STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2015-2016: PARSIFAL de Richard WAGNER le 28 MARS 2016 (Dir.Mus: Daniel BARENBOIM; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV) ADIEU À KUNDRY

 

Waltraud Meier Maîtresse Chanteuse
Waltraud Meier Meistersängerin

ADIEU À KUNDRY

Quand une gloire du chant fait ses adieux à un rôle, le public vient pour honorer l’artiste et le/la remercier. D’une certaine manière, peu importe l’entourage et la distribution et peu importe la prestation et l’état réel de la voix, tout sera pardonné.
Il n’en fut pas ainsi, dans le cas de Waltraud Meier , Kundry dans le Parsifal mis en scène par Dimitri Tcherniakov et dirigé par Daniel Barenboim qu’elle interprétait pour la dernière fois ce lundi 28 mars à la Staatsoper de Berlin : l’écrin pour ses adieux fut le plus glorieux qui soit, avec une distribution chavirante, un orchestre exceptionnel et un chef inspiré. C’est donc un merveilleux Parsifal qu’il nous été donné d’entendre, un de ceux à emporter sur l’île déserte.

C’est pourquoi toutes affaires cessantes (j’ai encore quelques textes en retard), je voulais écrire sur ce Parsifal et sur Waltraud Meier. Fort opportunément Daniel Barenboim a rappelé qu’elle débuta Kundry en 1983 sous la direction de James Levine au Festival de Bayreuth, j’ai eu la chance de l’y entendre et de suivre sa carrière depuis. C’est dire l’émotion qui pouvait me saisir. Mais plus encore, c’est l’exécution musicale dans son ensemble qui m’a enthousiasmé, et la confirmation de la qualité du travail de Tcherniakov, dont la « Personenführung », le travail sur les personnages est incroyable de précision et de justesse. De mise en scène il sera peu question, parce que je l’ai évoquée par le menu dans mon compte rendu de l’édition 2015 , mais Tcherniakov a adapté son travail au personnage porté par Waltraud Meier : alors qu’il avait travaillé avec Anja Kampe sur la jeunesse et la « parenté » Parsifal/Kundry, chacun portant son doudou à la fin (petit cheval ou poupée) et sur une certaine violence érotique, il va travailler avec Waltraud Meier (dont le costume est plus « sage ») sur la femme, une sorte de mère pour les filles fleurs, mais bafouée, blessée, sacrifiée, isolée : elle ne s’adresse pas à Parsifal qui étendu à terre après le baiser, ne veut rien entendre, mais elle monologue sur elle-même. C’est prodigieux de vérité et de douleur. Il travaille sur une Kundry plus maternelle, plus mûre qui voit en Parsifal son Erlöser, son rédempteur, son sauveur, dans une relation d’individu à individu qui frappe par son intensité (les échanges de regards sont littéralement déchirants) : c’est le désespoir qui gouverne plus que la magie d’un Klingsor devenu un « pervers pépère » gotlibien. Il en résulte pour le spectateur une expérience humaine intense et bouleversante, loin des simagrées pseudo-religieuses dont on affuble Parsifal. Oui, il s’agit d’un Festival scénique sacré, mais le sacré est ici l’humain, dans sa crudité et sa douleur, un humain qui se lit dans tous les personnages, Amfortas dont la souffrance est donnée à voir d’une manière presque impudique, Gurnemanz qui remâche l’histoire du Graal et qui devient une sorte d’intransigeant gardien du temple si violent qu’il poignardait l’an dernier Kundry à la fin ; c’est moins clair cette année vu les mouvements (ou la place que j’occupais), en tous cas, la mort de Kundry est moins « démonstrative », même s’il y participe.
Que Parsifal ne soit « que » le rédempteur qui passe et s’en va portant le cadavre de Kundry, laissant le Graal à son destin montre en même temps combien l’histoire de la « secte » du Graal intéresse peu Tcherniakov ; le destin de Parsifal est l’errance, qu’il soit jeune (au début) en bermuda et capuche ou adulte (à la fin) en veste de cuir et treillis : Parsifal comme roman d’apprentissage.

 

Daniel Barenboim et Waltraud Meier ©Staatsoper im Schiller Theater
Daniel Barenboim et Waltraud Meier ©Staatsoper im Schiller Theater

Une aventure humaine qui est une aventure théâtrale et musicale, dans laquelle nous sommes emportés comme par un tourbillon, d’abord grâce à Daniel Barenboim. Le chef est inspiré et porté sans doute par ce moment particulier qui sanctionne des années de travail fidèle avec Waltraud Meier depuis 1987 ; une collaboration artistique qui passe notamment par Parsifal, Tristan mais aussi Wozzeck ou Walküre (on oublie quelquefois quelle Sieglinde Waltraud Meier a été). C’est bien le sens que Daniel Barenboim a donné à ses quelques mots prononcés à la fin de la représentation soulignant les éminentes qualités de Waltraud Meier, puissance, beauté de la voix, intensité et surtout ce poids particulier donné aux paroles, à chaque mot, faisant sonner à chaque fois le sens juste. Il y a eu de très grandes Kundry, mais tous les spectateurs des années 80 en l’entendant savaient qu’une page de l’interprétation wagnérienne s’écrivait et se sanctionnait C’est ce qui stupéfie dans ce Parsifal et qui est largement partagé par tout le plateau : on comprend chaque parole projetée clairement, avec l’expressivité qui convient, on est pris par l’engagement de chacun et sa justesse dans le jeu. Pour Waltraud Meier, on est loin de la tigresse des premières années : elle fait sonner une étrange nostalgie, on y entend une femme dévastée, presque une mère, protectrice de ce Parsifal qui à l’acte I et au début de l’acte II est un chien fou. Chaque parole est sculptée, chaque inflexion est donnée comme dans un grand Lied somptueux. Ce qui frappe encore, c’est la puissance expressive de la voix, et surtout la puissance tout court. Aucun outrage des ans (avec certes deux petits moments de justesse approximative dans les aigus, mais c’est un microdétail quand on pense à ceux de Rysanek à Bayreuth en 1982) et une fraicheur telle qu’on se demande bien pourquoi elle abandonne le rôle, sinon pour affirmer ainsi qu’il vaut mieux renoncer à un rôle en pleine gloire que sur de vagues échos de ce qui fut et qui n’est plus.
Je voudrais dire quelle émotion est la mienne, en ce dernier jour, car elle me bouleversa souvent, mais surtout au plus profond, un soir berlinois, à la Philharmonie, en avril 2002, lorsqu’elle interprétait les Rückert Lieder pour une autre dernière fois, le dernier concert d’Abbado à Berlin comme directeur musical des Berliner Philharmoniker. Ich bin der Welt abhanden gekommen fut un de ces moments définitifs, où il se passait tant de choses entre le chef et l’interprète, sur fond du cor anglais déchirant de Dominik Wollenweber, qu’immédiatement ce soir c’est ce souvenir-là qui m’est remonté. Me disant qu’en face de moi j’avais l’une des chanteuses non seulement des plus intelligentes de la scène d’aujourd’hui, mais aussi des plus sensibles et des plus vraies.
C’est quand l’art laisse voir l’humain dans toute sa beauté qu’il devient sublime. Waltraud Meier est pour moi plus irremplaçable dans Kundry que dans Isolde, sans doute parce que je l’ai entendue depuis ses tout débuts, une Kundry déjà mûre et encore verte, et ce soir dans une Kundry pas encore mûre, mais accomplie. Une vie d’artiste. Car les adieux, c’est toujours un peu la fin qui s’annonce, et là, il y avait tant de vie, de vibration, de sensibilité, de vérité, qu’on était loin, très loin d’une quelconque fin.

Daniel Barenboim a dirigé son orchestre avec sa vibration dramatique habituelle ; on sentait l’orchestre tendu et appliqué, nombre de musiciens restaient en fosse pendant les entractes, signes de volonté de s’entraîner jusqu’à la dernière minute.
Il y a d’abord dans ce travail une profondeur qui frappe, avec le tempo juste, peut-être un poil rapide à la fin, avec un volume important, d’autant plus dans cette petite salle, peut-être un poil fort néanmoins. Mais l’ensemble est tellement intense, l’interprétation colle tellement à la scène et à la violence rentrée qu’elle nous impose qu’il y a des moments où cela a un effet physique sur le spectateur : la chaleur et la fièvre montent, les poings se ferment, quelques perles de sueur apparaissent sur le front.
Ce qui est extraordinaire avec Barenboim (ou quelquefois problématique), c’est qu’il est toujours inattendu ; comme souvent les très grands, il change tel ou tel détail, tel ou tel tempo d’une soirée à l’autre ; plusieurs amis ont souligné la différence de volume ce soir, plus marqué, où pourtant et malgré tout on l’entendait encore chantonner et indiquer par des sons telle inflexion, tel appui, signe de sa concentration extrême. Et comme souvent aussi avec les très grands, l’orchestre était ce soir tout à lui, sans une scorie, avec des cordes prodigieuses, des cuivres sombres, car ce soir, l’approche était sombre, celle du monde pessimiste et désespéré voulu aussi par Tcherniakov. Comme enfin avec les très grands, Barenboim dirige une œuvre, un plateau et une mise en scène dont il tient évidemment le plus grand compte. Ce travail a le rythme du plateau, la noirceur du plateau, son ironie aussi (deuxième acte) notamment dans la scène des filles fleurs, terrible parce que sans magie, mais magique parce que terrible, la fascination du mal, une sorte d’enchantement nadirien dont la version solaire nous sera donnée au troisième acte. Haletant. Engagé. Grandiose.
Grandiose également le chœur qui dans cette mise en scène fait un tout autre effet que lors des Parsifal-messes scéniques où il apparaît quelquefois. Il y a là une vie singulière, une énergie du désespoir notable et particulière (Direction Martin Wright) et une vraie présence, puissante et impressionnante.
Il est vrai aussi que Barenboim avait sous la main le plus beau des plateaux possibles. D’abord comme souvent des petits rôles très bien tenus, à la diction merveilleusement claire, à l’engagement scénique notable. Ainsi citera-t-on les Gralsritter Paul O’Neill et Dominic Barberi, les Knappen Sonia Grand, Natalia Skrycka (qui chante aussi la voix du ciel et une des filles fleurs), Florian Hoffmann et Roman Paier. Mais aussi les filles fleurs : on a toujours un chœur des filles fleurs alternant entre la joie explosive et la séduction à l’orientale (ou à la mode de Ravello vu l’inspiration du jardin des Blumenmädchen). Ici la mise en scène est loin de la séduction orientale et le chœur des filles fleurs, à peine strident, rend l’image d’un chœur de petites/jeunes filles avec des voix qui ne seraient pas « faites ». Même les filles fleurs sonnent différemment mais si justes et si cohérentes avec la mise en scène.
Enfin Matthias Hölle, en Titurel (il l’était déjà lors du premier Parsifal de Barenboim à Bayreuth en 1987, avec Waltraud…) sculptural dans son manteau de cuir de triste référence, rappelle quelle basse il fut, et qu’on admira tant sur la scène de Bayreuth.
Tómas Tómasson en Klingsor, comme l’an dernier, rattrape les années de Klingsor médiocres dont les théâtres nous ont gratifiés, en armure de Matrix ou en équipage SM. Bien sûr Tcherniakov prend le spectateur à revers en imposant un « caractère », plein de tics, remettant en place son horrible mèche rebelle derrière des lunettes de pervers. ; Tómas Tómasson marche et insupporte, il regarde et insupporte, il caresse des petites filles et insupporte. Un repoussoir.
Et le chant est impeccable, puissant avec cette légère ironie dans le ton, cette légère nasalisation, loin des voix noircies et sans intérêt. Le rôle est tout dans la première scène : et il faut l’attendre à Furchbare Not, le moment qui évoque la castration. Tómas Tómasson est étonnant, à la fois repoussoir et pathétique, il y a les deux dans cette manière de chanter. Du grand art .
René Pape en Gurnemanz, même un peu fatigué (au début, les graves étaient légèrement opaques) est toujours un moment d’exception. Des aigus d’une insondable profondeur et d’un rare éclat, un texte dit avec une clarté et un souci des inflexions phénoménal, une présence bourrue et blessée qui en ferait presque un personnage mystérieux de roman médiéval, un engagement féroce qui peut aller jusqu’au meurtre sous des dehors finalement anodins. Cette complexité du personnage, René Pape nous l’impose, quand nous voyons trop souvent des Gurnemanz sculpturaux et statufiés. Nous avons là une humanité déchirante, que Tcherniakov ne cesse d’imposer, notamment au troisième acte lorsqu’il rêve devant la diapo du temple…être et avoir été.
Wolfgang Koch en Amfortas, a une présence scénique crue, impudique, même un peu gênante pour le spectateur : il impose sa blessure, la négligence de son port et de sa tenue, comme une sorte d’être incurable qui nous imposerait un physique aux limites du supportable. On n’a vraiment pas envie de le voir, en boxer et marcel sanguinolant. Et face à ce corps en putréfaction, par contraste, une voix d’une noblesse unique, une expression d’une intensité rare, un timbre velouté. Qu’il soit Wotan, Sachs ou Amfortas, Koch s’impose comme l’un des plus grands wagnériens d’aujourd’hui, d’une modestie palpable tant la présence en scène s’impose par le dire, par un minimum de gestes signifiants sans en faire des tonnes. Rien de trop, juste ce qu’il faut pour toucher, sans jamais exagérer dans le démonstratif, sans jamais être pathétique. Quel artiste !

Jürgen Flimm, Waltraud Meier, Andreas Schager ©Staatsoper im Schiller Theater
Jürgen Flimm, Waltraud Meier, Andreas Schager ©Staatsoper im Schiller Theater

Et puis, il y a Andreas Schager. Un Parsifal  en tous points exceptionnel.
Il faut l’entendre dire, prononcer, moduler chanter “Erlöse..” à l’acte II. C’est vraiment une performance qui ferait presque oublier Kaufmann, bien que le style soit tellement différent, et le personnage à l’opposé. D’abord, Schager a un timbre de ténor, l’éclat d’un ténor, et une voix d’une puissance si marquée qu’on craint qu’elle ne s’use prématurément tant il chante fort (déjà dans Tannhäuser à Gand…). C’est très fort, mais c’est si juste et si intelligent qu’on lui pardonne. Le chien fou du premier acte, avec ses excès qu’on entend dans une voix éclatante, forte et fière de soi, et qui va ensuite éclater dans la désespérance avec une telle vérité qu’on en est frappé au deuxième acte ; et puis c’est légèrement plus maîtrisé au troisième, plus lyrique aussi, presque plus poétique : la mise en scène et les échanges de regards bouleversants Kundry/Parsifal aident à installer cet espace lyrique que le chanteur impose après les explosions vocales précédentes. Ce qui frappe encore là, c’est l’intelligence du chant, c’est la présence, c’est l’engagement résolu dans la mise en scène, c’est aussi un texte d’une telle évidence qu’on n’a même pas à lever les yeux vers les surtitres, car on comprend tout. Et quel jeu ! qui passe de la fraîcheur juvénile à l’adulte plus contrôlé.

Il faut voir la manière dont il se gratte le mollet, comme un tic : on se dit d’abord qu’il a une démangeaison toute humaine, mais son double se gratte aussi, et on découvre que c’est dans le jeu. Il faut voir aussi la manière saccadée dont il se change, dont il fouille dans son sac à dos…incroyable Tcherniakov. Et incroyable Schager qui construit un personnage de Parsifal neuf, frais, naturel, irremplaçable dans cette mise en scène, et incroyable d’incarnation. L’interprétation a mûri par rapport à l’an dernier, plus maîtrisée, plus intérieure, plus construite : il m’a fait penser à l’urgence de Vickers…c’est dire…

Alors bien sûr, l’adieu à Kundry de Waltraud Meier donnait à la soirée un parfum particulier, mais c’est bien l’un des grands Parsifal de ces dernières années qu’on a revu-là avec une distribution et une direction exceptionnelles, et c’est ce qui fait le prix de la soirée : on a vu et on est enthousiaste d’un Parsifal, c’est à dire de l’œuvre que les circonstances n’ont pas fait disparaître. C’est le plus beau cadeau à offrir à notre Waltraud qu’une représentation digne d’elle.
Alors bien sûr, presque 30 minutes d’applaudissements, avec discours chaleureux de Jürgen Flimm l’intendant, de Daniel Barenboim, avec couronnement de Waltraud d’une couronne de fleurs qu’on croirait sortie de la Festwiese des Meistersinger, ce qui pour une Meistersängerin, se justifie pleinement. Délire du public, joie des collègues, des musiciens. L’Opéra comme on le rêve, dans une salle qui a acquis une personnalité si attachante qu’on en viendrait presque à souhaiter des retards supplémentaires aux travaux de la Staatsoper unter den Linden.
Et puis, fidèle à la tradition humaniste de la maison, joint à la distribution, un petit papier à en tête de l’opéra, très officiel et signé Die Intendanz nous demande de donner à l’association Be an Angel pour les réfugiés avec aux portes, comme il y a six mois pour Meistersinger, du personnel recueillant les dons. On aimerait voir en France cette présence et ce type de demande au public… Même à Zurich il y a une fête prochaine pour les « Flüchlinge » sur le parvis de l’opéra. C’est sans doute le signe, malgré les méandres filandreux de la politique bien présents en Allemagne (et en Suisse !) aussi, qu’il y a une âme humaniste qui vibre et surtout qui s’exprime.

Pardon pour ce dernier mouvement d’humeur, mais après une telle soirée, où nous avons tous communié autour de notre art chéri, nous rappeler à la réalité tragique des temps du quotidien, et avec quelle élégance, cela m’émeut, et me désole quand je pense à mon pays.
Ce soir c’est l’humain dans tous ses états qui a triomphé.[wpsr_facebook]

Final 1er acte, debout Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz (Edition 2015)
Final 1er acte, debout Parsifal (Andreas Schager) ©Ruth Walz (Edition 2015)

BADEN-BADEN OSTERFESTSPIELE 2016: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER le 22 MARS 2016 (Dir.mus: Sir Simon RATTLE; Ms en sc: Mariusz TRELIŃSKI)

Acte I ©Monika Rittershaus
Acte I ©Monika Rittershaus

Il y a une histoire de la relation de Tristan und Isolde aux Berliner Philharmoniker depuis la deuxième guerre mondiale et notamment depuis Karajan. Karajan à l’aube des années 70, Abbado au crépuscule du siècle (1998 et 1999) et maintenant Rattle au début du XXIème siècle vont alimenter l’histoire de la lecture de l’œuvre par les berlinois : chacun a apporté un vrai point de vue, et à chaque fois l’orchestre de Berlin a stratifié ces lectures par des traces sonores qu’on a encore très vivantes et fortes. L’enregistrement Karajan a marqué, parce qu’il a toujours fait discuter. Il existe des traces radio du Tristan berlinois d’Abbado qui n’en doutons pas vont un jour ressortir des archives (tout comme son Parsifal) et qui, par son acte II notamment et par les harpes finales de l’acte III, remet quelques pendules à l’heure. Ce qui ressort de Rattle, c’est d’abord la mise en valeur de l’orchestre, à vrai dire époustouflant. On a rarement atteint tant de clarté, tant de chair, tant de transparence aussi. Karajan se (et nous) noyait dans une ivresse sonore jamais reproduite depuis, Rattle ne nous noie pas, mais nous fait flotter sur un océan harmonique, fait de détails si pointus qu’ils étonnent, comme émergés d’une partition qu’on croyait connaître et qui révèle encore des constructions multiples et foisonnantes, abyssales mêmes. L’auditeur en reste stupéfié et frappé.
Le chef britannique s’intéresse aux détails les plus minimes, met au point d’une manière maniaque une mise en ondes sonores qui laisse rêveur, et donc la somptuosité de l’orchestre secoue. Et ainsi son Tristan est présent, puissant, charnu, rutilant même quelquefois (un peu trop ?), en une interprétation soucieuse de mise en relief de la partition, avec ses modulations, ses contrastes de volume, sa présence, grâce à un orchestre au sommet dont les bois notamment sont à dire vrai inhumains dans leur perfection, sans parler des cordes et notamment des violoncelles et contrebasses.

Oui, ce Tristan commence par l’orchestre, inouï, stupéfiant, historique. Par l’orchestre que le chef ne cesse de mettre en valeur, mais qui et c’est presque paradoxal, ne propose pas cependant de lecture neuve de cette partition si fréquentée par les théâtres et par les grands chefs. L’interprétation reste académique, au bon sens du terme, classique, au bon sens du terme : rien de neuf, mais une perfection formelle telle qu’elle devient presque un modèle pour les classes, un modèle pour les académies, une interprétation statufiée telle qu’en elle-même l’éternité pourrait la changer. On n’est ni dans une danse de la mort comme chez Abbado, ni dans la lente et fascinante progression bernsteinienne, ni dans la profusion sonore kleibérienne ou l’énergie d’un désespoir à la Barenboïm (j’en reste aux Dieux de mon Panthéon personnel). Rattle ne s’attarde pas sur le son, à la manière d’un Thielemann, mais ouvre une boite de Pandore infinie avec une sorte de modestie personnelle qui le dissimule derrière les splendeurs de l’orchestre.
Car la question du beau est bien centrale dans l’analyse de ce Tristan. De la part des Berliner Philharmoniker et à ce niveau d’exécution, le beau est le « nécessaire basique», mais une exécution de ce niveau réclame peut-être autre chose : le beau est l’attendu, mais à part cette foule de détails révélés qui ajoutent à notre connaissance de l’œuvre et à la stupéfaction permanente dont elle est l’objet à chaque exécution, il n’y a pas de « propos ».

Acte II, sc.I : Acte II Isolde (Eva Maria Westbroek) Brangäne (Sarah Connolly) ©Monika Rittershaus
Acte II, sc.I : Isolde (Eva Maria Westbroek) Brangäne (Sarah Connolly) ©Monika Rittershaus

En terme d’interprétation, de regard sur l’œuvre, de point de vue, d’originalité, il reste donc un peu de frustration car on ne trouve pas dans cette exécution, si « belle » soit-elle, de quoi nous ouvrir vers d’autres possibles musicaux. L’exécution correspond à l’attendu dans sa perfection formelle, mais peut-être pas à l’espéré dans ses possibles interprétatifs.
Je sens le lecteur agacé par mon analyse d’enfant trop gâté, mais à quoi servirait ce blog s’il se contentait de servir la soupe ? J’ai toujours considéré Sir Simon Rattle comme un très grand chef, voire un inventeur dans certains répertoires, dans le répertoire français par exemple, ou britannique et américain dans lequel il n’est pas égalable aujourd’hui, mais pas dans Wagner, ni dans le grand répertoire germanique romantique et post romantique.
Dans ce Tristan, il valorise une lecture plutôt pathétique de l’œuvre (il est en accord avec la mise en scène qui refuse à l’histoire de Tristan une valeur de tragédie), marquant avec insistance les moments les plus urgents, qui sont même souvent abordés avec un volume un peu excessif : on n’est pas dans une lecture philosophique, ni dans une lecture abstraite, ni dans une métaphysique de l’œuvre mais dans une lecture plus psychologique qui laisse la place aux déchirures individuelles, aux drames intimes des personnages.  Tristan vu comme drame romantique, presque comme mélodrame, et non comme tragédie universelle.
Et notre oreille complaisante d’éternelle midinette accueillera sans doute le pathos avec une certaine satisfaction. Mais le pathos, c’est ce qu’on ne garde jamais dans les souvenirs.

Dans cette optique, le chant peut se déployer avec des couleurs variées. Le britannique Sir Simon Rattle a choisi une distribution de protagonistes essentiellement non germaniques: Sarah Connolly, Stephen Milling, Stuart Skelton, Eva-Maria Westbroek et c’était pour beaucoup des prises de rôle : une distribution neuve pour un festival est toujours un élément excitant, et une prise de risque intéressante, de cela on doit vivement remercier. Quel intérêt d’aller dans un festival pour retrouver les mêmes que sur les scènes en vue : pour cela il suffira d’aller au MET l’an prochain où nous attendront René Pape, Nina Stemme et Ekaterina Gubanova dans la même mise en scène et avec Sir Simon Rattle dans la fosse.
Choisir le risque, c’est aussi assumer les erreurs de casting ou les décalages : Sarah Connolly est une non-Brangäne valeureuse, douée d’une diction impeccable, qui aborde le rôle en musicienne, mais en projection et en style, nous n’y sommes pas, il manque une véritable couleur dramatique, comme dans les « Einsam wachend in der Nacht…habet Acht » et le second « Habet Acht » du deuxième acte, où la voix manque de corps et ne réussit pas à s’imposer, cette présence vocale forte, en dépit de notables qualités d’une artiste bien connue et appréciée, manque une peu dans l’ensemble de l’oeuvre. Sarah Connolly, une des artistes les plus prisées dans le répertoire baroque, abordait là un tout autre univers, elle n’est pas encore bien installée dans Brangäne, et pour l’instant le rôle n’apporte rien de plus à sa (flatteuse) réputation.

Michael Nagy était Kurwenal. Une prise en rôle pour un chanteur bien familier du grand répertoire, c’est un notable Heerufer de Lohengrin, un Wolfram éminent. Il a été un magnifique Stolzius dans Die Soldaten à Munich. Bref, un chanteur aux qualités multiples (il est aussi un bon chanteur d’oratorio) et toujours intéressant. Dans Kurwenal, il semble avoir quelque difficulté à projeter au premier acte, où la brutalité du rôle ne lui convient pas et où la voix est quelquefois un peu couverte. Au troisième acte au contraire, il est dans son élément, plus poétique, plus intérieur : la palette des couleurs peut s’ouvrir avec une émission et une diction qui font de ses premières répliques quelque chose qui rappelle l’univers du Lied. Nagy est décidément un chanteur intelligent et raffiné, il pourrait être un Beckmesser de choix. Une belle prestation qui ne déçoit pas dans l’ensemble, même si ses qualités seraient sans doute plus mises en valeur dans l’autres rôles.
Stephen Milling est Marke, tout en blanc comme le Pinkerton des familles dans cet univers de marins un peu américanisés qu’installe le metteur en scène Mariusz Trelinski (en préparation de la présentation au MET ?). Ce chanteur valeureux, mais à la personnalité pas toujours marquée, se montre ici un Marke remarquable. Sans être une basse profonde, il montre un chant incarné, bien projeté, puissant, à la diction parfaite, et avec une jolie palette de couleurs, très expressif. On connaît bien ce chanteur, souvent sans reproche au niveau musical – il a chanté Marke sur toutes les scènes- mais quelquefois un peu en retrait du point de vue scénique, il est ici pleinement dans le rôle, dans une sorte de simplicité naturelle, sans jamais forcer et la prestation est remarquable.

`Les rôles moins importants sont bien tenus, notamment Thomas Ebenstein, le « Hirt » (berger)  au début du troisième acte, à la voix bien marquée, très claire, bien projetée et énergique, plus affirmée que dans le Junger Seeman au premier acte. Quant à Melot, il est bien défendu par Roman Sadnik. C’est un rôle ingrat, peu mis en valeur (et pour cause, c’est le traître) et il est souvent distribué de manière moyenne. Ce n’est pas le cas ici, la voix est claire, et se note.

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Acte I: je t'aime je te tue .Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus
Acte I: je t’aime je te tue .Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus

Stuart Skelton est Tristan, une prise de rôle qui attisait la curiosité. Disons-le tout de suite, ce n’est pas un Tristan à la voix qui telle l’ouragan écarte tout sur son passage. Et c’est ce qui justement en fait le prix : Skelton est un Tristan lyrique plus que dramatique, émission soignée, diction impeccable, clarté de la voix exemplaire : on comprend tout, on entend tout pas tant à cause du volume mais plutôt du style et de la technique. Il y a beaucoup de poésie dans cette manière de chanter. Et donc, on peut dire que c’est une jolie surprise, et qu’il assume le rôle. Certes, la voix n’a pas toujours la puissance dramatique habituelle et elle fatigue, notamment dans les tensions du troisième acte. Dans une salle aussi favorable pour les voix que Bayreuth, il serait sans doute plus à l’aise que dans l’immense vaisseau de Baden-Baden. Il reste que même là, il réussit à émouvoir et à proposer un Tristan inhabituel, au chant quelquefois proche de la cantilène et vraiment attachant. D’autant qu’il n’y pas un seul Tristan aujourd’hui qui soit un véritable Heldentenor, même pas Stephen Gould qui est la référence aujourd’hui.

Acte I Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus
Acte I Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus

Enfin Eva-Maria Westbroek, qui devait chanter Isolde à Bayreuth puis qui a renoncé chante le rôle de mieux en mieux à mesure qu’avance la représentation. Elle aussi est une voix plus lyrique (spinto bien sûr) que dramatique pour mon goût. C’est une belle Sieglinde, une magnifique Cassandre. Est-ce une Isolde ? Elle arrive au bout du rôle, avec des aigus et suraigus difficiles et métalliques à la limite de la justesse au premier acte et des graves détimbrés. C’était même un peu inquiétant car seul un registre central riche et charnu la rendait convaincante. Le début du deuxième acte n’est pas arrivé à convaincre non plus ; mais le duo d’amour avec un Skelton élégiaque a fonctionné, et par rapport à la voix du ténor avec une fusion assez magique, et aussi en soi, avec un lyrisme, un allant, un engagement qui n’appellent que des éloges. Même conviction au troisième acte, peut-être encore plus dans sa première intervention Ha! Ich bin’s, ich bin’s, süssester Freund! Où elle montre un engagement peut-être plus tendu et émouvant que dans le Mild und leise proprement dit. Dans sa première intervention, elle arrive à donner des couleurs très variées, avec une urgence éperdue. Et toutes les notes passent. Ce qui donne à son « Mild und leise » une humanité extraordinaire et presque une authentique émotion, au-delà de certains éléments techniques, et même si la note finale « Lust» est tenue en filé, et très légèrement savonnée. Elle est aidée par un orchestre formidable qui la soutient, mais qui ne donne pas aux dernières mesures la suspension que donnait un Abbado par exemple (pour parler du même orchestre). D’autres Isolde sont plus convaincantes, mais sans être l’Isolde du moment ni je pense du futur, elle est une Isolde présente. Je pense que dans la salle de Bayreuth elle-aussi eût été plus à l’aide avec une voix qui serait mieux passée. Il est dommage qu’on ne l’y voie pas. Plus généralement je crains un peu qu’elle se perde dans la fréquentation de répertoires divers : Isolde, Sieglinde, Santuzza, Manon Lescaut, Minnie, Desdemona, Wally, Jenufa, Katia Kabanova, Maddalena di Coigny sont des rôles très différents et pas forcément adaptés à sa voix actuelle, ce qui peut être dangereux. À ce jeu, une Cheryl Studer y a laissé une voix qu’elle avait splendide.

Soleil noir ? ©Monika Rittershaus
Soleil noir ? ©Monika Rittershaus

Scéniquement, le travail de Mariusz Trelinski me laisse perplexe. Je suis sorti agacé de la représentation, parce que j’y ai vu une production faussement moderniste, un habillage, pour des options finalement assez banales, ou empruntées : les vidéos (signées Bartek Macias) , dans leur rapport à la scène (bateau dans la tempête, mer houleuse ou démontée, mouettes, soleil noir de la mélancolie – selon les dramaturges du spectacle) font penser (ou référence ?) au travail de Sellars et Viola, le lit d’hôpital au 3ème acte, ressemble beaucoup à celui de Marthaler. Ce sont deux productions très axées sur le monde mental des individus, sur leur affectivité, sur les déchirures, mais très hiératiques. Certes, les besoins des coproductions imposent de travailler en direction de publics très divers. Le public américain n’a pas la même relation à la scène que le public européen par exemple, et la scène polonaise théâtrale est bien plus avancée que d’autres scènes européennes. L’impression prévaut d’options finalement peu dérangeantes, destinées à plaire à tous. Non que je désire par force être dérangé ou bousculé, mais on connaît mon goût pour les mises en scènes qui posent clairement une problématique et qui proposent des axes de lecture. Tout me semble dispersé ou anecdotique : fallait-il qu’Isolde ait la cigarette au bec ? fallait-il qu’à la fin elle s’ouvre les veines pour justifier faire de la Liebestod un « banal » suicide, dans une sorte de réalisme bien discutable. À ce jeu, l’Isolde aux stigmates de Chéreau était autrement plus forte.
Mon premier problème avec cette production, c’est le décor, assez chargé, multiple, notamment au premier acte. Salon, bureau, coursives, pont supérieur, passerelle, où on monte et on descend et où les personnages sont dispersés. Un décor qui devient presque trop anecdotique lui aussi. Qui surcharge sans nous apprendre plus de l’histoire. Fallait-il aussi trois décors pour trois scènes à l’acte II, une sorte de tour de contrôle mirador, la même retournée, et un salon obscur ?

Acte II Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus
Acte II Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus

Le troisième acte reste plus concentré sur un seul espace, parce que l’espace en l’occurrence, c’est d’abord l’espace intérieur de Tristan, et c’est un peu plus clair.

Mariusz Trelinski et son décorateur Boris Kudlička veulent évidemment un espace sans chaleur, métallique, vaguement inquiétant parce que guerrier. Ce n’est pas d’ailleurs le fait qu’on ait un navire de guerre au premier acte qui soit dérangeant : c’est cohérent avec l’histoire, c’est surtout cette déperdition inutile dans le détail, les écrans radars verts, projetés dès le prélude, et à chaque acte, la passerelle de commandement ultra moderne et sa version terrestre à l’acte II, le divan sur lequel dort Isolde (on lui donne un salon parce qu’il n’y sûrement pas de cabine), comme une invitée de dernière minute à qui l’on n’a pas trouvé de couche, ou le revolver Tristan et Isolde s’échangent. Il y a quelque chose de cinématographique dans ce réalisme agressif, alors qu’il n’y pas moins cinématographique, ni plus théâtral que Tristan, dans sa concentration et son essentialité.

Acte II, duo d'amour Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus
Acte II, duo d’amour Isolde (Eva Maria Westbroek) Tristan (Stuart Skelton) ©Monika Rittershaus

Le seul élément cohérent et juste, c’est la présence permanente de la nuit, thème central du duo du 2ème acte, une nuit oppressante, avec ses lueurs et ses phares : des projecteurs qui aveuglent et qui cachent plutôt qu’éclairer : un jeu d’ombres qui devient menaçant notamment au 2ème acte. Les lumières (de Marc Heinz) dans cette ambiance uniformément nocturne, ont donc une particulière importance, notamment le vert un peu glauque qui est celui des radars, mais aussi des éclairages nocturnes extérieurs, un vert qui ne cesse de rappeler un monde de nuit et de brouillard. Il n’y a pas de lumière apaisante mais sans cesse des lumières glaciales, violentes ou rasantes, diffuses ou coupantes, qui ne laissent jamais indifférent voire qui dérangent.

Spots menaçants: acte III Isolde (Eva Maria Westbroek) ©Monika Rittershaus
Spots menaçants: acte III Isolde (Eva Maria Westbroek) ©Monika Rittershaus

Voilà pour l’ambiance, volontairement concrète et menaçante, une ambiance qu’on aimerait fuir.
Fuir, c’est bien ce qui occupe l’âme de Tristan, prisonnier de codes qui l’enserrent, code de l’honneur, code de l’obéissance, code militaire : Trelinski insiste sur le monde militaire et ses contraintes, nous sommes au milieu d’officiers en uniforme (au deuxième acte leurs visages sont dissimulés par des masques argentés, presque comme des restes d’armures), qui ont un rapport agressif et violent à Tristan, frappé, mis à terre, puis dégradé, mais aussi à Isolde, qu’on fait sortir de la salle et qui regarde la scène derrière une vitre. Cela aussi m’a gêné : faut-il tant d’action ? Une fois de plus, l’univers cinématographique s’impose dans cette vision, comme s’il fallait à toute force faire ou montrer quelque chose, alors que par ailleurs le metteur en scène ne fait rien de Marke, qui dans d’autres mises en scène à tort ou à raison est un pivot : chez Chéreau c’était un être profondément humain qui adressait son monologue non à Tristan mais à Melot, ce qui prenait un sens face aux lois de l’amitié et de la fidélité, chez Sellars, il se déclarait à Tristan en amant trahi, chez Katharina Wagner, c’était l’insupportable méchant, voyeur, vengeur, chez Marthaler, il apparaissait dans le pardessus gris d’un dignitaire du Parti local. Ici…rien, il dit son monologue, va de droite à gauche, s’asseoit, se lève, mais rien n’est dit sur lui et sur son être profond. C’est bien l’une des faiblesses de ce travail ne pas vraiment travailler sur les ressorts psychologiques des autres personnages : Kurwenal est dans l’ombre et la mise en scène laisse le chanteur gérer, Brangäne est juste une gouvernante sans même comme chez Marthaler, être une sorte de double réaliste d’une Isolde déjà ailleurs. Comme si la mise en scène ne voulait se concentrer que sur le couple Tristan-Isolde, dans son mystère et ses replis intérieurs, avec des ingrédients extérieurs un peu insistants, comme les costumes (de Marek Adamski) : Isolde en pantalon au premier acte, puis en robe rouge au deuxième et au troisième, rouge passion qui tranche avec le noir ambiant : on a vu la même chose dans La Juive de Py une semaine avant, pour dire l’originalité du choix. Tristan engoncé dans son uniforme (Robert Dean Smith aussi chez Marthaler, mais c’était un uniforme moins rigide), avec ses nombreuses décorations, marin à l’américaine, puis dégradé par ses pairs, Kurwenal en treillis, visiblement très loin et bien plus bas dans l’échelle sociale, Marke tout blanc, comme Brogni dans La Juive. On utilise des codes de couleur où s’identifient l’amour, le pouvoir, la soldatesque, et là aussi, on se demande ..et après ? Tout se passe comme si la représentation était sa propre exégèse, mais qu’au-delà du littéral, rien ne nous était dit.

Acte II, scène III ©Monika Rittershaus
Acte II, scène III ©Monika Rittershaus

Au troisième acte, Trelinski insiste sur l’impossibilité de démêler le vrai du fantasmé : Tristan rêve à Isolde (vidéos), et à la fin, les autres personnages apparaissent à peine, comme des ombres, laissant le couple seul : bataille, intervention de Marke, tout cela semble ouaté, en arrière scène, embrumé et donc il est impossible de déméler jusqu’à la fin la nature même de ce que l’on voit ou que l’on ne voit pas, et quelquefois en contradiction avec la tradition : Isolde arrive quand Tristan est encore vivant, il la voit, lui parle et meurt dans ses bras (à cet égard, la fin la plus terrible était celle de Ponnelle à Bayreuth, qui en faisait vraiment un rêve de Tristan agonisant), là aussi, une sorte de scène de cinéma destinée à mettre en valeur du pathétique.

Acte III ©Monika Rittershaus
Acte III ©Monika Rittershaus

Quand Tristan s’écroule, Isolde s’ouvre les veines. Dit ainsi, on dirait du Giordano ou du Leoncavallo, voire une mort sanguinolente d’héroïne de bel canto, Maria di Rudenz ou autre. Alors bien sûr, la dernière image qui montre Tristan et Isolde assis côte à côte au proscenium, comme image éternelle du couple, alimente l’image mythique. Mais il reste que les choix de mise en scène pour mon goût diminuent l’aspect mythique, voire philosophique de l’œuvre.

En ce sens aussi, la direction très expressive et très appuyée de Sir Simon Rattle correspond bien cette mise en scène anecdotique : même les plus beaux moments (le début où Tristan vient contempler Isolde dormant) deviennent des éléments d’une histoire d’amour qui n’est qu’histoire d’amour. Trelinski a voulu rendre concrets des sentiments, des souffrances, des relations humaines et sociales, quoi de plus évident que ce bateau dans la tempête qui lutte contre les éléments en furie ? quoi de plus évident que ces mouettes qui volent en escadrille dès que le couple chante l’amour ? Le spectateur n’est jamais sollicité sinon pour regarder, jamais pour penser. J’ai souvent cité Brecht en travaillant sur le Regietheater, comme un stimulant pour l’esprit. Ici nous sommes vraiment à l’opposé, dans le cathartique, et même dans l’hypercathartique, et dans une optique de drame, presque de drame bourgeois, à l’opposé d’un théâtre qui chercherait par son abstraction à impliquer l’intellect du spectateur. Sans le vouloir signifier directement, on cherche la tripe, le partage des émotions, et que des émotions, presque – je suis méchant et sans doute excessif – comme dans les mauvais films.

Cette mise en scène a été pensée en fonction d’un public plutôt américain, sensible à une esthétique et à des références que nous n’avons pas dans le théâtre européen. Pourquoi pas ? On a tellement trituré l’œuvre dans tous les sens que cette option est aussi possible. Seulement, elle ne me parle pas. Elle exige aussi une option musicale, où le sublime laisse la place au pathétique. Impossible de faire coller une mise en scène crépusculaire et déchirante à la Grüber (avec Abbado) avec cette option musicale-là. En revanche, il y a une vraie cohérence entre Rattle et Trelinski, et il y a une logique à ce que Rattle dirige au MET la production : on peut ne pas partager l’option, mais saluer un travail cohérent, où ce qu’on voit trouve écho dans ce qu’on entend. Ce n’est pas un « mauvais » travail, loin de là, c’est un travail auquel je n’adhère pas, et qui pour moi est inutile parce qu’il ne contribue pas à mieux répondre aux questions posées par l’œuvre. Tout cela serait à discuter des nuits durant autour d’une Guiness ou d’un Irish coffee, pour rester en Irlande…
Mais quand même…quel orchestre fabuleux ! [wpsr_facebook]

Acte I Prélude ©Monika Rittershaus
Acte I Prélude ©Monika Rittershaus

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: DER FLIEGENDE HOLLÄNDER de Richard WAGNER le 5 MARS 2016 (Dir.mus: Asher FISCH; Ms en sc: Peter KONWITSCHNY)

Acte I: arrivée des marins hollandais  ©Wilfried Hösl
Acte I: arrivée des marins hollandais ©Wilfried Hösl

(Les photos ne se réfèrent pas à la reprise actuelle, mais à une précédente, avec d’autres chanteurs)

 

Cette production marqua l’adieu de Sir Peter Jonas à la tête de la Bayerische Staatsoper en 2006. Sous son règne, commencé en 1993,  Peter Konwitschny a laissé à Munich une trilogie wagnérienne comprenant Parsifal en 1995, Tristan und Isolde en 1998, et ce Fliegende Holländer. Peter Konwitschny est l’un des représentants les plus rigoureux du Regietheater et l’un des plus grands lecteurs de la dramaturgie wagnérienne.
Les deux premières productions citées sont toujours au répertoire de Munich, c’est dire, à travers leur longévité, l’importance qu’elles ont dans l’histoire récente du théâtre, notamment pour des œuvres aussi emblématiques. Der Fliegende Holländer revient régulièrement dans les programmes, cette fois avec une étincelante distribution (Michael Volle, Peter Rose, Klaus Florian Vogt, Heike Grötzinger, Jussi Myllys, Catherine Naglestad) et un chef rodé au répertoire, Asher Fisch.
Fixé sur Un ballo in maschera du 6 mars, je n’avais même pas regardé le programme du 5 mars, et c’est au tout dernier moment que j’ai tenté ma chance sous la colonnade du Nationaltheater. Bien m’en a pris.
Le fil rouge des trois productions de Konwitschny, c’est le sacrifice féminin, et plus généralement le statut de la femme induit par les livrets. Pour Konwitschny, la femme est centrale dans ces opéras : il voit par exemple dans Kundry celle qui meurt et qui se sacrifie pour que l’ordre ancien et masculin puisse perdurer dans Parsifal.
Senta est une autre figure du sacrifice féminin et c’est autour d’elle que la mise en scène est construite, une mise en scène d’une rare intelligence, mais qui heurtera les amateurs de jolies histoires romantiques. L’opéra ou la défaite des femmes, comme l’a écrit Catherine Clément.

Acte I ©Wilfried Hösl
Acte I ©Wilfried Hösl

Trois actes et trois espaces différents, scandés par des baissers de rideau.
Le premier acte est celui de la rencontre Daland/Holländer, celui de la tractation, où Daland va vendre sa fille au très offrant, c’est une mise en place, relativement traditionnelle. Le décorateur Johannes Leiacker a composé un paysage romantique, toiles peintes, mer agitée, falaise, couleurs sombres, pas de vaisseaux mais deux passerelles qui se font face, à cour celle métallique, de Daland, et celle, usée et fragile, du Hollandais à Jardin. Des marins d’aujourd’hui, face à un Hollandais vêtu à la mode du XVIIème, avec un équipage comme sorti d’un tableau de Frans Hals ou Rembrandt. Ce sont donc deux univers qui vont se rencontrer, avec leurs valeurs, leur incompréhension mutuelle (amusant jeu avec les verres qui deviennent des calices d’or pris dans le coffre), leur manière de voir le monde. Seul l’argent les unit, car l’argent fait tout, et l’or n’a ni odeur, ni âge. Aussi l’arrivée du coffre plein des trésors promis exerce-t-elle une attraction immédiate sur Daland qui chourave au passage quelques colliers (c’est classique dans les regards sur l’œuvre), puis, moins classique, du Steuermann, qui tourne autour, qui tente d’assister à l’entrevue Daland/Holländer, qui essaie une cuirasse, puis un casque, un collier, une chaîne d’or et qui finit par appeler l’équipage qui plonge ses mains dans le coffre, pendant que les deux capitaines installés autour d’une table discutent sans apparemment prendre garde à ce qui se passe derrière eux.
L’équipage du Hollandais arrive à son tour pour rétablir l’ordre, pendant que le pacte est scellé entre Daland et le Hollandais.

Acte I ©Wilfried Hösl
Acte I ©Wilfried Hösl

Konwitschny a voulu confronter le monde du Hollandais non à une Norvège romantique du temps de Wagner, mais à une Norvège d’aujourd’hui : le temps pour le Hollandais n’a pas d’importance et ce qui intéresse Konwitschny, c’est la confrontation des valeurs d’aujourd’hui et d’hier, les permanences et les ruptures, et notamment le regard sur la femme.

C’est pourquoi après un premier acte à l’imagier troublé  (paysage romantique de toiles peintes, vision théâtrale un peu surannée, mais pas trop) le deuxième acte change très violemment d’ambiance.
Nous sommes précipités de nos jours, dans la salle aux murs immaculés d’un centre de fitness où les rouets ont laissé la place à des vélos d’intérieur sur lesquels pédalent un groupe de femmes sous la direction d’une coach (Mary) : survêtements, sacs de sport, miroirs, lumière aveuglante : le choc est rude, après un premier acte après tout relativement « traditionnel ».

Acte II: filer ou pédaler, c'est conquérir l'inutile ©Wilfried Hösl
Acte II: filer ou pédaler, c’est conquérir l’inutile ©Wilfried Hösl

Dans l’original, elle filent, et la surveillante (Mary) leur dit que plus elles filent et plus leur trésor (leur amoureux) leur apportera des cadeaux et de l‘argent. Manière de les encourager et de faire comprendre que leur travail n’a pas grand sens, que seul a du sens celui qui leur apporte l’argent. Manière aussi d’isoler le sort de Senta pour qui filer a encore moins de sens parce que son amoureux est chasseur et non marin, il apporte du gibier mais pas des trésors : Senta, même face à son monde, est ailleurs.
Pour Konwitschny, pédaler à vide dans une salle de sport ou filer au rouet pour son « Schatz » est signe d’inutilité et de vacuité : il n’a pas résisté à la similitude entre le mouvement du vélo et celui du rouet, et à la confrontation des femmes à l’inutile : que le Schatz soit le marin ou la « ligne » à préserver, c’est aussi vain et marque la vacuité des activités des femmes.
Senta est dans cette ambiance à la fois comme les autres et différente ; et le choc est double lorsque d’un côté apparaît Erik (Klaus Florian Vogt) en peignoir de bain blanc et sandales de plastique, et de l’autre le Hollandais en uniforme du XVIIème. Le tiraillement de Senta est visuellement installé, mais en même temps la nature différente des deux amours, qui va susciter le drame.
Voir Klaus Florian Vogt ainsi implorer Senta, m’a évidemment fait irrésistiblement penser au troisième acte de Lohengrin, autre dialogue de couple au-dessus du volcan, non dépourvu de violence ici, puisqu’Erik détruit le portrait que Senta porte avec elle.
La rencontre avec le Hollandais, se joue dans ce décor profane, incongru face à ce qui est en jeu, Erik en peignoir et le Hollandais en marin du XVIIème est une scène qui pourrait faire sourire. Ce n’est pas le cas : l’altérité du Hollandais explique au contraire la nature de la volonté de Senta, désireuse de rédemption (Erlösung), c’est à dire de mourir pour sauver. Une sorte de vocation au martyre qui n’a rien à voir avec un amour terrestre (au contraire de la mise en scène de Jan Philipp Gloger à Bayreuth qui est fondée sur la rencontre amoureuse), l’amour terrestre est ce que vit Senta avec Erik, et d’une certaine manière, la lutte d’Erik s’apparente à celle d’un amoureux qui empêcherait son aimée d’entrer au couvent.

Anachronismes des valeurs ©Wilfried Hösl
Anachronismes des valeurs ©Wilfried Hösl

Le deuxième acte va donc se terminer par le magnifique duo où Senta se promet « bis zum Tod », jusqu’à la mort, dédiée, par un amour mystique. C’est bien de la nature de la « vocation » de Senta qu’il est question ici, dont la fidélité est mystique et non terrestre. Mais le Hollandais veut non un mariage mystique, mais bien terrestre: il sort de sa valise une robe de mariée un peu fripée (c’est l’âge!) dont il revêt Senta.
Konwitschny, qui travaille sur la version 1843 (et non 1860 avec la rédemption) travaille sur un opéra aporétique, où la seule solution, c’est la mort, sans rien que le néant. D’ailleurs, il joue sur les mots Lösung (solution) et Erlösung (rédemption), affirmant que lorsqu’il y a « Erlösung », il n’y a pas de « Lösung », en appelant aussi à l’exemple de Kundry.
Ainsi donc, le don de Senta n’est pas un don de corps, mais un don de vie.
Le Hollandais, qui vit avec les valeurs du XVIIème vit cette union comme un exemple de fidélité totale, tragique, mais d’une certaine manière, à la mode tragique du XVIIème ; Senta quant à elle donne sa vie, dans un mouvement mystique où toute trace d’amour terrestre a disparu.
Ainsi le troisième acte va mettre en scène les oppositions jusqu’à la déchirure dans un espace clos, qui laisse voir au fond le paysage du premier acte, coincé entre les battants de porte, et qui est une taverne étrange avec à jardin un comptoir où les marins debout se saoulent à la bière, sous la lumière électrique et à cour, recroquevillés, presque dormant, les marins hollandais, assis à des tables avec des chandelles plantées dans des bouteilles. Le tout dans un espace unique et donc paradoxal, chacun vivant la vie à laquelle il est accoutumé, deux vies qui finissent par s’opposer dans une ambiance violente et fantasmagorique dans la scène de la tempête, interrompue par l’arrivée d’Erik, cette fois-ci en habit de chasseur, qui va tenter une dernière fois de récupérer Senta. Emergeant du groupe de ses marins le Hollandais surgit, accusant Senta d’infidélité et de manquer à sa parole, et précipitant son départ.
Konwitschny ainsi souligne un aspect peut-être jamais vraiment souligné de l’opéra, à savoir que résolument arcbouté sur ses valeurs et ses exigences, le Hollandais ne sait pas voir chez la jeune fille le don mystique de soi, et pense qu’elle est tiraillée entre Erik et lui : il fait une crise de jalousie qui n’a pas lieu d’être. Et peut-être peut-on supposer que les errances du Hollandais sont aussi le fruit de sa rigidité, de son absence de regard sur l’autre, de l’aveuglement dû à son désir de se sauver à tout prix, et donc de la négation de Senta en l’occurrence, mais de toutes les femmes qu’il a peut-être rencontrées déjà.
Senta cette fois-ci devant l’aporie de sa situation, désirant donner sa vie, que le Hollandais refuse au nom de valeurs qui n’ont pas lieu d’être, et ne supportant pas l’insistance terrestre d’Erik, choisit…de tout effacer. Effacer l’histoire, effacer sa vie et effacer du même coup la musique. Elle fait exploser un baril de poudre, noir en salle, arrêt de la musique. Surprise.
Et on commence à apercevoir émergeant de l’ombre peu à peu l’ensemble des artistes prêts à saluer, tandis qu’on entend dans le lointain la musique brutale de la fin de l’opéra comme sur le son d’un vieux gramophone, parce que la situation ne pouvait avoir de fin « normale » (pas de « Lösung ») mais que tout devait être annihilé (et pas d’ « Erlösung » non plus). Le néant, scénique et musical.

On se prend à rêver du charivari qu’à Paris ou Milan qui n’aiment pas le Regietheater un tel travail aurait sans doute provoqué. Et pourtant, Konwitschny prend acte d’une version musicale sans rédemption, pour proposer une vision sans rédemption, sans solution, avec musica interrupta, dans un travail d’une grande intelligence et d’une très grande violence, y compris visuelle. C’est un travail évidemment sur la psychè, vu à travers le refus de tous de prendre en compte qui est Senta et sa nature profonde. Rien de romantique, ou du moins, un romantisme qui est une impasse tragique, ou la mort n’est pas mort théâtrale où l’on verra l’héroïne se jeter dans la mer, comme Tosca se jettera du haut du Château Saint Ange, pour rejoindre l’aimé, mais où elle décide de tout suspendre, de tout effacer, de tout faire disparaître dans un néant alors partagé par chanteurs musiciens et spectateurs. Le Gramophone lointain étant ce qui nous reste après la fin du théâtre.
C’est un travail très intelligent et réfléchi même si radical, dans la mesure où il s’attaque à la musique, même pour la dernière minute, qui reste le climax évidemment. La privation du climax musical pour le remplacer par un climax scénique se comprend et se défend, évidemment, même si je pense à la frustration de certains spectateurs, d’autant que je ne suis pas sûr que tous aient pu remarquer (à l’ouverture) qu’il s’agissait de la version 1843, sans rédemption et donc sans ajout musical des dernières mesures « rédemptrices » de 1860.
Rompu à cette production, le chœur de Sören Eckhoff est clair, énergique, magnifiquement sonore et en même temps incroyablement tendu ; le début du troisième acte est à ce titre exemplaire. Mais c’est habituel dans ce théâtre.
Même si ce n’est pas la distribution d’origine, sauf pour Klaus Florian Vogt, qui n’assure pas les deux suivantes (assurées par Tomislav Muzek), la compagnie réunie défend très bien l’ensemble du propos. Peter Rose, qu’on a tellement l’habitude de voir en Ochs qu’on en est presque étonné de le voir dans un autre rôle, assure le rôle de Daland avec une diction parfaite : le texte est d’une très grande clarté, avec une projection parfaite, et la voix passe en salle sans aucun problème. C’est un Daland de classe, bien engagé scéniquement et dont la voix se différencie parfaitement avec celle de Michael Volle dans le Hollandais, ce qui n’est pas toujours le cas, notamment avec une couleur moins sonore, un peu plus mate : il incarne une voix « bourgeoise », pourrait-on dire.
Michael Volle est un modèle d’intelligence du chant, d’expressivité et de tension ; il n’y a aucun doute possible : il est vocalement le Hollandais, avec une telle perfection dans la diction, l’expression, l’émission, la projection qu’on reste quelquefois pantois, devant tant de science du dire et tant d’émotion contenue. Son monologue d’entrée est tout simplement prodigieux, et je ne parle même pas des duos, qui sont des modèles. Il est aristocratique dans son dire, dans sa manière de chanter, dans la manière de colorer.
Catherine Naglestad en Senta est un peu décevante, cette Brünnhilde, cette Tosca, n’a pas toujours la ligne pour Senta. Elle en a évidemment les aigus et ses dernières minutes sont époustouflantes comme si enfin la voix sortait se confronter avec le destin. Il reste que dans la ballade, il est vrai menée avec un tempo ravageur pour les voix tant il est lent, elle est contrainte de moduler plus que de raison, et la voix a des difficultés à « tenir la distance » et maintenir la stabilité de la ligne de chant  et n’a pas l’éclat qu’on attendrait dans ce morceau de bravoure ; elle est à la peine. Il reste que le personnage est là, tel qu’il est voulu par la mise en scène. Elle est meilleure dans le duo avec le Hollandais, et ne semble n’entrer vocalement dans le rôle que dans la scène finale.
Si la Mary de Heike Grötzinger n’appelle pas de remarque dans sa version « coach de salle de sport ». Klaus Florian Vogt était Erik, un rôle presque secondaire pour lui tant on a désormais l’habitude de le voir en Parsifal ou Lohengrin. Il mène son duo du deuxième acte– est-ce simplement une impression personnelle ?- comme Lohengrin avec Elsa, soignant comme d’habitude chaque parole, chaque note tenue, filée, avec une douceur séraphique ; il semble moins à l’aise dans les parties un peu plus héroïques, et notamment dans la dernière scène ; mais son travail est une vraie leçon de chant. Un Erik aussi poétique, aussi élégant semble tomber du nuage des anges.
Belle prestation du jeune Steuermann de Jussi Myllys : la voix est claire, bien projetée, le comportement scénique très juste. En fait, une distribution de grande classe, et qui aurait garanti une vraie grande soirée, si la direction de Asher Fisch n’avait pas un peu éteint ce bel enthousiasme. Asher Fisch n’est pas un chef médiocre, et son Fliegende Holländer est très au point (il est vrai que c’est le répertoire de l’orchestre), sans bavures et quasiment sans scories, mais il ne réussit pas à tendre dramatiquement son approche, qui pour la version de 1843, demanderait un autre halètement, comme une course à l’abîme : le tempo est plutôt lent, ce qui met quelquefois les chanteurs à la peine, obligés de tenir les notes plus que de raison, et la tension ne correspond pas à ce qu’on voit sur scène. Autrement dit, il y a à mon avis trop de « raffinements » de mignardises qu’il n’y a pas à avoir ici. J’ai l’impression que Asher Fisch italianise un peu la partition, demandant à ses chanteurs, Naglestad par exemple, certains moment presque italianisants. Même s’il remporte un beau succès, et que la prestation est loin d’être scandaleuse, il ne m’a pas vraiment enthousiasmé, ni apporté quelque chose de neuf ou d’inattendu.
Ce qui est soirée de répertoire à Munich serait ailleurs sans doute soirée exceptionnelle vu la distribution. J’étais heureux d’avoir pu « improviser » cette nouvelle soirée Wagner. Même quand on vient pour Verdi, Wagner n’est jamais bien loin à Munich.[wpsr_facebook]

Acte III inquiétant ©Wilfried Hösl
Acte III inquiétant ©Wilfried Hösl

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2015-2016: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG, de Richard WAGNER le 1er MARS 2016 (Dir.mus: Philippe JORDAN; Ms en scène: STEFAN HERHEIM)

Le concours (Acte III) Beckmesser (Bo Skovhus) ©Vincent Pontet/ONP
Le concours (Acte III) Beckmesser (Bo Skovhus) ©Vincent Pontet/ONP

Voir compte rendu de cette production en août 2013 à Salzbourg

J’ai vu en 2013 ce spectacle au Festival de Salzbourg, dirigé par Daniele Gatti avec une distribution contrastée et des Wiener Philharmoniker pas au mieux de leur forme. La mise en scène de Stefan Herheim ne m’avait pas vraiment convaincu. Qu’en est-il après deux ans et demi ?

Je suis un grand admirateur de Stefan Herheim dont j’ai vu beaucoup de travaux, et que je considère comme l’un des metteurs en scène les plus inventifs de la génération actuelle : c’est même son Parsifal de Bayreuth qui m’a convaincu d’ouvrir ce blog, puisque c’est mon premier compte rendu, en août 2009. C’est dire avec quelle curiosité j’avais couru à Salzbourg.
J’ai déjà souvent écrit sur Die Meistersinger von Nürnberg, et sur la difficulté à laquelle se heurte le wagnérien non allemand, face à une œuvre qui malgré ses aspects séduisants et légers (pensez-donc, une comédie !) ne se livre pas facilement et constitue même un osso duro du wagnérisme. Cette difficulté, c’est le texte, c’est le discursif, c’est même la prééminence du texte sur la musique à laquelle elle doit se soumettre, et plus généralement, dirais-je, la prééminence du plateau que la musique accompagne, comme une musique de film, ou mieux de dessin animé. Il faut lire à cet effet la page de Philippe Jordan dans le programme de salle, que je partage entièrement.

La difficulté de cet opéra sied à une composition musicale qui suit pas à pas les inflexions du texte, sans jamais les précéder, mais en les colorant, par une foule de détails dans l’instrumentation dont le but n’est pas de faire des effets, mais d’illustrer le sens du texte. C’est une innovation extraordinaire, qui va avoir de larges conséquences sur la dramaturgie musicale du futur.
D’un autre côté, les parties orchestrales sont souvent lues au départ comme un peu grandiloquentes (ouverture, final) et donc superficielles alors qu’elles ont aussi inspiré le monde symphonique post-romantique, je pense notamment au dernier mouvement de la 5ème de Mahler, dont j’ai souvent parlé en écho à ce Wagner-là.
Tout cela pour dire que je considère  aujourd’hui (après cinquante ans d’écoute, puisque c’est à 12 ans que le virus Wagner m’a envahi) Die Meistersinger von Nürnberg comme l’opéra le plus passionnant de Wagner, un vrai puits sans fonds conceptuel, et sans doute musicalement le plus accompli et sûrement le plus novateur, même s’il m’a fallu beaucoup de temps pour l’apprécier totalement et résolument, au point d’essayer de ne jamais rater une production importante aujourd’hui.
Or, et c’est un paradoxe, ce chef d’œuvre absolu est rare sur les scènes non germanophones, ou même non allemandes si l’on compte que même à Vienne, si l’on en croit les archives en ligne, l’opéra créé à Munich en 1868 a été créé à Vienne en 1955 !!  Et à Paris,  c’est à février 1989 que remonte la dernière reprise (production de Herbert Wernicke), même si on l’a jouée en version de concert 3 fois en 2003 (direction James Conlon avec d’ailleurs déjà Toby Spence en David, et Anja Harteros en Eva…). C’est un sacré investissement pour les théâtres : énormité du chœur, nombreux rôles, et orchestre à faire travailler parce que l’œuvre étant rare, les musiciens des orchestres d’opéra non allemands la connaissent mal. Toutes raisons pour y renoncer.

Je pense que ces rappels sont essentiels pour comprendre que la Première d’une nouvelle production de Die Meistersinger von Nürnberg à Paris est un grand événement, il faut donc remercier (pour une fois) Nicolas Joel de l’avoir programmé, car ce projet est un projet Nicolas Joel, prévu la saison dernière et reculé d’un an…
Depuis 2013, j’ai vu trois productions : Otto Schenk au MET, un travail archéologique d’une exactitude photographique et un peu poussiéreuse aujourd’hui, Tobias Kratzer à Karlsruhe, une très brillante réflexion sur les aventures de la lecture de l’œuvre dans le contexte d’une école de chant dédiée à Wagner, qu’il faut aller voir dès que Karlsruhe en reprogrammera la reprise, et la magnifique production d’Andrea Moses, sur l’Allemagne et sur l’humanité allemande (au sens fort), qui était un pur chef d’œuvre elle aussi, cet automne à la Staatsoper de Berlin.
Par rapport à ces deux derniers travaux, Herheim a emprunté un chemin complètement différent. Alors qu’on aurait pu (Parsifal oblige) s’attendre à un travail sur la germanité, comme l’a fait aussi Kupfer à Zürich ou les artistes cités ci-dessus (car même Schenk travaille sur une imagerie traditionnelle qui installe dans les têtes une Allemagne gentille à géraniums et colombages), Herheim part de Wagner qui fait de Nuremberg l’univers clos d’une ville idéale dont l’Art est la raison d’exister, une république de Platon dont les artistes seraient les fers de lance, mais il en décale l’imagerie, en créant un univers à part, ni idéal ni utopique, mais référencé à l’enfance et aux films de Walt Disney, c’est à dire un univers tout aussi clos et détaché des contingences, qui permet en même temps toutes les libertés et les initiatives, dominé par l’idée de comédie, voire de comédie musicale.
Pour donner une logique à ce parti pris, Stefan Herheim en fait le rêve d’un Sachs-Wagner, pressuré par les affres de la création…des Meistersinger.  L’idée est intelligente, bien réalisée et filée, mais…l’œuvre est longue l’option ne tient pas la distance, notamment au deuxième acte et malgré les idées et le décor extraordinaires d’Heike Scheele.
Au troisième acte, on revient au monde réel, au monde des souvenirs, au monde des choix difficiles, des renonciations : le troisième acte, c’est celui doux amer où Strauss et Hoffmannsthal puiseront leur maréchale, c’est celui d’un quintette d’où ils tireront le trio final d’un Rosenkavalier, né ainsi au cœur des géraniums de Nuremberg. Mais si les renonciations marquent la fin de toutes les illusions du réel, elles sont aussi les marques qui suscitent la création poétique, qui marquent la fin des pères et le futur des fils. Sachs aide Walther à « tuer le père » pour être lui même, un Walther qui finit par songer aussi à « tuer » les Maîtres ou à les fuir, une option qu’avait embrassé jadis à Genève (Harteros/Vogt/Spence/Dohmen) la très belle mise en scène de Pierre Strosser. C’est peut être la fin des illusions humaines mais le début du poétique qui peut naître et se développer : c’est le sens d’un final carnavalesque particulièrement bien réglé, sorti de l’imagination de Sachs, qui peut enfin créer, pour transfigurer sa vie, ses souffrances et ses regrets.

Début Acte I, rideau, video, décor  ©Vincent Pontet/ONP
Début Acte I, rideau, video, décor ©Vincent Pontet/ONP

Incontestablement, ce travail est bien fait, magnifiquement réalisé techniquement, notamment le jeu de la vidéo initiale et la transformation de l’espace scénique en monde à la Gulliver, où le secrétaire est l’église, où les livres géants racontent les histoires géantes de la mythologie allemande (Des Knaben Wunderhorn), où l’armoire est l’échoppe de Sachs et le vaisselier la maison de Pogner.

Acte I sc I  ©Vincent Pontet/ONP
Acte I sc I ©Vincent Pontet/ONP

Mais voilà, à transposer l’histoire dans un univers différent, mais en la proposant telle quelle, elle semble perdre au passage quelque chose de sa séduisante complexité. L’option soutenue à bout de bras court le risque de tourner court : il est difficile tout ensemble de faire converger le rêve qui va précéder le processus créatif et faire naître l’œuvre, de construire un univers très spécifique partagé par le spectateur, qui est l’univers bon enfant (encore que les loups et les Chaperons rouges…) des contes de fées , de traiter la comédie et presque seulement la comédie, et de se contenter de semer quelques cailloux blancs pour élargir le propos : présence continue des livres, partout (les références intellectuelles et les sources !) présence du théâtre à travers la petite scène de guignol qui jamais ne change de proportions, présence d’un jeu de construction qui construit une Nuremberg d’enfant, et surtout fermée, à l’intérieur de murs, présence du monde de l’enfance comme référence idéale d’un jeu souriant, une sorte de Nuremberg maison de Poupée où tout le monde il est beau tout le monde il est gentil (comme la tentative de réconciliation, à l’initiative de Beckmesser que Sachs volontairement écarte, pour retourner dans la communauté).

Acte II  ©Vincent Pontet/ONP
Acte II ©Vincent Pontet/ONP

Tout cela colore d’une manière malgré tout uniforme et finit par décevoir car l’impression s’impose que l’inventivité s’épuise, chez un metteur en scène qui est habituellement une explosion permanente d’images et d’idées. C’est net au deuxième acte, languissant, où même la farandole des contes de Grimm, certes amusante, qui remplace le traditionnel charivari déçoit, et où il ne se passe pas grand chose, parce que le parti pris empêche évidemment Eva d’être (trop) provocante, Sachs trop amoureux, et fait de Walther une poupée de cire. Tout ce qu’il y a de désir, rentré ou non, de dépit, d’espoir, de provocation est sinon évité, du moins très allégé, à peine suggéré, tout comme d’ailleurs au dernier acte. Dans sa volonté de faire un travail sur la comédie, Herheim jette des signes, au lieu de montrer les petits drames des êtres. Signes dès le premier acte :  Walther charme par son chant la compagnie, comme le Glockenspiel dans Zauberflöte, mais aussi comme le chant d’Orphée, les maîtres se mettent à danser à la manière des ensembles de musical à l’américaine, et bien sûr Beckmesser prend peur : cette musique sans règles est dangereuse parce qu’elle a prise directe sur l’auditeur et qu’elle n’est plus médiatisée par les Maîtres. Autre signe à peine perceptible, le jeu d’Eva qui minaude auprès de Sachs au deuxième acte, signe encore le tiraillement physique de Sachs entre Walther et Eva au troisième ou signe enfin le portrait d’Eva dissimulé sous un linge au centre de la pièce.

Hans Sachs (Gerald Finley) et le portrait ©Vincent Pontet/ONP
Hans Sachs (Gerald Finley) et le portrait ©Vincent Pontet/ONP

Tout cela est dit, montré mais en même temps effleuré, fugué et jamais fouillé, tandis que du bon gros humour parsème la production, qui tombe souvent sur Beckmesser, qui fait des acrobaties pour marquer les fautes, qui met son texte dans son haut de chausses qui tombe. Paradoxalement, la pantomime du troisième acte où Beckmesser pénètre dans la maison de Sachs à son insu et où il cherche un texte, ne va pas assez loin pour mon goût : la musique de Wagner impose et commande les mouvements du personnage avec une exagération démonstrative. Dans la mise en scène, les mouvements effectués sur le plateau, restent trop timides et ne traduisent pas jusqu’à l’absurde l’exagération comique, comme la musique l’y invite : il faut là à mon avis mimer Gros-Minet cherchant Titi, car on est dans la pure caricature.

Merker (Bo Skovhus) et Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP
Merker (Bo Skovhus) et Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP

Beckmesser par son costume même est la caricature du rabat-joie : dans un monde incroyablement coloré, aux costumes chamarrés, seul Beckmesser est en noir : il représente ce monde réglé que Sachs voudrait casser, la frustration, mais aussi la Tartufferie ; c’est un peu la même opposition que construit Kasper Holten dans l’autre « Grosse Komische Oper » de Wagner, Das Liebesverbot isolant en noir le juge (ici c’est le noir du « Merker », sorte de juge aussi), le personnage de Friedrich dans un monde hyper coloré.

Je l’avais aussi remarqué à Salzbourg, si Herheim fait d’Eva un personnage naturel et frais, il fait de Walther une sorte de personnage gominé, avec une perruque blonde impossible, un prince charmant de contes de fées qui est être de cire ou figure figée. Je me suis demandé si Herheim aimait Walther…

Le concours (Acte III) Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP
Le concours (Acte III) Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP

Il faut souligner néanmoins la manière rigoureuse dont sont réglés les mouvements des foules, et des chœurs (la scène finale à ce titre est un modèle), même si je trouve que le final du deuxième acte est plutôt en retrait par rapport à ce qu’on pourrait attendre, malgré les interventions de Blanche Neige et de ses sept nains un peu lestes : bien sûr, Herheim nous montre des héros de contes passés au tamis de Bruno Bettelheim : le monde qui nous est montré est fantasmatique, et c’est un fantasme de poète, un fantasme à la fois échevelé et littéraire, mais j’aimerais encore plus de folie – la musique qu’on y entend est en-deçà du suffisant : c’est bien Sachs qui le dit : Wahn ! Wahn !, überall Wahn !.
Ainsi donc la mise en scène de Stefan Herheim est-elle claire dans ses intentions, et très bien réalisée. Herheim était inconnu à Paris et il a – chose rarissime – reçu une ovation en venant saluer, les applaudissements nourris couvrant très largement les rares hueurs, les imbéciles de service. Il reste que ce travail imaginatif n’a rien de la folie de certains autres spectacles qu’il a signés, ni surtout la profondeur : c’est quelquefois redondant, répétitif, d’autres fois simpliste, ailleurs ennuyeux, et cela ne reflète pas toutes les problématiques de l’œuvre, ni même les caractères qui restent trop esquissés et pas assez creusés, comme s’il voulait éviter la psychologie.
Malheureusement, musicalement, les choses restent également contrastées et discutables. J’ai écrit plus haut combien je partageais le texte signé par Philippe Jordan dans le programme de salle, que j’invite tout lecteur-spectateur à lire ou relire. Pourtant, le rendu musical et notamment orchestral ne correspond pas à ce qui est écrit dans ce texte.
Jordan a opté pour un travail musical non spectaculaire ni éclatant, au nom de ce que dans cet opéra la musique doit céder la place au texte. Mais du même coup, tout en gardant une vraie précision, on y perd en clarté et en transparence et on y perd surtout en vitalité, et en vie. L’acoustique de Bastille n’aide pas toujours d’ailleurs un travail de lecture orchestrale attentive de la part du spectateur. Certes, Jordan laisse au texte la prééminence, veillant à ne jamais couvrir les chanteurs, mais même s’il a beaucoup travaillé la diction, l’expression de certains laisse quelquefois à désirer, notamment pour mettre en valeur cet art de la conversation en musique qui est inventé ici (que Michael Volle à Zürich et Franz Hawlata à Bayreuth dominaient magistralement), qu’on entend au premier acte dans les discussions des Maîtres et pendant quasiment tout le deuxième acte et bonne partie du troisième. Il ne s’agit pas de donner la prééminence à ceci où cela, nous ne sommes pas dans un débat à la Capriccio, prima la musica ou prima le parole, il s’agit bien de Gesamtkunstwerk, où le texte et la musique se tressent dans un système d’échos et d’échanges où telle touche des bois va souligner tel élément ironique que le texte ne dit pas, où quelquefois note à note correspond à syllabe à syllabe, où ailleurs la musique remplit le silence, où le rythme est donné par le texte et la couleur par les notes : un travail de joaillerie de précision, qui rend si difficile l’œuvre, et en même temps si fascinante pour un chef : on comprend pourquoi Boulez regrettait de ne pas l’avoir dirigée. Le poème même de Wagner est souvent beaucoup plus riche que dans d’autres opéras, il est plein de jeux de mots, plein de ce « Witz » qui est fondamental dans l’œuvre, mais aussi plein de comparaisons très éclairantes : il suffit déjà d’entendre David expliquer à Walther le chant par la description des gestes de l’artisan, expliquant ainsi pourquoi chaque Maître représente une corporation, et donc que l’art est aussi produit par les gestes professionnels dans un contexte social, rendant à l’artisanat de la création des lettres de noblesse. Walther, aristocrate, ne peut comprendre exactement ce discours, lui qui puise son inspiration dans l’otium et l’imitation de la nature : débat entre fureur divine et laboratoire de la création. Ce débat demande à la fois une concentration sur un texte éminemment riche, et sur une musique en écho qui l’éclaire et le colore dans un note à note redoutable. C’est un peu cela qui m’a manqué dans les parties plus discursives : Jordan n’arrive pas à rendre cette dualité parce que la direction musicale reste souvent plate dans ces moments-là, faisant entendre des sons, mais pas toujours du sens.

Autre regret, un final du deuxième acte qui manque singulièrement d’éclat et de folie musicale, et qui manque presque d’une culture « italienne » qui était celle de Wagner (il connaissait son Spontini et son Rossini) qui est une culture du mouvement et du crescendo, et une culture de la mise en place d’un ensemble. C’est déjà pour moi clair dans le final du premier acte, avec les jeux d’oppositions entre Sachs et les maîtres et la montée du brouhaha, mais encore plus au deuxième où le crescendo imposé par la musique et l’augmentation progressive du son, devraient s’accompagner d’un travail plus acéré sur le rythme et la pulsion . C’est une scène très difficile car il faut une telle adéquation entre scène et fosse que peu réussissent.

Charivari Acte II, début ©Vincent Pontet/ONP
Charivari Acte II, début ©Vincent Pontet/ONP

Ma référence en la matière surprendra : c’est Horst Stein en fosse et Wolfgang Wagner en metteur en scène qui peut-être réussissaient le mieux l’harmonie mécanique de l’ensemble dans mon souvenir (Katharina Wagner avec ses chutes rythmées de chaussures n’était pas mal non plus, mais Sebastian Weigle ne suivait pas si bien).
Cette mécanique de précision redoutable vient évidemment des ensembles rossiniens où cependant chez Rossini elle est presque exclusivement musicale. Ici Wagner y ajoute la scène, et les dialogues entre les personnages qui s’entremêlent au chœur c’est à dire qu’il complexifie à plaisir la situation pour donner l’impression d’une innommable chienlit, en réalité parfaitement et géométriquement maîtrisée. Ici la scène va crescendo puisqu’on part de l’apparition d’un nain (qu’on prend d’abord pour un nain de jardin animé) puis on comprend que tout va se structurer autour des contes de fées, puis finir en orgie, ou plutôt en Saturnale à la mode de Grimm, comme un pendant délirant et nocturne de la belle fête diurne organisée du troisième acte. Or, si on entend le chœur, magnifique, on n’entend plus l’orchestre, presque noyé dans le bruit général, alors qu’il devrait scander l’ensemble, et organiser le rythme et musical et scénique. C’est très regrettable à un moment où tout devrait partir de là.

Acte III Hans Sachs (Gerald Finley) ©Vincent Pontet/ONP
Acte III Hans Sachs (Gerald Finley) ©Vincent Pontet/ONP

Le troisième acte m’est apparu le plus réussi musicalement. L’orchestre est plus présent, et notamment dans la dernière partie. Si le prélude (qu’il est difficile de rater tant la musique est sublime) est resté un peu froid et peu sensible, le quintette a été très réussi (grâce à des chanteurs très en place) et toute la scène finale, à cause du merveilleux agencement du chœur et aussi des idées de mise en scène, qui est presque un enchantement – il y a même un crocodile cher à Castorf.
Il eût fallu que ce niveau d’osmose fût continu dans la soirée.
La dernière scène des Meistersinger est très particulière dans son rapport à ce qui précède et elle marque une rupture : de l’intimité on passe au collectif, de l’aventure des individus on passe à l’aventure de l’art, de l’atelier de l’artiste on passe à la performance ; les points de vue changent et se structurent. Mahler évidemment dans la cinquième s’inspire de cette rupture dans son passage de l’adagietto au dernier mouvement et Wagner sans doute s’est souvenu du passage de l’ombre du cachot et de son isolement à la lumière du jour, du peuple et du monde dans Fidelio.
Ce passage de l’espace privé à celui de la « cité » est une illustration de l’idéal de République platonicienne des arts voulue par Wagner où le groupe reconnaît par admiration la prééminence du génie et où il n’y a pas de place pour le médiocre (qui devient “l’autre” et s’exclut de la communauté): telle est la Nuremberg rêvée, telle est la cité idéale, telle est aussi la cité dangereuse, celle qui va exclure.
C’est bien en ce sens d’ailleurs qu’il faut entendre à mon avis l’appel final de Sachs à l’Art allemand. Certes, on ne peut évacuer le contexte politique de formation d’un Etat allemand (trois ans après ce sera fait), mais c’est parce que cet Etat n’existe pas encore et que Wagner connaît la médiocrité et la petitesse des états existants (dont il fut victime) qu’il en appelle à cette République des Arts que pourrait être la nouvelle Allemagne, une Allemagne dont l’art et la poésie seraient les deux mamelles (et dont il serait le chantre), il y a probablement de cela dans son rapport à Louis II, mais l’histoire est cruelle :  ce n’est pas la Bavière qui a fait l’Allemagne, mais la Prusse.
C’est donc un monde socialement et structurellement ordonné qui nous est présenté, y compris musicalement : au désordre et à la folie du deuxième acte succède le monde d’une cité musicalement et scéniquement organisée, la foule joyeuse compose cette ἐκκλησία (ekklèsia) d’un nouveau genre (que Wieland Wagner avait finement disposée en amphithéâtre), puis apparaît le défilé des corporations, c’est à dire l’exposé ordonné (c’est une succession de marches) de l’organisation sociale, unie autour de l’art, qui assiste à l’événement qui fédère, qui sanctionne la production et la création. Le concours en effet sanctionne : le mauvais est écarté, celui qui n’est pas en harmonie avec la cité, et le bon est récompensé, pour devenir Maître, c’est à dire (mais ce n’est que suggéré) membre du conseil des sages. Dans la Nuremberg de Wagner, on devient un « politique » par l’art, ce qui est bien le sens du discours final de Sachs, qui est un discours « politique », ce qu’avait bien montré Katharina Wagner à Bayreuth.
On a donc une succession de formes civiles et sociales qui sont aussi musicales et opératiques, chorales et individuelles, qui produisent l’exposé d’une totalité, où le chœur est déterminant, le choral, au sens « Bach » du terme, c’est à dire l’ensemble, la traduction musicale de l’assemblée des citoyens, car c’est bien là le rêve de Sachs (entre Sachs et Bach, seules quelques lettres de différence) que de proposer un choral qui donne son sens au monde civil, comme Bach est l’expression musicale du divin sur terre. Wagner se projette sans doute là, à travers Sachs, comme le Bach laïc. Il faut souligner par ailleurs le génie du texte de Wagner, d’abord par ce « silentium » latin qui fait taire la foule : le public de l’opéra notamment au XVIIIème était bruyant et peu concentré. Wagner a imposé à Bayreuth le noir en salle et le silence. Je vois dans ce « silentium » une invitation à une sorte de contemplation-concentration très récente à l’opéra : l’art impose le silence. Autre trait, le texte du chant de Beckmesser, similaire par la sonorité au chant de Walther, et au sens déglingué par le simple glissement de quelques lettres, variation presque imperceptiblement surréaliste sur la poésie où la créativité du texte de Beckmesser, pratiquement intraduisible, a pour nous un air de Perec, voire de Novarina et donc sonne comme presque innovant, mais qui indique pour Wagner l’essentialité du texte, et la nécessité de sa perception et d’un sens qui fasse corps avec la musique . Il faut confronter les vers de Beckmesser et ceux de Walther pour comprendre la créativité textuelle de Wagner qui est partout d’ailleurs dans le livret. En ce sens et bien plus qu’ailleurs, le texte conduit le bal.
Tout cela est assez lisible scéniquement: l’organisation et la disposition du choeur et de la foule répondent à un dispositif théâtral, “l’orchestra” antique au centre, où sont distribués   les Maîtres, le candidat à l’épicentre et la foule disposée de manière concentrique et sur les “hauteurs”. Mais lorsque Walther chante, peu à peu et à mesure que la joie se communique, mais aussi par le refus de Walther, tout se mêle et les Maîtres ne sont plus distinguables de la foule: seul va apparaître Sachs, émergeant du désordre s’affirme la personnalité “politique”. Musicalement, Jordan réussit à maîtriser les différents moments, les masses, mais aussi l’accompagnement des individus avec précision et une vraie justesse, même si la sensibilité n’est pas malheureusement pas toujours au rendez-vous, ce qui dans cette œuvre m’apparaît un grand manque ; c’est en effet la musique qui est flamme d’humanité profonde, et qui ne cesse de contribuer à apaiser. En ce sens, cette musique est vibrante, elle est vibration de l’humain, et ici, malheureusement, elle se laisse écouter, mais elle ne pénètre jamais : elle ne s’anime pas, elle est trop lisse, trop policée, voire un peu superficielle. Elle ne laisse jamais voir derrière les yeux parce qu’elle ne tire pas leurs larmes.
Le chœur de l’opéra de Paris me semble avoir repris un coup de jeune et un beau relief depuis qu’il est aux mains de José Luis Basso : que ce soit dans Moses und Aron, dans La Damnation de Faust et maintenant dans Meistersinger, il montre à la fois vigueur, musicalité et surtout une belle capacité d’élocution déjà notée dans Schönberg, qui se confirme dans cette excellente et très spectaculaire prestation.
Autre élément de complexité, la distribution, qui est très équilibrée malgré l’écrasante présence de Sachs, l’un des rôles les plus inhumains du répertoire, par sa longueur et sa difficulté, un rôle où il ne faut pas seulement chanter, mais aussi parler, converser avec l’expressivité voulue, et qui est présent à peu près continûment sur scène. Tous les autres ont une partie d’une longueur à peu près équivalente, et Wagner réserve à chacun des moments essentiels. Prenons par exemple David, qui est souvent considéré comme secondaire : sa prestation au premier acte est importante, tout comme celle de Pogner.
A chaque acte, Beckmesser a un moment, Merker/marqueur au premier acte contre le jeune Walther, marqué au second acte par Sachs qui annonce la performance ratée du troisième acte, non pas d’ailleurs parce qu’il n’aurait pas de mémoire, mais parce que le texte de Walther supporte moins qu’un autre une musique inadéquate et qu’une musique « cadrée » par la règle comme celle composée par Beckmesser ne peut s’allier à un texte libéré comme celui de Walther : autrement dit, à une musique correspond un texte, et c’est le même poète qui en est à l’origine, règle d’or wagnérienne : Wagner dénonce directement la musique qui serait composée sur le livret d’un autre.
Gerald Finley est Sachs. On connaît les qualités de ce chanteur, qui est un pur chanteur « à texte », tant son élocution est claire, tant son expressivité est grande, tant son souci de chaque inflexion est marqué. C’est un Sachs liederiste, à la fois intimiste et intense, un Sachs résolu aussi. La mise en scène n’insiste pas sur une éventuelle ressemblance à Wagner, mais le fait dialoguer avec son buste (couronne de laurier). C’est bien la question de la création et de l’écriture qui est au centre du personnage voulu par Herheim (tant de fois il brandit ses feuilles de papier).

Hans Sachs (Gerald Finley) ©Vincent Pontet/ONP
Hans Sachs (Gerald Finley) ©Vincent Pontet/ONP

Finley a chanté le rôle dans l’écrin relativement enveloppant de Glyndebourne; dans celui développé de Bastille (on ne demandera pas ce qu’il en est de la sonorisation), c’est beaucoup plus difficile d’être « subtil ». Malgré une voix qui n’a pas la puissance d’autres Sachs, plus mate aussi, une voix plus baryton que basse, il a une telle science de la projection et de la parole que tout passe. Mais il fatigue un peu à la fin où son monologue n’est pas aussi réussi que le reste, la voix devient quelquefois un peu blanche, moins expressive, mais c’est broutilles par rapport à une très belle performance d’ensemble.
Le Beckmesser de Bo Skovhus est d’abord un personnage. C’est un acteur particulièrement à l’aise en scène, et très inventif. Le chanteur est moins impressionnant : la performance textuelle, c’est à dire l’expressivité dans la manière de dire le texte n’est pas toujours convaincante, alors que c’est pour Beckmesser un impératif catégorique. Le poème final doit être dit à la perfection, avec style, dans la perfection de l’élégance, d’une telle manière que par contraste l’absurdité ressorte immédiatement. Michael Volle à Bayreuth reste, avec Hermann Prey jadis, mon Beckmesser de prédilection pour cette raison. Mais Adrian Eröd, avec deux fois moins de puissance, est un étonnant sculpteur de paroles. Skovhus fait du Skovhus, et il n’entre pas dans ma galerie des grands Beckmesser, en dépit de toutes ses qualités.
Günther Groissböck est Veit Pogner. Il en a le poids, il en a la voix extraordinairement bien posée, profonde, humaine. Lui qui interprète si souvent les méchants a explosé dans Ochs, et il séduit dans Pogner. Sans contexte c’est la voix la plus sonore, la plus convaincante du plateau masculin ; pouvait-il d’ailleurs en être autrement ?

Eva (Julia Kleiter) et Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP
Eva (Julia Kleiter) et Walther (Brandon Jovanovich) ©Vincent Pontet/ONP

Le cas de Brandon Jovanovich est plus délicat. Voilà un chanteur qui fait depuis quelque temps figure de futur vedette du chant wagnérien, qu’on a vu çà et là en Europe avec un succès suffisant pour exciter la curiosité dans le rôle.
Le rôle de Walther dans cette mise en scène est un peu sacrifié, déjà Roberto Saccà à Salzbourg, avec une prestance physique moindre, était assez inexistant et personne à travers lui ne pouvait rêver au prince charmant. Brandon Jovanovich a la prestance et le physique, mais engoncé dans ses costumes à la Disney, affublé d’une perruque gominée, avec des gestes assez stéréotypés, il perd tout charisme. Est-ce la mise en scène qui l’efface à ce point ? Est-ce le chanteur qui n’irradie rien ? Le fait est que ce Walther n’existe pas.
Mais il n’existe pas non plus vocalement. On peut comprendre un soir de première un premier acte hésitant, des notes basses détimbrées, un manque total de projection. Mais dans les trois performances où il récite son poème, le chant n’a pas vraiment de ligne, ce qui pour Walther est problématique, les paroles sont dites sans âme, avec des moments très peu homogènes où la voix sort subitement avec une ligne parfaite et un volume de plus en plus assuré, puis disparaît. Les notes les plus aiguës sont resserrées : le timbre est agréable, mais la voix n’est pas puissante, les passages ne sont pas toujours négociés avec élégance, et cela reste désespérément plat : c’est un chant incolore, inodore et sans saveur. On a l’impression qu’il ne calcule jamais la distance, qu’il n’arrive pas à placer la voix avec la précision voulue, que c’est toujours trop ou pas assez. C’est une déception pour moi, car j’attendais mieux d’un chanteur qu’on m’avait vanté.

Magdalene (Wiebke Lehmkuhl) Eva (Julia Kleiter) ©Vincent Pontet/ONP
Magdalene (Wiebke Lehmkuhl) Eva (Julia Kleiter) ©Vincent Pontet/ONP

La Eva de Julia Kleiter n’a pas dans cette mise en scène le relief qu’elle avait à Berlin. Il est vrai aussi qu’entre une salle de 900 places (le Schiller Theater) et l’opéra Bastille de 2700 places, le rapport n’est pas le même ni le confort vocal pour une artiste dont le volume vocal n’est pas énorme. Julia Kleiter est d’abord une chanteuse sensible et intelligente, qui s’est polie au contact de Mozart. Qui dit intelligence dit expressivité, dit assurance dans la pose de voix, dans l’émission, dans la projection. Sans jamais pousser, toujours modulant, toujours colorant, elle chante. Et c’est toujours séduisant, toujours émouvant. Elle n’a pas la voix hypercontrôlée d’une Lucia Popp (mon Eva de l’île déserte), dont chaque note tirait des larmes, elle n’a pas l’énergie d’une Anja Harteros (mon Eva de l’île d’en face), mais elle a une puissance de séduction et une jeunesse, elle diffuse une émotion et une grâce qui en font une authentique Eva, apte à compléter mon archipel.
Toby Spence est une sorte d’éternel jeune homme. Il était déjà David à Paris en 2003, à Genève en 2006. Il est David, et il a toujours la même fraîcheur et la même spontanéité. Comme Julia Kleiter, c’est un chanteur intelligent qui fait avec ses moyens, qui sait poser sa voix, qui sait projeter avec une jolie technique et qui sait parfaitement ses limites. Je l’avais beaucoup apprécié en Titus à Munich avec Kirill Petrenko. Et c’était un junger Seemann d’une immense poésie dans Tristan à Bastille avec Salonen. Il est très vivant, très vrai, même si ce n’est pas mon meilleur David (Graham Clark reste gravé dans mon souvenir), et réunit des qualités de chanteur et d’acteur qui en font un David de très bon niveau.

Il est difficile de trouver une bonne Magdalene. C’est un rôle peu gratifiant, et qui n’intéresse pas beaucoup le public, mais qui doit néanmoins s’imposer notamment au premier acte et aussi durant le quintette. Wiebke Lehmkuhl y réussit, grâce à un joli timbre, une belle projection et une ligne de chant qui se remarque. Enfin dans la jungle des Maîtres, très corrects, signalons l’excellent Michael Kraus (Fritz Kothner) vu naguère dans Die Soldaten à Zurich et le Nachtwächter (Andreas Bauer), qu’on note, et qui est notable.

Au terme de ce long compte rendu, d’autant plus long qu’en écrivant me sont venues des idées, des voies d’analyse possibles, des souvenirs, qui témoignent du foisonnement et de l’ouverture de cette œuvre, mais aussi de son exigence, j’ai voulu essayer de faire toucher tout ce que le parti pris de mise en scène n’arrive pas à intégrer, et tout ce que le parti pris musical a un peu obéré. Bien sûr, je continue d’encourager les éventuels lecteurs à aller à l’Opéra Bastille voir cette production car l’occasion fait le larron, et découvrir Meistersinger à la scène est toujours riche de surprises, d’autant qu’au contraire d’autres œuvres wagnériennes à Paris, on a peu de références scéniques. Il reste des références musicales essentiellement discographiques. Mais pour moi, qui ai eu la chance d’en voir beaucoup et même de plus en plus tant j’aime à chaque fois un peu plus cette œuvre, cette production ne fait vraiment pas partie des productions référentielles, hélas. [wpsr_facebook]

Les Maîtres ©Vincent Pontet/ONP
Les Maîtres ©Vincent Pontet/ONP

TEATRO REAL MADRID 2015-2016: DAS LIEBESVERBOT de Richard WAGNER le 25 FÉVRIER 2016 (Dir.mus: Ivor BOLTON; Ms en sc.: Kasper HOLTEN)

Scène initiale, le Carnaval ©Javier del Real/Teatro Real
Scène initiale, le Carnaval ©Javier del Real/Teatro Real

« On annonce alors le retour imprévu du Roi dans la rade et on décide d’aller en cortège de masques à la rencontre du souverain bien-aimé afin de le convaincre que le sombre puritanisme germanique n’est pas fait pour la brûlante Sicile car il est dit : “les fêtes joyeuses rendent son peuple plus heureux que vos tristes lois.” Friedrich ayant Marianne à son bras ouvre la marche, suivie du deuxième couple, Luzio et la novice, perdue à jamais pour le couvent. »[i]
C’est ainsi que Richard Wagner dans Ma vie termine le résumé de l’œuvre, lui donnant son sens, d’abord une volonté d’opposer à l’instar de Goethe le nord et le sud, puis faire quelque peu exploser les frontières de la bienséance et de la religion . C’est ainsi qu’il justifie le changement de lieu (Palerme au lieu de Vienne dans l’original shakespearien) et de nom du héros – Angelo devient Friedrich, « afin, écrit-il,  de caractériser sa nationalité allemande »[ii] –  donc triste et rigide).
De l’Allemagne il va être question dans la mise en scène puisque le retour final du roi de son voyage à Naples est matérialisé par l’arrivée d’un Airbus de la Bundesrepublik Deutschland d’où descend…Angela Merkel, image finale réconciliatrice de l’opéra non teintée d’ironie..

On a longtemps laissé de côté les premiers opéras de Wagner, d’une part bien peu les connaissent, d’autre part les enregistrements sont rares et pas toujours bon marché, et enfin ils sont difficiles à monter dans un théâtre: ils exigent des choeurs et un orchestre importants et des voix nombreuses, d’un niveau technique notable.C’est pour un théâtre un investissement dont le retour n’est pas si sûr auprès du public. Les représentations de 2013 à Bayreuth ( à l’extérieur du Festspielhaus) se sont soldées par un échec cuisant. La proposition du Teatro Real, en coproduction avec le Royal Opera House et le Colon de Buenos Aires, en est d’autant plus méritoire.

Entre Die Feen, long, peu passionnant et horriblement difficile à chanter et Rienzi tout aussi long, tout aussi difficile à chanter mais plus intéressant, Das Liebesverbot (la Défense d’aimer) dont le livret reprend Mesure pour Mesure de Shakespeare constitue une voie médiane, avec une musique proche de l’opéra comique d’Auber, et quelques moments qu’on va reconnaître (directement ou indirectement) dans les opéras futurs (Tannhäuser  surtout); Das Liebesverbot se laisse voir (avec quelques coupures), et mériterait à mon avis d’entrer dans les répertoires des théâtres. On représente actuellement des œuvres souvent moins intéressantes, même si plus populaires.

Le Teatro Real propose cette production dans le double cadre d’une volonté d’offrir «tout » Wagner et du 4ème centenaire de la mort de Shakespeare en avril 1616. Associer Shakespeare à ces représentations semble logique, mais en même temps un peu osé, tant l’ambiance imposée par la musique de Wagner est assez loin de la comédie douce amère qui constitue la trame du livret où s’abordent les thèmes de la justice, du bon gouvernement, des hypocrisies qui se masquent derrière l’ordre moral, ainsi que les arrangements avec le Ciel imposés par la vie et donc de la fragilité des choses humaines.

La représentation madrilène est loin d’être intégrale, environ 50% du livret plein de reprises et de dialogues dans la tradition de l’opéra comique d’alors ont été coupés et depuis la première (difficile) à Magdebourg,  il ne me semble pas qu’une intégrale ait été présentée sur une scène. Même le disque de Sawallisch qui fait autorité en propose une version sérieusement écornée.
La question est toujours de savoir si tout cela vaut le coup. Wagner a 23 ans et il travaille à son opéra depuis l’âge de 21 ans. Il cherche à se faire connaître et écrit des opéras à la mode, proches de l’univers de Weber ou de Schubert (Die Feen), ou de celui de Rossini et plus encore de Auber (Das Liebesverbot). Entre 1830 et 1840, la mode, c’est Rossini, c’est Auber, c’est Donizetti. On joue encore aujourd’hui Rossini et Donizetti, mais très peu Auber qui fut pourtant avec Meyerbeer l’une des grandes gloires de l’époque et qui mériterait sans doute mieux que l’ostracisme dont il fait l’objet aujourd’hui (Fra Diavolo est plutôt une œuvre intéressante). Mais j’ai confiance : pour élargir le répertoire des théâtres, après avoir épuisé le XVIIIème, on va se lancer dans le XIXème et revenir à Auber, mais aussi à Dietsch, Marschner, Mercadante, Coccia, Cui, et à tous ces noms de l’opéra européen oubliés aujourd’hui. Déjà Meyerbeer fait un retour remarqué…

Le carnaval c'est fini ©Javier del Real/Teatro Real
Le carnaval c’est fini ©Javier del Real/Teatro Real

Le jeune Wagner puise plus directement dans Auber son inspiration musicale, c’est particulièrement net dans l’ouverture ( qui se déroule devant le portrait de Wagner “animé” qui suit la musique) avec son orchestration légère et dansante, ses deux parties traditionnelles et sa reprise. Il s’est chargé lui-même du livret, sans doute par défaut car il est difficile pour un jeune inconnu de trouver un librettiste. Il y a une mélodie qui fait indéniablement référence à Auber, mais la manière d’écrire les airs, la longueur des ensembles et l’importance des chœurs ferait plutôt penser à des influences wébériennes. En réalité, Wagner puise dans toute la musique de l’époque, qu’il connaît bien, qu’il va pratiquer en tant que directeur musical, et qui va faire le lit de sa réflexion dramaturgique.
Par rapport à l’original shakespearien, Wagner a donc déplacé le lieu de la comédie de Vienne à Palerme, changé quelques noms, simplifié l’intrigue à cause de l’absence du Duc (Isabella épousera Luzio qui dans l’original épouse la prostituée Kate Keepdown, un nom peu idoine pour une prostituée..). Outre le méchant Angelo qui devient chez Wagner Friedrich (on a vu plus haut pourquoi), Miss Overdone, la maîtresse du bordel, devient Dorella à la fonction de femme de chambre aux mœurs un peu légères, the Provost devient Brighella (personnage bien connu de la Commedia dell’arte)  tandis que les héros, Isabella, Mariana, Claudio, Luzio gardent leur noms originaux, et les amis Antonio, Angelo, Danieli et Pontio Pilato sont inventés par Wagner pour résumer l’ensemble des personnages secondaires de la pièce de Shakespeare. Friedrich est donc l’étranger, le non italien, celui qui n’est pas du Sud.
Wagner cherchant le succès a délibérément choisi le monde de la comédie, supprimant le personnage du Duc, un peu encombrant, et le remplaçant par un fantomatique souverain probablement allemand absent, dont on annoncera simplement le retour prochain à la fin.

Acte I Scène I ©Javier del Real/Teatro Real
Acte I Scène I ©Javier del Real/Teatro Real

C’est pourquoi Kasper Holten a emprunté la route de la comédie et du burlesque pour cette production colorée et vive, dans un décor unique (de Steffen Harfing), changeant à l’aide de lumières (de Bruno Poet) ou de projections bienvenues (de Luke Halls), fait d’escaliers qui rappellent Maurits Cornelis Escher, un monde labyrinthique où tout est possible, où tout se cache ou se voit, ce qui est plutôt intéressant, dans une Palerme envahie de tous les objets de la communication moderne, de Whatsapp à Twitter, et où le téléphone mobile est l’objet du monde le mieux partagé, ce qui est bien moins intéressant et plus passepartout.
Il y a donc de bonnes idées et de moins bonnes, et des complaisances pour gagner les faveurs du public, qui au Teatro Real m’a surpris par sa mauvaise éducation : discussions vives entre spectateurs, applaudissements timides ou inexistants pour des airs pourtant qui les méritaient. Un public qui ne semble pas entrer dans la logique de la pièce, ou sans doute aussi prévenu : ce Wagner-là n’est pas Wagner, alors, prenons d’emblée nos distances.
Certes, en dix ans, Wagner va passer de Liebesverbot à Fliegende Holländer et surtout à Tannhäuser : un océan, un abîme semblent les séparer. Et pourtant cette musique alerte, au rythme marqué, à l’orchestration cristalline, avec un usage très novateur des percussions (castagnettes, qu’on va retrouver dans la Bacchanale de Tannhäuser) et des ruptures rythmiques, présente aussi des moments de suspension poétique et de vraies réussites mélodiques. Il y également des personnages bouffes bien marqués (la basse Brighella, héritière des basses bouffes rossiniennes) et des caractères déjà trempés, à la morale élastique: Isabella est une novice déjà au couvent ; le sous-titre de l’opéra est d’ailleurs Die Novize von Palermo, proposé pour échapper à la censure qui n’aurait pas manqué de frapper le titre Das Liebesverbot pour une première prévue à la veille de Pâques où l’on ne devait représenter que des pièces sérieuses. La novice sort du couvent, promet au lubrique Friedrich de lui concéder ses faveurs en échange de la libération de son frère condamné à mort, puis se jettera dans les bras du jeune et déluré Luzio…la jeune Isabella a un avenir prometteur et pas très religieux. La question de la morale et de la liberté sexuelle est centrale dans cette œuvre et les personnages sont bien libérés. D’ailleurs, Wagner lui-même dans Ma vie parle de « situations scabreuses »[iii].

Du point de vue du chant, le jeune Wagner s’éloigne des acrobaties vocales rossiniennes, sa vocalité demande tension et endurance, mais pas d’acrobaties pyrotechniques, on est là plus proche d’un chant wébérien ou schubertien, qui demande de l’endurance et un spectre vocal large, notamment chez les femmes. En revanche l’écriture pour les ténors, difficile, est plus traditionnellement “italienne”, notamment pour le personnage de Luzio qui exige une très belle technique et aussi, mais de manière plus perlée, pour Claudio.
Kasper Holten propose une vision résolument bouffe, de cette histoire, qui voit Friedrich, à qui le roi a laissé provisoirement le gouvernement de Palerme, imposer un ordre moral où l’adultère est puni de mort, où le carnaval, la période où traditionnellement tout est permis, est interdit, ce qui provoque des remous dans la population, dans laquelle, comme toujours on voit apparaître des compromissions et des compromis, et où ordre moral et désordre réel se confrontent. Friedrich, fou de désir pour la novice Isabella, venue demander grâce pour son frère Claudio, condamné pour avoir couché avec sa fiancée avant le mariage qu’il lui a promis, n’hésite pas à lui proposer un marché déshonorant et pour la jeune femme qui doit sacrifier son corps et pour lui qui se dédit, montrant ainsi son hypocrisie tartuffière.
De cette situation Kasper Holten ouvre l’opéra par une vision colorée et folle du carnaval (couleurs, néons, argent, casino, femmes et chorégraphies de Signe Fabricius) aussitôt interrompue par les sifflets de la police menée par Brighella en Bobby au service de Friedrich, loin d’être insensible au charme de Dorella, une jeune femme aux mœurs, dirons-nous, libérées.

Acte I, sc. II (au couvent) Maria Mirò (Mariana) Manuela Uhl (Isabella)©Javier del Real/Teatro Real
Acte I, sc. II (au couvent) Maria Mirò (Mariana) Manuela Uhl (Isabella)©Javier del Real/Teatro Real

La deuxième scène (au couvent) s’ouvre sur une phrase bien connue reprise plus tard dans Tannhäuser et marque un univers plus poétique; dans la cellule prient Mariana et Isabella ; Mariana épouse délaissée par Friedrich et Isabella la sœur de Claudio. Mais vision buffa oblige, Mariana dans la mise en scène est boulimique, et Isabella essaie de réguler son amour immodéré des pommes-chips : dès qu’Isabella chante, Mariana en profite pour replonger dans le paquet qu’Isabella s’obstine à cacher sous un oreiller. Au deuxième acte, le trio Luzio/Dorella/Isabella se déroule sur un tapis roulant obligeant les personnages à marcher à contresens…ou Friedrich passant la nuit avec celle qu’il croit Isabella muni d’un masque en forme de cygne (Lohengrin ? Parsifal ?)…Voilà le type d’humour souvent inutile dont Holten va parsemer la pièce.
Il fait ainsi de Friedrich le juge inflexible d’un tribunal moral, mais qui va se coucher avec un nounours en peluche, et le terrible Friedrich montre ses dessous (des caleçons) à la jeune Isabella fort (?) choquée. Le duo où Isabella va rendre visite à Claudio dans sa prison (début du deuxième acte) se déroule désormais au téléphone (mobile), chacun parlant dans son smartphone. Dans la scène finale, où se déchaine le carnaval malgré les interdits Brighella le policier est costumé en Walkyrie de carton pâte (il fallait bien rappeler qu’on était chez Wagner) et subit les avanies de Dorella. En bref, Holten rajoute des signes de comique, qui font sourire, rarement rire, et qui tombent à plat dans le public, parce que souvent ce comique tourne à vide, et semble artificiellement plaqué. Le personnage de Friedrich est apparemment terrible, mais en réalité inoffensif, parce que faible et soumis à la dictature du désir caché. Il est vêtu comme un juge, avec de lourdes lunettes, une sorte de vieillard lubrique (fort bien interprété par Christopher Maltman) et n’impressionne jamais.

Manuela Uhl (Isabella) Christopher Maltman (Friedrich)  ©Javier del Real/Teatro Real
Manuela Uhl (Isabella) Christopher Maltman (Friedrich) ©Javier del Real/Teatro Real

En bref, ce monde ne paraît pas sérieux, parce que la musique de Wagner ne semble pas le prendre au sérieux, et parce que cette dictature de la morale semble être de pacotille ou du moins terriblement fragilisée par les comportements individuels irrépressibles (Friedrich lui-même) et par la pression des comportements sociaux. Couvents, justice, police, tout cela vole en éclat face au désir de carnaval et de saturnales, un monde de plaisir et de désir, un monde libéré où l’individu serait livré à ses instincts. Un monde du sud où la liberté sexuelle semble effrénée, que l’on découvre notamment par les textes de voyages en Italie de Goethe, à un moment où Wagner lui-même est rempli du désir de séduire et conquérir l’actrice Minna Planer ; bref, Das Liebesverbot décrit un monde de la sève montante où ce n’est pas tant d’amour que de sexe qu’il est question, Sexesverbot en quelque sorte.

Mais au couvent, on ne fait pas que prier...©Javier del Real/Teatro Real
Mais au couvent, on ne fait pas que prier…©Javier del Real/Teatro Real

Il y avait sans doute d’autres possibilités de traiter l’intrigue : Holten la rend inoffensive, pensant que le ridicule tue, mais en éloignant tout sérieux, il s’éloigne de la référence shakespearienne, et de certaines idées que Wagner va reprendre : le pouvoir et ses excès seront traités dans Rienzi à peine quelques années après, la morale et la libération sexuelle seront l’un des thèmes du débat de Tannhäuser : il y a de l’Isabella dans Elisabeth, et le Wagner politique prendra part à la révolution de 1848. Bref, il y a ici en germe des thématiques qu’on retrouvera dans des œuvres bien plus « sérieuses », comme la pureté, la rédemption, le pouvoir,  la justice qui parsème toute l’œuvre dite « sérieuse » de Wagner et qu’Holten ne prend pas vraiment en considération, sinon par la dérision, ce qui rend son approche apparemment burlesque plutôt superficielle parce que son burlesque ne vise rien, ne dénonce rien, et cet univers évoque plutôt la gentille comédie musicale que l’œuvre d’art de l’avenir .

Si cette mise en scène se laisse néanmoins voir et ne fait pas de mal à une mouche, la musique qui émerge de la fosse est plutôt digne d’intérêt. Ivor Bolton est le néo-directeur musical du Teatro Real et son arrivée a été accueillie avec réserve par les mélomanes espagnols. Un chef plutôt terne, plutôt spécialisé dans un répertoire limité (le XVIIIème) ne semble pas convenir à un public au goût plutôt belcantiste, et qui a déjà été heurté par Gérard Mortier qui ne lui ménageait pas ses sarcasmes. Bolton est effectivement un chef qui est le plus souvent appelé pour travailler sur du baroque (c’est le cas lorsqu’il dirige à Munich) et qui n’est pas réputé pour son originalité, mais plutôt pour sa sagesse.

Mais dans Liebesverbot, le travail musical m’est apparu contredire nettement la grise réputation du chef. D’abord, il y a dans cette direction du rythme, de la vivacité, de la couleur, mais aussi une certaine poésie, avec un soin tout particulier donné à la mélodie (les qualités de Wagner mélodiste se remarquent de manière toute particulière dans cette œuvre) avec une attention aux chanteurs, en veillant à ne jamais les couvrir et en les soutenant par le tempo dans les airs les plus délicats. Ensuite, le son est cristallin, cela sonne quelquefois comme une fantaisie mozartienne, quelquefois comme du Schubert, ailleurs  on entend la palpitation théâtrale des opéras comiques d’Auber, mais toujours avec une ductilité orchestrale et un sens de la couleur qui rend l’orchestre du Teatro Real exemplaire. Pas une scorie, une précision des attaques et un sens des rythmes qui séduisent. Il fait entendre la subtilité, l’ironie même de cette musique sans jamais la rendre emphatique (Rienzi s’en chargera…) et en soulignant l’apparence de la simplicité. C’est fluide, enjoué, et très bien construit, avec des équilibres sonores et une mise en évidence des pupitres qui rendent réellement justice à la partition dont il propose une approche « possibiliste », c’est à dire libérée de tout choix d’un point de vue, laissant venir qui Donizetti, qui Weber, qui Mozart, qui Auber, quand la situation et la musique l’exigent. Ce n’est pas de l’opportunisme, c’est une manière de laisser à la musique exprimer sa propre variété, c’est laisser Wagner jouer avec son clavier.
Le chœur enjoué du Teatro Real, dirigé par Andrés Maspero a démontré aussi de belles qualités d’engagement et de justesse.

Pour une œuvre si rarement proposée sur les scènes, il n’est pas facile de construire une distribution car peu de chanteurs sont disposés à apprendre des rôles qu’ils n’auront pas l’occasion de reprendre fréquemment. Aussi la perspective de la coproduction (avec trois théâtre qui plus est), aide-t-elle fortement. Si un chanteur a la certitude de jouer une dizaine ou une quinzaine de fois, il sera sans doute plus enclin à accepter la proposition ; de plus la présence d’une distribution B (sur les rôles de Friedrich, Isabella, Luzio, et Brighella) assure des remplacements en cas d’accident de parcours. Ainsi, la compagnie réunie avec peu de vedettes mais des chanteurs assez sûrs, est suffisamment équilibrée et homogène pour ne pas faire apparaître de faiblesses majeures, non plus que des révélations définitives.

Manuela Uhl (Isabella) Christopher Maltman (Friedrich)  ©Javier del Real/Teatro Real
Manuela Uhl (Isabella) Christopher Maltman (Friedrich) ©Javier del Real/Teatro Real

Christopher Maltman est Friedrich. C’est un Friedrich de grand luxe qui surprend presque dans ce rôle tant le personnage est moqué par la mise en scène. On le connaît dans des rôles plus puissants et plus dramatiques. Il a un rôle de personnage « serioso » disent les italiens, qui se prend au sérieux et qui est plutôt ridicule. Vocalement il est vraiment à l’aise, la voix est large, porte haut, mais elle est presque trop noble et « respectable » pour un personnage qui doit être traité avec plus d’ironie. Une ironie que l’on ne sent pas tellement dans son chant. Il faudrait là-dedans un Beckmesser (auquel Friedrich ressemble par certains côtés, son aspect « juge », son goût de la règle, de l’interdit, et son ridicule face à l’amour), un Adrian Eröd me semblerait plus adapté, voire un Hawlata, même sans voix. Il reste que la prestation est très correcte, mais ne permet pas aux qualités dramatiques de Maltman de s’épanouir.

Peter Lodahl (Luzio) Manuela Uhl (Isabella)©Javier del Real/Teatro Real
Peter Lodahl (Luzio) Manuela Uhl (Isabella)©Javier del Real/Teatro Real

Manuela Uhl est Isabella, un rôle de soprano colorature dramatique à la Cheryl Studer, qui exige une voix large, ductile, avec un centre solide et des aigus assurés et puissants (c’est Christiane Libor qui le faisait à Bayreuth en 2013), une Karita Mattila l’eût sans doute jadis assumé sans problème. Manuela Uhl a un timbre clair, un centre assuré et large, mais les aigus sont tirés et difficiles, la voix se resserre, et passe toujours de justesse. Il reste que la chanteuse, entendue à Amsterdam il y a quelques années dans Der Schatzgräber de Franz Schreker, est valeureuse et se tire de ce rôle difficile avec les honneurs. Le duo initial Marianna/Isabella est lyrique, émouvant, avec une mélodie prenante où l’on reconnaît le Wagner de l’avenir. Elle est un personnage vif, juvénile, enjoué, très à l’aise dans les ensembles (nombreux). Sans être exactement la voix voulue, elle conforte la distribution et demeure une Isabella réussie et séduisante.

Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real
Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real

Le Brighella du croate Ante Jerkunica est sans doute l’un des profils les plus réussis de la soirée, jouant le chef des sbires en Bobby fidèle et soumis à Friedrich, mais incapable de réfréner ses désirs (comme à peu près tous les hommes de cet opéra, tous un peu priapiques) et donc lui aussi en proie à des contradictions; le type d’humour et de personnage rappelle l’Osmin de Entführung aus dem

Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real
Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real

Serail. Déjà apprécié dans le Landgrave (Tannhäuser de Bieito à l’opéra des Flandres l’automne dernier) ou dans Stefano Colonna de Rienzi au Deutsche Oper en 2010, Ante Jerkunica a une voix large, profonde, douée d’aigus solides. Il est là un personnage plutôt bouffe qu’il assume avec beaucoup d’entrain, à plat ventre, à genoux ou en Walkyrie. La voix est toujours aussi solide et large dès qu’elle s’envole, mais le rôle sollicite surtout le registre central et la « conversation », c’est un pur rôle de composition dans lequel il montre des qualités notables. C’est décidément une basse qui devrait compter dans les prochaines années.

Peter Lodahl (Luzio) le jouisseur ©Javier del Real/Teatro Real
Peter Lodahl (Luzio) le jouisseur ©Javier del Real/Teatro Real

Du côté des ténors, c’est un peu plus difficile. Les parties pour ténor des opéras de cette époque sont toutes périlleuses, car il faut des qualités de belcantiste accompli. C’est le cas indiscutable du Luzio du danois Peter Lodahl, rompu au répertoire XVIIIème, mais aussi aux rôles belcantistes. Luzio est un rôle difficile, qui demande une belle extension, des aigus tenus, des cadences. D’ailleurs Wagner l’avait confié à un ténor rompu à Auber (Fra Diavolo) et à Hérold (Zampa) comme il le rappelle dans Ma vie[iv]. Peter Lodahl s’en sort vraiment remarquablement, il en domine les aigus, les agilités, les passages, et il est  techniquement l’un des plus accomplis du plateau, encore sans doute un ténor du futur. Ce qui est accompli pour Peter Lodahl dans Luzio ne l’est pas encore pour le Claudio de Ilker Arkayürek, qui exige à peu près la même voix avec les mêmes écueils. C’est un clin d’œil de Wagner que de proposer à peu près la même vocalité pour les deux amis Claudio et Luzio, comme s’ils étaient interchangeables, et comme si Isabella s’amourachait du double de son frère (sans doute le syndrome Sieglinde…). Le jeune ténor turc, un peu trop jeune sans doute, n’arrive pas toujours à dominer les exigences du rôle, avec une personnalité vocale plus pâle, des attaques moins assurées, des aigus peu sûrs quelquefois.

"Welch wunderbar’Erwarten"Maria Mirò (Mariana) ©Javier del Real/Teatro Real
“Welch wunderbar’Erwarten” Maria Mirò (Mariana) ©Javier del Real/Teatro Real

La Mariana de Maria Mirò montre une voix bien posée, bien projetée, avec  une belle technique, et  une ligne sûre, bien appuyée sur le souffle. Son air (assise sur un croissant de lune) est l’un des meilleurs moments de la soirée. Dans l’ensemble, les airs de Mariana et d’Isabella sont musicalement plutôt réussis.

La troisième soprano est Dorella, la femme de chambre (et plus…) chantée par la jeune Maria Hinojosa, au départ un peu stridente dans les ensembles de la première scène et qui semble avoir une voix fragile dans les aigus, mais au fur et à mesure que l’opéra avance, les chose s’arrangent et cette voix typique de soubrette s’empare des situations avec engagement.

Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real
Maria Hinojosa (Dorella) et Ante Jerkunica (Brighella) ©Javier del Real/Teatro Real

Tous les autres s’en sortent avec les honneurs :  le troisième ténor à la jolie couleur rossinienne David Alegret (Antonio), et les personnages de complément Angelo (David Jerusalem), Daniel (Isaac Galán) et Pontio Pilato, le bien nommé dans une œuvre sur la mauvaise justice, chanté par Francisco Vas.

Au total, ce rendez-vous avec une des œuvres les moins jouées et les moins connues de Richard Wagner est plutôt positif, et la confrontation avec l’œuvre fait évidemment plonger dans l’univers wagnérien avec d’autres armes : dans Wagner, tout est à prendre pour construire une vraie connaissance de la complexité de cet univers, dont le parcours ne commence pas au Vaisseau Fantôme. Ici, le Wagner libertaire, désireux de liberté et assoiffé d’amour libre est central, et fait mieux comprendre les situations de Tannhäuser. Wagner est certes encore tributaire des formes traditionnelles (il faudra attendre Lohengrin, voire Tristan pour qu’il s’en libère complètement) mais bien des thématiques des œuvres futures sont en germe dans son jeune travail, et surtout, ce qui frappe, c’est sa connaissance de l’intérieur des partitions des grands contemporains : chef d’orchestre, directeur musical de différents théâtres, il lui fallait tout jouer, et il devait donc connaître le répertoire le plus large possible.

Il raconte avec des détails intéressants la naissance de cet opéra dans Ma vie, et on sent combien cette aventure artistique est entremêlée des aventures plus personnelles avec Minna Planner, combien les situations personnelles tissent avec l’intrigue des échos singuliers.

Cette représentation, dans l’ensemble plutôt réussie malgré les réserves sur l’approche scénique, est à mettre au crédit de ce beau théâtre qu’est le Teatro Real de Madrid dont les efforts restent notables pour proposer un répertoire ouvert malgré un public de tradition, ce qui à l’opéra est hélas fréquent. Elle induit le public curieux à se plonger dans un Wagner moins connu, mais tout aussi important à connaître. Connaître le début pour mieux comprendre et mieux aimer la fin. Il n’est pas interdit d’aimer la Défense d’aimer. [wpsr_facebook]

[i]   R.Wagner, Ma vie, Tome I, Paris, Plon, 1911, p.198
[ii]  R.Wagner, Ma vie, Tome I, Paris, Plon, 1911, p.192
[iii] R.Wagner, Ma vie, Tome I, Paris, Plon, 1911, p.156
[iv] R.Wagner, Ma vie, Tome I, Paris, Plon, 1911, p.191

Le théâtre de Magdeburg en 1920
Le théâtre de Magdeburg en 1920

 

SEMPEROPER DRESDEN 2015-2016: DIE WALKÜRE de Richard WAGNER le 23 FÉVRIER 2016 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Willy DECKER)

Scène finale ©Frank Hoehler
Scène finale ©Frank Hoehler

Il y a quelques temps que je n’ai pas entendu Nina Stemme, parce qu’à ce moment de mon parcours mélomaniaque, je suis moins attiré à l’opéra par une chanteuse ou un chanteur que par un metteur en scène ou un chef. Je ne me déplace plus systématiquement pour la performance singulière de l’artiste sans considérer le contexte de la représentation, enfin en principe, puisque je suis à Dresde pour Stemme et que je reviendrai à Dresde spécialement pour la prise de rôle d’Anna Netrebko dans Elsa. Je suis bien conscient de ces contradictions : il y a les grands principes et les grands sentiments.
J’ai entendu – et c’est une immense chance- pratiquement tous les grands chanteurs que la scène lyrique a produits depuis une quarantaine d’années ; il est difficile dans ces conditions d’être étonné. En revanche, un chef dans une approche nouvelle, ou un metteur en scène ont encore pour moi une capacité d’étonnement. C’est de la scène et de la fosse, ensemble, que l’opéra vit sa vie, plus que du simple plateau. Le plus beau plateau du monde avec un chef médiocre ne donnera jamais son maximum (dans n’importe quel Verdi, on impose la plupart du temps des chefs qui ne dérangent ni les contre ut, ni la tradition, et surtout ni la routine) et c’est le maillon faible qui tire la couleur de l’ensemble. Ceci dit, je suis à Dresde, pour plusieurs raisons: c’est toujours agréable d’entrer dans ce magnifique théâtre, un des hauts lieux de la musique d’Allemagne, qui affiche sur sa façade des réponses aux manifestations de “Pegida” en prêchant l’ouverture à l’autre et une Dresde ouverte, ensuite, je suis venu pour Stemme dans Brünnhilde, pour Walküre (un Wagner c’est toujours bon pour la santé), et enfin pour écouter Christian Thielemann : malgré mes réserves bien connues, c’est évidemment un chef qu’on ne peut écarter. Ses prestations sont irrégulières pour mon goût, mais il reste un des chefs de ce temps et un Wagner avec lui vaut a priori le voyage. De plus s’il est dans un bon soir, ce peut être magnifique.

Nina Stemme est l’une des grandes du moment, et elle se multiplie : Turandot par ci, Minnie par là, Elektra par ci, Salomé par là. Dans Wagner, c’est sa performance en Brünnhilde du Götterdämmerung avec Kent Nagano en 2012 qui reste imprimée de la manière la plus forte dans mes souvenirs. Le reste de la distribution (Georg Zeppenfeld à part) est honnête, avec une curiosité pour le Wotan de Markus Marquardt, qui appartient depuis longtemps à la troupe de Dresde, moins connu que d’autres sur le marché wotanique et programmé aussi bien à Leipzig qu’à Dresde.
La production de Willy Decker remonte à 2001, Serge Dorny au moment où il préparait les saisons de Dresde, avait annoncé son intention de ne pas la reprendre, mais « on » ne lui a pas laissé le temps d’aller jusqu’au bout, et donc, la revoilà. Il faut toujours préférer juger d’une production dans son économie générale, et donc il aurait fallu voir l’ensemble du Ring, c’est programmé pour l’an prochain à Dresde. Ce qu’on en voit dans Die Walküre n’arrive pas à convaincre. Mais on sait bien que Die Walküre est la seule journée du Ring qui ait sa vie propre et son autonomie. Il s’agit donc d’une reprise de répertoire avec une distribution luxueuse, un chef prestigieux et un des meilleurs orchestres allemands. C’est suffisamment appétissant pour manger de ce pain là, même sans les autres journées du Ring.
La mise en scène de Willy Decker montre comment Wotan est le démiurge qui manigance toute l’histoire : c’est écrit a priori dans le texte et donc rien de nouveau sous le soleil. Il entre en scène brandissant la maquette du décor qu’on va découvrir, il ouvre et ferme le rideau, et d’un geste, il fait mouvoir les personnages et installer les situations. Le décor qu’il imagine est clos: une sorte de boite tragique dont il va tirer les fils, un cube de bois au centre duquel trône un tronc stylisé dans lequel est fichée une Notung plus grande que nature, bien visible, un objet en soi théâtral, devant laquelle se trouvent des rangs de fauteuils rouges de théâtre.
Siegmund épuisé erre dans les travées, et entre sur le plateau « marqué » par Wotan qui d’un geste le fait grimper sur scène pour que commence l’acte.

Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler
Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler

Dès cette première image, on a compris que Wotan est l’ordonnateur de la pièce. Il apparaîtra pendant le premier acte aux moments clefs, et notamment à la fin, quand Notung est arrachée au tronc. Une épée-pieu, dorée, qui fait pendant à celle tout aussi monumentale de Hunding. On devine systématiquement les moments où Wotan va apparaître : plusieurs fois dans la soirée d’ailleurs certains moments sont tout aussi prévisibles, ou sans doute déjà vus (le final de l’acte II par exemple). Mais le théâtre est aussi répétition et intertextualité.
Les rangées de sièges sont légèrement bombées, suivant une courbure qu’on suppose être celle de la terre (ce qui se confirmera au dernier acte): Wotan, n’est-ce pas, ne peut qu’être le metteur en scène du théâtre du Monde, avec les gestes grandiloquents d’un magicien.
Ainsi sommes-nous spectateur du spectacle de Wotan, théâtre dans le théâtre qui sans doute involontairement (à moins que… ?) rappelle que Wagner connaît bien la dramaturgie baroque, avec ses magiciens, ses forêts profondes et ses épées enchantées. Wotan-Alcina en quelque sorte.
Lorsque Siegmund chante Winterstürme wichen dem Wonnemond le mur du fond s’élève et laisse voir (avec quelque fumée) d’autres fauteuils dont les rangs suivent la courbure de la terre qui annoncent le troisième acte (où apparaîtra la lune dont il est question dans le texte) : Willy Decker place les cailloux blancs du Petit Poucet…

Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler
Sieglinde (Petra Lang), Siegmund (Christopher Ventris) ©Frank Hoehler

Les costumes contemporains, de ce contemporain intemporel, vont déterminer les rôles, les jumeaux sont habillés en écru de manière similaire,  Hunding  d’une redingote brune (une couleur jamais très sympathique) et tous les Dieux et Walkyries sont en noir, d’un noir un peu pessimiste voir funéraire (Fricka). Du point de vue de la conduite des acteurs, on reste un peu en retrait, les gestes demeurent habituels, aucune surprise de ce côté là et même si certains mouvements sont intéressants comme les jeux avec le rideau -noir- qui ferme l’espace de jeu-scène, ou celui avec le portrait de mariage d’Hunding et Sieglinde, seul tableau accroché au mur, ou même la manière dont Sieglinde, à qui Hunding a confié son épée, la retourne contre lui en le menaçant avec une telle violence qu’il en prend peur…voilà quelques moments sortant d’un ordinaire plutôt plat.

Fricka (Christa Mayer) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Fricka (Christa Mayer) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Même principe au deuxième acte, l’espace scénique est cette fois ouvert des deux côtés, comme au final du premier, c’est l’espace des sommets, sinon l’ivresse, et la scène est encombrée de maquettes de monuments. Cette fois-ci, Wotan est le grand architecte de l’univers, d’une architecture très marquée historiquement, on se prend (pour tromper l’ennui ?) à regarder les maquettes et chercher à les identifier : il y a un Palais Farnèse stylisé (Sangallo le Jeune et Michel Ange), une abondance de coupoles romaines, y compris en construction (la coupole étant la reproduction architecturale du ciel) mais aussi et surtout l’église de Santa Maria della Consolazione de Todi, attribuée à Bramante : Bramante, Sangallo, Michel Ange, c’est à dire tous les architectes qui firent des projets pour Saint-Pierre de Rome et qui suivaient les traités d’architecture de Leon-Battista Alberti.  En somme, un espace de construction de la nouvelle Rome qui s’appuie sur une étude marquée de l’Italie et surtout de la Rome de la Renaissance; les statues que les Dieux portent allègrement sont des statues renaissance, que les artistes (architectes et sculpteurs, comme Michel Ange) ont élevées pour marquer la relation à la Rome antique.
Tout pouvoir exorbitant se relie d’une manière ou d’une autre à une Rome impériale rêvée, appliquant le vers cornélien (dans Suréna) “Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis” : c’est le pouvoir des papes, c’est le pouvoir des empereurs du Saint Empire Romain Germanique (et le Sac de Rome des lansquenets de Charles Quint en est un des effets), ce fut évidemment le propos des fascistes et de Mussolini (l’EUR à Rome) et celui des nazis avec le projet de Germania d’Albert Speer et Arno Breker (prix de Rome – eh oui –  qui puise son inspiration dans les modèles de la statuaire et de l’architecture Renaissance ): on aperçoit d’ailleurs dans les projets quelques éléments “modernes”.

Acte II Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Acte II Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Avec une précision minutieuse, Decker affirme une idée reprise plus tard par le médiocre Kramer à Paris, et déjà par de nombreuses mises en scène du Ring depuis les années 1980 qui relient le rêve du Walhalla aux rêves architecturaux réels ou rêvés de l’histoire du monde et des puissants. Rien de nouveau sous le soleil, même en 2001 où le Regietheater pur et dur brûlait de ses derniers feux.
La scène de l’annonce la mort, où Siegmund et Sieglinde errent dans les travées (dans l’anonymat du monde extérieur qui n’est pas celui des Dieux), est assez bien réglée avec Brünnhilde installée derrière en rideau (sur la scène-domaine des Dieux) qui apparaît en transparence puis descend pour soutenir enfin Siegmund. En descendant du domaine du divin, elle s’en abstrait d’elle-même, comme lui dira Wotan au troisième acte…

Acte II Sieglinde (Petra Lang) , Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Acte II Sieglinde (Petra Lang) , Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Le combat , en coulisse, est soustrait à la vue du spectateur, avec une discrète sonorisation des voix (pas si discrète pour celle de Brünnhilde) donnant un aspect un peu surnaturel à l’ensemble et sensé accentuer l’aspect dramatique car ce qu’on en voit se lit sur le visage dévasté de Sieglinde. Sur scène apparaissent enfin les héros vaincus, Siegmund s’écroulant et puis Hunding, vainqueur et éliminé par Wotan. Comme Decker sait que depuis Chéreau, il faut qu’il se passe dans cette scène quelque chose entre Siegmund et Wotan, il fait sortir vers le fond Wotan qui part poursuivre Brünnhilde (le spectateur se dit que ce départ ne peut avoir lieu ainsi, simplement) mais qui hésite, pour revenir sur ses pas et prendre Siegmund dans ses bras (Le spectateur dit « ouf ! » en remerciant Chéreau) pendant que le rideau tombe.
Ainsi donc, beaucoup de paillettes pour pas grand chose de neuf dans les idées développées par Willy Decker : en 2001, ces idées apparaissaient déjà rebattues, voire usées.
Le troisième acte voit disparaître “la scène sur la scène”, et ne restent que les gradins disposés sur la courbure de la terre. Les Walkyries descendent du ciel à cheval sur des éclairs qui ressemblent à de grossières flèches de carton: la didascalie de Wagner dit “Einzelne Wolkenzüge jagen, wie vom Sturm getrieben, am Felsenaume vorbei” et qui dit Sturm dit éclairs , confirmant l’idée d’une scénographie baroquisante et d’un théâtre de carton pâte voulu par un Wotan moins Dieu qu’illusionniste.

Le Walkyries, Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler
Le Walkyries, Brünnhilde (Nina Stemme) Wotan (Markus Marquardt) ©Frank Hoehler

Du point de vue de la conduite des acteurs il ne se passe rien d’important et de neuf, c’est même l’acte le plus pauvre sous ce rapport, mais il est difficile de faire un drame entre des rangs de fauteuils de théâtre. Brünnhilde est installée enfin non sur son traditionnel rocher, mais sur la lune (Siegfried sera donc le premier cosmonaute ? ou le premier Prométhée qui va braver le monde des Dieux en allant sur la lune ?), une lune blanche qui apparaît en fond de scène, derrière la courbure de la terre. Après tout, le Ring est une cosmogonie. Et Wotan ferme en image finale le rideau noir. The show is over.
C’est ce qui reste d’une mise en scène qui assène lourdement des évidences, avec quelques moments bien réalisés (jeux de Brünnhilde dans et avec le rideau), dont le premier acte est peut-être le plus accompli et qui peu à peu s’installe dans un aimable ennui, laissant les chanteurs plus ou moins livrés à eux-mêmes faire ce qu’ils ont l’habitude de faire, mais peut-on demander plus, pour une reprise vieille de quinze ans où l’on n’imagine pas le metteur en scène revenu pour régler le travail.
Ce propos déjà vieilli à sa création en 2001 fait que c’est sur la musique qu’il faut se concentrer, et ne pas disserter sur la liaison de la scène et de la fosse, puisque la scène est has been.
Christian Thielemann libre de ses initiatives et bien peu bridé par ce qui se déroule sur le plateau propose un travail hautement et presque exclusivement symphonique, le superbe prélude aux enchainements somptueux, à l’éclat magistral avec une souplesse de l’orchestre qui laisse bien augurer de la suite, donne immédiatement une couleur cosmique à l’entrée de Wotan qu’on voit sur la scène pendant les dernières mesures. Mais l’approche de Thielemann fait de l’orchestre un protagoniste exclusif sans toujours considérer les chanteurs : c’est souvent très fort, couvrant le plateau (Ventris !), dans une entreprise seulement préoccupée du son, un bon son, celui de la Staatskapelle Dresden dont les cuivres cependant semblent en bien petite forme, plus préoccupé de soi que de l’ensemble. Onanisme du son qui réserve de magnifiques moments (prélude des premiers et second actes), un son clair, qui fait entendre tous les instruments, qui semble aller dans les tréfonds de la partition et qui pourtant manque étrangement de relief interne, peu de mises en valeur de détails, pourtant souvent mis en relief chez d’autres chefs, c’est notable dans les dernières mesures, superbes dans leur globalité, moins intéressantes par l’interprétation et la mise en relief des phrases instrumentales (la flûte quasiment absente qui donne pourtant tant d’émotion à cette fin !), une grandeur plate en quelque sorte qui n’entre jamais ou rarement en dialogue avec le plateau. C’est une direction qui ménage des effets, mais offre peu d’émotion et surtout peu de discours sur l’œuvre, car elle est plus intéressée par soi que par ce qui se passe ou par ce qui est dit. Cela me rappelle (allez savoir pourquoi) ces magnifiques écritures de papyrus byzantins, superbes à voir, avec leurs courbes et leurs déliés, qui écrivent des textes qui ne véhiculent pas de sens.
On a l’habitude de considérer Thielemann comme l’héritier des grands Kapellmeister allemands qui transmettent une tradition, mais l’audition des grands du passé montre que le souci du sens était beaucoup plus marqué. Un Barenboim, dont le modèle est depuis toujours Furtwängler, est lui aussi héritier de cette grande tradition propose un Wagner hautement symphonique, mais ancré dans le drame, prodigieusement vivant et présent à la scène et au monde. Le Wagner de Thielemann, sous vitrine, aux vibrations peu soucieuses d’être ressenties, emphatiques plus que sensibles, me reste ce soir très étranger, et pour tout dire pas vraiment en phase avec le propos wagnérien.

Il est probable que le temps de répétitions a été réduit au minimum, laissant les chanteurs faire ce qu’ils doivent plus ou moins faire sur toutes les scènes : pour de telles reprises, il faut une compagnie de qualité, rompue à ce répertoire. C’est globalement le cas, et si les bonne surprises  viennent, elles ne viennent pas des « grands protagonistes », Brünnhilde, Wotan, Sieglinde, mais des deux autres, Hunding et Fricka.

Georg Zeppenfeld (Hunding) ©Frank Hoehler
Georg Zeppenfeld (Hunding) ©Frank Hoehler

Le Hunding de Georg Zeppenfeld m’est apparu dans l’économie générale de la distribution vraiment magnifique, mais pour cette raison même presque en décalage avec l’économie générale de la soirée. Zeppenfeld propose un Hunding totalement maîtrisé, très lyrique plus que brutal, avec une voix jamais tonnante, toujours magnifiquement projetée, et surtout un souci de la sculpture du texte et de la parole qui fait de sa prestation un modèle de diction théâtrale poétique. Le texte est d’une clarté cristalline et le chanteur lui donne une couleur si élégante qu’elle humanise le personnage. La voix de Zeppenfeld est plus claire que les voix de basse qu’on propose habituellement pour ce rôle (c’est aussi ce qui rendait son Marke si particulier à Bayreuth l’an dernier), c’est aussi une voix plus juvénile, qui en fait un rival direct de Siegmund. Grand moment et grande interprétation.
Pourtant, je le répète, cette prestation est presque en décalage stylistique avec le reste parce qu’elle ne se place pas en écho de la couleur générale de la musique et de la distribution, elle dit autre chose que ce que dit la musique telle qu’elle est proposée par le chef. Par le soin jaloux que Zeppenfeld donne au texte, on le verrait plus en cohérence avec une interprétation à la Petrenko, dont le souci du tressage musique texte est si prégnant, et qui est si absent ici.
L’autre belle surprise, c’est Christa Mayer, de la troupe de la Semperoper, dans une Fricka très soucieuse de l’expression: elle aussi sculpte les mots et leur donne un sens; elle est une Fricka distanciée, froide, qui n’abuse pas d’effets démonstratifs, mais qui par la couleur, par la belle projection, la rend très présente et pleine d‘autorité. La voix plus insinuante qu’imposante, l’intelligence du chant la placent à mon avis immédiatement dans les Fricka qui comptent, et il n’y en a pas beaucoup.
Une des difficultés de distribution de Die Walküre ne vient pas des protagonistes, mais des huit Walkyries (tout comme le groupe des Maîtres dans Meistersinger, voire des Filles fleurs dans Parsifal), car si les rôles sont brefs, leur impact sonore sur l’ensemble de la scène est fort, pas tant dans les ensembles que dans les interventions singulières, notamment au début de l’acte, celles de Gerhilde (Sonja Mühleck) ou Helmwige (Christiane Kohl), plus proches du cri, dérangeaient singulièrement, même si dans l’ensemble des Walkyries, on reconnaissait avec plaisir Nadine Weissmann (Schwertleite), la magnifique Erda de Bayreuth. Ce n’était pas tant les ensembles que certaines stridences acides singulières qui gênaient et qui ont eu des retombées négatives sur l’impression d’ensemble.

Le Wotan de Markus Marquardt, un Wotan maison, est peu connu . La voix est assez puissante,  bien projetée, même si la présence scénique notamment au deuxième acte, laisse à désirer, avec des mouvements et des gestes attendus. Il faut à Wotan notamment au deuxième acte une présence par le texte plus que par la puissance (à ce titre, Wolfgang Koch fit ces dernières années à Bayreuth la plus grande impression, avec un deuxième acte incomparable d’intelligence). Ici, le deuxième acte de Wotan et notamment son monologue restent en deçà du nécessaire, même si la prestation reste passable. Cela passe effectivement sans casser, ce Wotan là assure sans étonner ni séduire.
Le Siegmund de Christopher Ventris pose d’autres problèmes. La voix est assurément élégante, le style impeccable, la diction correcte. Le chanteur est intelligent, mais affiche une couleur de Belmonte et non celle d’un Siegmund dont il n’arrive pas à assumer l’héroïsme; dans les parties plus lyriques, il passe sans aucun problème la rampe et sait être émouvant, dans les parties plus dramatiques ou plus héroïques (final du I par exemple), il a plus de difficultés, notamment parce qu’il a à lutter contre un orchestre qui ne fait pas de quartier et qui joue sa partition au risque d’étouffer celle des autres. Ses « Wälse » sont assurés sans être tenus outre mesure, et son dialogue avec Brünnhilde dans l’annonce de la mort reste un peu pâle : même si la partie est ici plutôt retenue, on doit entendre dans les « Grüße mir Walhall, Grüße mir Wotan… » une sorte d’héroïsme réprimé et tendu qui n’apparaît pas ici. Ventris (qui remplace Botha initialement prévu) a bien la douceur qui sied à certains aspects du personnage, il lui manque la tension épique.
Au contraire de Christopher Ventris dans Siegmund, Petra Lang dans Sieglinde peut difficilement assurer des parties plus lyriques. Son premier acte n’est pas très réussi, avec des attaques ratées et surtout des problèmes de justesse qui interviennent à chaque fois qu’elle tente de retenir sa voix ou chanter de manière plus fine ; elle a déjà chanté Sieglinde, notamment à Munich, et c’était un peu plus réussi. Ici, ce sont les défauts de cette voix que l’on retient, c’est à dire le manque de contrôle et de justesse, les sons fixes et le manque de modulation.
Plus généralement, je me demande pourquoi aujourd’hui on confie indifféremment Brünnhilde ou Sieglinde aux mêmes artistes, comme si les deux rôles étaient interchangeables parce que tous deux dramatiques. Chaque rôle a sa couleur, et Wagner dans l’écriture le fait bien sentir. Dernesch, qui était une Isolde très lyrique avec Karajan, fut une Sieglinde fulgurante (à Paris, avec Solti, inoubliable). Hannelore Bode, ou Jeanine Altmeyer furent les Sieglinde merveilleuses de Boulez-Chéreau et elles ne furent jamais des Brünnhilde. Janowitz le fut avec Karajan et ce n’était certes pas une Brünnhilde, mais Karajan était un magicien qui savait travailler les voix qu’ils désirait, même si a priori pas adaptées à certains rôles (par exemple Freni dans Aida), Waltraud Meier elle-même fut une merveilleuse Sieglinde (notamment avec Sinopoli à Bayreuth aux côtés d’un Domingo rayonnant, mais aussi avec Barenboim), qui n’aborda jamais Brünnhilde et qui fut l’Isolde que l’on sait. Bref, les deux rôles sont très différents par la couleur et demandent d’être vraiment différenciés. Or depuis quelque temps, les Stemme, Lang, Herlitzius ont chanté les deux rôles, voire aussi Isolde, avec des fortunes diverses, comme si le fait d’avoir les notes et la puissance justifiait qu’on puisse indifféremment chanter tous les rôles wagnériens. Sieglinde demande la puissance, mais aussi la retenue et le lyrisme, avec une ligne très contrôlée, et c’est ce qui faisait le prix d’une Anja Kampe à Bayreuth capable du cri déchirant de la mort de Siegmund, et d’une urgence lyrique incroyable au premier acte.
Petra Lang ne se réalise vraiment que dans la violence, le cri et l’hystérie. Ainsi donc ses deuxième et troisième actes sont-ils plus urgents, plus réussis, parce que la voix incapable d’être dans la retenue, se libère alors dans des orages éperdus. Son « Oh hehrstes Wunder ! herrliche Maid ! » est impressionnant, parce qu’elle le dit avec le ton de Brünnhilde du Crépuscule. Ainsi, c’est une Sieglinde scéniquement crédible, vocalement contrastée avec ses défauts habituels, difficulté à retenir la voix, justesse approximative, mais qui réserve tout de même quelques moments impressionnants. Est-elle une Sieglinde pour autant ? Je n’en suis pas si sûr. Je pense au contraire qu’elle ne gagne pas à maintenir le rôle dans son répertoire.
Nina Stemme était Brünnhilde. C’était le motif principal de mon déplacement. J’étais curieux d’entendre celle qui est considérée aujourd’hui comme le plus grand soprano dramatique de ce temps dans la Brünnhilde de Walküre, dont je continue de considérer qu’elle n’a pas tout à fait la couleur. Je l’ai souvent répété, elle est pour moi une Sieglinde plus crédible qu’une Brünnhilde.
Bien évidemment, il reste que sa prestation est la meilleure de la distribution. La voix est puissante et le timbre chaleureux. Cependant, l’approche interprétative peut-être sinon discutée, du moins analysée. Il est clair que le deuxième acte est moins facile pour elle que le troisième, où elle a été totalement convaincante. Les hojotoho initiaux redoutables sont passés sans encombre, mais avec tout de même quelque stridence, et quelques attaques n’étaient pas aussi propres que ce qu’elle nous a souvent donné à entendre, comme s’il y avait quelque difficulté à placer la voix ; mais c’est dans l’annonce de la mort qu’elle m’a semblé plus en difficulté, non vocale cette fois-ci, mais avec la situation et la couleur du texte, dit avec une certaine linéarité pour ne pas dire monotonie. J’ai dans l’oreille ce que faisait Foster à Bayreuth, perchée sur son puits de pétrole, avec une douceur, une intériorité et une force émotive rares que l’on ne retrouve pas ici. Le ton est plus neutre, l’émotion moins évidente. Le rôle du chef est ici déterminant : Petrenko faisait du note à note, faisant travailler chaque syllabe (tout comme d’ailleurs avec Wotan dans son monologue) avec un pointillisme maniaque, on n’a ici un chanteur que le chef accompagne mais n’aide pas : chacun joue sa partition, vies parallèles.

C’est au troisième où elle montre vraiment ses qualités et où elle domine totalement et le rôle et la distribution. La voix s’épanouit avec des variations de couleur, elle joue du personnage, tantôt enfant, tantôt adulte, elle séduit et cela s’entend. C’est un magnifique travail musical qu’elle nous offre ici, rendant l’ensemble du 3ème acte d’une grande tension et d’une indiscutable poésie (notamment dans des moments presque belcantistes)  tant dans l’héroïsme du début que l’intériorité de la scène II avec Wotan.
Chaque époque a ses modèles et ses stars, et les vieux mélomanes ont toujours l’impression qu’avant c’était mieux. Lorsque j’écoutais mes premières Walkyries (ma première fut avec Theo Adam et l’Opéra de Berlin Est en avril 1973 au TCE à Paris), les voix me semblaient plus caractérisées. Rien de commun entre une Dernesch (Sieglinde) et une Jones (Brünnhilde) à Paris avec Solti dans la belle production de Klaus Michael Grüber et les merveilleux décors d’Eduardo Arroyo. Une Nilsson avait la voix tellement ailleurs qu’elle était reconnaissable entre toutes, et faisait taire toute comparaison : elle lança, en bis dans son dernier concert à Paris (elle devait avoir un peu moins de 65 ans) les hojotoho initiaux de la Walkyrie et ce fut (encore) fou. Une Gwyneth Jones avait pour elle, avec des défauts vocaux que tout le monde connaît, une puissance d’émotion dans le port et dans le regard, une présence à la scène qui faisait tout oublier.
Assez récemment, j’entendis à Valence, avec Mehta, Jennifer Wilson dans Brünnhilde aux côtés de l’encore jeune Lance Ryan et ce fut pour moi la dernière chanteuse qui qui me semblait avoir la couleur exacte de Brünnhilde. Mais malheureusement, Wilson ne semble pas maintenir les promesses d’alors.
Nina Stemme a pour elle la santé vocale, la largeur de la voix, un timbre chaud, la puissance mais elle n’a pas tout à fait l’aura scénique qui l’accompagne, elle n’a pas la présence d’une Jones, ou même d’une Herlitzius. C’est une très grande d’aujourd’hui, qui n’arrive pas à effacer en moi certains souvenirs du passé, il reste que sans elle l’essentiel de la Walkyrie à laquelle j’ai assisté à Dresde se serait écroulé.

Au total, une soirée évidemment d’un bon niveau, mais qui n’atteint pas les sommets que le cast pouvait laisser espérer. Aucun regret cependant, car le bonheur wagnérien, c’est d’abord Wagner.[wpsr_facebook]

Sieglinde (Petra Lang) entourée des Walkyries ©Frank Hoehler
Sieglinde (Petra Lang) entourée des Walkyries ©Frank Hoehler

IN MEMORIAM PIERRE BOULEZ

Pierre Boulez
Pierre Boulez

On s’y attendait hélas, et les dernières fois que j’avais croisé Pierre Boulez (à Lucerne) il était méconnaissable, même si toujours vif et attentif. Sa disparition fait et fera l’objet de toutes les nécrologies possibles, déjà dans les tiroirs depuis quelque temps.
Je suis un peu vide ce soir…Car il est pour moi un compagnon de musique comparable à Abbado – ils s’estimaient beaucoup d’ailleurs -, comme Abbado défendant la musique d’aujourd’hui, comme Abbado chef d’orchestre exceptionnel, notamment dans Mahler, comme Abbado mêlé aux débats esthétiques et culturels de son temps, mais plus qu’Abbado actionnant les leviers institutionnels pour faire aboutir ses projets, pas toujours avec succès d’ailleurs (voir la salle modulable de la Bastille). Mais tout le monde sait cela.
Je préfère évoquer quelques souvenirs personnels puisque j’ai eu la chance de le croiser souvent, de l’accueillir pendant une semaine quand je travaillais en Allemagne et de suivre la tournée européenne du concert que l’Ensemble Intercontemporain avait répété et donné à Ludwigshafen (pour un concert organisé par BASF); il y avait entre autres au programme Von heute auf morgen de Schönberg. J’avais assisté assez fasciné à ses répétitions, et constaté son incroyable précision,  son oreille infaillible, et son exigence; mais aussi sa joie de dîner un soir avec des étudiants de l’université de Heidelberg dans un restaurant italien, car il aimait transmettre et c’était un incroyable pédagogue. Il intégra d’ailleurs comme premier musicien le Collège de France en 1976.
Boulez chef d’orchestre est étroitement associé à ma vie de mélomane puisque tout jeune encore mon premier disque classique (en dehors des inévitables valses de Strauss) fut un disque de Boulez avec l’Orchestre Philharmonique de New York. Mon premier Ring en salle, ce fut à Bayreuth de 1977 à 1980, puis il y eut neuf Lulu en 1979 à Paris, puis de passionnantes rencontres à Milan autour de Boulez compositeur où il était accueilli dans le cadre d’un cycle qui lui était consacré où il donnait des concerts et des leçons. J’étais resté ébloui d’une interprétation  de sa deuxième sonate pour piano par Maurizio Pollini. Je me souviens de magnifiques moments où il nous avait analysé et fait découvrir  Répons, laissant le public regarder sa partition, ses notes, et discutant avec tous de manière détendue, à mille lieues de l’image redoutable qu’en donnaient les médias. J’avais même à cette occasion découvert son amour des pâtes italiennes !

Une conversation avec lui m’avait frappé, et elle était un peu prémonitoire. C’était à Aix, en 2007, à l’issue d’une représentation de De la Maison des morts dans la mise en scène de Patrice Chéreau. Pour moi qui vivais (et vis encore) sur le souvenir indélébile du Ring Boulez-Chéreau de Bayreuth, et de leur Lulu parisienne, c’était une intense émotion que de les voir saluer le public ensemble comme 30 ans auparavant. Il venait d’annoncer qu’il ne dirigerait plus d’opéras et je lui exprimais ma déception. Il me répondit  « qu’il se sentait un jeune homme  dans la tête» mais que « le corps ne suivait plus » ; il avait aussi exprimé le regret de ne pas avoir dirigé Meistersinger von Nürnberg et Boris Godunov et nous avions ainsi discuté à bâtons rompus, comme après un Parsifal à Bayreuth dans la mise en scène très discutée de Christoph Schlingensief, duquel il m’avait dit « qu’il valait mieux trop d’idées que pas assez ».
Le dernier souvenir que j’ose évoquer dans ce texte que je veux personnel, c’est un moment que je lui avais rappelé en riant et qui semblait l’effrayer : pendant un des étés de Bayreuth en 1977 ou 1978, les musiciens de l’orchestre lui avaient demandé de les diriger pour un concert « promenade » entre deux représentations. Pour ce concert il y avait dans le public Gwyneth Jones, il y avait Donald Mc Intyre , il y avait Patrice Chéreau, et tout le monde faisait la queue au stand des saucisses car le concert avait lieu en plein air, dans un centre de vacances à quelques kilomètres de Bayreuth, à Marktschorgast, et l’orchestre disposé devant le bar, au bord de la piscine, dirigé par Pierre Boulez donnait…les Quatre Saisons de Vivaldi…
Si les portables avaient existé, à n’en point douter c’eût fait buzz dans les chaumières mélomanes. Nous sommes quelques-uns à nous en souvenir.
Cet heureux temps n’est plus, il reste les souvenirs, les disques, les vidéos. Une des valeurs du monde s’en est allé, car il était mondialement admiré.
Il avait depuis les années soixante décidé de vivre à Baden-Baden, au cœur de cette Europe dont il était l’un des phares. Il y est mort, et nous laisse si tristes…[wpsr_facebook]

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: DIE GÖTTERDÄMMERUNG DE RICHARD WAGNER le 13 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Voyage de Siegfried (Lance Ryan) sur le Rhin ©Wilfried Hösl
Voyage de Siegfried (Lance Ryan) sur le Rhin ©Wilfried Hösl

C’était le cinquième Götterdämmerung dirigé par Kirill Petrenko que je voyais cette année (deux à Munich, trois à Bayreuth) et par ailleurs le troisième[i] dans cette production découverte en janvier 2013:  un Götterdämmerung dirigé par Kirill Petrenko ne se rate pas, même dans une production désormais rodée, vue et revue, mais dont l’intelligence et la justesse ne lasse jamais, qui en fait probablement la production la meilleure du Ring aujourd’hui, et de Götterdämmerung en particulier. Cinq fois Petrenko dans la même œuvre, et ce fut encore différent, car il est de la race des chefs qui ne se répètent jamais et qui vous emmènent toujours ailleurs.
J’ai longuement rendu compte de cette production plusieurs fois, et je n’infligerai pas une analyse déjà développée, j’en rappelle seulement les éléments principaux. Andreas Kriegenburg souligne l’aspect parabolique de cette histoire, qui commence dans le mythe et finit dans le monde, qui commence par le mensonge et finit par le mensonge, qui commence par le refus de l’amour et finit en rédemption par l’amour. Kriegenburg en fait une fable où triomphe une humanité solidaire, après avoir traversé la ruse (Rheingold), la raison d’Etat (Walküre), le conte (Siegfried).  On se souvient que la mise en scène utilise pour ses tableaux des dizaines de figurants justement figurant le Rhin, les arbres, la forge, et plus généralement tous les lieux de l’histoire. Götterdämmerung abandonne ces images pour tomber dans l’hyperréalisme du monde, les Nornes évoluent au milieu d’un groupe de réfugiés radioactifs post-Fukushima (le monde est donc déjà mort ou quasi) Siegfried et Brünnhilde chantent leur duo d’amour initial dans un espace encore imagé (le Rhin fait de figurants, encore une fois dans “Le voyage de Siegfried sur âme Rhin”), puis Siegfried, qui ignore le mensonge et la tromperie tombe dans un monde où il est perdu, où il est ignoré, dans la foule anonyme d’employés qui courent partout au milieu d’un espace déshumanisé, un outlet de mode fait de verre et de métal, où la seule loi est le profit (le mot Gewinn est projeté à satiété) et dont les chefs ne vivent que d’alcool et de jouissance sexuelle exercée sur le petit personnel.

Cocktail..pas bon Siegfried (Lance Ryan), Hagen (Hans-Peter König), Gunther (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl
Cocktail..pas bon Siegfried (Lance Ryan), Hagen (Hans-Peter König), Gunther (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl

Siegfried n’est pas préparé, découvre les habitudes étranges de ce petit monde gavé (les cocktails par exemple) et à la faveur du filtre préparé par Hagen découvre aussi la femme merveilleusement incarnée dans la Gutrune de Anna Gabler, prodigieuse actrice, la meilleure Gutrune scénique possible. Siegfried victime d’un monde qui n’est pas le sien, trompé et puis trompeur, emmêlé dans les mensonges et les contradictions (vol de l’anneau à Brünnhilde), finit misérablement.
Dans ce monde pourri jusqu’à la moëlle (le nôtre ?), Hagen et Alberich ne sont pas les pires qui après tout cherchent à récupérer leur bien, et méprisent ces petits êtres politicards et jouisseurs que sont les Gibichungen.

Image finale, Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl
Image finale, Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl

Au final, Brünnhilde rétablit l’ordre du monde perverti par l’or. Reste sur scène Gutrune, qui a tout perdu, richesse, puissance, Siegfried, Gunther son frère et qui se retrouve seule au milieu des ruines de ce monde factice, mais qui est récupérée par l’humanité pure du début de l’histoire (Rheingold) qui l’entoure et forme une grande fleur blanche qui est l’espoir d’un avenir plus radieux.
Andreas Kriegenburg nous raconte une grande, terrible, mais belle histoire, par une vraie lecture qui en épouse parfaitement la dramaturgie, et qui laisse une trace incroyable chez le spectateur. A chaque vision, on retrouvre l’intelligence du propos, l’ironie de la lecture des personnages, quelquefois même l’humour, et toujours la très grande humanité d’un regard à la fois juste et tendre. Je l’affirme encore une fois, c’est la plus grande mise en scène du Ring aujourd’hui, sans aucun contredit possible. Castorf a une lecture d’une profondeur et d’une froideur impitoyable, une lecture destructrice et pessimiste, qui refuse le conte et le rêve, et c’est un choc, mais Kriegenburg, qui lit le monde de la même manière, reste ouvert sur un possible avenir, et son optimisme et son sourire ne quittent pratiquement jamais la scène, et cela n’a pas de prix par les temps qui courent, qui montrent chaque jour la vérité prophétique de la lecture wagnérienne.
Alors, on allait à ce Crépuscule, parce qu’un Wagner à Munich « la seconde Maison » ne se refuse pas, parce que Petrenko dans Wagner ne se refuse pas, et parce qu’on ne se lasse pas des grands spectacles.
La distribution proposait dans les deux rôles principaux Lance Ryan, jeté de Bayreuth dans les conditions qu’on sait, pour la première fois dans cette production (de Götterdämmerung) et Petra Lang dont la Brünnhilde est pour le moins discutée.
Pour le reste de la distribution, que du lourd, mais bien des nouveaux, Markus Eiche en Gunther, Hans-Peter König en Hagen, Anna Gabler en Gutrune, Christopher Purves en Alberich, Michaela Schuster en Waltraute et les filles du Rhin et les Nornes magiques, faites pour partie d’éléments de la troupe (Eri Nakamura, Okka von der Damerau par exemple) et donc somptueuses.
Lance Ryan fut un très grand Siegfried, il le fut à ses débuts dans le rôle, à Karlsruhe, il le fut il y quelques années à Valencia, il le fut moins à Bayreuth. Mais  il y a quelques années comme aujourd’hui, il est un acteur prodigieux de vérité et d’engagement, et d’intelligence et de générosité. Et ce soir, il a été un grand Siegfried, scéniquement et vocalement.
Car le problème de Lance Ryan, c’est le timbre : un timbre nasal, très ingrat quand il est fatigué et très désagréable avec des sons à la limite du supportable. Mais quand il est en forme, les choses passent bien, grâce à un sens de la couleur exceptionnel, un sens de la parole, et une capacité à tenir des notes, à varier les facettes de sons, et une voix juvénile et claire qui convient parfaitement au personnage.
Son premier acte fut exceptionnel à tous points de vue, naïveté, violence, brutalité, puissance, présence incroyable. Plus fatigué dans le deuxième acte où certaines notes passaient mal, il a été phénoménal dans un troisième acte en tous points exceptionnel pour tous. Au total, il a vraiment été convaincant et il y a longtemps qu’on ne l’avait pas entendu dans une telle forme.

Petra Lang (Brünnhilde) ©Wilfried Hösl
Petra Lang (Brünnhilde) ©Wilfried Hösl

Petra Lang qui a une voix immense chante Ortrud à tous les étages, quel que soit le rôle (ce sera sans doute étrange dans Isolde l’an prochain à Bayreuth). On connaît ses qualités d’engagement vocal, on connaît aussi les défauts qui en découlent quelquefois : une voix pas toujours stable, souvent de lourds problèmes de justesse, des sons manquant de propreté. En bref, une chanteuse engagée et enflammée, mais avec des risques permanents de dérapage.
Honnêtement, sa Brünnhilde en ce 13 décembre n’a pas démérité : elle a été prodigieuse au premier acte, aussi bien dans sa scène avec Siegfried que dans celle avec Waltraute, et vraiment convaincante, engagée, vocalement sans failles au deuxième acte; elle a un peu payé cet engagement à 100% dans un troisième acte moins réussi, même si correct (mais pas au-delà). Ce fut quand même sans conteste un de ses meilleurs soirs, je ne l’ai jamais entendue aussi émouvante, notamment au premier acte. Je sais qu’elle n’est pas très appréciée et que certains lecteurs afficheront leurs doutes, mais en chant, les choses ne sont jamais définitives et Petra Lang ce soir fut une grande artiste, estimable, touchante, incroyablement engagée.
Hans-Peter König est un Hagen humain. Il a cette chaleur dans la voix qui fait que même dans les pires des rôles (Hunding..) il conserve un espace pour l’humanité. Et c’est pour cela qu’il me plaît. Il n’est pas un  Hagen tout d’une pièce fait de noir désir, il y a comme une lueur…la voix a aussi ce côté un peu rassurant : même si elle reste puissante et sonore elle est légèrement, très légèrement voilée, et la couleur n’est ainsi pas uniforme, plus subtile, plus travaillée. C’est vraiment une présence, et qui réussit à faire de Hagen un personnage intéressant, une sorte de perdant plein d‘espoir, un Hagen qui donne dans une sorte de subtilité à laquelle on n’est pas habitué tout en gardant une force peu commune.

Markus Eiche (Gunther) ©Wilfried Hösl
Markus Eiche (Gunther) ©Wilfried Hösl

La surprise (en est-ce une ?) vient de l’extraordinaire Gunther de Markus Eiche. On connaît la qualité de ce chanteur, mais il réussit là à composer un personnage de minable, sans être caricatural. Doué d’une diction exemplaire, d’une rare intelligence dans la manière de dire le texte, d’un jeu qui a su parfaitement épouser le désir du metteur en scène de faire de ce personnage une sorte de clown bête et méchant. La voix est parfaitement projetée et posée, puissante et claire; le personnage est composé à souhait dans sa bêtise et sa faiblesse. C’est un moment prodigieux que de le voir évoluer dans le style du jouisseur idiot, et quel musicien !
Christopher Purves est inhabituel dans ce rôle d’Alberich, on le voit plus dans des Britten (Balstrode). Alberich, jeune et puissant dans Rheingold, mûr et violent dans Siegfried, est vieilli et inquiet dans Götterdämmerung, même s’il reste le dernier à vivre, comme le soulignait Kupfer dans sa légendaire mise en scène de Bayreuth. Purves ne pourrait peut-être pas aussi bien réussir un Alberich de Rheingold,  mais dans Götterdämmerung, j’ai rarement, très rarement entendu un Alberich qui distillât le texte d’une manière aussi intelligente et aussi raffinée. Il est expressif, il est tout sauf histrion, tout sauf démonstratif, mais intérieur, mais ombrageux, voire émouvant. Une incarnation à laquelle on ne s’attendait pas, même si le chanteur est de qualité. Un Alberich qui sied à cet Hagen et qui fait de la scène initiale du deuxième acte un des grands moments musicaux et un des grands moments de théâtre (par la seule vertu du texte, d’un texte qui n’a jamais sonné aussi juste et aussi humain) de la soirée. Il est vrai que Petrenko accompagne la scène avec une subtilité et une tension inouïes. L’ensemble m’a frappé, car c’est une scène qui doit être à la fois très intérieure et paradoxalement spectaculaire. Elle l’était grâce à cette conjonction des astres.

Michaela Schuster (Waltraute) ©Wilfried Hösl
Michaela Schuster (Waltraute) ©Wilfried Hösl

Michaela Schuster est une chanteuse valeureuse et engagée, elle a été une Waltraute exceptionnelle, par la diction d’abord, avec un texte mâché, digéré, sculpté, dit avec une expressivité rare, avec un volume immense et contrôlé à la fois, et avec une présence incroyable, donnant à la Brünnhilde de Petra Lang une réplique vibrante, enflammée, douloureuse et faisant de cette scène attendue entre toutes un des sommets de la soirée qui en compta décidément beaucoup.

Siegfried (Lance Ryan) et Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl
Siegfried (Lance Ryan) et Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl

Anna Gabler a été Gutrune, bête comme une oie, mais ondoyante, mais séduisante, mais amoureuse aussi, et émouvante dans sa manière de ne rien comprendre à ce qui est mis en jeu. Il faut la voir se balancer sur son cheval de bois en forme d’Euro dans sa robe rouge monumentale pour comprendre qui elle est.  Mais là où elle devient exceptionnelle, voire mythique, c’est au troisième acte, défaite, déchirante, en larmes (elle avait les yeux mouillés aux saluts), avec une voix bien plus présente qu’en mars dernier, de cette puissance rauque et désespérée qui saisit le spectateur dans la scène finale. Faire de Gutrune un tel personnage, c’est tout simplement immense.
Magnifiques les trois Nornes d’Anna Gabler justement, Okka von der Damerau et Helena Zubanovitch, retenues, profondes, inquiétantes et tragiques et prodigieuses les trois filles du Rhin qui font vivre un moment suspendu, dans une scène si saisissante, au milieu des convives dormant après la fête, ivres morts. Il est vrai qu’Angela Brower, Eri Nakamura et Okka von der Damerau sont des piliers fabuleux de la troupe de Munich : elles réussissent à la fois à donner une vision d’ensemble, chorale, et une caractérisation individuelle. Grand moment, où Lance Ryan leur donne une réplique d’une vérité saississante.
On a déjà bien compris  que c’est une soirée exceptionnelle qui a été vécue, que le chœur dirigé par Sören Eckhoff imposant et phénoménal de volume, a rendu encore plus mémorable. L’habileté de la disposition sur toute la hauteur du décor, les masses en jeu, l’urgence de l’interprétation, tout cela couronne l’ensemble du plateau. Oui, Munich est bien la seconde maison de Wagner, voire quelquefois la première.

Kirill Petrenko dirigeant Götterdämmerung ©Bayerische Staatsoper
Kirill Petrenko dirigeant Götterdämmerung ©Bayerische Staatsoper

Car Kirill Petrenko est en fosse, détendu, souriant, attentif à tout, une sorte de Shiva de l’orchestre où chaque regard, chaque mouvement, chaque main, chaque doigt, est au service d’une intention, d’un signe, très rassurant pour les musiciens et les chanteurs qu’il guide avec une précision, une énergie et un sens dramatique exceptionnels. Il l’avait dirigé dans cette même fosse le printemps dernier un peu plus chambriste, à Bayreuth en collant un peu plus à chaque parole, à chaque dialogue, comme faisant du théâtre musical, alors qu’il fait ce soir de la musique de théâtre, c’est à dire qu’il propose une vision plus tendue, plus dramatique, plus spectaculaire, avec une clarté incroyable dans le son de l’orchestre, avec un son cristallin et presque kaléidoscopique, même si quelques scories des cuivres viennent déranger ce magnifique ordonnancement, mais un volume, mais une expansion, mais un relief encore jamais atteints. Cela reste prodigieux, cela reste phénoménal, cela reste unique : la tension qu’il met, la joie visible de diriger, l’engagement rendent l’auditeur comme hypnotisé, comme magnétisé par cette musique qui semble tomber de partout, qui semble envahir tout l’espace, torche vivante presque cosmique.
Les dernières mesures, déchainées et en même temps retenues, qui accompagnent la vision de cette Gutrune esseulée et désespérée de douleur, prennent alors à la gorge, et il faut quelques minutes pour s’en remettre et s’adonner aux applaudissements triomphaux. Triomphe pour tous, délire pour Kirill Petrenko.

Quant à moi, j’attends avec confiance le prochain Götterdämmerung munichois ou le prochain Ring dans cette production car on ne s’en lasse pas. Après un Ange de Feu exceptionnel la veille, ce Götterdämmerung couronne un week end qui confirme le théâtre munichois comme le leader incontesté du monde lyrique européen, voire mondial. Que les autres en prennent de la graine.[wpsr_facebook]

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Janvier 2013 (http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=5005)
Mars 2015 (http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=10363)

Acte II ©Wilfried Hösl
Acte II ©Wilfried Hösl

STAATSOPER IM SCHILLER THEATER BERLIN 2015-2016: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER, le 11 OCTOBRE 2015 (Dir.mis: Daniel BARENBOIM; Ms en scène Andrea MOSES)

"Barouf" de l'acte II ©Bernd Uhlig
“Barouf” de l’acte II ©Bernd Uhlig

L’Orchestre est prêt, scène ouverte, le chœur s’installe, les Maîtres aussi, tous venus de la salle, on bavarde, on se salue, on s’assoie. On fait silence. Puis au milieu de la scène arrive une dame avec un micro, on se dit : « Aïe ! l’annonce d’un malade… » Mais la dame nous rassure tout de suite en disant que tout le monde est en forme.
Elle vient nous dire simplement qu’après la représentation, le personnel de l’opéra sera aux portes pour recueillir ce que voudront bien verser les spectateurs pour les réfugiés arrivés à Berlin, de manière à résoudre au plus vite les questions pratiques et logistiques, l’argent liquide ira directement à une des associations berlinoises en charge du problème.

On croit rêver.

On croit rêver… et pourtant, cette manière de faire est implicitement cohérente avec la mise en scène de ces Meistersinger d’Andrea Moses, qui, en quelque sorte, fait le point sur l’Allemagne d’aujourd’hui et l’identité allemande.

Acte I Meistersinger ©Bernd Uhlig
Acte I Meistersinger ©Bernd Uhlig

Je trouve toujours plus que Die Meistersinger von Nürnberg est l’opéra le plus beau, le plus intéressant et le plus profond de Wagner. Je sais pourtant que beaucoup de wagnériens non allemands ont des difficultés avec cette œuvre. Moi même je n’y suis pas facilement entré. Mais quand tombent les blocages, quel univers fascinant ! Voilà une œuvre complexe, qui fut une sorte de modèle, dont on retrouve trace(s) aussi bien dans le Falstaff de Verdi que dans la Cinquième de Mahler, qui cumule les questions, celle du propos, d’abord, qui n’est pas si évident, celle de la réception ensuite, puisqu’elle a été ballotée entre la comédie pour distraire le bon bourgeois bavarois, et le symbole de l’identité allemande, glorifiée par les nazis pour devenir la seule œuvre possible à Bayreuth pendant la deuxième guerre mondiale, c’est elle enfin, en 1956, qui a été complètement nettoyée des scories brunes par Wieland Wagner à Bayreuth.
L’histoire de l’œuvre dans les 50 dernières années à Bayreuth est intéressante à rappeler pour comprendre l’importance de ce qu’Andrea Moses veut transmettre. Dernière œuvre « autorisée » par l’oncle Wolf à Bayreuth et jouée jusqu’en 1944, elle fut la seule des productions du Festival 1951 à ne pas subir le nettoyage par le vide wielandien. Il attendit 1956 et ce fut un scandale énorme, puis en 1963 il en « externalisa » la problématique chez Shakespeare dans un décor très inspiré du Théâtre du Globe essayant alors de « dégermaniser » la question. Une mise en scène qui dura peu, puisque dès 1968, après la mort de son frère, Wolfgang en proposa une vision assez traditionnelle, reprise avec de menues variantes jusqu’en 1996 et au seuil des années 2000. En gardant la main sur l’œuvre, Wolfgang donnait en quelque sorte un gage à ce public de Bayreuth qui ne digérait pas le Regietheater entré dans le temple wagnérien dans les années 70, et l’œuvre très populaire auprès de ce public (elle a même un public très spécifique) n’était ainsi pas remise en cause dans son aspect disons…folklorique. Un deal en quelque sorte.

Katharina Wagner osa affronter la discussion sur une œuvre que Bayreuth avait traité de manière ambiguë et qui continuait de traîner son image un peu délétère. Elle fit de Sachs un libéral qui vire au conservateur puis au dictateur : son discours final devenant clairement un discours hitlérien. Il faut se souvenir de l’excellent Hawlata mimant Adolf avec ses mouvements de main nerveux, entouré de statues à la Arno Breker, et Walther entre du même coup dans le rang dans un conformisme désolant. Et elle fit au contraire de Beckmesser une image d’ouverture et d’innovation. C’étaient des Maîtres « cul par dessus tête ».
En 2017, pour la première fois depuis 1956, une mise en scène des Maîtres à Bayreuth échappera à un Wagner, puisqu’elle est confiée à Barrie Kosky.
Daniel Barenboim, après une petite vingtaine d’années de présence à Bayreuth, a installé à Berlin un pôle wagnérien particulièrement médiatisé : Festival annuel, et productions très discutées ces dernières années : le Tannhäuser de Sasha Waltz puis le Parsifal de Tcherniakov ont installé définitivement la Staatsoper de Berlin et permis de rivaliser avec Munich et Bayreuth sur les exécutions wagnériennes de référence : Guy Cassiers (pour le Ring), Dmitri Tcherniakov et Sasha Waltz sont évidemment des noms qui comptent dans le monde théâtral.
Avec Andrea Moses, l’Opéra d’Etat de Berlin a fait appel à un metteur en scène moins en vue, originaire de Dresde (en ces temps de Pegida, ça compte) une jeune femme (il n’y en a pas trop dans le monde des metteurs en scène) qui affronte le plus tudesque des opéras.
Andrea Moses pose justement la question de l’Allemagne, très nette, très affichée (drapeau géant présent en permanence, dans lequel s’enroulent Eva et Waltehr au deuxième acte, délicieuse cachette pour amants, ballons aux couleurs germaniques, insignes des maîtres aux trois couleurs etc.). Et elle réussit le prodige de ne pas en faire un manifeste nationaliste, parce qu’elle pose la question de l’œuvre en lui permettant de se dérouler telle quelle dans une Allemagne apaisée, faisant de Nuremberg non pas la ville folklorique traditionnelle, mais une image de ville moderne qui reflète une Allemagne du jour, où Sachs cultive son cannabis sur le toit, et où les bagarres naissent des oppositions de supporters d’équipes de foot comme au deuxième acte, une Nuremberg très berlinisée qui abrite des punks berlinois. Même chez Wagner d’ailleurs, Nuremberg n’est pas la ville de Nuremberg, hic et nunc, mais un univers presque abstrait où art et artisanat se parlent, un monde où la discussion esthétique est quotidienne, une sorte de République platonicienne dont poètes et musiciens seraient les Maîtres.
Trois points frappent dans ce travail :

  • d’abord, le retour de la farce, du « Witz », la première scène dans l’église où Walther caresse le dos nu d’Eva est à la fois hardie et désopilante, Hans Schwarz (Franz Mazura, 91 ans bien portés !), qui ne cesse d’avaler ses pilules en se faisant encore plus vieux qu’il n’est, David malmené par ses copains, un groupe de Punks un peu agités, on rit beaucoup, on sourit souvent.
  • Ensuite, la scrupuleuse obéissance au livret, en le faisant aller au fond des choses, en installant Sachs dans son personnage de poète intellectuel (une bibliothèque riche en livres variés, comme on le voit au début du troisième acte) et notamment en révélant l’ambiguïté d’Eva, et son jeu entre Sachs et Walther (c’est presque d’ailleurs un topos de l’œuvre aujourd’hui) : même transposée, on reconnaît toute la trame.

    Acte III: Sachs (Wolfgang Koch) , Eva (Julia Kleiter) Walther (Klaus Florian Vogt) ©Bernd Uhlig
    Acte III: Sachs (Wolfgang Koch) , Eva (Julia Kleiter) Walther (Klaus Florian Vogt) ©Bernd Uhlig
  • Enfin, cette transposition moderne est plus subtile qu’il n’y paraît : l’affichage du panneau des sponsors comme lors des conférences de presse des entraîneurs au foot ou en formule 1, la présence lors de la Festwiese de délégués d’un Etat du Golfe, à qui on explique le déroulé, sans doute parce qu’ils sont des financeurs potentiels, les néons des toits de Nuremberg qui indiquent Sachs, ou Pogner comme autant de firmes qui cherchent à se vendre, sont des indices des intentions de la mise en scène : ces Maîtres d’aujourd’hui construisent une reconstitution « marketing » de l’histoire des Maîtres Chanteurs, cherchant sans doute un sponsor pour financer l’opération « Meisterfest » comme il y a l’Oktoberfest, et cherchant à affirmer une identité plus festive qu’idéologique, avec les qualités et les défauts du modernisme ambiant.
    Acte I ©Bernd Uhlig
    Acte I Sachs sur fond de sponsors©Bernd Uhlig

    Et du même coup on comprend évidemment pourquoi on sort le fauteuil de Sänger (« der Sänger sitzt ») sous une housse de plastique transparent, tout comme l’établi de Sachs, comme des objets sortis du grenier, reliques d’une époque disparue qu’on essaie de faire revivre plus ou moins artificiellement , on comprend aussi pourquoi les fauteuils des maîtres au premier acte sont des meubles dépareillés comme sortis du même grenier: nous sommes dans une représentation de « théâtre dans le théâtre ». Je dis « nous », parce que nous, spectateurs à Berlin, sommes évidemment part de la représentation, comme le montre l’accrochage des ballons tricolores sur scène et dans la salle, comme le montre la première image où chœur et spectateurs se font face avec la fosse au milieu pour écouter religieusement l’ouverture, et comme le montre l’image (quasi) finale du Palais impérial de Berlin, fond de scène bien peu nurembergeois, mais allusion claire au débat historique de la reconstitution d’un Palais impérial qui perdit sens et fonction à la chute de l’Empire, et donc à la question de l’Allemagne et de sa mémoire, voire de sa relation à l’histoire. Un texte du programme en souligne d’ailleurs l’absurdité.
    Aussi, quand l’effigie du Palais disparaît au profit de celle d’une sorte de prairie idéale et apaisée, une vraie « Festwiese » débarrassée de tout symbole politique, et que tous se tournent vers elle, alors, l’Allemagne unie autour de l’art et de la nature, apparaît, une Allemagne illuministe qu’on veut éternelle, et dont ces Meistersinger se veulent le nouvel emblème. Débats esthétiques, débats médiévaux, débats d’aujourd’hui et surtout débats allemands, voilà l’idée qui nous est proposée.

Acte III sur fond de palais ©Bernd Uhlig
Acte III sur fond de palais ©Bernd Uhlig

L’histoire est donc racontée avec distance, avec un regard à la fois tolérant, mais tout de même acéré, qui affiche l’aujourd’hui des sponsors, y compris les plus incongrus, et l’aujourd’hui d’une communauté diverse, pas forcément unie, mais disponible. On croise donc aussi bien un juif orthodoxe un peu ahuri par la bagarre du deuxième acte que des financeurs du golfe, des supporters de foot (un peu hooligans), des nostalgiques de l’Empire qui agitent le drapeau noir/blanc/rouge rétabli par les nazis qu’on fait bien vite taire, et des maîtres qui sont d’authentiques maîtres chanteurs historiques, Siegfried Jerusalem, Rainer Goldberg, Olaf Bär, Graham Clark, Franz Mazura (91 ans) qui chantèrent chacun jadis un des grands rôles de l’opéra et qui furent à un moment symbole d’une identité ouverte (tous ne sont pas allemands) et unie autour de la musique.
Jeu subtil entre représentation et réalité, et représentation de la réalité, l’opéra utilise la salle et les spectateurs comme des spectateurs de Maîtres lointains et proches, qui concernent directement un public allemand et une Allemagne sans doute assez sûre d’elle pour lier de nouveau cette œuvre à un discours identitaire certes, mais jamais dominateur.
Du même coup, ces Meistersinger ont une saveur nouvelle : ils disent la grandeur de l’Allemagne du jour, avec ses qualités et ses défauts, avec sa diversité et ses problèmes, sans se poser le satané problème identitaire qui empoisonne inutilement et stupidement ce type de discours en Allemagne et ailleurs. Si Die Meistersinger von Nürnberg apparaît comme une manière d’opéra national, ce ne fut jamais un opéra nationaliste, sauf dans les fantasmes des âmes nazifiées. Que Daniel Barenboim conduise le bal est évidemment un gage, compte tenu des opinions qu’il a toujours affichées, de son ouverture et il faut bien le dire, de son courage, et bien entendu, de sa propre identité d’israélo-argentin au passeport palestinien vivant à Berlin.
Ainsi, la quête pour les réfugiés (qui apprend-on par un tweet, a recueilli 11000 €) prend-elle place légitimement dans une soirée qui célèbre une autre Allemagne que celle des clichés ou des peurs brunes.

À une mise en scène aussi réussie et aussi profonde correspond un travail musical exceptionnel, qui associe solistes, troupes, chœur et orchestre. Daniel Barenboim, dans une salle de 900 places (au merveilleux rapport scène salle, il faut le souligner), et pour une œuvre aussi monumentale, réussit à équilibrer les volumes au point qu’aucun chanteur n’est jamais couvert, qu’on entend tout, avec un vrai souci du texte, qui est dans cet opéra un élément fondamental, dont on ne peut jamais faire abstraction, tant il y a entre texte et musique une sorte de complicité, de systèmes d’échos, de précisions qui font que l’un est toujours tributaire de l’autre. C’est d’ailleurs le problème pour les spectateurs non germanophones ou non allemands, qui n’arrivent pas toujours à rentrer dans ce texte et ses jeux permanents sur tel ou tel mot, auquel répond une musique construite en fonction et de la lettre et du sens du texte, sans doute portée ici à sa perfection parce qu’elle sonne en même temps intime et collective. Intime… j’ose ici un mot qu’on n’associe pas toujours aux Meistersinger von Nürnberg, mais qui correspond parfaitement à l’une des couleurs de cet opéra- et qui en fait la complexité : Die Meistersinger est un opéra intimiste qui fouille les dédales de l’âme de Sachs, à la fois Tristan et Roi Marke, inventeur et créateur encore plein de ressources, et individu aimant au seuil de la vieillesse, qui se pose en permanence la question de l’être et de l’avoir été, intellectuel et artisan, à la fois citoyen et anti-système, qui raconte ici l’histoire de sa renonciation.
Ainsi la direction de Daniel Barenboim, d’une clarté exemplaire, est peut-être l’une de ses plus grandes réussites, parce que même dans les parties les plus spectaculaires (ouverture, chœurs, final), elle n’est jamais cabotine ou démonstratrice (ce qu’on lui reproche souvent), elle est toute faite de subtilité, de raffinements, de poésie et n’exagère rien dans un dialogue exemplaire entre intimisme et ensemble, entre musique de chambre (oui, vous avez bien lu) et symphonisme : la Staatskapelle Berlin le seconde dans ce propos de manière exemplaire : pas une scorie, des parties solistes à faire rêver (les violoncelles, les bois à se damner), et l’orchestre à lui seul construit cet univers idéal qu’on perçoit sur scène et qui fait que le spectateur sort toujours e heureux et en paix après avoir entendu cette œuvre.

Meistersinger ©Bernd Uhlig
Meistersinger (au premier plan, Franz Matura et Olaf Bär)  ©Bernd Uhlig

Car sur scène, il y a d’abord une équipe, une troupe, un ensemble dont la cohésion est visible. Il est clair que les chanteurs ont tous pris plaisir à un travail qui va sans doute devenir une grande référence dans l’histoire de la production de l’œuvre.

Die Meistersinger ! ©Bernd Uhlig
Die Meistersinger ! ©Bernd Uhlig

Les Maîtres d’abord : certes, la distribution des Meistersinger est toujours difficile pour un théâtre notamment à cause de ces 12 maîtres qui ne sont pas des rôles de complément (c’est un peu le même problème pour les Walkyries). La Staatsoper de Berlin a résolu le problème en distribuant huit des douze maîtres à des maîtres du chant, des Maîtres-Chanteurs authentiques d’hier ou d ‘aujourd’hui : aujourd’hui pour les rôles principaux Sachs (Wolfgang Koch), Pogner (Kwangchul Youn), Beckmesser (Markus Werba), mais aussi Kurt Vogelgesang (Graham Clark, qui fut un David merveilleux), Balthasar Zorn (Siegfried Jerusalem, ci-devant Walther, mais aussi Tristan, mais aussi Siegfried, mais aussi Lohengrin, mais aussi Parsifal , mais aussi Siegmund, mais aussi Loge, mais aussi Froh), Ulrich Eisslinger (Reiner Goldberg, un des ténors wagnériens qui réveilla tant d’espoirs au moment où l’on était en panne de ténors et qui fut à Bayreuth Erik, Tannhäuser, Siegfried, et naturellement Walther) , Hans Schwarz (Franz Mazura, une des basses wagnériennes les plus importantes qui chanta à Bayreuth de 1971 à 1995) et le Hans Foltz d’Olaf Bär (considéré en son temps comme le successeur de Dietrich Fischer Dieskau, un des maître du Lied et de la musique sacrée jusqu’au début des années 90 et qui chanta Günther et Donner à Bayreuth). Au-delà de l’émotion de voir ici réunies des gloires du chant wagnérien, l’idée de les réunir dans une œuvre aussi emblématique de l’éducation musicale et de l’éducation au chant est vraiment un vrai coup « de maître ».
Particulièrement « réaliste », la mise en scène assigne à chacun une part du jeu, focalise tour à tour l’action, notamment sur le vétéran Mazura, toujours au premier plan, chacun a quelque chose à faire, avec une précision dans le jeu d’acteur qui rappelle le travail de Frank Castorf, et qui ne démentit jamais Wagner quand il définit ce qui est imposé au chanteur dans Die Meistersinger von Nürnberg en matière de diction et de fluidité des dialogues. Il y a dans ce travail presque « choral » au sens « Bachien » du terme, presque fugué au sensF du terme (combien le Falstaff de Verdi se souvient de ces Meistersinger…), quelque chose d’une ciselure prodigieuse, d’un travail de joaillerie qu’un artisan-maître de Nuremberg ne pourrait démentir.
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Nachtwächter ©Bernd Uhlig
Nachtwächter ©Bernd Uhlig

utre exemple de joaillerie dans la mise en scène, le Nachwächter de Jan Martinik de bonne facture, habillé en pasteur, que personne de craint plus, qui veille au salut des âmes –Seelenwächter plus que Nachtwächter-, bientôt victime lui-même des baruffe du final de l’acte II, dans une Allemagne qui n’a pas peur des transgressions.
Évidemment, les grand solistes ne démentent en rien l’observation de ce travail global des maîtres, à commencer par le Veit Pogner de Kwangchul Youn, à la voix toujours sonore, plus vivant et plus coloré que d’habitude, avec un chant à la fois net, à la diction impeccable et à la couleur bon enfant.

Acte II:  Sachs et Beckmesser ©Bernd Uhlig
Acte II: Sachs et Beckmesser ©Bernd Uhlig

Le Beckmesser de Markus Werba est sans doute scéniquement remarquable, jamais caricatural, ni exagéré, mais un peu décalé par son côté « professeur » tiré à quatre épingle, une sorte de Topaze un peu has been, et peu sûr de lui, qui essaie de se glisser dans les habits voulus « au sens propre », puisqu’il est vêtu d’habits médiévaux au deuxième acte pour chanter sa romance  (costumes d’Adriana Braga-Peretzki, qui a fait aussi les costumes du Ring de Castorf à Bayreuth); des habits qui rappellent un peu, de loin, le Mezzetin de Watteau, dans une atmosphère de « fête galante » très anachronique par rapport à l’ambiance voulue par cette mise en scène et qui souligne à plaisir l’anachronisme du personnage. Sans vouloir à tous prix établir des liens, soulignons quand même que Verlaine publie ses Fêtes Galantes en 1869, soit un an après la création des Meistersinger. Ce Beckmesser est ridicule parce qu’il n’est plus de ce temps, mais parce que sa jalousie et sa petitesse, elles, le sont. Il est chanté par un Markus Werba valeureux, mais qui ne sort pas du lot des bons Beckmesser, respectables mais pas exceptionnels. Les grands Beckmesser, eux, sont des modèles de chant, qui peuvent en remontrer à Sachs : ils ont nom Hermann Prey (à Bayreuth), ou même Michael Volle, qui, avant d’être Sachs sur scène, à Zurich et Salzbourg, a été un immense Beckmesser (à Bayreuth encore). Il y a vocalement dans Beckmesser un Sachs possible.
Magdalena est la jeune Anna Lapkovskaia, vue à Bayreuth dans le Ring cet été, elle se sort très honorablement d’un rôle un peu ingrat, jamais mis en valeur et pourtant toujours très présent dans les grands moments (le quintette…) et qui est souvent un gage de futur, tandis que le David de Stephan Rügamer (troupe de la Staatsoper de Berlin) est frais, jeune, vif, comme souvent chez ce ténor toujours juste.
Julia Kleiter abordait Eva pour la première fois. Habituée aux rôles plus légers ou aériens : Ännchen, Pamina, Sophie, Eurydice. Ella aborde Eva, un rôle faussement léger, qui demande à la fois les qualités des rôles cités précédemment, mais aussi une assise vocale plus forte, il faut se faire entendre au quintette, et il faut savoir aussi jouer et chanter les coquettes à l’acte II : personnage complexe, qui vire de jeune fille à jeune femme, en faisant passer Sachs de la maturité à la vieillesse. Certains lui ont reproché une certaine raideur, un manque de lyrisme qui donnait au personnage un aspect plus rêche. J’ai trouvé que dans cette salle, la voix sonnait bien et s’affirmait remarquablement, et j’ai aimé ce ton moins uniforme que d’habitude, plus nerveux, plus tendu. Comme un personnage en crise d’identité qui passe de Sophie à Susanne (qu’elle chante d’ailleurs aussi). La mise en scène l’habille plus « femme » que « jeune fille » et c’est ce passage-là que je trouve réussi vocalement dans une sorte d’instabilité théâtrale bien rendue vocalement qui m’a bien plu.
Klaus Florian Vogt est un Walther déjà éprouvé ailleurs, à Bayreuth, et même à Genève, face à une lumineuse Eva qui avait nom Anja Harteros. Il possède chaque inflexion du rôle, chaque nuance, chaque respiration aérienne. Mais il n’a plus ce qu’il avait naguère, une jeunesse de timbre séraphique, certes toujours enchanteur et un peu étrange mais imperceptiblement plus mature, moins éthéré, moins « étonné » et donc moins « étonnant ». Je sais que certains lecteurs peuvent me trouver difficile, mais dans Meistersinger, on chante toujours sur le fil du rasoir : Vogt chantait merveilleusement ce rôle parce qu’il en épousait les évolutions, d’un chant d’élève frais et naïf au premier acte à un chant de Maître au troisième. Il chante ici en professionnel, merveilleux certes, mais dans les équilibres subtils de la partition, on y croit un peu moins.

Hans Sachs (Wolgang Koch) ©Bernd Uhlig
Hans Sachs (Wolgang Koch) ©Bernd Uhlig

Reste Wolfgang Koch.
J’avais cet été hautement apprécié le monologue de Wotan du deuxième acte de la Walkyrie, pour moi un des sommets musicaux et vocaux du Ring de Bayreuth, où Wolfgang Koch atteignait un degré de profondeur sidéral, grâce à un corps à corps avec le texte, dont il faisait un gouffre à l’incroyable profondeur. Muni de ce viatique, il aborde Hans Sachs qu’il va reprendre avec Kirill Petrenko à Munich dans la mise en scène de David Bösch en mai prochain. C’est d’emblée un Sachs de référence : il a d’abord ce qui fait Sachs, à savoir la science du Lied, qui construit un univers par le chant : il a le mot en bouche, modulé jusqu’aux inflexions les plus subtiles et les plus fines, il dit un texte avant de le chanter et en ce sens il répond mot pour mot aux exigences de Wagner dans cette œuvre. Il est ensuite le personnage, sur scène, un peu négligé, mais pas trop, très simple et jamais «envahissant » ni imposant ni cabot, un personnage d’une humanité profonde et perceptible par le jeu, les attitudes, voire le côté un peu « farouche ». Un Sachs qui faiblit à peine à la toute fin de l’œuvre (le rôle est écrasant) et qui nous gratifie d’un troisième acte anthologique, dans sa bibliothèque d’intellectuel où trônent toutes sortes de volumes (beaucoup de partitions mais pas que…) sur de hauts rayonnages et un tableau de la renaissance allemande représentant un groupe d’hommes, tout de noir vêtus, image sociale et référentielle à la fois. Un Sachs déjà de référence, et qui marque cette représentation de son empreinte : ni basse profonde, ni haute stature, un Sachs à l’allure commune, ni aristocrate à la Fischer Dieskau, ni popu à la Hawlata, mais un humain ordinaire parmi les humains, à la fois simple et définitif.
Voilà ce que furent ces Meistersinger von Berlin, magnifiquement adaptés à cette ville ouverte et disponible, extraordinairement plurielle, qui célébrait le 3 octobre le « Jour de l’Unité » et où on le célébrait en fête à la Staatsoper pour la Première de cette production, une production très politique et très ironique en même temps, mais jamais cynique, jamais amère, jamais autre que souriante et apaisée. Il sera d’autant plus stimulant de comparer ces Meistersinger berlinois aux Meistersinger munichois en mai prochain, qui vont réinstaller ce pilier du répertoire munichois où ils ont été créé.
Mais ce soir, nous étions tous des berlinois. [wpsr_facebook]

Festwiese, image finale  ©Bernd Uhlig
Festwiese, image finale ©Bernd Uhlig

RUHRTRIENNALE 2015: DAS RHEINGOLD, de Richard WAGNER le 26 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Teodor CURRENTZIS; Ms en scène: Johan SIMONS)

©Michael Kneffel
Ruhrgold©Michael Kneffel

DAS RUHRGOLD

Fondée en 2002, la Ruhrtriennale a été marquée par son premier directeur, Gérard Mortier. La manifestation qui clôt l’été des Festivals est consacrée à tout ce qui dans l’art et le spectacle vivant peut être contemporain, dans le sens d’une recherche esthétique expérimentale, enracinée dans un territoire, la Ruhr, qui a décidé de faire de la culture un des axes forts de sa politique, sinon l’axe essentiel, notamment en réhabilitant part de son patrimoine industriel en friche depuis l’abandon des mines qui furent pendant le XIXème siècle et le XXème siècle le symbole de l’industrie allemande. Un territoire saigné pendant la 2ème guerre mondiale, et qui laissa à la fin des années 80 un paysage marqué par les crassiers, les usines géantes, les cokeries, un paysage lunaire que des politiciens intelligents (il y en a) ont décidé par un gigantesque programme de réhabilitation (Internationale Bauausstellung Emscher Park de 1989 à 1999) de dédier à la culture : Musées, espaces d’expositions, salles de spectacles sont nées, faisant d’un territoire qu’on pensait définitivement dédié au métal, au charbon et à la poussière, un objet de visites touristiques, un lieu de manifestations culturelles extraordinaires, et une véritable exposition architecturale. Rien qu’une ville comme Essen (600.000 habitants) contient à la fois un théâtre inauguré en 1988 (conçu d’après le projet d’Alvar Aalto né en 1959), et plus récemment ouverts, un musée d’art magnifique (le Folkwang Museum) confié à l’architecte David Chipperfield, et l’un des plus beaux musées d’histoire d’Europe, le Ruhrmuseum, confié quant à lui à Rem Koolhaas, installé au cœur des espaces industriels, au fameux Zollverein.

Mais ce qui est extraordinaire et inédit (et Lille s’en souviendra en 2004 quand elle sera capitale de la Culture), c’est que cet investissement a fait en sorte d’associer la population et de proposer au territoire décimé par la fin du charbon de nouveaux motifs de fierté. La Ruhrtriennale qui de trois ans en trois ans, propose à un manager culturel ou à un artiste de concevoir une programmation prend place dans ce mouvement général: elle attire désormais des spectateurs venus des Pays Bas assez proches, de France, de Belgique mais surtout de la région. Car dans le programme Emscher Park, c’est bien d’abord la conscience et l’estime de soi de la population qui étaient visées.
La culture n’a jamais été absente de la Ruhr, elle était financée par les capitaines d’industrie, et ce depuis le début du XXème siècle, pour l’édification paternaliste des masses : le meilleur exemple en est le Folkwang Museum. Déjà aussi en 1976 Pina Bausch fonde le Tanztheater Wuppertal, qui fut (et reste) l’un des foyers de référence de la danse contemporaine européenne,  d’une certaine manière de traiter le corps et le théâtre.
Ainsi, la Jahrhunderthalle Bochum où était présenté ce Rheingold, est un espace industriel d’exposition construit en 1902 et de 8900m2 de surface et réhabilité par un « pronaos » moderne vitré en 2003 par l’architecte Karl Heinz Petzinka.

La Jahrhunderthalle Bochum ©Matthias Baus
La Jahrhunderthalle Bochum ©Matthias Baus

C’est un hall immense, magnifique, lumineux, qui peut abriter plusieurs espaces de spectacle, pour des concerts rock, du théâtre, du cinéma, et de l’opéra, et dans lequel sont présentées les productions phare : on y a vu Die Zauberflöte (La Fura dels Baus), qu’on a vu à Paris, mais dont on comprend quel effet l’énorme dispositif de la troupe catalane pouvait faire dans cet immense vaisseau, Die Soldaten (David Pountney), Moses und Aron (Willi Decker), dans des productions impressionnantes et originales prenant appui sur la magie de cet espace fascinant. Chaque production est affichée 3 ans, le temps du manager qui l’a suscitée. Après Gérard Mortier, Jürgen Flimm, Willi Decker, Heiner Goebbels, c’est depuis cette année le metteur en scène Johan Simons, ex-directeur depuis 2010 des Kammerspiele de Munich, qui assume jusqu’en 2017 la direction artistique de la Ruhrtriennale : c’est lui qui fit à Paris Simon Boccanegra en 2006 et 2007 et Fidelio en 2008. Il a décidé de dédier sa programmation aux travailleurs mais aussi aux chômeurs de la région (« an die Arbeitenden und an die Arbeitslosen »). Il met en scène cette production de Das Rheingold, production qui n’est a priori pas liée à une future production du Ring, mais qui à elle seule, renferme les ingrédients de toute l’histoire du cycle wagnérien, y compris sa conclusion et qui pose la question du travail et de la production.
Car pourquoi Rheingold ? La réponse est assez simple : dans une Ruhr dédiée au charbon, la descente à Nibelheim était permanente dans le quotidien des habitants de la région. Le monde grouillant des mineurs avait quelque chose de celui des nains enfouis sous la terre à chercher ou forger l’or. Et de Castorf en Simons, l’or pour la Ruhr, ce n’était pas l’or noir, mais le charbon, qui a donné à la fois l’identité de cette région et son l’énergie primale : lorsque Alberich renonce à l’amour, il brandit non de l’or, mais un énorme morceau de charbon.

Alberich maudit l'amour ©Michael Kneffel
Alberich maudit l’amour ©Michael Kneffel

Rheingold pose la question des maîtres et des travailleurs-esclaves, la question du politique et de ses mensonges, la question du début et celle de la fin : Erda en possède les clefs, et sans aucun hasard, c’est elle, assise dans son coin au premier plan, qui observe et écoute sans mot dire les développement d’une action promise dès le départ à sa perte.
Le pouvoir et sa perte, l’or, sa puissance et sa menace, le début et la fin de toute chose, du soleil auroral au ciel crépusculaire, Rheingold peut ne pas être qu’un prologue, car Rheingold porte déjà en soi la chute des Dieux.
Dans cet immense espace, Johan Simons et sa décoratrice Bettina Pommer ont conçu un dispositif multispatial, avec au premier plan un monde renversé en ruine, le plafond d’un palais avec son lustre dressé, les moulures, mais aussi les gravas, et l’eau qui l’envahit, et qui reflète le toit de la Halle, un monde qu’on piétine, sur lequel tous les personnages vont marcher, le monde d’en-bas, sur lequel émerge le trou qui conduit sous la scène au monde encore plus bas, Nibelheim.
En hauteur en revanche, perchée et fixée par des échafaudages, une immense façade aveugle qu’on comprend être le Walhalla, portes et fenêtres closes précédée d’une petite plateforme. Entre les deux, fait de bois, de cuivres rutilants, et de métaux divers, le monde de l’orchestre, un monde d’hommes et d’instruments, qui est, au début du moins, mais pourquoi pas pendant toute la représentation avec ses apaisements et ses colères, le Rhin, devant lequel les filles du Rhin (les magnifiques Anna Patalong, Dorottya Láng, Jurgita Adamonyté) s’installent sur trois chaises comme des solistes lors d’une représentation concertante. Le flot du Rhin sera musical ou ne sera pas.

L’orchestre à l’intérieur duquel circulent les chanteurs et qui est en même temps surface de jeu a un statut évidemment inhabituel, inclus dans la dramaturgie, comme si les musiciens étaient part de ce monde du travail et de l’esclavage, obligés de jouer : le chef n’arrive-t-il pas entre deux personnages patibulaires comme prisonnier pour être installé sur le podium. Derrière lui on verra une enclume sur laquelle on frappera lors de la descente à Nibelheim…et certains musiciens tantôt se lèvent, tantôt circulent, comme si l’orchestre était Rhin, comme si l’Orchestre était foule, comme s’il était esclave des autres : des chanteurs, du metteur en scène, du chef, du public…
Dans cette ambiance étrange, la représentation qui commence à 15h a lieu en plein jour, et les éclairages soulignent les formes sans les isoler, mais les insérant d’une manière encore plus directe dans l’espace de la Jahrhunderthalle: et alors le texte prend une cohérence et une réalité inattendues : on ne cesse de remarquer les allusions à la présence du soleil, un soleil qui ce jour de septembre aveugle le spectateur tant il est éclatant. On va ainsi suivre le parcours solaire jusqu’au moment où il initie son coucher et alors, miracle, Wotan nous dit :
« Abendlich strahlt
Der Sonne Auge », évocation du soleil couchant.

Scène finale ©Michael Kneffel
Scène finale, avec Wotan (Mika Kares) au premier plan ©Michael Kneffel

Ainsi opère la magie du théâtre avec son cortège d’émotions, parce que le spectateur voit ce que dit le texte et parce que l’espace d’un instant, personnage et spectateurs vivent à l’unisson.
Ce Rheingold est une expérience particulière, liée au lieu, liée à l’entreprise, liée à l’ambiance. Tout commence par l’entrée dans l’enfilade immense qui sert d’antichambre gigantesque à la salle de spectacle proprement dite où l’on entend en fond un accord musical électronique, qui ne cessera que lorsque la musique de Wagner prendra le relai, comme une sorte de litanie qui prépare le spectateur et qui se mêle au bruit murmurant de la foule qui s’installe, comme un autre fleuve (la musique électronique ajoutée est du finlandais Mika Vainio).
L’unicité du lieu, l’absence de quatrième mur tant l’espace est unifié, tant la proximité des spectateurs des premiers rangs est grande avec le plateau, tant la lumière est la même, en cet après-midi, éclatante, imposante, aveuglante pour tous, comme si brillait un anneau d’or qui nous écrasait en nous aveuglant, empêchant même quelquefois de voir le spectacle.

Après avoir vu Castorf à Bayreuth, évidemment tout nous paraît déjà vu, et je ne suis pas certain que Johan Simons n’y ait pas repris quelques motifs : le serveur (Stefan Hunstein) qui d’ailleurs fait la conférence préparatoire une heure avant le spectacle  comme si Hunstein était le Patric Seibert de service … L’intervention de Donner avec un pistolet contre les géants qui prennent Freia est aussi un geste castorfien. Citations sans doute, et non plagiat car le propos de Simons n’a rien à voir avec celui de Castorf, tout en racontant une histoire parallèle. Le théâtre de Simons se veut « participatif », celui de Castorf est brechtien, c’est participation contre distanciation ! Simons part de ce que son public est venu pour voir non n’importe quel Rheingold, mais le voir à la Ruhrtriennale, le voir à la Jahrhunderthalle, et donc un Rheingold  qui est une proposition particulière liée au lieu, lié à la manifestation, lié à ce public particulier qu’on fait entrer dans l’espace de jeu : il y a des spectateurs assis latéralement le long de l’orchestre : figurants ? Spectateurs ? ils nous font penser en tout cas au Tannhäuser de Baumgarten à Bayreuth, qui avait eu la même idée. Public et artistes se « mélangent » un peu, s’approprient l’espace de jeu. D’où d’ailleurs un regard forcément différent sur les aspects musicaux. Ce n’est pas n’importe quel public, en ce sens, c’est comme je l’écrivais il y a peu, son public.

Villa Hügel, château des Krupp
Villa Hügel, château des Krupp

La mise en scène de Johan Simons, pose l’histoire du Ring dans l’histoire de la lutte des classes, avec des Dieux en hauteur qui sont sur le seuil (fermé) du Walhalla, une reproduction à peine stylisée d’une des façades de Villa Hügel, le château des Krupp à Essen et en bas, le jeu des autres, qu’ils soient géants ou nains, ou filles du Rhin et Erda. Une Erda à part, une sorte de grand mère aux fines lunettes noires d’aveugle, vêtue d’une blouse grise de grand mère prête à faire les confitures. Jane Henschel, merveilleuse artiste toujours prête à entrer dans des aventures théâtrales est saisissante dans sa composition. Elle surgit dès le début (enfin, surgir est un verbe bien excessif pour une entrée timide et hésitante, d’un pas difficile et prudent, dans l’eau stagnante à la recherche d’une place discrète où s’asseoir) elle ne disparaît que lorsque Loge et Wotan sont à Nibelheim et ne réapparaît que lorsqu’ils en sortent. Elle est là, chœur muet, aveugle et visionnaire. Et elle attend son heure.

Tableau initial, à l'entrée du public © JU/Ruhrtriennale 2015
Tableau initial, à l’entrée du public © JU/Ruhrtriennale 2015

Entre le Walhalla-Hügel et le sol, plafond renversé jonché de ses moulages de plâtre et recouvert d’une eau stagnante, comme si le monde était sens dessus-dessous et que vu du Walhalla, on voyait le sol comme un plafond, est étendu l’orchestre, espace transitionnel, presque fluvial, le Rhin qu’on doit systématiquement traverser pour arriver aux héros du bas, et, pourquoi pas, un Rhin miroir qui renverrait aux Dieux l’image d’un Walhalla déjà en ruine, le Walhalla d’avant d’un Ring vécu comme cyclique. D’ailleurs, sur l’eau flotte une robe dorée de petite fille, trace d’une aventure précédente qui pose question, et dont le spectateur découvre la réponse en voyant Freia revêtue de cette petite robe lorsqu’on mesure la quantité d’or nécessaire au deal Wotan/Géants. Nous sommes dans l’histoire cyclique des gens d’en haut et de ceux d’en bas.
La fin est dans le début : c’est bien le message qui est envoyé au spectateur ; message d’ailleurs confirmé par la couverture du programme Götter + Fall avec la polysémie du mot Fall, mais aussi son sens premier de chute. La montée au Walhalla est ici vue comme chute. Voilà le premier message : les dieux Krupp tomberont. Et du même coup Rheingold annonce non une chute pessimiste à la Schopenhauer, mais une révolution.
Le second propos de la mise en scène de Johan Simons est de bien marquer les différences de classe entre les Dieux, grande famille bourgeoise, d’abord vêtue d’effets de voyage (merci Chéreau…) élégants, beiges, (costumes de Teresa Vergho ) puis dans la seconde partie avec le retour de Nibelheim vêtus de smokings, que Wotan et Loge endossent à vue d’ailleurs, aidés par le majordome de l’occasion (Hunstein) ou de vêtements de cocktails ou de soirée.
Et puis il y a les autres, les sans-grades (sans dents ?), ouvriers ou mineurs, c’est à dire les fratries Alberich/Mime et Fasolt/Fafner. La grande famille des Dieux-Krupp et les microfamilles du peuple, qui dialoguent rarement sur le même niveau, mais souvent de haut en bas ou de bas en haut, distribués sur les différents niveaux, coursives, balustres, sol.

Filles du Rhin, Alberich et poupées © JU /Ruhrtriennale 2015
Filles du Rhin, Alberich et poupées © JU /Ruhrtriennale 2015

C’est au sol que se déroule la fascinante scène initiale des filles du Rhin s’amusant avec un Alberich phénoménal ravagé de désir, et qui finit par se vautrer avec des poupées de son encouragé par les fille du Rhin dans une gymnastique sexuelle ahurissante. C’est du sol qu’Erda lance son avertissement qui annonce le crépuscule des Dieux (et donc la fin des Krupp).

Noyautage © JU/Ruhrtriennale 2015
Noyautage © JU/Ruhrtriennale 2015

C’est aussi en bas que se déroule logiquement la scène du Nibelheim, vue comme noyautage du monde ouvrier par Wotan et Loge déguisés en ouvriers, en mineurs et donc cherchant à créer la zizanie et le désordre chez l’ennemi. Par ailleurs, il n’y a aucun « effet » magique ou de lumière dans ce travail purement théâtral : la transformation en grenouille ou en dragon est mimée par Alberich et sa capture est une capture purement humaine. Il s’agit des pièges que les hommes entre eux se tendent.

Les pommes...
Les pommes…

C’est enfin en bas que les Dieux se recroquevillent abandonnés par une Freia prisonnière, ils essaient de manger les pommes, mais elles sont pourries, et jetées à terre comme un tas d’excréments ou du vomi qui gît au milieu du plafond en ruine et de l’eau stagnante, signe d’une puissance déjà perdue.
Le troisième élément, c’est une « Personenführung » très précise, qui travaille sur les relations avec les personnages, petits gestes (Fricka), attitudes presque esquissées, y compris les moindres expressions. Un travail d’acteur très engagé, qui montre d’ailleurs l’évolution définitive de l’opéra quand il est conduit avec rigueur au niveau théâtral. Le jeu nécessite un véritable engagement des chanteurs, avec une force de conviction décuplée parce qu’au chant, exercice physique s’il en est, s’ajoute le jeu, qui en renforce la puissance.

Enfin, ce qui caractérise les relations des fratries, c’est la violence aussi bien entre les deux frères du Nibelheim qu’entre les deux géants. La violence des deux nains est impressionnante (l’un des deux chanteurs s’est légèrement tordu une cheville pendant l’opéra) et leur engagement est vraiment exceptionnel.

Alberich et Mime pendant les dernières mesures © JU/Ruhrtriennale 2015
Alberich et Mime pendant les dernières mesures © JU/Ruhrtriennale 2015

En même temps, pendant la scène finale, les corps des nains d’un côté et de l’autre ceux des géants sont enchevêtrés au pied du premier rang des spectateurs. Mime et Alberich dorment tendrement entrelacés, presque enfantins, et Fafner vivant essaie d’éveiller doucement Fasolt dans ses bras, comme pour tester s’il est vraiment mort et se rend compte brutalement du désastre. Son regard perdu dans le lointain, sa manière de caresser le cadavre du frère, discrètement, sont des attitudes saisissantes, voire bouleversantes. Ils resteront ainsi jusqu’à la fin, visibles de tous, pendant que les Dieux s’essaieront à ouvrir le Walhalla dans une scène de triomphe dérisoire..
Car la scène finale est conçue à l’inverse que ce qu’avait fait Chéreau : Wotan y essayait de tirer péniblement le cortège des Dieux vers le Walhalla : ici, Wotan qui a compris Erda se refuse à monter au Walhalla, écrasé de désespoir pendant que les Dieux s’essaient à ouvrir un Walhalla désespérément clos, la musique sonne d’autant plus creuse ou ironique qu’elle est vaine, le tout orchestré par un Loge en frac de chef d’orchestre.
Mais le moment le plus spectaculaire est évidemment l’intermède de la descente à Nibelheim, où Wagner fait entendre les bruits des marteaux sur les enclumes, les bruits des nains esclaves attachés à la production. Ces bruits sont ici démultipliés, les percussions envahissent l’espace sonore, l’orchestre sur-sonne et on va chercher dans le public des spectateurs à qui l’on donne un marteau pour frapper sur des bouts de rails, comme si la Jahrhunderthalle résonnait encore des bruits de l’esclavage industriel : c’est assourdissant, impressionnant et surtout étonnant : les spectateurs essaient de frapper en rythme, hésitent, s’arrêtent reprennent, regardent le chef ou les musiciens. Rien n’est distancié ici et tout le monde participe de l ‘élaboration du spectacle, dans un vacarme qui ne fait pas oublier la musique, mais qui va jusqu’au bout de l’option du son expérimental de l’instrument-outil que Wagner avait ouverte et qu’il reprendra aussi dans Siegfried. C’est ainsi que la descente à Nibelheim allonge particulièrement l’œuvre (de quasiment une demi-heure) dans un vacarme fascinant dans lequel on finit par se vautrer, alors que résonne un texte d’Elfriede Jelinek hurlé par le majordome (dans le programme de salle) : Brünnhilde an Papa Wotan : Also, Papa hat sich diese Burg bauen lassen…[Alors, papa s’est fait construire ce château..].
On ne peut pas trouver dans ce travail l’originalité qu’on trouve dans d’autres mises en scène, parce que le Ring comme métaphore de la lutte des classes, ou les Dieux comme métaphore des capitaines d’industrie aux débuts de l’industrialisation était déjà dans Chéreau et a fait le tour des mises en scène du Regietheater depuis 40 ans. Ce n’est pas le propos qui ici étonne, mais l’adaptation de la situation au lieu, à la région, la complicité qui est cherchée avec le public, l’entreprise globale, liée aussi à l’ensemble de la programmation dont le motto est « Seid umschlungen » (soyez enserrés, embrassés) qui encourage à la solidarité, au sentiment d’appartenance.

Enclume et orchestre © JU/Ruhrtriennale 2015
Enclume et orchestre © JU/Ruhrtriennale 2015

De telles options influent évidemment sur la musique, et sur la manière dont Teodor Currentzis à la tête de son orchestre MusicAeterna de la lointaine Perm, élargi à d’autres musiciens pour l’occasion, conduit la « fosse ».
Dans un tel lieu, dans un tel contexte, la musique fait aussi spectacle, et Currentzis excelle à faire spectacle : cuivres rutilants debout, puis ensemble de l’orchestre, tenues de notes d’une longueur inusitée, insistance inhabituelle sur les percussions, tout est désormais possible. Il reste que l’orchestre est parfaitement tenu, qu’il n’y pas seulement des effets de manche, il n’y a pas seulement du théâtre ou de la musique-théâtre, mais beaucoup de moments d’une très grande tension qui sont dus simplement à la musique de Wagner interprétée avec relief et précision. Évidemment, nous sommes dans une option épique, à l’opposé de l’accompagnement note à note de la conversation que faisait Petrenko un mois plus tôt à Bayreuth (auquel d’ailleurs certains spectateurs ou certains auditeurs n’ont rien compris), nous sommes dans un espace presque infini où l’orchestre doit se faire entendre, se faire voir, faire spectacle et faire relief, où il est part de la scène et du dispositif, où il est fleuve humain et sonore : Currentzis en tire bien les conséquences (et cela ne doit pas trop lui déplaire), et remporte une immense succès d’un public debout qui ne quitte pas la salle.

Sans être une distribution de vedettes internationales du wagnérisme, l’ensemble des chanteurs réunis a donné une magnifique preuve d’excellence et d’engagement. Dans une salle ainsi aménagée, la sonorisation est indispensable : il serait impossible de travailler sans. Mais c’est une sonorisation d’une grande discrétion et d’une très grande efficacité, le résultat en est qu’elle n’est jamais envahissante, et qu’on a l’impression de voix naturelles, avec les craintes légitimes que des dispositifs aussi performants font peser sur de futures sonorisations clandestines de hauts lieux de l’opéra.

Peter Bronder (Loge) © JU/Ruhrtriennale 2015
Peter Bronder (Loge) © JU/Ruhrtriennale 2015

Il y a là de toute manière une équipe cohérente et engagée, qui fait merveille, une équipe qui est d’abord dans le jeu, c’est à dire dans la couleur et l’expression : Peter Bronder à ce titre est un Loge qui n’a rien d’histrionique, une sorte de crapule raffinée, et donc intelligente, qui sculpte les paroles pour donner à ce texte une couleur incroyablement variée, sans jamais faire du jeu un double des paroles. Il est le plus vieux du plateau, et dirons nous, le plus mûr, le plus matois, avec ce presque rien de distance qui lui fait toujours être à la fois dedans et dehors, magnifique présence, et une voix qui sans être puissante est particulièrement bien projetée. Il est le « chef d’orchestre » de l’histoire, distancié mais pas trop, présent et ailleurs, dans une élasticité qui sied bien au personnage.
Face à lui, avec lui, le Wotan assez juvénile de Mika Kares, basse finlandaise (c’est presque un pléonasme tant les finlandais ont donné à cette tessiture) à la voix bien posée et projetée de manière efficace, à la diction remarquable. La présence de ce Wotan s’affirme de moment en moment, pour finir en personnage torturé, ravagé par la compréhension du monde que lui a donnée Erda. C’est un Wotan plus traditionnel évidemment que celui de Wolfgang Koch, qui dit le texte de manière sans doute moins variée, mais qui pose le personnage, avec sa père de lunettes à demi obscurcie ; une très belle prestation, qui pose un Wotan non conscient de sa perte qui va quand même y aller, comme chez Guy Cassiers, mais un Wotan qui finit écrasé.
Il faut saluer l’extraordinaire performance de Leigh Melrose en Alberich, un Alberich jeune, vigoureux, violent, puissant, étourdissant qui remplit la scène et la salle par une voix claire, magnifiquement projetée et un texte dit avec une conviction rare, un Alberich sans cesse in medias res, qui contraste avec la distance affichée chez Castorf par un Albert Dohmen plutôt presque aristocratique, un Alberich wotanisé. Ici l’Alberich de Leigh Melrose se pose comme opposé directement à Wotan, l’autre absolu.
Même engagement chez le Mime d’ Elmar Gilbertsson, ténor moins « caractériste » que les Mime habituels, une sorte de double de son frère en version vocalement moins imposante, mais non moins intense.

Fafber (Peter Lobert) © JU/Ruhrtriennale 2015
Fafber (Peter Lobert) © JU/Ruhrtriennale 2015

Les géants Frank van Hove (Fasolt) et Peter Lobert (Fafner) sans être exceptionnels, sont particulièrement efficaces et très émouvants dans la dernière partie.  Donner (Andrew Poster-Williams) et Froh (Rolf Romei) complètent efficacement la distribution masculine.

 

 

 

Du côté féminin, on apprécie la Fricka bien plantée de Maria Riccarda Wesseling, avec son mezzo charnu, et son personnage de bourgeoise caricaturale en tailleur et chapeau, une Fricka vocalement très présente, qui pose un personnage à la fois plein de relief et dérisoire, tandis que la Freia d’Agneta Eichenholz, qu’on a vue dans pas mal de productions récentes sur les scènes européennes, est volontairement pâle, réduite au statut d’instrument qu’on va se passer de main (des Dieux) en main (des géants), elle est en retrait, mais la voix est bien timbrée, bien claire, même si ce n’est pas la future Sieglinde qu’on espère toujours dans ce rôle.

Freai 5Agneta Eichenholz) et fricka (Maria Riccarda Wesseling) © Michael Kneffel
Freai 5Agneta Eichenholz) et fricka (Maria Riccarda Wesseling) © Michael Kneffel

Les filles du Rhin (Anna Patalong, Dorottya Láng, Jurgita Adamonyté) je l’ai déjà souligné, sont vraiment magnifiques, leurs voix s’unissent parfaitement, leur jeu est prodigieux de vérité, au plus près du spectateur, très vibrant et vivant, avec un chant très émouvant à la fin (Rheingold…). Les filles du Rhin qui ouvrent et ferment l’opéra doivent vraiment être musicalement impeccable parce qu’elle donnent la couleur et l’énergie à l’ensemble.

Erda (Jane Henschel) © Michael Kneffel
Erda (Jane Henschel) © Michael Kneffel

Je garde pour la bonne bouche Jane Henschel, une chanteuse magnifique d’intensité, qu’on ne cesse de redécouvrir. Mortier l’aimait tout particulièrement (souvenons nous de sa Kabanicha dans Katia Kabanova – Production de Marthaler- où elle fut défintive) poarce qu’elle est un personnage, un vrai mezzo de caractère apte à interpréter toutes les méchantes du répertoire, avec une voix toujours magnifiquement projetée, avec une diction parfaite, avec une intelligence des personnages incroyablement sensitive. Elle est une Erda impressionnante, seule au milieu de l’eau stagnante, annonçant la chute à ces Dieux qui viennent d’emporter une victoire à la Pyrrhus. C’est un des moments les plus forts et les plus émouvants de la soirée. Une Erda pour l‘éternité.

Et un Rheingold très spécifique, passionnant, non par le propos qu’il diffuse, assez rebattu, mais par la manière dont il s’adapte à la région, à son histoire, à sa géographie, à sa population, à ses lieux : un Rheingold pour la Ruhr, un Ruhrgold plus que Rheingold. Production forte, si forte qu’elle se suffit à elle même, et si forte qu’il ne faudrait surtout pas l’exporter, mais faire le voyage de la Ruhr pour la découvrir comme un symbole de cette région encore si marquée par le chômage et qui renaît par la culture.[wpsr_facebook]

Walhalla d'avant, Walhalla d'après, le cycle infernal
Walhalla d’avant, Walhalla d’après, le cycle infernal de la ruine