FESTIVALS DE PÂQUES: SALZBOURG et BADEN-BADEN, QUEL INTÉRÊT? QUEL ENJEU?

Salzbourg

Dans les rues de Baden-Baden, des affiches remercient la présence depuis 5 ans des Berliner Philharmoniker durant le Festival de Pâques.
Leur départ de Salzbourg, pour des raisons essentiellement économiques après 45 ans de présence avait été vécu comme un coup de tonnerre dans le petit monde musical. C’était la mort annoncée du Festival de Pâques de Salzbourg, résidence printanière de l’orchestre depuis 1967, année de fondation par Herbert von Karajan. Il n’en a rien été puisqu’en lieu et place, la Staatskapelle de Dresde a élu ses quartiers de Printemps, sous la direction de son chef Christian Thielemann.

Ainsi donc d’un Festival de Pâques en sont nés deux, avec celui de Baden-Baden lié désormais aux Berliner Philharmoniker et celui de Salzbourg désormais résidence de la Staatskapelle de Dresde.

Ce concept pascal, inventé par Herbert von Karajan, fait florès aujourd’hui puisqu’outre ces deux manifestations, on compte aussi le Festival de la Staatsoper de Berlin (die Festtage dirigés par Daniel Barenboim), en France le tout nouveau festival de Pâques d’Aix dirigé par le violoniste Renaud Capuçon et d’autres en Europe.
Après cinq ans, il est peut-être opportun de tirer quelques leçons du départ des Berliner de Salzbourg, pour Salzbourg et pour Baden-Baden, car cela éclaire le fonctionnement du monde musical, et la situation créée, mais il est aussi important de considérer la plus-value éventuelle de la situation.
Pour cela, il convient de remonter aux temps immémoriaux et karajanesques.
Le public d’aujourd’hui (notamment les jeunes mélomanes) peut difficilement se représenter ce qu’était Herbert von Karajan dans le monde musical (et pas seulement) dans les années 1970, lorsque j’ai commencé à fréquenter opéras et salles de concert. Karajan était une personnalité people. Ses apparitions (de plus en plus rares) sur le podium étaient des épiphanies qui agitaient le monde des mélomanes. Et à Salzbourg (été), la seule fois où j’ai réussi à voir une production de Karajan in loco (Aida, 1979), les gens qui cherchaient des places agitaient des dizaines de billets de mille Schillings (la monnaie autrichienne d’alors), soit des sommes qui pouvaient atteindre 600 ou 700 euros, en éventail sur le parvis du temple, le Festspielhaus de Salzbourg où le marché noir était chose commune.
Salzbourg Pâques était considéré comme le Festival le plus exclusif, on devait pour y accéder payer la Förderung (l’adhésion au cercle des mécènes) qui est devenue obligatoire après le retrait des soutiens de la ville de Salzbourg, quelques années après sa fondation), ce qui existe encore aujourd’hui, même si elle n’est plus une obligation ; mais le nombre de Förderer (de mécènes) a bien diminué depuis. À l’époque hors versement de ce ticket d’entrée point de salut. Les sommes paraissaient alors inaccessibles au pauvre étudiant ou au pauvre prof débutant que j’étais. Le Festival de Pâques, c’était le Festival où l’extraordinaire était l’ordinaire, le plus grand orchestre, le plus grand chef, les plus grands solistes, et chaque production était plus ou moins enregistrée. En bref, unique, ce Festival l’était effectivement, car il garantissait Karajan dans un ou deux concerts et un opéra, ce qui était exceptionnel.

Comme tout tournait autour de la personnalité du chef, lorsque celui-ci a disparu, le sort du Festival de Pâques s’est déjà posé : après deux année blanches d’interrègne, consécutives à l’entrée en immortalité du dieu musical, c’est Sir Georg Solti, maître après Dieu, qui a repris les rênes pour deux ans (Frau ohne Schatten et Falstaff) en 1992 et 1993, puis en 1994, Claudio Abbado, Chefdirigent des Berlinois, en a assumé la charge, comme Sir Simon Rattle en 2003, après Claudio Abbado.
Évidemment, le profil de ce Festival dédié à un chef, que la nomination de Sir Georg Solti, considéré alors comme le second après Dieu, pensait prolonger, n’a pas fait long feu et il est bien vite apparu que le Festival de Pâques devait rester le Festival des Berliner et de leur chef, quel qu’il soit, et vivre une vie nouvelle après la Légende dorée.
Avec Claudio Abbado, les choses ont évolué : Abbado n’a jamais aimé le culte de la personnalité et il a voulu mettre en avant des projets, et notamment les concerts Kontrapunkte, qui donnaient à l’orchestre la possibilité de jouer en formation de chambre, tradition perpétrée par Sir Simon Rattle qui n’a pas innové, mais a poursuivi la politique du prédécesseur.
Les productions d’opéra du Festival de Pâques étaient la plupart du temps coproduites par le Festival d’été, à la différence qu’elles étaient jouées à Pâques par les Berliner Philharmoniker et l’été par les Wiener Philharmoniker. Une manière de diminuer les coûts. Ce ne fut pas toujours le cas sous Abbado, même si quelques productions le furent (Boris Godunov, Tristan und Isolde), mais Claudio Abbado et Gérard Mortier n’étaient pas très proches, et Abbado a cherché des coproducteurs ailleurs, essentiellement en Italie (Elektra ou Simon Boccanegra, avec Florence), Otello (avec Turin). Parmi les productions réussies de l’ère Abbado, notons surtout le Wozzeck de Peter Stein (mais pas son Parsifal), Boris Godunov de Herbert Wernicke, sans doute la plus grande réussite, seul opéra ayant bénéficié d’une reprise à Pâques.

Sous Rattle, l’entreprise la plus notable fut le Ring, mise en scène de Stéphane Braunschweig, en coproduction avec Aix-en-Provence, notable par l’entreprise même, mais cette production oubliable a été oubliée. En revanche, le Cosi fan Tutte de K.H et Ursel  Herrmann fut un magnifique moment.
Quand les berlinois se sont éloignés (dernière année de présence, 2012) les productions scéniques du Festival ont été plutôt discutables, aussi bien le Parsifal, (2013, Michael Schultz) qu’Arabella (2014, Florentine Klepper). Cependant la belle production de Cavalleria Rusticana et Pagliacci de Philipp Stölzl, en 2015, a marqué, mais l’Otello suivant, mis en scène par Vincent Boussard en 2016, a été vite effacé. En 2017, La Walkyrie historique de 1967 recréée par Jens Killian et Vera Nemirova constitue à l’évidence une curiosité et la présence de Peter Ruzicka comme intendant, ancien Intendant du Festival de Salzbourg et compositeur connu en Allemagne, a sans doute aussi cette année motivé le Lohengrin de Sciarrino.
Il est clair que l’absence d’un chef charismatique, légende vivante comme Karajan a changé la donne de ce Festival, d’une certaine manière rentré dans le rang à la mort de son créateur, et encore plus banalisé avec le départ des berlinois.
Mais le public de ce lieu reste malgré tout fidèle. Contrairement à ce que certains pensaient, les Förderer n’ont pas fui à Baden-Baden pour suivre les berlinois, mais leur nombre la première année a même un peu augmenté par réaction à ce qui a été considéré comme une trahison.
Il ne faut pas chercher l’innovation dans des institutions qui doivent essentiellement vivre avec l’argent privé du mécénat, et les productions, quand elles ne sont pas coproduites, sont réalisées, non tant vraiment à l’économie, qu’avec des moyens allégés (cela se voit dans les matériaux utilisés) et cela vaut aussi à Baden-Baden, pour les productions ayant accompagné l’arrivée des berlinois, dans un format proche de celui de Salzbourg.

À Salzbourg, le Festival, ce sont trois concerts et deux soirées d’opéra, répétés en deux cycles de 4 jours, aux Rameaux et à Pâques (deux concerts symphoniques, un concert choral, un opéra). Format immuable depuis 1967.
À Baden-Baden, les concerts sont différents, aucun n’est répété, et il y a quatre soirées d’opéra. C’est donc un cycle continu de dix jours, avec des concerts de musique de chambre disséminés dans la ville et un opéra de chambre par des jeunes dans le ravissant théâtre de la ville.
La plupart du temps, les concerts symphoniques ont été programmés dans les saisons respectives des deux institutions (ce qui permet de répéter non in loco, mais dans leur siège d’origine, Berlin et Dresde, et l’opéra est proposé soit dans la saison du Semperoper (à Dresde) qui est la maison de la Staatskapelle, soit en version de concert dans la saison du Philharmonique de Berlin. Aux temps d’Abbado, l’opéra était proposé avant Salzbourg, ce qui permettait de longues répétitions sans coûts supplémentaires, Rattle le propose désormais après Baden-Baden.
À Baden-Baden, les productions qui ont été proposées, la plupart du temps sont aussi oubliables qu’à Salzbourg. En 2013, le Festival ouvre avec Die Zauberflöte de Robert Carsen, qui avait à moitié convaincu, mais pourtant à mon avis l’un des spectacles les meilleurs (en coproduction avec l’Opéra de Paris, qui tient là une production qui fonctionne plutôt bien) en 2014, Manon Lescaut de Puccini signée Richard Eyre n’avait pas convaincu du tout, en 2015, Der Rosenkavalier, dont la mémoire garde Anja Harteros, mais dont la mise en scène de Brigitte Fassbaender n’a pas non plus frappé les esprits est tombé dans les oubliettes. Meilleure, la production de Tristan und Isolde de Wagner mise en scène par Mariusz Treliński, en coproduction avec le MET, même si elle ne m’avait pas vraiment emporté, mais l’ensemble avait été visiblement et pensé et travaillé. Quant à Tosca dans la production de Philipp Himmelmann en 2017, c’est un spectacle problématique à tous niveaux. Le bilan musical des concerts est meilleur que le bilan artistique des opéras. Quand la production trouve un coproducteur, elle est toujours plus élaborée, quand Baden-Baden produit seul, c’est plus discutable. Tout comme à Salzbourg (qui peut cependant coproduire avec la Semperoper).

Ainsi donc, pour les deux Festivals, le bilan est mitigé. Le Festival de Pâques de Salzbourg a derrière lui une longue tradition d’excellence dans une ville incontestablement culturelle, mais n’a jamais réussi depuis la mort de Karajan à redevenir le Vatican des Festivals, encore que sous Claudio Abbado il y eut de sacrées soirées. Et le Festival de Baden-Baden a accueilli les Berliner Philharmoniker, sans recréer la curiosité ni surtout l’envie du public. Les Berliner n’ont pas entraîné à Baden-Baden le public de Salzbourg et ils ont deux publics différents, un peu plus régional à Baden-Baden, un peu plus international à Salzbourg. Mais dans les deux Festivals, la salle est très rarement complète.
En réalité, si l’on s’interroge sur la plus-value artistique des deux Festivals, force est de constater un certain désarroi : les concerts sont donnés ailleurs à des prix divisés par trois, l’opéra n’a pas vraiment en général de quoi attirer la fleur des mélomanes…Alors ?

Aucun des chefs qui ont succédé à Karajan n’ont eu la place qu’il avait dans le panorama musical : même Claudio Abbado, qui fut sans doute avec Carlos Kleiber le plus grand des trente dernières années, a toujours refusé un statut de ce type, même s’il était ardemment suivi par ses « Abbadiani Itineranti ».
Si j’interroge ma mémoire des concerts et des opéras, je retiens sans doute Boris Godunov (Abbado, Wernicke), une des productions les plus fortes et les plus marquantes des trente ou quarante dernières années, sans doute aussi un concert Beethoven avec une 7ème sans doute unique dans les annales (15 avril 2001), et quelques grands moments (Tristan und Isolde, Abbado, Grüber, Wozzeck, Abbado, Stein, Bach Matthäus Passion, Abbado/Cosi fan tutte, Rattle, Hermann/Verdi Requiem, Jansons…) Même le Parsifal d’Abbado, pourtant un moment presque historique, était sans doute plus impressionnant à Berlin qu’à Salzbourg.
Ces moments de Festival sont peut-être plus passionnants pour les concerts de musique de chambre donnés par des membres des orchestres, comme ce concert Schubert au Mozarteum avec des musiciens de la Staatskapelle Dresden et Daniil Trifonov pendant le Festival 2017, ou le concert des cuivres des Berliner Philharmoniker à Baden-Baden, concerts plus accessibles, plus originaux, moins guindés et souvent exceptionnels musicalement. L’idée, venue de Claudio Abbado, de donner la parole aux musiciens est l’une des conquêtes du Festival de Pâques de Salzbourg et par contrecoup de celui de Baden-Baden.

Au contraire de Salzbourg, qui a une longue histoire musicale, Baden-Baden a une autre histoire, aussi musicale d’ailleurs, et plus récemment liée à la musique contemporaine, mais le lieu est aussi une station thermale connue des romains où toute la haute société du XIXème se donnait rendez-vous, ce qui profile différemment la ville. De plus, le Festival de Baden-Baden est jeune, à peine vingt ans (la salle immense de 2500 places, accrochée à l’ancienne gare du XIXème, a été inaugurée en 1998), et le concept est très différent de Salzbourg : après avoir été aidée par des fonds publics, c’est une entreprise exclusivement privée, qui gère la structure, dirigée depuis les origines par Andreas Mölich-Zebhauser, venu de l’Ensemble Modern. C’est une programmation annuelle, très diversifiée, avec quelques moments de Festival comme le Festival de Pâques, où l’on trouve concerts, opéras, ballets, mais aussi variété et où une place importante est faite à une programmation russe (beaucoup de russes viennent à Baden-Baden, qui a même une église russe, et Valery Gergiev fait partie du conseil d’administration) faite en général pour les curistes aisés qui viennent prendre les eaux ou pour un public de la région, Alsace comprise. Le Festival de Pâques est donc un des moments parmi d’autres, un peu plus exigeant culturellement. Il reste que la programmation des opéras fait la part belle aux titre plus populaires (Zauberflöte, Manon Lescaut, Tosca, Rosenkavalier) même si on a affiché l’an dernier Tristan und Isolde et l’an prochain Parsifal. Le public de Baden-Baden, très aisé (les places les plus chères sont les premières qui partent à la location) est culturellement plus diversifié que celui de Salzbourg.
Car le Festival de Salzbourg a derrière lui une histoire, celle du Festival de Pâques et de Herbert von Karajan, mais aussi la tradition presque séculaire du Festival d’été, fondé à l’époque pour populariser (on en rit encore vu ce que Salzbourg est devenu) les arts par Hugo von Hofmannsthal, l’écrivain, Richard Strauss le musicien et Max Reinhardt le metteur en scène de théâtre.
Si Baden-Baden est un lieu de divertissement diversifié mais socialement haut de gamme, Salzbourg est un lieu conçu d’abord comme lieu de culture musicale et scénique et il l’est resté, lieu de création aussi, ce que n’est pas le Festival de Baden-Baden. Aussi son public est-il différent, une jet-set généralement habituée à du très haut niveau, et intéressée par la musique et exigeante. Et les mélomanes moins fortunés mais passionnés se rendent plus volontiers à Salzbourg qu’à Baden-Baden. C’est pourquoi Salzbourg Pâques n’a pas perdu son public : Salzbourg est un lieu de retrouvailles, de rituels, de souvenirs et de mémoire que n’est pas Baden-Baden.
Il reste qu’il n’est pas indifférent de poser la question artistique : si Salzbourg l’été (et même à la Pentecôte) reste un lieu culturel non indifférent, à Pâques, les choses sont plus complexes : beaucoup de spectateurs reviennent à Salzbourg par tradition, plus que par motivation musicale, même s’il y a toujours un évident intérêt à écouter de bons concerts. Mais nous ne sommes plus dans la configuration d’un ordinaire de l’extraordinaire.
A Baden-Baden, les Berliner Philharmoniker sont encore une attraction : ils venaient rarement dans la région et sont désormais en résidence dix jours par an, l’orchestre lui-même est encore extraordinaire, et constitue une motivation auprès d’un public moins directement mélomane : il reste que l’offre programmatique n’est pas plus excitante qu’à Salzbourg Pâques, même si elle a un évident intérêt elle-aussi.
C’est sans doute la notion de Festival qu’il faut interroger : ce qui fait le Festival dans les deux cas, c’est la concentration d’événements et  quelques têtes d’affiche, mais ni la création, ni l’originalité de la programmation puisque la plupart du temps tout est joué ailleurs. Et ni Christian Thielemann à Salzbourg, ni Sir Simon Rattle à Baden-Baden ne constituent l’essentiel du motif de déplacement du public, bien qu’ils soient des chefs de grand renom international : donc les deux lieux fonctionnent parallèlement, et il est même désolant que Tosca, un titre rebattu dans les grands maisons d’opéra, ait été présenté cette année à Baden-Baden et soit proposé l’an prochain à Salzbourg-Pâques, c’est un indice des destins parallèles de deux Festivals qui ne savent pas encore gagner leur singularité. D’un Festival de grand renom et de grande histoire on en a fait deux moins convaincants.
Peut-être l’arrivée future de Kirill Petrenko, dont le concert a fait le plein à Baden-Baden (mais c’est aussi un succès de curiosité vu les rares apparitions de ce chef dans le répertoire symphonique), contribuera-t-elle à rebattre les cartes, mais Kirill Petrenko est tout à l’opposé de Karajan dans sa disponibilité envers les médias, la Jet-set et la mondanité. Ainsi ces deux festivals sont-ils peut-être destinés à être encore des Festivals de l’entre-soi.[wpsr_facebook]

Baden-Baden

IN MEMORIAM ALBERTO ZEDDA (1928-2017)

Alberto Zedda (1028-2017) © ANSA

Le 13 novembre dernier, Alberto Zedda dirigeait Ermione de Rossini à l’Opéra de Lyon et deux jours après au Théâtre des Champs Elysées, ce furent ses dernières apparitions françaises. Je l’avais vu diriger l’an dernier Armida (celle de Rossini évidemment) à l’opéra de Gand. Un petit homme à l’œil pétillant et vif, affable, de cette bonhommie qui est celle de sa région d’adoption, les Marche, dont la ville de Pesaro qui l’a vu mourir est l’un des principaux centres. Milanais, il a étudié au conservatoire de la ville, et sa réputation vient de son travail de musicologue, indissolublement lié à Gioachino Rossini, bien qu’il ait aussi travaillé sur d’autres compositeurs. Comme musicologue, son nom est aussi attaché aux premières éditions critiques de Rossini, dont celle du Barbiere di Siviglia qu’Abbado dirigea le premier à la Scala en 1969. A son nom est souvent associé celui de l’américain Philip Gossett, mais ce dernier s’est éloigné de la fondation Rossini et de Ricordi pour travailler avec Bärenreiter.

Alberto Zedda a été consultant, puis directeur artistique du Festival de Pesaro jusqu’à 2015 : il éditait les partitions et souvent ensuite les dirigeait à Pesaro. Il a été aussi consultant de divers centres de perfectionnement pour jeunes chanteurs, notamment à Valencia (Espagne), et dirigeait un peu partout Rossini, et notamment ce Rossini qu’on connaît moins, le Rossini serio.
Pesaro, c’était le lieu de sa seconde naissance, le lieu qu’il a pu suivre depuis sa création, un lieu original en Italie, qui n’a pas son équivalent dans le monde ; on l’appelle de Bayreuth rossinien parce qu’à Pesaro on joue exclusivement Rossini, comme à Bayreuth Wagner. Mais il y a une chaîne « du producteur au consommateur » à Pesaro qui n’existe pas à Bayreuth. Le projet de Pesaro est lié d’abord au travail critique et philologique effectué par la Fondation Rossini en lien avec l’éditeur Ricordi, qui a suscité ensuite le Festival en 1980 pour la représentation des œuvres qu’on venait d’éditer, mais en même temps le projet pédagogique du Festival, en étroit lien avec le territoire des Marche (Conservatoires, Universités, et notamment Urbino voisine) et surtout l’Accademia Rossiniana, cycle  de formation annuel de jeunes chanteurs au style et à la dramaturgie rossiniennes où nombre de vedettes d’aujourd’hui se sont fait les dents et la voix. Alberto Zedda en était le directeur depuis sa création en 1981. C’était un pédagogue du chant, un spécialiste de l’ornementation rossinienne qui savait travailler avec les jeunes. D’une grande gentillesse, mais aussi d’une grande exigence, il avait su donner à Pesaro (Fondation, Accademia, Festival) cette réputation de rigueur et de cohérence qui en a assuré et la gloire et la pérennité.

Plus discuté par la critique comme chef d’orchestre, personne ne lui discutait en revanche la connaissance profonde des partitions, mais il a su travailler très tôt avec Claudio Abbado qui a assuré la direction et la diffusion des grands opéras bouffes de Rossini de 1969 à 1990 environ,  tous (Barbiere, Cenerentola, Italiana in Algeri, Viaggio a Reims) dirigés par Abbado dans les éditions critiques de Pesaro, qui avait su trouver à la fois le son, le rythme, le sens théâtral si juste que ces références-là restent indiscutées. Le travail philologique était ainsi prolongé à la scène (avant même la naissance du Rossini Opera Festival) par celui d’Abbado qui faisait sonner comme personne la musique authentique retrouvée par Zedda.
Les théâtres faisaient souvent appel à Alberto Zedda, et notamment dans le Rossini serio moins joué et moins connu car il restait un gage d’authenticité rossinienne, notamment dans la préparation des musiciens et des équipes de chanteurs, et qu’il était l’un des seuls, sinon le seul, à posséder tout le répertoire rossinien resté rare dans les théâtres, même en Italie. Sa disponibilité et son sens de la pédagogie faisaient le reste.

Le pilier de Pesaro disparaît, à 89 ans, une figure essentielle, presque déjà légendaire de son vivant. Mais c’est aussi sans doute le pilier premier : telle qu’est conçue la politique du Festival, je n’ai pas de doute qu’on saura trouver ceux qui continueront le grand-œuvre. Si Rossini était le cygne de Pesaro, Alberto Zedda a travaillé le chant du cygne sa vie durant.[wpsr_facebook]

“Locandina” du Teatro alla Scala du Barbiere di Siviglia dans la mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle et dans l’édition d’Alberto Zedda (1969), encore aujourd’hui au répertoire de ce théâtre

IN MEMORIAM KURT MOLL (1938-2017)

Il était né en 1938, et il vient de s’éteindre. C’était l’une des basses les plus merveilleuses de sa génération. Et Paris a eu le privilège de l’entendre de multiples fois, y compris dans des rôles très secondaires (Lodovico d’Otello), ou secondaires (Bartolo des Nozze di Figaro), mais aussi dans les formidables rôles de basses qui vous font une carrière. Commendatore de Don Giovanni, Sarastro de Zauberflöte et Osmin d’Entführung aus dem Serail , Gurnemanz de Parsifal, Hunding de Walküre ou Fasolt de Rheingold, et Ochs du Chevalier à la rose.
Je l’ai entendu dans tous ces rôles, parce qu’il était l’un des chanteurs favoris de Rolf Liebermann qui l’avait eu dans la troupe de Hambourg dont il était Kammersänger  Il était la perfection-même, jamais pris en défaut, toujours sans problème au point que les fous d’opéras dont j’étais n’y faisaient presque plus cas tant il faisait partie des meubles de Garnier, il était la perfection, et c’était notre norme. Une voix large, profonde, au volume impressionnant, une voix ronde et chaude, et un chanteur à qui l’on confiait aussi bien des rôles très secondaires (Lodovico d’Otello) ou secondaires (Bartolo des Nozze di Figaro) que des rôles essentiels comme Gurnemanz ou Ochs. De lui j’ai deux souvenirs qui se rappellent souvent à moi: dans Hunding d’abord : je me souviens de sa formidable entrée en scène dans la mise en scène de Klaus Michael Grüber, portant sur le dos une carcasse de barbaque qu’il jetait brutalement, et s’installant à table (élégants couverts) servi par Sieglinde (Helga Dernesch), devant une rangée de vestes (sans doute les reliques de ses victimes). Et puis dans Forza del Destino (mise en scène médiocre de John Dexter) où il était Padre Guardiano, à la fois dans sa grande scène avec Leonora (Martina Arroyo), magnifique duo, très émouvant, que dans ses scènes avec Melitone (un merveilleux Gabriel Bacquier), un opéra qui à l’époque venait d’entrer au répertoire de l’Opéra de Paris (1975, soit 90 ans après la création..). Pour des raisons que je ne m’explique pas vraiment, ces deux souvenirs parisiens de lui restent très vifs.
La dernière fois que je l’entendis, ce fut à Berlin en 2001, dans le Parsifal de légende dirigé par Claudio Abbado, où il remplaçait je crois un chanteur malade : il y fut un Gurnemanz incroyable d’humanité et de présence : j’écrivais alors « le vétéran Kurt Moll, qu’on peut sans crainte qualifier de Gurnemanz de ces trente dernières années donne une leçon de phrasé, un véritable cours d’interprétation, tout pétri d’humanité et de rigueur: son récit est dit, compris, mot à mot et entendu ».
La modestie, la perfection, la présence. C’est un artiste qui donnait sens à un rôle, qui donnait sens à une œuvre, comme ses interventions profondes et apaisées dans la IXème de Beethoven dirigée par Leonard Bernstein, il en existe un disque, mais je l’entendis sur le vif à Salzbourg puis à Vienne en 1979 (mon premier Vienne et mon premier Salzbourg), au moment de l’enregistrement, et là il donna la joie.[wpsr_facebook]

LA QUESTION DON CARLOS: QUELQUES PRÉCISIONS SUR UNE HISTOIRE ENCORE OUVERTE

05-don-carlo-1977-72108pid2
Don Carlo 1977 (Prod. Abbado/Ronconi) Acte I sc.1 Photo: Teatro alla Scala

Don Carlo revient à la Scala.

En 1977, Claudio Abbado proposait une production (mise en scène de Luca Ronconi) exécutant des musiques jamais entendues suivant le travail d’Ursula Günther et Luciano Petazzoni, auteurs de l’édition critique, les spécialistes reconnus de l’archéologie de Don Carlos.
En 1992, Riccardo Muti proposait un Don Carlo en 4 actes correspondant à la version dite « de Milan » de 1884, dans une mise en scène de Franco Zeffirelli. En 2008 Daniele Gatti dirigeait Don Carlo en 4 actes, dans l’édition révisée d’Ursula Günther, dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig. La production de Peter Stein présentée à la Scala ces jours-ci (dirigée par Myung-Whun Chung) est donc la quatrième en quarante ans : la Scala revient à Don Carlo environ tous les dix ans. Et qui dit Don Carlo dit « quelle version ? » car le débat autour de l’édition de l’opéra de Verdi reste ouvert, Verdi lui-même n’ayant jamais choisi. C’est donc aux directeurs d’opéra et aux chefs d’orchestre de décider.

Puisqu’en 2018, Don Carlos revient sur les scènes françaises et qu’on en parlera abondamment, je prends un peu les devants à l’occasion de la présentation milanaise actuelle de la production de Peter Stein car on lit beaucoup d’inexactitudes dans les comptes rendus critiques, ici et ailleurs. La complexité de la question ne va pas avec les lois rapides de l’information qui exigent d’arriver à publier le premier, au risque que trop de rapidité ne nuise à la précision et à l’honnêteté intellectuelle.

Le Teatro alla Scala lui-même, se référant à la production Abbado/Ronconi de 1977, semble dans sa communication assimiler la production actuelle dirigée par Myung-Whun Chung à l’édition proposée par Abbado, qui s’appuyait aussi sur les recherches d’Ursula Günther. En réalité la version d’Abbado, qui ouvrait la saison du Bicentenaire (1977-78) se devait de proposer un coup d’éclat verdien, tant le compositeur est lié à ce théâtre : elle contient plus de musiques encore que la production actuelle.

Claudio Abbado voulait au départ ouvrir la saison avec la version française, et devant l’impossibilité de distribuer dignement à l’époque un opéra totalement tombé dans l’oubli dans l’original français ( déjà au XIXème, toutes les créations de Don Carlos dans le monde entier ont eu lieu en italien, à l’exception compréhensible  de Bruxelles) et les meilleurs chanteurs ne voulaient donc pas l’apprendre, il a donc renoncé et a proposé la version de Bologne, celle qui a triomphé en italien dès octobre 1867 sous la direction de Mariani, avec des musiques jamais entendues jusqu’alors. C’est cette version qui est proposée ici, sans le fameux Lacrimosa, le duo Filippo II/Don Carlo « qui me rendra ce mort », supprimé définitivement après la première de Paris et qu’Abbado avait néanmoins réinséré.
La version en 5 actes en français la plus communément représentée, qu’on choisit aussi dans sa traduction italienne quand un théâtre veut représenter la version en 5 actes, est la version dite de Modène (1886), qui procède de la réélaboration profonde (un tiers de la musique) que Verdi effectua en 1883/84 pour proposer une version raccourcie en 4 actes dite « version de Milan », aujourd’hui représentée le plus souvent dans les théâtres. En effet, la version en 5 actes “de Modène” est la version en 4 actes de 1884, à laquelle Verdi rajoute le 1er acte, dit « de Fontainebleau » de la version originale, raccourci de la scène initiale “des bûcherons”, pourtant essentielle pour la compréhension du drame. Verdi a en effet toujours laissé le choix de l’édition, quatre ou cinq actes, car il préférait la version en cinq actes, sans y réinsérer le ballet cependant.
Toute la tradition lyrique de Don Carlo/Don Carlos s’appuiera en réalité pendant un siècle sur la version de Milan (4 actes) et celle de Modène (en 5 actes) : on peut épargner au lecteur les différentes variantes locales (Naples etc…) pour que les choses soient claires, au point que les versions composées en 1867 pour Paris puis pour Bologne ont été perdues dans la mémoire des mélomanes, à cause des choix des théâtres : l’Opéra de Paris, lourdement coupable,  n’a plus représenté la version française, et s’en est tenu à la version italienne soit en 4 actes, soit en 5 actes (la version présentée en 1974 était en 5 actes, et version en 4 actes (en italien) et en 5 actes (en français) ont été présentées en 1987. Depuis, Paris n’a présenté que la version en 4 actes et en italien, un comble.

La première remarque, importante, est qu’il n’y a pas de « version italienne », mais exclusivement une version française, qui a donné lieu à des traductions italiennes, y compris la version en quatre actes donnée à Milan en 1884, qu’on considère de manière erronée comme « la version italienne »: en réalité une version en italien traduite du français. Une version italienne aurait supposé sans doute un remaniement plus systématique, notamment musical, car les prosodies italienne et française n’ont rien à voir. Ce qui fait en effet l’originalité de Don Carlos, c’est un travail éminemment précis sur le texte français (en réalité l’un des plus beaux livrets du XIXème), et un souci de Verdi de coller à la prosodie française de manière à en faire un opéra vraiment français. La  traduction italienne pêche quelquefois au niveau prosodique dans l’adéquation musique et paroles, et Verdi s’est toujours tourné vers des librettistes français (Méry, puis Du Locle, puis, après leur brouille, Nuitter qui a servi d’intermédiaire). Mais cette question a été occultée pour des raisons pratiques : la plupart des chanteurs se sont refusés à apprendre la version française et la version en 5 actes était pour les théâtres lourde à monter et longue, ce qui rebutait aussi les imprésarios soucieux de gains. Le format de la version en quatre actes correspondait plus au Verdi habituel.

La deuxième remarque, c’est que contrairement à ce qu’on pense souvent, le ballet n’a pas été rajouté par force, bien que dans la toute première version de 1865/66, il n’existât pas ; s’il a certes été exigé par l’Opéra, Verdi s’y est prêté de bonne grâce,  l’a même élargi et ensuite défendu ardemment: on a des lettres de lui, des réflexions où il défend la nécessité dramaturgique du ballet « La Peregrina » (15 minutes de musique) qui pour lui était la signature du genre « Grand Opéra » typiquement parisien, auquel Verdi tenait très fortement. Il voulait faire oublier, et dépasser Meyerbeer dont le succès n’était pas démenti. Don Carlos devait représenter enfin “son” grand succès parisien, après les échecs relatifs de Jérusalem (1847), de Vêpres Siciliennes (1855), et de Macbeth (1865).
Dans le sillage de cette remarque, Verdi a défendu la complexité, y compris musicale,  de son opéra et surtout sa longueur : il y voyait une vraie nécessité dramatique, pour faire comprendre les interactions du personnel et du politique chez tous les personnages, faisant de la majorité d’entre eux des êtres ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants (c’est le cas de Philippe II et d’Eboli) ; une seule exception, le Grand Inquisiteur, vieillard intransigeant et inhumain, que l’anticléricalisme de Verdi a noirci à souhait.
Ainsi donc, la tradition des représentations a plus ou moins effacé certaines musiques écrites en 1865/67 pour privilégier la profonde révision intervenue en 1883/84 : Verdi n’a jamais été convaincu du résultat final de son Don Carlo/Don Carlos. Mais un seul fait reste : c’est bien pour une prosodie française que Don Carlos est écrit – et Verdi a toujours travaillé sa musique en s’appuyant exclusivement sur le livret français (sauf une intervention en italien pour Naples) , lui-même ayant écrit quelques scènes en langue française ou proposé aux librettistes des modifications directes en français.

Ainsi donc, les musiques de la répétition générale de 1867 (avec les 20 minutes coupées pour la Première à cause d’une longueur qui empêchait les spectateurs de pouvoir prendre le dernier omnibus) n’ont jamais été entendues en France et le seront à Paris et ailleurs pendant la saison 2017-2018. Mais Paris, au mépris de toute la tradition du genre Grand Opéra, si lié à l’Opéra de Paris, ne présentera pas le ballet s’appuyant sur l’argument que la toute première version ne le contenait pas et sur l’argument (spécieux) dramaturgique : aussi bien Calixto Bieito (Bâle) que Peter Konwitschny (Barcelone et Vienne) ont trouvé des solutions très singulières dans leur mise en scène de l’opéra en version originale.

Enfin le fameux Lacrimosa appelé ainsi par référence au Lacrimosa du Requiem, recyclage du duo Philippe II / Carlos devant le corps de Posa à l’acte IV , qu’on peut aussi appeler le duo « Qui me rendra ce mort » a été sans doute, avec le début (le chœur des bûcherons) de l’acte I, la surprise la plus grande des représentations abbadiennes de 1977 : personne ne soupçonnait musique aussi forte, émouvante et développée, qu’on peut entendre dans l’enregistrement pirate des représentations (1).
Ainsi donc cette découverte d’une musique magnifique, l’une des plus belles de l’œuvre, qui développait la déploration devant le corps de Posa qu’Abbado avait fait entendre à la Scala dans une version princeps à laquelle on préfère aujourd’hui l’édition critique qu’on peut entendre dans son enregistrement de l’œuvre en français (en appendice), et dans l’enregistrement de Pappano, est devenue le symbole de la version originale de 1867, même si elle fut coupée à la première pour des raisons très contingentes (on dit que le baryton n’avait pas envie de gésir les 7 ou 8 minutes que dure la déploration, on dit aussi que le ténor était trop médiocre pour soutenir le duo avec Philippe II) . Elle fut entendue à la première, coupée à la deuxième et ne fut jamais reprise.Verdi réutilisa la musique  dans la Messa da Requiem (d’où l’utilisation abusive de titre lacrimosa).
Du coup de plus en plus, à cause de sa qualité, les chefs (par exemple Maazel à Salzbourg) l’ont insérée arbitrairement et on l’entend désormais dans presque toutes les versions en cinq actes et pas forcément la version originale. Mais le lacrimosa ne figure pas dans la version en traduction italienne de Bologne (celle de la Scala cette saison), même si c’est désormais un moment attendu du mélomane un peu informé – car souvent sa présence fait croire à une version originale, ce qui est dans la plupart des cas erroné.
À son corps défendant, le lacrimosa est donc un signe important donné à une représentation de Don Carlos dans la version originale car beaucoup pensent, ce qui est faux, que c’est une scène obligatoire liée à cette version : il reste que la musique mérite d’être connue car c’est un des grands rendez-vous de l’œuvre. Elle marque le spectateur, en un moment très dramatique, et présente une cohérence dramatique et musicale autour du personnage atypique de Posa qui est éminemment supérieure à la version écourtée, souvent peu claire à la scène. Pour qui choisit de représenter la version de 1867, le choix du lacrimosa s’impose presque implicitement tant il lui est lié désormais.
En conclusion, je voudrais donner au lecteur des pistes claires par un résumé qui aidera peut-être à modifier quelques idées reçues :

  • Il n’y a pas de version française/version italienne de Don Carlos, mais une version française (revue en 1884) et une traduction italienne, ce qui est fondamentalement différent.
  • Il y a en revanche une version originale de 1867, et une version révisée (profondément) en 1884 (Milan, quatre actes) reprise en 1886 (Modène, cinq actes) : ainsi la version française en cinq actes de 1886 contient les nombreuses musiques réécrites qui diffèrent totalement de la version originale. Ces deux dernières versions sont celles de la tradition, de la plupart des enregistrements et de quasiment toutes les représentations.
  • On a lu çà et là que la version proposée cette saison à Milan était celle de Modène, c’est totalement faux, et c’est la version de 1867 de Bologne qui est ici proposée – c’est d’ailleurs indiqué dans le programme de salle : c’était évident au 3ème acte dont la musique est très différente. Mais sans doute certains critiques présents ne la connaissaient pas.
  • Le choix des directeurs de théâtre et des chefs doit donc être entre version originale de 1867 ou version révisée de 1884/86, qu’ils choisissent la traduction italienne ou l’original français.
  • Pour le théâtre qui affiche Don Carlos dans sa version originale, un autre choix doit être fait, entre version présentée à la Première le 11 mars 1867 ou version de la répétition générale, (avec un peu plus de 20 minutes de musique supplémentaire dont le fameux et symbolique lacrimosa), les deux comprenant le ballet auquel Verdi accordait plus d’importance qu’on ne le dit généralement.
  • Aujourd’hui, il serait temps, au moins une fois, et au moins en France d’entendre toutes ces musiques, entendues à Turin en version française en 1991, seul théâtre à ma connaissance à avoir osé la version française de la répétition générale, car la version du Châtelet en 1995, objet d’un CD/DVD n’est pas complète, il y manque notamment la première scène, ” des bûcherons” et il est de mode de ne plus insérer les ballets depuis les années 70, ce qui est stupide si l’on affiche des prétentions philologiques, d’autant plus à Paris qui dispose d’un corps de ballet éminent.
  • Une dernière remarque : la version originale est très longue : elle le sera d’autant moins si elle est présentée dans une mise en scène dont la dramaturgie saura démêler le fil du politique, de l’historique et de l’individuel, tout en soignant la fluidité et la continuité du discours : la mise en scène de Peter Stein à la Scala, au-delà de la question de sa qualité intrinsèque, avait 3 entractes et de nombreuses interruptions internes dues à des changements de décor. Insupportable.

 

(1) Avec deux distributions: la première, Carreras/Freni/Cappuccilli/Obraztsova/Ghiaurov/Nesterenko pour la première série de représentations et la seconde (cast B) Domingo/M.Price/Bruson/Obraztsova/Nesterenko /Ghiaurov réunis pour seconde série et la transmission TV devant le refus de Karajan d’autoriser à participer à une retransmission des chanteurs qu’il avait pour la plupart utilisés pour son propre Don Carlo.

MÉMOIRE D’ABBADO 3: SALZBURGER OSTERFESTSPIELE 2000: SIMON BOCCANEGRA, de Giuseppe VERDI (Direction musicale: Claudio ABBADO; Ms en scène Peter STEIN)

Simon Boccanegra!

Pour l’an 2000, Claudio Abbado avait programmé son opéra fétiche au Festival de Pâques de Salzbourg dans une nouvelle production de Peter Stein, qu’on peut encore voir à Vienne car elle est encore au répertoire de la Wiener Staatsoper.

Avec la distance, la production est moins intéressante qu’il n’y paraissait, et le souvenir est vif encore de la mythique production de Giorgio Strehler,qu’on a vue partout dans le monde dans les tournées de la Scala et y compris à Paris avec Claudio Abbado à la tête de l’orchestre de l’Opéra, importée à Vienne pendant l’époque Abbado (1986-91) et stupidement détruite par l’équipe Ioan Holänder et Eberhard Wächter, .
Mais il y eut une Boccanegra Renaissance au début des années 2000: après Salzbourg, on vit l’opéra de Verdi porté par Abbado à Florence (il en reste un DVD) dans la production de Stein mais sans les Berliner, on le vit aussi en Emilie Romagne et notamment à Ferrare dans une autre production qu’il vaut mieux oublier, En bref, Claudio a reprispour quelques tours l’opéra qui lui était cher entre tous,et qui a marqué une nouvelle manière de diriger Verdi en devenant une des grandes références alors que il était considéré avant 1971 comme un opéra secondaire du Maître de Sant’Agata.
Alors vous pouvez imaginer les 15 et 24 avril 2000 avec quelle impatience ce Simon fut attendu. Et comme il fut différent des Simon entendus 20 ans auparavant. Oeuvre quasiment réservée à Abbado, très difficilement écoutable  après lui même par des chefs de grande réputation (je me souviens de Solti à la Scala, ou de Chung à Paris, voire de Chailly à Munich), elle réapparaissait au seuil du millénaire nouveau toute neuve dans le paysage, avec une Mattila somptueuse et un Alagna éblouissant. Ce n’était pas l’équipe mythique qu’on avait vue partout, Freni, Cappuccilli, Ghiaurov, Luchetti, Schiavi, mais il y avait les Berliner avec qui Abbado trouva un son et un ton neufs. C’est dans ce contexte qu’il faut lire le texte ci-dessous.

 

Il y a des oeuvres qu’on porte en soi

Il y a des oeuvres qu’on porte en soi.
Ces oeuvres qui vous accompagnent sans cesse, auxquelles vous faites référence, qui vous ont changé, qui ont transformé votre approche d’un auteur, de l’opéra ou du spectacle en général. Tout mélomane le sait.
Ce qui vaut pour le mélomane vaut aussi pour le musicien. Il y a des oeuvres qui, au delà d’une exécution contingente, habitent l’artiste et l’accompagnent. Il les porte en lui.
Il semble bien que Simon Boccanegra soit pour Claudio Abbado, quelque part, l’oeuvre d’une vie. Sinon, pourquoi après avoir fait renaître cette oeuvre mal connue du public et parcouru le monde avec une production mythique pendant une quinzaine d’années, pourquoi donc remettre l’ouvrage sur le métier ?
Pour tous la messe était dite.
Pour tous, mais par pour Claudio Abbado. Il y avait encore quelque chose à faire et à montrer. L’accueil incroyable du public à la répétition générale, les larmes de dizaines de spectateurs à l’issue du spectacle le prouvent : L’émotion est repassée, inépuisable. Nous doutions et nous avons été, comme tous, emportés par l’évidence : quelque chose nous a été donné de nouveau, quelque chose qui n’efface rien du passé, non, mais autre chose, tout aussi fort, qui nous gifle et nous emporte. A l’opéra, il arrive que les trains passent deux fois
On a pu émettre des doutes sur l’opportunité de reproposer une mise en scène de Simon Boccanegra après le spectacle historique de Strehler /Frigerio. La première réponse qui s’impose est que le spectacle doit vivre. Rester confiné dans les souvenirs, c’est fossiliser ce qui fait le rapport du spectacle au spectateur, qui est immédiat et en même temps fugace. Ces doutes étaient exprimés d’une part par ceux qui avaient vu le spectacle de Strehler, et qui avaient peur de vivre une éventuelle déception qui ternisse l’image de Boccanegra dans leur mémoire de mélomane, (on est dans l’ordre de l’affectif et non du musical (ou théâtral)). La seconde réponse, qui découle de la première est que le spectacle de Strehler remontant à 1971, il n’est pas absurde , 29 ans plus tard de proposer une vision nouvelle.
Peter Stein n’ignore pas ce passé, Claudio Abbado non plus. Stein utilise habilement le spectacle de Strehler, notamment dans le prologue,(Mouvements de foule, disposition du décor, jeu sur l’extérieur – intérieur (mieux réglé chez Strehler à mon avis)), même si le Palais des Fieschi est en réalité dans la vision de Stein un monumental tombeau, qui abrite Maria dans un cercueil de verre, telle la Belle au bois dormant car l’impression est bien celle d’un rêve, ou d’un conte, avec ce décor de Cité Idéale, ce cercueil de verre, ce palais tombeau dont on devine la silhouette dans la nuit: Stein lui-même confiait la difficulté qu’il y a à mettre en scène le prologue. De même dans le premier acte : le lever du rideau très lent sur un cyclo d’un bleu intense, solaire, face à la jeune Amélia, est à l’évidence une réponse au lever de rideau tout aussi lent sur la barque et la voile de Strehler et Frigerio., mais est aussi une réponse au prologue si sombre et si nocturne. Avec Amelia, le jour se lève, et c’est un jour ensoleillé.
Mais au-delà des allusions et des filiations, l’entreprise de Stein est d’un autre ordre, en pleine cohérence avec l’interprétation maturée par Claudio Abbado. La complexité du livret, avec son prologue très antérieur à l’action, ses clairs obscurs, ses révoltes qui ont toutes lieu derrière le rideau, ses personnages qui vieillissent ou qui se dissimulent, fait qu’il y a nécessité de clarifier les situations, identifier les caractères, montrer plus encore que suggérer. Strehler avait conçu un dispositif monumental, somptueux, mais aussi particulièrement poétique et élégiaque. Servi par des chanteurs dont la voix souvent suffisait, par sa splendeur et son expressivité, à camper un personnage, il y avait dans son travail une économie des gestes et des mouvements et un rythme qui répondait directement à la fosse et qui donnait au dialogue scène-fosse une unité peu commune.
Il y a chez Stein d’abord la volonté d’identifier les situations et de montrer les causalités : Boccanegra est élu doge au moment même où il perd son aimée : son cercueil de verre se dresse au fond, lorsqu’il est porté en triomphe. Faute de goût ? non. Il s’agit de décrire un parcours, qui s’ouvre sur Maria et se ferme sur Maria : le nom même de Maria doit être vu sous plusieurs clefs : il y a quelque chose de virginal – en dépit qu’elle en ait – dans cette Maria, sinon comment expliquer que la mort de Simon en forme de pietà, sinon comment lire en toile de fond, le mariage d’Amelia – Maria et Gabriele Adorno devant un portait gigantesque de Vierge à l’enfant. C’est que la pureté virginale baigne l’ensemble des personnages, Paolo excepté, tous les personnages du drame sont des personnages d’exception, des personnages positifs, nobles, des hommes de qualité. Au milieu de tous, Simon et Amelia, en blanc se retrouvent comme dans une union mystique, dans ce blanc aveuglant qui souligne leurs retrouvailles au fur et à mesure que se déroule leur duo.
La relation Amelia-Adorno est vue au travers du conte, avec les gestes innocents de l’amour innocent. Adorno (un extraordinaire Alagna ) entre en scène comme le danseur étoile du ballet classique, en courant, parcourant un immense tour de plateau pour se retrouver ensuite face à Amelia, : c’est Albert retrouvant Giselle, ou le Prince Siegfried rejoignant le Cygne blanc dans une suite de mouvements chorégraphiés qui font de cette rencontre le ballet d’amour et d’innocence. Karita Mattila (Amelia) quant à elle joue avec son corps, ses cheveux, elle est littéralement ” Nature “, sans apprêts, insouciante et heureuse. Les deux jeunes amants sont libres de toute contrainte. Ce n’est qu’après l’espèce de mariage mystique qu’est la scène de la reconnaissance Père-Fille, que le drame et l’histoire reprennent leur droit..
Du Prologue, qui n’est pas l’Histoire, mais une histoire lointaine et floue, on passe au début du premier acte à une sorte d’évocation du bonheur avant la chute, Univers du Conte, du Ballet, Univers Mystique immaculé où l’habit jaune de Paolo fait littéralement tache: c’est d’ailleurs lui qui précipite la chute: on rentre dans l’histoire.
Alors le décor reprend forme, après avoir été seulement couleur et structure minimaliste et géométrique, il redevient historié et descriptif lors de la scène du Conseil, fort bien réglée, avec un fort premier plan (le conseil) et un arrière plan (le peuple) qui pèse sur l’action. Comme souvent dans la mise en scène allemande, le décor et les costumes sont avant tous fonctionnels, avant d’être esthétiques. Les personnages sont typés : la plèbe en bleu, le parti aristocratique en rouge, le Cuir Noir pour les combats, le blanc pour le Rêve et le Bonheur, le jaune pour le traître (Paolo), et les costumes changent quand la situation change : Boccanegra quitte son habit blanc pour se mêler aux combattants. Entrée dans l’histoire et mêlée à l’intrigue, Amelia est vêtue de rouge, rouge-pouvoir, rouge-passion, mais aussi rouge aristocratique ou rouge-théâtre, tout comme Adorno qui a quitté l’habit du chasseur insouciant pour endosser un costume, rouge lui aussi. Fiesco quant à lui, qui se fait appeler Andrea, ne revêt qu’une redingote aux vagues reflets rouges, qui rappelle son appartenance partisane.
C’est que le décor laisse à chaque fois méditer sur la nature de l’action:
Le prologue laisse voir à la fois LA cité idéale (on est dans un rappel du passé, dans le monde du souvenir), et au fond, ce qu’on prend pour le palais des Fieschi, schématiquement gothique, est en réalité déjà un tombeau abritant le cercueil de verre de Marie. Idéal, Mort, Histoire et Politique, voilà les protagonistes du prologue inscrits dans le décor.
Le premier acte s’ouvre sur un espace vide qui se remplit bientôt d’une structure qui rappelle un retable ou un autel, où se célèbrent les retrouvailles, tout cela reste géométrique et essentiel, alors que le conseil se déroule devant une toile figurant un mur et des portes monumentales de palais, les rouges à gauche (Aristocrates) les bleus à droite(Plèbe) et Boccanegra en Blanc au centre.
L’agitation populaire se déroule en toile de fond et bientôt le décor laisse voir en transparence cette révolte, par un jeu intérieur et extérieur, pouvoir et peuple, qui fait immédiatement comprendre l’action.
Le deuxième acte, qui est celui du drame, de la tragédie, du complot se déroule cette fois dans un lieu clos, une sorte de Saint des Saints du pouvoir où tous passent clandestinement pour tramer…Une salle circulaire, qui fait penser à la salle octogonale du Palais de Néron – la Domus Aurea – (le divan de Boccanegra rappelle étrangement d’ailleurs un siège romain), avec sept portes fenêtres violemment éclairées, comme les sept portes de Barbe-bleue, au centre une table avec un calice. Salle circulaire, fortement centrée autour d’une table ronde, le calice étant le centre de l’action (Paolo y versera en effet le poison). Cette sorte de lieu où tout le monde passe rappelle aussi les décors uniques des tragédies classiques, c’est le lieu clos des rencontres, des crises, des conflits et des retournements. C’est aussi le lieu du moment de vérité. Mais c’est par ailleurs sensé être l’appartement privé du doge, le lieu interdit, qui ouvre les grands choix d’avenir (les sept portes); Paolo sortant, les portes s’éteignent: il n’y a plus de choix possible). Lieu interdit et pourtant violé par tous dès le lever du rideau. Lieu dans lequel on se cache derrière les portes, les colonnes, les rideaux, lieu de mort et d’assassinat, mais aussi lieu de dénouements, de reconnaissance où les grandes âmes se retrouvent (voir le trio Simon-Amelia-Gabriele). De ce lieu clos des complots on passe au lieu ouvert du peuple et des révolutions sous la voûte céleste. Tout se passe dans la nuit, sous les torches, et lorsque Simon regarde la mer, c’est une mer pâle, une mer du petit matin, qui lui fait face, la mer de la dernière aube.
La fin est complètement ouverte, l’espace sans limite, sans décor, les personnages au centre, les spectateurs, comme un choeur antique, au fond. Va s’offrir à eux le spectacle de la mort du doge.
Sous le signe de Maria, cette mort se conclut en pietà, la tête de Simon reposant sur le giron de Amelia-Maria puis le cadavre est élevé, comme ces funérailles de héros où l’on voit le corps montré au peuple éploré.
Il y a donc deux morts, une mort affective et religieuse, c’est la pietà, Simon meurt en reposant sa tête sur sa fille, une mort ” politique “, c’est la mort du héros, qu’on élève, qu’on exhibe à la foule. La boucle est bouclée, le drame individuel et familial, et le drame politique sont clos, puisqu’à travers Gabriele, devenu à la fois gendre et fils spirituel, les deux partis ennemis se réunissent enfin autour d’un doge reconnu par tous. De la dispersion et des oppositions du début de l’oeuvre, on est arrivé à l’unité par le sacrifice de Simon.
Chez Strehler Simon mourait en individu, seul face à la mer, chez Stein, il meurt ” accompagné ” par sa fille et son peuple, il meurt élevé à la grandeur des héros. Officiellement.

A cette mise en scène complexe et analytique (il faudrait aussi analyser les jeux étranges sur Maria, Gabriele et les subtils rappels de l’évangile, Mariage mystique, Annonciation, Pietà, il faudrait analyser aussi les rapports avec le cinéma, dans le traitement de l’acteur notamment), répond une direction musicale qui est le résultat d’une profonde relecture, une relecture, une fois de plus qui rend justice à l’évolution de la musique au XXème siècle, une relecture qui éclaire cette oeuvre sous un jour fort moderne, certains soli de vents renvoient presque à l’école de Vienne ! Une lecture nettement moins élégiaque que par le passé, plus incisive, plus tendue, mais pas plus froide, une lecture qui ne laisse en aucun moment indifférent et qui épouse parfaitement les intentions scéniques. Possédant parfaitement les arcanes de la partition, et à la tête d’un orchestre des grands jours, survolté, Claudio Abbado peut se consacrer à suivre avec une attention palpable chaque moment scénique, chaque mouvement, chaque souffle. Il joue sans cesse sur les couleurs faisant miroiter çà et là le métal, çà et là le feu, ailleurs l’élégie, toujours en architecte de la musique : il pousse les chanteurs à se dépasser, il les aide aussi , très attentif, en particulier à Carlo Guelfi, Simon un peu timide, un peu introverti, notamment au départ. On a pu écrire que devant une telle direction, qui elle-même est mise en scène, mise en espace musical, Stein ne pouvait guère que commenter l’action. Le tout étant si clairement identifiable dans la direction musicale que le rôle du metteur en scène devenait par force, limité!
A cet ensemble exceptionnel répond une équipe de chanteurs remarquables, dominée par l’extraordinaire composition de Karita Mattila en Amelia qui réussit avec des moyens différents, à sinon faire oublier, du moins égaler la performance légendaire de Mirella Freni. De Freni on se demandait comment une voix pareille pouvait sortir d’un si petit corps, il y a avait la poésie, une voix diaphane et éternellement jeune, un personnage tendre et fragile. Mattila, c’est l’opposé. Une voix plus sombre, plus adulte, plus “décidée”, un grand corps gracile, que les proportions énormes de la scène du Großes Festspielhaus fragilisent un peu, mais qui domine en taille Gabriele-Alagna, un jeu cinématographique, qui renvoie aux stars :tantôt Garbo, tantôt Huppert. Cette voix lyrique, pleine, qui sait tour à tour remplir la scène et la salle, mais aussi s’alléger et s’éclaircir: une Amélia incomparable. Entrée immédiatement dans les légendes de la scène.
Après le sombre prologue et ses voix de basse et de baryton qui s’entremêlent et donnent cette couleur obscure et mortifère au début de l’oeuvre, L’arrivée de la voix sublime de Mattila, puis l’entrée en scène ensoleillée de Roberto Alagna renforcent encore plus l’effet de contraste. Alagna, figure quasi enfantine, avec un timbre chaleureux tout en gardant une vigueur juvénile fait merveille. Certes, quelquefois des imprécisions, notamment dans la justesse, certes çà et là les tics traditionnels du ténor, et il faut bien le dire, de la star, mais ce sont dans ce cas des détails. L’important c’est que pour une fois Adorno existe, il en fait un vrai personnage, dont la présence s’impose vocalement et physiquement tout au long de l’opéra.
Très en voix lors de la répétition générale, le jeune Julian Konstantinov semble avoir été en peu en retrait lors de la première dans Fiesco. Son timbre de basse sa puissance néanmoins s’affirment à mesure qu’on avance dans l’opéra. Figure inquiétante à la Raspoutine, il ne fait peut-être pas tout à fait oublier le grand Ghiaurov, mais sa prestation reste de très haut niveau: c’est en tous cas une des basses d’avenir.
On se demandait comment allait se résoudre le problème Boccanegra. A Berlin,. Vladimir Chernov avait donné, en dépit d’une voix au volume limité, mais au timbre exceptionnel, une belle leçon de chant. A Salzburg, Carlo Guelfi a montré qu’il y a encore des barytons italiens de belle facture. Très attentif aux indications du chef, modulant chaque note, cherchant à donner une couleur particulière à chaque moment, jouant sur toute l’étendue du registre, des piani aériens au fortissimi (scène du conseil), il a emporté l’adhésion . Même si à la fin, la voix est fatiguée. Mais cela cadre tellement avec le sens de l’histoire et du livret que la fatigue de la voix, évidente par certaines fautes techniques (le souffle..), passe très bien la rampe et cadre très bien avec l’image de héros mourant qui domine les deux derniers actes.
De Lucio Gallo on retiendra l’extraordinaire personnage méphistophélique avec une voix presque trop belle pour le rôle, mais la composition est saisissante, notamment lors de la marche au supplice.
Enfin on s’offre le luxe de Andrea Concetti en Pietro, c’est un luxe, mais on reconnaît les grandes distributions à l’excellence des petits rôles.
En conclusion, nous avons là à l’évidence ce qu’on peut appeler une représentation de légende, une de celles où tout s’efface devant l’importance de l’ensemble et du résultat. Mais une fois de plus, nous sommes devant un cas d’école: là où le chef d’orchestre a une vision d’ensemble, là où il y a un vrai travail d’équipe, la réussite est assurée. Et quand il s’agit de Boccanegra et d’Abbado, nous sommes au-delà de la simple réussite, nous sommes de plain-pied dans l’histoire de l’interprétation musicale.
Un seul regret: qu’un tel spectacle soit donné seulement deux fois, devant un public hyper-privilégié: un luxe aujourd’hui difficilement défendable… Et qu’il ne soit pas repris par une télévision paraît une absurdité. Ce sont des réussites pareilles qu’il faut montrer pour défendre l’opéra auprès du grand public. Claudio Abbado l’a bien compris puisque ce Boccanegra voyagera en Italie (Florence, Ferrare, Parme, Bolzano) et la production sera reprise à Vienne. Mais tantôt avec d’autres chanteurs, tantôt avec d’autres orchestres. Alors, disons-le, Gérard Mortier a eu bien tort de se priver d’un triomphe assuré lors du festival d’Eté en rompant la coproduction. C’est pire qu’une erreur, c’est une faute.

 

 Giuseppe Verdi
Simon Boccanegra

Opéra en trois actes et un prologue – Livret de Arrigo Boito
Mise en scène: Peter Stein
Décor: Stefan Mayer – Costumes: Moidele Bickel
Simon: Carlo Guelfi / Amelia:Karita Mattila / Fiesco:Julian Konstantinov / Adorno:Roberto Alagna / Paolo: Lucio Gallo / Pietro: Andrea Concetti

European Festival Chorus
Berliner Philharmoniker
Direction Musicale: Claudio Abbado

[wpsr_facebook]

À TROIS ANS DE SA DISPARITION, UN TEXTE DE CLAUDIO

Il y a trois ans disparaissait Claudio Abbado. Que servirait-il de rappeler une fois de plus notre lien indéfectible à l’homme et à l’artiste: alors, j’ai eu une autre idée, celui de le rendre vivant, une irruption d’Abbado en direct parmi nous. Et aussi de retrouver et publier tels que des textes écrits en le suivant, avant la naissance du Blog, et en ce soir si particulier et dans les prochains jours, de rappeler au lecteur ce que fut son Parsifal dont on parla peu en France à l’époque: vivant parce que vous allez lire un texte de Claudio Abbado annonçant le projet Parsifal avec le Philharmonique de Berlin en 2001-2002. C’est un court texte inédit en France d’une immense émotion qui ouvrait sa dernière saison berlinoise, adressé aux berlinois, et qui dit sur Parsifal des choses simples et intenses.
À l’époque, j’étais déjà Wanderer et je publiais sur le site des Abbadiani Itineranti. J’ai retrouvé mon texte sur ce Parsifal, ce sera pour plus tard. Ce soir, c’est Claudio qui s’adresse à nous, et pour l’heure, nous sommes tous les berlinois.

Le Parsifal de Richard Wagner est déjà depuis longtemps dans mon esprit. Après avoir dirigé Lohengrin, Tristan und Isolde, et tant de préludes et d’extraits d’opéras wagnériens, aujourd’hui, à la fin de mon mandat à la tête du Philharmonique de Berlin, je me dédie à Parsifal.  Wagner lui-même s’est immergé dans le Thème durant des décennies, avant de pouvoir construire son propre drame à partir des fondations du poème épique de Wolfram von Eschenbach. Aucun autre opéra n’a mobilisé son attention pendant une période aussi longue. Dans Parsifal, Wagner a réuni une symbolique si riche et tant de motifs venus de tant de mythes, que l’opéra produit des signifiés toujours neufs et aussi souvent très différents entre eux. Pour moi aussi, la Musique exerce une particulière fascination, parce qu’elle est d’une clarté et d’une épaisseur extraordinaires et que du point de vue de la composition elle constitue un regard vers le passé, et à travers une nouvelle modalité harmonique moderne, un regard vers l’avenir. Elle est un pont entre le romantisme et le XXème siècle.

“Zum Raum wird hier die Zeit ” (« ici l’espace devient temps »). Cette citation de l’opéra doit être le leitmotiv de notre saison de laquelle Parsifal est le noyau. J’ai réfléchi longtemps à la possibilité de porter Parsifal « Festival scénique sacré » destiné à l’idéal acoustique de Bayreuth sur le podium de la Philharmonie de Berlin. L’oeuvre de Wagner est une « Oeuvre d’art totale » (Gesamtkunstwerk) qui nous touche d’une manière toute particulière, et sur laquelle la musique a un effet quasi objectif. Au développement de la temporalité s’ajoute une atmosphère spatiale qui nous entoure. Scharoun(1) lui-même avait sa propre idée des effets conjugués espace-musique-homme, qu’il a pu réaliser de manière géniale par la construction de la Philharmonie de Berlin. Mon rêve consistait à mettre ensemble ces deux visions.
Je suis heureux et reconnaissant que nous ayons pu faire fondre des cloches spéciales pour les importantes scènes du Graal qui auraient dû être celles que voulait Wagner pour les représentations. On sait combien Wagner tenait à ces cloches.
Je voudrais profiter de ce moment pour remercier mon public berlinois pour la fidélité et l’amour qu’il m’a témoigné tout au long de ces années. J’éprouve une profonde amitié pour cette ville et ses habitants auxquels je resterai, dans le futur aussi, toujours lié.

Claudio Abbado

(1) L’architecte de la Philharmonie de Berlin

ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA 2015-2016: CONCERT DIRIGÉ PAR DANIELE GATTI LE 3 AVRIL 2016 (WAGNER, LISZT, BERLIOZ)

Daniele Gatti et le RCO
Daniele Gatti et le RCO

Séduit par la Fantastique entendue à Paris par le National, j’ai voulu entendre Daniele Gatti diriger la même œuvre par le Royal Concertgebouw Orchestra, avec toujours le même handicap : une interprétation hors norme d’Abbado avec les Berliner Philharmoniker en 2013, sur laquelle je me suis arrêté, et qui vient de paraître en disque, produisant encore chez moi la même ferveur et la même admiration éperdue.

Le programme très « romantique » proposait l’ouverture de Tannhäuser dans la version de Dresde (1845), la poème symphonique  Orpheus  de Liszt (1854) et la Symphonie Fantastique « épisodes de la vie d’un artiste » (1830). Le fil du programme, c’est évidemment l’artiste dans sa confrontation tragique (et créatrice) avec le monde, et les visions successives du poète ou du musicien (Orphée et son lointain descendant Tannhäuser sont l’un et l’autre) quant à l’artiste de Berlioz, c’est un musicien. Mais tous trois vivent une aventure tragique avec la femme dont ils sont amoureux. Deux meurent, Eurydice pour Orphée, inconsolable qui se met à composer chant et musique déchirantes pour évoquer l’absence et la souffrance, Tannhäuser vit parce qu’Elisabeth s’est offerte en martyr pour sa rédemption, et l’artiste de Berlioz désespéré de l’absence de réponse à son amour se livre aux délires de l’opium et de la diablerie qui sont évidemment des délires créateurs : Berlioz est trop intelligent et trop sensible pour ne pas composer sa musique la plus neuve dans ses trois derniers mouvements.
Même si des raisons techniques peuvent avoir donné des motivations au programme, il me paraît avoir un sens particulièrement cohérent autour du du héros romantique qui n’a jamais rien de « fleur bleue » mais se trouve au contraire souvent écartelé, violent, en proie aux fureurs et pourquoi pas aux Furies.
Ainsi de l’ouverture de Tannhäuser. Souvent chez Wagner le son émerge comme d’un néant (voir Lohengrin, voir Rheingold, voir Parsifal) c’est le cas dans Tannhäuser, au moins dans celui voulu par Gatti : une ouverture qui émerge très lentement d’un néant, où les modulations des cuivres et les différents pupitres s’entrelacent de manière presque magmatique, donnant une couleur particulièrement sombre, y compris quand le thème est repris aux cordes, presque hésitantes à rentrer en jeu, avec une respiration large et tendue, avec un sens du crescendo marqué mais d’une lente fluidité telle qu’elle s’apparente non à un fleuve, mais  à une coulée de lave continue. C’est cette tension initiale et cette obscurité d’où émerge le son qui m’ont fasciné ici. Le choix est clair : il s’agit de donner une couleur à l’ensemble qui n’a rien de cette musique triomphale qu’on entend quelquefois, mais une couleur presque parsifalienne. Gatti n’oublie pas que Wagner a voulu, encore huit jours avant sa mort, revoir son Tannhäuser de fond en comble, que l’œuvre attendait, évoluait en fonction de Tristan (révision de 1860) et allait encore évoluer au contact cette fois de Parsifal : ce début si sombre, c’est l’antichambre de l’œuvre, celle à qui sa vraie couleur sera donnée. Alors du même coup, la suite, plus aiguë, plus lumineuse, plus claire peut apparaître ce qu’elle est : un leurre, un leurre comme le Songe d’une nuit de sabbat peut être un leurre pour l’artiste de Berlioz, le leurre d’une musique qui, si on s’y concentre bien, a des accents vaguement inquiétants.
L’œuvre d’une vie, voilà ce qu’est le Tannhäuser, une œuvre d’une vie à laquelle il n’a pu revenir, d’où cet accent dramatique et massif, merveilleusement architecturé à l’orchestre au son si impressionnant, avec ses crescendos à double entrée, des cordes et des vents d’un côté aigus, mais de l’autre des percussions inquiétantes et des decrescendos construits de la même manière, puis les sortilèges du Venusberg, avec ses cordes si fines, mais aussi ses bois inquiétants : les bois sont toujours poétiques mais annoncent souvent des tensions (voir le cor anglais dans la Fantastique) : cette ouverture avec ses imperceptibles silences dans les crescendos de la partie finale, qui créent un rythme presque haletant, est en fait une ouverture sur l’angoisse, sur l’inquiétude, comme sa fin en orgie amère, un tourbillon. Gatti tend l’arc entre le Berlioz de la Fantastique et le Wagner de Tannhäuser. Je reste fasciné des decrescendos de la partie finale annonçant la musique du chœur des pélerins, si sombre, doublée par des cordes devenues un arrière fond si lisible et si peu rassurant. Et si on va un peu plus loin dans l’écoute, on comprend que l’architecture tient non par la mélodie du chœur des pélerins (si célèbre, aux vents), mais par la vague modulée des cordes et que c’est elle qui éclaire l’ambiance, et donne la couleur. Tout cela est d’une clarté incroyable, comme une sorte de mise en scène sonore d’un drame qui est déjà tout dans une ouverture pourtant archi rebattue, installée comme un apéritif auquel on ne prendrait pas garde et qui nous dit déjà par son pessimisme structurel que nous sommes au cœur de la tragédie de la musique qui va se jouer les autres oeuvres du concert. Une approche réfléchie par Gatti jusqu’aux moindres détails.
C’est le noir qui va si bien à cette matinée dominicale.
Orpheus commence par un discret appel aux vents, comme Tannhäuser, auquel s’enchaînent des harpes (Orphée…), puis la musique s’élargit et s’éclaire, d’une indéniable et d’une lumineuse poésie, d’un optimisme mesuré qui répond au pessimisme précédent. Gatti garde une lenteur de tempo manifeste qui permet de bien détacher chaque pupitre, les harpes , très présentes, toujours même, et aussi le chant singulier et solitaire du premier violon. Le chant, car la musique lente et contemplative m’est apparue singulièrement proche de certains moments du chant wagnérien, notamment par ses crescendos (on se met à faire des ponts aussi avec ce qui précède), et l’alternance de voix solistes (hautbois) et celle des harpes particulièrement présentes et du violon. Wagnérien aussi le long accord final qui semble conclure un opéra de Wagner, sur lequel insiste Gatti et grâce auquel il obtient un silence du public à la fin de la pièce. Une pièce toute de fluidité, d’un intérêt renouvelé parce qu’alors se construit une évident système d’échos entre l’histoire d’Orphée, l’histoire de la musique, et la construction de ce concert même. Gatti réussit à rendre ce poème symphonique bien plus passionnant qu’on ne le dit dans les encyclopédies, en construisant un système d’échos évidemment avec Wagner, presque « naturellement » par les relations artistiques, puis familiales que les deux artistes entretiendront : Liszt n’est il pas, comme Orphée, l’artiste à la fois créateur et interprète, peut-être encore plus célèbre dans l’Europe entière et jusqu’en Turquie comme interprète et que comme créateur ou compositeur. Mais c’est là aussi une double postulation, car Gatti s’ingénie, comme souvent, à marquer dans cette musique des échos, des échos surprenants, presque straussiens : on peut identifier où le jeune Strauss puisa quelques éléments de son inspiration pour ses poèmes symphoniques, mais par ricochet, comme cette musique est moins « sage » et plus inventive qu’il n’y paraît à première vue, plus ouverte,  elle aussi en quelque sorte plus « musique de l’avenir ». Daniele Gatti, en amoureux du post-romantisme, en chercheur de la musique, en dessinateur de fils ténus ou non entre les œuvres et justement ces œuvres-là, cherche à démêler justement cet écheveau-là des intertextualités musicales, seule manière à mon avis de percevoir tous les possibles d’une musique, de la musique.

Alors évidemment, ce travail de recherche, cette volonté d’aller jusqu’au bout d’intuitions ou de certitudes, c’est dans une Symphonie fantastique très différente qu’à Paris par le son et par les intentions  qu’il apparaît, d’une manière qui éclaire bien le travail du chef.
Il est d’abord très attentif à la tradition de jeu des musiciens qu’il a en face de lui. À Paris, il avait cherché à déconstruire patiemment non une tradition de jeu, mais des habitudes qui ne faisaient plus problème, comme si on devait jouer « comme ça » sans autre forme de procès. D’une Fantastique jouée dix jours auparavant avec un autre chef, il en avait fait, lui, une autre, pleinement heurtée, avec ses luttes de masses sonores, comme pour conjurer les tendances un peu brahmsiennes de l’interprétation traditionnelle. Il en avait fait quelque chose de parfois tellurique.
Il a ici en face de lui un orchestre de toute autre tradition, un orchestre qui excelle justement dans le post-romantisme, de Mahler à Stravinski, qui a fait sa gloire internationale pendant les premières années du XXème siècle. Et Daniele Gatti va travailler avec ce son là pour proposer une Symphonie Fantastique qui aura ces échos-là du futur, pour proposer en elle une “musique de l’avenir”, elle-aussi.
Je ne suis pas de ceux qui édicteraient une doxa interprétative pour les œuvres françaises, (élégance, clarté, fluidité). J’entends souvent parler de la musique française comme on parle du classicisme à la Boileau, « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », une sorte de vision musicale calée sur le discours préfabriqué du classicisme. Moi j’aime le classique quand il dit « je ne fais pas le bien que j’aime et je fais le mal que je hais » (Racine), j’aime ce classicisme non de « fleur heureuse », mais de fleur ravagée et déchirée, à la Pascal, à la Racine, et pourquoi pas à la Corneille, mais le dernier Corneille « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir ». Quand j’entends parler de musique française, j’ai toujours l’impression qu’il y a une sorte de jeu français qui ferait de tout une sorte de fleur heureuse et élégante, une fleur de cour aimable. Oh, certes, je fantasme un peu sans doute, mais il y a une manière franchouillarde quelquefois de penser la musique qui m’agace, quand la musique est l’art qui transcende la notion même de frontière ou de nation. Quand Berlioz compose sa Symphonie fantastique, en 1830, on est dans l’agitation politique, et artistique, avec l’avènement du romantisme, et il vient quelques années auparavant de découvrir Beethoven. Berlioz, je l’ai écrit il y a quelques temps, c’est vers Gluck, vers Beethoven, mais aussi vers le Grand Opéra à la Rossini ou à la Spontini qu’il regarde, rien que des français.  Il y a certes une culture et une éducation françaises, sans doute des modes aussi de jeu, de facture d’instruments, il y a un champ musical français, mais que signifie en revanche musique française, de quelle France ? les 130 départements napoléoniens ? Celle sans Nice ? Sans la Savoie ? Sans l’Empire colonial ? Cessons donc pour cet art éminemment international qu’est la musique, de parler de musique française ou allemande ou autre quand l’art et le monde intellectuel depuis le Moyen âge sont en échange permanent, quand les idées traversent les frontières avec une déconcertante facilité, voire rapidité. Donc Berlioz s’interprète en fonction d’une pensée, d’une intuition, d’une démarche intellectuelle et non en fonction de sa nationalité, et en fonction aussi des influences qui l’ont marqué, et de celles qu’il a pu avoir dans le futur. Quand Berlioz, en 1830, s’amuse à des cassures de rythmes, à des heurts de son, à des phrases qui sont à la limite de l’atonalité, il s’amuse, mais en même temps nous savons, nous, qu’il est prophétique et nous devons en tenir compte. Quand il imite un instrument déglingué, il anticipe le Siegfried de Wagner et son appel au cor, quand il use du grotesque, il anticipe Mahler etc..etc..
C’est au contraire rendre justice à Berlioz que de voir comme tout au long du XIXème les plus vénérés compositeurs de cette époque l’ont écouté, et avec quelle attention. C’est bien d’abord ces filiations que Daniele Gatti fait entendre, avec un orchestre qu’il a merveilleusement en main et qui le suit avec gourmandise : on voit les regards, on voit quelques gestes qui ne trompent pas quand à son passage les contrebasses frappent en souriant sur leur instrument. Il fait apparaître des liens qui semblent même inattendus : dans le premier mouvement, on entend par moment Weber, si fameux en 1830, et ça c’est plutôt « normal », mais aussi subitement, au détour d’un son la Nuit transfigurée de Schönberg, comme si de nouveau Gatti plaçait Berlioz sur une immense frise, un immense arc où les deux bouts marquent des cheminements de lectures, des échos possibles. Dans Un bal la couleur sombre des premières mesures font apparaître non la légèreté mais des nuages, puis une fin en allègement séraphique voire un peu maniéré après une valse légère, aérienne, presque impalpable mais obstinément inquiétante. Dans Aux champs, on est dans le drame noir (percussions initiales et finales, mais en même temps dans une sorte de contraste mahlérien,voire tristanesque, avec des bois ahurissants.
C’est que Gatti cultive un discours sur la Fantastique où la question dramatique domine, non pas seulement au sens commun, mais surtout au sens théâtral : ce que fait voir Gatti c’est une dramaturgie, c’est presque une pantomime ; une musique dramatisée et théâtralisée qui en fait un drame sans paroles mais avec seulement une musique. C’est une Fantastique qui se raconte non comme un programme mais encore plus comme un opéra sans voix, un oratorio sans paroles, très dramatisé, très lent au début mais très tendu, tout au long implosif, très en-dedans, comme un drame intérieur insupportable, où il n’y pas pas un moment de relâchement, un monologue intérieur au bord du gouffre.
Le travail de l’orchestre est proprement ahurissant pour trouver le ton juste correspondant aux propositions sans doute inattendues du chef, qui justement travaille avec les pupitres (fabuleux) qu’il a à disposition notamment une petite harmonie de rêve. Avec cet orchestre, Gatti ose:  il ose des heurts, il ose des tempos surprenants, des heurts de tempo, très rapides, puis très lents, presque des anacoluthes, des ruptures de construction, où il installe une instabilité structurelle. Il est sûr que pour un public français habitué dans la Fantastique à une relative ligne « classique », policée, c’est très déstabilisant. Gatti travaille ici sur le tissu même de la musique, sur la couleur en la faisant miroiter et moduler: on voit défiler Bruckner, Mahler, Wagner, Schönberg tout en préservant les sources webériennes et beethovéniennes de cette musique. Alors dans la Marche au supplice, la tension déjà présente depuis le début s’accentue : il en résulte une ambiance pas romantique du tout comme on l’attendrait, un Berlioz tendu très tourné vers l’introspection qui tend le spectateur à l’extrême et qui lui donne comme on dit le cœur battant. Avec d’autres moyens et une autre fluidité, Abbado recherchait une impression similaire, mais Gatti aime le tellurique, il aime sentir la masse sonore comme volcanique qui va se déchaîner, un dérèglement ordonné, mais orgiastique et presque stravinskien. Une interprétation seuil de tout un XIXème qui se terminerait au pied des années 20. Du drame, du burlesque, du grotesque, du sarcastique, de l’amertume, mais jamais du bonheur : on croirait décrire quelque symphonie du Mahler des dernières années, alors que c’est un Berlioz des premières années qu’il s’agit, un Berlioz théâtral et prophétique, un Berlioz moins hugolien que Shakespearien (et on sait comme Berlioz aimait Shakespeare), qui secoue les forces naturelles, qui les dérange, mais avec la distance due, un Berlioz qui serait une source intarissable de l’inspiration symphonique du futur.  C’est un travail prodigieux sur le sens musical, sur l’intelligence musicale, sur l’histoire de la musique symphonique et surtout sur les intuitions du futur, mais aussi d’une sensibilité à fleur de peau. Une lecture de Berlioz d’une incroyable modernité, qui éclaire du même coup les deux pièces précédentes et qui donne à ce concert une homogénéité intellectuelle de grande profondeur, qui fait voir enfin quelle complicité est déjà née avec les musiciens, qui comprennent à fleur de peau ce que Gatti veut d’eux dans l’harmonie comme la fêlure.[wpsr_facebook]

Accueil chaleureux du public
Accueil chaleureux du public

LUCERNE FESTIVAL 2016 ET APRÈS

Riccardo Chailly ©Brescia & Amisano/Teatro alla Scala
Riccardo Chailly ©Brescia & Amisano/Teatro alla Scala

Le 29 février a eu lieu à Lucerne la conférence de presse introductive à l’ère Chailly où ont été dévoilés un certain nombre d’orientations de la nouvelle direction musicale du Lucerne Festival Orchestra.
Pour le Festival 2016, on sait que le programme ouvrira avec la Symphonie n°8 de Mahler « des Mille » avec une étincelante distribution, ce qui complètera le cycle symphonique qu’Abbado n’a pas mené à son terme, parce qu’il ne voulait pas diriger la huitième.
Dédié à Claudio Abbado, le programme inaugural sera effectué avec les musiciens habituels, augmentés de quelques musiciens de l’orchestre de la Scala, l’autre orchestre de Chailly depuis qu’il a décidé de laisser le Gewandhaus de Leipzig par anticipation.

De manière tout aussi compréhensible Chailly veut réorienter la programmation vers des œuvres qui ne sont pas habituelles au répertoire du LFO, ainsi en 2017 est-il prévu de faire « Oedipus Rex » de Stravinsky, ainsi que les musiques de scène d’Edipo a Colono de Sophocle composées par Rossini, une rareté réapparue sur les scènes en 1995 à Pesaro.

Pour 2017, sont prévues aussi les exécutions straussiennes, Ein Heldenleben et le poème symphonique Macbeth, ainsi que Le Sacre du Printemps de Stravinsky et la 1ère Symphonie de Tchaïkovski. Riccardo Chailly a annoncé trois programmes annuels.
A partir de 2017 reprendront les tournées d’automne du LFO, avec une grande tournée asiatique.
C’est avec beaucoup d’intérêt et de curiosité que cette nouvelle ère du LFO sera observée. Le répertoire de Riccardo Chailly, tant symphonique que lyrique, est assez proche de celui d’Abbado (Puccini mis à part), mais leurs personnalités musicales et leur manière d’approcher certaines œuvres (Mahler, Brahms) sont très différentes. L’orchestre devra s’habituer à un chef qu’ils ne connaissent pas du tout, et auquel ils ne s’attendaient pas.

Mais les expériences vécues avec Nelsons et Haitink ces deux dernières années montrent le grand professionnalisme et l’adaptabilité de cette phalange exceptionnelle. Il reste qu’avec ces annonces, on sent bien qu’un avenir différent se prépare, ce qui est légitime, et que l’orchestre du Festival de Lucerne va prendre une autre couleur.
Outre le programme Mahler inaugural qui va sans doute attirer la foule (12 et 13 août), il faut signaler aussi l’autre 8ème, celle de Bruckner que Bernard Haitink dirigera pour fêter ses cinquante ans de présence à Lucerne (19 et 20 août). Comme Abbado, comme Barenboim, il a commencé à diriger à Lucerne en 1966.
A noter qu’Haitink dirigera le Chamber Orchestra of Europe le 16 août avec Alisa Weilerstein au violoncelle pour un programme Dvořák particulièrement séduisant.
Daniel Barenboim sera justement présent pour fêter cet anniversaire, traditionnellement avec le West-Eastern Diwan Orchestra dans un programme Mozart le 14 août (Trois dernières symphonies n°39, 40, 41) et Widmann, Liszt, Wagner le 15 août avec Martha Argerich, suivi le 17 août d’un récital Maurizio Pollini.

Si on ajoute Barbara Hannigan et le Mahler Chamber Orchestra (22 et 23 août) , et le Chamber Orchestra of Europe avec Leonidas Kavakos (le 18 août), des concerts de la Lucerne Festival Academy sous la direction de Matthias Pintscher, ainsi que des concerts (gratuits) des solistes du LFO, dont l’ensemble de cuivres, on sent bien qu’entre le 12 et le 23 août il sera difficile d’échapper au lac des quatre cantons.
Et même après le 23 août, il faudra réserver bien des soirées d’un Festival dont le thème est Prima Donna et dédié cette année aux femmes musiciennes, ainsi Mahler Chamber Orchestra (avec Barbara Hannigan) et Chamber Orchestra of Europe (avec Anu Tali et Mirga Gražinytė-Tyla), tous deux en résidence pendant les premiers jours du Festival seront dirigés par des femmes, ainsi que le Lucerne Festival Academy Orchestra (avec Konstantia Gourzi et Susanna Mälkki), quant aux musiciennes, elles ont nom Anne Sophie Mutter (le 25 août) et Martha Argerich (avec Barenboim le 15 août), Harriet Krijgh (violoncelle), Madga Amara (piano), Alisa Weilerstein (violoncelle), Maria Schneider (compositeur et chef d’orchestre), Yulianna Avdeeva (piano), Arabella Steinbacher (violon et direction), Elena Schwarz, Elim Chan et  Gergana Gergova (direction) et même un ensemble composé des musiciennes de l’Orchestre Phiharmonique de Berlin.
On le sait, Lucerne est la fête des orchestres : Cleveland Orchestra le 24 août (Franz Welser-Möst), Sao Paolo Symphony Orchestra avec Marin Alsop au pupitre et Gabriela Montero au piano le 26 août, Royal Concertgebouw Orchestra avec son nouveau chef Daniele Gatti (et Sol Gabetta au violoncelle) avec notamment une 4ème de Bruckner les 28 et 29 août, Alan Gilbert mènera une Master’s class avec le Lucerne Festival Academy Orchestra du 29 août au 2 septembre et dirigera l’orchestre dans un programma court avec Anne Sophie Mutter (le 2 septembre), le Philharmonique de Berlin sous la direction de Sir Simon Rattle les 30 (Boulez Mahler 7) et 31 août (Anderson Brahms Dvořák) , le Philharmonique de Rotterdam avec Yannick Nézet-Séguin et Sarah Connolly dans un programme Mahler (Alma) et Mahler posthume (Symphonie n°10) le 1er septembre, Diego Fasolis, I Barocchisti et la grande Cecilia Bartoli le 3 septembre, le Gewandhaus de Leipzig avec le vénérable Herbert Blomstedt le 5 spetembre dans un programme Bach (avec Vilde Frang) et Bruckner (Symph.5) et le 6 septembre un programme Beethoven (avec Sir András Schiff), Kirill Petrenko et le Bayerische Staatsorchester (l’orchestre de l’opéra de Munich) le 7 septembre dans un programme Wagner Strauss avec Diana Damrau, le Philharmonique de Vienne osera la femme chef d’orchestre puisqu’il sera dirigé par Emmanuelle Haïm dans un programme Haendel avec Sandrine Piau le 8 septembre, tandis que Tugan Sokhiev le dirigera le 9 avec pour soliste le percussionniste Simone Rubino, Daniel Barenboim repassera le 10 septembre, mais avec sa Staatskapelle Berlin pour un programme Mozart (où il sera chef et soliste) et une 6ème de Bruckner. Enfin le 11 septembre Gustavo Dudamel clôturera les Festivités par une Turangalîla Symphonie de Messiaen avec l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela.
Comme d’habitude, c’est un programme riche, souvent inattendu, avec une très large place donnée aux musiciennes, solistes ou chefs d’orchestre. Le Festival de Lucerne reste inévitable parce que stimulant, intelligent, et raffiné.

——

Et Lucerne c’est aussi Pâques, du 12 au 20 mars, avec cette année une prééminence baroque: Jordi Savall (12, 16 et 18 mars) William Christie (le 15 mars avec Rolando Villazon), John Eliot Gardiner et les English baroque soloists (le 17 mars), c’est aussi la traditionnelle classe de maître de Bernard Haitink, passionnante (les 17, 18, 19 mars) et la venue annuelle de l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise dirigé par Mariss Jansons pour deux concerts le 19 (Beethoven, Mendelssohn et le rarissime poème symphonique de Rachmaninoff  “Les Cloches”) et le 20 mars avec Chostakovitch (Symphonie n°7 Leningrad).

 

[wpsr_facebook]

Sol Gabetta (les 28 et 29 août avec Daniele Gatti et le RCO) ©Uwe Arens
Sol Gabetta (les 28 et 29 août avec Daniele Gatti et le RCO) ©Uwe Arens

LINGOTTO MUSICA 2015-2016: CONCERT DU MAHLER CHAMBER ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI le 4 FÉVRIER 2016 (BEETHOVEN)

Le concert du 4 février au Lingotto
Le concert du 4 février au Lingotto

Ceux qui me lisent savent que je suis très attaché au Mahler Chamber Orchestra, depuis sa fondation en 1997, tant cet orchestre a été lié à Claudio Abbado avec qui les musiciens d’alors avaient fait leurs premiers pas de musiciens d’orchestre, puis de formation autonome, avec qui ils ont parcouru le répertoire d’opéra, de Falstaff à Don Giovanni ou Zauberflöte, et avec qui ils ont vécu l’aventure, qu’ils vivent encore, du Lucerne Festival Orchestra dont ils sont le cœur.
Alors j’essaie d’aller régulièrement les écouter, en constatant les nouveaux visages qui s’y agrègent, certes, mais aussi une certaine permanence de l’approche musicale et de la relation à la musique. Orchestre « librement consenti » auquel on adhère, le Mahler Chamber Orchestra (MCO) est une de ces formations « affectives » qui accompagnent ma vie de mélomane, une formation peu ordinaire comme le Lucerne Festival Orchestra, qui respire la musique de manière très différente d’autres formations. Une formation d’adhésion, c’est à dire une formation qui joue d’autant mieux qu’elle adhère au chef avec qui elle travaille, comme elle a adhéré à Claudio Abbado : la plupart des musiciens d’origine étaient d’ex-membres du Gustav Mahler Jugendorchester au temps où Abbado les accompagnait régulièrement.
Le MCO, c’est pour moi tout sauf la musique de consommation, celle où l’on passerait d’un orchestre à l’autre dans le grand supermarché du luxe musical où chaque jour est un « faire » différent et où dans cette valse étourdissante plus rien n’a d’ importance que l’accumulation. Pour ma part je retrouve le MCO régulièrement, comme un pan de ma vie, comme un orchestre ami dont on aime le son, dont on aime l’engagement et la jeunesse et aussi par nécessité “affective”. Et puis c’est un véritable orchestre européen, dont on entend toutes les langues, pas attaché à un territoire (même si leur siège est à Berlin) sinon (un peu pour moi) à Ferrara, douce et brumeuse capitale abbadienne.
Comme souvent les orchestres fondés par Abbado, ils ont été accompagné par le maître, puis peu à peu livrés à eux-mêmes et c’est heureux, parce qu’être trop dépendants, même d’un chef aussi charismatique, empêche la maturité, empêche les crises aussi dans la mesure où le nom du chef attirant le public, on risque l’illusion de croire que tout sera facile : il faut exister « en soi ». C’est tout l’inverse de l’Orchestra Mozart, à la géométrie variable selon les désirs de Claudio, et qui a sombré dès que Claudio n’a plus été en état de le diriger, conséquence d’une trop grande dépendance et aussi de la déplorable organisation culturelle italienne, souvent incapable de protéger les diamants que ce pays produit.

Alors à 19 ans, le MCO est une formation adulte, c’était des musiciens de 25 ans, ils ont aujourd’hui entre 35 et 40 ans, avec l’expérience, la maturité qui sied à cet âge, mais toujours ce reste de chaleur et de vivacité initiale qui sont leur marque de fabrique, déjà mûrs et toujours un peu neufs, comme l’était leur fondateur.
Cette indépendance acquise il y a déjà pas mal de temps fait que la disparition d’Abbado, traumatique en soi n’a pas empêché l’orchestre de vivre sa vie et continuer sa carrière, et d’avoir quelques personnalités qui les accompagnent, comme en ce moment Teodor Currentzis, ou Mitsuko Ushida et désormais Daniele Gatti.

Avec Daniele Gatti, ils effectuent en ce moment un parcours Beethoven, qui est l’un de leurs compositeurs fétiche, Beethoven avec Claudio, avec Martha (le Concerto pour piano n°3 qui mit Ferrare en folie !!) furent des moments de vie abbadienne inoubliables. Ces concerts ont creusé pour moi un sillon profond, au point qu’il est quelquefois difficile d’effacer telle approche, tel mouvement, tel tempo.
Et pourtant il faut évidemment aller au-delà, explorer d’autres approches de cet univers, d’autres volontés et d’autres cosmologies beethovéniennes. Cette année, après le merveilleux concert donné seulement à Lucerne (avec notamment Pulcinella de Stravinski) l’été dernier, le MCO travaille avec Gatti une intégrale Beethoven commencée l’an dernier à travers quatre « rencontres » avec le chef italien et cette année 6ème et 7ème (3ème moment) puis 8ème et 9ème (4ème et ultime moment) le printemps prochain avec deux concerts à Turin et Ferrare.
Ce soir, le MCO était à Turin, dans le cadre de Lingotto Musica, l’association qui porte la vie musicale symphonique à Turin, dans l’auditorium du Lingotto, l’ancienne usine de FIAT transformée depuis en grand centre culturel et commercial, avec auditorium et pinacothèque.
L’auditorium du Lingotto est l’une des grandes et belles salles d’Italie due à Renzo Piano et inaugurée par Claudio Abbado en 1994 qui y revint régulièrement avec les Berliner Philharmoniker, ou la GMJO ou les autres orchestres qu’il dirigeait alors.
Le Lingotto, c’est aussi un pan de ma vie de mélomane, et ce soir était un retour après quelques années d’absence.
Traversé par tous les souvenirs liés au lieu et à l’orchestre, c’était à la fois une soirée « Amarcord », et aussi l’exploration d’un territoire nouveau, avec le même orchestre et dans des lieux marquants pour moi, le Beethoven de Daniele Gatti, assez bien connu, mais dont je ne suis pas autant familier que celui de Claudio.
Construire une intégrale Beethoven me pose toujours le problème de l’ordre…certes, c’est toujours par la neuvième qu’on termine le cycle. Mais le reste ? Faut-il garder l’ordre « historique »? Faire des appariements musicaux ou thématiques ? Rompre l’ordre attendu et  travailler aux contrastes, une symphonie « légère » (la première, la seconde) en écho à une symphonie plus « consistante »?

Le cycle du MCO affiche cette année 6, 7, 8, 9 dans l’ordre. C’est le plus simple et le plus évident. Est-ce forcément le plus musical ? Tout se discute à ce propos, même si, l’ordre « naturel » n’a rien impliqué de routinier dans ce que nous avons entendu. Au contraire, ce fut une terre de contrastes, prodigieusement sensible, grâce à la ductilité de l’orchestre sous sa baguette, qui répond à toutes les sollicitations avec une disponibilité rare, et une technicité étonnante : variations d’épaisseur du son, allégements à l’intérieur même d’une phrase lui donnant une profondeur inconnue, pianissimi incroyables, mais sur lesquels on ne s’étend pas de manière démonstrative.
La Pastorale qui n’est pas ma préférée des symphonies beethovéniennes (ma préférée c’est la septième, et mon jardin secret, c’est la huitième), m’a littéralement saisi d’émotion, et mis au bord des larmes.
On ne va évidemment pas gloser, d’autres l’ont fait avant nous, sur la question de La Nature dans la musique et dans l’art, et dans les œuvres à programme, descriptives, qui illustrent les éléments. C’est clair, la question de la nature, ordonnée ou sauvage, est au centre de la création artistique depuis des siècles: l’art des jardins qui en est une reconstitution toujours pensée et ordonnée ou réordonnée en est la trace évidente. La peinture entre les natures sages de la renaissance ou celles un peu plus échevelées du XVIIIème, la littérature du XIXème et le romantisme nous en donnent des preuves à foison. En musique, la nature reste un élément souvent hostile, dans les opéras à machines, la tempête est un topos qu’on va retrouver du XVIIIème et au XIXème du monde baroque à Rossini voire à Wagner.
C’est évidemment à travers Orphée que passe la question de la nature et la musique, et via Orphée, se pose aussi la question de la poésie. Nature, musique et poésie se répondent et c’est bien ici la question de la Pastorale.
La pastorale, genre littéraire du XVIIème dont on voit de nombreuses traces dans l’opéra proposait une nature agreste et apaisée, ou une nature naïve à la Rousseau, le Rousseau du Devin de Village. Avec Beethoven, c’est une nature plus « naturelle » et surtout pas en représentation qui est ici proposée. J’ai souvent pensé en entendant la Pastorale, au tableau de Giorgione, « La tempesta » chef d’œuvre de la peinture vénitienne qui continue de me fasciner. Car j’ai toujours l’impression que l’œuvre de Beethoven a pour centre de gravité l’orage du quatrième mouvement. Dans le tableau, des figures relativement sereines d’une mère allaitant son enfant, dans une lumière encore douce, avec un personnage qui semble veiller sur eux (le père?), tandis qu’au fond la tempête s’abat sur la ville, ciel noir, éclair, et tout le contraste entre premier et arrière plan construit le tableau. Dans la Pastorale, il en est un peu ainsi, où les trois premiers mouvements préparent dans une tension croissante le quatrième (Gewitter, Sturm, Allegro) et où le cinquième (Hirtengesang, Frohe und dankbare Gefühle nach dem Sturm, Allegretto) apaise peu à peu jusqu’à la suspension finale. Ainsi comme chez Giorgione c’est le contraste qui est travaillé, un contraste premier/arrière plan.
Gatti travaille donc l’infinie poésie des trois premiers mouvements, avec un travail qui souligne la paix de la nature, dans une interprétation à mille lieux du maniérisme ou de l’affèterie. Mais il le travaille en pensant à ces contrastes, il allège de manière suprême avec des cordes complètement aériennes, mais dès que le tempo se resserre, dès qu’on passe à un volume plus important, l’épaisseur devient plus marquée, une épaisseur des masses plus que du volume, qui va annoncer la manière dont il va attaquer le troisième et surtout le quatrième mouvement.
J’aime l’univers de Daniele Gatti parce que Gatti ose, sans complexes, explorer des possibles des œuvres, en vrai musicien à l’opposé d’une aimable routine qu’un programme aussi convenu et aussi rebattu pourrait occasionner chez d’autres ; et il ose notamment avec cet orchestre aller aux limites techniques et aux limites interprétatives. Il sent chez l’orchestre une disponibilité spontanée parce que la relation qu’il entretient avec eux est une relation de confiance et d’estime mutuelles. Comme quelques rares chefs, Daniele Gatti ne cesse de repenser la musique et de tenter telle approche, tel son, tel tempo : il n’est jamais en représentation, mais en exploration, ne cherchant jamais le spectaculaire ou la complaisance. Gatti ne cherche jamais à « faire plaisir » au public en lui donnant ce qu’il attend, ou ne cherche jamais une certaine facilité, ce qui serait évident dans pareil programme.

Une telle interprétation force à entrer en soi, à méditer, à penser: l’écoute attentive montre des aspects étonnants et inhabituels. Le « romantisme » n’est pas seulement agitation de l’âme et des éléments, il est essentiellement dans les changements de rythme, de volume, d’épaisseur des sons (ou des couleurs en peinture) dans la métamorphose. Ainsi c’est cette relation à la métamorphose que j’ai ressenti à cette audition exceptionnelle, grâce à un orchestre au son si clair, si développé, si élaboré qu’on a peine à y reconnaître un « Chamber Orchestra », mais un orchestre de profonde culture symphonique, qui sait rendre toutes couleurs et qui répond à toutes les sollicitations avec une ductilité miraculeuse, comme on peut le constater ce soir et comme on peut le vérifier à chaque prestation du Lucerne Festival Orchestra.
Avec la « Septième », je suis confronté à une sorte de souvenir obsessionnel, celui de la soirée du 15 avril 2001, où Claudio Abbado à la tête des Berliner Philharmoniker donna au Festival de Pâques de Salzbourg une interprétation fulgurante, oserais-je dire unique, de cette symphonie. Certes, on peut en avoir une idée en entendant ce qu’il fit la même année à Vienne et à Rome, mais s’il l’a reproposée plusieurs fois depuis, jamais on ne ressentit cette explosive fulgurance, ce dynamisme, cette émotion de l’urgence qui émut toute une salle. C’est qu’Abbado sortait à peine de sa maladie et que l’homme, qui affichait une image incroyable de fragilité fit sortir de l’orchestre un son d’une incroyable jeunesse, d’une force inouïe, aux limites du possible.
On sait que Wagner appelait cette symphonie « l’apothéose de la danse », et que s’impose la dictature du rythme et d’une tension toujours présente, jusqu’au funèbre (Furtwängler fit du 2ème mouvement une sorte de marche funèbre insupportable dans les concerts enregistrés à Berlin en novembre 1943, une sorte de marche au supplice visionnaire, prophétique et effrayante).
Abbado en fait notamment au dernier mouvement une course d’une folle rapidité, que l’orchestre suit avec un souffle inconnu jusqu’alors et depuis lors.
Daniele Gatti ne s’inscrit ni dans le « funèbre » de Furtwängler ni dans l’étourdissante folie abbadienne.
Il est ailleurs.
En plaçant la symphonie en seconde partie, dans l’ordre chronologique, il essaie d’abord de construire un discours en écho à la symphonie qui précède. Et ce n’est pas facile. En effet, entre l’apothéose de la poésie apollinienne, et celle du bouillonnement dionysiaque, qu’est en quelque sorte la Septième, même Nietzsche aurait des difficultés à y retrouver ses petits.
Entre la Pastorale et la Septième apparemment peu de fils rouges, l’une est une symphonie à programme l’autre une symphonie « sans » programme, l’une présente une vision « romantique » de la nature, l’autre est plus échevelée.

Daniele Gatti, comme souvent, prend à revers les attentes du public. En deuxième partie, la symphonie devrait être brillante et démonstrative, un exemple de la virtuosité de l’orchestre qui satisfasse la soif de spectaculaire du public après une Sixième forcément plus intériorisée.
Daniele Gatti adopte un tempo volontairement plus lent, un tempo qui se rapproche de certains moments de la Sixième et on comprend donc qu’il cherche à tisser les liens, lancer des ponts entre les deux univers. C’est par l’épaisseur et la profondeur qu’il y réussit, et comme pour l’exécution précédente, il cherche à l’intérieur de chaque mouvement, grâce à la fantastique adaptabilité de l’orchestre, à moduler tel ou tel moment, tel ou tel instant, en jouant sur l’intensité, le volume, les masses, créant en quelque sorte une autre harmonie. Le 2ème mouvement ainsi est sérieux, mais pas sombre, intérieur, mais pas funèbre, sans jamais insister sans jamais appuyer, mais gardant malgré la lenteur du tempo une fluidité qu’on avait déjà remarquée lors de l’exécution de la Sixième.
Cette recherche de traduction d’un univers qu’il cherche à accorder entre deux symphonies que tout différencie apparemment donne une cohérence inattendue à l’ensemble du concert. Il y a toujours recherche du raffinement, de l’élégance du son, et surtout sans jamais rendre lourd tel ou tel moment qui s’y prêterait. On pourrait le craindre (dernier mouvement) mais c’est une alchimie différente qui se crée, une alchimie poétique où il n’y a « rien de trop » dans la recherche d’un équilibre, d’une retenue qui serait presque « classique », un comble dans une symphonie considérée comme dionysiaque. Mais si Dionysos est à la recherche d’un dérèglement « raisonné » de tous les sens, nous y sommes.
À une douzaine de jours du concert, c’est bien cette unité-là qui laisse des traces en moi, et surtout l’expression d’une force unique déclinée en deux faces d’un même processus créatif. Daniele Gatti a proposé une lecture de la cohérence et non de la différence, en soignant un son qui entre les deux symphonies, présente une « ténébreuse et profonde unité ».
Serait-ce possible sans la disponibilité d’un orchestre en tous points exceptionnel ? Une disponibilité structurelle  parce que ceux qui jouent dans cette phalange le font par  goût et non par routine, désireux de musique et non de performance, ce qui donne à cet orchestre ce statut si particulier dans le paysage musical européen. C’était une soirée de joie de “faire de la musique ensemble”, “Zusammenmusizieren”…une soirée abbadienne en somme.

Rendez-vous en mai prochain pour la fin du cycle, 8ème et 9ème à Ferrare et de nouveau à Turin ! [wpsr_facebook]

Site du Mahler Chamber Orchestra
Site de Daniele Gatti

ENREGISTREMENTS ET CD: LE DERNIER DISQUE DE CLAUDIO ABBADO – BRUCKNER SYMPHONIE N°9

Le dernier disque
Le dernier disque

Quelle erreur !
Quelle erreur de n’avoir pas repris en vidéo ce concert où Claudio Abbado à bout de forces, mais pas d’inspiration, a offert au public un testament en forme d’inachèvement, en programmant dans la même soirée et l’Inachevée de Schubert, et la Symphonie n°9 de Bruckner qui est aussi son inachevée. On a préféré retransmettre et enregistrer l’Eroica et les extraits de Gurrelieder de Schönberg, qui constituaient en 2013 le premier programme du Lucerne Festival Orchestra.
La symphonie n°9 de Bruckner vient de sortir fin juin en CD chez DG/Accentus, et tout mélomane un peu amoureux d’Abbado se doit de la posséder dans sa discothèque. C’est d’ailleurs un disque qui se vend bien, au moins à en croire certaines listes comme http://www.classical-music.com/chart/official-classical-chart
La manière dont Abbado avait abordé ces deux symphonies inachevées (Schubert-Bruckner) et notamment la symphonie de Bruckner avait suscité chez les mélomanes présents des discussions passionnées, tant la manière d’Abbado, très intériorisée, d’une tristesse indicible, a frappé.

Je ne suis pas sûr que ne présenter dans un enregistrement que la symphonie de Bruckner sans celle de Schubert soit une si bonne idée. Certes, elle permet à l’éditeur de projeter deux enregistrements séparés, mais l’arc interprétatif et le discours d’Abbado sont si cohérents entre les deux œuvres, que je peux difficilement écouter l’une sans l’autre. Car c’est bien l’inachèvement et la fin qui sont sussurés ici. Et le compte rendu que j’en ai fait sur le moment sonne étrangement, au regard des événements qui ont suivi. Je renvoie le lecteur à ces analyses, mais j’en donne ci-dessous les conclusions : « Une soirée et une édition 2013 qui laissent un goût amer en bouche: comme d’habitude, des exécutions d’une qualité inouïe, avec un orchestre phénoménal, comme d’habitude des émotions et des moments très forts, mais cette année, quelque chose d’autre, où était absent cet élan vital, cette éternelle jeunesse qu’Abbado communique dans sa vision de la musique. Etait-ce parce qu’il était plus fatigué (c’était visible dans ses gestes, et il a dû pendant la série de concerts annuler son intervention pour la fête des 75 ans du Festival) est-ce un tournant interprétatif ? L’avenir nous le dira, mais en tout cas, bien des amis qui le suivent encore plus que moi étaient frappés par cette vision sans espoir qui transpirait de ces soirées et du fond de leur âme, ne voulaient pas l’envisager. »
Abbado était discret, parlait peu, et en tous cas presque jamais en répétition, et presque jamais de ses concerts ou de ses interprétations. Mais faire de la musique pour lui c’était aussi dire quelque chose de lui même. Ce qu’il ne disait pas, il l’exprimait par la musique, par les concerts, qui étaient pour lui tranche de vie. Il y a donc quelque chose de prémonitoire dans ce Bruckner, comme une annonce, comme un présage qu’il semblait sentir.
À réécouter l’enregistrement (qui est un montage des trois soirées de concert) on retrouve les mêmes impressions, mêlées au souvenir, car évidemment l’écoute d’aujourd’hui est traversée par le fait qu’il s’agit du dernier programme qu’Abbado a dirigé et tous les commentaires qu’on peut faire ou avoir fait en sont gauchis. On est quand même toujours  frappé d’une part par la ductilité extrême de l’orchestre et la qualité de l’exécution, des pizzicati à se damner, des cordes d’une douceur et d’une suavité inconnues (c’est incroyable cette douceur triste qui émerge du premier mouvement), une lenteur certes, mais d’une fluidité étonnante dans les enchaînements, sans heurts,  interventions des cuivres presque timides au départ, avec l’élégance inouïe à laquelle Abbado nous avait habitués. Il est servi par des solistes d’une virtuosité unique (flûtes, clarinette, hautbois, trompettes mais aussi contrebasses incroyables), saisis sans doute aussi par la nature du moment, qu’ils devaient sentir encore plus que le spectateur : c’est cet unisson (uni-sono), cette unicité du son qui frappe et qui emporte. On ne sait sur quoi fixer son attention, tant il est difficile d’isoler un moment ou un autre, mais on reste confondu par l’art du crescendo, le contrôle des volumes, et la clarté du rendu. Une douce, très douce marche vers l’abîme, sereine et résignée.
Le second mouvement est « un reste de chaleur tout prêt à s’exhaler »(Racine, Phèdre, scène finale), une énergie rageuse, rendue par un jeu étourdissant des pizzicati, un crescendo d’une extrême tension pour aboutir à une explosion des tutti qui reste néanmoins presque contenue, tant elle semble naturelle, aller de soi, avec un refus des ruptures, dans un sens aigu des liens musicaux qui se sont construits : des contrastes entre la douceur des bois et la brutalité des forte, qu’on a souvent comparé à du Prokofiev ou du Stravinski, il reste un ballet certes inquiétant, mais sans cette angoisse mystique qui pourrait saisir, c’est une rage qui passe, comme le reste passera et finira.
Au contraire, le début du dernier mouvement, l’adagio, s’affirme avec à la fois les grandes orgues de la solennité brucknerienne, pour être immédiatement compensée par la douceur des confidences abbadiennes,  indicible (ah les bois…), qui étreint jusqu’au plus profond du cœur en des murmures à peine perceptibles des cors et des cordes : il s’agit d’un chant, l’avenir nous a dit que c’était un chant du cygne, un cygne encore vivant, encore créatif, encore avide de confidences, encore désireux d’avenir et de confiance, mais déjà pris par la nostalgie et les regrets : tout nous parle, le moindre son, la moindre inflexion, dans cet adagio à la lenteur non solennelle, mais résignée, qui n’appellerait que des larmes. Mais ce sont les trois dernières minutes, suspendues, qui resteront gravées pour toujours dans le souvenir des auditeurs, et qui dans ce disque, demeurent bouleversantes. Ces trois dernières minutes-là valent tous les messages, tous les concerts, toute une expérience d’auditeur. Elles sont définitives…
On l’aura compris, ceux qui n’ont pas encore ce disque doivent courir en faire l’acquisition. En faire l’impasse est inconcevable : un testament qui est une porte ouverte sur le Paradis.  [wpsr_facebook]