OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: LA NOUVELLE SAISON

Les choses changent l’Opéra de Paris, à commencer par le logo, très discrètement redessiné, un des logos les plus anciens puisque c’est celui inauguré par Liebermann en 1973…42 ans de bons et loyaux services valaient bien une légère modification non de l’esprit mais du trait. Une manière de s’inscrire dans la continuité mais aussi dans l’évolution et le changement. Un logo “Liebermannien” mais doucement “Lissnérisé”.

Tout le monde désormais connaît la saison prochaine à Paris, et mille excuses au lecteur qui va devoir subir de nouveau un descriptif de ce qu’il connaît déjà.

J’ai évidemment lu les commentaires extasiés sur la saison de Paris l’an prochain. Extase ? On n’ira pas jusque là. Simplement, après les années de médiocrité que nous venons de vivre, voilà enfin une saison qui ressemble à celle d’une maison internationale de type Covent Garden ou MET, une saison équilibrée avec son lot de grand noms, de mises en scène sages et d’autres à faire frémir le bourgeois: vous rendez-vous compte, Calixto Bieito, qui écume les scènes suisses, allemandes, espagnoles, voire italiennes depuis une bonne quinzaine d’années arrive à Paris au printemps dans une œuvre non de répertoire il est vrai, mais dans Lear, de Reimann, une œuvre contemporaine âgée de 37 ans (1978, Munich avec Dietrich Fischer-Dieskau et Julia Varady), créée, incroyable mais vrai, à l’Opéra de Paris en 1982 dans une production de Jacques Lassalle, évidemment jamais reprise depuis (ouf! on a eu peur) : qui s’en étonnerait ?
Lissner fait ainsi coup double, il fait une nouvelle production d‘une œuvre qui en Allemagne est désormais jouée régulièrement, montrant que l’Opéra est à l’écoute de la modernité, et il appelle Bieito, pour faire buzz et attirer le public qui peut-être trouvera un argument pour venir.
C’est à peu près la même opération avec Moses und Aaron de Schönberg en début de saison, confié à Romeo Castellucci. Moses und Aaron, parangon de la modernité, est créé en 1957 à Zürich, en version scénique,  en 1954 à Hambourg en version de concert, et composé entre 1930 et 1932, inachevé. Créé à l’opéra de Paris en septembre 1973, par Georg Solti, dans une mise en scène de Raymond Gérôme et dans une version française d’Antoine Goléa, et jamais repris depuis… : qui s’en souvient ? Tout le monde se souvient des Nozze di Figaro à Versailles, personne de Moïse et Aaron

Ainsi, deux œuvres déjà au répertoire de Paris, jamais reprises depuis la création à Paris, vont illustrer la modernité, par la mise en scène (Bieito qui fera frémir, et Castellucci qui fera méditer le public ou le  plongera dans des abimes de perplexité…), et par la musique, car on sait bien que la  musique contemporaine commence pour certains autour de 1935, voire un peu avant…
Lissner place ses metteurs en scène les plus « novateurs » ou les plus « scandaleux » sur des œuvres sans enjeu pour le public : imaginez-vous une Butterfly par Castellucci et un Verdi par Bieito comme il en a fait ailleurs ? Combien de crises cardiaques dans la salle…Lissner espère ainsi remplir la salle d’une manière plus assurée qu’avec un Lassalle (production sage et triste dans mes vagues souvenirs) ou un Raymond Gérôme (production tombée dans les oubliettes de l’histoire), sans forcément créer le scandale que cela créerait sur du grand répertoire.
C’est là un élément de la méthode Lissner : créer des opportunités, réveiller des intérêts et afficher un soi disant risque, alors qu’il ne risque strictement rien vu que Castellucci est désormais une gloire consacrée et que Bieito a derrière lui toute sa carrière.
Mais en même temps, Lissner sait créer l’événement : Moses und Aaron, c’est la première nouvelle production de cette saison, en coproduction avec Madrid, c’est la création en langue originale à Paris, avec une qualité musicale affichée: Philippe Jordan assume la direction musicale du Schönberg et Thomas Johannes Mayer sera Moses, John Graham-Hall Aron. belle, très belle affiche.

Si l’on regarde les nouvelles productions affichées d’emblée : Le Château de Barbe-Bleue, de Bartók, et La voix humaine de Poulenc (Mise en scène : Krzysztof Warlikowski qui revient à Paris d’où il avait été ostracisé, son Parsifal a même été détruit – c…ie quand tu nous tiens…) dans un spectacle dirigé par Esa-Pekka Salonen (nov-déc) avec Johannes-Martin Kränzle et Ekaterina Gubanova pour le Bartók et Barbara Hannigan pour La Voix Humaine, ce qui nous promet un one woman show dont elle a le secret. Voilà une affiche, musicale et scénique, qui fera courir.

Enfin, dernière nouvelle production (Décembre) des premières proposées dans la saison, est l’inauguration d’un cycle Berlioz, une Damnation de Faust, confiée à Alvis Hermanis (gageons qu’il ne fera pas frémir, mais que ce sera propre et léché), et surtout, avec Jonas Kaufmann, de retour à Paris, et qui revient à des amours embrassées en 2004 à Genève où il avait fait sensation (dans une belle production d’Olivier Py) qui alterne, excusez du peu, avec Brian Hymel (il vaudra aussi le voyage) et avec le Mephisto de Bryn Terfel et la Marguerite de Sophie Koch, le tout sous la direction de Philippe Jordan.
Dès le début, la couleur est affichée avec des spectacles sans doute forts, qui valent le déplacement, et qui alternent avec des reprises alimentaires du répertoire : Madama Butterfly, avec Oksana Dyka, qu’il faudra subir, mais qui alternera avec la plus adaptée Ermonela Jaho, le tout dirigé par Daniele Rustioni, dont ce sera la première apparition à Paris, un Don Giovanni passe-partout dans la mise en scène de Michael Haneke, désormais classique et rebattue, mais avec le très bon Patrick Lange dans la fosse, L’Elisir d’amore, (avec Alagna et Kurzak , dirigé par Donato Renzetti) et à Garnier Platée dans la production bien connue de Laurent Pelly, et Marc Minkowski et les Musiciens du Louvre-Grenoble (encore Grenoble ?) et une bonne distribution, ce qui garantit l’affluence.
Enfin, concession à l’opéra contemporain, une petite forme pour les enfants affichée à l’Amphithéâtre de Bastille, mais mise en scène par Katie Mitchell, Vol retour (The way back home), de Joanna Lee, en coproduction avec l’ENO, et en création française avec les solistes de l’atelier lyrique de l’Opéra (devenu Académie : référence à l’académie créée à Aix par Lissner)…
À partir de janvier, la programmation revient à des standards plus conforme aux goûts traditionnels du public, mais avec des atouts musicaux intéressants, à commencer par un Werther (janvier-février) dirigé par Alain Lombard (un revenant…) affichant non plus le couple Koch/Kaufmann, utilisé pour Damnation, mais un nouveau couple à mettre sous la dent du public pour cette production déjà ancienne (Benoît Jacquot, élégance et tranquillité), Piotr Beczala et Elina Garanca: on verra donc cette année l’ensemble des têtes d’affiche qui se partagent « l’opéra international tour » et l’excellent Stéphane Degout dans Albert.
Robert Carsen, l’opéra sans scandale et le plaisir sans peur, reviendra pour Capriccio de Richard Strauss dirigé par Ingo Metzmacher (jan-fév), qui arrive dans la fosse de l’opéra (ça c’est plutôt intéressant), avec la très correcte Adrianne Pieczonka dans Madeleine, bien entourée par Wolfgang Koch, Benjamin Bernheim, Lauri Vasar, Lars Woldt et Daniela Sindram.
Les choses sérieuses en matière de standards commenceront fin janvier jusque mi-mars avec Il Trovatore en coproduction avec Amsterdam, mis en scène par Alex Ollé de la Fura dels Baus, dirigé par Daniele Callegari (bon…), mais avec Anna Netrebko, puis Hui Hé, Marcelo Alvarez puis Fabio Sartori en Manrico, en Luna Ludovic Tézier (à ne manquer sous aucun prétexte) puis Vitaliy Bilyy,  Ekaterina Semenchuk puis Ekaterina Gubanova en Azucena. On se battra entre le 28 janvier et le 15 février pour avoir ensemble Ludovic Tézier et Anna Netrebko. Pour les ténors et les mezzos, c’est au choix ou au goût. Sur la même période, l’opéra affiche une reprise de Il barbiere di Siviglia dans la mise en scène de Damiano Michieletto sous la direction du jeune chef Giacomo Sagripanti, dont on fait grand cas en Italie, avec des chanteurs consommés comme Lawrence Brownlee (Almaviva) et Ildar Abdrazakov (Basilio) ou Nicola Alaimo (Bartolo) en lançant des nouveaux noms moins connus, comme Alessio Arduini (Figaro) en troupe à Vienne actuellement, ou Pretty Yende, la jeune sud-africaine de 30 ans qui a gagné le concours Operalia en 2011. Un Barbier exploratoire en quelque sorte…
Moins exploratoires en mars 2016, Die Meistersinger von Nürnberg, dans la mise en scène de Stefan Herheim déjà vue à Salzbourg, qu’on espère plus convaincante dans sa reprise parisienne, sous la direction du maestro di casa Philippe Jordan, dans une distribution qui sort des sentiers battus dans cette œuvre, et c’est heureux : on y entendra Gerard Finley dans Sachs et Günther Groissböck dans Pogner, avec l’Eva de Julia Kleiter (un choix qui nous dirige vers une Eva plus fraîche que mûre), et avec Brandon Jovanovich dans Walther : c’est une voix large dont on parle beaucoup qui est proposée au public parisien. Rappelons pour mémoire que la dernière production scénique remonte à 1989 (Herbert Wernicke) et la dernière représentation de concert à 2003 (James Conlon , avec la jeune Anja Harteros). Il était temps de penser à remonter l’œuvre, que le public parisien connaît donc très mal. C’est même je crois– rendons à César..- une idée de Nicolas Joel.
En alternance à Garnier (sur tout le mois de mars et jusqu’au 1er avril) une très stimulante soirée Tchaïkovski confiée entière à la mise en scène et au décor de Dimitri Tcherniakov qui allie, comme le voulait le compositeur, l’opéra Iolanta en un acte et Casse Noisette, le célèbre ballet chorégraphié à la fois par Sidi Larbi Cherkaoui, Benjamin Millepied, Edouard Lock, Arthur Pita, et Liam Scarlett. Tant d’univers différents pour une soirée sur le conte, celui qu’on rêve en étant enfant et celui qu’on fait vivre pour masquer un secret (la cécité de Iolanta). Voilà un travail qui s‘annonce passionnant, d’autant que la distribution (Sonia Yoncheva, Alexander Tsymbaliuk, Vito Priante entre autres) et le chef commun aux deux œuvres (Alain Altinoglou) stimulent la curiosité dans ce répertoire.
Suivra sur avril et mai un Rigoletto, titre standard et tiroir-caisse s’il en fut, dans une mise en scène sans doute moins standard de Claus Guth, dirigée par Nicola Luisotti (plutôt prometteur), puis par Pier Giorgio Morandi (plutôt classique) avec deux distributions en alternance : Michele Fabiano (le ténor qui monte) et Francesco Demuro (qui monte un peu moins) en duc de Mantoue, Quinn Kelsey et Franco Vassallo en alternance dans Rigoletto. Il sera intéressant d’entendre Kelsey qu’on a entendu à Dresde, Francfort et Zurich, mais qui s’est produit essentiellement aux USA jusqu’ici. Gilda sera en alternance Olga Peretyatko et Irina Lungu, ce qui est un peu plus banal.
Mais en mai, ce Rigoletto alternera avec un Rosenkavalier dans la mise en scène désormais archi amortie de Herbert Wernicke, mais avec une distribution comme on en rêve : Anja Harteros en Maréchale sur 4 dates du 9 au 19 mai et Michaela Kaune sur les dates suivantes jusqu’au 31 mai. On sait à qui ira ma préférence, mais l’entourage vaut aussi le voyage : Daniela Sindram (Octavian), Erin Morley (Sophie) Peter Rose (Ochs) et Martin Gantner (Faninal) avec un chanteur italien de bon calibre (Fabio Sartori), le tout évidemment dirigé par Philippe Jordan.
L’année se termine par un must et deux spectacles standard pour attirer la foule : en mai et juin, le must, c’est Lear de Aribert Reimann déjà évoqué plus haut et dirigé par l’excellent Fabio Luisi, qui a dirigé au temps d’Hugues Gall à l’Opéra Norma, Turandot et Il Barbiere di Siviglia à l’époque où il faisait du répertoire partout . Les choses ont changé, il est désormais réclamé depuis qu’il a officié comme principal chef invité au MET. La mise en scène est confiée à Calixto Bieito pour son premier travail à l’opéra de Paris et l’un de ses premiers travaux en France. Il était temps…La distribution n’est pas en reste : Lear sera Bo Skhovus, un rôle qui va parfaitement à l’état actuel de la voix et à ses talents de comédien, Goneril sera Ricarda Merbeth et Cordelia Annette Dasch. Une curiosité sympathique, le Fou (Narr) sera Edda Moser, qu’on aima en Donna Anna et en Reine de la nuit aux temps de sa splendeur. Une bonne idée que de programmer Lear au Palais Garnier : 700 places de moins à remplir, mais surtout une relation un peu plus intime (si l’on peut dire) à l’espace.

Enfin la saison d’opéra se clôt sur deux standards d’été, d’abord, La Traviata dans la mise en scène très reposante (un très grand lit pour dormir) de Benoît Jacquot, avec plusieurs distributions (normal, le tiroir-caisse doit fonctionner à plein du 20 mai au 29 juin) Sonya Yoncheva et Maria Agresta (à partir du 11 juin), Bryan Hymel (jusqu’au 14 juin) et Abdellah Lasri, le jeune ténor marocain qui se compose son répertoire en troupe à Essen, une des voix les plus intéressantes de la génération montante et trois Germont l’un qui roule sa bosse (Zeljko Lučič), l’autre, Simone Piazzola, moins connu, jeune baryton vainqueur d’Operalia 2013 qui promène depuis quelque temps son Germont un peu partout. Quant au troisième, c’est un certain Placido Domingo, il chantera Germont les 17 et 20 juin.
La saison se terminera en juin-juillet par l’Aida d’Olivier Py, qui ne rajoute rien à sa gloire, sous la direction de Daniel Oren, dans une distribution correcte en alternance, Anita Rachvelishvili/Daniela Barcellona en Amneris, Sondra Radvanovski et Liudmyla Monastyrska en Aida, Aleksandrs Antonenko et Fabio Sartori en Radamès, George Gagnidze et Vitaliy Bilyy en Amonasro et un luxe, Kwanchul Youn en Ramfis. A part Sondra Radvanovski qui est une solide chanteuse verdienne et la Rachvelishvili qui est un mezzo remarquable (moins, dans ce rôle, Daniela Barcellona) le reste est du tout venant. On dirait une distribution de la période précédente. Sans intérêt donc, sinon pour le public touristique de la période.
Au total, une saison construite intelligemment : si pendant le premier trimestre (Sept-Dec) Lissner pose le paysage (Moses und Aron, Château de Barbe Bleue, Damnation de Faust) par des produits d’appel donnant la couleur du futur, il propose des pièces de répertoire (Butterfly, Elixir, Don Giovanni, Platée) pour étayer la programmation et ne pas trop effrayer. En réalité, chaque trimestre a son lot de bonnes reprises avec de très bonnes distributions (Rosenkavalier, Traviata), et de nouveautés (Trovatore, Iolanta/Casse Noisette ou Meistersinger en février-mars et Rigoletto et Lear en mai). Il y en aura pour tous les goûts et il suffit de se poser la question “ferais-je le voyage pour tel titre s’il était affiché à Munich, à Bruxelles, à Berlin plutôt qu’à Paris ?” pour que la réponse tombe, claire, évidente: oui.
Il y a par ailleurs des distributions consacrées, mais pas mal de figures nouvelles à qui on confie des grands rôles, et cela, c’est plutôt intéressant.
Ainsi, Paris redevient une salle équivalente aux autres grandes salles internationales mais à vrai dire encore un peu interchangeable. C’est déjà un premier pas. Lissner n’a pas eu à trop se fatiguer pour se différencier de son prédécesseur (à vaincre sans péril…), mais le résultat est séduisant, équilibré avec un vrai soin pour les distributions et les chefs, y compris pour les reprises.

Il reste à donner une identité « Opéra de Paris » à cette programmation. On aimerait un Don Carlos ou des Vêpres siciliennes dans leur version créée pour Paris, on aurait aimé un Trouvère (version 1857) et non un Trovatore (version 1853), voire un Meyerbeer (on attend, langue pendante, des Huguenots) ou même une reprise de La Juive de Halévy, et à l’autre bout du spectre, il manque sans doute une création. Peu de risques sont donc pris en cette première année de mandat réel (la saison actuelle est l’œuvre de Nicolas Joel), mais il y a quelque chose de nettement moins pourri au royaume de Danemark, sans nul doute, et des directions qui paraissent intéressantes. On a suffisamment soupiré ces dernières années par les non choix, les distributions grises, les chefs médiocres que l’on peut afficher une satisfaction certaine mâtinée d’espoir.
Pourvu que ça dure.[wpsr_facebook]

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: DIE ZAUBERFLÖTE/LA FLÛTE ENCHANTÉE de W.A.MOZART le 22 MARS 2014 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: Robert CARSEN)

 

Scène finale © Opéra national de Paris/Agathe Poupeney
Scène finale © Opéra national de Paris/Agathe Poupeney

Un triomphe.
Des dizaines de personnes demandant un billet à l’entrée, un enthousiasme débordant à la fin du spectacle : la Flûte enchantée fait recette. On ne se trompera guère en disant qu’elle fait toujours recette tant l’opéra de Mozart convient à tous les publics. À Noël en Allemagne on y emmène les enfants petits, ce samedi, la salle était pleine d’adolescents sortis en famille, et le public était aussi varié et diversifié que possible : même Stéphane Lissner était dans la salle, même Hugues Gall.
Depuis l’ouverture de Bastille, seule la production de Bob Wilson, l’un des premiers spectacles conçus pour Bastille a survécu plus d’une reprise (régulièrement programmée depuis sa création en juin 1991 jusqu’à la dernière reprise en 2003-2004.
Hugues Gall avait bien produit une nouvelle Flûte confiée à Benno Besson,  qui a tenu à peine deux saisons (en 2000-2001 et 2001-2002) malgré de très honorables distributions mais on est revenu à Wilson en 2003-2004.
Celle de La Fura dels Baus, lors de la première saison Mortier, venue de la Ruhrtriennale, avait effarouché le public par son esthétique inhabituelle et l’approche appuyée par la substitution en 2004-2005 des dialogues de Schikaneder par un poème philosophique de Rafael Argullol.  Lors de la reprise de 2008, on revint à la version Schikaneder, et la Fura dels Baus réadapta le spectacle resté célèbre dans la mémoire dévastée du public parisien par l’utilisation de matelas géants. C’était un spectacle fourmillant d’idées qui eût pu rester à l’affiche, mais jamais Nicolas Joel n’aurait repris cette production éloignée de ses canons habituels : il fallait donc passer à autre chose.

Pour des opéras très populaires du répertoire, l’installation dans le temps d’une production est en général la règle (par exemple la Tosca de Schroeter ou La Bohème de Jonathan Miller) car le titre attire du monde et permet amortissement et prise de bénéfice. Ainsi, au vu l’histoire de cette oeuvre à l’Opéra-Bastille, la production Wilson aurait pu avoir la durée de vie de sa Butterfly, et notre Opéra national eût fait quelques économies.
Nous en sommes donc en 23 ans à la quatrième production…et c’est Robert Carsen, le grand industriel des plateaux, qui en assure la création, enfin, pas exactement, puisque le spectacle a déjà un an et a fait un peu grincer des dents lors de sa création à Baden-Baden, en 2013, inaugurant le règne des Berliner Philharmoniker et de leur chef Sir Simon Rattle transférés pour des histoires de gros sous au Festival de Pâques de Baden-Baden après avoir régné depuis 1967 à Salzbourg .

Robert Carsen est une vraie garantie : une modernité acceptable pour le public conservateur de l’opéra, une esthétique en général soignée pour ceux qui aiment les belles images,  et quelquefois, mais pas toujours, il a même des (belles) idées. Ainsi se justifie l’inflation de productions de Carsen sur les scènes lyriques d’aujourd’hui.

© Opéra national de Paris/Agathe Poupeney
Tamino/pamina & Sarastro/Reine de la Nuit © Opéra national de Paris/Agathe Poupeney

Cette production ne change pas l’idée force de l’œuvre proposée déjà en 1994 à Aix en Provence, à savoir l’alliance entre La reine de la Nuit et Sarastro, pour faire en sorte que s’unissent le couple Tamino/Pamina. C’est une vision très shakespearienne, qui fait penser à La Tempête: il y a du Prospero dans ce Sarastro, un Prospero qui n’aurait pas rejeté Sycorax (voir The enchanted Island, dans ce blog) et toutes les épreuves sont conçues à deux, y compris lorsque l’on vérifie que Pamina refuse d’assassiner Sarastro, même sur la suggestion maternelle.
Carsen part des incertitudes et des incohérences du livret de Schikaneder, notamment le changement radical de point de vue entre le premier et le deuxième acte, où Tamino passe sans coup férir du camp de la Reine de la Nuit à celui de Sarastro, sans qu’on sache vraiment pourquoi, pour proposer une approche plus logique: Sarastro construit tout le scenario, les épreuves, et même l’attitude initiale de la Reine de la Nuit, de manière à ce que, allié à la Reine de la Nuit, il conduise le couple Tamino/Pamina à l’amour, à l’union, à l’initiation, et qu’ainsi les initiés, confinés dans un royaume souterrain, une sorte de royaume des morts avant la mort, puissent enfin avoir accès au jour. Voilà une Flûte enchantée vaguement parsifalienne, où une société confinée, statique, pétrie par l’idée de mort va passer du noir au blanc, du Yin (la femme, en noir: les trois dames sont une sorte de clan des veuves) au Yang (le blanc) sauf qu’ici tout le monde est en noir, et que si la Reine de la Nuit représente les femmes en noir, Sarastro représente, lui, les hommes en noir – au visage couvert – et tout ce beau monde est mêlé lors des chœurs (sauf qu’il n’y pas de chœur de femmes chez Mozart…).
En fait, le monde des femmes et des hommes est occupé par la mort (Tamino chute dans une tombe creusée dès le premier moment, là où l’on va jeter plus tard Pamina) et vit dans des espaces qui font penser à de vastes catacombes (cercueils, vaste échelles conduisant au jour et aux tombes creusées). Peu à peu au second acte, on enlève les voiles noirs, on agit à visage découvert, et à la fin, tout le monde est en blanc. Le jour est arrivé.
Pour mieux asseoir le concept, on circule autour de la fosse (d’orchestre),  et bien des scènes ont lieu au bord du golfo mistico. On comprend à l’image finale où chœur et solistes se penchent vers l’orchestre, que la seule fosse qui reste, et qui vaille c’est celle d’où sort la musique…de Mozart.

Robert Carsen et on peut le supposer, Philippe Jordan, ont opté pour une version avec les dialogues peu ou prou intégraux alors qu’ils sont souvent raccourcis. Mais la mise en scène n’en fait pas grand chose, sauf lorsque Papageno est en scène, dans ces moments de fraîcheur populaire que le chanteur autrichien Daniel Schmutzhard, ancien de la Volksoper de Vienne, sait valoriser avec métier; pour le reste, c’est quelquefois longuet.

Acte I © Andrea Kremper
Acte I (Baden-Baden) © Andrea Kremper

La présence de la vidéo (Martin Eidenberger) qui puise son inspiration aux meilleures sources (merci Bill Viola) donne une belle image de l’ensemble du dispositif scénique, notamment, dans la deuxième partie, jouant sur les quatre saisons selon la situation de Tamino et Pamina, ou projetant un gigantesque portrait de Pamina lors du fameux Dies Bildnis ist bezaubernd schön.
Carsen a voulu explicitement que l’initiation maçonnique  dans cette vision disparaisse : a-t-il alors voulu que ces maçons ne construisissent pas, mais creusassent : ces Maçons sont plus ou moins un club de fossoyeurs, des anti-maçons en quelque sorte. Là où il y avait compas ou triangle, il y a des échelles, porte d’entrée de ce monde vaguement infernal. Point trop besoin d’en rajouter sur les effets, même si l’épreuve du feu est particulièrement bien réalisée: ce monde du dessous est inquiétant en soi.

L'épreuve du feu © Opéra national de Paris/Agathe Poupeney
L’épreuve du feu © Opéra national de Paris/Agathe Poupeney

Il reste que cette vision générale permet à Carsen de véritablement obéir au texte très unanimiste de Mozart, en faisant de la scène finale une scène de réconciliation générale, où même le dernier esprit noir, le méchant presque définitif Monostatos, est intégré au groupe général par Pamina, et alors Monostatos…devient blanc. Magie quand tu nous tiens (il est vrai que François Piolino, qui chante le rôle, n’est pas grimé en noir…).
Bref, à la fin, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil et tout le monde il est autour de la fosse d’orchestre pour célébrer le divin Mozart.

Pavol Breslik (Tamino) et Daniel Schmutzhard (Papageno) © AFP/PIerre Andrieu
Pavol Breslik (Tamino) et Daniel Schmutzhard (Papageno) © AFP/PIerre Andrieu

Vision réconciliatrice d’une originalité étonnante faite pour attirer les bravos…et qui effectivement attire les bravos.
On peut gager qu’une telle mise en scène, vu le triomphe remporté, en a désormais pour longtemps à l’Opéra Bastille, et dès l’an prochain, elle sera reprise avec deux chefs jeunes et intéressants, Constantin Trinks et Patrick Lange. Magie des effets du tiroir caisse.
Soyons justes, sans être un immense spectacle, l’ensemble se laisse voir sans déplaisir, même si une fois qu’on a compris l’alliance des « parents » Sarastro/Reine de la Nuit pour faire que les enfants s’aiment, rien n’est plus inattendu.

Le problème pour ma part vient plutôt de la fosse.
Philippe Jordan propose, comme d’habitude un travail très au point, je dirais bien mis au point, millimétré, laissant entendre tous les pupitres, dans une clarté remarquable sans scorie aucune.
Mais en l’entendant, je me mettais, inévitable ancien combattant de l’Opéra de Paris, à repenser à l’entrée au répertoire de la Flûte enchantée à l’Opéra Garnier…en 1977 (si …si…pas si vieux) avec Karl Böhm, Kiri te Kanawa en Pamina (et Martti Talvela en Sarastro)…et…et…. J’ai encore dans l’oreille l’orchestre de cristal de Böhm, son inépuisable énergie, ses raccourcis fulgurants, sa poésie aussi dans la capacité qu’il avait à faire chanter l’orchestre, à lui donner d’ineffables couleurs, à le mener, à le diriger c’est à dire, littéralement, à lui donner une direction…
Et l’entendais hier soir dans cette fosse de Bastille un orchestre au son morne, sans aspérités, parfait mais mortel (ah, ça, on était en phase avec la mise en scène !), un orchestre sans éclat, sans risque, mené avec le conformisme de la perfection froide, sans la moindre émotion, qui distillait, osons le dire un certain ennui, notamment au premier acte, jamais inattendu : une forme sans doute, mais pas d’âme, pas de personnalité, pas de caractère.
Et qu’on ne me dise pas, comme je l’ai vu écrit plusieurs fois « c’est la faute de la grandeur de la salle, peu adaptée à une œuvre qui est un opéra intimiste »..d’abord, on disait pareil quand on fit à Garnier Cosi fan tutte perdu dans l’immense vaisseau de Garnier (sic..avec Josef Krips à la barre quand même…).
Mais lorsque Karajan dirigeait La Flûte enchantée de Giorgio Strehler au Grosses Festspielhaus de Salzbourg, a-t-on été cherché la grandeur de la salle ? Lorsque Simon Rattle l’an dernier a dirigé la même mise en scène dans le non moins immense Festspielhaus de Baden-Baden, à l’acoustique non moins ingrate, a-t-on incriminé la salle et son immensité ?
Après vingt ans de Bastille, on sait bien que s’il doit y avoir triomphe, tout le monde entend l’orchestre : souvenons nous du Don Giovanni de Haneke, ou des Nozze de Strehler. L’orchestre n’est ni plus ni moins nombreux, et plus personne ne parle de la salle ni de son acoustique. Prétextes que tout cela car la direction imprimée par Philippe Jordan était pour mon goût simplement éteinte, sans véritable sève, sans vie, sans âme, même si je reconnais qu’il a remporté un vrai succès au rideau final. Je n’ai pas entendu pour ma part de quoi m’esbaudir.
Le chœur de l’Opéra, bien préparé, a vraiment ménagé de beaux moments, en particulier le fameux O Isis und Osiris.
Du côté des chanteurs, c’est un peu contrasté : les trois dames (Eleonore Marguerre, Louise Callinan et Wiebke Lehmkuhl) et les trois enfants de l’Aurelius Sängerknaben de Calw (près de Stuttgart) étaient excellents, les uns très veuves un peu olé olé, des veuves indignes si l’on veut, à vouloir s’arracher le blond, jeune et frais Tamino et parfaites au niveau du chant, de la précision, du rythme. Et les trois enfants tantôt en footballeurs, tantôt en wanderer, mimant ceux qu’ils conseillaient, étaient vraiment impeccables de cohésion et de fraîcheur. Fraîche aussi la Papagena juvénile de Regula Mühlemann.
Le Sprecher de Terje Stensvold, un rôle donné souvent à des gloires passées (j’ai entendu Hans Hotter dans les années 80) est ici vraiment défendu avec honneur ; le baryton norvégien, entendu ces dernières années dans Wotan, a une voix sonore, bien posée, avec une impeccable diction. Un joli moment, même s’il est court.

Daniel Schmutzhard (Papageno) et les trois enfants © Opéra national de Paris/Agathe Poupeney
Daniel Schmutzhard (Papageno) et les trois enfants © Opéra national de Paris/Agathe Poupeney

Le Papageno de Daniel Schmutzhard, m’est apparu très conforme, par le style et par le jeu, aux grands Papageno des trente cinq dernières années (comme Christian Bösch par exemple), le timbre est agréable et séduisant, la couleur et la personnalité sont là, mais la projection et la puissance font un peu défaut.  C’est dommage, mais pas rédhibitoire, tant le personnage est bien construit avec une indubitable présence scénique, sans plumes, sans couleurs, mais en simple wanderer avec son sac à dos et sa glacière abritant les oiseaux capturés.
Le Monostatos de François Piolino, s’il est vraiment très à l’aise en scène, dans son physique de garçon mauvais genre, a l’abattage scénique, mais pas vocal, car la voix peine à s’affirmer et à s’imposer.

Sabine Devieilhe
Sabine Devieilhe

Une relative déception vient de la Reine de la Nuit de Sabine Devieilhe, que j’avais tellement aimée à Lyon l’an dernier dans le même rôle. Le premier air est hésitant, la voix peine à se placer, les aigus et notamment le fa sortent à peine, de manière aigrelette.
Cela va mieux, bien mieux même, dans der Hölle Rache ; la voix retrouve sa sûreté, les piqués sont nets, les aigus présents et pleins. Rien à redire, sauf que sur l’ensemble, c’est une prestation inférieure à celle de Lyon – il est vrai que les deux salles n’ont pas les mêmes exigences en terme de projection ou de volume.
Franz-Josef Selig en Sarastro a dans la voix cette simplicité et cette humanité naturelles qui en font un personnage attachant, même si on entendu des Sarastro plus profonds et plus sonores. J’ai aimé la diction, parfaite, la clarté du discours, l’émission impeccable, c’est sans conteste l’un des meilleurs éléments de la distribution. Il remporte d’ailleurs un très grand succès.
Pavol Breslik en Tamino a un très joli timbre, une très grande élégance du chant, une solide technique, mais il a un côté gentillet, mozartien au mauvais sens du terme, sans véritable éclat ni personnalité, qui contribue à faire pâlir le personnage, à en effacer le caractère. Je trouve que Tamino a besoin d’une voix qu’on pourrait imaginer en futur Lohengrin, une voix plus affirmée (comme l’était naguère Gösta Winbergh, ou comme l’a chanté Jonas Kaufmann). Ce Tamino reste pour moi un peu trop transparent, même si le chant de Pavol Breslik ne mérite aucun reproche au niveau technique ou de l’exécution.
Julia Kleiter était déjà en 2004 et 2005 Pamina à l’Opéra de Paris, elle a aussi été Pamina sous la direction de Claudio Abbado. C’est dire que le rôle lui colle à la peau, et qu’elle l’incarne : c’est sans doute la seule à avoir cette voix incarnée : son Ach ich fühl’s est à la fois merveilleux de fraîcheur, de simplicité et d’émotion retenue. Avec Sarastro, elle est la seule du plateau a dominer le rôle à force de simplicité et de naturel. Un grand moment de musique de poésie et d’intensité. Elle domine le plateau sans conteste.

Le triomphe final, les rappels nombreux, montrent que le spectacle a eu prise sur le public et on ne peut que s’en réjouir. C’est un spectacle honorable, de bon niveau, sans avoir l’aura des réussites totales et incontestées. Peut-être une direction plus vive, une distribution un peu plus équilibrée permettrait de donner à la soirée ce qui lui manque, cette hargne mozartienne à la veille de la mort, cette fraîcheur sonore, cette jeunesse de la musique, qui est la victoire définitive de la vie.
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Opéra Bastille, 22 mars 2014, saluts © Geir Egil Bergjord
Opéra Bastille, 22 mars 2014, saluts © Geir Egil Bergjord

 

 

IN MEMORIAM GÉRARD MORTIER (1943-2014)

Gérard Mortier (1943-2014)
Gérard Mortier (1943-2014)

Cette année ne vaut rien pour les mélomanes.
Gérard Mortier, qu’on savait affaibli par un cancer, est décédé. C’est une perte pour l’intelligence, c’est une  perte pour l’opéra, c’est une perte pour l’art. Sa carrière exceptionnelle qui va des Flandres à Paris (où il est dans l’équipe de Liebermann, avec Hugues Gall), qui le porte ensuite à La Monnaie, à Salzbourg, à la Ruhrtriennale, à Paris comme Directeur de l’Opéra et à Madrid, est jalonnée de telles réussites que Salzbourg ne n’est pas encore remis de son départ (en 2001!), et que Paris s’est enfoncé dans le conformisme et la douce médiocrité.
La presse va souligner le polémiste et le provocateur, je préfère évoquer le passionné de théâtre, de modernité, l’explorateur de nouveaux horizons, de rénovateur des scènes lyriques, de découvreur de grands talents. c’est lui qui appelle à l’opéra entre autres La Fura dels Baus, Christoph Marthaler, Dmitri Tcherniakov, Krzysztof Warlikowski. Il va oser Saint François d’Assise de Messiaen avec Peter Sellars, il ose aussi à Paris ce Tristan und Isolde magistral (Sellars Viola) qui ne cesse de tourner sur toutes les scènes du monde.
J’ai eu le privilège de travailler un peu avec lui il y a une quinzaine d’années, j’ai découvert un passionné, infatigable chercheur de textes, de références,  assoiffé de culture sous toutes ses formes, de discussions intellectuelles: construire une programmation, confier une mise en scène, c’était en amont, lire, comparer, discuter, interroger les textes et les gens, au besoin heurter mais toujours réfléchir, aller plus loin, approfondir.
Oui c’était un Prince, dévoré par son métier, dévoré par l’opéra et comme tous les gens de sa trempe, un grand solitaire. Il avait accepté Madrid parce qu’il avait compris qu’à New York il n’aurait pas d’espace pour faire du New York City Opera la salle qu’il rêvait, et les faits lui ont donné raison: le NYCO a fermé. Et en quelques années, Madrid est devenue une scène de référence: il n’y a qu’à voir quel retentissement a eu la première récente de Brokeback Mountain de Charles Wuorinen.
Nous irons à Madrid en ce printemps pour voir Les Contes d’Hoffmann, mis en scène par Christophe Marthaler et dirigé par Sylvain Cambreling, ce qu’il disait être sa dernière production, et j’irai d’autant plus qu’il m’avait entraîné avec insistance à la Volksbühne de Berlin voir La Vie parisienne du même Marthaler dont il parlait avec feu et avec conviction, ce sera une manière d’hommage .
Il détestait les médiocres et les ignorants: il avait coutume de le leur dire en face; on en avait eu un exemple en septembre dernier à Madrid quand il avait été remercié dans les conditions que l’on sait (voir le blog).
Il a beaucoup donné au monde de l’opéra, il a beaucoup donné au public, et à moi, il a beaucoup appris.
C’est ce qu’on appelle un Maître.
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OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2014-2015: LA PROCHAINE SAISON

Six nouvelles productions, 10 reprises et donc trois productions en moins que la saison actuelle (c’est la crise…): 3 Mozart, 1 Verdi, 2 Puccini, 1Cilea, 1 Strauss, 1 Rossini, 1 Humperdinck, 5 opéras en français (Faust, Alceste, Le Cid, Le Roi Arthus, Pelléas et Mélisande) et 1 Dvorak. Voilà une saison (la dernière préparée par Nicolas Joel) qui se colore d’un répertoire français connu (Faust et Pelléas) et moins connu (Le Cid et Le Roi Arthus, qui fait son entrée à l’Opéra de Paris) et de nouvelles productions de standards tiroir-caisse: la Tosca de Werner Schröter, qui a fait les beaux soirs de Bastille depuis vingt ans et qui est sans doute amortie depuis des lustres, est remplacée par une production de Pierre Audi, dont il faut attendre sans doute un travail propre et suffisamment sage pour ne pas effrayer. Après Coline Serreau dont le Barbier de Séville a été vu suffisamment semble-t-il depuis 2002, c’est la production du grand Théâtre de Genève qui est importée, signée Damiano Michieletto qui va ainsi faire sa première mise en scène à Paris.
Pour les stars, il faudra repasser plus tard: pas de Jonas ni de Nina, ni évidemment de Anja, qui aura fait sa première apparition avec l’Orchestre de l’Opéra cet été…mais à Lucerne .
Pas de stars de la baguette non plus, mais des débuts dignes d’intérêt, comme ceux de Dan Ettinger dont on fait grand cas en terre germanique et américaine pour La Traviata,  ceux de Constantin Trinks et Patrick Lange, deux jeunes baguettes germaniques  des plus intéressantes qui se partageront Die Zauberflöte et des retours  comme celui d’Alain Altinoglu dans Don Giovanni, ou de Michel Plasson dans Faust et Le Cid; enfin,  un éternel retour, celui de Daniel Oren, pour la nouvelle production de Tosca (il alternera avec Evelino Pido’, autant dire le ying et le yang) et pour la nouvelle production d’Adriana Lecouvreur . Philippe Jordan dirigera moins cette année et s’est réservé seulement trois productions Die Entführung aus dem Serail, Pelléas et Mélisande, Le Roi Arthus, ainsi qu’un cycle des symphonies de Beethoven en concert.
Si cette saison propose quelques soirées digne d’intérêt, on ne peut pas dire qu’elle soit vraiment stimulante; on a l’impression une fois de plus que la travail consiste à mettre des noms devant des titres, sans vrai projet, qu’il faut remplir les caisses et donc Tosca (20 représentations!), Traviata, Bohème, Zauberflöte, Don Giovanni, Faust font office de tiroir-caisse.
Du côté des distributions, même couleur gris-répertoire, même si on note le retour fort bienvenu de la grande Karita Mattila dans Ariane à Naxos, une reprise bien distribuée dirigée par Michael Schønwandt avec par ailleurs Sophie Koch, Daniela Fally et Klaus Florian Vogt dans Bacchus (il FAUT y aller). On reverra avec immense plaisir Stéphane Degout pour Pelléas et Mélisande (Pelléas) et pour Alceste (le Grand prêtre), une reprise de la production de Py avec cette fois Véronique Gens et le jeune et très talentueux Stanislas de Barbeyrac dans Admète.  Rusalka revient aussi avec Olga Guryakova, dans la production Carsen, mais Lyon propose l’an prochain une Rusalka autrement stimulante, celle de Stefan Herheim vue à La Monnaie et à Bercelone.
Malgré une saison où apparaissent Alagna, Antonacci, et Gheorghiu  le pompon noir sera sans doute porté par  Tosca avec l’insupportable Oksana Dyka et Martina Serafin, qui s’est fait jeter à la Scala dans le rôle, et où, seule, Béatrice Uria-Monzon tiendra sans doute la route; parmi les trois ténors prévus pour Cavaradossi, Marcelo Alvarez sera sans doute le phoenix des hôtes de ces bois (on a les phoenix qu’on peut), les autres étant plus ou moins des ténors à décibels (Berti et Giordano). Un nouveau ténor pointe à l’horizon d’ailleurs, Khachatur Badalyan qu’on va entendre plusieurs fois. Mais dans l’ensemble, il n’y a pas de production qui puisse accrocher l’intérêt véritable, pas un moment qu’on doive vivre toutes affaires cessantes: c’est un peu triste et c’est dommage.
Alors regardons d’un peu plus près les nouvelles productions, dont certaines le sont seulement pour Paris: Le Cid vient de Marseille, Le Barbier de Séville vient de Genève, Adriana Lecouvreur a déjà été vue à Londres.

Il Barbiere di Siviglia, sera dirigé par Carlo Montanaro, ex violoniste de l’orchestre du Mai musical florentin, actuel directeur musical du Teatr Wielki, l’opéra de Varsovie qui a circulé dans bien des théâtres (de Macerata à Graz, de Stuttgart à Berlin, de Reggio Calabria à Tel Aviv) et qui fait escale à Paris. Un chef de bonne réputation pour le répertoire italien.
La mise en scène est assurée par Damiano Michieletto (décor de Paolo Fantin), nouvel enfant terrible de la scène italienne, qui a déjà fait parler de lui à Salzbourg (Bohème) et à la Scala: elle sera décoiffante, comme tout ce qu’il fait.
La distribution dominée par Karine Deshayes (qui alterne avec Marina Comparato), très aimée de Nicolas Joel, ne semble pas destinée à marquer les esprits même si on entendra avec curiosité René Barbera, venu de Chicago qui semble marcher sur les traces de Juan-Diego Florez et qui écume déjà les scènes américaines (en alternance avec Edgardo Rocha, jeune ténor uruguayen valeureux) en Almaviva, Carlo Lepore (et Paolo Bordogna) en Bartolo, Dalibor Jenis en Figaro, alternant avec Florian Sempey, qui sera lui aussi très intéressant à entendre. (14 représentations du 19 septembre au 3 novembre). L’intérêt de ce Barbier de Séville réside essentiellement dans la découverte de ces deux jeunes voix, un ténor et un baryton.

Tosca, de Puccini, mise en scène de Pierre Audi, direction musicale Daniel Oren et Evelino Pido’. Oren est dans son élément, Pido’ est inattendu dans ce répertoire, mais pourquoi pas. Deux chefs néanmoins aux styles très différents, mais deux professionnels. Mon conseil aller plutôt écouter Pido’. 20 représentations du 10 octobre au 28 novembre et trois distributions dont j’ai révélé plus haut les merveilles. Restent les (quatre) Scarpia: Ludovic Tézier, et ce sera sans doute bon, comme d’habitude, Georges Gagnidze, sans doute un peu moins bien, et Sergey Murzaev en alternance avec Sebastian Catana. Avec 10 chanteurs dans les principaux rôles, aux qualités d’acteur contrastées, on souhaite bien du plaisir au metteur en scène. Une Tosca de grande industrie.

Bonne idée que de proposer Die Entführung aus dem Serail devenu plus rare sur les scènes. Philippe Jordan  assurera la direction musicale de la première série (9 représentations en octobre et novembre) tandis que la seconde série (10 représentations en janvier et février)  sera dirigée par Marius Stieghorst, son assistant devenu directeur musical de l’Orchestre Symphonique d’Orléans. La distribution est dominée par Erin Morley, Konstanze qui assure la première série, tandis qu’Albina Shagimuratova (La Lucia de la Scala cette saison) sera Konstanze dans la seconde série. Belmonte sera le très bon Bernard Richter en automne et Frédéric Antoun en hiver, très intéressant lui aussi. Anna Prohaska  sera Blonde (automne), tandis que Sofia Fomina le sera en hiver.
La mise en scène sera assurée par Zabou Breitman, et ce sera sa première mise en scène d’opéra.

Le Cid de Massenet vient de Marseille, dans une mise en scène de Charles Roubaud et sera dirigé par Michel Plasson, un nom qui suffit à rendre cette nouvelle production digne d’intérêt. La distribution construite autour du trio Roberto Alagna, Anna Caterina Antonacci et Annick Massis est entièrement française (Paul Gay, Luca Lombardo etc..). Une fois de plus, l’appel à une production extérieure montre que l’on ne parie pas sur la pérennité du titre dans le répertoire. Mais c’est l’occasion une fois dans une vie d’écouter Le Cid, même si Corneille, c’est bien mieux!

Entrée à l’Opéra de Paris du Roi Arthus d’Ernest Chausson (que Strasbourg présente en mars 2014 dans une mise en scène de Keith Warner et la direction musicale du canadien Jacques Lacombe), créé à Bruxelles en 1903. Après 111 ans, il était temps et c’est une bonne initiative de la direction de l’Opéra. La distribution est prestigieuse:  Sophie Koch, Thomas Hampson, Roberto Alagna, Bernard Richter, Peter Sidhom et c’est Philippe Jordan qui dirigera, ajoutant à son répertoire une oeuvre où on ne l’attend pas.
La mise en scène est confiée au très professionnel Graham Vick, dans des décors et costumes de Paul Brown. Il faut évidemment y aller (10 représentations en mai et juin 2015).

Dernière nouvelle production de la saison, Adriana Lecouvreur de Francesco Cilea. Comme il se doit à Paris pour ce répertoire, c’est à Daniel Oren qu’on confie les rênes de l’orchestre et c’est David Mc Vicar qui en assurera la mise en scène déjà présentée à Londres en 2012 (avec Kaufmann et Gheorghiu, un DVD DECCA en témoigne), une production très naturaliste: il ne manque pas un bouton de guêtre à la reconstitution de la Comédie Française au XVIIIème.
Rappelons qu’Adriana Lecouvreur est entrée à l’Opéra de Paris en 1993-1994, sous la brève ère Jean-Marie Blanchard, avec Mirella Freni dont ce fut la dernière apparition à l’Opéra:  elle y reçut des ovations délirantes dont les échos s’entendent encore à Bastille.
C’est Angela Gheorghiu (en alternance avec Svetla Vassilieva) qui sera l’amoureuse Adriana, face au Maurizio de Marcelo Alvarez, le ténor à tout faire, qui est en général meilleur dans ce répertoire que dans Verdi, et Luciana d’Intino sera la méchante Princesse de Bouillon. Nous irons, bien sûr, avec notre bouquet de violettes…

Enfin notons les concerts, qui, en dehors de l’intégrale Beethoven dirigé par Philippe Jordan (9ème symphonie les 17 juin et 13 juillet avec Ricarda Merbeth, Daniela Sindram, Robert Dean Smith, Günther Groissböck) afficheront la 4ème de Brahms et surtout Erwartung de Schönberg avec Angela Denoke dirigé par Ingo Metzmacher (14 octobre) et la 7ème de Mahler le 4 avril où l’on découvrira le jeune Cornelius Meister, un des chef allemand qui monte..

Fin de règne de Nicolas Joel. S’il n’a pas brillé par le projet ou l’originalité, et cette saison en est la preuve,  il laisse à Stéphane Lissner un théâtre en état de marche, en bon état, avec une politique marketing bien rodée: le marketing consiste à faire bien vendre des produits moyens.
Nul doute que Lissner pourra se pencher sur les contenus sans avoir (trop) de problèmes de contenant, nous l’attendons avec intérêt, voire impatience.
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OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: LA FANCIULLA DEL WEST de Giacomo PUCCINI le 1er FÉVRIER 2014 (Dir.mus:Carlo RIZZI, Ms en scène Nikolaus LEHNHOFF)

Acte I (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus
Acte I (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus

Étrange politique que celle de l’Opéra de Paris: bien sûr il fallait faire rentrer au répertoire La Fanciulla del West et on ne peut que louer Nicolas Joel de l’avoir fait, mais alors il fallait le faire alla grande et non à la sauvette. En louant (achetant ?) la production à Amsterdam (2009), l’Opéra dit clairement qu’il n’a pas l’intention de trop y investir. C’est avouer à demi-mot que c’est une entrée plus symbolique que réelle. On rétorquera que confier le rôle de Minnie à Nina Stemme,  c’est afficher sa détermination à en faire un succès. Mais cette Minnie n’a pas le Dick Johnson qui lui correspond,  avec un chef (celui qui officiait à Amsterdam) pas totalement convaincant pour mon goût, cela ne garantit pas le succès et de fait, le public peine à remplir la salle: la billetterie était assez clairsemée lors de cette première et on peut trouver encore pas mal de places. Cette absence de curiosité est vraiment regrettable pour un opéra qui est un pur chef d’œuvre au niveau de l’orchestre.
Certes, La Fanciulla del West souffre de son étiquette de western plus ou moins spaghetti, et d’un livret considéré comme assez faible, mais c’est là aussi une erreur : on peut lire à cet effet l’excellent article de Sylvain Fort dans le programme de salle (La rédemption de Minnie, p.83). Seulement, cet opéra exige sur le plateau deux voix d’exception et douées de ce charisme qui fait vibrer dès l’abord et peut même faire oublier tel ou tel défaut du livret. On en avait une potentielle ce soir, mais ce n’est pas suffisant.
Il y a eu à Vienne cet automne une production dirigée par Franz Welser-Möst, et sa direction est d’une autre facture (je l’écoute actuellement): précise, fouillée, tirant Puccini là où il doit être, vers le XXème siècle (Zemlinski, Janacek) et non vers les scories du XIXème siècle vériste finissant avec dans les deux rôles principaux et Stemme et Kaufmann. Là se justifie l’adjectif alla grande.
Pour ma part, je n’ai vu au théâtre que la production scaligère de Jonathan Miller. Comme souvent chez ce metteur en scène, elle marquait un classicisme intelligent, très propre, sans pittoresque excessif, presque retenu. L’ensemble était dirigé par Lorin Maazel, avec Placido Domingo, Mara Zampieri et Juan Pons. Je n’ai pas vu le DVD qui en a été tiré, mais dans la salle quelle surprise m’a saisi devant l’orchestre, d’une incroyable clarté et d’une étonnante profondeur de Maazel, qui reste pour moi l’un des plus grands pucciniens aujourd’hui, un orchestre où j’avais quelquefois l’impression d’entendre du Schönberg. Plus que les chanteurs (et pourtant Domingo…) c’est de cette lecture orchestrale d’une inédite épaisseur dont j’ai souvenir, et depuis, je défends mordicus cette œuvre trop méconnue. C’est Webern qui écrivit à son maître Schönberg son enthousiasme pour La Fanciulla del West “Eine Partitur von durchaus originellem Klang. Prachtvoll. Jeder Takt überraschend. Ganz besondere Klänge. Keine Spur von Kitsch” (une partition avec un son original d’un bout à l’autre. Magnifique. Chaque mesure est une surprise. Des sons tout à fait particuliers. Aucune trace de kitsch).

Tout cela pour dire combien j’étais disponible au lever du rideau.
Comme souvent lors des premières, de violentes huées ont accueilli le metteur en scène Nikolaus Lehnhoff, et son équipe, ainsi que le chef d’orchestre. Je n’aime pas les huées en général, mais lorsqu’elles deviennent rituelles et injustifiées, sinon injustifiables, je les déteste. Or, même si le chef n’est pas ce que je souhaite, et même si la mise en scène n’est pas non plus totalement convaincante, le spectacle, qui certes ne frappera pas la mémoire, est défendable.

Nikolaus Lehnhoff n’est pas le premier venu. Il a laissé un grand nombre de mises en scène depuis les 40 dernières années, dans le monde entier à commencer par une très fameuse Frau ohne Schatten à l’Opéra de Paris en 1972 et en 1980 qui le fit entrer dans le monde de la mise en scène lyrique. Resté en dehors du mouvement du Regietheater, il élabore des spectacles qui, sans déranger, sont suffisamment réfléchis et propres pour écumer les scènes mondiales : il n’est guère de scènes lyriques importantes où il n’ait travaillé.
Il a 70 ans lorsqu’il crée à Amsterdam en 2009 cette Fanciulla del West reprise aujourd’hui à Paris et il n’y a pas de quoi dans cette production user sa voix à huer, sauf à avoir avec Puccini et avec la notion de mise en scène un rapport de profonde ignorance.
Ainsi Nikolaus Lehnhoff prend à la lettre l’intention de Puccini de proposer un hommage au mythe américain pour son premier opéra créé outre-atlantique (en 1918 il créera toujours au MET le Trittico). Il propose un maelstrom « d’éléments de langage » qui font aujourd’hui le point sur ce mythe : il met  l’Amérique d’aujourd’hui sous le sceau presque exclusif du dollar, rejetant l’amour authentique de Minnie et Dick Johnson au rang de bluette de Musical hollywoodien.
Une projection initiale pendant le prélude posant Wall Street et une salle de trading comme référence tandis qu’une pluie de dollars puis un gigantesque billet projeté fermeront l’œuvre : « l’argent fait tout ».
De fait, tout au long de l’opéra, l’argent sera central. Minnie compte ostensiblement des dollars, elle en distribue aussi, et le coffre-fort est au centre du décor du premier acte, presque comme le pupitre du Président des Etats-Unis, sur lequel on peut lire « Wells Fargo Bank ». La protection de l’argent des mineurs est en effet l’une des charges que  Minnie s’est donnée.

Eva-Maria Westbroek (Minnie) (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus
Eva-Maria Westbroek (Minnie) (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus

Dans cette mise en scène, on manie les dollars comme les pistolets, tous les personnages sont aussi prompt à sortir les uns comme les autres : et l’arrivée triomphale de Minnie, tirant en l’air, dans son manteau de cuir rouge en haut d’un escalier,  met l’ambiance qu’il faut dans ce premier acte que Lehnhoff n’arrive pas à animer et auquel il n’arrive pas à donner de ligne. De fait, on comprend bien qu’il y a volonté d’actualisation, volonté d’inscrire l’action dans le rêve américain : le saloon « Polka » de Minnie, rempli de Juke box et de machines à sous  (toujours les $$$) est dans une sorte de soupirail géant qu’on atteint par une sorte d’immense tuyau, de dessous, tandis que Minnie arrive par un escalier spécialement dressé qu’elle descend de manière spectaculaire, comme une entrée d’héroïne hollywoodienne, avec les hommes à ses pieds, comme une vedette de revue venue du  ciel, d’un ciel urbain sur lequel ouvre  un vaste trou où l’on voit une rue d’un downtown quelconque (New York ?) ou un paysage bucolique pendant que Jack Wallace (Alexandre Duhamel en costume blanc rappelant l’Elvis des bonnes années) chante de manière très efficace et très juste « che faranno i vecchi miei ». On sent bien qu’il y a volonté de sur-représenter une Amérique mythique et qu’on est plus ou moins dans le théâtre dans le théâtre (ou plutôt dans le Musical dans l’Opéra) où l’air est traité comme un pezzo chiuso.

Jack Wallace en Elvis © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Jack Wallace en Elvis © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Cette vision d’une Amérique en contreplongée montre la situation de ces mineurs, en cuir noir, qui ont l’air plus de blousons noirs que de travailleurs, dont Jack Rance serait en quelque sorte le chef ou le gardien: ce sont de toute manière les sous-fifres, les sans-grade tout en dessous d’une échelle sociale qui ne peut que regarder le monde de dessous. Dans cette ambiance s’installe le personnage de Minnie arrivée triomphante et qui tour à tour sert au bar, range l’argent dans le coffre et lit la Bible, leur référence à tous, et qui, rappelle Sylvain Fort,  leur lit le Psaume 51, celui du Miserere, c’est à dire le Psaume de la rédemption.
C’est donc l’idée d’une sorte de Sainte Jeanne des Cowboys que Puccini voudrait installer, dans cette mise en scène, on en est assez loin.

Acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Le deuxième acte se déroule en effet dans la maison de Minnie, c’est une caravane métallique comme on en faisait dans les années 50 dans un paysage enneigé, avec deux bambis à cour et à jardin. L’intérieur d’un rose fuchsia, tout capitonné, avec une vierge au-dessus de la TV qui projette des dessins animés fait irrésistiblement penser à des personnages de cartoons (les bambis…avec les yeux lumineux quand on parle d’amour…) : voilà une vignette aisément exportable dans une histoire de Minnie (!) et Mickey… Dans ce paysage très typé, les personnages vont évoluer dans l’intimité de la caravane, qui devient une sorte de scène sur la scène.

Final acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Final acte II © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Vu la couleur, vu le style d’ameublement, on peut y voir une sorte de maison de poupées pour une femme enfant (les peluches..) aussi bien qu’une caravane de prostituée, et on en vient à penser : et si Minnie très discrètement nous était présentée non comme Sainte Jeanne, mais comme une sorte de p…respectueuse, la p…au grand cœur de certaines histoires de cinéma, une sorte de Marie-Madeleine des cowboys ; voilà qui justifierait aussi l’usage du psaume 51 au premier acte …mais ce n’est qu’une idée parmi les possibles de cette mise en scène, dont l’absence de ligne directrice au milieu de cette idée d’une Amérique mythique, multiple et foisonnante finit par gêner ; car si on en comprend les intentions, elles ne semblent pas fermement assises ni affirmées : les personnages se meuvent comme dans n’importe quelle mise en scène de Fanciulla (encore que la fin de l’acte II soit assez mal réglée), seul le cadre et certains mouvements marquent un évident second degré de lecture, une lecture fortement dépréciative et ironique.

Acte III (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus
Acte III (2009) © De Nederlandse Opera /Clärchen & Matthias Baus

Le troisième acte a concentré chez le public toutes les réactions négatives : les bambis aux yeux lumineux devant l’amour avaient surpris, mais le rideau était vite tombé.
Il se relève au troisième acte sur un cimetière de voitures et là le public n’en peut plus : les buh fusent alors que l’image est assez cohérente. On va pendre un bandit, et si l’on fait justice soi-même mieux vaut le faire dans un endroit discret…D’ailleurs, l’idée est empruntée au film d’Arthur Penn, The Chase (La poursuite impitoyable) sorti en 1966. C’est pour moi dans cet acte que le travail de Lehnhoff gagne en cohérence, même si je ne partage pas du tout son regard grinçant. La musique de Puccini devient alors ce qu’elle n’est pas, du sirop pour émules d’Esther Williams ou Judy Garland.

Acte III Descente du grand escalier © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Acte III Descente du grand escalier © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Le travail de gestion du groupe, dissimulé dans la montagne de carcasses est assez bien fait. La pendaison de Dick qui se termine comme Tarzan sur sa liane, puis l’ouverture du décor sur un escalier lumineux dont va descendre majestueusement Minnie en robe à bustier en lamé rouge comme à Las Vegas ou dans les films hollywoodiens (Ziegfeld Follies) par exemple, sous le Lion rugissant de la MGM, voilà qui prend le public à contrepied et qui provoque des rires abondants, d’autant que Dick en smoking la rejoint en un duo final de film musical américain, sous une pluie de Dollars, pendant que Jack Rance vaincu est adossé au coffre-fort de la Wells Fargo… Le public rit, puis au baisser de rideau (avec projection d’un Dollar géant) se met à huer sauvagement.

Scène finale © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Scène finale © Opéra national de Paris / Charles Duprat

Lehnhoff a prévu le coup, bien sûr, il a voulu noyer ce final et ses miélismes sous les rires et la moquerie : pur travail de distanciation.
On pouvait aussi envisager dans le genre un final très chrétien, un final à la Pizzi et la montée au ciel très baroque du couple touché par la Rédemption, mais c’eût été trop « premier degré » …et un peu plus wagnérien…Il reste que la musique a été oubliée dans ce final, et c’est peut-être dommage.
Il manque à ce travail non un dessein, non un discours ou un propos, mais une cohérence des lignes, une sorte de rigueur (un peu difficile dans ce trop plein référentiel). Lehnhoff pouvait à mon avis dire la même chose, de manière plus claire et sans se disperser.
Il reste que la mise en scène a du sens, et que cette réaction du public m’inquiète, elle tendrait à montrer que le public de l’Opéra de Paris entretient avec le théâtre et la mise en scène un rapport malsain et irréfléchi: huer pour ça, tomber dans ce piège là, c’est quand même un peu ridicule.

Musicalement, le plateau souffre moins la discussion. L’œuvre est difficile à mettre en scène, mais elle est aussi difficile à distribuer et à chanter. Elle exige de vraies voix, grandes, expressives, qui sachent aussi être émouvantes, dans un contexte un peu décalé par rapport aux habitudes de l’opéra italien car il y a peu d’airs, et l’on est dans un discours continu relativement inhabituel, qui bride les vélléités solistes, et qui frustre singulièrement l’auditeur quelquefois (c’est sensible au deuxième acte), mais tout change si on se concentre sur l’orchestre, qui est vraiment dans cette œuvre le protagoniste incontesté.
La distribution réunie n’est pas contestable : les rôles de complément, très nombreux, mais tous très individualisés (c’est une originalité de l’œuvre) sont très bien tenus : Nick (Roman Sadnik) d’abord qui chantait déjà en 2009 à Amsterdam, mais aussi Andrea Mastroni (Ashby), Roberto Accurso (Sid), André Heyboer (Sonora) avec une mention toute spéciale pour le jeune Alexandre Duhamel en Jack Wallace, déjà cité, et particulièrement en place et délicat dans un des seuls airs de la partition, et sans doute celui qu’on retient le plus.  Les autres membres de cette distribution défendent parfaitement l’œuvre sans oublier l’excellent chœur d’hommes (direction Yves-Marie Aubert) qui est totalement convaincant et très présent : magnifique prestation.
Claudio Sgura n’est pas un artiste qui m’émeut ou qui m’étonne. Je trouve que la voix est quelquefois voilée (dans le registre grave) qu’elle s’engorge facilement et qu’elle a des difficultés à se projeter. Mais Jack Rance lui va bien, bien mieux que les rôles dans lesquels je l’ai entendu, et la prestation est plus qu’honorable : il a une belle prestance, un jeu engagé, une vraie présence, et au total tout passe bien la rampe. Mais je rêve d’un Tézier…
Marco Berti a les aigus qu’il faut, la projection qu’il faut, la voix est très bien posée, même si le registre médian reste un peu problématique – la voix se révèle à l’aigu, sûr et travaillé ; c’est incontestablement un ténor correct: mais il est si peu le personnage, si peu habité, si peu engagé, si peu charismatique que l’on n’y croit pas un seul instant. Il faut qu’il y ait chez Dick Johnson cette poésie, cette voix convaincante qui nous fait croire que c’est un bandit « au grand cœur », il faut qu’il fasse rêver. Ce n’est vraiment pas le cas.
Nina Stemme était Minnie, avec ses aigus triomphants, avec son style plus wagnérien que puccinien, une voix est magnifiquement présente, notamment au deuxième acte : cependant les passages, la fluidité sont quelquefois moins homogènes qu’on ne le souhaiterait sans poser vraiment problème. Des trois, évidemment c’est la plus convaincante et la plus en phase avec le rôle, même si scéniquement, elle n’est pas totalement crédible dans cette Minnie du Golden West. Je me demande ce qu’ajoutent à son talent les rôles italiens qu’elle à son répertoire (Aida, Forza…) Elle sait être insurpassable dans certains rôles : ici elle ne l’est pas. Il ne suffit pas d’avoir les aigus, il faut que la voix nous dise j’y crois. Ce n’était pas le cas. Je n’ai pas été emporté, je n’ai pas été passionné : j’ai écouté avec plaisir, j’ai apprécié, mais sans être chaviré… Or Puccini chavire ou n’est pas.
Reste l’orchestre. Carlo Rizzi a reçu sa bordée de buh. Injustifiés comme le reste.
C’est un chef très attentif, qui sait accompagner et soutenir les voix, qui connaît aussi le rythme puccinien. Mais si j’ai bien entendu en surface, je n’ai pas entendu en épaisseur, je n’ai pas entendu vraiment le miroitement de la pâte orchestrale qui fait pour moi tout le prix de cette œuvre et qui la rend unique. Certes, certaines phrases émergent, mais je n’ai pas ressenti la clarté de l’orchestre (très bien préparé) à ses différents niveaux. C’est sans doute l’orchestre qui a fait naître pour moi non la déception, mais l’insatisfaction : Puccini exige précision, attention à l’orchestration et au tissu complexe qui la compose, il n’est pas un vériste pour qui compterait seulement une jolie mélodie, bien propre, bien émouvante : il est tout sauf facile. Et c’est là son génie : il fait croire que c’est facile. Mais qu’il est difficile au contraire pour un chef de trouver le ton juste, le son juste : il n’est pas si facile de faire pleurer. Rizzi ne m’a pas convaincu, même si sa direction est propre, même si l’orchestre est très en place : il manquait pour moi cette profondeur qui fait naître l’étonnement.
Au total une opinion contrastée : à la sortie samedi, j’étais plus sévère. Avec la distance, je pense que le spectacle est musicalement et scéniquement digne et j’ai aimé le troisième acte, le mieux mis en scène de la soirée.
Et découvrir La Fanciulla del West vaut bien une messe américaine, une americanata comme disent méchamment les italiens. Cette Fanciulla est quand même, malgré tout, et en dépit de ma propre insatisfaction, une belle américaine.
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Jack (Claudio Sgura) et Minnie (Nina Stemme) Acte I © Opéra national de Paris / Charles Duprat
Jack (Claudio Sgura) et Minnie (Nina Stemme) Acte I © Opéra national de Paris / Charles Duprat

ATHÉNÉE – THÉÂTRE LOUIS JOUVET 2013-2014: THE RAPE OF LUCRETIA de BENJAMIN BRITTEN le 19 JANVIER 2014 (Dir.mus: Maxime PASCAL, Ms en scène Stephen TAYLOR) par l’ATELIER LYRIQUE DE l’OPÉRA NATIONAL DE PARIS

The Rape of Lucretia ©Opéra National de Paris/Mirco Maggliocca
The Rape of Lucretia ©Opéra National de Paris/Mirco Maggliocca

L’Opéra ailleurs. Voilà ce que Patrice Martinet depuis quelques années entreprend dans cette bonbonnière fleurie qu’est le Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, un théâtre lieu de mémoire du spectacle vivant qui respire l’histoire et les souvenirs. On se rappelle que Pierre Bergé initia “Les lundis musicaux” en invitant chaque lundi les stars du chant, et le cycle fut tellement plébiscité qu’il reste encore dans les mémoires.
Patrice Martinet, passionné de théâtre et de musique, qui sait percevoir les attentes du public et qui intuitivement les prévient, a senti que ce théâtre était quelque part fait pour la musique, une musique intime, une musique de proximité, une musique jeune, ailleurs, inattendue: ainsi a-t-il pris le risque de présenter des œuvres en réduction (le Ring), des opérettes oubliées (Là Haut) et des oeuvres conçues pour des espaces différents, comme ce Viol de Lucrèce (The rape of Lucretia), opéra de chambre écrit en 1946 par Benjamin Britten, pour 13 musiciens qu’il présente pour la seconde fois en quelques années, dans la même production, avec les artistes de l’atelier lyrique de l’Opéra National de Paris dirigé par Christian Schirm qui montrent une fois de plus quel beau travail y est accompli. S’il y a une réussite à l’Opéra National de Paris, c’est bien son Atelier Lyrique, qui a fait que le chant en France aujourd’hui est défendu par de nombreux artistes de qualité.
Ainsi donc, cette dernière représentation était interprétée par la seconde distribution, dominée par la Lucretia de Aude Extrémo, belle voix de mezzo-soprano, très homogène, puissante, intense, avec une vraie personnalité. Évidemment, dans l’espace si intime de l’Athénée, il peut être difficile de mesurer la projection réelle d’une voix et son extension, mais il est hors de doute que sa qualité intrinsèque  est vraiment notable, et que l’artiste doit être suivie: une voix aussi chaude, aussi ronde laisse espérer une carrière, et des rôles pour lesquels on manque aujourd’hui de personnalités.
Elle était entourée d’une distribution particulièrement homogène dominée par deux coryphées vraiment convaincants,  le choeur masculin de Kévin Amiel, et féminin de Elodie Hache, tous deux vraiment engagés, intenses, avec un soin tout particulier donné au phrasé et à la diction. Ils regardent l’action, la commentent et tournent autour d’un espace réduit limité par des cloisons tournantes (de Laurent Peduzzi) qui délimitent le jeu,  espace étouffant comme il convient au lieu de la tragédie, sans issue, sans lumière possible conçu par Stephen Taylor, qui a repris en l’adaptant sa mise en scène de 2007. Les autres protagonistes ont tous une belle présence, et des voix chaudes, bien dominées, notamment Damien Pass en Junius et le Collatinus au joli timbre de Pietro di Bianco. Notons tout particulièrement la Bianca de Cornelia Oncioiu (seule rescapée de la distribution de 2007) et la Lucia lumineuse, aux aigus frais et sûrs de Armelle Khourdoïan. Seule petite déception, le Tarquinius du baryton Valdimir Kapshuk, peu à l’aise avec le texte, avec la musique, assez inexpressif et emprunté, en retrait par rapport au reste de la distribution, malgré une belle présence physique.
Stephen Taylor, nous l’avons dit, concentre l’action autour d’un espace réduit qui convient bien à ce théâtre, et installe l’action pendant la deuxième guerre mondiale: l’oeuvre date de 1946, au sortir du conflit, et cette histoire qui souligne  les excès de la guerre, qui fait tomber toutes les exigences morales et sociales, et qui permet toutes les dérives, mais aussi toutes les ambigüités. D’ailleurs, le viol de Lucrèce (bien représenté par un jeu de voilage et une fente de la cloison) pose la question du consentement et du plaisir, car on ne sait si Lucrèce se tue de la honte du viol ou de la honte d’un plaisir consenti. Le programme de salle met justement en exergue la remarque d’Ernest Ansermet qui observait que Le choeur à la vierge Marie qui suit le viol était écrit sur une musique “mimant le rythme de la copulation”.
Mais ce qui donne cohérence et tension au spectacle, c’est surtout la direction musicale très précise, très tendue, très attentive au chant du jeune Maxime Pascal et la réponse particulièrement de son ensemble Le Balcon, treize musiciens qui dans l’ensemble se révèlent d’une belle virtuosité, dans la fosse exiguë du théâtre, et qui montrent qu’on peut faire de l’opéra de haute qualité sans moyens excessifs, mais avec engagement et talent.[wpsr_facebook]

The Rape of Lucretia ©Opéra National de Paris/Mirco Maggliocca
The Rape of Lucretia ©Opéra National de Paris/Mirco Maggliocca

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS : MÉMOPÉRA, LA MÉMOIRE ET L’ÂME DES LIEUX

L’Opéra est un lieu de mémoire. Les grands opéras internationaux, Bolchoï, Scala, MET, Staatsoper Vienne ou Bayerische Staatsoper et bien d’autres affichent leur histoire comme un drapeau. Une seule affiche de la Scala  en dit long sur le théâtre et sa tradition. Le MET affiche en son entrée basse une galerie des principaux chanteurs qui ont marqué le lieu. Deux moments d’humeur récents justifient ce billet que je voulais écrire il y a déjà longtemps, et qui concernent l’Opéra de Paris, celui de Joel, comme celui de Mortier, comme celui de Gall et de leurs prédécesseurs. C’est un constat permanent, désolant, qui montre qu’à Paris la mémoire des lieux lyriques n’est ni exploitée, ni mise en scène, ni même rappelée au public. On s’en moque, et s’en moquant, on dit le non-dit: l’opéra n’est pas considéré un lieu qui porte une culture, des valeurs, une histoire, ni un lieu symbolique de la France. Et pourtant, si je ne me trompe, la création de l’Opéra remonte à 1669, antérieure de 11 ans à celle de la Comédie Française qui, quant à elle porte quelque chose de notre mémoire nationale partagée.

Je vous raconte brièvement mes deux agacements.

Premier agacement: le site de l’opéra vient de changer et je suis allé voir Mémopéra, l’archive en ligne de l’Opéra National de Paris. Il y a peu, Mémopéra remontait à 1989, à l’ouverture de l’Opéra Bastille, comme si c’était en soi un  événement considérable: si l’on compte depuis 1669 le nombre de déménagements de l’Opéra, on va immédiatement en relativiser la portée . Aujourd’hui, Mémopéra remonte à 1980, soit au début de l’ère Lefort: si vous voulez savoir pour une raison quelconque ce que chantait Regine Crespin à Paris en 1957, impossible.
L’archive en ligne de l’Opéra de Vienne, de très loin la plus détaillée et la plus accessible, remonte à 1860, celle du MET peu ou prou à la même période, celle de la Scala commence à 1949, mais la Scala a publié depuis longtemps des chronologies qui remontent au XIXème siècle, Munich remonte à 2001, mais vient de faire paraître le journal de la Staatsoper jour par jour depuis 1963. A l’heure où l’accessibilité des données est une nécessité scientifique, mais aussi historique et mémorielle, tous les opéras devraient se retourner vers leur histoire et l’ouvrir au public. À Paris, avec la présence de la bibliothèque de l’Opéra et des trésors qu’elle contient, ce devrait être une obligation. L’Opéra est un patrimoine national, et le public a droit à accéder à son histoire. Espérons que Mémopéra peu à peu va remonter le temps et nous faire découvrir au jour le jour l’histoire de cette grande boutique dont le public connaît bien peu de choses.
En terme d’affichage, vous avez le choix entre la tendance ROH (Royal Opera House Covent Garden) très portée vers le marketing, le hic et nunc, et la tendance Vienne, très portée sur la valeur patrimoniale. Paris se situe ailleurs, car l’Opéra n’a jamais vraiment valorisé son histoire, la mémoire de son répertoire, le sillon tracé depuis
344 ans…sinon par des expositions, c’est à dire des actions ciblées sur un public captif, de gens curieux, et limitées dans le temps; aucune action pérenne envers le public le plus large.

Second agacement: lors de la sortie d’Elektra dimanche dernier,  je suis descendu par les longs escaliers de Bastille et ceux qui connaissent savent qu’il y a à chaque étage comme un coin salon avec quelques fauteuils. Au mur, des affiches? Non; des photos d’archive? Non; quelque chose qui trace la mémoire d’un lieu? Non; sur les murs, de la pub chic pour Piaget ou Repetto. Un peu comme dans un lounge d’aéroport.  Bastille est un lieu peu chaleureux qui se rapproche d’un hall pour 747 en péril: pourquoi ne jamais avoir cherché à l’aménager, à l’habiller, à illustrer cette histoire de l’Opéra de Paris. Cela coûterait donc si cher d’afficher au lieu de Piaget des photos de productions récentes ou non, de vieilles affiches, quelques costumes, des maquettes pour donner une âme à ce qui n’en a pas, cela coûterait si cher de mettre des photos d’artistes dans les couloirs qui mènent à la salle?
C’est exactement le même cas à Garnier, écrin chic pour les dîners de tel ou tel sponsor, mais lieu plein d’espaces vides, peu aménagés (les rotondes!) qui pourraient disperser le public pendant les entractes. Je ne comprends pas pourquoi les lieux n’affichent pas fièrement leur histoire, leur identité, leur mémoire, leur âme, pourquoi on refuse au grand public qui les fréquente (et dieu sait si l’Opéra de Paris affiche des bulletins de victoire sur la fréquentation) cette respiration-là, qui donne au moins l’impression de participer d’une trace, et de ne pas être simplement un consommateur de spectacle. J’ai écrit plusieurs fois que les administrateurs et directeurs successifs de l’Opéra (Massimo Bogianckino excepté) n’avaient jamais considéré le répertoire spécifique de cette maison et son histoire: cela se lit dans les programmations souvent standardisées, cela se lit aussi sur les murs, cela suinte de partout.
Pourtant, le public d’opéra est un public de mémoire: il n’y a qu’à lire le moindre article de ce blog, mais même les très jeunes mélomanes pensent souvent par référence à un passé même récent, à un opéra vu quelques mois avant à Lyon, Munich ou Londres, ou même à la TV.
Toute représentation d’opéra est une confrontation entre un présent et un passé mythique, explicite ou implicite. Pénétrer dans un Opéra, qu’il soit récent ou ancien, c’est pénétrer dans une histoire et dans une forêt de références. Quand je rentre à la Scala, je pense forcément à Callas et tout le monde y pensera le 7 décembre quand le rideau se lèvera sur Traviata. Quand on voit Elektra à Bastille, tout le monde pense à Chéreau (déjà le passé et déjà l’histoire!) et moi je pense en plus à Böhm et à Nilsson. Quand on va à Vienne, c’est à un défilé de fantômes familiers qu’on est convié. Quand on se promène dans les foyers de Munich,  tous les artistes qui ont foulé le lieu sont sur les murs en autant de portraits peints ou de sculptures. Le MET aussi est un lieu chaleureux, sympathique, rempli de souvenirs, vitrine d’une culture déjà longue et d’une très forte identité, mais à Paris, rien n’est fait pour créer une mémoire collective, un sentiment d’appartenance, un sentiment d’intimité chaleureuse, je dis bien d’intimité, et de familiarité qu’il ne doit pas être si difficile de susciter. L’Opéra de Paris nous informe qu’il va labelliser des produits à vendre, mais il ne se préoccupe pas de valoriser ses propres lieux, d’en donner une image autre qu’une vague histoire de marketing. Les opéras sont des lieux de mémoire, mais aussi de culture collective:  il semble que les managers successifs de l’Opéra de Paris n’aient jamais saisi cette balle là, n’aient jamais cherché à créer une relation affective entre le public et le lieu, comme si l’Opéra de Paris, ce n’était ni la France, ni notre histoire, ni notre culture, comme si cet art, si lié à l’histoire culturelle de Paris, était un art plaqué ou importé ou seulement un art du fric ou du paraître.
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OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: I PURITANI, de Vincenzo BELLINI le 25 NOVEMBRE 2013 (Dir.mus: Michele MARIOTTI, ms en scène: Laurent PELLY)

Maria Agresta © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Maria Agresta © Opéra National de Paris/Andrea Messana

Soirée importante à Bastille ce soir, I Puritani faisait son entrée à l’Opéra par la grande porte, après l’avoir fait par la petite à l’Opéra Comique en 1987 (avec June Anderson quand même!). Bien que créée à Paris, en janvier 1835 au Théâtre Italien, l’œuvre a attendu 152 ans pour entrer au répertoire de l’Opéra, et 177 ans pour entrer dans la salle principale…pour un des chefs d’oeuvre du répertoire italien, ça n’est pas si mal.

L’histoire est assez simple: sur fond de luttes entre les partisans de Cromwell et les partisans de la monarchie, une jeune fille, Elvira, est amoureuse d’un beau et courageux chevalier, Arturo (ténor); alors qu’elle devait épouser un autre noble, Riccardo (baryton) finalement son père accepte qu’elle convole avec son aimé. Mais voilà, l’être aimé est si courageux que le jour du mariage, il plante là sa fiancée pour aller sauver la reine, prisonnière en secret dans le château: aux yeux des partisans de Cromwell, et aux yeux d’Elvira, c’est un traître . La jeune fille en devient folle, mais il reviendra, et en le revoyant elle retrouvera la raison. Traître condamné à mort, Arturo sera amnistié à la faveur de la victoire définitive de Cromwell, tout est bien qui finit bien et embrassons-nous Folleville.
Pour le bel canto romantique, il faut d’abord les voix, ensuite un chef qui les soutienne, et enfin (accessoirement) un metteur en scène. Il faut bien dire que ce répertoire n’est pas vraiment le chéri du Regietheater, du théâtre tout court d’ailleurs. À part Andrei Serban avec Lucia di Lammermoor, et quelques autres travaux qui essaient de tirer de ces oeuvres assez convenues un spectacle cohérent, la plupart du temps, on a droit à un travail au mieux illustratif. Laurent Pelly n’est pas un révolutionnaire de la scène, mais c’est un homme à idées, plein d’humour, qui a laissé à la postérité dans ce répertoire  une Fille du Régiment (Donizetti) qui a fait le tour du monde.

Le dispositif global (Acte I) © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Le dispositif global (Acte I) © Opéra National de Paris/Andrea Messana

Cette fois-ci, on en est loin.
Dans un vaste espace gris assez vide, qui laisse les personnages et le chœur évoluer sur toute la surface du plateau, un décor réduit à l’os sur une tournette, un squelette de château anglais (Elvira passe son temps à monter sur les coursives et les parcourir), au deuxième acte, dans le même style, la chambre d’Elvira qui a tout d’une grande cage, au troisième, une façade, une tour, une cheminée, où brûle un feu qui donne à cet ensemble un peu de chaleur et de vie. Un espace scénique immense qui n’est pas vraiment favorable aux voix…L’humour (?) de Pelly se reconnaît à sa manière de traiter les masses (sautillantes comme chez Marthaler quelquefois, mais sans l’intelligence du propos) en automates où les femmes semblent être en patins à roulettes (elles semblent seulement), où les soldats casqués sont ridicules à souhait (ils le sont trop pour que ce ne soit pas voulu), où le chœur chante en rang d’oignons  face au chef, selon la bonne et détestable tradition. Les chanteurs sont quand même (un peu) dirigés, en tous cas plus que chez Py dans Aida, avec quelques moments réussis, par exemple lorsqu’Elvira cherche désespérément à se défaire de sa robe de mariée ou que Sir Giorgio et Riccardo se retrouvent seuls sur le plateau nu. Mais au total une production sans intérêt majeur même si quelquefois élégante, un spectacle qui se veut poétique, mais qui accumule les poncifs (voulus? pas voulus?) d’un style de représentation qu’on pensait révolu. À ce tarif là, mieux valait louer une production à Madrid, Florence ou Vienne, et se payer une vraie nouvelle production d’Elektra. Laurent Pelly n’a pas sollicité beaucoup ses neurones, c’est un travail pâle, faussement ironique, plat voire ennuyeux, qui ne rend pas justice à l’œuvre et qui ne marquera ni sa carrière, ni hélas celle de ces Puritani à l’Opéra.
Il en va autrement du point de vue musical: il est vrai que dans ce type de répertoire, il vaut mieux un plateau qui tienne la route, et dans Puritani,  il faut en plus un ténor qui monte à l’impossible contre-fa. Il faut aussi un chef qui aime les chanteurs et qui sache les soutenir. L’Opéra a invité Michele Mariotti. C’est un jeune chef de 34 ans, qui a beaucoup dirigé à Pesaro, dont il est originaire, et qui commence une belle carrière, notamment au MET où il a dirigé Carmen et la nouvelle production de Rigoletto (celle qui se passe à Las Vegas). En relisant ce que j’écrivais alors sur lui après Rigoletto, je remarque que je n’ai pas grand chose à changer: “Sans être exceptionnelle (apparemment ce ne sera pas le nouveau Toscanini), sa direction est intéressante car il sait bien doser les volumes, donner du rythme et de la palpitation et gérer les crescendo: il reste à donner plus de relief et d’accents, mettre en son comme on met en scène, c’est à dire mieux animer l’orchestre quelquefois un peu plat, mais il écoute les chanteurs et au total la prestation est loin d’être indifférente.” Un spectateur disait hier devant moi à sa compagne “le chef est inexistant”.  Il a d’ailleurs reçu des huées de la part des imbéciles de service, ignares et injustes. Sa direction, si elle n’est pas sonore, est très fluide, et assez fouillée: elle n’envahit pas le plateau ou la salle par son volume, car dans une salle aussi vaste et sur un tel répertoire, Mariotti retient le son pour laisser les voix s’épanouir, c’est un choix qui se défend, d’autant que l’orchestre est parfaitement au point, que l’ensemble est rythmé et respire, et que si “la tromba non suona”, il reste que cela sonne quand il faut, et avec une certaine élégance: Bellini n’est ni Donizetti, ni le jeune Verdi. C’est une approche dans le répertoire italien que je préfère mille fois à celle d’un Daniel Oren, ou à l’opposé de celle de Pido’ (que je ne déteste pas..) dans Norma pour de citer que ceux-là.
Même avec ses inévitables hauts et bas (bien plus de hauts que de bas, soyons justes) le plateau est assez défendable et les choix de chanteurs cohérents. Je voudrais d’abord saluer Luca Lombardo (qui commença sa carrière en s’appelant Bernard Lombardo, car il est français): il a une place particulière dans mon musée mélomaniaque car il fut le Floreski de Riccardo Muti dans ma chère Lodoïska à la Scala: il a ici un rôle de complément (Sir Bruno Roberton) dont il s’acquitte avec honneur, tout comme Wojtek Smilek qui prête sa voix de basse profonde à Lord Gualtiero Valton. Je voudrais aussi signaler le beau timbre d’Andreea Soare (issue de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris) dans le rôle d’Enrichetta di Francia, une voix chaude qui sonne bien, et qui laisse espérer une suite de carrière intéressante.

Mariusz Kwiecien © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Mariusz Kwiecien © Opéra National de Paris/Andrea Messana

J’attendais beaucoup de Mariusz Kwiecien (Sir Riccardo Forth), qu’on n’avait pas revu à Bastille depuis le Roi Roger en 2009. Belle voix de baryton, bien posée, bien projetée, belle diction, jolis aigus: il fait une belle carrière dans les barytons de Verdi, Donizetti et Bellini au MET. Son premier air (Il duol che al cor mi plomba et bel sogno beato) est parfaitement en place, énergique, bien projeté: il obtient d’ailleurs des applaudissements nourris. La suite a moins de relief, l’aigu est un peu “savonné”, la voix manque quelquefois d’éclat, c’est un peu décevant par rapport à l’attente et même dans le duo fameux “suoni la tromba”, c’est Pertusi qu’on remarque le plus: il reste que l’artiste est intéressant, l’un des barytons du moment et  doit être réentendu en meilleure condition vocale.
Michele Pertusi est vraiment le triomphateur de la soirée dans Sir Giorgio: d’abord parce que de tout le plateau, c’est le seul qui ait exactement le style voulu. Sa longue fréquentation de Rossini et des romantiques lui a donné une impeccable ligne de chant, un sens de la nuance, une manière unique de colorer, une intelligence du texte, toujours d’une grande clarté et parfaitement émis. Oui, il a du style, et il sait ce qu’il chante. Dans ce rôle très humain, son chant dégage une chaleur, une douceur particulières. Il obtient le plus grand triomphe et c’est parfaitement mérité.
Le style n’est pas ce qui marque la prestation de Dmitri Korchak. Il a les aigus – même si les plus hauts ne sont pas très jolis-, le volume, le contrôle; mais son chant reste monotone et peu expressif, il chante tout de la même manière, a toujours le même mode de lancer la voix, en force, avec un appui justifié sur le diaphragme, mais un chant “di petto” excessif qui donne l’impression qu’il s’époumone, avec un timbre un peu nasal et sans vraiment le legato voulu et sans élégance.  Si on devait évoquer style,  modulation, notes filées, variations, cadences, on serait bien à la peine. De plus son attitude scénique raide, l’absence totale de mouvement (les bras désespérément le long du corps), n’arrangent pas les choses et le personnage est sans vraie vie, sans animation, sans âme. Du chant, oui, de la musique, pas vraiment, sauf peut-être dans le duo final avec Elvira où quelque chose vibre, même s’il est un peu fatigué.

Elvira (Maria Agresta) © Opéra National de Paris/Andrea Messana
Elvira (Maria Agresta) © Opéra National de Paris/Andrea Messana

Reste Maria Agresta. Cette jeune chanteuse éveille l’intérêt en Italie parce qu’elle sait chanter Verdi avec une certaine sûreté, elle a une belle voix de soprano lyrique, avec des aigus sûrs et une vraie aptitude à  la fois aux agilités, et à élargir la voix, notamment dans le jeune Verdi. Je l’ai entendue récemment à la Scala dans Oberto Conte di San Bonifacio, où elle ne m’avait pas déplu.

Dans Elvira, elle est d’abord très émouvante, très juvénile, dans sa robe de mariée qu’elle ne quitte pas, tache blanche au milieu de tant de gris et tant de noir, très engagée en scène, c’est un atout dans cette production,  surtout face à l’Arturo un peu plâtré de Korchak. Vocalement, elle domine sans conteste le rôle, notamment les parties centrales qui exigent quelquefois une forte tenue de souffle et une ligne qu’elle tient avec sûreté. Elle se sort des cadences avec bonheur, et la plupart de ses airs sont réussis. Il lui manque cependant de la réserve à l’aigu. Les aigus sont tous tenus, mais aussi tendus, mais aussi un peu tirés et même quelquefois un peu métalliques, notamment les notes les plus hautes. Par rapport à la couleur du registre central, cela détonne un peu. Le volume est satisfaisant sans être exceptionnel, mais la diction est bonne et la projection vocale bien en place.  Le timbre n’est pas (pour mon goût) particulièrement séduisant et n’a pas ce velouté et cette chair qui me plaisent tant dans ce répertoire, mais la prestation est plus qu’honorable et elle sait tenir ce rôle sans faiblir. Gros succès final.
Au total, ces Puritani font une entrée à l’Opéra musicalement réussie mais scéniquement indifférente sinon ratée (au moins pour mon goût), une Première au succès franc sans être triomphal. On devrait quand même entendre encore plus de Bellini à Paris: après Norma il y a quinze jours, I Puritani ce soir, on rêve d’entendre Beatrice di Tenda et l’on se réjouit de réentendre I Capuleti de i Montecchi que Mortier nous avait offert avec Netrebko et Di Donato…heureux temps…et que Joel  reprend cette saison avec une autre distribution.
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I Puritani, 25 novembre 2013
I Puritani, 25 novembre 2013

 

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: ELEKTRA, de Richard STRAUSS le 24 NOVEMBRE 2013 (Dir.mus: Philippe JORDAN, Ms en scène: Robert CARSEN)

Elektra chorégraphique © Charles Duprat
Elektra chorégraphique © Charles Duprat

Comme je l’ai écrit si souvent, j’ai vu tout on long de ma carrière de mélomane les plus grandes distributions et les plus grands chefs dans Elektra, tout simplement parce que tout au long de ma vie, j’ai essayé de retrouver ou d’approcher l’éblouissement initial de l’Elektra vue à Paris en 1974 et 1975, Karl Böhm, Birgit Nilsson, Leonie Rysanek, Christa Ludwig/Astrid Varnay. Même avec Solti, même avec Abbado, je n’y suis jamais arrivé. L’Elektra récente d’Aix était exceptionnelle, prodigieuse théâtralement par la nouveauté de l’approche, prenant à contrepied ceux qui attendent d’Elektra une explosion de violence, un combat des anciens monstres, mais n’atteint pas dans mon souvenir Paris 1974, même si la production de Chéreau m’a tout de même profondément marqué .
Celle que présente l’Opéra de Paris est la cinquième production depuis 1974 (August Everding, Seth Schneidman, David Poutney, Matthias Hartmann et maintenant Robert Carsen), ce qui veut dire qu’on n’a pas encore trouvé de production qui puisse durer  quelques années avec des reprises fréquentes: pour s’assurer d’une production qui fasse référence, on a été chercher Robert Carsen, choix d’un industriel consacré de la mise en scène, surhabituel à l’Opéra de Paris, quelquefois remarquable, toujours élégant, quelquefois médiocre, et toujours habillé d’une aimable modernité qui ne fait plus peur à personne. On l’a été chercher à Florence, ce qui permettra peut-être à la prochaine d’être une vraie production maison. L’œuvre le mérite.
Le public parisien a donc vu souvent Elektra, dans des distributions de qualité et des chefs jamais médiocres, quelquefois des stars (Böhm, Ozawa), quelquefois très solides (von Dohnanyi) , quelquefois de très bons artisans (Kout, Schønwandt): Elektra n’est pas l’oeuvre la moins bien servie à Paris.
Et ce que je viens de voir confirme la tradition, même si je suis arrivé 10 minutes après le début pour cause d’éleveurs de chevaux emballés (les éleveurs, pas les chevaux) qui bloquaient (entre autres) le quartier de la Bastille . À quelque chose malheur est bon, je me suis retrouvé sur les marches du deuxième balcon, tout en haut, et j’ai pu ainsi juger de manière plus saine de l’acoustique de Bastille et de la projection des voix. Cette position très en hauteur permettait de voir le beau ballet orchestré par Carsen, et la chorégraphie (de Philippe Giraudeau)  agréable à l’œil et qui fait l’essentiel d’une mise en scène sans autre intérêt majeur. C’est le Carsen de grande série auquel on a droit, avec une seule idée, un choeur muet composé de clones d’Elektra, évoluant en mouvements chorégraphiques élégants sur un espace en terre battue, sorte d’orchestra de théâtre antique dont Elektra serait l’âme démultipliée: Carsen veut montrer l’espace de la tragédie antique, nudité du plateau, éclairages (de Robert Carsen et Peter van Praet, très bien faits d’ailleurs ), jeux d’ombres, et hauts murs sombres de Michael Levine concentrant le drame: on aurait pu imaginer cela dans le fond d’un gazomètre de la Ruhr, même oppression et même enfermement. C’est un peu répétitif, mais assez beau à voir. Quelques images réussies: l’apparition brutale de Clytemnestre sur son lit porté par les servantes, la descente dans les appartements du palais, comme une descente aux enfers, comme une descente dans la tombe d’Agamemnon, puisqu’au centre du dispositif, le trou béant d’une tombe d’Agamemnon qui est l’entrée d’une sorte de cité interdite va créer autour de lui tout le mouvement circulaire qui domine ce travail.
Pas de travail en revanche sur le jeu des acteurs, chacun reste livré à lui même, pour le meilleur (Waltraud Meier) et non pour le pire (il n’y en a pas) mais pour le neutre (Caroline Whisnant): pas d’idée porteuse, sinon celle qu’on peut se faire du mythe, de son éloignement de nous, de sa grandeur de cauchemar, mais pour le combat des monstres, il faudra repasser.

Elektra (Robert Carsen) © Charles Duprat
Elektra (Robert Carsen) © Charles Duprat

Une mise en scène au total illustrative et bien illustrée  sans vraie tension, peu dérangeante, qui n’accompagne pas vraiment le texte (magnifique) de Hofmannsthal, mais qui pour sûr pourrait durer 10, 20, 30 et 40 ans, avec vingt distributions différentes qui feraient la même chose; quitte à aller chercher une mise en scène ailleurs, celle de Harry Kupfer à Vienne (qui n’est pourtant pas une de ses meilleures )  dit au moins quelque chose de fort. Ici rien de vraiment fort, rien de frappant: des images sans doute, mais d’un Béjart au petit pied.
Du point de vue musical, il en va autrement. Nous sommes à l’avant-dernière et l’orchestre est parfaitement rodé, au point, sans scories: un travail d’une rare précision de Philippe Jordan, d’autant plus sensible à l’oreille que le son de l’orchestre envahit complètement l’espace du deuxième balcon; c’est incontestablement là-haut qu’on l’entend le mieux, qu’il a le plus de présence et de chair, mais au détriment des voix: les équilibres sont ruinés.
On entend effectivement chaque pupitre, chaque inflexion, chaque modulation: le travail de “concertazione” de Jordan est en tous points impeccable. J’avoue cependant qu’à cette perfection formelle ne répond pas la clarté des intentions. La direction de Jordan n’a rien d’une direction d’intention; c’est un exposé, pas un discours, c’est une vitrine impeccable de la partition et de chaque note, pas un projet à l’intérieur duquel le chef-architecte nous emmène et nous guide. On est à l’opposé d’un Salonen qui valorise tel ou tel pupitre dans la mesure où il sert une intention, ou de l’énergie phénoménale d’un Solti qui nous coupe de souffle, ou de la tension et de la palpitation d’un Böhm qui nous épuise et nous vide. Ce n’est pas plat, mais c’est toujours attendu, sans  originalité, sans innovation, sans fantaisie. Il reste que c’est évidemment très solide. On pourrait cependant en attendre beaucoup plus: Jordan fait du beau travail avec l’orchestre, il lui parle, mais ne nous/me? parle pas.
Du côté du plateau, dans cet opéra de femmes, parlons d’abord des hommes, des deux qui intéressent, Aegisth de Kim Begley et Orest de Evguenyi Nikitin. Même dans un rôle aussi réduit et ingrat qu’Aegisth, j’ai trouvé que Begley avait du style, notamment dans sa première et courte intervention: belle projection, magnifique diction, jolies inflexions que l’on retrouve dans son bref dialogue avec Elektra, avec cette voix un peu voilée et ce timbre un peu ingrat qui va si bien au personnage. Très beau travail. Quant à Nikitin, j’avoue qu’après plusieurs déceptions (Klingsor, Hollandais), son Orest m’a plutôt convaincu: timbre chaud, jolie couleur, diction satisfaisante, jamais appuyée (alors qu’il a tendance à surcharger ou caricaturer), un Orest humain et profond, un beau moment de théâtre musical.
Et nos trois dames? Cet après-midi, Irene Theorin avait laissé sa place à l’américaine Caroline Whisnant, très présente sur les scènes allemandes, et la distribution des couleurs vocales était très cohérente, très bien différenciée, clair obscur chez Waltraud Meier, belle chaleur et belle rondeur chez Ricarda Merbeth, plutôt métallique chez Whisnant. On retrouve avec bonheur une différenciation  marquée qu’on ne trouve pas toujours dans les distributions d’Elektra.

Scène finale © Charles Duprat
Scène finale © Charles Duprat

Des hauteurs de Bastille, avec un orchestre aussi présent, les voix passent souvent mal, notamment les graves et le médium. Caroline Whisnant en est victime: on n’entend peu les notes basses et les moments plus lyriques, en revanche les aigus (redoutables) sont la plupart du temps bien tenus, sauf à la fin où la voix fatigue un peu et perd de son éclat et de sa puissance. J’avais écouté cette chanteuse dans Brünnhilde à Karlsruhe. Son vibrato excessif m’avait frappé tellement il était gênant (dans une salle de mille personnes). Au marches du vaisseau de Bastille de 2700 spectateurs, il paraît moins accusé, mais tout de même encore présent, notamment dans les passages. Il reste que la prestation est honorable, soutenue, et qu’elle tient la scène sans être cependant bouleversante.

Ricarda Merbeth et Waltraud Meier © Charles Duprat
Ricarda Merbeth et Waltraud Meier © Charles Duprat

Ricarda Merbeth ne m’a jamais vraiment convaincu: c’est une voix, incontestablement, mais qui pêche souvent du côté de l’interprétation, souvent en deçà, à qui il manque toujours ce je ne sais quoi ou ce presque rien qui font tout. Sa Chrysothémis est le meilleur rôle dans lequel j’ai pu l’entendre. Après un début où la voix a encore une peu de difficultés à être bien projetée et bien posée, tout se met en place très vite, et son timbre chaud, l’aptitude à colorer (ce qui n’est pas vraiment habituellement son fort), l’engagement scénique et vocal sont dignes d’éloges. Il en résulte une prestation de grand niveau, une très agréable surprise et une vraie présence.
Waltraud Meier, tout de blanc vêtue, comme Aegisth, couleur de deuil, couleur des victimes promises aux Dieux, promène désormais sa Klytämnestra un peu partout et l’absence de travail de Robert Carsen sur les individus lui laisse tout le loisir de construire son personnage à son aise.  Alors on admire une fois de plus la clarté d’une impeccable diction, même des hauteurs, on entend chaque mot, chaque inflexion, chaque silence. Rythme lent, articulation des paroles, économie des gestes: tout cela est connu, la grande Waltraud est une des reines de la scène. Mais j’avais lu çà et là que la voix portait mal et qu’elle n’avait pas été très en forme dans les premières représentations. J’ai donc été ravi d’entendre, sur toute l’étendue du registre, une voix bien présente: la seule des trois dont on entende sonner le grave, et surtout exploser les aigus, plus puissants et plus présents que ceux d’Elektra dans leur scène. Waltraud Meier, en cette matinée, était impressionnante, scéniquement (c’est habituel) et surtout vocalement (c’est désormais un peu plus irrégulier): science de la projection, art suprême du dire, c’est pour Klytämnestra une nécessité  : les grandes interprètes du rôle (et je pense à Resnik, ou à Varnay) furent d’abord des artistes qui mâchaient lentement le texte, qui en distillaient chaque mot, qui donnaient le poids nécessaire à chaque parole. Waltraud Meier est de leur race.
Plateau de qualité, fosse sans défaut, mise en scène aux formes élégantes (mais sans grande substance): que demande le peuple? La représentation est de celles qui donnent satisfaction sans coup de poing. Comme les très bonnes reprises de ces productions qui ne surprennent plus, comme les bons soirs, voire les très bons soirs de l’opéra de répertoire. Pas mémorable, pas déplorable. Mais mon Elektra, mon héroïne de l’île déserte, sera immense ou rien.
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Saluts, 24 novembre 2013
Saluts, 24 novembre 2013

 

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2013-2014: AIDA de Giuseppe VERDI le 10 OCTOBRE 2013 (Dir.mus: Philippe JORDAN; ms en scène: Olivier PY)

Elements du décor ©Christophe Pelé/ONP

Cette première était tendue. La presse avait relaté les huées intervenues lors de la répétition générale. Je n’ai pas l’habitude de huer, sauf force majeure, mais jamais à une répétition générale qui est une séance de travail .
Les spectateurs qui se sont permis de huer sont des malotrus.
Ce qui se seraient retenus à la Générale se sont lâchés à la Première: timidement au premier acte, puis sont restés tranquilles jusqu’au quatrième acte où ils ont commencé à se déchainer et s’insulter entre eux (“réac!” a-t-on entendu notamment) pour finir dans une belle unanimité quand Olivier Py est venu recueillir les remerciements de la foule en délire. Du délire, certes, mais un délire hueur vraiment impressionnant, et à mon avis inutile.
Mais ce sont les habitudes du lieu, habitudes à frapper du logo “Opéra de Paris” que le théâtre est si fier d’apposer désormais sur toutes sortes de produits pour se faire un peu de sous: on finira bien par vendre dans les supermarchés (de luxe) des Pêches Melba ou des Tournedos Rossini frappés du logo Opéra de Paris.
Ainsi donc, Olivier Py n’a point plu.
Il faut dire qu’il ne s’est pas trop fatigué, ni à penser subtilement, ni à construire des relations un peu moins conformes entre les personnages, dont certains – Oksana Dyka par exemple- utilisent la “grammaire gestuelle du chanteur d’opéra pour les Nuls”:  j’écarte les bras, je mets la main sur le coeur. À ce niveau-là visiblement rien n’a été vraiment travaillé. On retrouve par ailleurs les laveurs de paroi qu’on a connus dans Alceste (mais il effaçaient la craie) qui essuient, qui lavent, qui époussettent le “Palais”, la structure centrale du décor. On retrouve aussi un chœur tout en noir, mais cette fois point de parois noires et crayeuses:  un palais d’or, colonnettes sur le devant, et structure tournante au centre qui est tantôt pièce de palais, tantôt façade de palais, tantôt immense colonnade dédiée à Vittorio Emanuele Re D’Italia (V.E.R.D.I), car le travail de Py porte d’abord sur l’alliance du sabre et du goupillon, des soldats et des prêtres, puis sur les relations nation dominante/nation colonisée, peuples dominants/peuples oppressés et fait de l’Italie opprimée par l’Autriche un double métaphorique de l’Ethiopie face à l’Egypte, avec Verdi en médiateur.

Ainsi la première image est celle d’un partisan agitant le drapeau italien violemment frappé par des soldats et laissé inanimé, pendant qu’Aida (une jolie blonde un peu triste) le secourt et le soutient, puis le Roi apparaît et c’est alors le drapeau autrichien qu’on agite. Moui.

Apparition du Roi, Acte I ©Elisa Haberer

Un metteur en scène germanique un peu provocateur eût sans doute dans la même veine choisi des puissances plus concernées aujourd’hui par la question: Egypte/Israel, Syrie/Liban, Irak/Koweit, Russie/Tchechénie, Chine/Tibet ou Ethiopie/Erythrée: les pays colonisateurs (ou ayant des velléités colonisatrices) ne manquent pas mais Py est sage et prudent depuis qu’il est devenu une sorte de metteur en scène à la mode (notre “Staatsregisseur”, d’ailleurs la ministre Filipetti était dans la salle !).
Qu’on ne se méprenne pas: j’aime bien le travail, les textes et le théâtre d’Olivier Py ; j’ai beaucoup aimé sa programmation à l’Odéon, j’aime sa vivacité, son humour, son détachement, sa prodigieuse intelligence. Mais là, sans doute pris par plusieurs productions et ses diverses activités, il a fait quelque chose de singulièrement léger, de peu convaincant et insuffisamment travaillé. Et le programmateur plaçant successivement deux nouvelles productions de Py en septembre et octobre ne lui a pas rendu service.
Py fait donc du Py, c’est à dire essaie de construire une sorte de discours de continuité mais l’ idée est menée et développée de manière un peu creuse. En 1871, la guerre d’indépendance de l’Italie est terminée, le pays se construit, et au fond, cette épopée-là est terminée: évidemment Verdi est en quelque sorte statufié, il est une gloire reconnue. Son message se situe sans doute désormais ailleurs.
J’espère que le public qui a hué ne pleurait pas l’absence de palmiers, de chasse-mouches, de Pschent, bref, d’Egypte de pacotille; si c’est le cas, qu’il file à tous crins à Milan où en Novembre est reprise l’Aida de Franco Zeffirelli, qui est une référence dans le genre “Egyptomania”, ou qu’il réserve ses places à Vérone, dont c’est le fond de commerce.
Mais déjà en 1980, à Francfort, Hans Neuenfels (l’homme-du-Lohengrin-avec-les-rats-du- Festival-de-Bayreuth) avait proposé une Aida  dont les murs du théâtre se souviennent encore tant le scandale fut grand. Comme vous le voyez, rien de neuf dans ce bas monde et Py arrive un peu “après la fête”, ou à sa suite. À moins que le public de Paris n’ait plus qu’une mémoire immédiate et soit retourné à son conservatisme traditionnel après quelques années de régime Joel.
Mais ce qui frappe surtout c’est cette réaction disproportionnée pour un spectacle qui ne vaut ni cet excès d’honneur ni cette indignité. Que Py décale son regard dans Alceste, c’est accepté car les enjeux symboliques d’Alceste n’étant pas énormes, on permet toujours aux metteurs en scène d’habiller les oeuvres moins jouées, mais gare à qui touche aux grands standards que le public connaît (ou croit connaître) : je me souviens de l’hystérie qui avait emporté le public du Châtelet lors de la (très belle) Traviata de Gruber il y a une quinzaine d’années. Que Py allait aussi décaler son regard sur l’Aida traditionnelle, on pouvait le deviner. Le seul problème, c’est que son Alceste dit infiniment plus de choses que cette Aida; le seul problème, c’est que c’est un spectacle sans grand intérêt, ennuyeux, long, et répétitif. Bref, c’est raté.
Alors, ce qui est considéré comme une idée (le pouvoir dominant représenté par des soldats violents) est en fait un gadget, comme ce tank sur lequel grimpe Radamès qui fait frémir la foule, comme ces soldats qui passent fréquemment et qui habillent l’espace, comme ce couple qui danse, ou ces prêtres (inquisiteurs?) aux pieds d’une croix en flammes qui rappellent le Ku Klux Klan. Gadgets qui n’ont pas toujours un rapport clair avec l’action ou surtout avec le sens de l’action. On veut nous prouver que tout colonisateur est un méchant, que tout colonisateur contient en germe le totalitarisme, qu’il opprime les faibles et les vaincus, quelle originalité ! Et pour couronner le tout et nous asséner cette vérité, la foule lors du triomphe brandit des pancartes entre autres “Droit du sang!”, “Dehors les étrangers!”…suivez mon regard; toute ressemblance etc…etc…
Ce qui me gêne bien plus, c’est que les trente premières minutes passées, tout est dit, il ne se passera plus rien: on a vu les deux drapeaux, les soldats, le tank, les colonnes, le palais et tout ne sera que répétition des mêmes motifs pendant le reste du temps.
Au milieu de cet océan de platitude, notons quand même quelques bonnes idées, mais jamais menées à leur terme, jamais poursuivies, sortes d’îlots auxquels se raccrocher avant de s’assoupir à nouveau:
– D’abord, la ressemblance initiale entre Aida et Amneris, la première étant le double de l’autre (robe noire, perruque blonde), mais très vite Aida enlève la perruque pour laisser voir de longs cheveux noirs, elle reconquiert à la faveur de son amour, son identité.
– Ensuite, Amneris qui au début du troisième acte essaie sa robe de mariée, ironie presque tragique dans une scène ou elle finira par jeter Radamès aux mains des prêtres.
– Enfin, la table avec la maquette d’un monument (la colonnade avec au fronton Vittorio Emanuele Re d’Italia) rappelle les projets de Germania de Speer.
Autre parti pris assez intéressant, dans une mise en scène sur la guerre colonisatrice, on pouvait s’attendre à une scène du triomphe plutôt mussolinienne avec débauche de populace, de soldatesque, de drapeaux. Eh bien, Py choisit au contraire l’évocation, et ce n’est pas si mal: le choeur du peuple est là, mais la scène est vide lors de la marche des trompettes, laissant un Arc de triomphe au milieu avec une danseuse en tutu, aux murs abondamment essuyés par des hommes et femmes de ménage, et, au son de la marche du triomphe, on se contente de faire apparaître les dessous de la scène, où gisent des monceaux de cadavres (nus, et donc impossible de voir si les cadavres sont des ennemis ou non) où des soldats munis de masques en amènent encore, et où Radamès, une bouteille à la main, essaie de boire pour oublier (après tout, il a massacré le peuple de son aimée). C’est dans ce soupirail rempli de cadavres que naturellement Radamès et Aida finiront à l’acte IV.  C’est un peu le même contraste que dans le Faust de Lavelli où les soldats revenaient du front, tous éclopés, chantant martialement “Gloire immortelle de nos aïeux” – tiens encore un spectacle, réussi celui-là, hué par le public de Garnier lors d’une Première agitée.
Dernière idée à retenir de cette scène, l’arrivée des prisonniers, petit groupe d’hommes et de femmes, des civils avec des valises, et non des soldats, ressemblant à des résistants faits prisonniers ou même à des cortèges de juifs qu’on menait aux camps de la mort.

Acte III, @Elisa Haberer

Mais si l’on dit “pourquoi pas?” à ces idées, cela ne fait pas une mise en scène.
Je n’ai pas détesté en revanche le décor de Pierre André Weitz qui nous dit plusieurs choses:
– Sur le devant de la scène, ce cadre fait de colonnettes dorées est pour moi la seule allusion à L’Egypte, cela rappelle le temple funéraire d’Hatchepsout à Deir El Bahari, comme si Aida n’était une longue cérémonie funèbre (la première image est une “scène sur la scène” entourée de ces colonnes). Mais Hatchepsout dont le règne fut assez glorieux, mena une seule guerre, contre les Nubiens (le peuple du Sud: la Nubie et l’Abyssinie composent l’Ethiopie ) pour des raisons commerciales et économiques, c’est à dire pour des purs motifs de colonisation: on est bien dans le contexte.
– Sur le fond de scène, une toile sur laquelle sont imprimées des maisons d’une ville en ruines (la guerre, toujours la guerre)
– Au milieu une structure tournante présentant une façade de palais classique d’un côté, qui apparaîtra avec des variations d’espace mais toujours dans le même esprit, et qui renvoie au  pouvoir absolu “habituel”, oserait-on dire, et de l’autre une colonnade  monumentale, qui rappelle par son style à la fois les monuments mussoliniens de l’EUR à Rome, et très vaguement le Monument à Victor Emmanuel (la “machine à écrire”) adossé au Capitole sur la Piazza Venezia, toujours à Rome, c’est à dire la Rome capitale d’une Italie neuve, bientôt coloniale elle-aussi, parce que fasciste et au gigantisme caricatural et suspect.

Et pourtant, au bout du compte, en faisant abstraction des contextes, les chanteurs font ce qu’ils feraient habituellement dans une Aida traditionnelle: habillons-les de pagnes ou de tuniques, quelques coiffures égyptiennes et quelques palmiers, nous y sommes: rien de plus, et c’est bien là la question la plus problématique. Py a travaillé un point de vue, rapidement, sans vraiment rentrer dans la question d’Aida, à savoir d’abord peut-être le contexte de création, le canal de Suez, avec ses milliers d’ouvriers, à relier avec les constructions des pyramides: Luca Ronconi avait perçu cela dans sa mise en scène de la Scala (1985, avec Lorin Maazel, Luciano Pavarotti, Maria Chiara; il y a une video dans le commerce) où la scène était sans cesse traversée d’esclaves qui tiraient ou poussaient d’immenses pierres. Ensuite on peut  poser autrement la question  du rôle anecdotique de l’Egypte dans une histoire assez banale d’amour et de jalousie, et assez banale d’héroïsme patriote: Radamès est un authentique patriote, qui a le défaut d’être amoureux et de faire confiance aux femmes: en bref, un “grand opéra” intimiste car Aida se joue aussi dans de toutes petites salles, et a été créé dans une salle aux dimensions réduites (quelques centaines de spectateurs). On pouvait jouer cette carte-là, y compris sur la scène de Bastille

Tout cela pose question à un metteur en scène, et Py y répond très partiellement et très superficiellement. Ça ne mérite pas de huées, mais seulement de l’indifférence: d’ailleurs huées mises à part, les saluts ont été assez rapidement expédiés à cette Première.
Car musicalement, les choses ne sont pas non plus convaincantes. À part l’héroïne, sur laquelle il y a beaucoup à dire, il n’y a pas de prestations problématiques, mais aucun des chanteurs ne se détache du lot, sauf peut-etre Alvarez.
Marcelo Alvarez est plutôt un bon Radamès, il a de la technique, il a du style, il a les aigus (même si un peu tirés quelquefois), il est plutôt vaillant, comme dans bien d’autres rôles d’ailleurs:  il fait son très bon travail de ténor, avec une belle technique surtout dans la deuxième partie mais ne diffuse ni sensibilité ni surtout émotion . Domingo et Carreras dans ce rôle étaient autrement sensibles, autrement émouvants et faisaient entrer le public en sympathie; quant à Pavarotti, il colorait son chant avec des mezze-voci à se damner, qui chaviraient le public. Alvarez qui est l’un des grands ténors de notre temps,  reste froid. Précisons: il simule l’engagement, et cela se voit, personnage un peu artificiel auquel on croit difficilement.
Luciana d’Intino est une chanteuse solide mais avec une longue carrière derrière elle. En absence de mezzo verdien incontestable actuellement sur le marché lyrique, elle propose une Amneris assez correcte, avec cependant une tendance à poitriner et donc des lourds problèmes d’homogénéité, mais si la voix n’est plus ce qu’elle était, la technique aide à descendre assez bas et à donner de la couleur au rôle; son quatrième acte est vraiment très honnête et ma foi assez intense (c’est la seule à entrer vraiment dans le rôle) et son air “L’aborrita rivale a me scappata” et le duo avec Radamès qui suit font partie des meilleurs moments de la soirée.
Je suis trop marqué encore aujourd’hui par l’Amonasro de Cappuccilli pour avoir apprécié Sergey Murzaev, j’attends aujourd’hui dans ce rôle un Tézier. Je vis en 1979  à Salzbourg un Acte III avec Freni dans Aida, Cappuccilli en Amonasro, Carreras en Radamès et Karajan dans la fosse…on peut comprendre qu’après on soit un peu perturbé.
Sergey Murzaev articule, a une belle diction,  la voix est bien posée, mais insuffisamment projetée, insuffisamment colorée et le personnage reste scéniquement et vocalement fade, et un peu bourru là où il faudrait tout sortir et surtout moduler et varier un chant qui reste tout d’une pièce. C’est dommage car le chanteur a des possibilités qui ne s’expriment pas vraiment et ne sont pas vraiment mises en valeur..
J’étais content de revoir Roberto Scandiuzzi, qui fut naguère une vraie voix de basse somptueuse: aujourd’hui le timbre reste séduisant, la voix encore puissante, mais elle bouge un peu trop.
Venons en à Oksana Dyka, que les théâtres engagent parce que la voix est grande et que son volume remplit une salle. Hors le volume, cette chanteuse n’a rien d’intéressant: d’abord, dès qu’elle monte à l’aigu, elle a un vibrato excessif, et la voix est sans cesse stridente, sans chaleur, sans aucun intérêt ni de timbre ni de couleur. Car pour colorer, il faut interpréter. Ici, encéphalogramme plat, elle fait les notes, mais n’est ni musicale, ni engagée vocalement, ni engagée scéniquement. C’est même quelquefois à la limite du supportable (à la Scala elle était même pire). L’Opéra a engagé Oksana Dyka en distribution A, et Lucrezia Garcia en distribution B, disons que nous ne pouvons choisir entre la peste et le choléra: deux chanteuses à voix, totalement inutiles, aptes sans doute à remplir Vérone par leur volume, mais certainement pas ni à remplir nos âmes, ni pénétrer nos coeurs. À la décharge de l’Opéra, on peut se demander qui peut aujourd’hui chanter Aida, à part Violeta Urmana ou Sondra Radvanovsky. Mais afficher deux sopranos médiocres que les agences imposent çà et là (à la Scala notamment où Dyka s’est fait littéralement jeter dans Tosca), est-ce vraiment faire honneur à une nouvelle production après plus de quarante ans d’absence, quand la précédente avait été chantée par Leontyne Price?
Même si à Bastille le chœur apparaît toujours en-deçà de ce qu’il est réellement, il reste que la prestation globale est vraiment au point, préparée parfaitement par Patrick-Marie Aubert, en tous cas plus au point que l’orchestre.
Philippe Jordan, en bon directeur musical à la germanique, s’essaie à tous les répertoires, Wagner, Strauss, Mozart, et Verdi. C’est un chef assez froid qui à mon avis ne convient pas à la couleur ni à la chaleur verdiennes. Ses qualités: la précision et la clarté, mes réserves: la personnalité.  Cette Aida n’y échappe pas. Alors que j’ai trouvé le prélude très bien mené, très émouvant, très tendre même, la première partie pour le reste n’est pas convaincante, on n’entend pas l’orchestre, cela manque de relief, c’est lent et se concentre sur la sculpture de détails sans envisager de ligne d’ensemble. La deuxième partie m’est apparue un peu meilleure, il est vrai aussi qu’elle est plus dramatique et exige notamment plus d’énergie et surtout une vraie tension. Il reste qu’au total, sa direction  n’est pas convaincante, tout simplement parce qu’elle manque de conviction.
Une soirée assez médiocre dans l’ensemble. Much ado about nothing.
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Le salut final