LA SAISON 2022-2023 DU GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE

Le Grand Théâtre de Genève

Introduction
Un peu comme celle de Bogdan Roščić à Vienne, l’arrivée d’Aviel Cahn à Genève a été bousculée par le Covid et c’est seulement pendant la saison 2021-2022 qui se termine qu’on a pu observer l’articulation de son projet pour Genève, et la saison prochaine confirment ces intuitions.
La construction d’une saison est une alchimie, et on doit donc se garder de conclure hâtivement car si c’est sa quatrième saison effective, ce sera sa deuxième complète.
On doit se garder de conclure, encore plus dans un théâtre de système Stagione au nombre de productions limitées où chaque choix pèse plus lourd. Enfin, même si Aviel Cahn a été appelé un peu pour « casser la baraque », il ne pouvait simplement transposer sur les rives du Léman ce qu’il avait réalisé en Flandres.
Les conséquences de la pandémie sont lourdes pour toutes les salles : tous constatent dans la plupart des opéras la difficulté à retrouver les publics d’avant-pandémie ; d’autres habitudes ont été prises, d’autres peurs sont nées, la reprise est fragile, à Genève comme ailleurs et la couleur des saisons, pour la plupart prudentes, s’en ressent.

 

Le Grand Théâtre dans le paysage lyrique européen

La place de Genève est un peu singulière, son théâtre a été voulu par ses habitants sur le modèle du Palais Garnier, avec une capacité un peu surdimensionnée aujourd’hui (1500 places) mais  avec la garantie aujourd’hui d’un public notamment alimenté par les institutions internationales nombreuses sises sur les bords du Léman et un bassin d’habitants à cheval sur la Suisse et sur la France (la Haute Savoie), même si le public français, certes présent, est moins nombreux qu’on ne le pense.

En tant que théâtre d’une ville internationale, il est comparable à La Monnaie de Bruxelles, avec une jauge en spectateurs supérieure (Bruxelles a une jauge de 1150 spectateurs), mais un bassin d’habitants inférieur. Le nombre de productions lyriques est comparable, même si le nombre de représentations par production est supérieur à Bruxelles (salle plus petite, plus de spectateurs potentiels). Du point de vue de la couleur des productions, Bruxelles cherche à rester depuis le temps de Gerard Mortier (années 1980 quand même…) un fer de lance de l’innovation scénique, ce que n’est pas Genève à l’histoire différente.
En termes de comparaison, il peut être aussi mis sur le même plan qu’un Théâtre comme le Teatro Real de Madrid à la jauge légèrement supérieure,  mais au nombre de productions comparables, avec comme Bruxelles, un nombre de représentations supérieur (la population madrilène est nettement plus importante que Genève). En termes productifs, Madrid cherche à rester à l’équilibre entre tradition et innovation, le public espagnol reste assez conservateur et très attaché au répertoire traditionnel notamment italien. Il reste qu’au Teatro Real est passé aussi Gerard Mortier, et que son passage a laissé quelques traces.
Genève est donc un Théâtre en équilibre fragile, qui n‘a pas vraiment de «couleur productive », quelque part entre tradition et modernité depuis
des années, bien avant la pandémie. C’était déjà vrai vers 2008 du temps de Jean-Marie Blanchard qui mena une politique de grande qualité, et assez équilibrée. Le remplissage du Grand Théâtre (1500 places) ne posait guère problème, pas plus que lors des premières années de Tobias Richter qui quant à lui mena une politique peu lisible, plus proche de la tradition des théâtres de répertoire à l’allemande (un comble dans le temple suisse de la stagione !). Pas forcément passionnante. Mais quand la salle est pleine ou à peu près, c’est forcément que ça va bien, et on ne se pose pas de questions…
Les travaux de rénovation qui durèrent quelques années motivèrent un repli dans le théâtre des Nations « éphémère », dont la capacité était de 1000 places.  Pas de problème de remplissage non plus, mais perte d’un tiers de spectateurs potentiels…
Lorsque le Grand Théâtre a rouvert, il a rouvert ses 1500 places et déjà le remplissage s’est fragilisé. Les dernières années nous ont appris que le public captif ça n’existe pas. De plus, pendant les périodes d’ouverture en temps de pandémie avec ses contrôles de pass, de masque etc… bien des spectateurs ont été découragés ou simplement craintifs. Et comme le public genevois n’est pas de toute première jeunesse, il est évidemment sensible aux questions sanitaires : toutes ces raisons cumulées expliquent largement des difficultés actuelles de reconquérir un public qui met du temps à revenir Place de Neuve.

1500 places, c’est aussi la jauge la plus importante de tous les théâtres de Suisse : Zurich en a moins de 1200, Bâle autour de 1000, mais aussi plus que de la plupart des théâtres européens. Les théâtres de très grandes capitales ont autour de 2000 places, les théâtres qui servent un bassin comparable à Genève ont autour de 1000 places. Lyon, qui sert un bassin de population plus important, a par exemple 1100 places.
Enfin, la crise du genre lyrique fait son œuvre, et si l’on pouvait remplir 1500 places à Genève, il y a quelques années, ce n’est plus aussi facile aujourd’hui. Même une salle comme Vienne, traditionnellement remplie à 99% a des difficultés. Et ne parlons pas du MET de New York…
À Genève en plus, il y a la question des tarifs, de l’écart entre les places les moins chères et les plus chères, dans une zone frontalière très mixte où tout le public n’est pas payé en Francs suisses, un Franc suisse dont le taux égale ou dépasse l’Euro .

Comme on le voit, ce sont des questions qui ne tiennent pas à la présence de tel titre, de tels chanteurs, de telles ou telles mise en scène, mais qui tiennent au contexte géographique, sociologique, historique et aussi politique : la question du théâtre est toujours plus politique qu’artistique, c’est d’abord le théâtre de la Cité.
On le voit chez la voisine lyonnaise dont l’Opéra a été une référence culturelle internationale avec un public largement plus diversifié que Genève (et à la billetterie plus de 50% moins chère) mais que la municipalité actuelle (écologiste) ne semble pas vraiment porter dans son cœur tandis que la Région de bord politique opposé, retire aussi de l’argent de manière importante pour des questions de petits jeux internes aux politiques locales. L’Opéra est bien loin.

Dans toute cette complexité, la programmation d’Aviel Cahn – au-delà de l’appréciation sur tel ou tel spectacle, fait honneur au mandat qui lui a été confié : il y a des productions qui n’ont pas bien fonctionné, mais la qualité offerte reste très largement défendable. Elle reste toutefois exploratoire pour l’instant. On commence à peine à voir des lignes de force se dessiner.
Cette programmation est plus disruptive que celle de son prédécesseur, et a sans doute suscité la circonspection, au-delà de la qualité des productions qui n’est pas en cause, d’autant que le contexte du territoire genevois n’est pas celui des Flandres, où Cahn a dirigé l’Opera-Ballet Vlaanderen.

La Flandre, depuis des années, a produit des metteurs en scène et des chorégraphes qui ont illuminé la scène flamande et européenne, et donné un prestige international inédit. À cela, il faut le répéter, le passage de Gerard Mortier à Bruxelles dans les années 1980 n’est pas étranger, bien évidemment, qui a su réveiller la créativité locale. Et la Flandre reste encore aujourd’hui pratiquement quatre décennies plus tard, un territoire de création. Une programmation telle que celle d’Aviel Cahn à Gand-Anvers atteignait un public plutôt accoutumé (ou quelquefois résigné) à ce type de productions.
Le contexte genevois n’est pas comparable, avec un public vieillissant d’un côté, où la présence d’institutions internationales donne aussi à un certain public une couleur un peu mondaine que j’appellerai « internationale-locale » rien à voir avec Gand ou Anvers.
D’ailleurs, aussi bien sous Hugues Gall que Renée Auphan, la politique visait à garantir un niveau musical globalement international et des productions disons consensuelles. Jean-Marie Blanchard a essayé de mener une politique plus avancée sur les productions, en équilibrant l’offre, tout en continuant à défendre un niveau musical qui a longtemps été la marque continue de ce théâtre. Tobias Richter n’a pas réussi à marquer fortement la mémoire artistique, malgré ses dix ans de mandat.

Enfin, Le territoire genevois n’est pas un territoire de création théâtrale, chorégraphique ou lyrique comme l’ont été les Flandres depuis les années 1990.
L’atout de Genève, c’est non pas une histoire théâtrale, mais un passé musical fort, un Grand Théâtre construit à l’imitation de Paris (on voit les ambitions), et une vie musicale riche et variée, avec plusieurs orchestres et un conservatoire de grand prestige international. Cette ville a de telles institutions musicales qu’on se demande comment un projet comme « La Cité de la musique » qui reflète une certaine identité culturelle a pu capoter.
Aviel Cahn a été appelé pour casser un train-train, pour insuffler quelque chose de neuf, et il a trouvé le Covid. La saison qui vient recase du même coup des productions prévues, qui ont quelquefois été répétées sans voir le jour. Ce qui bouscule aussi les profils de saison prévus plusieurs années à l’avance.

Il faut aussi réaffirmer qu’une saison n’est jamais une succession de triomphes où l’on affiche complet, chaque saison a des échecs quelquefois cuisants.  Mais surtout changer les habitudes du public, c’est long, cela dure plusieurs années, quelquefois plusieurs mandats. Genève doit à la fois modifier la couleur de son public, faire évoluer l’offre et garantir encore et toujours le niveau musical du théâtre qui est son ADN. Au total ça fait beaucoup dans la corbeille, cela veut dire tester, risquer, réussir (comme la récente Jenůfa) ou moins réussir, mais cela signifie aussi ne jamais faire de concessions à la qualité. Ce n’est pas une Tosca nouvelle qui fera venir le public régulièrement et remplir le théâtre, ce sera au mieux, une illusion sur un titre : c’est une qualité régulière, et un équilibre continu entre tous les critères qui doit être l’exigence.
C’est la qualité qui paie, et fait venir durablement le public, pas la multiplication des Puccini et Verdi. Et à Genève, la qualité est au rendez-vous.

La saison 2022-2023

Introduction
La saison dernière la thématique choisie était « Faites l’amour », cette année c’est « Mondes en migrations », on semble passer du rose au gris. Mais l’idée de la migration doit être reprise au sens large, migration des peuples, migration intérieure, migration symbolique etc… mais aussi voyages, errances et tous les récits qui les glorifient : Ulysse, le peuple juif, Parsifal, les migrations récentes en sont des exemples.
La thématique est élargie au ballet, où l’événement de l’année est la venue de Sidi Larbi Cherkaoui comme directeur du ballet de Genève, lui aussi un transplanté, belge d’origine marocaine, installé en Flandres qui arrive à Genève.

Le ballet
N’étant pas spécialiste du ballet, je m’abstiendrai de commenter la programmation du nouveau directeur du ballet Sidi Larbi Cherkaoui, avec qui Aviel Cahn a travaillé en Flandres. Mais je noterai plusieurs éléments :

  • En s’installant à Genève, Sidi Larbi Cherkaoui qui est l’un des grands chorégraphes belges et une référence internationale, proche d’Aviel Cahn va contribuer à donner une couleur et une cohérence à l’ensemble de la programmation de la maison
  • De plus, Sidi Larbi Cherkaoui est aussi un metteur en scène d’opéra (on lui doit par exemple une production de grand relief des Indes Galantes à Munich, bien supérieure à celle de Clément Cogitore à Paris et de Lydia Steier à Genève. Il devrait faire aussi de l’opéra à Genève, ce qui est aussi un gage d’originalité du Grand Théâtre que d’avoir dans ses murs un chorégraphe qui soit aussi metteur en scène lyrique.
  • Enfin il a visiblement voulu la saison prochaine signer une saison de ballet qui ait des liens avec la thématique du voyage, mais résolument contemporaine et personnelle, en travaillant notamment avec son complice le chorégraphe Damien Jalet, pour affirmer d’emblée un style . Il sera toujours temps de modifier et d’infléchir les choses les saisons suivantes

Cette manière de tisser le lyrique et le ballet et de ne pas en faire des mondes simplement parallèles et autonomes, c’est aussi un élément d’enrichissement de la programmation. C’est pour moi un signe fort non seulement de la saison, non seulement pour le ballet, mais pour l’ensemble de cette maison que d’accueillir un des grands chorégraphes européens, qui puisse travailler en pleine « intercompréhension » avec Aviel Cahn. Ainsi Genève ne s’affiche pas seulement une machine à produire, mais d’abord comme une machine à créer.

 

Les productions lyriques :

Aviel Cahn propose des séries, des lignes de force, ce qui est aussi un moyen de conquérir d’autres publics, et d’enrichir la compétence des spectateurs. Dans des saisons de stagione, où ce qui est produit l’année X ne sera plus repris, ou ne se reverra pas avant au minimum plusieurs années, il faut créer d’autres habitudes. Les lignes de force, les compositeurs, les artistes qu’on retrouve, les équipes réinvitées, c’est un moyen de poser des pierres miliaires, comme des bornes d’orientation, c’est le cas par exemple de la présence répétée au programme de Janáček. De même faire appel pour certaines productions aux mêmes équipes, c’est aussi créer des repères au public, « le rassurer » en quelque sorte, et contribuer aux équilibres de la saison, à condition que les équipes soient évidemment indiscutables…

2021-2022 a affiché Prokofiev, Monteverdi, Donizetti, Bizet, R.Strauss, Eötvös, Janáček, Puccini.
2022-2023 affiche Halévy, Janáček, Monteverdi, Wagner, Donizetti, Jost, Chostakovitch, Verdi.
Il est certain qu’en huit ou neuf productions on ne peut couvrir l’intégralité du répertoire, y compris sur plusieurs saisons : dans les « musts » on passe de Strauss-Puccini la saison dernière à Verdi-Wagner cette saison et cette bande des quatre ne peut mobiliser chaque année la moitié des productions. Donizetti est aussi un pilier du répertoire, mais il y a des manières différentes d’affirmer une couleur : une année séparent La Juive (1835) de Maria Stuarda (1834), et donc le répertoire romantique occupe environ un quart des choix, et si on ajoute Parsifal et Nabucco le XIXe occupe la moitié des titres, le reste se divisant entre baroque (2), XXe siècle (2) et contemporain (1). La ligne de programmation reste donc une ligne de répertoire traditionnel.
On notera enfin une palette de choix assez subtile entre titres inconnus, titres attendus, créations dans une saison assez classique, convenant a priori au public genevois, et une grande prudence en ce qui concerne le nombre de représentations (environ 6 représentations par production) : le bassin genevois n’est pas extensible.
La saison 2022-2023 apparaît donc diversifiée, avec des distributions solides des artistes qui sont très connus mais très peu de stars (cette année Herlitzius, la saison prochaine Aušriné Stundyte), il serait peut-être pertinent d’afficher un peu plus de grandes références vocales, même s’il faut les retenir bien à l’avance et pas seulement dans des récitals. L’opéra, c’est aussi ce plaisir-là, et pas seulement une plongée dans le sérieux du monde…
N’oublions pas les effets de souvenir : on se rappelle les stars passées à Genève, notamment sous Gall, comme si elles passaient chaque soir alors que sous Gall il fallait aussi jouer sur des équilibres.  Quant aux chefs, ils sont globalement de bon niveau – que je les apprécie ou non- et la nouvelle génération de chefs est suffisamment riche pour permettre à Genève d’être une sorte de rampe de lancement pour des figures nouvelles, à condition qu’on les repère. Cette fonction exploratoire dont je parlais plus haut s’applique aussi au choix des chefs, ce qui est peut-être le plus délicat.

Septembre 2022
Jacques Fromental Halévy
La Juive
(6 repr. du 15 au 28 sept )(Dir :Marc Minkowski /MeS : David Alden)
Avec Ruzan Mantashyan, John Osborn, Ioan Hotea, Elena Tsallagova, Dmitry Ulyanov
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande
Retour de La Juive, pas représentée au Grand Théâtre depuis 1927. Un des musts du XIXe et du début du XXe siècle dans tous les opéras francophones, indirectement célébrée par Proust (Rachel quand du Seigneur). Un retour que Paris a accueilli une fois en 2007, que Lyon a accueilli en 2016. Un Grand-Opéra légendaire, une histoire de tolérance et d’humanité, un énorme succès jusqu’aux années 1920 et une disparition à partir des années 1930, au moment de la montée du nazisme. Hasard ?
John Osborn qui fut un Leopold exceptionnel, chante cette fois Eleazar, et c’est un événement que cette prise de rôle. Ruzan Mantashyan entendue à Genève l’an dernier dans Guerre et Paix sera Rachel et Leopold est confié à Ioan Hotea, un jeune ténor roumain très prometteur, vainqueur du concours Operalia, à l’impeccable phrasé et aux aigus assurés (et nécessaires dans ce rôle). La vibrante Elena Tsallagova sera La princesse Eudoxie, tandis que Dmitry Ulyanov, grande basse devant l’éternel, sera le Cardinal de Brogni. Très belle distribution.
Mise en scène sans doute efficace sinon inventive de David Alden, spécialisé dans ce type de répertoire et surtout pas de risque d’écheveler ni de heurter le public en ce début de saison.
Marc Minkowski dirige ce Grand-Opéra, qui s’en est aussi fait une spécialité (rappelons ses Huguenots), j’aimerais un chef plus raffiné pour une musique qui est plus élégante qu’on ne le croit souvent. Mais on ne peut pas tout avoir. Et Minkowski est un nom qui peut attirer du public.
Ce devrait être de toute manière un beau début de saison et l’occasion de découvrir une œuvre injustement négligée depuis presque un siècle, qui grâce au livret de Scribe, dit des choses fortes sur notre humanité.

L’éclair
(18 septembre 2022 ) Dir : Guillaume Tourniaire.
Avec Éléonore Pancrazi, Claire de Sévigné, Edgardo Rocha, Julien Dran
Orchestre de Chambre de Genève

En prolongement de La Juive, Le GTG propose cet opéra-comique de Halévy, créé la même année (1835) en version de concert. L’idée est séduisante pour faire mieux connaître le compositeur, qui reste pour beaucoup un inconnu, à travers une œuvre qui eut son succès au XIXe.
L’histoire est celle d’un anglais et d’un américain amoureux de deux sœurs, mais l’un des deux hommes devient momentanément aveugle suite à la foudre (« l’éclair »), ce qui complique les choses.
L’Orchestre de Chambre de Genève entame une collaboration avec le Grand Théâtre qu’on espère voir se développer et Guillaume Tourniaire est un chef de très bonne facture.

 

Octobre-novembre 2022
Leoš Janáček
Katia Kabanova
(6 repr. du 21 oct. au 1er nov. 2022)(Dir : Tomáš Netopil /MeS : Tatjana Gürbaca)
Avec Corinne Winters, Aleš Briscein, Elena Zhidkova, Stephan Rügamer, Tómas Tómasson, Sam Furness
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Après la Jenůfa triomphale, et à peine six mois plus tard (toujours en 2022), Aviel Cahn repasse le plat Janáček avec de nouveau une mise en scène de Tatjana Gürbaca et Corinne Winters en héroïne. Quand on aime on ne compte pas. Mais on remarque d’autres noms excellents dans la distribution à commencer par la remarquable Elena Zhidkova qui sera Kabanicha, la belle-mère, et une brochette de remarquables chanteurs, Aleš Briscein, Stephan Rügamer, Tómas Tómasson, Sam Furness. Direction de Tomáš Netopil à prévoir correcte parce que c’est un bon chef, mais sans doute pas aussi imaginatif que Tomáš Hanus qui est l’un des artisans essentiels du triomphe de Jenůfa. Espérons que le succès de Jenůfa attire la curiosité du public pour ce troisième Janáček de l’ère Aviel Cahn  et que le spectacle ait le même accueil.

Novembre 2022
Claudio Monteverdi et contemporains
Combattimento – Les amours impossibles
( 2 repr. les 6 et 7 nov. 2022.)(Dir : Christina Pluhar/Chorégraphie : Rosalba Torres Guerrero et Koen Augustinjen)
Avec Rolando Villazon, Céline Scheen, Giuseppina Bridelli, Valer Sabadus, Krystian Adam…

Aviel Cahn propose à l’instar des années précédentes avec les tournées du Budapest Festival Orchestra dirigé par Ivan Fischer (Orfeo et Incoronazione di Poppea) au succès modéré. Cette fois, il appelle Rolando Villazon, le ténor bien connu qui s’est reconverti dans la répertoire baroque, et qui travaille avec la cheffe Christina Pluhar. Un « spectacle musical » et chorégraphique complété par des vidéos avec des chanteurs de très bon niveau, au-delà de Villazon… Mais soyons clairs, c’est un moyen d’afficher un titre supplémentaire à peu de frais, avec en plus une ex-star du firmament lyrique qui excitera la curiosité… Coup de dés sans grand risque.

Gaetano Donizetti
Maria Stuarda
(6 repr. du 17 au 29 déc. 2022 )(Dir : Stefano Montanari/MeS : Mariame Clément)
Avec Stéphanie d’Oustrac, Elsa Dreisig, Edgardo Rocha, Gianluca Buratto, Simone del Savio
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Aviel Cahn a installé à Genève, nous l’avons dit, des sortes de séries, des rendez-vous avec des artistes qui reviennent, manière éventuelle de fidéliser le public. Après Anna Bolena, Maria Stuarda avec la même équipe. Je n’ai pas aimé le travail de Mariame Clément dans Anna Bolena, j’ai eu quelques doutes sur le cast, et j’ai applaudi à la direction de Stefano Montanari, une véritable chance pour le GTG dans ce répertoire qui vient d’éblouir Munich dans une reprise d’Agrippina de Haendel, et nul doute qu’il animera l’entreprise (c’est à dire en sera l’âme). On retrouve Elsa Dreisig (qui reviendra, auréolée de ses triomphes berlinois dans Fiordiligi et de sa Salomé très attendue d’Aix) qui sera non Maria Stuarda mais Elisabetta (c’est la surprise du chef) tandis que Stéphanie d’Oustrac sera la reine d’Êcosse. Wait and see. Les rôles masculins seront tenus par de solides chanteurs.
C’est à la fois excitant, et en même temps je crains la déception… c’est la glorieuse incertitude de l’opéra.

Janvier-février 2023
Richard Wagner
Parsifal

(6 repr. du 25 janv. au 5 févr. )(Dir : Jonathan Nott/MeS :  Michael Thalheimer)
Avec Daniel Johansson, Christopher Maltman, Tareq Nazmi, Tanja Ariane Baumgartner, Martin Gantner
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

On se souvient que ce Parsifal a été victime du Covid, récupéré partiellement en forme de concert. Le voilà de nouveau programmé, pour le plus grand bonheur des nombreux wagnériens de Genève. L’histoire du Grand Théâtre est jalonnée de succès wagnériens notables. Certes, toutes les saisons ne peuvent afficher Wagner, mais c’est la première production wagnérienne d’Aviel Cahn et à ce titre, elle mérite une grande attention.
Si la direction est assurée par Jonathan Nott, le directeur musical de l’OSR, la mise en scène est confiée à un artiste très connu en Allemagne, mais pratiquement inconnu en aire francophone : Michael Thalheimer.  Il ne faut pas attendre une lecture qui bousculera le public genevois, mais Thalheimer est un metteur en scène de théâtre solide, où il est plus connu qu’à l’opéra (j’avais vu de lui Les Troyens , une production très épurée à Hambourg). C’est une sorte d’ascète de la scène : Parsifal devrait lui convenir.
Je ne suis pas convaincu par le choix de confier Parsifal à Daniel Johansson, chanteur très honnête, mais qui n’a jamais transfiguré les rôles où je l’ai entendu. Bien plus excitant la prise de rôle en Amfortas de Christopher Maltman, un des barytons les plus intéressants du jour, et un acteur exceptionnel dans les rôles de personnages torturés. Kundry sera Tanja Ariane Baumgartner, qu’on a vue en Clytemnestre cette saison, et qui est une véritable actrice (on va attendre avec avidité son deuxième acte). Intéressant aussi le choix de confier Gurnemanz à Tareq Nazmi, une des basses les plus intéressantes du jour, qu’on a bien connu quand il était en troupe à Munich et qui commence à être invité dans des rôles de plus en plus importants. Enfin, Martin Gantner sera Klingsor, ce très bon baryton (il est un Beckmesser remarquable) devrait trouver une voix intéressante d’interprétation du personnage. Au total, c’est un Parsifal très solide par des choix de distribution originaux, sans être capable sur le papier de faire courir les foules wagnériennes d’Europe. Mais ce n’est sans doute pas le but…

Février-mars 2023
Claudio Monteverdi
Il ritorno di Ulisse in patria

( 6 repr. du 27 févr. au 7 mars )(Dir : Fabio Biondi/MeS : FC Bergman)
Avec Marc Padmore, Sara Mingardo, Jorge Navarro Colorado, Elena Zilio etc…
L’Europa Galante

On s’intéresse beaucoup en ce moment et dans pas mal de maisons à Monteverdi et notamment à Ulisse, le troisième opéra après L’Orfeo et l’Incoronazione di Poppea. Dans la vaste salle du Grand Théâtre, c’est peut-être une gageure, mais on y a vu de grandes réussites baroques.
Pour ma part, j’estime que c’est un des projets les plus convaincants, sinon le plus convaincant de la saison, aussi bien musicalement que scéniquement.  Appeler FC Bergman, le groupe flamand anarchiste et poétique, c’est à la fois audacieux et stimulant pour une œuvre difficile, dramaturgiquement moins stimulante que Poppea par exemple. Douce folie poétique sur scène, et en fosse l’un des meilleurs orchestres baroques de la baroquie européenne, et l’un des premiers ensembles italiens à s’imposer à sa fondation au moment même où c’est le Nord de l’Europe et la France qui tenaient le haut du pavé. Le sicilien Fabio Biondi, le fondateur, sera en fosse : c’est un vrai cadeau pour les genevois que cet orchestre et cette équipe de mise en scène. La distribution ne sera pas en reste : avec de grandes vedettes du chant baroque comme Mark Padmore (irremplaçable interprète des Passions de Bach) et Sara Mingardo, qui reste l’une des références de ce répertoire. Et remarquons dans la distribution Elena Zilio (Ericlea, la nourrice de Pénélope) gloire du chant italien des années 1980, qui ne fut jamais dans les grands rôles, mais irremplaçable là où elle était distribuée. Voilà une production où l’on reconnaît une vraie patte, et voilà ce qu’on aimerait voir plus souvent à Genève.

Mars-avril 2023
Christian Jost
Le voyage vers l’espoir

( 5 repr. du 28 mars au 4 avril)(Dir: Gabriel Feltz/MeS : Kornél Mundruczó)
Avec Kartal Karagedik, Rihab Chaieb, Ivan Thirion, Denzil Dehaene
Orchestre de la Suisse Romande

Encore une victime du Covid, cette production était prévue dès la première saison d’Aviel Cahn, et elle a été passée par profits et pertes à cause de la fermeture des théâtres. Bien heureusement, comme Parsifal, cette production réapparaît deux ans après. Elle traite d’un problème hélas d’une tragique actualité, la migration, à travers une famille kurde qui quitte son pays pour gagner la Suisse, un supposé paradis. L’œuvre est fondée sur le film de Xavier Koller, prix au festival de Locarno 1990, et Oscar du meilleur film étranger en 1991.
Le compositeur Christian Jost, compositeur de 9 opéras, dont un Hamlet pour la Komische Oper Berlin et un Egmont pour le Theater an der Wien. Le dixième est donc cet opéra, fondé sur l’histoire du film de Koller.
La mise en scène est confiée à Kornél Mundruczó, lui-même cinéaste, pour sa troisième mise en scène à Genève après ses deux belles productions que sont L’Affaire Makropoulos en 2020 et Sleepless en 2022. Mundruczò commence à essaimer les scènes européennes, comme Hambourg, Munich, Berlin.
C’est l’excellent chef Gabriel Feltz, GMD de Dortmund, qui dirigera, et c’est un nouveau profil pour Genève, un de ces chefs qui dirigent partout en Allemagne, mais peu à l’étranger plutôt attiré à l’opéra par le XXe siècle et le contemporain. Dans la distribution, notons Kartal Karagedic, que j’avais beaucoup apprécié en Chorèbe dans Les Troyens à Hambourg, où il est membre de la troupe.
Ce sont des ingrédients qui devraient garantir une production intéressante.

Mai 2023
Dmitry Chostakovitch
Lady Macbeth de Mzensk

(5 repr. du 30 avril au 9 mai )(Dir : Alejo Pérez/MeS : Calixto Bieito)
Avec Aušriné Stundyte, Dmitry Ulyanov, John Daszak, Ladislav Elgr, Kai Rüütel etc…
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Une fois de plus Aviel Cahn propose des rendez-vous répétés avec des séries, comme nous l’avons déjà souligné, puisque la série russe est marquée par le couple Alejo Pérez, excellent chef qui a convaincu dans Guerre et Paix, et la production déjà ancienne (2014) de Calixto Bieito, venue du OperaBallet Vlaanderen qui avait saisi le public par son univers apocalyptique fait de violence et de sexe. Accueil triomphal à l’époque.
Dans le rôle-titre, la Katerina du moment, qui l’interprète sur toutes les scènes, Aušriné Stundyte, fabuleuse dans les mains de Calixto Bieito. Aucune hésitation, c’est une production phénoménale qui fit date. La revoir à Genève est une chance.

Juin 2023
Giuseppe Verdi
Nabucco

( 8 repr. du 11 au 29 juin )(Dir: Antonino Fogliani/MeS: Christiane Jatahy)
Avec Simone Alaimo, Saioa Hernandez, Riccardo Zanellato, Davide Giusti, Ena Pangrac
Chœur du Grand Théâtre, Orchestre de la Suisse Romande

Une prise de rôle est un événement et quand il s’agit de Nicola Alaimo, l’un des plus grands barytons italiens, spécialiste de Rossini et de Bel Canto, qui aborde Nabucco, il faut se précipiter. Saioa Hernandez sera sans nul doute une Abigaille solide. Zanellato n’était pas en grande forme ces derniers mois, espérons qu’il se sera repris car c’est une grande basse. Et Antonino Fogliani est l’un des chefs italiens à suivre en ce moment.
Reste la mise en scène.
Elle est confiée – et c’est une excellente idée – à la brésilienne vivant en France Christiane Jatahy, l’une des artistes les plus intéressantes du théâtre aujourd’hui, qui use avec intelligence et finesse de la vidéo, et qui après un Fidelio à Rio de Janeiro, aborde de nouveau un opéra monumental s’il en est, l’un des musts de Verdi. Si la production est réussie, sa carrière sera sans doute lancée à l’opéra.
Alaimo et Jatahy, deux motifs puissants pour faire de ce Nabucco la deuxième nouvelle production totalement stimulante de la saison.

Au total, aucun des titres, aucune des productions n’est dénuée d’intérêt, soit par la rareté, soit par les choix artistiques, chacune se justifie.
Mais pour ma part, trois me rendent impatient : Il ritorno di Ulisse in patria, Lady Macbeth de Mzensk et Nabucco.

Concert du Nouvel An
Marina Viotti, Stanislas de Barbeyrac
Marc Leroy
Orchestre de chambre de Genève

Deuxième concert avec l’Orchestre de chambre de Genève dirigé par Marc Leroy pour le Nouvel An avec deux des voix les plus intéressante du panorama aujourd’hui, Marina Viotti, mezzo de plus en plus réclamée et particulièrement musicale, figlia d’arte puisque fille du chef suisse Marcello Viotti et sœur de Lorenzo Viotti. Mais si elle a un nom effectivement connu, elle s’est fait un très solide prénom.
Et puis le ténor français mozartien (et bientôt beethovénien) Stanislas de Barbeyrac, une des voix françaises les plus en vue, et les plus intéressantes.
Joli cadeau pour le Nouvel An

Récitals

Diana Damrau (24 septembre)
Bryn Terfel
(26 novembre)
Nina Stemme
(4 février)
Simon Keenlyside
(4 mars)
Anne Sofie von Otter
(16 juin) 

C’est courageux dans la période actuelle de programmer une série de récitals, un art qui peine à survivre hors du monde germanophone, même si tous les chanteurs invités sont des stars. L’art du récital est très spécifique : on a vu certains s’écrouler en récital alors qu’ils dominaient les scènes. Bien sûr, il faudra aller écouter Bryn Terfel, l’un des phares de l’opéra des vingt dernières années, les stars Damrau et Stemme, et d’authentiques spécialistes de la mélodie, Anne Sofie von Otter et Simon Keenlyside (qui se souvient de son Pelléas magique à Genève ?) savent installer un univers et une chaleur dans une salle quand ils abordent la mélodie.
Un choix équilibré, qui justifie qu’on aille à chaque concert, mais on aimerait aussi voir l’une de ces stars dans une production d’opéra… Genève le vaut bien.

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: SOUTH POLE de Miroslav SRNKA le 31 JANVIER 2016 – URAUFFÜHRUNG – Création mondiale – (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Hans NEUENFELS)

Dispositif de Hans Neuenfels ©Wilfried Hösl
Dispositif de Hans Neuenfels ©Wilfried Hösl

Avant d’aborder le spectacle en lui-même, il convient de saluer le très grand effort de la Bayerische Staatsoper pour promouvoir cette création, dont on nous parle à travers mails, tweets, blog, pages Facebook depuis plus d’un an et dont nous avons suivi l’élaboration à travers une campagne de communication intelligente et sympathique. Bien peu de théâtres de cette importance investissent autant dans une création contemporaine. Un effort qui s’est traduit par une production de très haut niveau, une distribution sans failles, une direction musicale extraordinaire et un succès public étonnant : toutes les représentations sont complètes pour cette première série.
Étonnant , oui, j’emploie à dessein le terme. Car le public d’opéra n’a pas la réputation d’être ouvert à la modernité, à la musique d’aujourd’hui, à la création. C’est un débat déjà ancien, cher à Gérard Mortier qui annonçait la mort de l’opéra si l’on ne l’ouvrait pas à la création, car un art ne peut vivre en ne se nourrissant que du passé, même si de manière substitutive ce sont les mises en scène qui se renouvellent et pas les œuvres, – en soulevant maints scandales – et même si les programmateurs remettent au goût du jour un répertoire disparu, comme le répertoire baroque depuis une trentaine d’années et aujourd’hui le grand opéra à la Meyerbeer. On fêtera bientôt le retour de Auber ou Mercadante, et pourquoi pas d’ailleurs ? Mais on avance alors à reculons.
Et d’ailleurs ce n’est pas la création le problème non plus, car bon an mal an, on crée de nouveaux opéras. Le problème ce sont les reprises de ces œuvres. Soucieux de respecter leur cahier des charges qui fait place à la création, les théâtres d’opéra mettent des créations dans leur saison, mais une fois créées, les œuvres sont vite rangées dans les tiroirs aux souvenirs ou les placards de l’oubli. Qui se souvient au Teatro alla Scala, un des théâtres les plus riches en créations tout au long de son histoire, y compris récente, d’Atem, de Franco Donatoni (1985) de Blimunda (1990) ou du Dissoluto assolto (2005), d’Azio Corghi, ou du Doktor Faustus (1985) de Giacomo Manzoni, dont Claudio Abbado a créé Atomtod en 1964 ? Et quand sera repris CO2, de Giorgio Battistelli, créé en 2015 ?

Que South Pole soit créé avec succès, c’est évidemment très positif, d’autant plus que l’opération soutient un compositeur encore peu connu, Miroslav Srnka, né en 1975, formé à Prague, à Berlin, en Italie (auprès de Ivan Fedele) à Paris (auprès de Philippe Manoury et à l’IRCAM) qui a déjà travaillé en 2011 avec le théâtre munichois, comme d’ailleurs pour “Junge Szene” du Semperoper de Dresde.
Il est vrai que le Bayerische Staatsoper a mis beaucoup d’atouts dans l’opération : une distribution de référence avec deux vedettes, Thomas Hampson et Rolando Villazon, une mise en scène confiée à l’un des plus prestigieux metteurs en scène allemands, Hans Neuenfels, et l’orchestre dirigé par le GMD en personne, Kirill Petrenko.

C’est ce dispositif d’ensemble qui me paraît marquant dans l’opération, aussi bien dans l’artistique que le marketing. Il faudra maintenant bien surveiller les programmes des saisons futures pour voir combien de reprises de cette production.

Il est toujours émouvant d’assister à une « Uraufführung », notamment dans le théâtre qui a créé Tristan und Isolde, Die Meistersinger von Nürnberg, Das Rheingold et Die Walküre bien sûr, mais aussi Idomeneo (au Residenztheater), I quattro rusteghi (Wolf-Ferrari), Palestrina (Pfitzner), Capriccio de R.Strauss et plus récemment Lear de Aribert Reimann qu’on va revoir à Paris prochainement.
Et une semaine après cette triomphale Première (dont le succès ne se dément pas à chaque représentation), des images et des fragments de cette musique me restent en mémoire, c’est sans doute bon signe.
Il est évidemment difficile d’édicter une opinion sur une musique jamais entendue : la critique se nourrit de comparaisons et de systèmes d’échos, d’expériences diverses, et le jugement se construit évidemment par l’histoire et l’expérience. Miroslav Srnka ayant surgi brutalement dans mon univers musical, presque ex-nihilo, comme pour la plupart des spectateurs, ce que je pourrai écrire à propos de cette œuvre tiendra sans doute plus de l’opinion que du jugement, et on me pardonnera.
Le sujet du livret anglais de Tom Holloway, est la « course » au pôle que se livrèrent entre 1910 et 1912 Roald Amundsen et Robert Falcon Scott,  un sujet à la fois original et austère, que le livret traite en « Doppelopera », en opéra double, l’un ayant pour centre Scott, et l’autre Amundsen, soulignant ressemblances et différences, jouant sur un texte semblable et décalé, organisé autour d’une première partie qui est la conquête du pôle, et une seconde partie qui est le retour, fatal pour Scott.
Ainsi donc, l’opéra est une série de moments, d’espoir, de crise (la mort des animaux), de méditation, mais aussi de souvenirs : l’intervention des épouses, Kathleen Scott (Tara Erraugh, mezzo) et la « Landlady » (Mojka Erdmann, soprano colorature) organise une sorte de Recherche du temps perdu très proustienne. Deux parcours parallèles dans un univers uniformément blanc, deux parcours très semblables et très différents, l’un moderne et mécanisé, mais hasardeux (Scott), l’autre artisanal et préparé avec précision et rigueur (Amundsen). Deux visions du monde et deux personnalités, qui se construisent en première partie, et dont le destin se scelle en seconde partie. C’est linéaire et plat comme les étendues de glace, et c’est néanmoins varié comme la diversité des hommes.
Les deux opéras se déroulent en même temps et parallèlement, mais dans deux espaces différents, que Hans Neuenfels a matérialisé par une séparation, au sol. À Jardin, l’espace Scott, à Cour, l’espace Amundsen.
Musicalement, la séparation est aussi sensible : l’équipe de Scott est faite de ténors, et menée par le ténor Rolando Villazon, et celle d’Amundsen (baryton) par des barytons. Peut-être pour marquer dans les voix d’un côté la légèreté (de la préparation ?) et de l’autre son épaisseur et son sérieux. Parallèlement, les voix féminines font contraste puisque Kathleen Scott est mezzosoprano dans un monde de ténors, et la Landlady est soprano colorature dans un monde de barytons. Cette modulation des voix donne couleur à l’ensemble, et aux ensembles. Les animaux sont des instruments, les cors pour les poneys de Scott et les clarinettes pour les chiens d’Amundsen.
Le texte construit un système d’écho, notamment au début, de phrases identiques. Il est dit successivement avec des couleurs différentes : même phrases, mais couleurs variées.
L’orchestre est immense, très riche en bois, particulièrement fournis, et en percussions très variées (crotales, marimba, vibraphone, mais aussi Glockenspiel et cloches à vaches) ; on trouve aussi l’accordéon, le piano à quatre mains, des harpes. L’impression est qu’on a réuni là volontairement tous les instruments possibles en une richesse prodigieuse, jusqu’au son qui émerge des Gramophones, fixé par la partition, Caruso et Carmen (“La fleur que tu m’avais jetée”) d’un côté et de l’autre la chanson de Solveig de Peer Gynt.  Tout  va faire contrepoint à une situation apparemment linéaire du point de vue dramaturgique, dans un décor uniformément blanc qui va contraster avec la richesse incroyable de l’instrumentation.
Les parfums les couleurs et les sons se répondent (Baudelaire)
C’est bien le contraste qui est le principe de l’œuvre, deux personnalités, deux parcours, deux préparations, l’une sérieuse et secrète, l’autre sérieuse aussi mais m’as-tu vu, deux univers dans un espace uniforme, et tout un jeu d’oppositions apparentes et plus secrètes, de contrepoints qui vont conduire le principe de l’œuvre et dont Hans Neuenfels va s’emparer.
Le problème c’est que toute cette construction assez élaborée et complexe manque de ce qui a fait l’opéra tout au long de son histoire, des moments vraiment dramatiques, où des personnalités se confrontent, où les éléments se déchaînent, où les émotions affleurent et s’épanchent. C’est bien la désespérante linéarité du paysage qui domine, et d’une « course » vue non comme défi mais plus comme retour sur soi : course contre soi et contre l’autre, et moment où l’héroïsme est aussi bien externe qu’interne. Un seul exemple : souvent et Scott et Amundsen font référence aux éléments, au mauvais temps possible. Et pas un moment de tempête ou de violence des éléments, à laquelle tout compositeur du premier XIXème siècle aurait sacrifié. Il est vrai que nous sommes au début du XXIème   et que les lois du théâtre musical ont changé. Espace extérieur et échos intérieurs (auxquels contribuent très largement la présence évocatoire des femmes), course des corps contre les éléments et course des âmes fortifiées ou moins, la musique accompagne plus que décrit. Elle accompagne dans la profondeur, préférant travailler la complexité de la composition qu’une pure musique descriptive « à programme ». Une musique quelquefois « prise dans les glaces » d’une mélodie presque minimale (pour ne pas dire minimaliste) et en même temps très diffractée par la multiplicité des reprises instrumentales. Ce qui frappe, c’est vraiment cette variété des instruments et des timbres, exaltée par la direction redoutable de précision, très pointue et très pointilliste de Kirill Petrenko, qui rend chaque détail de la partition audible, et qui en travaille tous les recoins. Non seulement comme à son habitude il suit pas à pas les chanteurs (et sans doute avec plus d’attention encore pour une Uraufführung) mais il est attentif à tous les moments, tous les instruments, dosant les volumes, les couleurs, les interventions de chaque instrument avec une volonté de cohérence qui stupéfie. Il fait penser à son approche de Die Soldaten, et d’ailleurs la partition m’a souvent renvoyé à certains univers de Zimmermann. C’est vraiment pour moi l’artisan de la réussite de l’ensemble, car Petrenko dirige cette œuvre nouvelle et conduit cette partition avec le souci d’en rendre les qualités, d’en rendre les ombres et lumières, d’en transmettre la couleur, avec le même souci et la même probité que n’importe quelle œuvre classique du répertoire. On pourrait dire : « c’est la moindre des choses », mais ce n’est pas si évident en réalité. L’attention qu’il porte à la construction et au rendu, la plongée dans un univers si différent de ce dont il est familier, le respect de l’œuvre dans son intensité sont des éléments visibles, qui emportent en même temps l’orchestre dans cette perfection formelle. Et la plongée résolue dans cette musique est si visible au spectateur qu’on finit par se demander avec inquiétude comment la musique de Srnka  sonnera dans d’autres mains et si Petrenko n’est pas l’architecte de cette incontestable réussite.
À cette musique très « composée » correspond une écriture pour les voix qui m’est apparue à la fois réussie et assez classique, ce qui n’est pas un reproche, loin de là. Les ensembles sont tous magnifiques, à commencer par le quatuor Scott/Kathleen/Landlady/Amundsen à la fin de la deuxième partie qui a frappé tous les spectateurs, et par l’ensemble qui accompagne la mort (le meurtre) des animaux, vraiment exceptionnel par l’émotion qu’il diffuse. Le monologue initial de la 2ème partie, la lettre de Hjalmar Johansen chantée par Tim Kuypers est aussi un moment de théâtre vraiment sensible.
Ce qui frappe dans la distribution c’est d’ailleurs un véritable équilibre. Certes il y a les héros (le quatuor Scott/Kathleen/Landlady/Amundsen) et les deux équipes, les ténors Dean Power, Kevin Conners, Matthew Grills et Joshua Owen Mills (équipe Scott) et les barytons Tim Kuypers, John Carpenter, Christian Rieger et Sean Michael Plumb (équipe Amundsen) sont pour l’essentiel membres de la troupe ou des ex-membres de l’opéra studio. Ils témoignent ici de l’excellent niveau d’ensemble et de leur ductilité, mais aussi témoignent d’un esprit de troupe visible et d’une cohérence dans l’engagement, et même dans la différence sensible de jeu entre les deux équipes (travail magnifique de Hans Neuenfels sur les personnages).

Kathleen Scott (Tara Erraugh) et Scott (Rolando Villazon) ©Wilfried Hösl
Kathleen Scott (Tara Erraugh) et Scott (Rolando Villazon) ©Wilfried Hösl

Tara Erraught est pour moi l’un des mezzos les plus intéressants de la nouvelle génération, elle appartient à la troupe, mais a de nombreux engagements ailleurs. La voix est riche, charnue, puissante, avec un beau volume et une science des crescendos qui courent sur toute l’étendue du spectre, ce qui lui permet d’aborder aussi des rôles plutôt attribués à des sopranos, elle a la ligne de chant, le contrôle et aussi les agilités. Épouse bourgeoise  (qui tranche avec la Landlady en combinaison qui porte sans cesse le seau rempli de produits de nettoyage) tenue digne, port noble, artiste qui entretient des liens avec le monde artistique de l’époque, élève de Rodin, son allure correspond à une voix pleine d’autorité qui marque aussi un rapport moins direct et plus complexe à son mari. Magnifique et imposante prestation.

Landlady et équipe norvégienne ©Wilfried Hösl
Landlady et équipe norvégienne ©Wilfried Hösl

Au contraire, la Landlady de Mojka Erdmann apparaît physiquement plus fragile, comme un corps frêle et presque faible, et la partition lui réserve moins de couleur dans la voix, et plus de notes suraiguës tenues à l’extrême des possibilités. La musique d’aujourd’hui use souvent de ces voix à la fois légères et aiguës, mais qui savent tenir la distance. Moins passionnante pour la variété, mais impressionnante pour la performance technique, la prestation de Mojka Erdmann répond à ce qu’on attend d’elle, avec cette fausse fragilité qu’elle affiche en scène, mais aussi son sens de la réponse directe et franche, qui fait là aussi contraste avec le « côté Scott », qui affiche une Kathleen brune, et habillée d’une stricte robe noire, là où la Landlady est blonde, en combinaison légère et claire. Ombre et lumière.

Scott (Rolando Villazon) Amundsen (Thomas Hampson) ©Wilfried Hösl
Scott (Rolando Villazon) Amundsen (Thomas Hampson) ©Wilfried Hösl

Contraste aussi entre Rolando Villazon et Thomas Hampson.
Le trou noir qu’a traversé Rolando Villazon, promis à l’Empyrée des ténors, a des échos dans sa prestation : il a eu de tels problèmes de santé qu’il a interrompu sa carrière, pour la reprendre à plus petite vitesse et sur des rôles moins tendus que ceux auxquels il nous avait habitués. Villazon est un ténor qui s’engage, toujours sur le fil du rasoir, et donc toujours fragile car toujours au bord de la tragédie. C’est ce qui fait aussi son prix par rapport à d’autres artistes plus solides et peut-être plus lisses. Bien que la voix ait quelques accidents (qui n’ont pas manqué durant le représentation), que la projection ne soit pas toujours au rendez-vous, l’artiste reste passionnant dans une tessiture qui reste tendue. Il fait partie de ces gens qui respirent une humanité profonde, une sensibilité à fleur de peau, une spontanéité démonstrative et même quelquefois excessive, une sorte de fou chantant qui attire irrésistiblement la (et ma) sympathie.

Il chante Robert Falcon Scott, l’officier britannique qui va mener au Pôle Sud ses hommes, mais va périr avec eux de froid et de faim sur la route du retour. Personnalité controversée, sur qui on a fait tomber une certaine responsabilité dans l’impréparation de l’expédition tant pour le choix des vêtements que des transports : encore aujourd’hui, certains norvégiens ironisent sur le choix de poneys ou de chevaux pour effectuer la traversée sur la glace, par rapport aux chiens choisis par Amundsen. Villazon rend parfaitement une certaine instabilité, une certaine « dégaine » méditerranéenne avec des gestes larges, des mouvements brusques, Scott-Villazon est suffisamment fragile et excessif pour qu’on ait de visu, moins confiance dans son projet. Vocalement, Villazon, sans être exceptionnel, « fait le job » comme on dit, avec quelques menus scories, mais reste un profil scénique particulièrement intéressant et un profil vocal honorable parce qu’il marque un grand contraste avec Hampson-Amundsen,.

Thomas Hampson est le triomphateur de la soirée, pour un rôle de héros qui triomphe. La prestation vocale est supérieure à ce qu’on a entendu récemment de lui par exemple son Mandryka dans Arabella à Salzbourg. Il est possible que le rôle ait été (bien) écrit pour lui et en rapport à ses possibilités actuelles, il reste qu’en matière de tenue de notes, de projection, de chaleur de timbre, la prestation est exceptionnelle.
C’est bien l’impression de solidité qui domine, par la voix, par la nature du personnage, exigeant, ne laissant rien passer, très préparé et l’esprit rivé vers le but à atteindre, avec une voix à la fois bien plantée et chaleureuse, et aussi par la taille : il domine physiquement les autres personnages et en face, Villazon « ne fait pas le poids » physique, plus frêle, plus petit à la voix plus claire et plus fragile ; l’opposition entre les deux et l’avenir tragique se lit dans les images scéniques et vocales elles-mêmes. En ce sens, le spectacle est parfaitement calibré.
Il est aussi calibré par la qualité du travail de Hans Neuenfels, qui a été vivement applaudi par la salle (ce qui n’a pas été si fréquent dans sa longue carrière). Il travaille résolument dans le sens de la distanciation, construisant des images essentielles qui font sens, et ne se perdant jamais dans l’anecdotique, l’espace est une vraie construction théâtrale. Le décor, conçu avec Katrin Connan, est un espace blanc (rappelons que celui de sa Manon Lescaut dans le même théâtre était un espace noir) avec un fond de scène frappé d’une croix qui fait cible, une sorte de Croix du Sud qui figure le Pôle à atteindre, la cible commune des deux explorateurs, qui occupent chacun un espace séparé de l’autre par un séparateur au sol figurant les deux parcours.
Un décor donc essentiel où vont jouer les éclairages assez violents (figurant l’éclat du blanc) de Stefan Bolliger, et changeant lorsque les femmes apparaissent (devenant moins aveuglants, pour figurer une lumière non polaire). Le décor est lisse, simplement évocatoire, sans figuration de la glace, sans neige artificielle, sans aucun réalisme.

Frac et mort ©Wilfried Hösl
Frac et mort ©Wilfried Hösl

Car le principe de ce travail (qu’on peut naturellement discuter) est de rendre les contrastes humains évidents, sans se perdre dans un réalisme qui en l’état ne rajouterait rien. Alors, Neuenfels travaille sur les ressemblance et les contrastes, et d’abord sur les mouvements : essentiels et souvent parallèles dans la première partie, alors que les contrastes sont de plus en plus marqués dans la seconde partie, quand Amundsen regagne ses bases pendant que Scott périt de faim et de froid, le plus marqué étant un Amundsen en frac d’un côté (avec un éclairage normal) pendant qu’un à un (belle prestation de Dean Power) disparaissent les membres de l’équipe de Scott (avec un éclairage glacial), et que Scott finit comme pris dans les glaces figurées paradoxalement par d’épais sacs de couchage, allusion au sommeil précédant la mort par le froid et le gel.

Parallèles et paradoxes ©Wilfried Hösl
Parallèles et paradoxes ©Wilfried Hösl

Ressemblances dans les mouvements symétriques, alimentés par des paroles parallèles, dans l’entrée des femmes, parallèlement, mais distinguées comme on l’a vu par l’allure et le vêtement. Les différences entre les deux équipes se marquent d’abord par les couleurs, noir du côté de Scott, gris du côté d’Amundsen, par les costumes, épaisses peaux de bête chez Amundsen, cuirs doublé laine du côté de Scott, qui semble bien plus léger. Et de fait, Amundsen, de culture scandinave, avait prévu les choses en fonction de traditions locales : c’est aussi la question du choix des chiens et non de chevaux ou de poneys, figurés par des mimes munis de masques apparaissant dans une niche en fond de scène : Hans Neuenfels aime figurer ainsi les animaux par des hommes (voir les fameux rats de Lohengrin à Bayreuth).

Mort des chiens ©Wilfried Hösl
Mort des chiens ©Wilfried Hösl

Ainsi la scène où les animaux sont tués devient-elle l’une des plus fortes de l’œuvre, car elle vise à la fois à marquer notre relation très anthropomorphique aux animaux et en même temps,  les chiens sont tués au pistolet, comme on tue des hommes dans un massacre: le spectateur voit donc des hommes s’écrouler, et non des chiens. Il y a  là un jeu mimétique particulièrement fort qui rend très sensible la situation, déjà terrible s’il s’agit d’animaux, et encore plus forte puisque la relation devient « humaine ». Ce n’est pas un hasard si la scène est l’une des plus dramatiques de la soirée, et objet des souvenirs les plus forts.

Dans ce jeu des parallèles et contrastes, la deuxième partie, à la différence de la première, casse le jeu de la géométrie. Lorsque les uns reviennent du pôle, les autres s’y dirigent encore (je crois qu’ils l’atteindront plus d’un mois plus tard). Enfin lorsque les norvégiens sont sortis d’affaire au moment de la magnifique scène des oiseaux marquant la proximité de la mer : « What ? What is this ?! Birds ! », Scott et ses hommes de l’autre côté sont en train de périr « He has an open wound ».

L'autochenille de Scott ©Wilfried Hösl
L’autochenille de Scott ©Wilfried Hösl

Contraste enfin dans les comportements et les procédures, l’autochenille de Scott qui tombe en panne face à des moyens moins spectaculaires, mais considérés comme plus sûrs, la rigidité d’Amundsen (l’interdiction d’écrire par exemple ou de tenir un journal hors celui qu’il tient) face à la « souplesse » de Scott, la concentration d’Amundsen tout fixé sur son but. Car malgré un jeu d’acteur volontairement peu démonstratif, – on pourrait regretter que les équipes ne soient pas analysées dans leur comportement individuel, à de rares exceptions près – les gestes essentiels sont donnés, raideur et rudesse du côté Amundsen, plus de variété et de mouvement du côté Scott, et cette posture aide aussi à lire le drame qui se noue.

Le théâtre : Amundsen au pôle Sud ©Wilfried Hösl
Le théâtre : Amundsen au pôle Sud ©Wilfried Hösl

Seule concession à l’anecdote ou à l’Histoire, la figuration du pôle, avec tente et drapeau, reproduction exacte de la fameuse photo de la tente, du drapeau norvégien et de l’équipe.

L'histoire: Amundsen au pôle Sud
L’histoire: Amundsen au pôle Sud

Il faut remarquer aussi l’important enjeu, très peu marqué dans la mise en scène sinon en creux, que la conquête du Pôle Sud pouvait constituer pour une Norvège toute neuve devenue état indépendant depuis 1905, c’est à dire 6 ans à peine avant l’expédition face à un représentant de l’Empire britannique, à l’époque la plus grande puissance. Ainsi, sans que ce soit si clairement affirmé, c’est bien le mythe de David et Goliath, le pot de terre contre le pot de fer, et le lièvre et la tortue qui est ici reproposé en adaptation polaire.
À travers une histoire documentée, c’est finalement un parcours symbolique qui est ici dessiné fait d’une successions de moments, autant de scènes qui éclairent à la fois les motivations des uns et des autres et les contextes divers, les ambiances, dans un travail abstrait, sans concession et d’une très grande rigueur, sans aucun élément décoratif, presque comme une épure où le paysage indompté et intouché n’est plus un paysage, mais une ambiance où l’homme est seul, face à son destin, dans une sorte de posture héroïque que l’œuvre analyse au delà du récit proposé.
Et ainsi se trouve-t-on devant un spectacle plus théâtral qu’il n’y paraît à première vue, et c’est peut-être là le secret de son succès. Une musique qui se cache et se découvre, une géométrie qui se brise en deuxième partie, des moments d’une grande émotion et de suspension, mais aussi un « ennui » volontaire au départ, comme si les véritables enjeux avaient du mal à s’imposer, comme si la musique se cachait volontairement et si le théâtre se cachait d’abord pour se découvrir peu à peu.
Voilà une réalité historique et historiée qui est en même temps métaphore de la faiblesse et de la force de l’humain et variation sur l’héroïsme. Seul un paysage polaire, sans relief, sans couleur autre que le blanc, sans vie apparente sinon celle du regard qui l’embrasse pouvait peut-être en être le cadre. On comprend du même coup une musique à la fois tendue mais sans relief apparent, à l’image de cette immense étendue blanche du plateau polaire, qui force à rentrer en soi, comme on rentre dans le tissu musical, sans relief apparent non plus, mais en réalité plein d’une foule de détails et de richesses sonores de toute nature.  Apparence de désert et être riche et varié, de nouveau l’œuvre nous ouvre vers les contrastes habituels du monde. Et Neuenfels nous les soulève.
Son décor est construit comme une vaste caverne blanche, comme la caverne platonicienne. Et si la caverne était une immense étendue blanche ?

Alors que j’étais un peu dubitatif sur la musique en sortant de ce spectacle, je m’aperçois qu’il reste en moi après une semaine, et certaines images reviennent, certains moments m’accompagnent ainsi que certains sons . C’est qu’il constitue vraiment un spectacle total, fait de vrai théâtre, fait aussi d’une musique qui réussit à chanter et surtout à faire chanter. Mais c’est le chef d’orchestre le véritable démiurge de tout ce travail, sans sa clarté, sans sa précision, sans son approche très pédagogique au total, dévoilant peu à peu les ressorts de l’œuvre, nous n’aurions pu découvrir cet au-delà de la caverne, et respirer cette musique comme nous l’avons fait grâce à Kirill Petrenko, l’artisan fulgurant de ce triomphe.[wpsr_facebook]

Quatuor final du premier acte ©Wilfried Hösl
Quatuor final du premier acte ©Wilfried Hösl

SALZBURGER FESTSPIELE 2015: IPHIGÉNIE EN TAURIDE, de C.W.GLUCK le 22 AOÛT 2015 (Dir.mus: Diego FASOLIS; Ms en scène: Patrice CAURIER & Moshe LEISER)

Image finale © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Image finale © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Gluck n’est pas un familier de Salzbourg. Une seule production d’Orfeo ed Euridice en 2010 depuis la création du festival et cette Iphigénie en Tauride est la seconde œuvre mise au programme, grâce au Festival de Pentecôte et à sa directrice artistique Cecilia Bartoli. Si Orfeo avait été dirigé par Riccardo Muti, un nom qui suffit à drainer quelques foules, Cecilia Bartoli, Rolando Villazon et Christopher Maltman sont les porte-drapeaux d’une production dirigée par un chef à peu près inconnu du grand public salzbourgeois, Diego Fasolis,  spécialiste du répertoire baroque qui a longtemps été parmi les chefs “de niche”  assez discrets du marché.
Depuis que Cecilia Bartoli dirige le Festival de Pentecôte, traditionnellement dédié au répertoire baroque depuis sa création en 1998 (aux temps de Mortier), elle a une ligne précise, s’appuyant sur des metteurs en scène amis (Patrice Caurier/Moshe Leiser qui presque chaque année depuis 2012 ont mis en scène un opéra où elle a chanté). Les productions sont portées par le nom de Bartoli dans un répertoire a priori peu familier du public.
L’an prochain en revanche, le programme change car pour la première fois on va quitter les rivages baroques pour ceux du musical : Cecilia Bartoli sera Maria de West Side Story, dirigé par Gustavo Dudamel avec le Simón Bolívar Symphony Orchestra of Venezuela, l’ex Orchestre des jeunes. Le Sistema vénézuélien, depuis le succès mondial, a restructuré ses orchestres « d’exportation » en un orchestre de jeunes qui joue actuellement à Milan et un orchestre de jeunes adultes qui jouera à Salzbourg dans un Festival de Pentecôte tout dédié à Roméo et Juliette, puis qu’on y verra aussi bien ce West Side Story (mise en scène Philip Wm. McKinley) qui semble être une grosse opération commerciale (Producteur américain), une soirée concertante, Giulietta e Romeo (créé à la Scala en 1796) de Nicola Antonio Zingarelli (avec Franco Fagioli) et le fameux ballet Romeo et Juliette de John Cranko avec les forces du Stuttgarter Ballett et l’orchestre du Mozarteum.
Traditionnellement aussi la production de Pentecôte est coproduite avec le Festival d’été, ce fut le cas de Giulio Cesare, de Cenerentola, de Norma et de la présente production d’Iphigénie en Tauride créée à Pentecôte 2015.
Coup évidemment médiatique, il serait bien surprenant que West Side Story ne soit pas au programme de l’été, vu les coûts probables et le goût de Bechtolf pour le musical vérifié cette année avec des fortunes diverses pour Die Komödie der Irrungen de Shakespeare et Mackie Messer, ein Salzburger Dreigroschenoper.

Iphigénie en Tauride (1779) n’est pas une œuvre facile, avec sa dramaturgie problématique, essentiellement fondée sur la déclamation et un opéra sur l’attente: attente de révélation d’identité, attente de la mort. Gluck y invente une nouvelle vision de l’espace tragique à l’opéra, abandonnant les feux d’artifice vocaux qui ravissaient (et ravissent encore) le public. Ici règnent la diction, l’expressivité du discours, la profondeur psychologique, ici règnent les forces intérieures.
Cecilia Bartoli, qui a construit sa carrière sur les acrobaties vocales et les agilités stratosphériques, affronte ici pour la première fois un auteur qui les refuse. Pour son premier Gluck, elle a fait appel à Patrice Caurier et Moshe Leiser, avec qui elle a déjà fait Giulio Cesare et Norma. Fidèle à son habitude, elle appelle un chef reconnu dans l’univers des baroqueux, le suisse Diego Fasolis, originaire du Tessin, et son orchestre fondé dans les années 50 par Edwin Löhrer (Società cameristica di Lugano), qui a très tôt exploré le répertoire baroque, et qui a pris le nom de I Barocchisti.
La représentation a lieu à la Haus für Mozart, salle idéale pour ce type de répertoire, pour mieux entendre les voix, avec un bon rapport scène-salle. C’était le « Kleines Festspielhaus» qui a pris le nom de Haus für Mozart en 2006 quand il a été décidé de restructurer la salle et lui ajouter quelques 200 places à l’occasion de l’année Mozart (enfin, l’une des multiples années Mozart). Je ne suis pas sûr que l’opération ait été si bienvenue.
C’est dans cette salle que Cecilia Bartoli chante la plupart du temps. La chanteuse qui connaît sa voix et ses limites chante essentiellement dans des salles moyennes comme Zurich.
J’ai exprimé depuis longtemps dans ce blog mes préférences pour une interprétation de Gluck avec un orchestre « ordinaire ». J’ai entendu à la Scala Riccardo Muti diriger Alceste, Orfeo, Ifigenia in Tauride, j’en ai de bons souvenirs avec un orchestre d’instruments modernes. Je trouve qu’il y a une grandeur à cette musique qui sied bien au son d’un orchestre moderne et ma foi je ne refuse pas un Gluck berliozien.
Plutôt que de tourner Gluck vers le passé, l’idée d’en faire une « musique de l’avenir » avec les sons de l’avenir ne me déplaît pas.
L’orchestre est dirigé avec précision et netteté par Diego Fasolis, il y a de beaux moments aux bois notamment (magnifique basson !), mais le dosage du son m’est apparu un peu erratique. La fosse va sous le dispositif scénique, et les premières mesures de l’ouverture sont à peine audibles et presque étouffées, même si elles ménagent un effet évident avec l’explosion du fortissimo évoquant l’orage et la tempête. Mais dans l’ensemble, l’orchestre est très discret, trop discret pour mon goût, avec un son grêle et un équilibre scène/fosse qui me semble beaucoup trop favoriser la scène. Bien des effets, bien des beautés, bien des moments forts de cette musique nous échappent. Ainsi on a l’impression que c’est le plateau qui conduit le bal et que l’orchestre ne fait qu’accompagner voire suivre.

Le dispositif © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Le dispositif © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Un plateau gris, triste, à l’abandon : l’idée d’exil d’Iphigénie loin de Mycènes est rendue par l’ambiance d’une salle où sont réunies des réfugiées, des prisonnières (on dirait les derniers moments de Dialogues des Carmélites de Poulenc) : lits de fer, petit lavabo dans un coin en hommage (?) à Malgorzata Szczęśniak, la décoratrice de Krzysztof Warlikowski, qui en avait placé un dans un coin du décor de l’Iphigénie en Tauride parisienne et dans d’autres productions. Mais nous sommes loin du somptueux dépouillement de Warlikowski : cette ambiance grise, cette quasi absence de décor, ne sont pas vraiment habitées par une mise en scène riche en idées comme furent celles de Norma ou de Giulio Cesare : au dépouillement musical correspond un dépouillement scénique qui laisse aux protagonistes l’initiative, car même la conduite d’acteurs m’est apparue assez pauvre, ou plutôt laissée à l’initiative des chanteurs : on fait confiance à leur présence scénique et à leur sens du drame. Nous comprenons bien le propos : dans la volonté de donner une actualité sensible à la réalité tragique pour l’œil du spectateur, Caurier et Leiser envisagent la situation des réfugiés, des exilés dans un espace clos dont ils ne peuvent échapper. Ils ne savaient pas en mai que tout l’été serait marqué par la question des réfugiés, notamment en Autriche. Sans le savoir ils ont tapé dans le mille. Ainsi la dialectique du plus faible (Iphigénie) et du plus fort (Thoas), de l’oppressé et de l’oppresseur est-elle dès le départ posée, quand arrivent ces autres exilés, Oreste (Christopher Maltman) et Pylade (Rolando Villazon), condamnés à mort par Thoas dès leur arrivée .

Oreste (Christopher Maltman) et Pylade (Rolando Villazon)© Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Oreste (Christopher Maltman) et Pylade (Rolando Villazon)© Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Les personnages sont en fait habités par la nature même des chanteurs qui les incarnent plus que par des options de mise en scène: Oreste et Iphigénie, plus contrôlés et plus intérieurs (Maltman et par certains aspects Bartoli), Pylade, très expressif, très extraverti (Villazon) .
Quelques idées intéressantes cependant : le chœur (chœur de la Radio Suisse Italienne) est particulièrement concerné et paradoxalement plus « individualisé » et « caractérisé » que les personnages principaux.

Oreste (Christopher Maltman) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Oreste (Christopher Maltman) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Et évidemment tout le monde aura remarqué qu’au moment du sacrifice suprême, Christopher Maltman est déshabillé et apparaît entièrement nu sous le couteau d’Iphigénie, comme une statue de Kouros à l’antique. Une nudité dont il protège l’intimité avec ses mains, s’agenouillant et chantant dans une position évidemment très inconfortable, immobile, et sans appui physique pour projeter les notes. Effort physique important qui rend le personnage encore plus vulnérable et déchirant.
Il reste que dans l’ensemble, l’intrigue ne semble pas avoir inspiré les metteurs en scène, qui ont préféré en faire un grand exercice déclamatoire, voire spirituel, dans un espace clos et au total assez étouffant (comme doit l’être l’espace tragique) ce qui donne à l’apparition ultime de Diane, revêtue d’or et arrivant du fond de scène quand le lourd mur métallique qui ferme l’espace se fend, une plus grande singularité, comme l’irruption d’un Deus ex machina auquel on a des difficultés à croire et qui donne au final un aspect artificiel et convenu d’autant plus marqué (Diane assise au premier plan, genoux croisés, satisfaite…).
Musicalement, j’ai déjà signalé la performance remarquable du chœur de la Radio Suisse avec un magnifique chœur de femmes, intense, à la diction éblouissante et à la présence scénique tout particulière.
L’orchestre n’a pas malheureusement la même présence ni le même son. Certes, les moments les plus tendus sont assez bien dessinés, mais dans l’ensemble, même si on peut louer la précision et la justesse des instruments (ce qui n’est pas toujours évident avec des instruments anciens), c’est à mon avis la partie problématique de la représentation.
Du côté du chant, c’est autre chose. La Diane de Rebeca Olvera a la délicatesse et en même temps l’autorité voulue, dans un faux petit rôle, car il faut une jolie ligne de chant et une véritable assise vocale pour affronter cette courte partie, assez découverte.

Michael Kraus (Thoas) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Michael Kraus (Thoas) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Le Thoas de Michael Kraus, outre sa diction excellente et la clarté de son expression, a l’autorité et la projection mais aussi la touche de vulgarité nécessaire à ce rôle de méchant honni, notamment dans l’air célèbre « De noirs pressentiments, mon âme intimidée… » particulièrement réussi.

Rolando Villazon (Pylade) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Rolando Villazon (Pylade) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

On est heureux de revoir Rolando Villazon, dans un rôle qui lui permet sans trop de casse de s’affirmer encore comme le chanteur émouvant, engagé, très présent en scène que nous aimons. Son timbre particulier et un chant assez déchirant ont provoqué un vrai succès. Certains ont entendu une voix abîmée. Je sais que c’est désormais un lieu commun de lire ce genre de choses à chacune de ses apparitions. Très honnêtement, même s’il n’est pas un Pylade au style d’appellation d‘origine contrôlée (mais aucun des chanteurs du plateau ne l’est véritablement) il a dans sa voix une telle intensité, une telle présence, une telle couleur, (son air « Quel langage accablant pour un ami qui t’aime… Unis dès la plus tendre enfance… » est vraiment émouvant) et il est si engagé qu’on ne peut que saluer la performance : c’est une excellente idée que de l’avoir distribué dans ce rôle.

Scène des Furies , Oreste (Christopher Maltman) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Scène des Furies , Oreste (Christopher Maltman) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Christopher Maltman a une diction exemplaire : son français est clair, sans aucune faille, merveilleusement projeté. Cette diction parfaite est mise au service d’un style contrôlé, d’une expressivité étonnante, avec une présence vocale qui dépasse de loin l’ensemble des protagonistes. Il est sans aucune hésitation le triomphateur de la soirée et un Oreste d’exception, engagé, émouvant, noble comme un héros et en même temps d’une extraordinaire humanité. La scène avec les Furies est prodigieuse et son air du troisième acte « Divinité des grandes âmes » est un superbe moment. Grandiose prestation, Magnifique chanteur.

Cecilia Bartoli (Iphigénie) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Cecilia Bartoli (Iphigénie) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Enfin Cecilia Bartoli pour qui j’ai une très grande admiration n’offre pas une performance totalement convaincante en Iphigénie ; elle aborde Gluck pour la première fois et ce chant ne lui convient pas encore tout à fait : dès le début, la voix a des accents métalliques, des aigus un peu tendus et quelques problèmes de ligne. Certes, il y a des moments très émouvants comme son premier air « Cette nuit j’ai revu le palais de mon père… » parce que la chanteuse sait émouvoir et surtout sait parfaitement jouer avec ses difficultés, mais on est surpris, alors qu’elle parle parfaitement le français, de ne pas entendre une langue aussi claire et aussi bien projetée que Maltman par exemple. De plus, Bartoli a besoin d’extérioriser plus, et ce rôle très intérieur, fait de lamentations, de méditations et de monologues  n’est pas forcément pour elle. Il reste qu’elle sait émouvoir dans son costume gris, avec ses cheveux courts (une sorte de personnage de Fidelio) et son air du sacrifice « Je t’implore et je tremble, ô déesse implacable ! » est d’une très grande intensité. C’est un rôle qui exige de la part de l’artiste une très grande discipline, et une très grande rigueur. Elle sait parfaitement colorer son chant, exprimer tantôt la douleur, tantôt la compassion, tantôt la soumission, et elle obtient un très grand succès mérité pour la performance dans un style totalement inhabituel. Mais la voix n’est pas toujours au rendez-vous : certains moments restent un peu en-deçà.

En conclusion, le style de l’œuvre, inhabituel à Salzbourg, a pu désarçonner une partie du public, d’autant que le travail de Patrice Caurier et Moshe Leiser est sans concession, même s’il est un peu inférieur à leurs spectacles précédents. Mais ce qui laisse perplexe, au-delà des performances des artistes, globalement très en phase avec le drame, c’est peut-être plus la différence entre un style très « baroquisant » de l’orchestre et un plateau au style et à la couleur plus tournés vers l’avenir. J’ai ressenti une sorte de tiraillement, entre un discours orchestral au son très marqué (quand il était audible) par l’approche baroque et un chant moins soucieux d’exactitude archéologique. Il en résulte une impression d’hétérogénéité qu’on n’avait pas – c’est presque paradoxal – dans Norma par exemple, dans l’édition choisie par Antonini. Avec ces chanteurs-là, un Muti eût coloré son orchestre d’une tout autre manière et avec quelle grandeur! Grandeur du plateau à tous les niveaux et discrétion et petitesse de l’orchestre : les choses ne se sont pas fondues ensemble. Dommage. [wpsr_facebook]

Michael Kraus(Thoas) Cecilia Bartoli (Iphigénie) Christopher Maltman (Oreste)
Michael Kraus(Thoas) Cecilia Bartoli (Iphigénie) Christopher Maltman (Oreste)

TEATRO ALLA SCALA 2013-2014: COSÌ FAN TUTTE de W.A.MOZART le 30 JUIN 2014 (Dir.mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Claus GUTH)

Cosi' fan tutte Acte II © Brescia/amisano
Cosi’ fan tutte Acte II © Brescia/amisano

Cela devient une tradition, les productions scaligères de Così fan tutte sont estampillées Salzbourg. En effet, la fameuse production précédente de Michael  Hampe dans les beaux décors de Mauro Pagano (dernière présentation en 2007) venait elle aussi de Salzbourg où Riccardo Muti l’avait créée dans les années 1980, puis reprise assez souvent à la Scala. Cette fois-ci, on est aux antipodes du sage travail de Hampe et des décors XVIIIème d’une Naples ensoleillée. Claus Guth a placé l’action dans une vaste villa toute blanche, à plusieurs niveaux qui pourrait être de Frank Lloyd Wright, dans les milieux de la très bonne société d’aujourd’hui.
La production s’insère dans une trilogie Da Ponte conçue à Salzbourg par Claus Guth et qu’on a découverte depuis 2006. Il aurait été intéressant de la présenter à Milan et cela eût permis au public de mieux comprendre la forêt (allusion à Don Giovanni) ou les feuilles mortes (allusion aux Nozze), mais comprendre aussi comment Claus Guth oriente son travail sur la trilogie Da Ponte autour d’Eros et Thanatos. Les spectateurs intéressés se retourneront vers les vidéos.
Così fan tutte est en quelque sorte une découverte du XXème siècle, et plus nettement encore de l’après guerre. Longtemps considérée comme secondaire, comme une pochade un peu bouffe dont Stendhal disait qu’elle aurait pu être écrite par Cimarosa, l’œuvre a été absente des scènes pendant plus d’un siècle. Il est aujourd’hui assez commun de considérer Così fan tutte non comme une aimable farce, mais une comédie dramatique, voire un drame : comme Don Giovanni, c’est un dramma giocoso, et des trois opéras de Da Ponte c’est sans doute le plus amer ou le plus grinçant. Tous les grands metteurs en scène historiques, Strehler,  Chéreau, Ponnelle y ont travaillé. Strehler très tardivement, dans un spectacle de jeunes présenté au Piccolo Teatro (tiens, il y avait dans les chanteurs un jeune ténor d’avenir, Jonas Kaufmann), Chéreau l’a eu en tête depuis les années 90, mais l’a fait à Aix en Provence en 2005, en coproduction avec l’Opéra de Paris, même si l’actuelle direction lui a préféré la vieille production de Toffolutti sans intérêt. Ponnelle présenta une production assez sage et pâle à Paris en 1974, mais dirigée par Josef Krips deux mois avant sa mort. À Salzbourg, outre Guth, on a vu dans le genre sage la production Michael Hampe/Mauro Pagano et dans le genre Regietheater une production de Hans Neuenfels (sous l’ère Mortier) qui faisait de Così une expérience d’entomologiste. Entre les deux une intelligente production de Karl Heinz et Ursel Hermann pour le Festival de Pâques.
Pour un metteur en scène, c’est pain béni que cette histoire de couples qui s’échangent, ou s’interchangent, cette histoire de fragilité amoureuse, qui permet de jouer sur Eros et Thanatos, être et apparence, théâtre dans le théâtre. Claus Guth est aujourd’hui l’un des maîtres de l’opéra-psy, avec une intelligence, une finesse et une précision du jeu remarquables : il propose une vision très rigoureuse, très cohérente, sans jamais verser dans la provocation ou la transposition inutile.
Claus Guth commence par installer l’action dans l’univers réaliste d’une party dans la bonne société, à l’intérieur d’une villa d’architecte, grands sofas, murs blancs immaculés, masques africains au mur. Toute cette blancheur est évidemment à mettre en lien (facile) avec la blancheur candide des âmes des amants, qui s’aiment, qui ont la certitude de leur amour chevillée au corps. On comprend qu’au fur et à mesure des accrocs et des doutes, la blancheur va peu à peu se tâcher (les costumes des deux hommes), les murs vont laisser place à une forêt entrevue d’abord, puis de plus en plus envahissante, pour devenir part de la maison, et rappeler fortement celle du Don Giovanni de la trilogie Salzbourgeoise, à mesure que les désirs envahissent les esprits et les corps, et que de la candeur initiale il ne reste que des lambeaux. Guth visualise l’évolution des cœurs, en une image (décors de Christian Schmidt) qui n’est pas dénuée de poésie, notamment lorsqu’au second acte, les amants se cherchent dans la forêt nocturne.
À ce cadre qui évolue à mesure qu’on s’enfonce dans le mensonge, le doute, le drame et le déni, Guth fait correspondre une évolution des personnages, particulièrement bien dirigés, d’une manière très précise, avec des gestes calibrés servis par l’engagement des acteurs. Mais il introduit à mon avis une donnée référentielle sous-jacente, que j’ai cru sentir : en faisant d’Alfonso une sorte de magicien qui gère les situations et tire les fils, les personnages à son geste se fixent, s’arrêtent, en permettant comme par magie que les couples sans masques ne se reconnaissent pas, en cristallisant ainsi les regards par l’amour naissant, et en confiant toute la « mise en scène » à Alfonso, il en fait un mage de comédie shakespearienne, une sorte de Prospero  ou d’Obéron jouant avec le feu, ou les feux de l’amour. Il y a quelque chose du Songe d’une nuit d’été dans cette vision des êtres évoluant dans la nuit de la forêt profonde. Être et apparence, fragilité des cœurs, couples bien ou mal formés, on est bien proche de l’univers des comédies de Shakespeare et Guth nous le fait ressentir, sans appuyer, sans être démonstratif.
Les personnages masculins sont peut-être plus caractérisés que les personnages féminins. Ayant sous la main un Rolando Villazon en Ferrando, qui aime jouer il en fait au départ un jeune homme un peu trop imbibé d’alcool qui se lance dans l’aventure proposée par Alfonso avec l’effronterie procurée par les vapeurs de Whisky. Villazon en fait beaucoup, trop peut-être dans un style à la De Funès. Il sera plus vrai lorsqu’il lui fera éprouver jalousie et souffrance au second acte. Son compère Guglielmo (Adam Plachetka) est plus retenu et plus distancié en scène, un peu moins acteur et beaucoup moins cabot, mais cela sert évidemment le dessein, notamment quand c’est lui qui conquiert Dorabella et la fait choir dans ses bras en une scène vraiment remarquable (un déshabillage au rythme de la musique de Mozart merveilleusement réglé et presque dérangeant). Il renonce aussi à la caricature dans sa manière de peindre Despina, plus une amie délurée qu’une soubrette, à peine déguisée en médecin ou notaire, parce que de toute manière Alfonso a mis tout en monde sous le charme et que peu à peu, quand l’amour envahit les esprits, la réalité compte peu. Cette Despina là n’a rien d’un pitre, elle est plutôt une Alfonso femelle.
Il propose aussi une vision de Fiordiligi en grande blonde (forcément, Maria Bengtsson !) un peu froide, un peu distante, toute en intériorité, et Dorabella la petite brunette, un peu plus délurée, mais sans les excès qu’on voit quelquefois sur les scènes où les deux sœurs sont très (trop) caractérisées, même si toutes deux évoluent en déshabillé d’intérieur très léger (Costumes de Anne Sofie Tuma) qui favorise l’expression du désir. Enfin, Alfonso, patron de toute la mascarade, garde une distance, tout en étant le plus souvent présent en scène, surveillant les effets de sa magie : on se croirait quelquefois au seuil de l’Illusion Comique, j’ai dit plus haut Prospero ou Oberon, on pourrait ajouter Alcandre. Guth dans cette ambiance géométrique agressivement moderne, recrée une comédie baroque : c’est la preuve supplémentaire d’une très grande intelligence.
Évidemment, dans cette mascarade, plus de chœur – il est dissimulé – l’action se concentre entre les six personnages, Six personnages en quête d’amour, dans un univers clos qui devient de plus en plus onirique, de plus en plus irréel.
Mais lors que les deux héros sont censés revenir, la forêt disparaît, les cloisons blanches retombent, sans qu’on revienne au statu quo ante : les deux arbres immenses sont bien plantés dans le salon, tels deux frênes oubliés par Wotan, la terre a envahi l’espace, il va falloir vivre avec ça désormais, avec ces deux poignards plantés dans le cœur, et les deux femmes ne s’y trompent pas : l’ensemble final où tout s’arrange n’arrange évidemment rien, elles se détachent, prostrées, écroulées, pendant qu’on chante la joie des retrouvailles et le mariage dont les faux semblants ont fait perdre tout sens. Terrible.
À ce travail particulièrement heureux, cohérent, esthétiquement réussi, correspond une approche musicale de haut niveau, sans atteindre cependant des sommets correspondants au niveau vocal.
La qualité d’ensemble est homogène, il n’y a pas de faiblesse particulière sur le plateau, mais il n’y a pas non plus d’éclatante révélation. Le public (les abonnés) de la Scala, ou au moins des fauteuils d’orchestre, toujours élégant, fuit rapidement même lorsque les projecteurs restent braqués sur le rideau pour des saluts individuels et il faut quelques applaudissements isolés insistants pour que la salle recommence à rappeler les artistes. C’est dire qu’il n’y a pas eu dans cette distribution de vraie prise sur le public.
Michele Pertusi est bien plus fameux pour ses basses rossiniennes que pour ses personnages mozartiens. La prestation est correcte, mais sans éclat ni couleur, il lui faudrait un style un peu plus raffiné, une couleur un peu ironique, cet Alfonso manque de profondeur, d’épaisseur et de subtilité, en bref il est poussif : on a connu des Alfonso sans voix, confiés à de vieilles gloires, qui composaient un personnage étourdissant (Raimondi…). La voix est là, mais sans aucune séduction : il manque une incarnation …

Rolando Villazón et Adam Plachetka © Brescia/amisano
Rolando Villazón et Adam Plachetka © Brescia/amisano

Guglielmo, c’est Adam Plachetka, ce jeune baryton en troupe à Vienne révélé il y a peu lors d’un remplacement dans Don Giovanni. La voix est claire, la diction parfaite, le timbre très velouté, incontestablement, du matériau vocal de premier ordre. C’est sans nul doute lui qui a le style le plus élaboré, le plus traditionnellement mozartien, même si la voix avait ce soir très légèrement tendance à racler dans les passages.
Enfin, Rolando Villazón, que tout le monde attendait non sans cruauté (la Roche Tarpéienne étant toujours près du Capitole). Il ne s’est pas remis complètement de ses problèmes aux cordes vocales, et son Ferrando a un style plutôt mâtiné de vérisme, au moins scéniquement. Je serais très injuste de dire que la voix ne passe pas ; j’ai lu des choses vraiment négatives, imméritées par rapport ce que j’ai entendu. Nous sommes à des années lumières d’un style à la Topi Lehtipuu par exemple. Mais c’est un rôle que Villazon a beaucoup chanté, qu’il connaît et caractérise bien. Le timbre ne fascine pas, et même s’ils sont quelquefois engorgés, et presque toujours difficiles et serrés, les aigus finissent par passer quelquefois au forceps et au total, l’incarnation et la couleur sont bien présentes, il est en tous cas moins tendu qu’à la première c’est peut-être lui qui remporte le plus gros succès alors qu’il avait été contesté..

Maria Bengtsson et Katija Dragojevic © Brescia/amisano
Maria Bengtsson et Katija Dragojevic © Brescia/amisano

Du côté féminin, le trio est dominé par Maria Bengtsson, même si c’est une Fiordiligi un peu froide pour mon goût, notamment au premier acte. Une figure réservée, distante, et qui ne fait pas passer grande émotion dans Come sgoglio, malgré les filati voulus, malgré les agilités, mais avec un centre assez opaque, des sons fixes dans les aigus qui finissent par gêner et sans les graves. L’émotion vient dans le second acte, un peu plus convaincant, parce que le personnage correspond enfin à l’image donnée dès le début, parce que Bengtsson sait exprimer la douleur, les doutes et surtout la profondeur du personnage : quand Fiordiligi se donne, c’en est vraiment fini de son amour pour Guglielmo. Cette épaisseur-là, Bengtsson sait l’exprimer et la faire passer.
Dorabella est toujours celle des deux sœurs qui est l’écervelée, la légère qui répondrait parfaitement à l’expression « Così fan tutte ». Elle est plus retenue dans cette mise en scène, un peu plus mûre aussi. Elle serait plutôt une femme consciente de ses désirs et les acceptant. Malheureusement, le chant de Katija Dragojevic reste assez inexpressif, sans tension ni caractère, avec une diction à peu près incompréhensible et des problèmes à l’aigu et une incapacité à chanter piano. Son Smanie implacabili laisse vraiment froid et les sons restent engorgés. Sans faute majeure, son chant ne diffuse aucune sensibilité. Le seul moment vraiment réussi pour mon goût, c’est le duo du second acte avec Guglielmo Il core vi dono/Mel date, lo prendo qui est une réussite scénique et vocale, avec une expression sensible, une diction exemplaire, et un style impeccable fait de ductilité de l’expression et de  variété des couleurs : on y croit.

Michele Pertusi et Serena Malfi © Brescia/amisano
Michele Pertusi et Serena Malfi © Brescia/amisano

La Despina de Serena Malfi ne sert pas vocalement le rôle. Elle est peu expressive, avec des problèmes de legato, de précision des sons et malgré une pâte vocale plus large que les chanteuses distribuées habituellement dans le rôle. Des aigus difficiles, des passages problématiques, un manque de brio et d’imagination dans l’interprétation. Nous n’y sommes pas, même pour une Despina voulue moins démonstrative que dans d’autres mises en scène.
Il est possible que malgré une mise en scène de très bonne facture, le spectacle aurait été naufragé sans la direction attentive et intelligente de Daniel Barenboim. Conformément à ce qu’il fait habituellement dans Mozart, le son est plein de corps, la direction est dynamique, très énergique : le final du premier acte est à ce titre totalement étourdissant et sans doute le meilleur moment de la soirée.
L’ouverture manquerait un peu de poésie au départ (les bois bien peu subtils), mais pour le reste, il soutient l’œuvre de manière haletante, il accompagne les chanteurs avec attention pour atténuer les difficultés de certains (Villazón), attentif au volume orchestral, et mène les ensemble avec une grande maîtrise, réussissant à homogénéiser un ensemble vocal qui, on l’a vu, est loin d’être totalement satisfaisant. L’orchestre lui répond avec précision, il n’y a aucune scorie ni aucune errance. In fossa veritas : c’est bien de là que vient la vérité de Mozart, faite d’incroyable jeunesse, d’énergie, d’ironie, mais aussi de cynisme et de déchirure.
On le voit, une soirée un peu contrastée, mais on passe tout de même un moment intéressant, notamment grâce à Guth et Barenboim. La distribution aurait pu être mieux équilibrée, pour permettre d’accéder à la grande soirée. Mais Mozart n’a pas été assassiné ce soir. Il faut s’en contenter. [wpsr_facebook]

Cosi Fan tutte (Salzburg) © Monika Rittershaus 5Salzburger Festspiele)
Cosi Fan tutte (Salzburg) © Monika Rittershaus 5Salzburger Festspiele)

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2011-2012 A LA TV (ARTE): LES CONTES D’HOFFMANN de J.OFFENBACH, avec Rolando VILLAZON et Diana DAMRAU le 29 décembre 2011 (Ms. en scène Richard JONES, dir.mus Constantinos CARYDIS)

Acte d’Olympia (Photo Bayerische Staatsoper)

Juste quelques mots. J’étais bien curieux d’écouter Rolando Villazon dont on a dit tout et le contraire de tout ces dernières années. Les Contes d’Hoffmann était avant sa maladie un de ses chevaux de bataille. La production nouvelle de Richard Jones, dirigée par Constantinos Carydis, bénéficiait, outre de Rolando Villazon, de Diana Damrau dans les trois rôles et de l’excellent John Releya dans les rôles noirs de Coppelius, Dappertutto, Miracle, le tout dans la version de Michael Kaye et Jean Christophe Keck, autant dire l’édition la plus récente et la plus fidèle à l’original, bénéficiant de la musique retrouvée au château de Cormatin qui donne à l’œuvre un aspect plus noir, moins brillant que dans les versions habituelles, mais pour cette série de représentations, frappée de coupures indignes d’un théâtre de ce niveau.
Je vous épargnerai le roman des Contes d’Hoffmann, en confessant ma préférence pour les anciennes versions: la suppression de certains airs ou ensembles de l’acte de Giulietta me frustrent…Mais voilà, la fidélité à l’œuvre ne va pas toujours de pair avec ce que notre goût a construit à travers les années…
La production de Richard Jones, qui dans un espace unique réussit à construire des univers différents qui naissent de l’imagination poétique d’Hoffmann, un palais noir pour Antonia, une maison de poupée où évoluent un Hoffmann et un Nicklausse en culotte courtes, beaucoup de couleur, des idées intéressantes çà et là, sans être un travail transcendant. J’ai bien aimé John Releya, qui a la voix du rôle du méchant, même s’il en fait un peu trop. J’ai beaucoup aimé Angela Brower qui malgré un français hésitant donne une interprétation intense et stylée, un nom à retenir. Diana Damrau, à l’instar de Sills ou Sutherland, reprend les quatre rôles , réussit une vraie performance. Pourtant si on l’attendait dans l’acte de Olympia, elle semble avoir perdu sa légendaire qualité de coloratura, même si les notes sont là (un peu dures dans le suraigu), c’est dans l’acte d’Antonia, mon préféré, qu’elle arrive à la fois à donner intensité et poésie à ce rôle qui est le plus tragique de la partition, et sans doute le plus épais psychologiquement, une vraie performance! Elle est plus gênée dans Giulietta, qui ne lui convient peut-être pas.
Acte d’Antonia (Photo Bayerische Staatsoper)

Reste Villazon, dont les Cassandre prévoyaient annulation totale ou partielle, et qui par bonheur a chanté toutes les représentations. La voix est là incontestablement, et ne marque pas de signes de fatigue, même si le volume semble avoir sensiblement diminué. Les notes suraiguës sont négociées plus qu’affrontées, mais pour le reste, il n’y a rien a dire et on retrouve l’intensité du chanteur, qui bravement se lance dans un rôle qui l’a marqué et dont on pensait qu’il ne pourrait plus le chanter. On est très heureux de retrouver cette force de la nature, qui a encore une incroyable prise sur le public à entendre l’ovation qu’il reçoit. C’est qu’il garde cet engagement qui en fait une bête de scène, avec quelquefois peut-être des outrances (il bouge toujours autant!), mais aussi des gestes d’une justesse frappante (dans l’acte d’Olympia, où il est habillé en jeune enfant, il se gratte le mollet avec l’autre jambe comme un enfant gêné avec un geste d’une délicieuse gaucherie, chapeau l’artiste) .

Acte de Giulietta (Photo Bayerische Staatsoper)

Il reste à souhaiter qu’il se ménage, pour pouvoir continuer à chanter longtemps, et qu’il ne se brûle pas sur les planches, comme on pouvait le craindre en voyant évoluer sa carrière.

La direction de Constantinos Carydis ne m’est pas apparue (à la TV) avoir un relief particulier, j’y ai remarqué un tempo plutôt lent en général avec des accélérations brutales, sans dessein général, malgré un orchestre et un chœur excellents dans l’ensemble. Mais je le répète, l’orchestre sonne souvent bien autrement en salle qu’à la TV.

Au total néanmoins une agréable soirée TV de semaine de fêtes, qui devrait se conclure toujours sur ARTE  par une Fledermaus ( mais l’acte II seulement, drôle d’idée) en direct de Vienne dans la mise en scène légendaire et rafraîchie d’Otto Schenk.

OPERA DE LYON 2010-2011: WERTHER de J.MASSENET (Dir: Leopold HAGER, mise en scène: Rolando VILLAZON ) le 1er février 2011

werther-2.1296669399.jpg© Michel Cavalca, Photos du site de l’opéra de Lyon

L’intérêt suscité par ce Werther est largement dû à la première mise en scène de Rolando Villazón apparemment prévue de longue date, et donc non liée à l’état vocal actuel du ténor. L’impression est contrastée, mais pas négative. Je trouve à cet égard la “descente en flammes” du journal Le Monde injuste, notamment sur la lecture de la fin de l’ouvrage, même si on peut discuter l’approche et si la distribution n’est pas vraiment convaincante. Il reste que l’ensemble se laisse voir et passe assez bien au total. Ce n’est pas cependant un spectacle qui mérite qu’on y coure, mais en passant par là…

La mise en scène d’abord, on pourrait dire en plaisantant qu’elle nous ouvre des horizons sur l’espace mental de Rolando Villazón, et que sa lecture du personnage correspond assez bien au Werther qu’il compose lui même sur scène. Une question préalable: les couleurs de costumes des deux personnages au troisième acte noir/rouge/jaune seraient elles une déclinaison qui renvoie au drapeau allemand..?
Il semble que l’effort de Villazón ait consisté à montrer un monde qui soit une représentation de ce que voit Werther et de ce qu’il est par rapport aux autres.Ce Werther est à la fois enfantin, coloré, une parade de cirque à la Rimbaud où les personnages n’existent pas mais des ombres, des clowns, un monde vaguement fantasmagorique complètement antinaturel: Albert, le Bailli, Sophie et Charlotte ont des costumes à peu près normaux, mais les femmes, lorsqu’elles doivent se montrer adultes sont des mères, et donc en noir: elles sont au début en (une sorte de) combinaison: passage de l’enfance au monde gris des adultes. Seul Werther (noir etjaune) y échapperait un peu (son double, un jeune enfant, est lui tout en jaune, et son deuxième double, un clown en cage est en redingote jaune déjà tachée…tout cela doit bien avoir un sens mais ce me semble tortueux).
L’ouverture montre Charlotte après la mort de Werther cherchant les traces (redingote, objets) de Werther, l’Opéra serait donc une sorte de retour fantasmatique sur l’histoire, ou sur le roman (à la fin, Werther tient en main les lettres – allusion au roman épistolaire) et il meurt seul.

charlotte.1296669448.jpg© Michel Cavalca,

La cage où est isolé le double-clown de Werther, puis le couple Charlotte-Werther, puis Charlotte pour l’air des lettres, puis qui s’écroule sur le petit double de Werther dormant est évidemment symbolique de l’isolement de Werther, tendre oiseau en cage (la cage est en effet une cage à perruche géante…et l’habit de Charlotte pendant l’ouverture et à la scène finale est

charlotte2.1296669421.jpg© Michel Cavalca,

une robe dont la couleur rappelle le plumage des perruches…mais cessons de railler.

La fin m’a semblé plus intéressante: Charlotte et Werther sont isolés,chacun dans son monde, l’un se meurt et attend l’aimée: Ils ne dialoguent pas, lui se parle à lui-même et n’entend pas Charlotte. Elle seule elle aussi, parle à la redingote jaune de Werther. Ils sont à deux mètres mais ne se croisent pas. Une mort dans la solitude, sans savoir que l’autre vient; Et de fait Charlotte arrive trop tard, Werther est mort. Claire allusion à Tristan et Isolde.

C’est à mon avis ce qu’il y a de plus émouvant et qui rattrape bien des approximations.

Jolies images quelquefois, éclairages colorés qui plaisent aux nombreux jeunes dans la salle, les apparitions des enfants (jeu des fleurs), ou des gens du village sont assez poétiques on est dans une sorte de monde parallèle, dans un pays des merveilles qui tournerait mal, ou qui finirait par tourner sans l’élément perturbateur, l’ange noir, qui décidément ne cadrerait pas avec lui.

Il y a incontestablement une vision, une intelligence, mais trop de détails restent cryptiques, et la conduite du jeu d ‘acteurs reste fruste (le ténor Arturo Chacon Cruz est une sorte de double de Rolando Villazón) et les chanteurs restent sur leur réserve. Il reste qu’on ne sort pas horrifié et que le spectacle est assez fluide.

Musicalement Serge Dorny a fait appel au vétéran Leopold Hager, choix du professionnalisme, de la solidité, rien à dire sur la direction d’orchestre, mais on aurait pu faire appel à l’un des jeunes chefs français dont on parle çà et là, pour voir comment le sang neuf s’en sort.
Sur la distribution, on a plaisir à revoir Jean-Paul Fouchécourt en Schmidt clownesque et le jeune Nabil Suliman, un habitué de Lyon à la voix chaude que j’apprécie dans chacune de ses apparitions lyonnaises. On est heureux aussi de revoir Alain Vernhes, qui nous offre son habituel Bailli. Autre habitué de Lyon, le baryton belge Lionel Lhote, qui cette fois est un peu décevant dans Albert, on est bien loin du style requis. Cela reste banal, sans couleur, sans force.
La Charlotte de Karine Deshayes a incontestablement la voix et la puissance, elle n’a pas toujours la juste ligne de chant ni le contrôle, et elle ne distille aucune émotion (c’était à peu près pareil dans Cherubino à la Bastille). C’est bien plat.

werther.1296669438.jpg© Michel Cavalca,

Le Werther de Arturo Chacon-Cruz a la puissance, il sait monter à l’aigu, mais est aux antipodes du style requis, la voix constamment ouverte, peu contrôlée, notamment dans les parties qui réclament des notes filées, un chant murmuré. En bref, pas d’émotion non plus de son côté.
Eh bien, la seule qui ait toutes les qualités que les autres n’ont pas, technique, contrôle, émotion, expression c’est la Sophie de Anne-Catherine Gillet (d’ailleurs elle remporte le plus gros succès à l’applaudimètre): fait on un Werther avec une Sophie d’exception, non évidemment, mais il est temps de donner à cette artiste des rôles qui correspondent à ses qualités: chacune de ses apparitions est un beau moment.

En conclusion, et à me relire, je n’ai pas moi non plus beaucoup de choses très positives à dire, mais  pourtant je ne suis pas sorti mécontent, sans doute par l’effet de cette fin que je trouve bien mise en scène. C’était  une soirée d’opéra assez honorable. Lyonnais ou Rhônalpins,  allez y quand même!