création de Michel Tabachnik sur un livret de Regis Debray Benjamin dernière nuit consacrée à Walter Benjamin, dans une mise en scène de John Fulljames (qui a fait à Lyon Sancta Susanna et Von heute auf morgen, récemment retransmis à la TV), l’ensemble sera dirigé par Bernhard Kontarsky.
La deuxième œuvre, un des triomphes du XIXème, disparue des scènes en 1934, reprise de manière sporadique depuis et un peu plus régulièrement depuis quelques années, La Juive de Jacques Fromental Halévy, dans une mise en scène d’Olivier Py, dirigé par Daniele Rustioni, avec une très intéressante distribution: Nikolai Schukoff (le Parsifal de Lyon), Rachel Harnisch, Peter Sonn et Roberto Scandiuzzi.
Enfin, le Festival comme cette année, séjournera au TNP Villeurbanne pour  l’Empereur d’Atlantis de Viktor Ulmann reprise de la mise en scène de Richard Brunel, dirigée par Vincent Renaud, le tout confié aux solistes du Studio de l’Opéra de Lyon et aussi théâtre de la Croix Rousse pour Brundibar de Hans Krása, mise en scène de la jeune Jeanne Candel, dirigée par Karine Locatelli. Ainsi ces deux oeuvres issues du camp de Theresienstadt illustreront à leur tour le thème du Festival, traces tragiques d’humanité au coeur de la barbarie.

Les deux productions qui clôtureront la saison ne manquent pas non plus d’intérêt, puisque Peter Sellars reviendra à Lyon dans la production imaginée par Gérard Mortier pour Madrid de Iolanta de Tchaïkovski et de Perséphone de Stravinski, en coproduction avec Aix en Provence. Soirée dirigée par Theodor Currentzis qui fait ses débuts à Lyon, on y verra entre autres Ekaterina Scherbachenko et Willard White dans le Tchaïkovski tandis que dans le Stravinski l’actrice Dominique Blanc et le ténor Paul Groves se partageront l’affiche.
Enfin, l’année se conclura par une production qui n’en doutons pas fera courir les foules : l’Enlèvement au sérail de Mozart, qui manque à Lyon depuis une trentaine d’années, et qui sera confié à Wajdi Mouawad pour sa première mise en scène d’opéra. Sous des dehors de comédie, l’Enlèvement au sérail pose des questions assez brûlantes aujourd’hui, et nul doute que Wajdi Mouawad cherchera à  les mettre en évidence. C’est Stefano Montanari, désormais habitué de Lyon qui dirigera l’orchestre et dans les rôles principaux Jane Archibald, bien connue, dans Konstanze et l’excellent Cyrille Dubois dans Belmonte.
À ce programme il faut ajouter l’opéra belcantiste en version de concert présenté à Lyon et au Théâtre des Champs Elysées à Paris, ce sera cette année Zelmira de Rossini , dirigé par Evelino Pidò avec Michele Pertusi, Patrizia Ciofi, John Osborn (8 et 10 novembre), les récitals de chant (Anna-Caterina Antonacci le 20 septembre, Sabine Devieilhe le 19 décembre, Natalie Dessay le 6 mars et Ian Bostridge le 10 avril dans un Voyage d’hiver qui ne devrait pas manquer d’intérêt) ainsi que la résidence de l’Opéra de Lyon à Aix en Provence en juillet 2015 avec la soirée Iolanta/Perséphone dirigée par Theodor Currentzis et la reprise très attendue du Songe d’une Nuit d’été de Britten dans la mythique production de Robert Carsen, dirigé par Kazushi Ono.
Que conclure de cette saison ? D’abord, tout en tenant compte intelligemment des contraintes économiques qui pèsent aujourd’hui sur le spectacle vivant, on retrouve les constantes de la politique menée à Lyon alliant une volonté de célébration du répertoire et d’invention, comme l’a souligné Serge Dorny, avec une politique raffinée et modulée, alliant nouvelles productions et reprises ou nouvelles propositions sur des spectacles déjà présentés, montée en puissance du studio de l’Opéra de Lyon dirigé par Jean-Paul Fouchécourt, et des formats de spectacles très divers ainsi que des créations (deux l’an prochain). Ensuite, on constate un allègement de la charge de la salle de l’Opéra, au profit de salles partenaires (TNP, Théâtre de la Croix Rousse), permettant sans doute un planning de répétitions moins tendu. Enfin, avec l’arrivée de Daniele Rustioni, très proche d’Antonio Pappano, se profile une réorientation du répertoire.

En tous cas, Serge Dorny lors de la conférence de presse a levé le voile sur certaines productions futures, comme un Festival « Verdi et le pouvoir » en 2017, ou un Mefistofele de Boito en 2018 et un Guillaume Tell en 2019, ainsi que la venue du chef Hartmut Haenchen pour un mystérieux Festival en 2016-2017 ce qui montre que les idées ne manquent pas.
Malgré les inévitables contractions budgétaires, l’Opéra de Lyon continue d’être l’une des scènes les plus innovantes et les plus stimulantes en Europe, et la présence de nombreux lycéens lors de la Première de Les stigmatisés  montre que la Région Rhône-Alpes en matière de culture reste l’un des phares des régions françaises. Au moins, on offre aux jeunes autre chose que Aida ou la Flûte enchantée : ces jeunes auront eu le privilège non seulement d’assister à une création scénique, mais d’accéder à un opéra magnifique, et inconnu. C’est ainsi qu’on se construit une culture : le public lyonnais à ce titre est très gâté. [wpsr_facebook]

BAYERISCHE STAATSOPER 2014-2015: SIEGFRIED de Richard WAGNER le 8 MARS 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Erda émergeant © Wilfried Hösl
Erda émergeant © Wilfried Hösl

On se référera au compte rendu de janvier 2013 qui contient une description très précise de la mise en scène http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=4971 et d’une représentation exceptionnelle, l’un des sommets du Ring présenté en 2013.

Du prologue et des trois journées du Ring, Siegfried est sans doute le plus optimiste, le seul opéra en tous cas qui se termine positivement, par une perspective azuréenne, et le seul qui soit proche d’un conte de fées, où les méchants sont vaincus et le héros vainqueur. C’est aussi le noyau de l’œuvre, car Siegfried est le héros par lequel Wagner a commencé l’élaboration de son poème.
Aussi Andreas Kriegenburg en a-t-il fait en quelque sorte le sommet de son travail et du système scénique imaginé dans cette grande boite à merveilles : c’est dans Siegfried qu’il y a les images les plus souriantes, les plus rafraichissantes, les trouvailles les plus séduisantes dans la veine héritée de Rheingold et qui renvoie le plus clairement aux contes et légendes. C’est par ailleurs aussi dans Siegfried que Wagner est le plus fidèle à la tradition.

Le Wanderer et Mime © Wilfried Hösl
Le Wanderer et Mime © Wilfried Hösl

Andreas Kriegenburg va donc mener à fond son idée d’utiliser des corps de figurants ou de danseurs pour figurer les choses, dragon, forêt, oiseau, mais aussi la forge, devenue une sorte de mécanisme primitif, presque un artifice circassien.
Il faut rappeler que Rheingold, Walküre et Siegfried forment dans la conception de Kriegenburg cet ensemble que Wotan réussit à maîtriser. Comme il le sait depuis l’apparition d’Erda, dès Rheingold, et comme il le vérifie, dès que sa lance sera brisée, les héros iront leur chemin qu’il ne pourra plus arrêter.
Ainsi Götterdämmerung, sorte de chute dans le monde des hommes, sera d’une esthétique et d’une inspiration complètement différente : Le Götterdämmerung de Kriegenburg est une chute dans un monde post-Fukushima, gouverné par le commerce, l’argent, le bling-bling, en bref, notre monde : l’homme-enfant, naïf et souriant, n’y peut résister. Et s’y noie. Et y meurt.
C’est ma troisième vision de Siegfried dans cette production et je reste toujours aussi émerveillé, en remarquant çà et là des points oubliés : le rôle de l’oiseau au troisième acte, qui pousse Siegfried au lit, le jeu de Siegfried dans ce même troisième acte, d’abord timide et fuyant, puis au contraire envahi de désir, le jeu ironique du Wanderer au deuxième acte contre Alberich, en le mimant dans la même attitude que dans Rheingold (crucifié par la lance) et surtout la grande précision du travail des acteurs et la maîtrise du jeu. C’est une vraie mise en scène de théâtre, qui travaille à la fois sur les relations entre les personnages et sur les images, je dirai une imagerie qui tout en illustrant le récit à la manière d’un livre d’enfants ou de ces livres qui s’ouvrent en proposant des images en relief.

En 2013, Siegfried était Lance Ryan, avec ses immenses qualités et son engagement et en janvier, il était dans un très bon soir vocal tout comme Catherine Naglestad d’ailleurs (le duo était exceptionnel). Cette fois-ci, au milieu d’une distribution assez proche de celle de 2013, Siegfried, c’est Stephen Gould, auréolé de ses derniers Tristan triomphaux. Ce qui fait que certains attendent de lui LA prestation définitive…Mais Tristan n’est pas Siegfried.
Quand finira-t-on par comprendre que les rôles de Heldentenor ne sont pas superposables, et que de Heldentenor aujourd’hui, il y en a pas, ou si peu.
La plupart des Heldentenor aujourd’hui sont des ténors dramatiques qui forcent leur voix ou qui s’y essaient. C’est vrai que Stephen Gould s’en rapprocherait, mais son Siegfried a montré malgré bien des moments magnifiques et d’indéniables qualités vocales que nous n’y étions pas tout à fait ce soir.

Stephen Gould, découvert à Bayreuth à l’occasion d’un mémorable Tannhäuser dirigé par un non moins mémorable Christian Thielemann, est aussi un mémorable Tristan. Il est vrai que Tristan comme Siegfried est un rôle qui nécessite toute l’étendue du spectre, mais malgré tout plus homogène mais surtout exigeant moins d’engagement physique : Siegfried doit jouer, bouger, sauter sans cesse et sur l’ensemble de la soirée. Tristan beaucoup moins.
Forcément, la fatigue propre au chant (un effort physique notable) se double d’une fatigue scénique importante (c’est d’ailleurs ce qui fait le prix d’un Lance Ryan, toujours unique dans son incarnation du rôle malgré des problèmes vocaux maintes fois soulignés). C’est aussi ce qui fait l’une des différences entre Siegfried de Siegfried et Siegfried du Götterdämmerung, bien moins sollicité physiquement et donc plus accessible à certains ténors qui ont chanté l’un sans jamais s’attaquer à l’autre.
Stephen Gould a pour lui un timbre magnifique, une puissance et un volume d’une largeur notables. Pour affronter le rôle, et notamment au début, au premier acte, il chante en gonflant le registre grave, lui donnant une importance inhabituelle chez lui, et ce souci des graves nuit à l’homogénéité de la voix : tout le début du premier acte est d’ailleurs un peu hésitant, peut-être aussi à cause d’un tempo soutenu du chef. Il reste que ses Nothung neidliches Schwert et toute la scène de la forge sont un des moments les plus impressionnants de la soirée. Le deuxième acte, plus lyrique, est aussi particulièrement réussi (les murmures de la forêt, moment splendide) malgré une fatigue visible dans les dernières minutes où Wagner a placé quelques aigus piégeux.
Toute la première partie du troisième acte est remarquable de lyrisme, d’expressivité, d’intelligence. Kirill Petrenko ralentit le tempo dans le duo avec Brünnhilde, en faisant une sorte de méditation lyrique, très intériorisée, mais qui contraint en même temps à appuyer sur les sons, gonfler le volume et contribue à la fatigue finale où la plupart des aigus les plus attendus des cinq dernières minutes sont soigneusement savonnés, ou ratés (il est vrai en duo…).
Par ailleurs, on sent que le travail de mise en scène n’a pas été jusqu’au bout, parce que bien des éléments présents en 2013 ont disparu ou restent esquissés (le jeu avec l’image de sa mère accouchant, sublime en 2013, ou le jeu avec le cor au moment de l’appel du 2ème acte par exemple) et il clair que Stephen Gould qui n’est pas un bout de bois sur scène, n’a pas tout à fait les qualités d’acteur exigées par ce genre de mise en scène. Disons qu’il n’a pas le jeu dans le sang : il joue mais n’incarne pas.
Au total, sans doute ceux qui sont persuadés qu’aujourd’hui un Siegfried se trouve sous le sabot d’un cheval, ou que, parce qu’on trouve des chanteurs pour le chanter, il y a de vrais Siegfried auront trouvé ce soir la prestation de Stephen Gould moins satisfaisante qu’attendu. On peut en douter et sourire d’une telle naïveté ou d’une telle ignorance. Stephen Gould a offert une prestation très largement convaincante musicalement, même si il n’a pu masquer sa fatigue en fin de parcours. C’est un superbe chanteur, doué de surcroît d’une parfaite diction et d’un joli sens du texte et de la couleur, usant de sa voix avec une rare intelligence, il reste largement à la hauteur du défi.

Siegfried (Stephen Gould) Brünnhilde (Catherine Naglestad) © Wilfried Hösl
Siegfried (Stephen Gould) Brünnhilde (Catherine Naglestad) © Wilfried Hösl

Il en est de même pour Catherine Naglestad. La chanteuse américaine était malgré tout nettement moins en forme qu’il y a deux ans. Il est vrai aussi que le tempo imposé par Kirill Petrenko, plus lent, privilégie l’intériorité dans ce duo plutôt que l’urgence de la passion et a pu mettre en difficulté sur certains aigus. Il est clair qu’elle n’avait pas l’aigu triomphant, dans un monologue qu’on sait redoutable puisque pris à froid avec des aigus difficiles qu’elle avait bien réussis il y a deux ans et qui ici manquaient d’éclat, de puissance aussi, voire manquaient tout court (le dernier…).
C’est la loi très humaine du chant, et ce soir, le chant de madame Naglestad n’était sans doute  pas complètement exceptionnel . Pas de quoi néanmoins faire le moindre reproche lourd ou des remarques amères: Catherine Naglestad n’était pas dans un de ses meilleurs soirs, mais elle a été scéniquement sans reproche et vocalement intense, même si moins accomplie que je ne l’attendais.

Le Wanderer (Thomas Johannes Mayer)© Wilfried Hösl
Le Wanderer (Thomas Johannes Mayer)© Wilfried Hösl

Thomas Johannes Mayer était un Wanderer magnifique scéniquement, très présent, très engagé avec ses qualités d’intelligence et de diction, avec un sens du texte et de la couleur, même si là aussi il y avait des moments où la voix ne surmontait pas le volume de l’orchestre : c’était fort net dans le duo avec Alberich où le timbre apparaissait opaque et la voix quelquefois blanche, ça l’était dans une moindre mesure au premier acte face au Mime d’Andreas Conrad, et paradoxalement ça l’était moins au troisième acte. Il reste que le personnage était là, un personnage fouillé, parfaitement lisible (sinon audible). Le lecteur qui n’a pas entendu la représentation doit se demander comment cette soirée peut-elle avoir été un triomphe à peu près comparable aux précédentes…je suis en train de décrire des voix qui n’étaient pas ce soir au sommet, certes, mais elles avaient toute la présence suffisante pour faire fonctionner l’ensemble, comme souvent chez Wagner, voire bien plus pour Gould, à qui l’on ne peut reprocher dix minutes un peu faibles sur trois heures trente de spectacle où il fut souvent remarquable.

Mime (Andreas Conrad) © Wilfried Hösl
Mime (Andreas Conrad) © Wilfried Hösl

Le Mime d’Andreas Conrad en revanche avait la voix et le style, et a proposé un Mime nettement plus présent que celui d’Ulrich Reβ il y a deux ans. Il propose un personnage moins caricatural que d’autres aujourd’hui (Ablinger-Sperrhacke) un peu plus « normal », un peu moins joué ou surjoué. Bien sûr, qui n’a pas en tête Heinz Zednik avec Chéreau, ou même Graham Clark ? Conrad est un Mime très respectable, et un personnage qui sans être inoubliable réussit à s’imposer avec une diction et un sens de la parole particulièrement notables, ce qui pour Mime est essentiel mais qui est aussi partagé sur le plateau.
Une nouvelle venue dans le Waldvogel, la jeune roumaine Iulia Maria Dan, qui appartient à la troupe. Un personnage d’une grâce et d’une élégance évidentes, d’une fraîcheur communicative, avec ses deux éventails gracieusement balancés. La voix n’est pas à l’avenant. Un joli medium, mais pas les aigus nécessaires pour le rôle. Ils sont systématiquement à la limite de la justesse, ou ratés. C’est dommage car le personnage est vraiment campé.
La Erda de Qiulin Zhang bénéficie d’un des moments les plus stupéfiants de la mise en scène, apparaissant au milieu de corps terreux grouillants comme des gros scarabées, sorte d’armée des ombres et qui en se retournant ont des jambes blanches et apparaissent presque comme des vers tout aussi grouillants, images stupéfiantes parmi les plus frappantes de la soirée. Avec des graves impressionnants et des aigus marqués par un certain vibrato, moins cependant qu’il y a deux ans, la prestation reste un peu froide (ce qui sied à Erda, dira-t-on) mais cette ultime entrevue avec Wotan plus personnelle et plus sentie que celle de Rheingold, devrait communiquer quelque frémissement. Qiulin Zhang ne communique jamais cette vibration-là.
Christof Fischesser, Fafner comme dans Rheingold propose un monologue très propre, avec un très beau timbre, même si la voix manque de profondeur. L’aspect monitoire des paroles de Fafner manquent de poids pour mon goût bien que ce chanteur soit l’une des basses de référence en Allemagne.

Wotan Alberich le Dragon © Wilfried Hösl
Wotan Alberich le Dragon © Wilfried Hösl

Enfin, Tomasz Konieczny en Alberich, tout comme il y a deux ans, est impressionnant dans son duo avec le Wanderer. Habillé comme un bourgeois cravaté un peu négligé il tranche avec un Wanderer vieilli  qui joue d’ailleurs avec sa cravate en un très beau mouvement. La voix est éclatante, le timbre sonore, le style n’est pas dépourvu d’une certaine élégance, Andreas Kriegenburg dans cette scène joue le travail du miroir : les deux arrivent et se pointent l’un l’autre le même pistolet, comme dans une scène à la Sergio Leone et ils sont symétriques, l’un jeune, l’autre vieux, l’un un peu plus élégant, l’autre négligé, l’un plein d’énergie, l’autre fatigué, tous deux avec de longs cheveux, noirs pour l’un blancs pour l’autre. Schwarz-Alberich face à Weiss-Alberich, comme le dit le texte. C’est là un des sommets de la soirée, aussi bien par le chant de Konieczny décidément l’un des grands chanteurs wagnériens de ce temps, que par la tension qu’elle diffuse et pour l’intensité de Thomas-Johannes Mayer.

Au total une distribution avec des fortunes diverses, et des voix un peu irrégulières et fatiguées, même si l’ensemble reste de haut niveau. En me relisant, je me trouve même un peu sévère avec Stephen Gould et Catherine Naglestad, mais je dois dire en même temps que cela ne m’a pas vraiment gêné, parce que d’un côté la mise en scène captive, et de l’autre la direction passionne par ses choix.
Plus que pour Walküre, Kirill Petrenko prend le public à revers, faisant des choix de volume et de tempo inattendus, j’ai parlé du 3ème acte pris assez lentement, du 1er acte pris très vite au début qui semble un peu désarçonner les chanteurs, mais les contrastes de tempo ne sont rien à côté des contrastes de volume, avec des moments particulièrement extraordinaires, comme un prélude du 2ème acte stupéfiant par les ruptures d’équilibre, notamment l’insistance des cuivres presque obsédante, imposant musicalement le dragon comme protagoniste, et faisant surgir musicalement avec une clarté incroyable tous les éléments du drame qui va se jouer à un point tel qu’on a l’impression de découvrir cette musique qui est l’un de mes moments préférés de l’œuvre (avec des cors en crescendo doublés par des timbales qui explosent avec une force inouïe) préparant l’intervention initiale d’Alberich qui s’impose alors presque « naturellement » comme un élément du prélude.
Le troisième acte est de bout en bout complètement kaléidoscopique au niveau musical : tout est mis en relief tour à tour, avec un réveil de Brünnhilde époustouflant de douceur, de retenue, de chair, de soleil et en même temps jamais vraiment complaisant avec ce qui peut vite devenir sirupeux. Le dialogue entre les instruments solistes (notamment les bois) avec les voix est stupéfiant. Il faut dire que ce soir l’orchestre n’a pas eu d’accident et qu’il a été de bout en bout exemplaire.
Kirill Petrenko a imposé un Siegfried très dramatique, au volume plus marqué que dans les deux autres opéras, et sans jamais se soumettre à ce qui pourrait être du sentimentalisme, on est dans un Siegfried « Sachlichkeit », d’une prodigieuse dynamique (la forge !!) qui peut même déranger: on pourrait le comprendre tant certains moments sont inhabituels. C’est brutal quelquefois, c’est sec à d’autres, c’est quelquefois même volontairement inexpressif comme si on ne suivait que les notes sans y mettre autre chose (prélude du troisième); bref, on ne sort pas indemne de ces moments complètement reconstruits à neuf et qui renvoient certaines interprétations plus « conformes » à l’univers de la fadeur et de la platitude.
Vie, Intensité, parti pris, choix assumés : c’est complètement ailleurs et en même temps c’est prenant, passionnant, étonnant.

Il reste difficile de qualifier une soirée aussi contrastée, avec un plateau très correct sans être aussi tourneboulant qu’il ne le fut il y a deux ans, avec un orchestre surprenant et qui laisse rêveur tellement certains moments sont radicalement différents de ce qu’on entend habituellement et tellement ça fonctionne, et avec une mise en scène particulièrement réussie, d’où on sort émerveillé : on a l’impression que Kriegenburg montre le monde avec les yeux de Siegfried, des yeux encore innocents qui le parent de qualités qu’il n’a pas. Oui, ce Ring vaut toujours et encore  le voyage…[wpsr_facebook]

Monologue de Fafner (Christof Fischesser) © Wilfried Hösl
Monologue de Fafner (Christof Fischesser) © Wilfried Hösl