OPERA DE LYON 2010-2011: WERTHER de J.MASSENET (Dir: Leopold HAGER, mise en scène: Rolando VILLAZON ) le 1er février 2011

werther-2.1296669399.jpg© Michel Cavalca, Photos du site de l’opéra de Lyon

L’intérêt suscité par ce Werther est largement dû à la première mise en scène de Rolando Villazón apparemment prévue de longue date, et donc non liée à l’état vocal actuel du ténor. L’impression est contrastée, mais pas négative. Je trouve à cet égard la “descente en flammes” du journal Le Monde injuste, notamment sur la lecture de la fin de l’ouvrage, même si on peut discuter l’approche et si la distribution n’est pas vraiment convaincante. Il reste que l’ensemble se laisse voir et passe assez bien au total. Ce n’est pas cependant un spectacle qui mérite qu’on y coure, mais en passant par là…

La mise en scène d’abord, on pourrait dire en plaisantant qu’elle nous ouvre des horizons sur l’espace mental de Rolando Villazón, et que sa lecture du personnage correspond assez bien au Werther qu’il compose lui même sur scène. Une question préalable: les couleurs de costumes des deux personnages au troisième acte noir/rouge/jaune seraient elles une déclinaison qui renvoie au drapeau allemand..?
Il semble que l’effort de Villazón ait consisté à montrer un monde qui soit une représentation de ce que voit Werther et de ce qu’il est par rapport aux autres.Ce Werther est à la fois enfantin, coloré, une parade de cirque à la Rimbaud où les personnages n’existent pas mais des ombres, des clowns, un monde vaguement fantasmagorique complètement antinaturel: Albert, le Bailli, Sophie et Charlotte ont des costumes à peu près normaux, mais les femmes, lorsqu’elles doivent se montrer adultes sont des mères, et donc en noir: elles sont au début en (une sorte de) combinaison: passage de l’enfance au monde gris des adultes. Seul Werther (noir etjaune) y échapperait un peu (son double, un jeune enfant, est lui tout en jaune, et son deuxième double, un clown en cage est en redingote jaune déjà tachée…tout cela doit bien avoir un sens mais ce me semble tortueux).
L’ouverture montre Charlotte après la mort de Werther cherchant les traces (redingote, objets) de Werther, l’Opéra serait donc une sorte de retour fantasmatique sur l’histoire, ou sur le roman (à la fin, Werther tient en main les lettres – allusion au roman épistolaire) et il meurt seul.

charlotte.1296669448.jpg© Michel Cavalca,

La cage où est isolé le double-clown de Werther, puis le couple Charlotte-Werther, puis Charlotte pour l’air des lettres, puis qui s’écroule sur le petit double de Werther dormant est évidemment symbolique de l’isolement de Werther, tendre oiseau en cage (la cage est en effet une cage à perruche géante…et l’habit de Charlotte pendant l’ouverture et à la scène finale est

charlotte2.1296669421.jpg© Michel Cavalca,

une robe dont la couleur rappelle le plumage des perruches…mais cessons de railler.

La fin m’a semblé plus intéressante: Charlotte et Werther sont isolés,chacun dans son monde, l’un se meurt et attend l’aimée: Ils ne dialoguent pas, lui se parle à lui-même et n’entend pas Charlotte. Elle seule elle aussi, parle à la redingote jaune de Werther. Ils sont à deux mètres mais ne se croisent pas. Une mort dans la solitude, sans savoir que l’autre vient; Et de fait Charlotte arrive trop tard, Werther est mort. Claire allusion à Tristan et Isolde.

C’est à mon avis ce qu’il y a de plus émouvant et qui rattrape bien des approximations.

Jolies images quelquefois, éclairages colorés qui plaisent aux nombreux jeunes dans la salle, les apparitions des enfants (jeu des fleurs), ou des gens du village sont assez poétiques on est dans une sorte de monde parallèle, dans un pays des merveilles qui tournerait mal, ou qui finirait par tourner sans l’élément perturbateur, l’ange noir, qui décidément ne cadrerait pas avec lui.

Il y a incontestablement une vision, une intelligence, mais trop de détails restent cryptiques, et la conduite du jeu d ‘acteurs reste fruste (le ténor Arturo Chacon Cruz est une sorte de double de Rolando Villazón) et les chanteurs restent sur leur réserve. Il reste qu’on ne sort pas horrifié et que le spectacle est assez fluide.

Musicalement Serge Dorny a fait appel au vétéran Leopold Hager, choix du professionnalisme, de la solidité, rien à dire sur la direction d’orchestre, mais on aurait pu faire appel à l’un des jeunes chefs français dont on parle çà et là, pour voir comment le sang neuf s’en sort.
Sur la distribution, on a plaisir à revoir Jean-Paul Fouchécourt en Schmidt clownesque et le jeune Nabil Suliman, un habitué de Lyon à la voix chaude que j’apprécie dans chacune de ses apparitions lyonnaises. On est heureux aussi de revoir Alain Vernhes, qui nous offre son habituel Bailli. Autre habitué de Lyon, le baryton belge Lionel Lhote, qui cette fois est un peu décevant dans Albert, on est bien loin du style requis. Cela reste banal, sans couleur, sans force.
La Charlotte de Karine Deshayes a incontestablement la voix et la puissance, elle n’a pas toujours la juste ligne de chant ni le contrôle, et elle ne distille aucune émotion (c’était à peu près pareil dans Cherubino à la Bastille). C’est bien plat.

werther.1296669438.jpg© Michel Cavalca,

Le Werther de Arturo Chacon-Cruz a la puissance, il sait monter à l’aigu, mais est aux antipodes du style requis, la voix constamment ouverte, peu contrôlée, notamment dans les parties qui réclament des notes filées, un chant murmuré. En bref, pas d’émotion non plus de son côté.
Eh bien, la seule qui ait toutes les qualités que les autres n’ont pas, technique, contrôle, émotion, expression c’est la Sophie de Anne-Catherine Gillet (d’ailleurs elle remporte le plus gros succès à l’applaudimètre): fait on un Werther avec une Sophie d’exception, non évidemment, mais il est temps de donner à cette artiste des rôles qui correspondent à ses qualités: chacune de ses apparitions est un beau moment.

En conclusion, et à me relire, je n’ai pas moi non plus beaucoup de choses très positives à dire, mais  pourtant je ne suis pas sorti mécontent, sans doute par l’effet de cette fin que je trouve bien mise en scène. C’était  une soirée d’opéra assez honorable. Lyonnais ou Rhônalpins,  allez y quand même!

IN MEMORIAM MARGARET PRICE

mprice7.1296335069.jpgVoilà encore qui s’éteint  l’une des étoiles du ciel lyrique de ma jeunesse .

mprice4.1296335320.jpgMargaret Price, ma première comtesse, ma première Fiordiligi (avec l’immense Josef Krips! et une mise en scène de Jean-Pierre Ponnelle), ma première Donna Anna (avec Solti!), ma première Desdemona (avec Domingo et Solti et Bacquier). Elle fut ma grande, ma très grande référence mozartienne. Voilà une chanteuse que je n’ai jamais entendue prise en défaut, toujours égale à elle-même, c’est à dire au sommet. Elle était, oui, “égale”, au sens où chacune de ses prestations était un grand moment de chant, un grand moment d’émotion, qui créait toujours un climat poétique, mélancolique, sans “expressionisme”, mais non sans expression. On lui a reproché une certaine placidité, et un manque d’engagement scénique. Ce n’était pas un caractère à la Gwyneth Jones, sa compatriote galloise, c’était une artiste qui donnait à la fois une impression de très grande sécurité, et en même temps qui diffusait une certaine tristesse – ses Donna Anna et ses Comtesses étaient souvent – pour moi du moins- déchirantes. Le rideau qui se lève sur le sublime décor de Frigerio dans les Nozze di Figaro au deuxième acte et cette voix qui murmure en s’affirmant peu à peu un “Porgi amor” crepusculaire, c’est une image qui m’a accompagné toute ma vie.
Car la Comtesse à Paris ce n’était ni Janowitz (qui l’a chantée en 1973 et 1980), ni Söderström ou Eda-Pierre , belles chanteuses cependant. Non, la comtesse à Paris, ce fut elle, vraiment pour l’éternité, entourée de Lucia Popp, Gabriel Bacquier, Teresa  Berganza: nous les eûmes sur scène, avec des chefs divers, si souvent que cela reste ma distribution des Noces. Elle forma dans Donna Anna avec l’Elvira de Kiri Te Kanawa sous la baguette de Solti (et d’autres ensuite car il ne dirigea que quatre fois) une paire incomparable: je me souviens des commentaires incroyables que ces deux chanteuses occasionnèrent dans la presse, des délires d’applaudissements dans la salle.
Oui, Margaret Price fut une très grande. Une voix pure, très chaude, très ronde, à la technique sans failles, aussi bien dans les notes filées et la “morbidezza” que dans le registre le plus aigu, avec une ductilité dans la voix sans forcer, sans jamais faire dans l’excès. Elle fut aussi avec Solti une Desdemone magnifique aux côtés d’un Domingo débutant depuis peu dans le rôle, à qui l’on prédisait le pire des destins s’il persévérait dans les rôles trop dramatiques (on ignorait sans doute tout ce qu’il avait chanté à Hambourg à ses débuts et on connaît la suite).

Qu’il me soit permis rappler une anecdote souriante dont elle fut la victime. Otello à Paris c’était en 1976, une année  de canicule terrible au point que l’orchestre jouait et que le chef (Solti) dirigeait en chemise. On a avait mis de puissants ventilateurs pour que les chanteurs puissent supporter leurs lourds costumes. Lors de la scène finale où Desdemona meurt étranglée, le ventilateur souleva sa robe de manière indécente, et en entrant en scène, Emilia doit crier “Orrore” ce qu’elle fit en rabaissant la robe. Tout le public et les chanteurs se mirent à rire, ce qui évidemment rendit le final un peu décalé…mais Domingo rattrapa en chantant les dernières mesures de manière sublime.
Le répertoire de Margaret Price ne s’est pas limité à Mozart qu’elle chantait à la perfection.

mprice3.1296335278.jpgElle a aussi chanté les grands rôles de lirico spinto de Verdi, Desdemone, Amelia, et Elisabetta. Elle a notamment fait partie du fameux “cast B”comme on dit en Italie lors du Don Carlo dirigé par Abbado à la Scala en 1978. En effet, la reprise TV par la RAI imposait de demander à Karajan de libérer ses artistes de l’exclusivité qu’ils avaient avec lui, et il refusa. Alors, de Carreras-Freni-Ghiaurov-Obratzova on passa à Domingo-Price-Nesterenko-Obratzova, ce qui n’était pas si mal non plus. C’est ainsi que Margaret Price qui n’était pas une chanteuse habituelle d’Abbado enregistra cette reprise peu après le nouvel an 1978 (dans la fameuse mise en scène de Luca Ronconi),le disque (pirate) a conservé les traces des deux distributions, mais on a aussi le vidéo de la seconde. Et elle formait avec Domingo un magnifique couple vocal, d’un dramatisme sans doute moins fragile et moins “vécu” que Freni, mais quelle voix!

A l’étonnement de tous elle fut l’Isolde de Kleiber, pour l’éternité puisque c’est elle qu’il choisit pour graver le chef d’oeuvre de Wagner, composant avec René Kollo (en difficulté) un couple très discuté, cet enregistrement est l’un des grands must de la discographie, sans doute à cause de Kleiber. Mais son Isolde, avec ses moyens et en studio (elle ne risqua jamais Isolde à la scène), est très raffinée, très présente, et au total loin d’être aussi décevante qu’on ne le dit à la sortie du disque en 1981. A réécouter, pour elle, pour Fischer Dieskau, pour Kleiber bien sûr, d’une minutie et d’une vérité époustouflantes.

On le voit, Margaret Price fut une grande, mais toujours discrète (elle s’était retirée en 1999) et mprice2.1296335175.jpgjamais  star.

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Elle était souriante, très  chaleureuse, très ouverte et très sympathique. On l’aimait  et on l’aimera encore pour longtemps.

THÉÂTRE AU BERLINER ENSEMBLE: LA RESISTIBLE ASCENSION d’ARTURO UI de BERTOLT BRECHT(Mise en scène Heiner Müller, avec Martin WUTTKE) le 9 janvier 2011

Der aufhaltsame Aufstieg des Arturo Ui, production Heiner Müller (1995), Berliner Ensemble , Theater am Schiffbauerdamm, Berlin

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Pour la troisième fois, j’ai voulu me replonger dans cette production qui remonte à 1995, que j’avais vue à la création avec Bernhard Minetti et Martin Wuttke, et revue au début des années 2000.
Après plus de quinze ans, la production de Heiner Müller n’a pas perdu son âme, ni son efficacité, sans doute grâce à Martin Wuttke sur qui repose à la fois le spectacle et sa longévité. L’acteur époustouflant, venu quelquefois en France, et qu’on a vu au cinéma dans “Inglourious Basterds” de Tarantino dans le rôle de Hitler, reste pour moi le plus grand acteur du théâtre européen. Mimiques, jeux sur la voix, performance physique (il est incroyable lorsqu’il mime la Svastika), performance de diction d’un texte selon des rythmes et des inflexions toujours différentes, jusqu’à l’incompréhensible débit d’une incroyable rapidité, tout cela avec une extrême rigueur et sans cabotinage, alors que le rôle tel qu’il est conçu s’y prêterait totalement. C’est le travail d’une vie.
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Rien que pour voir cette hallucinante performance, le voyage à Berlin s’impose (prochaine représentation le 13 février).
La pièce, qui situe dans les bas fonds de Chicago (l’Allemagne), montre à la faveur d’une crise du trust des choux fleurs (L’industrie), la prise de pouvoir maffieuse d’un petit gangster,  Arturo Ui, qui n’est rien au départ (il n’est qu’un chien, que Wuttke mime d’une manière désopilante) et que l’aristocratique Clark va chercher en pensant le manoeuvrer. Peu à peu, il prend de l’importance bouscule le vieux parrain (Dogsborough-Hindsborough) en place (une copie d’Hindenburg), prend des leçons auprès d’un vieux comédien (le rôle qui fut jadis de Minetti est confié au vétéran Jürgen Holtz, dont la voix, et surtout la diction sont un enchantement: dieu que la langue allemande est belle quand elle est dite comme cela) et finira par prendre aussi Cicero (L’Autriche) étendant son pouvoir par la démagogie et la menace.

Tous les acteurs sont à citer, ceux qui font partie de la bande à Ui, et qui figurent Goering (Giri, Volker Sprengler), Goebbels (Givola, Victor Deiß), Röhm (Roma, Martin Schneider), Margarita Broich dans Dockdaisy, le couple Dullfeet (Roman Kaminski et Margarita Broich, figurant les Dollfüss) et tous ceux qui composent la petite trentaine de participants de la soirée.

Inscrite dans un décor simple, des pylônes d’acier commençant en salle et un espace quasi vide et gris sur scène (sauf un podium qui est tribune, catafalque, statue au milieu de l’espace, la mise en scène est essentiellement) un travail sur le jeu et repose sur la troupe très homogène des acteurs de la représentation. Vu par Müller comme une sorte de grand opéra burlesque, le spectacle est émaillé d’extraits de Verdi, (Otello, Traviata) Schubert, Mozart, Liszt, mais aussi de Paper Lace , le groupe pop de Notthingham, avec leur chanson sur Al Capone “The night Chicago died”. En regardant Wuttke, une seule référence s’impose, celle de Chaplin. La puissance du texte est d’autant plus forte que le pouvoir s’installe tout en faisant rire: la scène où Ui, qui a une voix nasillarde, qui bégaye, qui est d’affligé d’un corps maigrelet et malingre,  apprend à parler auprès du comédien est un morceau de bravoure absolument irrésistible, et l’effet produit ensuite à la fois ridicule et effrayant: les “trucs” chers à la propagande sont défaits, mais en même temps inquiètent car ils fonctionnent sur les foules, et la seconde partie, beaucoup plus courte, est de moins en moins drôle, finissant sur une marche triomphale ou tous les obstacles et opposants tour à tour s’écroulent et meurent. Pendant que triomphe Ui, en frac, devenu chef incontesté.

C’était la 378ème représentation de ce spectacle qui a fait le tour du monde. Il est proposé quatre ou cinq fois par an dans la saison et c’est toujours plein. Le système allemand de répertoire est aussi un conservatoire de patrimoine théâtral. Les théoriciens du théâtre et de la mise en scène, notamment en France, soulignent les aspects éphémères d’un spectacle, et l’absurdité de jouer un spectacle dont le metteur en scène n’est plus là depuis longtemps, on nous souligne qu’après un peu de temps, le spectacle n’est plus conforme à l’original, qu’il en devient infidèle etc…Je ne pense pas que le théâtre ne doive être que contemporain, hic et nunc. Certains travaux sont des “oeuvres” qui méritent la conservation quand les conditions sont réunies pour être fidèle à l’original.

Je m’inscris donc en faux: certes, sans Martin Wuttke, les choses seraient sans doute différentes, mais ce spectacle, après 15 ans, n’a rien perdu de sa force ni de sa fascination. Oui il fait partie du patrimoine du Berliner Ensemble en premier lieu, mais aussi du théâtre allemand et même européen. Et l’incroyable présence d’un public jeune (une majorité de spectateurs de moins de trente ans) plein d’adolescents, venus non pas avec le prof, comme souvent en France, mais seuls, avec les copains, pour voir du grand, de l’immense théâtre: c’est ce que permet le théâtre de répertoire, bien compris. Et de ce fait l’Allemagne a un vrai réseau de scènes qui permettent au public d’avoir chaque année accès à tout le spectre du répertoire théâtral, classique ou contemporain. En Italie, le Piccolo Teatro s’efforce de conserver les productions de Strehler, pour que soit assise une tradition qui est l’histoire même de ce théâtre. Et en France? où sont les grandes productions de ces 20 ou 30 dernières années? Comment revoir 1789 et 1793 de Mnouchkine dans leur urgence et leur vie? où sont les Molière de Vitez ou son Soulier de Satin? l’Hamlet de Chéreau? l’Illusion Comique de Strehler, ce chef d’oeuvre dont il n’existe aucune reprise vidéo? les Planchon? les grands Lavaudant faits à Grenoble? Productions disparues, enfouies dans le souvenir des spectateurs, mais aucun adolescent ne pourra aller voir ce théâtre là. Et c’est dommage.

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DISQUES-CD-DVD: MES ENREGISTREMENTS PREFERES/VERDI: I VESPRI SICILIANI – Appendice: Riccardo MUTI en 1978

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Il  me restait à découvrir l’enregistrement de Riccardo Muti, acheté récemment sur un site allemand fort complet http://www.jpc.de/ (attention les frais de port sont souvent importants, mais la livraison est rapide et le choix bien plus large que tous les sites français habituels). J’ai reçu l’enregistrement (GALA GL 100.611, 3CD) dont le son est correct, et qui permet en tous cas d’établir les comparaisons qui manquaient à mon regard sur cet opéra.

renata_scotto.1295092445.jpgRenata Scotto

Incontestablement, les atouts de l’enregistrement sont d’abord Muti et Scotto, puis Bruson et Raimondi. Veriano Lucchetti est un très bon ténor, mais il semble être bien à la peine dans la deuxième partie et notamment au quatrième acte (exactement comme Chris Merritt dans les représentations de la Scala).

Moins techniquement spectaculaire que dans son enregistrement avec Gavazzeni (une dizaine d’années auparavant il est vrai), Renata Scotto est chez Muti plus vivante, plus engagée, et impeccable, elle est définitivement la grande Elena de ces années-là. Bruson est aux débuts de la carrière que l’ont sait et il est somptueux, Raimondi est bien meilleur que chez Gavazzeni, la voix s’est assombrie (c’est le moment où il va aborder Boris), mais garde cette brillance qui la caractérisait alor. Au total, un quatuor vocal  plus que solide, petites faiblesses de Lucchetti mises à part, accompagné par un orchestre étourdissant.
Riccardo Muti est alors au sommet de son art, dans cette période de sa vie où dominent son engagement, sa manière d’imposer un style brutal, violemment contrasté, incroyablement énergique, mais capable de modulations de rêve, de douceurs, de retenue aussi. Et avec tout le ballet!
Il a dit plus tard que s’il avait continué à diriger comme cela, il aurait brisé sa carrière. Voire. Muti est un intuitif, un sanguin, mais aussi un inquiet. On l’a accusé alors d’être superficiel et de rechercher l’effet. Rien n’est plus faux, car rien n’est gratuit dans sa manière d’aborder les oeuvres. Il collait à ces oeuvres en leur donnant une incroyable vitalité, un bouillonnement qu’on a des difficultés à trouver dans ses productions plus tardives, notamment verdiennes. J’ai plusieurs fois souligné dans ce blog combien ses productions scaligères à partir de 1991 était soucieuses d’être l’expression d’une pensée mûre. A l’époque, je disais “aïe, quand Muti se met à penser, il fait moins de musique”. Nous aimions le Muti qui laissait libre cours à sa créativité, à ses intuitions à ses sensations.

Son dernier Trovatore à la Scala fut à ce titre absolument mortel de fausse profondeur. Beaucoup de vieux spectateurs de la Scala avaient la même impression: que le Muti de Florence reste incomparable, sensible, intuitif, ou du moins le seul à soutenir la comparaison avec l’autre astre verdien, Claudio Abbado, avec des moyens et des points de vue radicalement opposés.

Alors, il est difficile de choisir, je maintiens que l’approche de Levine dans le disque officiel avec Domingo et Arroyo reste la référence pour moi pour entrer dans l’oeuvre. Incontestablement le ténor à entendre est Nicolaï Gedda au MET avec Caballé. Mais si l’on veut une référence “live”, on choisira cette version de Muti.
Et aujourd’hui, qui pourrait s’y coller ?
Dans les chefs, les jeunes, je vois Andris Nelson ou Gustavo Dudamel, qui ont la dynamique voulue pour ce type de répertoire. Dans les moins jeunes, Pappano bien sûr, le grand verdien actuel à mon avis. Mais on peut encore faire confiance à Muti s’il s’appuie sur un quatuor de choc: on a le ténor voulu, c’est Jonas Kaufmann, qui a la voix “technique”  et la maîtrise (il serait idéal techniquement dans la version française), mais le timbre est peut-être trop sombre; Francesco Meli pourrait être une alternative, moins prestigieuse, mais cette voix rompue au répertoire bel cantiste pourrait se frotter à Henri (moins peut-être à Arrigo). Je ne pense pas que Grigolo ait le style voulu malgré son timbre solaire. Alagna jadis aurait pu..mais….
Dans Elena, Anja Harteros aurait l’intensité, le physique, la dramaticité voulue… et aussi la technique. Dans Monforte, pourquoi pas Mariusz Kwiecien. Reste Procida pour lequel je vois bien un René Pape qui chante Philippe II régulièrement, ou Giacomo Prestia, qui a l’avantage d’être italien. Bref, on pourrait monter des Vespri (ou des Vêpres) acceptables aujourd’hui…
Faites-vous plaisir, faites-moi plaisir, écoutez les Vêpres Siciliennes, ou faites le voyage de Genève cette saison, l’oeuvre en vaut la peine.

POUR QUE VIVE PARIS QUARTIER D’ÉTÉ

Une des initiatives les plus originales et populaires du paysage culturel français est menacée par une décision du Ministère de la Culture d’abaisser de 30% sa subvention. Autant dire signer son arrêt de mort. Sans commentaire.
Paris Quartier d’Été, c’est une idée de Jack Lang, mise en musique, en théâtre, en danse, en kiosque, en cirque par Patrice Martinet, l’actuel directeur du théâtre de l’Athénée, qui en assure la destinée depuis ses origines. L’initiative consiste à s’emparer de lieux divers de Paris, des plus consacrés aux plus inattendus, pour offrir spectacles et performances de très haute qualité internationale à des prix défiant toute concurrence, voire gratuitement. C’est ainsi qu’on vit investir la Défense, Les Arènes de Lutèce, le parc André Citroën, pour des concerts de musique classique qui amenèrent jusqu’à 70000 personnes (à la Défense).C’est ainsi que l’Opéra de Paris, le digne Palais Garnier accueillit une mémorable soirée kabyle avec la magnifique Cherifa, attirant un public qui n’y avait jamais mis les pieds. C’est ainsi que les kiosques des jardins parisiens, avec en premier lieu celui du Jardin du Luxembourg se mirent à revivre, au son des fanfares,  des orchestres de Jazz, des ensembles de “Musique du monde”. C’est ainsi qu’on vit le Palais Royal attirer de nouveau une foule estivale pour des spectacles de danse de toute première importance, source inépuisable de succès et de public. C’est ainsi aussi qu’on vit poindre des artistes inconnus qui firent un malheur, comme Shirley et Dino avec la carrière que l’on sait et qui s’en suivit.

Car ce furent non seulement des talents consacrés, mais aussi des inconnus qui devinrent célèbres, qui firent les beaux soirs du Paris d’été.
Oui Patrice Martinet a réussi à faire une manifestation authentiquement populaire avec une programmation exigeante, diversifiée, allant chercher au bout du monde des artistes éblouissants, il a donné une couleur et une âme à son Festival, en faisant de Paris et de ses recoins (jusqu’à la maison de Pierre Henry,à Picpus) des lieux animés, où quelque chose se passait.
Cette vie d’été qui offrait de la culture un visage divers, multicolore, ébouriffé, et en même temps bon enfant, souriant, simple, et non la couleur statufiée d’une culture de la distinction à la Bourdieu serait donc menacée par les décisions absurdes répondant sans doute aux logiques comptables qui dominent aujourd’hui dans les Palais de la République ?

Non, nous ne voulons pas la fin d’un des rares lieux qui soit ouvert, ouvert au ciel étoilé, ouvert au rêve et ouvert aux autres et à toutes les diversités, car rarement festival n’a autant donné à voir et à connaître de la grande scène du monde et des autres.

Alors, si vous partagez cette conviction, signez l’appel de Paris Quartier d’été sur son site en allant à l’adresse suivante: http://www.quartierdete.com/petition/?petition=4

THÉÂTRE A LA SCHAUBÜHNE DE BERLIN: LE MISANTHROPE/DER MENSCHENFEIND de MOLIERE (Mise en scène: Ivo van HOVE, avec Lars EIDINGER et Judith ROSMAIR) le 8 janvier 2011

c-jan-versweyveld-0496.1294789089.jpgPhoto Jan Versweyveld

Etant  ce dernier week-end à Berlin pour revoir “La résistible ascension d’Arturo Ui”, en passant devant la Schaubühne, j’ai vu que Le Misanthrope (Der Menschenfeind) est programmé. La curiosité est grande de voir ce que le temple du “Regietheater” propose de faire de la pièce de Molière, et je prends l’un des tout derniers billets pour la représentation du samedi soir 8 janvier.
Le Misanthrope est le spectacle d’ouverture de saison de la Schaubühne cette année (Première le 19 septembre 2010); la mise en scène est signée Ivo van Hove dont on a vu à Avignon en 2008 des Shakespeare très remarqués et à Créteil un travail passionnant sur Cassavetes. Ivo van Hove, actuellement directeur du Toneelgroep Amsterdam, depuis 2001, fait partie de cette génération de metteurs en scène flamands qui sont aujourd’hui à la pointe du travail théâtral européen. Dans la ligne de ses Shakespeare d’Avignon, il utilise crûment les classiques d’hier pour montrer crûment les problèmes d’aujourd’hui.

Le Misanthrope, qui fut la première pièce de Molière à être “actualisée” dans des mises en scènes (jouée en costumes modernes dès les années 60) se prête bien à ce type de lecture, elle qui dénonce à la fois les mythes (la vérité à tout crins, la “transparence”  font aussi problème aujourd’hui, on le voit avec le débat autour de l’affaire Wikileaks) mais aussi les hypocrisies sociales, les réseaux, les faux semblants et les codes . Aussi personne ne peut s’étonner de trouver un décor très “high teck”, d’une immaculée blancheur, avec un mur d’écrans, et deux parois de verre séparant sur les côtés l’espace scénique  de caméras vidéos ominiprésentes qui élargissent les points de vue et relativisent les regards, personne ne s’étonnera non plus que tout ce beau monde (pantalon, chemise ouverte, pieds nus, ou jupes très échancrées-sauf Arsinoé…en pantalon noir-) utilise les gadgets du jour: Oronte lit son sonnet sur un I-Pad, Alceste écoute son I-Phone pendant que Philinte lui parle, et les lettres de Célimène à Acaste et Clitandre sont elles aussi transformées en déclarations sur I-Pad. Des caméras vidéo suivent donc la représentation, sur scène offrant les acteurs au regard sous des angles divers , gros plans, orientations latérales, et hors scène (l’arrière scène représente des loges de comédiens), voire sur le trottoir ravagé par la fonte des neiges en ce Berlin hivernal. Les espaces de jeu sont multipliés grâce à ces vidéos où les acteurs jouent évidemment en direct. L’acte I est assez classique, même si l’ambiance est très grise, voire sombre. La scène avec Philinte est terriblement amère,et  même la scène du sonnet d’Oronte est réglée (I-Pad compris) assez traditionnellement, et très bien réglée d’ailleurs (la manière dont Alceste se retient est désopilante). Tout bascule dans la grande scène IV de l’acte II où tout le monde se retrouve à écouter Célimène régler ses comptes avec des personnages de la bonne société.

Avantrepas.1294789457.jpgscene.1294789558.jpgAprès

Nous sommes autour d’une table, chacun a apporté des victuailles, pâtes, pastèque, biscuits, gâteaux à la crème, vin et Célimène est la vedette du jour, elle fait ses portraits, tantôt aux convives tantôt au téléphone, quand Alceste rompt la fête sociale en s’allongeant sur la table, et commençant à s’asperger des victuailles présentes, il se verse de la sauce au chocolat, du “rote Grütze”, fruits rouges en gelée, il se couvre le visage de tartes, et enfin baissant son pantalon il s’enfonce dans un autre orifice des saucisses viennoises (vu en gros plan grâce à la caméra), pendant qu’une baguette de pain se substitue triomphalement à son appendice érectile. A partir de ce moment, ce n’est plus le Misanthrope, mais le Misantrash. Alceste bascule dans l’absolu de l’excès devenant toujours plus sale, toujours plus repoussant, gluant, devenant vraiment celui qu’on a envie de voir disparaître. Alceste poursuit Célimène jusque dans la rue, revient, les pieds nus infectes de saleté, avec trois énormes sacs d’immondices qu’il déverse sur scène, et pour finir, arrose toute la scène, et sa partenaire, avec une lance à incendie (ce soir elle lui a échappé des mains et a arrosé le public, donnant une couleur burlesque à une scène finale qui se voulait tout en retenue et qui de ce fait rate un peu son objectif).
Je sens bien à mesure que je raconte le spectacle, que le lecteur a l’impression d’une mise en scène encore déjantée, décalée, difficilement acceptable, comme en a quelquefois le secret le théâtre allemand.

Pourtant, trois jours après, j’y pense et je n’oublie pas.
Au-delà du gadget, des débordements et de l’excès, c’est bien de cet excès même dont la pièce est porteuse. Alceste par son exigence est proprement insupportable à son entourage, comme tous les personnages maniaques de la galerie moliéresque: c’est un destructeur, destructeur d’ordre social, destructeur de tissu social, destructeur d’amitié. En détruisant, il se détruit lui-même et cette destruction finit par faire rire, comme les tartes à la crème que se lancent les clowns. Tout finit dans une clownerie cynique.
En rendant le personnage extrême, difficile même à regarder tant il est repoussant et pathétique à force d’être repoussoir, Ivo van Hove se situe bien au centre dela problématique, orientant le regard du spectateur vers un ressenti probablement proche de ce que le spectateur du XVIIème siècle devait éprouver à la vue de ce zombie, détruisant ainsi tout le capital de sympathie qu’Alceste en général provoque chez le spectateur d’aujourd’hui.

Le cas de Célimène est un peu différent. La “coquette” du XVIIème devient chez Van Hove une sorte de femme libérée, libre de son corps et cultivant plusieurs relations parallèles, elle est comme chez Molière tout ce qu’Alceste n’accepte pas, et aussi tout ce qu’il supporte de manière désespérée chez elle, par la force de l’amour et du désir, fortement souligné sur scène. Elle tient les hommes non par le discours, mais bien par le corps : le corps de Célimène est agressivement omniprésent, et la belle Judith Rosmair prête au personnage ses formes séduisantes et avantageuses qui passent tour à tour dans les mains et sur les lèvres d’Alceste, d’Oronte, d’Acaste et de Clitandre.
index.1294789525.jpgLars Eidinger est Alceste: sa voix douce et chaude fait contraste avec la violence démonstrative de l’engagement (qui doit lui  valoir une longue douche au sortir du spectacle). Cet acteur, l’un des grands de la Schaubühne (on l’a vu dans Tesmar de Hedda Gabler et dans le docteur Rank de Nora-Maison de Poupée-montés par Thomas Ostermeier). C’est un acteur qui ose, qui s’expose, de manière incroyable, une véritable explosion.2.1294789540.jpg Sa performance en Alceste est étonnante, pour tant et tant de raisons, il est vraiment exceptionnel.
Notons aussi l’Arsinoé de Corinna Kirchhoff, bien connue du public allemand, toute de noir vêtue, très rigide et droite au milieu de tous ces corps qui bougent, à la voix égale et tendue, au milieu de toutes ces voix qui crient, elle est tout sauf ridicule, et de fait, la scène avec Célimène où chacune joue à “l’amie qui vous veut du bien” (Acte III scène IV) n’est pas aussi amusante que d’habitude, mais d’une extrême tension. Les autres comédiens sont remarquables,  la mise en scène en fait souvent des spectateurs interdits des excès d’Alceste, Philinte (Sebastian Schwarz, 26 ans un des acteurs montants de la Schaubühne) quant à lui reste l’honnête homme équilibré, jusqu’au moment où il “éclate” lui aussi, tandis qu’Eliante (Lea Draeger) est un miracle de discrétion au milieu de ce monde agité.

Au total, ai-je aimé? Peut-on aimer un spectacle qui reste par bien des côtés difficile à supporter tant il “casse” les Misanthrope qu’on a l’habitude de voir? Après trois jours, cette représentation  reste en mémoire, et plus on en remonte les fils, plus on en saisit les choix, il se produit une sorte de cristallisation. Van Hove nous montre l’insupportable social, il prend de la distance à la fois avec la société avec ses mythes passagers (les produits Apple à la mode) et celui qui la pourfend, complètement (auto)destructeur, et qui finalement à la toute fin, retrouve Célimène (ils s’embrassent sauvagement au baisser de rideau) après l’avoir honnie: voudrait-on dire qu’il retrouve le monde? et nous dire que tout cela était bien inutile?

c-jan-versweyveld-6997.1294788903.jpgPhoto Jan Versweyveld

DISQUES-CD-DVD: MES ENREGISTREMENTS PREFERES/VERDI: I VESPRI SICILIANI

I vespri siciliani fit les grandes heures verdiennes de l’Opéra de Paris version Liebermann. La première saison (Printemps 1973), l’opéra présenta les fameuses Noces de Figaro de Strehler, Orphée et Eurydice de Gluck avec Nicolaï Gedda en Orphée -aujourd’hui on pousserait des cris d’orfraie-,  Parsifal de Wagner et Il Trovatore, originellement prévu avec le jeune Riccardo Muti et Luchino Visconti. Mais le projet n’aboutit pas et Muti refusa de diriger. Le chef partit mais restèrent les chanteurs: tantôt Gwyneth Jones en Leonora, tantôt Shirley Verrett en Azucena. On eut aussi Cossuta ou Domingo en Manrico, Cappuccilli en Luna, Scotto en Leonora, Cossotto en Azucena. Bref, du rêve en continu. Mais les chefs pour Trovatore se firent attendre et désirer…

La seconde production verdienne (1974) fut l Vespri Siciliani, qui demeura l’une des grandes réussites de l’ère Liebermann. Opéra rarement donné à l’époque, et notamment en France, alors que l’oeuvre a été créée en Français pour Paris à l’occasion de l’exposition de 1855 (Livret de Eugène Scribe). Il est vrai que Verdi n’avait pas vraiment choisi un sujet francophile, puisqu’il s’agissait de rappeler le massacre des occupants français de Sicile par les Siciliens, une occasion de célébrer le sentiment national italien. Un autre opéra de Verdi, Giovanna d’Arco, n’eut jamais en France l’heur de plaire, vu que l’histoire (tirée de Schiller) ne correspond pas exactement, c’est le moins qu’on puisse dire, à l’histoire de Jeanne telle que des millions de petits français l’apprennent dans la Légende Dorée des gloires nationales. D’autres opéras de Verdi en Français  n’ont pas eu non plus de destin fabuleux, Don Carlos, bien sûr, éclipsé par Don Carlo, ce chef d’oeuvre que je préfère dans sa version française, plus longue, plus développée, plus étirée sans doute, mais à la musique sublime, et Le Trouvère, version française élaborée par Verdi avec des éléments spécifiques qu’on ne retrouve pas dans la version italienne. Voilà du grain à moudre pour Nicolas Joel si Verdi revient vraiment à la mode avec des chanteurs adéquats…Mais je m’égare.

Ces Vespri Siciliani étaient présentés dans une production très épurée de John Dexter (1) et dans des décors impressionnants (un escalier monumental) de Josef Svoboda, production partagée avec le MET de New York et dirigée par le suisse Nello Santi, qui eut toujours dans cette oeuvre un énorme succès, alors qu’il fut plus contesté dans les autres opéras qu’il dirigea par ailleurs. Dans mon souvenir, je vis cette production pour la première fois avec Martina Arroyo, Placido Domingo, Roger Soyer, David Ohanesian; on y vit aussi en alternance  Cristina Deutekom, Peter Glossop, Ruggero Raimondi (ah, ce “O tu Palermo”!), Franco Bonisolli. Arroyo était irremplaçable dans Elena, et que dire de Domingo qui chanta peu ce rôle !

Je revis tardivement des Vespri Siciliani, à la Scala, avec Muti, dans une mise en scène ennuyeuse de Pier Luigi Pizzi avec Chris Merritt, Cheryl Studer, Giorgio Zancanaro et Ferruccio Furlanetto, et je me souviens bien de la Première du 7 décembre 1989: le plus gros succès, triomphal et délirant, fut remporté par …Patrick Dupont, soliste du ballet que Muti avait réinséré pour l’occasion. Merritt et Studer se firent huer copieusement. Et la production tomba dans l’oubli.

Cette saison, Amsterdam (en septembre dernier) et Genève (en mai prochain) coproduisent et programment Les Vêpres Siciliennes dans la version française, dans une mise en scène de Christof Loy. C’est une occasion exceptionnelle qu’il ne fait pas rater, quelle que soit la distribution, quelle que soit la mise en scène. Il  existe un enregistrement de la version française chez Arkadia, reprise d’un concert londonien dirigé par Mario Rossi en 1969 avec Jacqueline Brumaire (Hélène) et Jean Bonhomme (Henri). Ce n’est pas inoubliable, mais comme c’est le seul enregistrement existant à ma connaissance…

La version italienne en revanche est bien servie par le disque, notamment “live”. On ne peut dire qu’il y ait une version plus faible que les autres. les deux versions “officielles” sont celle de James Levine avec le New Philharmonia Orchestra et Arroyo, Domingo, Milnes, Raimondi enregistrée suite aux représentations du MET en 1974 et contemporaine des représentations parisiennes, et celle de Riccardo Muti, faite en direct à la Scala en 1989 avec Studer, Merritt, Zancanaro, Furlanetto, plus complète puisqu’elle comprend la musique du ballet. Pour des raisons qui tiennent à l’histoire de ma relation à cette oeuvre, je préfère évidemment la version Levine, avec une bonne partie de la distribution entendue à l’époque à Paris un Domingo (Arrigo) jeune et éclatant,  et une Martina Arroyo (Elena) au timbre solaire et un Raimondi (Procida) un peu en retrait. Même Sherill Milnes est moins froid qu’à l’accoutumée dans Monforte. Levine, qui est très bon chef pour Verdi, emporte l’ensemble avec feu et énergie, tout cela palpite, halète, séduit. C’est un Verdi de chair et de tripes, merveilleusement chanté, comme je l’aime.

J’avais assisté aux représentations de la Scala qui ont donné l’occasion du second enregistrement. C’était le début des problèmes pour les voix verdiennes, c’est aussi le moment où Riccardo Muti a complètement changé sa manière de diriger Verdi. Le sommet de Muti dans Verdi, c’est la Forza del Destino (Freni-Domingo) un sommet inégalé, enregistré trois ans auparavant, et c’est aussi toute sa première manière, énergique, avec des accélérations démentes, des contrastes à la limite du supportable, une dynamique et une vie qui en firent à l’époque une des deux références pour Verdi (l’autre étant évidemment Claudio Abbado), on en a des traces dans son Aida, son Ballo in maschera ou même son Macbeth, éclipsé par celui d’Abbado, mais qui reste un magnifique enregistrement que tout mélomane doit posséder. Mais c’est dans ses “live” faits à Florence qu’il étonna (Ah! son Trovatore, son Otello (avec un époustouflant Bruson et une Scotto de rêve)! A partir des années 90, le Verdi de Muti, tout en restant une merveille d’orchestration, s’aplatit, se banalise, devient presque ennuyeux (au fur et à mesure qu’il dirige à la Scala La Forza del Destino, on entend de plus en plus une routine, et son dernier Trovatore fut vraiment mortel) à force de rechercher des effets sonores preqaue mozartiens, tout cela devient froid, plein d’afféteries et presque indifférent. Ces Vespri Siciliani souffrent d’être trop léchées, trop sages, et pas suffisamment portées par le plateau: voulant se rapprocher de la version française, et du style français qu’elle impose, il demande à Merritt de chanter quelquefois en voix de tête avec de bien vilains sons (IVème acte). Et Studer n’est pas et ne sera jamais un soprano lirico colorature.On est loin de la chair et du sang qu’on trouve chez Levine. C’est que le rôle d’Arrigo est complexe à distribuer: il n’est pas sûr que Domingo, malgré son timbre, malgré son charisme, malgré le souvenir qu’on a de lui dans cette oeuvre, soit vraiment un Arrigo, qui n’est pas vraiment un ténor construit au moule italien. Arrigo (ou Henri), c’est un ténor de couleur plus française (Un Vanzo pouvait faire merveille là dedans, et Gedda fut impérial)

Mes Vespri Siciliani, en version officielle ce sont celles de Levine, sans hésitation !

Sans hésitation, certes pour la version officielle, mais si on commence à considérer les enregistrements “live” on ne peut que bousculer ce classement: j’en possède trois sur les quatre à posséder (il me manque Muti en 1978 à Florence, qui je le sais est une merveille à l’orchestre, avec une Renata Scotto d’exception).
Le premier est connu de tous les amateurs, Maria Callas, Boris Christoff à Florence avec l’immense Erich Kleiber. Le quatrième acte de Callas impose l’admiration silencieuse et Kleiber impose une vision plus mature de Verdi que le son “Grand Opéra” plus adapté à cette oeuvre.

Gavazzeni ouvre la saison 1970-71 de la Scala avec un quatuor de chanteurs de choc : Renata Scotto, Gianni Raimondi, Piero Cappuccilli, Ruggero Raimondi. On peut discuter la direction un peu “Zim boum” de Gavazzeni (l’ouverture!), aux tempi un peu lents, à qui il manque pour mon goût cette palpitation que je trouve chez Levine. Mais cela reste de la très belle ouvrage. Gianni Raimondi n’est pas vraiment une grande personnalité en Arrigo mais il se sort des pièges du rôle. Ruggero Raimondi et Piero Cappuccilli font merveille, mais on s’arrêtera sur Renata Scotto. Voix claire, style un peu maniéré, mais quelle maîtrise technique, quel contrôle du son, et des aigus à faire pâlir: extraordinaire! Dans le même disque, un bonus avec Leyla Gencer (qui alternait avec Scotto) dans quelques extraits aux côtés du pâle Giorgio Casellato Lamberti. Confrontation intéressante entre deux timbres radicalement différents, celui plus sombre de Gencer,  avec une fluidité du chant et une facilité à donner de la couleur qui stupéfie.

Enfin, Levine au MET avec  Montserrat Caballé, Nicolaï Gedda, Sherill Milnes, Justino Diaz, malgré une prise de son, notamment au début qui rend l’écoute très difficile voire pénible (il faut tendre l’oreille pour entendre les voix) dispute la palme avec la version Gavazzeni. C’est à peu près le seul témoignage de Caballé dans Elena, alors qu’elle était à l’époque considérée comme l’une des spécialistes de ce rôle: fluidité, aigus aériens, agilité, mais aussi émotion, mais aussi énergie (plus que d’habitude!) en font une Elena de toute première grandeur. A cette Caballé si lyrique si “naturelle” (plus naturelle que Scotto en tous cas), répond un Arrigo surprenant, Nicolaï Gedda, qu’on entendait à l’époque à Paris, dans Faust, dans Hoffmann, dans Orphée. Gedda, c’est une voix étendue, qui montait jusqu’au si, c’est ensuite une technique redoutable, une élégance inégalée et une diction unique. Et son Arrigo est une merveille, voilà celui qu’il aurait fallu entendre dans la version française ! Il a tout, les aigus, les cadences, le style, le lyrisme, mais aussi  l’allant: certes ce n’est pas une couleur à proprement parler italienne, mais cet opéra est à la fois un Grand Opéra à la française, héritier de Meyerbeer, et aussi un opéra italien (on a bien vu que Domingo même un peu inadapté dominait parfaitement un rôle qu’il estimait pourtant pour lui très difficile). Il faut entendre ses duos avec Caballé, et son “Giorno di pianto” du quatrième acte unique dans les annales (comment il tient la note sur le “disprezzo” final), c’est incontestablement l’Arrigo le meilleur de tous et sans doute le moins attendu.
Si Milnes est comme toujours impeccable, la surprise vient aussi de Justino Diaz, impressionnant Procida aussi bien dans son air d’entrée (Oh! tu Palermo) que dans les ensembles (quatrième acte). Et si c’était là ma version?

On l’a vu, il est très difficile de choisir entre ces version qui toutes ont quelque chose qui attire l’attention, et des atouts qui rendent le choix très difficile. D’autant que l’oeuvre est hybride et ne se laisse pas immédiatement appréhender. Pour découvrir sans nul doute, Levine (BMG ex.RCA), pour jouir des voix, Gavazzeni, et pour le bonheur – malgré un son pénible – Levine Caballé et Gedda.J’ai commandé Muti 1978. La suite à réception!

(1) Dexter fit aussi à Paris La Forza del Destino, mais avec beaucoup moins de bonheur scénique -même si le plateau fut toujours éblouissant: c’étaient les années où l’on distribuait aisément Verdi, mais pas Wagner. Les temps ont bien changé.

TEATRO ALLA SCALA 2010-2011: DIE WALKÜRE (2ème vision) Dir:Daniel BARENBOIM avec Waltraud MEIER et Nina STEMME le 28 décembre 2010

De passage à Milan, j’ai eu de nouveau l’occasion de voir cette Walkyrie déjà évoquée dans deux précédents comptes rendus. J’avais lu le même jour le commentaire à mon texte relatant le 21 décembre et j’avais l’intention d’y répondre. Cette seconde vision du spectacle m’en donne l’occasion. Je continue de trouver au travail scénique de Cassiers une relative tenue, même si l’intérêt “didactique” de ce travail apparaît limité et globalement décevant par rapport à d’autres mises en scènes. On n’apprend rien de cette Walkyrie là, mais elle se laisse voir, avec un travail technique précis, même si les projections vidéo sont peu lisibles (le globe du 2ème acte) ou un peu répétitives, effectivement. A cette seconde vision, on remarque un peu plus certains détails, notamment l’évolution du costume de Wotan, assez bourgeois d’abord, puis retournant à la peau de bête au troisième acte, ressemblant ainsi de plus en plus à Siegmund. Le maquillage noir obscurcissant la moitié de son visage se voit de la “Platea” (les fauteuils d’orchestre) mais pas de la deuxième galerie (le fameux “Loggione”), où je me trouvais ce 28 décembre. Rien de gênant donc, mais rappelons que ce noir se retrouve par quelques traits sur les visages de Siegmund et Sieglinde… Pour mémoire, Kupfer à Bayreuth avait mis des cheveux d’un roux agressif à Wotan et à tous ses descendants, ce qui était autrement frappant.
Le jeu des ombres reste l’élément le plus intéressant du 1er acte, les variations de l’espace et des lumières, qui encadrent les scènes, demeurent ce qui est le plus intéressant du second acte, où malgré quelques rudiments de travail sur les personnages, cela reste singulièrement frustre du côté de la mise en espace et du travail d’acteurs, malgré une clarté des mouvements et du propos; le troisième acte est plus effervescent, mais souvent creux,  avec ces Walkyries en crinoline (on devine en fait qu’elles montent en amazone, très chic tout çà…) qui grimpent et descendent sans cesse de leurs podiums, ces fils rouges dont on comprend (parce qu’on a vu le 2ème acte: Siegmund et Hunding, à peine passés de vie à trépas, ont en effet droit à leur fil rouge) qu’ils figurent les héros morts, et un décor qui s’efface au moment du duo Wotan-Brünnhilde qui se passe sur un plateau pratiquement vide (fils rouges exceptés).

Les costumes des femmes par leur élégance de salon (Fricka), montrent que dans la Walkyrie, ce sont elles qui conduisent l’action face aux hommes un peu “bruts de décoffrage” – Siegmund, Wotan-, mais Hunding n’est pas la brute épaisse habituelle et cela jette un regard nouveau sur  les autres personnages. Notons aussi l’évolution de Sieglinde, de dame mariée et pudique à jeune fille arborant un joli décolleté, des épaules nues et les cheveux au vent là où ils étaient noués en chignon au départ. De petits détails “signifiants”, certes,  mais dans l’ensemble pas vraiment de direction d’acteurs, pas de moments scéniques forts. L’inspiration qui marquait l’épisode précédent effectivement fait globalement défaut. Est-ce que c’est voulu ? Est-ce que Cassiers est déjà fatigué ? Ou est-ce que l’histoire l’ennuie ? Attendons.
Musicalement, même séduction que la semaine dernière, des tempis dilatés, qui rendent certains moments très étranges, la fameuse chevauchée notamment, avec de longs silences, avec une place inhabituelle accordée au texte des Walkyries et à leur dialogue, et un son quelquefois presque chambriste. L’ ensemble est à mon avis remarquable d’intérêt, et toujours aussi surprenant (certains de mes amis présents pensaient que le tempo était encore plus étiré à cette représentation) et clair, avec un vrai parti pris. On pourrait défendre des tempis plus alertes dans toute la seconde partie du premier acte (la montée du désir se fait un peu prier), mais dans l’ensemble, je reste toujours séduit par l’approche.
Globalement, du point de vue du chant  nous étions un cran en dessous: d’abord une annonce avait averti que John Tomlinson (pas vraiment convaincant le 21) avait une très lourde extinction de voix. Sans doute impossible à remplacer (il n’y a pas de basse pour Hunding à Milan un 28 décembre), il s’est péniblement exécuté, commençant le premier acte en déclamant, et sussurant sa brève mais normalement sonore intervention du deuxième acte (Wehwalt! Wehwalt!), situation éminemment déstabilisante pour les partenaires et vraiment pénible pour l’artiste, à la limite du supportable pour le public.
Le texte du second acte se chantant du fond de scène ou de la coulisse, on eût pu imaginer par exemple que Vitalij Kowaljow (Wotan) donne au moins cette réplique à la place du malheureux Tomlinson que l’on a laissé se naufrager en scène. Voilà une circonstance inexcusable dans un théâtre tel que la Scala.
Par ailleurs, Waltraud Meier, moins en forme, a produit des aigus très métalliques et tendus à la limite du cri, mais reste un personnage bouleversant, notamment dans sa magnifique intervention au troisième acte. Vue et entendue d’en haut Ekaterina Gubanova en Fricka m’a plus intéressé que la semaine précédente, et la voix de Wotan reste solide, mais sans véritable éclat. Nina Stemme elle-même n’était pas au même niveau de conviction, sauf au troisième acte.

Seul Simon O’Neill a été impeccable d’un bout à l’autre. Certes, il n’est physiquement ni Peter Hoffmann, ni Jonas Kaufmann, mais combien de Siegmund leur sont semblables: ni Stig Andersen, ni Torsten Kerl ne sont des Siegmund crédibles, alors celui-là, un peu ridicule dans sa peau de bête et ses gestes stéréotypés, passe par la vaillance de la voix même si elle est un peu nasale, et par l’engagement .

A la fin du deuxième acte, la messe semblait dite: les réjouissances de Noël avaient eu raison de toute la compagnie, qui n’arrivait pas à se hisser au niveau des représentations précédentes, mais voilà, miracle de l’opéra, le troisième acte fut d’un bout à l’autre une magnifique réussite: engagement, poésie, intelligence du texte, tous les protagonistes, à commencer par Nina Stemme, vraiment exceptionnelle d’intelligence pour un rôle qui ne lui est pas “congénital” à mon avis mais aussi  Vitalij Kowaljow avec sa voix sourde, incarnait un Wotan crédible, humain, et Barenboim, qui a galvanisé l’orchestre et vraiment bouleversé la salle.

Au total même avec un niveau général globalement inférieur au 21, ce fut une belle soirée: plus grâce à Wagner qu’à Cassiers certes, mais le public scaligère semble apprécier à la fois la sagesse de la mise en scène et le cadre agréable du décor. Il est vrai que le public de l’opéra en Italie n’est pas très ouvert aux expériences scéniques surtout dans les œuvres qu’il connaît. Au delà de cette déception, j’attends vraiment la fin du cycle, car je ne peux penser que Cassiers dont j’ai vu d’autres spectacles autrement élaborés continue sur la lancée de cette Walkyrie hésitante. En revanche, on pourra certes discuter à l’infini les options du chef, mais ce parti pris musical et la réponse de  l’orchestre continuent de me paraître vraiment dignes d’intérêt.

Je concluerai en rapportant comment  un des spectateurs du “Loggione” s’interrogeait auprès de sa voisine en parodiant Siegmund dans l’acte II , “Ma, in cielo, ci sarà questa musica?” /”Mais, au ciel, y aura-t-il cette musique?”.

TEATRO ALLA SCALA 2010-2011: DIE WALKÜRE, Dir:Daniel BARENBOIM avec Waltraud MEIER et Nina STEMME le 21 décembre 2010

Au risque de se répéter, il n’est pas sûr que les mises en scènes du Ring de type “Regietheater” aient encore un avenir dans les productions de référence. Le travail très critiqué de Gunter Krämer à Paris en est la preuve. Il faudra attendre la fin du Ring de Claus Guth à Hambourg (ce printemps) pour juger de la vigueur de ce type d’approche.

Robert Lepage à New York remet le Ring dans le champ des histoires qu’on raconte, dans le champ du récit, tout en utilisant une technologie d’aujourd’hui, il revient à un concept d’hier, même avec des références à la première production du Ring à Bayreuth en 1876. Guy Cassiers à Milan a étonné: après un Rheingold qui a partagé le public, mais qui dans l’ensemble a plu, malgré une grande complexité de lecture sur plusieurs niveaux, chant, danse, vidéo. Le Rheingold de Cassiers mettait sur la table (ou sur le plateau) les grands éléments du texte, le pouvoir et l’amour mais posait aussi très clairement l’échec des Dieux dès le départ. Approche presque métaphysique.

Plus de ballets dans la Walkyrie, plus d’approche abstraite, plus de vidéos insérées dans le tissu des rapports des personnages, mais un travail très illustratif et très sage. Cassiers institue entre le Prologue et la première journée un rapport qui ressemble un peu à celui institué entre l’approche de Peter Stein et celle de Klaus Michaël Grüber à Paris en 1976. Avec cette Walkyrie, on tombe dans l’histoire, dans le récit, dans l’image, dans le conte, avec une approche volontairement illustrative et au total, assez traditionnelle. L’histoire se déroule, parfaitement claire et linéaire, avec une volonté de faire du décor un cadre imagé, souvent séduisant, utilisant des projections vidéo de manière techniquement impeccable, alternant le vert, très présent au second acte, le gris (annonce de la mort), le rouge (tableau final), des flammes pour évoquer le pouvoir de Wotan, une forêt très stylisée et des fonds en relief qui rappellent Rheingold.

acte1.1293060724.jpgLe décor du premier acte, centré autour d’une maison qui semble un peu une cage par son géométrisme , ou qui rappelle une maison à la japonaise, sur laquelle des vidéos (une cheminée par exemple) se projettent ou les personnages évoluent en un jeu d’ombres assez fascinant (différences de tailles, d’éloignement etc…). Le deuxième acte, très essentiel, pour le long récit de Wotan, n’a pas grand intérêt scénique (sinon de beaux et longs échanges de regards jusqu’à l’arrivée des jumeaux), dans un décor de toit de temple (derrière un fronton composé de chevaux enchevêtrés – après tout, la chevauchée des Walkyries n’est-elle pas la référence musicale la plus connue du public, thème repris en vidéo de fond de scène au troisième acte. Le reste se déroule dans une forêt très stylisée, verte d’abord (les amants) grise ensuite (l’annonce de la mort) comme on l’a dit.  La mort de Siegmund est comme toujours très soignée scéniquement: c’est Wotan qui pousse Siegmund sur l’épée de Hunding, c’est Sieglinde qui se penche sur lui et le serre avant de fuir avec Brünnhilde.

walk.1293060786.jpgC’est d’un certain point de vue le troisième acte le plus “kitsch” , avec ces fils rouges sensés représenter les âmes des héros montant au Walhalla, ces estrades enchevêtrées laissant passer les longues crinolines des Walkyries (même si Brünnhilde est en pantalon…), ce feu réduit autour de Brünnhilde à des lampes rouges régénérantes comme des lampes de couveuses, qui vont couver la femme qui va naître le jour suivant, d’où semblent sortir des gouttes d’eau. le corps de Brünnhilde lui-même, montré sur un podium comme un monument, tout cela est juste un peu exagéré, décalé, créant une distance ironique avec l’histoire.

Il est intéressant aussi de lire les costumes, Siegmund et Wotan plus sauvages, Hunding plus bourgeois, et les femmes très aristocratiques, à commencer par Fricka et les Walkyries, mais aussi Sieglinde, superbe dans sa robe satinée grise et Brünnhilde, moins féminine que ses soeurs. Au total, un regard qui épouse le récit, un travail sur le jeu assez fruste malgré de très bonnes idées (jeu de regards, tendresse bouleversante entre Wotan et sa fille, montrant bien qu’il n’élimine pas l’amour, comme Alberich, et qu’il en sera donc vaincu) et malgré une impressionnante maîtrise technique. Je parierais que Siegfried sera de la même eau, mais Götterdämmerung devrait nous donner la clef de nos interrogations sur la manière de classer ce travail néanmoins intéressant sans être convaincant. On ne peut juger d’un Ring qu’en fin de parcours.

ekaterina-gubanova.1293060743.jpg Ekaterina Gubanova

Mais tout le spectacle tient surtout par un travail musical proprement inouï. Non pas que tous les chanteurs soient d’un niveau remarquable: Elena Gubanova en Fricka est très honnête, mais sûrement pas mémorable. Wotan(Vitalij Kowaljow) est décevant, malgré des moments intéressants dans le troisième acte, la voix, un peu sourde, manque de projection, de présence. On regrette le grand René Pape. Quant à Hunding (John Tomlinson), la voix est vieillie, légèrement instable: on est loin des Hunding à la Ridderbusch ou à la Salminen.

Les choix de distribution sont tout de même assez cohérents avec les choix de tempos très lents, très retenus de Daniel Barenboim car la diction de chaque chanteur est très notable. Les huit Walkyries sont puissantes, bien en place, mais peut-être un peu désarçonnées par le rythme imposé par le chef dans la chevauchée, claire voir cristalline, mais d’une lenteur surprenante et des choix sonores très analytiques, qui rendent le son de la fosse presque grêle et scandé de silences.

Belle surprise avec le Siegmund de Simon O’Neill, voix claire, bien projetée, puissante, un vrai physique de ténor wagnérien, robuste, tout en muscle, une copie de Wotan et en même temps on entend déjà un futur Siegfried dans ces basques là.

Evidemment l’ivresse vient des deux dames, Waltraud Meier, qui est Sieglinde  avec son intensité, sa fraîcheur son engagement, la puissance d’acier de ses aigus. Son deuxième acte est bouleversant, elle fait venir les larmes, c’est un monstre sacré dans tout son relief, contraignant le public à poser sur elle et elle seule le regard. Il faut l’avoir vue dans ce rôle, ou malgré des moyens moins importants que par le passé (on l’entend au premier acte), elle reste irremplaçable, laissant loin derrière les concurrentes par son insolente et éternelle jeunesse.

Nina Stemme, bien que suédoise, n’est pas Nilsson comme on l’a quelquefois écrit. Qui a entendu Nilsson une fois a dans l’oreille pour jamais cette puissance, cet ouragan énergétique et sonore qui envahissait la salle, ce son  coupant qui malgré tout mettait le public en transes par par l’intense chaleur de cette voix de glace.
Stemme a une voix beaucoup plus chaude, plus ronde, qui convient bien à Sieglinde qu’elle a chantée ailleurs. Son moment d’exception, c’est le duo final avec Wotan, proprement époustouflant de poésie, de puissance, d’engagement.

Deux prestations d’exception, éblouissantes, bouleversantes,  encadrées par un orchestre proprement ahurissant.

Je n’en reviens pas de ma surprise: d’abord, une perfection technique totale, absolue, qui laisse pantois. Ensuite un parti pris de Barenboim, sans doute très concerté avec Guy Cassiers, de lenteur, de dilatation du son qui crée non de l’ennui, mais une extrème intensité, une bouleversante tension qui provoque les larmes. On entend tous les pupitres de manière cristalline, on entend aussi des phrases musicales qu’on n’avait jamais notées. On croyait avoir entendu des Walkyries à la pelle, dont celles que Barenboim a dirigées çà et là, et surtout à Bayreuth et il réussit à nous prendre totalement à revers. Lecture une fois de plus en pleine cohérence avec ce qu’on voit et ce qu’on sent du plateau et qui va rester dans les annales. Barenboim est si heureux qu’il fait lever l’orchestre à chaque fin d’acte.

Oui pour Barenboim – encore un qui nous surprendra toujours- cette Walkyrie vaut le voyage et gagne son statut de spectacle totalement exceptionnel. Une fois de plus Lissner a gagné, une fois de plus la Scala offre un Wagner de référence, après Toscanni et De Sabata, après Furtwängler, après Karajan,après Sawallisch, après Kleiber, Barenboim entre dans la légende des wagnériens scaligères qui ont su porter l’orchestre de la Scala à la totale incandescence dédiée.

IN MEMORIAM : SHIRLEY VERRETT et PETER HOFMANN

SHIRLEY VERRETT

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Ces dernières semaines ont été marquées hélas par de nombreuses disparitions, Joan Sutherland, que je ne vis qu’une fois lors d’un concert à Garnier, Shirley Verrett qui  frappa de stupeur le jeune mélomane que j’étais, dans Azucena, où elle était une hallucinante bête de scène douée d’une voix incroyable, au-delà du réel tant elle était présente, chaude, puissante, sauvage! Mais  Liebermann hélas ne l’appela plus, lui préférant la Cossotto. Il faudra attendre les années 80 pour la revoir si souvent, impériale dans Gluck (une inoubliable Alceste, mais aussi une Iphigénie de rêve), bouleversante dans le Moïse de Rossini où elle chante une éblouissante Sinaïde. Elle fut aussi une grande Lady Macbeth à Paris,

verrett4.1292194164.jpgmais elle fut surtout à jamais inoubliable dans celle de Milan, avec Strehler et Abbado avec cette cape à traîne qui se croisait avec la cape de Macbeth-Cappuccilli au premier acte ou qui traçait son parcours dans la scène de la folie, images gravées pour la vie dans notre mémoire de spectateur. Mezzosoprano aux moyens de soprano, elle osa aussi Desdemona ou même Norma après avoir été une grandissime Adalgisa. Mais elle fut toujours moins convaincante dans certains rôles de soprano (Norma) que dans les rôles de mezzo où elle fut  irremplaçable.

verrett3.1292194156.jpgElle frappait le spectateur, qui ne la quittait pas des yeux, par son port altier et sa stupéfiante beauté. Son Alceste était à ce titre anthologique, tout comme sa Lady Macbeth. Elle revint à Paris pour inaugurer Bastille dans les Troyens de Pizzi où elle fut Didon, à jamais, face à une Bumbry tout aussi mythique.
Ainsi s’éteint un mezzosoprano qui porta le chant verdien à son sommet. Jamais remplacée depuis qu’elle quitta la scène.

PETER HOFMANN 

peterhofmann.1292194769.jpgPeter Hoffmann aussi nous a quittés, à 66 ans seulement, emporté par une maladie de Parkinson qui l’attaqua très tôt. Il restera pour moi à jamais le Siegmund de rêve de la mise en scène de Chéreau: jeune, frais, un enfant perdu au milieu de méchants, image qui frappa tous les spectateurs de ce sommet qu’était le premier acte de la Walkyrie.

ringboulez.1292194631.jpgAvec Gwyneth Jones (Walkyrie, Chéreau, Acte II)

Il fut aussi Siegmund à Paris avec Solti dans la mise en scène de Grüber. A Paris on le vit aussi dans le 3ème acte de Parsifal avec Karajan, tout comme à Bayreuth avec Levine et Rysanek puis la jeune Waltraud Meier dans la mise en scène de Götz Friedrich. Il était la star des ténors wagnériens des années 80, notamment à Bayreuth où il fit aussi

peterhofmann3.1292194580.jpgLohengrin et où il aborda Tristan avec Barenboim dans la belle mise en scène de Ponnelle.

A la fin de la décennie, je l’entendis à Bayreuth dans un Tristan pour la dernière fois, avec une phénoménale Catarina Ligendza, artiste injustement oubliée aujourd’hui, qui fut l’une des grandes Isolde de la fin du XXème siècle. Déjà atteint par la maladie, il marqua plus qu’il ne chanta le dernier acte, ce fut la dernière fois je l’entendis .
Sa stature, son physique de Dieu pangermanique, ses cheveux très blonds, son aspect héroïque, tout le prédestinait à chanter les grands ténors wagnériens. Seule la voix est toujours restée en deçà, dans Siegmund comme dans Tristan. C’était un bon Parsifal, un bon Lohengrin, mais il ne fut jamais un chanteur de légende, bien qu’il eût dans les années 80 une notoriété internationale absolument exceptionnelle. Il fut le ténor wagnérien de Karajan avec qui il fit Pasifal, Lohengrin, mais aussi Erik du Vaisseau Fantôme, il fut le ténor vedette de Bayreuth à un moment où le chant wagnérien peinait à trouver ses stars. Il accompagna lui aussi mon parcours et je le vis souvent sur les scènes, mais assez rarement à Paris.

Il était au départ chanteur de rock, il finit chanteur de musical (Le fantôme de l’Opéra) avant d’être terrassé définitivement par la maladie et de finir dans le besoin. Triste destin d’un chanteur qui fut à un moment de l’histoire de l’Opéra incontournable dans toute distribution wagnérienne.