BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016 – MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2016: Der ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 17 JUILLET 2016 (Dir.mus:Kirill PETRENKO; Ms en scène: Otto SCHENK)

Acte II, présentation de la rose ©Wilfried Hösl
Acte II, présentation de la rose ©Wilfried Hösl
Richard Strauss
Richard Strauss

Le buste de Richard Strauss qui trône dans l’entrée face à celui de Wagner, les deux compositeurs tutélaires de la maison était fleuri de roses fuchsia ce soir, il y avait d’ailleurs des roses partout dans la maison, et c’était effectivement la fête. On parlera sans doute longtemps de ce Rosenkavalier qui fut un miracle. Au fond, mieux vaut qu’Anja Harteros n’ait pas chanté à Paris, elle n’aurait pas été pleinement Maréchale comme ce soir elle l’a été, parce que ce soir il y avait en fosse Petrenko qui a transformé ce Rosenkavalier en formidable et inoubliable rencontre. Je suis encore sous le choc. Dans la salle et dans la production où j’entendis Carlos Kleiber plusieurs fois pensant que j’avais atteint le sommet, je peux dire que ce soir, nous y sommes à nouveau, dans la même production, 34 ans plus tard, avec un chef qui a l’âge de la production qu’il dirige (né et née en1972).
Otto Schenk a fait en Europe deux productions de Rosenkavalier, à Vienne et à Munich, qui sont encore au répertoire. Celle de Vienne remonte à 1968 (dirigée alors par Leonard Bernstein, avec Christa Ludwig en Maréchale, Gwyneth Jones en Octavian, Walter Berry en Ochs et Reri Grist en Sophie), celle de Munich est donc postérieure de 4 ans, avec de nouveaux décors, plus construits (ceux de Vienne sont pour partie en toile peinte) et c’est Carlos Kleiber qui dirigeait la Première et qui a continué à diriger la production pendant près de vingt ans. L’orchestre de Munich, c’est connu lui déposait sur le pupitre une rose rouge. Il existe un DVD de la production munichoise repris en 1979 (Jones, Fassbaender, Popp) et de Vienne repris en 1994 (Lott, von Otter, Bonney) lors des dernières représentations de l’œuvre dirigées par Kleiber. Ces productions sont donc très largement chargées du souvenir de Carlos Kleiber ; j’ai eu la chance de le voir diriger l’œuvre quatre fois dont les dernières fois en 1982.
Der Rosenkavalier est l’un de ces opéras qui bénéficie toujours d’une distribution flatteuse, on voit rarement de productions médiocres dans les grands théâtres . À Paris, où Liebermann le reprit en janvier 1976, ce fut d’abord Ludwig, Popp, Minton mais on vit entre 1976 et 1985 aussi bien Troyanos, Te Kanawa, Blegen, Fassbaender, Donath, Söderström, et les Ochs de Moll, Ridderbusch et Sotin. Du côté des chefs, ce fut Horst Stein, Silvio Varviso, Marek Janowski et d’autres. Tout ça pour dire qu’à Paris, on eut les grandes titulaires des trois rôles, et je vous assure que le trio final avec Ludwig, Minton et Popp, c’était quand même quelque chose.
Même si je peux paraître un ancien combattant de l’opéra, le monde n’est pas fait d’un présent médiocre et d’un passé mythique. Il y a encore de grandes productions, je viens d’évoquer il y a quelques jour la magnifique soirée scaligère avec Zubin Mehta et la production Kupfer. Trois semaines après, de nouveau une soirée à marquer d’une pierre blanche, sans doute un sommet musical.

Acte I, Günther Groissböck (Ochs ) Anja Harteros (la maréchale) ©Wilfried Hösl
Acte I, Günther Groissböck (Ochs ) Anja Harteros (la maréchale) ©Wilfried Hösl

Je passe aussi pour un adepte incorrigible des mises en scènes dites modernes, ou du Regietheater. Pourtant j’aime le travail d’Otto Schenk, qui est un grand metteur en scène, et qui a laissé à Munich un Rosenkavalier de 44 ans qui porte encore vigoureusement son âge, aussi grâce aux décors de Jurgen Rose (un vrai chef d’œuvre) et qui plaît au public (applaudissements à scène ouverte, rarissimes à Munich, à l’ouverture du rideau de l’acte II), c’est évidemment très « classique », mais remarquablement fait.

Hanna Elisabeth Müller (Sophie) Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl
Hanna Elisabeth Müller (Sophie) Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl

C’est un Rosenkavalier auquel il ne manque aucun détail,  avec une belle gestion des personnages (la rencontre des regards entre Sophie et Octavian respirant la rose est un must), une gestion très précise et très ciblée, avec un souci du texte et de sa correspondance scénique incroyable, et une vraie organisation de l’espace. Bref, j’aime ce classique quand il ne se fane pas. La production de Vienne (surtout à cause du décor de Rudolf Heinrich) a un peu vieilli en revanche.

Ainsi donc, l’écrin pour cette distribution de 2016 était très agréable, et même, oserais-je, non dépourvu de fraîcheur. Après tout il y a des quadragénaires qui ne font pas leur âge…Même s’il y eut à Munich une velléité de nouvelle production (Luc Bondy) , Bachler a renoncé avec raison: il faut dans chaque grande institution une production historique symbole, ce sont les Nozze di Figaro de Strehler à Paris, c’est La Bohème à la Scala…

Mais on ne venait pas pour voir la production, même si je crois celle-ci a pris sa part du succès. On venait pour une distribution de grand niveau, Anja Harteros en Maréchale, Daniela Sindram en Octavian et Hanna Elisabeth Müller en Sophie, tandis que Günther Groissböck promenait à nouveau son Ochs inauguré à Salzbourg en 2014, avec le GMD Kirill Petrenko en maître des cérémonies.

Anja Harteros
Anja Harteros

Anja Harteros chante la Maréchale depuis 2011, elle en est l’une des titulaires de référence. Après ses prestations avec Christian Thielemann à Dresde et avec Sir Simon Rattle à Baden-Baden, j’ai à peu près cerné le caractère de sa Maréchale, une femme dans la force de l’âge, vive, ouverte, avec beaucoup d’autorité, et non une femme déjà mûre,  plutôt maternelle et déjà distanciée que d’autres interprètes privilégient. Ce qui caractérise cette Maréchale, c’est l’énergie, c’est aussi une voix forte, des expressions impératives (surtout à l’acte III à l’égard de Ochs) . Sur la scène de Munich, il y a évidemment cela,  mais il y a encore bien plus, tant elle soigne les inflexions et toutes les expressions de son discours avec une attention renouvelée, avec une expressivité inouïe et le ton idoine, d’une incroyable justesse et d’un naturel rarement entendu. Je me suis demandé pourquoi, alors qu’elle est la meilleure Maréchale aujourd’hui sans conteste, une vraie différence avec ses autres prestations. Cela tient je crois à son rapport au contexte.  Elle chante dans son théâtre, dans sa ville, et on sait (les parisiens l’ont appris à leurs dépens) qu’elle ne se déplace pas volontiers trop loin. Et elle chante avec Kirill Petrenko, qui a un soin tout particulier pour la relation texte et musique, et qui met donc le chanteur qu’il suit pas à pas, dans les conditions de travailler le texte, d’envisager les inflexions en fonction d’un orchestre qui respire avec la syllabe, comme dans Le Ring (acte II Walkyrie), et notamment dans Rheingold, comme dans Meistersinger, c’est-à-dire ces œuvres dont certaines parties doivent beaucoup à la Komödie für Musik, où le dialogue (ou le monologue) de théâtre demande concentration et attention, mais aussi vie, naturel, expression, couleur, mot par mot, syllabe par syllabe, des moments où la parole conduit la partition

Acte I, Anja Harteros (la maréchale), Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl
Acte I, Anja Harteros (la maréchale), Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl

Rarement on a entendu une telle virtuosité dans le moindre détail au moment du monologue de la Maréchale dans le premier acte, symphonie de couleurs, harmonie expressive qui passe du sourire au sarcasme, à l’ironie, à l’amertume, et à la résignation. Rarement j’ai mieux ressenti que tout est dit dès le premier acte, mais en même temps, la vivacité avec laquelle cette Maréchale réagit au départ d’Octavian, montre ce que sont les intermittences du cœur, les contradictions de la personne. Une interprétation d’une rare profondeur, d’une rare intelligence, saisissante, comme au théâtre, avec l’urgence et le naturel du théâtre : le triomphe indescriptible de l’artiste face au salut du 1er acte en dit long sur le ressenti de tous.
Mais il y a aussi une voix, une voix qui sait à la fois sussurer et imposer, une voix qui n’a rien de métallique ou d’âpre, mais une voix qui a des aigus incroyables et triomphants, dans une forme extraordinaire : le trio final, pris par Petrenko sur un tempo large, permet aux trois voix de se sentir à l’aise, d’abandonner toute urgence et de s’abandonner à la pure musique, car c’est un des trios les plus extraordinaires entendus ces dernières années, avec une osmose singulière des trois artistes, une respiration commune, une puissance émotive d’une rare intensité.

Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl
Daniela Sindram (Octavian) ©Wilfried Hösl

Face à elle, Daniela Sindram est Octavian. Un Octavian très mesuré, et en même temps d’une vraie fraîcheur, spontanée et sensible. La voix est charnue, sans être d’une puissance marquée (comme Koch) mais très présente et ronde, avec une rare capacité à adoucir, à moduler elle-aussi et surtout, qualité éminente, un chant qui écoute le chant de l’autre, qui sait s’y adapter, s’y fondre, et donc un chant éminemment intelligent dans le sens où il cherche à faire harmonie et non démonstration. J’ai entendu quelquefois cette artiste notamment dans Rienzi, et ce fut une très belle surprise. Dans Octavian, elle se place immédiatement dans les toutes premières, parce qu’elle sait dire le texte, parce qu’elle est désopilante en Mariandl, parce qu’elle sait donner un ton, faire ses simagrées sans exagérer, mais avec cette touche comique qui fait immédiatement rire le public, un public qui n’en est pourtant pas à son premier Rosenkavalier. Elle est un exemple de chant maîtrisé, et de modestie : mais il y a des moments totalement magiques (les deux duos du second acte avec Sophie, la rencontre) sans parler aussi du trio final où entre les deux sopranos qui rivalisent à l’aigu, cette voix s’entend, parfaitement, grâce aussi au soutien de la fosse. Quant au duo final, c’est un  miracle de simplicité, de fluidité et de retenue.

 Günther Groissböck (Ochs) Hanna Elisabeth Müller (Sophie) ©Wilfried Hösl
Günther Groissböck (Ochs) Hanna Elisabeth Müller (Sophie) ©Wilfried Hösl

Enfin, Hanna Elisabeth Müller était Sophie.  Elle a tellement marqué dans Zdenka d’Arabella qu’on l’attendait dans un rôle marqué par d’immenses chanteuses : pour moi c’est Lucia Popp à jamais. Elle a en commun avec Christiane Karg (vue à la Scala il y a peu) la fraîcheur et la jeunesse et déjà Karg était « évocatoire » dans son chant que j’ai beaucoup apprécié. Ici, la voix est à la fois jeune, fraîche, mais incroyablement intense, avec des aigus d’une puissance qui trancherait presque avec ce corps de toute jeune fille. Cette Sophie-là vous fait immédiatement fondre le cœur : la presque-perfection du chant (peut-être le duo initial de l’acte II était un tout petit peu fort), mais le second duo était magique, fusionnel, bouleversant, et quelles interventions de l’acte III, avec le jeu qui allait avec :  crainte,déception, gestes un peu enfantins ou boudeurs! Le trio final trouvait avec Anja Harteros un incroyable équilibre, une merveille à n’en pas croire ses oreilles car on comprenait par la fusion même des voix le choix déchirant d’Octavian, les deux femmes, Sophie et la Maréchale, rivalisant d’intensité voire de gravité ; quant au duo final avec Daniela Sindram, il fut apaisé, tendre, poétique, élégiaque : elle a tout dans cette voix surprenante parce que jeune, fraîche et particulièrement présente et puissante. Ne jamais plus manquer Hanna Elisabeth Müller dans Sophie, elle partage désormais avec Karg la maîtrise du rôle, j’aime Karg, mais Müller a totalement emporté mon cœur.

Günther Groissböck (Ochs) ©Wilfried Hösl
Günther Groissböck (Ochs) ©Wilfried Hösl

Trois semaines auparavant j’avais entendu Groissböck dans un Ochs inhabituel, construit pour lui et en fonction de son physique et de sa personnalité. Cette fois-ci, Groissböck de nouveau, mais dans un Ochs traditionnel, conçu il y a 44 ans avec un profil correspondant à des Walter Berry ou Kurt Moll. Et c’était impressionnant de le voir se fondre avec ses qualités et même son élégance dans cet Ochs-là. D’abord, avec une voix exceptionnelle, des notes aiguës incroyables, une puissance presque inédite, des graves tenus au-delà du raisonnable : Kirill Petrenko le conduisait et l’a poussé au maximum de ses possibilités  : il en est résulté un Ochs qui s’installe désormais durablement dans les grands Ochs du moment sinon l’Ochs du moment. Inutile de dire le naturel et l’élégance avec lesquels il dit le texte, avec un accent qu’il connaît par cœur, si drôle, si marqué, mais aussi avec une bonhommie particulière, déjà notée à Milan. Bien sûr, quand on l’a vu à Milan ou Salzbourg, la prestation ne surprend pas, car elle est débarrassée de bien des tics du rôle. Alors dans une mise en scène aussi « classique », il compose un Ochs jeune, vigoureux, assez sympathique au demeurant qui fait adhérer le public au personnage : son monologue de l’acte II est un modèle qui contient peut-être – même si les rôles conviennent mieux à un baryton-basse- un futur Falstaff…ou son pendant Sachs.

Martin Gantner (Faninal) ©Wilfried Hösl
Martin Gantner (Faninal) ©Wilfried Hösl

Martin Gantner n’a pas le style ni la dégaine de Adrian Eröd, que j’aime beaucoup dans le Faninal qu’il dessine avec Kupfer. C’est un Faninal présent, classique, traditionnel et donc un peu en retrait par rapport au quatuor dont on vient de parler ; voilà un chanteur valeureux, qui n’est pas pris en défaut, mais qui n’a rien de plus que d’autres Faninal, un rôle ingrat d’ailleurs: la prestation est bonne, il tient la scène, rien d ‘autre à signaler.
Annina (Heike Grötzinger) et Valzacchi (Ulrich Ress) sont des piliers de la troupe, très présents, avec une Annina plutôt jeune et élégante, et un Ulrich Ress comme toujours très caractériste (il est un Mime intéressant) : toute la troupe d’ailleurs est distribuée dans les « petits » rôles, chacun toujours très bien caractérisé, aussi bien Dean Power (Haushofmeister bei der Marschallin), Kevin Conners (Haushofmeister bei Faninal),  Christian Rieger (Ein Notar) mais aussi les jeunes « Gäste » comme Scott Conner (Polizeikommissar), la très sonore Jungfer Marianne Leitmetzerin de Miranda Keys ou Josep Kang, un chanteur italien très correct sans avoir l’aura de Benjamin Bernheim à la Scala.

Tout ce beau monde est dans les mains de Kirill Petrenko. On connaît depuis Die Frau ohne Schatten les affinités du chef russe avec l’univers straussien et à force d’entendre ses interprétations, on arrive à comprendre aussi son souci à l’opéra, notamment sur le répertoire post romantique et du début du XXème siècle. Son Ring, sa Lulu, ses Maîtres chanteurs ont comme commune caractéristique un souci du texte souligné par un accompagnement mot à mot par la partition, mettant en valeur le texte (un caractère initié par Wagner) et soulignant par la partition les moments textuels particuliers. C’était, je l’ai dit plus haut, le caractère de l’accompagnement musical du monologue de la Maréchale au premier acte. Ce qui fait dire à certains qu’il n’est pas spectaculaire, à d’autres qu’il n’a rien à dire, comme si le « massage musical » était, après Wagner, autiste, sans tenir compte de ce que disait le livret. Car c’est bien ce que la révolution wagnérienne a porté, la question du livret se pose de manière bien différente avant et après Wagner. Même Verdi, dans sa collaboration avec Arrigo Boito, écrivain et compositeur, la repose à la fin de sa carrière.

Kirill Petrenko
Kirill Petrenko

De tout cela évidemment Kirill Petrenko tient compte, notamment dans des œuvres construites sur une collaboration écrivain/compositeur, comme c’est le cas de Rosenkavalier. Bien sûr, nous avons aussi appris la leçon de Meistersinger von Nürnberg où la parole par son rythme, ses jeux de mots, ses métaphores, sa couleur détermine une manière d’entendre aussi la partition.
C’est d’abord cette manière de conduire la musique qui « étonne », tant elle suit le rythme de la parole, c’est frappant dans la manière d’accompagner Ochs, on l’a vu, dont la voix devient presque instrumentale, et du même coup, on entend les grands duos (je pense à ceux de l’acte II entre Sophie et Octavian) différemment, avec un souci de fusion orchestre-parole, mais aussi celui de faire que les mots et l’expression se distinguent, que la musique ne couvre pas, mais stimule les voix : voilà aussi ce qui pousse les voix à « aller jusqu’au bout » et rend aussi urgente l’impression d’ensemble, tout en décuplant l’émotion.
Ce qui frappe dans l’approche de Petrenko, ce n’est pas tant la clarté ou la précision des sons, cela, d’autres chefs « savent faire » comme on dit aujourd’hui ; c’est une clarté au service du texte, c’est une clarté qui prend place dans un « système », qui se lit dans sa manière même de diriger, sa gestique multiple, où, à la stupéfaction de ceux qui l’observent, tout est mobilisé : on dirait en souriant qu’il est « le Shiva de la direction d’orchestre », tant œil bras main sont partout, du geste léger demandant à un chanteur d’avancer sur scène, aux attaques de tous les chanteurs, avec en même temps un souci de chaque pupitre. Il fascine parce qu’il est partout, et quelle manière extraordinaire aussi de rassurer les artistes qui sont ainsi portés.

Un autre élément qui a fasciné tous les auditeurs avec qui j’ai échangé est la manière dont il a dirigé le troisième acte, et notamment tout le début. On connaît l’exercice de style obligé de ce début de troisième acte, qui fait entendre notamment aux bois des « bruits divers », une sorte de kaléidoscope sonore qui avait tant réussi à Franz Welser-Möst à Salzbourg jouant sur le clavier céleste des Wiener Philharmoniker en lévitation. C’est sûr, ce début d’acte III est un « morceau de choix » de la direction d’orchestre.

Petrenko, après l’accord initial explosif, met tout en sourdine, n’en faisant absolument pas une démonstration sonore, mais comme un bruissement, installant une ambiance extraordinairement nouvelle, qui va en quelque sorte mimer l’impression de Ochs voyant surgir les monstres. Petrenko installe l’ambiance de préparatifs, secrets, mais qui doivent aussi être essayés pour fonctionner. Il en résulte un rythme rapide, toujours cette clarté phénoménale malgré le volume abaissé qui tranche tant avec d’autres interprétations, mais aussi quelques traits de flûtes, à la limite de l’atonalité, qui eux, sont donnés à plein volume : il en résulte des contrastes violents et assez proches de ce qu’on entend dans la Tempête de la Pastorale de Beethoven, et ces traits, à la limite du grinçant, du désagréable pour l’oreille semblent préparer un sabbat au fantastique très berliozien : la musique n’est plus accompagnement ici, elle est action et part de l’action, d’autant que le lever de rideau de change rien à l’ambiance continue qu’il installe, jusqu’à la musique de scène, à qui, sans jamais en augmenter le volume, il donne une importance inconnue jusqu’alors (on prête souvent peu attention à la musique de scène), étirant le tempo, jouant là aussi sur les contrastes, installant une sorte de danse rassurante en fond de scène, qui contraste avec l’ambiance inquiétante qu’il a installé en fosse. Ce travail tout en contrastes, en jeu sur le volume, en jeu aussi sur les pupitres tour à tour interpellés, font que ce début n’est jamais démonstratif, tout le contraire d’un Welser Môst ou même d’une Thielemann, mais qu’il est exclusivement fonctionnel : il installe une ambiance scénique, une couleur, il fait fonctionner la dramaturgie, rien qu’avec ce jeu musical inédit. On en reste bouche bée.

En grand chef d’opéra, il installe les chanteurs dans un confort qui leur permet de travailler les émotions et l’expression, donnant aux voix toute leur place lorsqu’elles doivent être au premier plan (trio final), mais en même temps isole aussi à l’orchestre des moments étonnants et surprenants : je n’avais jamais remarqué comment certaines phrases de l’acte II, dans la deuxième partie, rappellent l’Elektra, de deux ans antérieur, et comment notamment les phrases « apaisées » qui accompagnent Ochs blessé, (là aussi avec des interventions des bois stupéfiantes) ou l’arrivée tardive d’Annina, semblent rappeler en écho celles qui accompagnent Egisthe, dans une sorte d’ironie grinçante, qui joue sur le contexte, souriant ou tragique.
Enfin, comment oublier aussi tout ce qui danse dans cette musique, où Petrenko démontre combien cet univers viennois (il a étudié et vécu toute sa jeunesse en Autriche) lui est consanguin. On l’avait bien compris dans Fledermaus. Il y  a du rythme et de la légèreté, mais cette légèreté qui masque la mélancolie,  et fait garder malgré tout un sourire, même si un peu automnal.
On ne cesserait de trouver des caractères nouveaux à une direction musicale fédératrice et stimulante, qui entraine le plateau, sans jouer le dramatisme gratuit, sans jouer la démonstration de l’ego en rut, sans jouer autre chose que la comédie, le « drama » c’est à dire l’action, le texte : jouant en quelque sorte, encore et toujours la « Gesamtkunstwerk » et installant une totalité (gesamt) plutôt qu’une prééminence de la fosse qui ne serait que se regarder au miroir sans servir l’œuvre.
Dans ce merveilleux travail, comment ne pas souligner l’incroyable performance de l’orchestre, soumis corps et âme à son chef, capable des plus subtils contrastes, en volume comme en tempo, capable des envolées les plus lyriques et des moments les plus intimes. Certes, Der Rosenkavalier fait partie des gènes d’une maison où Strauss est chez lui, mais faire nouveau dans cette œuvre, accepter de rompre avec des habitudes séculaires, c’est aussi la marque d’une phalange disponible et heureuse de faire de la musique et non du répertoire. Car même si cet orchestre (avec ce chef) a joué au TCE un Rosenkavalier qui fut je crois apprécié, rien ne remplace le confort de sa maison, de son public, avec la respiration si particulière de vivre le merveilleux chez soi, où l’on a rien à prouver, et où l’on fait de la musique ensemble, tout simplement.

J’ai voulu essayer de dire pourquoi je considère cette soirée comme l’une des plus grandes qu’il m’ait été donné d’entendre dans cette œuvre (et visiblement je n’étais pas le seul), à l’égal des soirées des années Kleiber, dans cette salle. Il n’y a pas de podium de champions: le signe, ce sont les larmes qui coulent sans savoir pourquoi, qui coulaient alors et qui ont coulé ce dimanche 17, dans ce désespoir si sympathique de ne jamais réussir à cueillir l’instant fugace du bonheur, dans la stupéfaction d’entendre sans en croire ses oreilles, qu’il est toujours possible de vivre le mythe vivant, sans le voir confiné systématiquement dans les « grands disparus », dans les vinyles ou les CD. Moi qui suis souvent un « ancien combattant » de l’opéra, j’étais en ce 17 juillet le combattant d’un paradis bien présent.[wpsr_facebook]

Saluts (le 17 juillet)
Saluts (le 17 juillet)

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016 – MÜNCHNER OPERNFESTSPIELE 2016: TOSCA de Giacomo PUCCINI le 25 JUIN 2016 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Luc BONDY)

Scarpia (Bryn Terfel) ©Wilfried Hösl
Scarpia (Bryn Terfel) ©Wilfried Hösl

Toutes affaires cessantes, j’interromps l’écriture de deux autres articles pour rendre compte encore à chaud de ce qui a été vécu hier soir à Munich. Cette Tosca , reprise d’une production de 2009 de Luc Bondy créée au MET et coproduite par la Scala et Munich où elle fut représentée en 2010 a fait son temps, et les multiples coproductions si elles sont efficaces économiquement, donnent l’impression de voir partout le même spectacle. Bondy avait fait un travail classique, plutôt élégant, dans des décors de Richard Peduzzi qui rappellent un peu le style de son Elektra (avec Chéreau) ou de son Tristan (toujours avec Chéreau), un travail quand même un peu passe partout, innovation pour le MET (où il fut hué) et plutôt passepartout pour les autres théâtres. Le premier acte, plutôt que Sant’Andrea della Valle semble se passer dans une salle des marchés de Trajan ou de la Domus Aurea, un espace impérial repris par le christianisme pour en faire une église. Je renvoie à mon article sur la Tosca du 20 septembre 2014 à Munich, avec Harteros.

Un monde essentiel, sans décorations, géométrique et sombre, un monde glacial. Ce qui reste de la mise en scène reprise par Johannes von Matushka, ce sont quelques beaux mouvements, un acte II très bien conduit et construit, des éclairages intéressants de Michael Bauer, juste de quoi assurer pendant quelques années encore des reprises propres.
Mais personne ce soir ne venait pour la production de Luc Bondy, car pour cette ouverture du Festival de Munich 2016, Bachler avait concocté une reprise de choc, en appelant la fleur des chanteurs munichois et son directeur musical Kirill Petrenko, faisant son entrée alla grande dans un Festival où il n’a jamais dirigé depuis son entrée en fonction (Bayreuth oblige les années précédentes). Si Bachler voulait afficher la santé insolente de sa maison, il a pleinement réussi son coup. Pas une Tosca dans le monde n’arrive à la cheville de ce que nous avons entendu hier. Il faut remonter sans doute aux grandes années de la Scala (entendez, les années 50/60) pour retrouver pareille réussite. Pour ma part, pour qui Tosca n’est pas l’œuvre de Puccini que je préfère, et j’ai encore en oreille celle de Paris en 1984 (Conlon, Behrens, Pavarotti, Bacquier, dans une production de Jean-Claude Auvray sans grand intérêt créée en 1982 avec Ozawa). Mais on en a vu tant et tant qu’il est difficile d’en extraire une série marquante. Tosca fait partie de ces œuvres, comme La Bohème, qui remplissent les théâtres, pour lesquelles on affiche une vedette et quelques bons chanteurs sans forcément avoir le chef idoine, mais qu’importe puisqu’on ne vient pas pour le chef…
Lorsque distribution et chef affichés promettent un moment d’exception, alors il faut accourir. Et c’est bien le cas de cette Tosca munichoise reprise pour trois représentations, avec les stars maison Anja Harteros et Jonas Kaufmann, et Kirill Petrenko qui ne l’avait pas dirigé depuis 2013 (où il avait remplacé le chef prévu malade), ainsi qu’un Scarpia d’exception le gallois Bryn Terfel.

Ce fut plus qu’une grande représentation, ce fut un miracle qui montre ce que peut-être Puccini, ce que peut-être l’opéra italien quand il est défendu, incarné dans l’urgence de ses brûlures. Rien à dire ni redire, sinon l’admiration éperdue pour le travail et pour l’engagement des chanteurs et de l’ensemble des protagonistes.
Jonas Kaufmann, à peine remis de son Lied von der Erde 48h auparavant à Paris fait taire tous les chichiteux et tous ceux qui prédisent la fin prochaine de sa carrière. Déjà ses Meistersinger avaient montré l’état éclatant de sa voix et son intelligence scénique. Les bruits de son récent Mario viennois (avec Angela Gheorghiu) avaient traversé les frontières. A Munich cependant il n’a pas bissé E lucevan le stelle, d’ailleurs Kirill Petrenko n’en laisse pas le choix, enchainant avec la suite sans respiration, et empêchant les applaudissements.
Des rôles italiens de Kaufmann, desquels je ne suis pas toujours convaincu, Mario Cavaradossi est sans doute celui, depuis des années, où il réussit le mieux. Son timbre sombre, son sens dramatique conviennent bien à ce rôle. De plus, en l’espèce, la production de Bondy a été créée avec lui, il en connaît les éléments et a travaillé avec Bondy, ce qui lui donne cette aisance alerte et ce naturel, particulièrement au premier acte dans les premières scènes avec Tosca. Il a été confondant, dès les premières mesures, dès Recondita armonia à la fois sculpté, modulé, éclatant de santé, avec un jeu sur les paroles, sur les sons, sur les mezze voci calculées, qui en fait, malgré l’éclat attendu, un chant intérieur…son Vittoria du deuxième acte est extraordinaire de puissance et de sûreté, avec un jeu et des échanges avec Tosca d’une vivacité et d’une tension notables, quant à E lucevan le stelle au début du troisième acte, aidé par un Petrenko au sommet qui prépare à l’orchestre la méditation, brûlante de passion (o dolci baci languide carezze..) et complètement intériorisée, rappel de la relation érotique forte entre Tosca et lui, mais scandant en même temps la fin du bonheur. Il faut donc y lire à la fois la passion et le désir, mais aussi la mélancolie, la nostalgie du temps passé, être ravagé de l’intérieur et presque pacifié…tout et son contraire. D’ailleurs Puccini prépare l’affaire musicalement par un prélude avec cette voix de berger (un merveilleux garçon du Tölzer Knabenchor) accompagné par des cloches à vaches (ou à brebis) qui sonnent discrètement dont on sait où Puccini a puisé son inspiration…Etrange début très bucolique, très apaisé, dans une œuvre où domine l’urgence et où Petrenko joue sur les contrastes avec une fluidité époustouflante, enchaînant le bucolique avec le dramatique sans jamais jouer sur le pathétique ; unique car ainsi l’approche méditative de Kaufmann se justifie. Voilà avec quelle intelligence on travaille, même avec un temps de répétitions minimal dans ce théâtre de répertoire qui préparait en même temps une première attendue de La Juive.

Il faut alors entendre le solo de violon et le jeu des cordes précédant le monologue, léger et tendu tout à la fois, avec la reprise aux bois du thème de l’air, presque murmuré, avec un jeu sur les inflexions vocales tourneboulant, chaque parole étant dite sur un mode différent, et un crescendo du volume sans jamais forcer, sans jamais donner dans le pathétique, dans l’insistant, dans le démonstratif, c’est l’intelligence du chant à l’état pur, celle de la voix qui ne se met jamais en représentation, mais qui sert un dessein dramatique. Prodigieux. C’est aussi du tressage voix orchestre, de l’incroyable jeu des instruments et de la voix que naît l’impression miraculeuse produite par cet air. Et ce qui frappe enfin, c’est le passage à la musique plus claire, plus positive, qui correspond à l’arrivée de Tosca, sans un silence, dans un continuum, qui semble naturel et qui multiplie la diversité des couleurs. Et de cet enchaînement naît évidemment l’urgence de la rencontre qui est rencontre érotique, avec un duo éblouissant d’intelligence du texte et du chant, et d’une musique qui fait apaisement et  légèreté, pour exploser dans les dernières minutes dans un maelström sonore (les percussions !), en une alternance apaisement-urgence et drame qui démultiplie la force dramatique.

Bryn Terfel était Scarpia, un Scarpia qui a remporté un phénoménal succès, même si la voix m’est apparue quelquefois en-deçà de ce que nous savons de lui, et quelquefois couverte par un orchestre particulièrement virulent au premier acte : un premier acte qui se termine par un Te Deum remerciant Dieu de la victoire contre Napoléon à Marengo, premier message fallacieux qui déchaine le désir de vengeance de Scarpia. Au deuxième acte, il compose un personnage vulgaire et assoiffé de désir, peu « éduqué », une sorte de brute (comme le Méphisto qu’il fit naguère à Paris dans La Damnation de Faust), et l’effet scénique est garanti, face à une Tosca d’une violence désespérée. Terfel a une présence et un charisme impressionnants, et son deuxième acte est mémorable. La voix, même si elle a perdu un peu de son bronze si caractéristique, reste présente, puissante, expressive. Peu de chanteurs savent dire un texte et le rendre clair et expressif comme lui, et c’est un vrai plaisir que de l’entendre dire la langue italienne avec cette vérité. Toutefois, et c’est une affaire de goût car sa prestation scénique était exceptionnelle, j’ai une préférence pour les Scarpia de style « grand seigneur ». Certes, Bondy souligne à plaisir le côté « satyre immonde » de Scarpia (l’expression est de Sardou, je crois), le côté « être de désir », comme le dit d’ailleurs le texte du livret au deuxième acte : bramo. La cosa bramata perseguo, me ne sazio e via la getto (« je désire. La chose désirée je la poursuis, je m’en rassasie, et puis je la jette ») , sorte de credo à la Jago qui ouvre le deuxième acte. Ce côté désir sauvage, Terfel le rend parfaitement. Mais mes souvenirs me conduisent à des Scarpia comme Thomas Hampson en septembre 2014 , ou Sherill Milnes, formidable de froideur glacée, ou surtout Gabriel Bacquier, l’un des plus grands Scarpia des années 60/80, élégant et racé, mais glacé, mais terrible. Il y a chez Terfel comme une fragilité masquée. Terfel, c’est peut-être Tartuffe déchainé, et Bacquier ou Milnes, c’était l’Onuphre de La Bruyère, celui qui n’est jamais pris au piège.

Tosca (Anja Harteros) Mario (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl
Tosca (Anja Harteros) Mario (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl

Enfin Anja Harteros. On lit tout est son contraire sur Anja Harteros. Pour ma part, à chaque fois que je l’ai vue en scène (assez souvent quand même malgré ses célèbres annulations), dans Tosca, Traviata, Desdemona, Amelia, Leonora, Eva, Elsa, Marschallin, Arabella notamment, elle ne m’a jamais déçu, même si elle n’a pas toujours déclenché l’enthousiasme délirant de sa présente Tosca. J’avais déjà vu sa Tosca face à Thomas Hampson sur cette même scène et donc dans cette mise en scène et j’y renvoie le lecteur , mais j’avais à l’époque écrit qu’elle criait certains aigus au premier acte…Rien de tout cela aujourd’hui, la prestation est impressionnante, car elle rend totalement le personnage, excessif aussi bien dans la colère que dans la douceur, passant de l’un à l’autre avec une sensibilité exacerbée : Tosca n’est pas un personnage équilibré, c’est une tigresse, c’est une chatte, c’est une sensuelle, c’est une dévote, et dans chacune de ses facettes, elle est extrême : il n’y rien d’équilibré ni de placide. Quand la Tebaldi avait abordé le rôle, on lui avait reproché sa placidité. Il faut de la folie, de l’exagération, du tutta forza et du tutta dolcezza. En ce sens, l’orchestre puccinien dans Tosca est métaphorique de son personnage éponyme et doit rendre ce déséquilibre. Les forte dans Tosca (indiqués tutta forza pour les accords initiaux) n’ont rien à voir avec ceux de Turandot ou de Bohème, ils doivent refléter ce monde binaire de Tosca, toute force et engagement, ou toute douceur et sensualité. Et Harteros est ce personnage, haletant, alternant aigus triomphants et tenus, et moments de retenue et de douceur, bouleversante au second acte, qui a fait dire à certains (dont des connaissances italiennes qui l’avaient vue dans leur jeunesse) « c’est Callas »…On se gardera des évocations, même s’il est clair que la cantatrice allemande (d’origine grecque) joue habilement de sa lointaine ressemblance, avec des attitudes quelquefois calquées sur certaines photos. Il reste que la voix est d’une éclatante santé, que la diction et le phrasé italiens sont impeccables. Rarement une Tosca a montré une telle intensité, une telle vérité, une telle aisance ces dernières années, sans aucun geste surjoué, avec un naturel confondant et une adéquation geste, texte, musique à tomber.
Son vissi d’arte, avec ses notes tenues sur le souffle, avec sa respiration au service de l’expression, avec sa manière de tenir les notes en modulant, est vraiment pétrifiant. Et pour une fois, la mise en scène aide, avec ce début, étendue sur le canapé, comme le dit la didascalie du livret Affranta dal dolore, si lascia cadere sul canapé (brisée par la douleur, elle se laisse tomber sur le sofa) et non à genoux comme la tradition l’a établi (on appelait dans ma jeunesse le vissi d’arte « la prière de la Tosca »). Ce que fait Harteros est pour moi unique, car elle allie de manière exceptionnelle la science du chant, la vérité de l’expression, et la présence scénique. C’est la Tosca du moment : je ne vois qui pourrait lui discuter le primat.
Au service de ces trois stars incontestées, la troupe de la Bayerische Staatsoper montre encore ses qualités, chaque petit rôle est tenu avec style, on retiendra notamment Goran Juric dans Angelotti, le sacristain de Cristoph Stephinger et le Spoletta de Kevin Conners et le beau chœur bien préparé par Stellario Fagone.
Mais c’est évidemment à l’orchestre qu’on s’intéresse non seulement parce que le Bayerisches Staatsoper est l’un des orchestres de fosse les meilleurs qui soient, mais aussi parce que Kirill Petrenko est rarement entendu dans le répertoire italien. Il avait dirigé en 2013 quelques représentations de Tosca, et en février 2015 une Lucia di Lammermoor restée dans les mémoires, sans coupures, où il avait montré ce qu’était diriger un Donizetti débarrassé des toiles d’araignées de la tradition.

Tosca (Anja Harteros) Scarpia (Bryn Terfel) ©Wilfried Hösl
Tosca (Anja Harteros) Scarpia (Bryn Terfel) ©Wilfried Hösl

Il épouse là Puccini. Un Puccini  non inhabituel, mais plus acéré allant au bout de la logique du texte. Tosca remonte à 1900, un siècle après l’histoire qui est racontée (1800, Marengo). De cette victoire de Bonaparte, d’abord annoncée comme une défaite qui suscite le Te Deum du premier acte naît une ambiance tendue, qui montre que l’œuvre évoque un moment sur le fil du rasoir où tout va basculer, et où les âmes se révèlent, face à ce qu’ils croient être la vérité. D’où la tension, d’où les excès, d’où l’explosion finale de Scarpia. Nous sommes dans un moment d’écartèlement idéologique, traduit par des paroxysmes musicaux : Puccini écrit pour les premiers accords « tutta forza », insistant pour que le son dans Tosca soit paroxystique, très fort et très violent, et très adouci et lyrique en même temps . Et tous les personnages sont pris dans ce dilemme, entre la tyrannie des sentiments, désir, passion, érotisme. Car Tosca est  d’abord l’opéra des désirs et des passions violentes, chez les trois personnages principaux, dans une déclinaison paroxystique au premier acte pour Tosca (qui a Mario « dans la peau »), au deuxième acte pour Scarpia, et au troisième acte pour Mario qui évoque clairement Tosca comme dans un rêve érotique. Mario n’est pas un héros de la liberté, il aide Angelotti par affinité politique et par amitié mais en aucun cas par volonté d’héroïsme. Cavaradossi est d’abord « désirant » Tosca, mais aussi l’Attavanti qu’il peint en Maddalena. Il aime la femme clairement et sans perversion, en ce sens il est le positif de ce qu’est Scarpia en négatif, qui n’est que perversions. Si on ne perçoit pas cette construction très particulière à Tosca, tout en écarts et en contrastes du fortissimo all’adagio, une construction en rupture de constructions, en anacoluthes, mais aussi en passages insensibles de l’un à l’autre, on ne peut lire de manière satisfaisante l’interprétation de Petrenko. Au contraire de Bohème, l’autre grand triomphe de Puccini, Tosca n’a pas cette mélodie qui emporte tout, c’est une œuvre tendue, à l’instar d’une Elektra de Strauss. Tosca doit être paroxystiquement contrastée ou n’est pas. Petrenko embrasse cette option, et installe cette couleur. On ne reviendra pas sur l’incroyable clarté de la lecture et les révélation de certains moments (début de l’acte III) sur l’exaltation des violoncelles, sur la sûreté et la poésie des bois, sur la lenteur calculée de certains moments, sur le détail de chaque phrase, bien isolée et du volume extrême d’autres, comme au premier acte (dont certains se sont plaints car il prend le risque de couvrir Terfel dans son monologue final). Petrenko est trop connaisseur des lois de l’opéra (certains feignent de croire qu’il ne connaît pas ce répertoire : il a été GMD à Meiningen et à la Komische Oper, où il a dirigé toutes sortes de répertoires, comme tout bon GMD de théâtre de répertoire qui se respecte). D’autres, ceux qui entendent sans écouter pensent (beati pauperes spiritu) que c’est vulgaire, ou trop fort, mais Puccini dans Tosca est tout sauf élégant et rond : il n’est jamais vulgaire, mais il est brutal : la création de Tosca surprit le public romain qui ne lui fit pas un triomphe, loin de là, étonné par une musique qui dérangeait. Puccini orchestre le dérangement sans être évidemment jamais vulgaire, mais en écrivant un drame paroxystique où l’histoire n’est que le prétexte à des analyses psychologiques de l’excès dont les trois personnages sont à la fois fauteurs et victimes. La musique rend sans cesse ces orages. Si la musique n’est pas excessive, dans le volume, dans les appuis, mais aussi dans les moments les plus lyriques et les plus doux, elle rate son coup. Il y a des moments qui font trembler les murs, d’autres qui font monter au ciel – quelquefois au septième-, et le tout dans une unité profonde des sensibilités.

D’ailleurs toutes les situations sont excessives : le deuxième acte, avec un Scarpia qui fait augmenter les tortures pour faire céder Tosca, est évidemment excessif, le troisième avec l’érotisme des retrouvailles et les va et viens musicaux des derniers moments, avec une Tosca qui se jette dans le vide des murs du Château Saint Ange le bien nommé, et même ce premier acte qui se termine avec un Te Deum monté à la hâte pour célébrer une victoire qui d’avère être une défaite  est l’écrin d’un monologue de Scarpia, l’ange noir, d’après Jago son modèle qui lui aussi lançait chez Verdi (treize ans avant) un credo, forme d’une religiosité du Nadir, un credo noir de messe noire pour pervers assumé. C’est bien ce que fait ici Scarpia, et ce Te Deum sonne étrangement contrasté lui aussi entre actions de grâce et évocation parallèle des turpitudes futures, comme si c’était le Te Deum même qui les insufflait.

Et Petrenko conduit ce bal-là, avec une énergie fougueuse, n’hésitant pas à rompre les équilibres, mais n’hésitant pas non plus à inscrire certains moments dans un temps suspendu. Comme il accompagne le Vissi d’arte, comment il laisse au chanteur la respiration musicale, en grand chef d’opéra pour qui prime la musique! Dans sa manière de conduire le chanteur à l’opéra, il rappelle un Abbado, qui laissait à la voix tous les moyens de s’expanser : il accompagne le chanteur avec un sens de l’à-propos et une sensibilité étonnantes. On voit ses gestes multiples et ses indications d’une rare précision, notamment les attaques, mais on ne voit pas comme il laisse le chanteur respirer son air. Il est « confortable » avec les chanteurs, cela se sent, et cela s’entend. En même temps, et c’est là le prodige, dans son approche de Tosca, même dans les moments les plus doux et les plus lyriques, il reste tendu, dans un opéra où tout ce qui est apaisé n’est que prélude à tensions plus rudes encore (si vis pacem, para bellum); il fait respirer chaque moment, tout en n’oubliant jamais les tensions, dans une continuité et une absence de ruptures qui ne laisse pas d’étonner ici encore ; parce que dans un opéra où les ruptures de volume et d’intensité sont fréquentes, il réussit à les faire entendre en restant fluide, en soignant la continuité, sans aucun silence (voir l’extraordinaire début du troisième acte où il n’y a aucun silence, aucune rupture sonore mais un continuum ou les couleurs les volumes changent insensiblement sans jamais heurter).  Et cette direction de Kirill Petrenko exalte toute la complexité et les raffinements de la partition, dans les excès de douceur, dans les excès de violence, dans le maillage et le tissu d’une orchestration détaillée, dont il révèle plein de secrets, et  les principes de composition. C’est bien pourquoi Puccini est complexe, parce qu’il peut sans cesse être lu à contresens.

Au terme du voyage, une fois de plus se révèle l’exceptionnelle période vécue par la Bayerische Staatsoper. Dans quel théâtre peut-on connaître de telles représentations ? de tel triomphes ? J’en vibre encore.
Hier soir étaient réunis les Phares :

Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C’est pour les cœurs mortels un divin opium ! .

Charles Baudelaire, Les Phares (Les Fleurs du Mal, Spleen et Idéal)
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Mario (Jonas Kaufmann) Tosca (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl
Mario (Jonas Kaufmann) Tosca (Anja Harteros) ©Wilfried Hösl

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG de Richard WAGNER le 4 JUIN 2016 (Dir.mus: Kirill PETRENKO;Ms en scène: David BÖSCH)

Acte III Festwiese Hans Sachs (Wolfgang Koch) ©Wilfried Hösl
Acte III Festwiese Hans Sachs (Wolfgang Koch) ©Wilfried Hösl

Die Meistersinger von Nürnberg avec Kirill Petrenko, c’est une de ces rencontres qu’on attend avec impatience, tant l’œuvre est un opéra de chef, et tant les expériences wagnériennes de Kirill Petrenko, et notamment Das Rheingold, l’œuvre qui du point de vue de l’exploitation du théâtre et du dialogue de théâtre s’en rapproche le plus, nous ont préparés à un type d’approche qui convient merveilleusement à ce chef. On connaît depuis octobre (la magnifique production de Berlin) le prodigieux Sachs de Wolfgang Koch, et on en attend ici la confirmation. On ne connaît pas en revanche le Walther de Jonas Kaufmann, qui devrait donner une idée de ce que peut-être le « bel canto » germanique .
Source d’interrogation aussi, la production de David Bösch, un artiste qu’on voit désormais affiché sur toutes les scènes allemandes; lorsqu’il fit son Simon Boccanegra à Lyon, il était inconnu. C’est, deux ans après, une star de la mise en scène. Les choses vont vite.
Pour ceux qui ne connaissent pas bien l’œuvre, je conseille vivement aux lecteurs hispanophones, et même aux autres car l’intercompréhension des langues romanes est une réalité, la lecture de l’article propédeutique d’Alejandro Martinez sur Les Maîtres Chanteurs, Wagner et la Tradition .
J’ai si souvent écrit ces dernières années sur Die Meistersinger von Nürnberg que je ne veux pas (trop) me répéter. Je renvoie donc le lecteur à mes articles sur la production de Karlsruhe de Tobias Kratzer et celle de Berlin d’Andrea Moses d’octobre dernier  toutes deux référentielles, pour des raisons différentes. Celle de Berlin passionnante au niveau scénique était emportée par une distribution et une direction musicale exceptionnelles. Les deux productions posent les grandes questions qui sous-tendent l’œuvre de Wagner, qui reste pour moi la plus complexe et la plus riche de toute sa production, celle de Karlsruhe pose la question artistique et celle de la réception scénique, et celle de Berlin pose la question de l’Allemagne, l’Allemagne d’aujourd’hui, face à une œuvre qui a été malgré elle emblématique du nazisme.
La production de David Bösch montre qu’il connaît parfaitement les dernières productions de l’œuvre, notamment depuis Katharina Wagner à Bayreuth qu’il cite (utilisation du pot de peinture et du pinceau, et Festwiese devenue une sorte de concours Eurovision, ici Pognervision), mais aussi la valorisation des « Maîtres chanteurs » des générations précédentes (belle trouvaille de la production berlinoise, citée ici par la mise en valeur du Kothner de Eike Wilm Schulte, 76 ans et grande référence des années 80 et 90), ou le traitement du personnage de Sachs, qui n’est pas très éloigné du traitement qu’en donne Andrea Moses à Berlin. On peut aussi se demander si l’idée du départ final des amoureux n’est pas venue d’une connaissance directe ou indirecte de la production de Pierre Strosser à Genève (2006) où Eva (Anja Harteros) et Stolzing (Klaus Florian Vogt) partaient, valise à la main, après avoir refusé la dignité de Maître Chanteur.
Tout cela pour dire que les regards sur Die Meistersinger von Nürnberg, depuis une dizaine d’années, ont profondément évolué, et on peut dire que l’approche très sarcastique et prodigieusement intelligente de Katharina Wagner à Bayreuth a libéré le regard.

Backmesser (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl
Backmesser (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl

J’ai lu un peu de bêtises sur l’approche de David Bösch, qui est tout sauf légère et humoristique, malgré la présence de gags (l’expression d’ailleurs ne me plaît pas parce qu’elle ne correspond pas à la situation) : le personnage de Beckmesser ici n’est pas du tout ridicule ; pour s’en persuader il suffirait de rappeler la pantomime du 3ème acte où, entrant dans la maison de Sachs assis dans son fauteuil roulant (après le charivari du 2ème acte), il est surpris par Eva et lui offre timidement un bouquet, qu’elle finit après une hésitation par refuser. Tant de choses ici traversent l’esprit, l’hésitation d’Eva, visiblement touchée, le regard désespéré de Beckmesser, sa volonté destructrice – il veut brûler le camion de Sachs en maniant un bidon d’essence, puis ses papiers, et aussitôt après il s’apprête à se servir du Lied comme mèche pour se supprimer, début d’une attitude qui culminera à la scène finale par son suicide après avoir tenté d’abattre Sachs- c’est juste avant d’allumer la mèche-Lied qu’il lit le papier et comprend qu’il faut le garder-; c’est assez mal parti pour en faire un clown, mais j’attends qu’on me le prouve. Même son chant du 2ème acte, perché sur un élévateur en posture instable, est motivé : bien sûr, au premier degré cela fait rire, mais ensuite, l’instabilité est emblématique de la situation du personnage et surtout la position hasardeuse sur une plateforme instable provoque naturellement une instabilité vocale que Sachs s’empresse de traduire en fautes à coups de marteau.

Backmesser 5Markus Eiche) & Hans Sachs (Wolfgang Koch) sc.finale ©Wilfried Hösl
Backmesser (Markus Eiche) & Hans Sachs (Wolfgang Koch) sc.finale ©Wilfried Hösl

Ce Beckmesser-là, tragi-comique, est assez proche de celui de Katharina Wagner, isolé, incompris, en marge. Et Markus Eiche par son chant noble et sérieux, à l’opposé des simagrées d’un Bo Skovhus à Paris, est cohérent avec la vision scénique : il n’est jamais ridicule, mais bien plutôt pathétique. Son apparition finale avec son costume à paillettes et son Marcel à résilles, accentue le décalage et l’éloignement d’avec les autres, lui aussi y joue son destin d’individu, lui aussi se sait comme Walther, en marge de ce petit monde, et il va jusqu’au bout, pour se singulariser, pour se faire remarquer d’Eva, désespérément.
David Bösch replace Die Meistersinger von Nürnberg dans l’écrin voulu par Wagner, celui d’une petite communauté utopique qui ne cesse de se survivre à elle-même, c’était chez Andrea Moses à Berlin, dans l’Allemagne reconstruite à la recherche d’une identité qui ne soit pas un nationalisme, c’est ici à travers la petite communauté très fermée, comme une zone de non-droit ou de droit autonome, d’une « cité » ( j’ aime l’expression, qui renvoie aussi bien à l’entité politique de l’antiquité grecque qu’à l’entité sociale de nos banlieues), monde de béton couvert d‘antennes paraboliques. On le voit aussi à la manière dont la police – le Nachtwächter – est traitée, comme venue de l’extérieur, qui dérange la vie du groupe et qui finit par être molestée (ballet des matraques faisant le signe de croix finissant en bagarre menaçante dont Beckmesser est aussi la victime). C’est bien ici un monde d’aujourd’hui qui est représenté, comme si d’ailleurs on y tournait le film des Meistersinger, le décor du premier acte est un plateau de tournage et on y voit au fond les façades décor qui cadrent le deuxième acte. Un film, c’est à dire encore un monde encore plus clos, une histoire fermée, avec un début, une ligne, et surtout une fin…

Backmesser (Markus Eiche) & Hans Sachs (Wolfgang Koch) ©Wilfried Hösl
Backmesser (Markus Eiche) & Hans Sachs (Wolfgang Koch) ©Wilfried Hösl

Sachs, maître chanteur et maître chausseur, est un artisan vagabond, c’est ce qui lui reste du Walther qu’il a dû être jadis. Et sa camionnette Citroën (le type H né en 1948) est bien la trace qui reste de cette vie de jadis, elle est une présence symbolique forte (marquant aussi la génération de Sachs), mais en même temps une menace d’absence et de départ, lieu géométrique de ce monde où l’artisanat devient aussi le foyer de l’art (voir le discours de David sur le chant au premier acte) : mais la camionnette de Sachs, d’où sortent les chaussures parfaites et l’art parfait des maîtres est un tout petit monde, loin de l’utopie universaliste et platonicienne rêvée par Wagner : après les crises, après les regards divers sur la signification de l’œuvre, arrive la modernité d’un tout petit monde, une sorte de village gaulois où certains survivent (Sachs) d’autres ont réussi comme Pogner avec sa belle voiture, son costume blanc et sa chemise noire, qui suscite le concours de chant ou ce qu’il en reste pour afficher sa générosité, sa réussite, mais aussi le dévoiement des valeurs voulues par Wagner.

Ce monde des Maîtres, vu par Bösch, est un monde déjà à l’imparfait. Et l’arrivée de Stolzing, bien vivant, bien présent, bien d’aujourd’hui, un vagabond-wanderer avec son sac et sa guitare, est dès le début contradictoire avec ce monde ; d’ailleurs, dès la première scène, il entraîne Eva en la tirant de sa procession pour la pousser dans un pick-up. L’enlèvement hic et nunc avant celui projeté du 2ème acte. Le petit monde de « Nürnberg-la-cité » est aussi traversé au sens propre par la religion (plusieurs fois le signe de croix) et par cette procession initiale bien ordonnée et bien traditionnelle d’où Eva est extraite, dont l’ordre est dérangé par un Stolzing qui n’a rien à faire des curés : un monde moderne, certes, un monde à part, certes, mais un monde de religion fossile d’où les Lumières sont bien absentes. Notre aujourd’hui en somme.
Dans cet espace, studio de tournage (tout noir…le noir et le gris sont les couleurs dominantes de la scène), studio de répétition, tout le premier acte, où se cristallise le débat autour de l’art, se déroule à la fois, traditionnel et non. L’arrivée des apprentis et des jeunes est beaucoup plus désordonnée, malgré leurs costumes de pensionnaires d’institution religieuse, la mise en ordre de l’espace pour la réunion, autour d’une estrade qui ressemble à un ring qui prend dans certaines mises en scène un temps infini est ici réduite à son minimum. Le gouvernement des maîtres et leur histoire est marquée par des classeurs qu’on apporte ou qui sont perchés sur les échafaudages. On voit bien que tout n’est que survivance ou archive, Die Meistersinger von Nürnberg sous respirateur, et Walther ne prend pas ces rites ou ces restes de rites avec grand sérieux. Son attitude rappelle en plus souriant, plus « gentil », moins insupportable, celle du Stolzing vu par Katharina Wagner. Kaufmann est impayable, irrésistiblement sympathique dans ce rôle de Walther-qui-s’en-fout. Car Bösch ne voit dans Walther que celui qui va chercher à conquérir Eva « à la régulière » en essayant de devenir maître. Le personnage de Walther est cohérent d’un bout à l’autre de l’opéra, jusqu’au bout, il reste un Wanderer, jusqu’au bout, il poursuit son but unique, conquérir Eva, et jusqu’au bout, il reste aussi un artiste qui passe sans égard pour les pères ou les maîtres. D’ailleurs, furieux d’avoir été refusé, il brise le buste de Wagner à la fin de l’acte I.
À l’acte II, quand le couple (comme dans Tristan) se retrouve seul, que Lene-Brangäne s’est effacée, ils finissent par se cacher derrière la camionnette, mais sans cesse Walther observe ce qui se passe entre Sachs et Beckmesser, et notamment, il entend la leçon de chant donnée par Sachs.
David Bösch est un conducteur d’acteur remarquable et donne à chacun un rôle, un petit geste, une attitude. Tout est profondément vital, tout est naturel et fluide, rien d ‘apprêté, rien de théâtral au sens péjoratif du terme, ce petit jeu de Walther dans cette scène, où Kaufmann est magistral, prodigieux de naturel, en est l’un de ces exemples. D’ailleurs l’attitude du personnage, sa manière de se tenir en scène, sa manière de poser le corps, tout cela est très précisément travaillé : quand Kaufmann chante le Lied pour le concours, il n’a plus du tout la même attitude de chanteur que lorsqu’il s’y essaie dans les autres actes et c’est là l’une des idées très originales du travail mené sur Stolzing.
L’histoire que nous raconte Bösch, c’est l’histoire douce-amère de la fin des Maîtres, ou plutôt, de l’impossibilité de mener une utopie collective dans le monde d’aujourd’hui où l’individu revendique son existence et son bonheur privé, c’est évidemment le cas de Beckmesser, à la fois complexé par Sachs et vraiment amoureux d’Eva,  qui essaie d’investir le concours aux fins de reconnaissance artistique et amoureuse, et qui finit par l’autodétruire, c’est le cas de Stolzing, qui ne se lance dans la conquête du titre de Maître que pour conquérir Eva, d’ailleurs à peine a-t-il fini son air au troisième acte qu’il grimpe à la tribune vers elle, indifférent aux vivats de la foule. Il poursuit ce but et n’en a rien à faire des Maîtres Chanteurs, avec un égoïsme d’ailleurs marqué et une relation à Sachs au total assez indifférente.

David (Benjamin Bruns) et Walther (Jonas Kaufmann) Acte I ©Wilfried Hösl
David (Benjamin Bruns) et Walther (Jonas Kaufmann) Acte I ©Wilfried Hösl

Pour une fois, Madgalene et David existent sur le plateau, grâce aux personnalités scéniques marquées de Okka von der Damerau et Benjamin Bruns, qui campe un David qui serait presque un jeune Beckmesser, soucieux de respecter à la lettre toutes les règles, dans son costume mal coupé et son style vieillot, qui suscite la raillerie de ses amis. Ceux-ci réussissent à le saouler à la fin, et il manque de vomir sur le trophée (autre signe de la fin des maîtres) en une parodie de la parodie : là où Beckmesser s’écrabouille, David n’en est pas si loin, l’élève de Sachs ivre risque de ruiner le bel ordonnancement de la fête.
Le traitement des femmes n’est pas l’essentiel de la comédie de Wagner : une Anja Harteros avait réussi à faire exister Eva. Il faut attendre le troisième acte pour que la personnalité de Sara Jakubiak s’impose, mais l’apparition de Magdalene déguisée en Mélisande dans la loge de proscenium, pendant que Beckmesser la séduit restera une des images désopilantes de cette soirée, qui n’en compte pas tant que ça.
On le voit, nous sommes loin d’un spectacle superficiel et passe partout. David Bösch réfléchit sur le sens de l’utopie wagnérienne aujourd’hui et sur sa survivance, au même titre que d’autres traditions (voir les jolies photos du programme de salle, comme toujours luxueux) de vie collective (le foot) et de fêtes de la cité, aux prises avec la marchandisation. La Festwiese, avec ses vidéos mal fichues, mal montées, ses images qui sautent, l’ironie de la Pognervision avec la mire de l’Eurovision, les commentaires projetés qui ressemblent aux aboiements des animateurs TV, jusqu’à la manière un peu vulgaire dont est annoncé le Kothner de Eike Wilm Schulte, tout cela nous indique à la fois le souci de mimer un monde désormais obligé, mais avec les moyens du bord. Et quand tout est dit, quand la fête est finie et que sous des paillettes désormais hors de propos Stolzing part avec Eva, les écrans se coupent et deviennent neigeux. La fête et finie et les banderoles s’écroulent. Loin de faire une simple actualisation, Bösch impose une vision grise de la survivance des traditions et de ce que la collectivité y investit, en s’appuyant en même temps sur les travaux qui l’ont précédé, en les rappelant, et il rejoint le pessimisme de Katharina Wagner. La production d’Andrea Moses à Berlin était plus souriante, plus ouverte, la collectivité finissait par vaincre et l’optimisme était de rigueur. Chez Bösch, la mort de Beckmesser marque aussi une certaine mort d’un art ritualisé et fossilisé, au point que m’a traversé l’esprit de voir sur scène la mort de la musique classique ou de l’opéra…Ainsi, on se trouve devant une mise en scène sérieuse, profonde, passionnante même, d’une grande intelligence, même si j’ai personnellement préféré et Kratzer (Karlsruhe) et Moses (Berlin).

Charivari de l'acte II (final) ©Wilfried Hösl
Charivari de l’acte II (final) ©Wilfried Hösl

Pourtant, rien de fossilisé dans ce que nous avons entendu, mais au contraire l’exemple même de la vitalité, dominé par un chef d’orchestre, je devrais dire un homme-orchestre du nom de Kirill Petrenko. Bien évidemment, je vais rappeler d’abord la question centrale de la Gesamtkunstwerk chez Wagner, et notamment dans Meistersinger, où la musique n’accompagne pas les chanteurs et le plateau, parce qu’elle est elle-même le plateau. Autant ce que Bösch montre sur scène est l’invasion de la revendication individuelle face aux manifestations collectives, autant ce que montre Petrenko dans la fosse, c’est une aventure collective, où scène et fosse sont profondément et subtilement tressés, où il n’y a pas de « vedettes », où les chanteurs ne cherchent pas à briller, à faire du son. Dans cette approche, le son, y compris dans la Festwiese, n’est pas le but, ni la représentation, mais il est exactement ce que voulait Wagner, la fête collective, la manifestation collective d’une utopie qui est utopie musicale. Ce qui me frappe d’abord, c’est que l’histoire que Bösch nous raconte ne peut fonctionner qu’avec une approche qui mobilise plateau et fosse dans l’expression d’une musique globale où personne ne prend le pas sur l’autre, c’est l’aventure collective du théâtre musical qui nous est racontée ici, avec une attention aux paroles, avec une attention à la moindre des mesures, au moindre des instruments (jusqu’aux sourdines, traitées pour chaque instrument – les cuivres !- de manière diversifiée) qui devient alors personnage d’un univers collectif. N’en déplaise aux « adorateurs » du son bien sonore qu’on entend souvent dans cette œuvre, n’en déplaise aux amateurs de pâmoisons wagnériens, Petrenko ne travaille pas le son, mais sans cesse le ton, et le sens. Il essaie à chaque moment de trouver le ton juste d’une situation et donc, par force, il n’y a pas de moments musicaux, mais une continuité, une linéarité dramatique qui force l’admiration, et l’admiration éperdue. On avait déjà remarqué cela dans son Ring à Bayreuth, ce souci d’épouser les mouvements du drame, sans se laisser aller à l’onanisme sonore. C’est une vision de Wagner sans doute nouvelle, et qui demande une précision redoutable, parce que si l’on entend tout, et même ce qu’on a jamais entendu, dans la moindre modulation, c’est pour que l’action se déroule, pour que Gesamtkunstwerk fasse sens par un travail d’orfèvre qui a dû demander à l’orchestre – phénoménal – un engagement de tous les instants pour ne jamais se faire entendre pour se faire entendre mais pour faire entendre. Tout va ensemble ici et l’extraordinaire accueil du public (une petite trentaine de minutes de triomphe), les rappels à n’en plus finir, les hurlements à l’arrivée sur scène du chef, sont aussi l’expression d’une surprise. On n’arrivait pas à réaliser que cela pouvait aussi sonner comme ça. Car c’est le drame qui prime et la parole ; la parole, car c’est une comédie, et une comédie en musique. C’est la parole qui dicte ses lois à la musique, et qui dicte les sourdines, les silences, la retenue. D’où l’extrême soin à la diction de chacun des protagonistes, d’où aussi – oserais-je ce sacrilège ?- une manière de faire qui rappelle le rôle de la musique dans l’opérette, qui accompagne l’action, qui entoure les paroles. C’est un Wagner de « forme opérettique », avec un volume sonore volontairement contenu quelquefois, avec une « légèreté » qu’on n’avait jamais entendue ainsi dans l’œuvre. Quand on entend ce que Petrenko fait de Fledermaus, on comprend ce qu’il peut faire de Meistersinger.
Que le lecteur m’excuse : j’essaie simplement d’expliquer ce que cette direction a de singulier, combien elle imprime à l’œuvre qu’on a si souvent surgonflée au niveau sonore un regard qui se dilue sans cesse dans les dialogues, dans les mots, des mots qui sont des maîtres mots parce qu’il n’est question dans cette œuvre sur l’art que de l’art du dire, que des mots et de leur agencement, que de poésie. Et littéralement, Petrenko prend Wagner au mot, et cela devient magique, parce qu’on comprend alors tout de la signification de l’œuvre. Il ne prend pas prétexte d’un moment (le prélude du 3ème acte, voire le quintette – au demeurant parfait, si singulier et si simple – c’est cette simplicité même qui provoque l’émotion) pour montrer les muscles, il évoque une situation, et la mise en scène intelligemment ouvre le rideau avant la fin du prélude, pour montrer une continuité, pour montrer une méditation, car le prélude du 3ème acte, ce n’est pas de la musique, c’est l’âme de Sachs qui déjà, a renoncé volontairement. Ainsi trouve-t-on dans ce travail et l’eau et le feu, et la lumière et l’ombre, une énergie et doublée d’une intensité incroyables, presque démoniaques, et en même temps une linéarité et une fluidité qui stupéfient.
Alors, au service d’une conception si neuve, si radicale aussi, Kirill Petrenko le démiurge a mis tout le monde « au diapason » : le chœur d ‘abord, le magnifique chœur de la Bayerische Staatsoper, qui peut-être jamais n’a chanté avec cet engagement : le « Wach’auf  »  du début de la Festwiese, tenu au-delà du raisonnable et pour notre enchantement et notre étonnement fut un signal, le signal du texte, qui parle de l’universalité, d’occident à orient, qui parle de jour, qui respire à lui seul. Même impression au final du 2ème acte, où j’ai l’habitude d’entendre un orchestre rythmer le crescendo, et Petrenko place le chœur au centre de la tension et du rythme, c’est le chœur qui fait tension et crescendo. Dans ce crescendo rossinien où chez Rossini l’orchestre palpite pour faire palpiter le chœur ou les ensembles, c’est ici une démarche presque inversée où c’est le chœur, les voix humaines, les fragilités ou les solidités humaines, qui conduisent la scène. Ce fut unique.
Il faudrait pour rendre justice à ce travail de dentelle musicale envisager non seulement d’évoquer le plateau et les solistes, mais chaque pupitre pris individuellement, tant chaque pupitre constitue un personnage singulier dans cette vision globale : l’orchestre, comme le plateau est récit, est histoire. Nous ne sommes pas dans une configuration habituelle où l’orchestre accompagne les solistes, et ainsi « commenterait », nous sommes dans une configuration d’une action partagée, sans aucun commentaire, puisque la musique est action, puis le soliste est action. Dans la comédie, effectivement, il y a une volonté de mise en relief des événements et des effets de situations en direct.
J’ai souvent interpellé la scène d’entrée de Beckmesser dans le bureau de Sachs au troisième acte où la musique de Wagner détermine les gestes et les mouvements du personnage (à moins que ce ne soit l’inverse), mais en tous cas invente un fonctionnement qui sera largement repris dans le dessin animé plus tard. Dans la mise en scène de Bösch, où Beckmesser est en fauteuil roulant, la pantomime est d’autant plus difficile, et la mise en scène réussit à suivre aussi les mouvements de la musique en élargissant la pantomime : entrée de Beckmesser, arrivée d’Eva, don du bouquet, refus d’Eva, désespoir de Beckmesser, recherche de vengeance, bidon d’essence, renonciation, allumage raté d’une allumette pour brûler les papiers de Sachs ou s’immoler soi-même et enfin découverte du Lied. Tout cela, en rythme, tout cela en suivant les mouvements de la musique, à moins dans ce cas que ce ne soit la musique qui ne suive les mouvements de Beckmesser et notamment la dialectique action-renonciation-vengeance. L’interaction est totale et musique et mise en scène se contraignent l’une l’autre. On ne peut donc parler du plateau comme une entité autonome, chaque parole, chaque geste, chaque couleur trouvant un écho précis dans l’orchestre – d’où cette impression de découverte de sons nouveaux, d’interventions ou de phrases musicales nouvelles. Simplement, Kirill Petrenko révèle par ce travail incroyable l’extrême complexité de la partition, l’extrême foisonnement d’une musique exclusivement dédiée à colorer le texte et ne fonctionnant jamais de manière autonome. Alors, comme dans la fosse, le plateau doit refléter cette complexité de la parole qui génère elle-même ses propres notes, et d’une partition qui est – Wagner lui-même le disait- au service du texte. Si l’on ne perçoit pas la prééminence du texte, on perd ce qui fait la singularité de cet opéra, et ce qui en fait en quelque sorte la vision théorique de Wagner sur la Comédie, un substitut du livre de la Poétique d’Aristote qui est perdu . C’est pourquoi Strauss réussit si bien à Petrenko : son Rosenkavalier, la version féminine de l’histoire de Meistersinger, est aussi référentiel car c’est aussi une comédie en musique, et en écho.

Pogner (Christoph Fischesser) et Walther (Jonas Kaufmann) Acte III ©Wilfried Hösl
Pogner (Christoph Fischesser) et Walther (Jonas Kaufmann) Acte III ©Wilfried Hösl

Ainsi du destin de Jonas Kaufmann sur ce plateau où tous de Sachs au dernier des choristes, et jusqu’au dernier des pupitres, participent à l’élaboration collective d’un texte et jouent « en collectif » la musique de cette œuvre dont la mise en scène conteste la pérennité. Œuvre collective, cela veut dire que personne, ni orchestre, ni voix ne doit avoir de prééminence, que seul le déroulé textuel doit éclairer. D’où un orchestre qui semble étouffé à certains moments, vouloir qu’il sonne plus n’est que la preuve d’une incompréhension fondamentale et de l’œuvre, et de l’entreprise ici mise en jeu. Jonas Kaufmann a été jugé par certains « peu à l’aise », moins à l’aise que dans d’autres rôles, « en petite forme », ou un peu discret. Pourtant, je pense qu’il a donné ici une vraie leçon, une leçon de modestie, une leçon d’intelligence, une vraie leçon artistique. Il ne cesse, tout au long de l’œuvre, de mimer le parcours artistique qui part du premier air du premier acte, maladroit, mais riche de potentiel au départ, pour arriver à la « maîtrise » du Lied de la Festwiese, où immédiatement, par la franchise de l’attaque, par l’alternance d’héroïsme et de lyrisme, par l’engagement même, il montre à la fois que c’est un chant de maître, qu’il donne tout, qu’il se jette dans l’arène, mais non pas pour le plaisir de dire un beau texte et de chanter un bel air, mais pour conquérir sa belle : le chevalier qui dédie à sa belle son tournoi, parcours inverse d’un Tannhäuser qui oublie Elisabeth et le monde où il est lors du tournoi, pour défendre une thèse et un art…Le Walther de David Bösch et de Jonas Kaufmann est un vagabond de l’art, – il le dit d’ailleurs – dont les seuls règles sont l’inspiration et la fureur de l’instant. Le monde des maîtres et des règles lui est inconnu, et il va s’y soumettre non pour faire de l’art mais pour séduire et conquérir. Walther pour être cohérent avec lui-même ne peut devenir maître, qui signifierait soumission au travail. La soumission au travail, elle est temporaire : la fin justifie les moyens. Walther est un voyageur (avec bagage) qui dès la première scène se trouve prêt à enlever Eva dans un pick-up. Cette revendication individuelle de bonheur personnel, c’est l’art qui va lui permettre de la satisfaire : des maîtres il se moque du début à la fin. C’est bien l’anti-Beckmesser, qui pour les mêmes raisons que lui (la conquête d’Eva) va se réfugier derrière les règles dont l’autre se moque, tous deux chantent remarquablement, mais l’un est libre et l’autre pas.Et il n’y a pas d’art sans liberté. Walther est bien voleur de feu.
Alors l’acteur Kaufmann se montre d’une liberté et d’une agilité étonnantes en scène, jamais de cabotinage, jamais de posture, il joue et chante avec un naturel confondant, et surtout, il sait graduer son chant : il chante très bien du premier au troisième acte, sans aucun doute, mais comme m’a dit un ami « c’est drôle, il ne chante pas comme d’habitude », comme si on ne reconnaissait pas dans ce Walther-là la star dont on a l’habitude. Effectivement, il chante très bien mais sans jamais exagérer, sans « maniérer » la parole, sans même ses mezze voci dont les vociomani font des gorges chaudes. L’enjeu de tout ce parcours, c’est de chanter le Lied final et de montrer la différence. Pour la première fois, j’ai perçu la différence entre le chant magnifique qui précédait, mais encore habituel, et le chant extra-ordinaire du Lied, fait d’énergie, de douceur, de désir frémissant, fait d’une personnalité conquise, comme Sachs le lui a enseigné, conquise et conquérante. Ce passage-là, d’un chant « amateur » plein de potentialités au chant dominé et « maîtrisé », Kaufmann nous l’a fait percevoir, et c’est au sens propre, magistral.

Sachs (Wolfgang Koch) Eva (Sara Jakubiak) Walther (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl
Sachs (Wolfgang Koch) Eva (Sara Jakubiak) Walther (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl

Le cas de Wolfgang Koch est différent. Koch est avant d’être un chanteur, un diseur : jamais il ne donnera de la voix pour la voix, mais il en donnera s’il faut pour la situation, pour le jeu, pour le texte. Je me souviens, lorsque tout jeune, il fit avec Boulez « Von heute auf morgen » de Schönberg, comment il savait colorer, comment déjà il infléchissait la voix et la pliait au sens. On peut difficilement comprendre son chant si l’on n’a pas dans l’oreille son deuxième acte de Walkyrie, peut-être le plus magistral jamais entendu en ce qui concerne l’expressivité et l’émission. Il y avait dans la fosse un certain Petrenko, qui épousait chaque mot. C’est ce qui se passe ici, du chant habité par le sens, où ce qui se dit est primordial, où entendre chaque inflexion est essentiel, parce que toute l’œuvre est là. Sachs ne cesse de parler des mots, je l’ai déjà évoqué, et Wagner veut produire ce que Sachs dit, et veut montrer le tissu inextricable du texte, du sens et de la musique, faisant de la musique un chant proféré. Ce qui frappe dans ce chant, c’est – on me pardonnera ce truisme, c’est qu’il est chanté, c’est que la parole seule ne peut rien si elle n’est pas chantée, c’est que le sens vient de l’alliance du verbe et de la note, c’est que le texte est expressif parce qu’il est chanté, mais chanté pour produire du sens et pas du son. Il est à l’unisson de Petrenko, et c’est aussi pourquoi ils travaillent bien ensemble. Koch n’est pas un artiste qui s’affiche, n’est pas un histrion, mais c’est un artisan de la parole, et en ce sens, il ne chante pas Sachs, il est Sachs. Il est au moins le Sachs voulu par ce chef, un Sachs profond, un Sachs humain et un Sachs authentiquement artisan, dans le rôle et dans son interprétation. Et dans une perspective très différente à Berlin, avec un Barenboim au sommet, il réussissait aussi à transmettre cette magistrale leçon de modestie, à servir humblement les paroles et un texte, avec une musicalité et une expressivité rares. Bien sûr, dans une perspective de ce type, inutile de chercher la note qui ou que…il cherche d’abord la note en situation, mais la voix laisse tout le temps entendre son potentiel, sans jamais en abuser. Hawlata était un Sachs d’une rare intelligence, qui servait magnifiquement la « conversation », mais pas la note…Volle avait les deux, et la profondeur de la basse, mais avait du mal à tenir la distance d’un rôle écrasant. Koch c’est d’abord un extraordinaire naturel, avec une voix qui n’a pas la profondeur de certains Sachs, mais qui a en revanche la chaleur, la clarté, la sonorité, voire une certaine jeunesse, celle du cœur et pas celle de l’âge, et qui sait, tout comme Kaufmann, se fondre dans un ensemble, dans une troupe, et Meistersinger est un opéra de troupe. Magistral, lui aussi. Leçon de chant, leçon d’intelligence, leçon de profondeur, leçon de modestie.
Markus Eiche est Beckmesser, il fait partie de ces Beckmesser à la voix magnifique. Volle en fut un, anthologique plus que son Sachs à mon avis, Hermann Prey en fut un, incroyable de dignité et merveilleux chanteur. Eiche n’est jamais une caricature, il affronte le rôle sans cesse avec cette voix chaleureuse et profonde, sans rien abdiquer, et même s’il est maladroit et si le personnage est autodestructeur. Ce n’est jamais un comique, même dans les situations les plus périlleuses (au deuxième acte) ; rarement dans une mise en scène Beckmesser fut plus émouvant, y compris lorsqu’il arbore ce costume à paillettes impossible à la fin : bien sûr il fait rire, mais de ce rire fataliste et vaguement gêné, pas le rire devant le clown, mais devant le décalé, celui qui se trompe, celui dont on sait qu’il court à l’échec. Et donc un rire un peu triste. Markus Eiche est lui aussi un modèle de diction et d’élégance de l’expression. Voilà un chanteur (de la troupe de Munich) qui ne déçoit jamais dans les rôles qui l’embrasse, et qui une fois de plus démontre qu’il se classe parmi les grands. C’est aussi pourquoi j’ai moins apprécié le Beckmesser de Skovhus à Paris, certes bon acteur, mais dont la voix ne trahissait jamais la grandeur désolée du personnage.
David est dans cette mise en scène un personnage plein de relief, et Benjamin Bruns, un des très bons ténors de la jeune génération, est un David de haut vol, qui rejoint les grands David du passé (Graham Clark par exemple). Son chant est très contrôlé, et d’autant plus qu’il joue le personnage de l’élève appliqué, celui qui applique les règles du chant enseignées par Sachs : il doit être en quelque sorte la voix de son maître. Et il est vraiment accompli dans ce rôle. Son premier acte est tout à fait convaincant, il est doué d’une diction de très grande qualité et il a ce chant un peu « italien » avec des effets, qui colle parfaitement à un personnage qui « chante tout en s’exerçant à chanter » ; il y a chez David un côté Beckmesser dont on espère que la relation avec Magdalene l’éloignera, car Beckmesser est avant tout terriblement seul, quand David ne l’est pas ; sauvé par Magdalene (ah ces noms bibliques, David, Eva, Magdalene, Hans, comme pour rendre encore plus utopique le monde évoqué par les Maîtres), il a un avenir…
Justement, Magdalene n’est jamais un rôle facile, comme une ombre d’Eva, une Brangäne un peu plus funny quand même, et j’ai rarement entendu une Magdalene convaincante, mais Okka von der Damerau excelle dans la mise en valeur et vocale et scénique, bref dans la révélation d’un rôle qui ne semble pas vraiment intéresser habituellement. La voix est claire, puissante, très présente, le personnage bien posé, vif, jeune, plein d’entrain. Okka von der Damerau est un pilier de la troupe de la Bayerische Staatsoper, totalement engagée, très populaire auprès du public, jamais décevante, et avec une voix puissante, bien projetée, qui donne ici à Magdalene un relief particulier qui la fait vraiment exister.

Sachs (Wolfgang Koch) & Eva (Sara Jakubiak) ©Wilfried Hösl
Sachs (Wolfgang Koch) & Eva (Sara Jakubiak) ©Wilfried Hösl

Anja Harteros était prévue au départ pour Eva. Pour l’avoir vue à Genève, où elle révéla une Eva tendue, dramatique, vocalement supérieure. Je sais ce que nous avons perdu. Eva est difficile à distribuer car la voix doit être corsée (troisième acte très exigeant), même si le rôle est celui d’une jeunette. Si Freni avait chanté du répertoire allemand, c’eût été un rôle idéal pour elle. J’ai eu la chance d’entendre Lucia Popp, et ce fut inoubliable aussi. Mon cœur oscille donc entre Lucia Popp et Anja Harteros à la scène. Au disque, j’ai bien de la tendresse pour la jeune Gwyneth Jones avec Böhm à Bayreuth. Sara Jakubiak , de la troupe de Francfort, est un soprano américain attentif à l’expression et à la diction, même si elle est un peu pâle au moins dans les deux premiers actes. Elle révèle au troisième acte une présence vocale et dramatique notable et bienvenue, qui corrige l’impression un peu effacée qui semblait prédominer, Il est vrai aussi que la mise en scène, qui marque très nettement l’évolution des personnages, en fait au troisième acte un être plus adulte, plus conscient de soi, alors que dans les deux autres actes elle est plutôt une jeune fille amoureuse et un peu joueuse. Et avec la maturité du personnage vient une voix plus affirmée, mieux dominée, plus convaincante. Mais on le sait, dans Meistersinger, les femmes n’ont pas (trop) la part belle, et même Eva, avec ses ambiguïtés notamment dans son jeu avec Sachs, n’est pas si innocente voire un tantinet perverse. Si Kratzer à Karlsruhe avait vraiment insisté sur cet aspect, Bösch s’y intéresse moins, faisant d’Eva une femme qui cherche tout de son côté pour rejoindre Walther, quitte à instrumentaliser Sachs, et (presque) Beckmesser. Walther et Eva instrumentalisent Sachs, mais Eva à la fin revient embrasser Sachs rêveur assis sur l’estrade du concours…un baiser qui se veut tendre mais qui est cruel.
Habillée un peu comme une poupée (on dirait Olympia), Eva est aussi la projection de tous ces hommes, une sorte de muse qui est un peu effacée par tous ces regards qui se projettent sur elle. Et son troisième acte est aussi un moyen de casser ce statut et d’en faire non une poupée qu’on essaie d’investir, mais une femme qui choisit, et Jakubiak rend bien cet aspect.
Tout le reste du plateau est vraiment remarquable témoignant de la qualité de la troupe de la Bayerische Staatsoper, dont la plupart des Maîtres sont issus, des maîtres moins investis que dans la mise en scène de Berlin, où ils étaient presque leurs propres personnages. On signalera Tarek Nazmi dans le Nachtwächter (un rôle que Friedemann Röhlig, qui ce soir chante Hermann Ortel, avait remarquablement tenu à Bayreuth) et bien sûr Christoph Fischesser, un Pogner assez jeune, dans son habit blanc un peu m’as-tu vu, un peu vulgaire et dans sa belle voiture. La voix est expressive, plus claire qu’habituellement pour Pogner (Groissböck à Paris avait une voix plus profonde) et le personnage a cette discrète maladresse du « parvenu », c’est assez bien vu par David Bösch.

Pogner (Christoph Fischesser) et Kothner (Eike Film Schulte) ©Wilfried Hösl
Pogner (Christoph Fischesser) et Kothner (Eike Film Schulte) ©Wilfried Hösl

Enfin, last but not least, l’appel au vétéran Eike Wilm Schulte pour Kothner, l’ancien « Merker », lui qui fut aussi un interprète de Beckmesser s’inspire de l’idée d’appeler des anciennes gloires du chant pour les Maîtres à Berlin. Au seuil de ses 77 ans, Eike Wilm Schulte a encore une voix forte, marquée, sonore et c’est aussi le sens de cette œuvre que de marquer la continuité des traditions et la transmission de l’art.
Une soirée inoubliable, voilà ce que furent ces Meistersinger munichois, non pour tel ou tel, mais pour un travail d’ensemble, un travail de troupe au sens noble du terme où tous ont concouru au triomphe final, choristes, musiciens, chanteurs, parce qu’ils ont été orchestrés, collectivement et individuellement, par un Petrenko démiurgique, dont la capacité à embrasser la totalité du plateau et des musiciens en même temps ne laisse de fasciner. Il en résulte un travail d’une précision et d’une intelligence qui stupéfient, un travail artisanal sur le texte, le son, les voix qui ressemble à s’y méprendre à ce que David évoque à Walther au premier acte. Nous avons vraiment assisté à une leçon de Maître, qui est la leçon des Maîtres-Chanteurs de Wagner. Notre « Merker » personnel a inscrit cette soirée en lettres d’or sur notre grimoire lyrique, si bien qu’on est déjà plongé dans les agendas pour voir quand ces Meistersinger miraculeux, uniques, j’ai écrit ailleurs historiques et je le maintiens, seront reproposés. [wpsr_facebook]

Acte III Lied final de Walther (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl
Acte III Lied final de Walther (Jonas Kaufmann) ©Wilfried Hösl

LES SAISONS 2016-2017 (1): BAYERISCHE STAATSOPER, MÜNCHEN

Bayerisches Staatsorchester et Kirill Petrenko entre Peter Seifert et Christian Gerhaher à la fin du Lied von der Erde en mars dernier ©Wilfried Hösl
Bayerisches Staatsorchester et Kirill Petrenko entre Peter Seifert et Christian Gerhaher à la fin du Lied von der Erde en mars dernier ©Wilfried Hösl

Dans les supermarchés, les étals de rentrée sont déjà prêts en juillet, les galettes des rois (6 janvier) en vente le 10 décembre, les jouets de Noël début novembre. Il en va de même des saisons des opéras, jadis affichées en mai-juin, aujourd’hui en février ; comme une course à l’échalote c’est à qui se précipitera le premier. Et l’effet des réseaux sociaux affiche les émerveillements répétés, à faire croire qu’on ne saura plus où donner de la tête tant les spectacles et les productions sont excitantes et prometteuses ; bref le monde de l’opéra, de New York à Londres, de Munich à Madrid, de Vienne à Paris, de Milan à Francfort et de Lyon à Zurich, ne serait qu’un coffre aux merveilles, qu’un tonneau des Danaïdes d’où l’on sort sans cesse des soirées qui seront à n’en pas douter exceptionnelles et inoubliables. Le parcours du mélomane, ou dans mon cas du mélomaniaque, est cependant rempli de soirées inoubliables bien vite oubliées, où une exception chasse l’autre. Le maigre bilan annuel des soirées de l’île déserte en est souvent l’indice.
Alors je me suis demandé si j’allais rendre compte systématiquement des saisons, qui presque toutes paraissent entre mi février et fin mars. Seule la Scala, imperturbable, continue d’afficher plus tardivement sa saison, une habitude enracinée dans le temps, qui résulte des organisations italiennes, moins anticipatrices qu’ailleurs : combien de grands chanteurs la Scala a loupé par le passé à cause de ses programmes construits bien après les autres théâtres (un seul exemple, Hildegard Behrens, systématiquement invitée quand l’agenda de la chanteuse était complet).  Mais aujourd’hui, afficher sa saison après les autres, c’est aussi créer de l’attente, et éviter d’être mélangé avec le tout venant, la Scala arrive en dernier, comme la Reine des Fées…

En sacrifiant à l’exercice, je suis bien conscient de son côté « miroir aux alouettes » où l’investissement du rêve ne rencontre pas toujours la réalité, mais quand au contraire le rêve la rencontre, ce qui arrive quelquefois, alors…c’est le Nirvana
L’annonce des saisons est aussi une manière de lire une politique artistique (ou une absence de) d’afficher des orientations des théâtres, sentir les inflexions, qui se lisent par l’affichage de raretés ou non, par l’appel à des metteurs en scène neufs, par l’arrivée sur le marché de jeunes chanteurs ou de jeunes chefs Il y a des théâtres en Allemagne de moindre importance comme Karlsruhe, ou Nuremberg, voire Cottbus qui affichent des productions souvent passionnantes à des prix défiant toute concurrence pour le mélomane; il y en a d’autres de très grande importance qui affichent à des prix stratosphériques des productions sans aucun intérêt et des saisons assez creuses. Il faut donc étudier tout cela avec attention et le parcours mélomaniaque est une jonglerie entre les vols, les hôtels, les théâtres, les auteurs, les périodes de l’année, les collisions (horreur, il y a la même soirée Tristan ici et Don Carlos là !!) ou les couplages : trois villes, trois titres en un week end. Bref, un long travail de dentelle aussi épuisant que construire l’emploi du temps d’un établissement scolaire.
Je vais donc me consacrer à mes maisons préférées, ou obligées, du mieux possible pour n’en garder que la « substantificque moëlle ».

Le Bayerische Staatsoper est actuellement sans nul doute ma maison préférée. Elle allie pour moi souvenirs de jeunesse (Kleiber, Sawallisch), ambiance du lieu assez sympathique, à la riche mémoire avec ses bustes de chefs et ses portraits de stars ou de managers (un opéra qui n’affiche pas son histoire n’est qu’un garage de luxe creux) et politique artistique de qualité, mais surtout la présence d’un chef et d’un orchestre qui aujourd’hui ont peu d’égal dans la fosse. Kirill Petrenko assure dans l’année un peu plus d’une trentaine de représentations, et d’autres chefs montent au pupitre, eux aussi dignes d’intérêt. La saison prochaine, Kirill Petrenko va diriger deux nouvelles productions et quelques représentations de reprises de spectacles mémorables.
En s’y prenant à l’avance, Munich est accessible à des prix raisonnables en train ou en bus, voire quelquefois en avion (même si les compagnies aériennes continuent d’afficher de prohibitifs suppléments kérosène quand le pétrole est au plus bas). Mais le Bayerische Staatsoper, c’est aussi un Intendant à idées, Klaus Bachler, d’une redoutable et malicieuse intelligence, qui vient d’annoncer son départ en 2021 en même temps que Kirill Petrenko, posant ainsi clairement une politique complètement intégrée avec son GMD. Munich, c’est une vraie équipe, une ambiance, un orchestre ; comment échapper à la fascination de ses saisons ?

Représentations dirigées par Kirill Petrenko :

Nouvelles productions :

Lady Macbeth de Mzensk (Chostakovitch) : 5 représentations du 28 Novembre au 11 décembre 2016 avec Anja Kampe et Misha Didyk, mais aussi Anatoli Kotscherga et Alexander Tsymbaliuk dans une mise en scène de Harry Kupfer.
Tannhäuser (Wagner) : 5 représentation du 21 mai au 8 juin 2017 avec Georg Zeppenfeld, Klaus Florian Vogt, Christian Gerhaher, Anja Harteros, Elena Pankratova « d’après » une mise en scène de Romeo Castellucci

Reprises :

Die Meistersinger von Nürnberg (Wagner) : 3 représentations du 30 septembre au 8 octobre 2016, avec quelques changements (Emma Bell en Eva), mais toujours avec Wolfgang Koch et Jonas Kaufmann reprise de la nouvelle production de David Bösch qui avant même la première le 16 mai 2016 suscite déjà des commentaires…
Die Fledermaus (J.Strauss) : 4 représentations du 31 décembre 2015 au 8 janvier 2017 à voir absolument pour la direction fulgurante de Kirill Petrenko
South Pole (Srnka) :
3 représentations du 18 au 23 janvier 2017 dans la distribution de 2016 (Hampson, Villazon)
Der Rosenkavalier (R.Strauss) : 3 représentations du 5 au 11 février 2017 avec Anne Schwanewilms dans la Maréchale
Die Frau ohne Schatten (R.Strauss) :
2 représentations en juillet 2017 (pendant le Festival) de la célèbre production de K.Warlikowski avec Michaela Schuster dans la nourrice, et sinon la cast d’origine (Botha, Pieczonka, Pankratova, Koch)

Mais cette prochaine saison, l’activité symphonique de Kirill Petrenko va passer à une vitesse légèrement supérieure (futur berlinois oblige), outre des concerts avec différents orchestres européens dont les Berliner Philharmoniker et le Royal Concertgebouw, il emmènera en tournée européenne son orchestre (le Bayerisches Staatsorchester) du 5 au 21 septembre 2016 successivement à

  • 5 septembre Milan
  • 7 septembre Lucerne
  • 10 septembre Dortmund
  • 11 septembre Bonn
  • 12 septembre Paris (TCE) (Wagner, R.Strauss, Tchaïkovski) avec Diana Damrau
  • 13 septembre Lindau
  • 14 septembre Berlin
  • 18 septembre Vienne
  • 21 septembre Francfort

Les œuvres prévues (en alternance selon les villes) :

György Ligeti
Lontano pour grand orchestre (1967)
Béla Bartók
Concerto pour violon n°1 (Frank Peter Zimmermann)
Richard Strauss
Sinfonia domestica
Vier letzte Lieder (Diana Damrau)
Richard Wagner
Prélude Die Meistersinger von Nürnberg
Piotr I. Tchaikovsky
Symphonie n° 5 en mi mineur op. 64

Et il dirigera enfin durant la saison trois Akademiekonzerte

– Les 19 et 20 septembre : 1.Akademiekonzert
Richard Wagner
Prélude Die Meistersinger von Nürnberg
Richard Strauss
Vier letzte Lieder
Piotr I. Tchaikovsky
Symphonie n° 5 en mi mineur op. 64

– Les 20 et 21 février 2017 : 4.Akademiekonzert
Nikolai Medtner
Concerto pour piano n°2 en ut mineur op. 50 (soliste Marc-André Hamelin)
Serguei Rachmaninov
Danses symphoniques op. 45

– Les 5 et 6 juin 2017 : 6.Akademiekonzert
Serguei Rachmaninov
Rhapsodie sur un thème de Paganini op. 43
Gustav Mahler
Symphonie n°5 en do dièse mineur

Pour beaucoup de maisons d’opéra, ce programme suffirait largement à remplir l’agenda, mais Munich présente plus de 41 titres différents, sans compter concerts, productions du studio (cette année Le Consul de Menotti) et ballets.

Les autres nouvelles productions :

 Ainsi donc, on comptera aussi avec quatre autres nouvelles productions

  • La Favorite de Donizetti, 6 représentations du 23 octobre au 9 novembre 2016 (et deux représentations de Festival en juillet 2017) dans la version originale française, avec Elina Garanča, Matthew Polenzani et Mariusz Kwiecen, direction musicale de Karel Mark Chichon, mise en scène d’Amélie Niermeyer
  • La création munichoise d’André Chénier de Giordano, pour 6 représentations du 12 mars au 2 avril (et deux représentations de Festival en juillet 2017), dirigé par Omer Meir Wellber après son triomphe dans Mefistofele cette saison, dans une mise en scène de Philipp Stölzl, avec Jonas Kaufmann et Anja Harteros, mais aussi Luca Salsi en Gérard
  • Semiramide de Rossini pour la prise de rôle de Joyce Di Donato, pour 6 représentations du 12 février au 3 mars (et deux représentations de Festival en juillet 2017, sous la direction du remarquable Michele Mariotti, l’un des grands spécialistes actuels de ce répertoire, et dans la mise en scène de David Alden, qui revient à Munich pour l’occasion, avec, outre la grande Joyce, Alex Esposito (prise de rôle dans Assur), Lawrence Borwnlee, et Daniela Barcellona.
  • Die Gezeichneten de Franz Schreker, dans une mise en scène de K.Warlikowski, dirigé par Ingo Metzmacher pour ses débuts à Munich, et pour la première du Festival 2017 (4 représentations en juillet 2017) avec Tomasz Konieczny, Christopher Maltman et Catherine Naglestad, ainsi que John Daszak et Alistair Miles.
  • Oberon, König der Elfen de Weber, dans l’écrin du Prinzregententheater, ce Bayreuth en modèle plus réduit, dirigé par Ivor Bolton, dans une mise en scène du jeune Nikolaus Habjan, spécialiste de théâtre de marionnette et d’objets, pour 4 représentations en juillet 2017 avec Annette Dasch et Julian Prégardien.

Les reprises signalées

Enfin, dans les nombreuses reprises des productions passées avec des variantes de distribution, notons Boris Godunov (Dmitry Belosselskiy), La Juive (toujours avec Alagna), Mefistofele (dirigé par Carignani, avec Erwin Schrott à la place de René Pape), Macbeth (Netrebko), Guillaume Tell (Gerald Finley), Jenufa (dir.mus : Tomáš Hanus, avec Hanna Schwarz et Karita Mattila, Stuart Skelton, et en alternance Pavol Breslik, Pavel Černoch, Sally Matthews et Eva-Maria Westbroek) L’Ange de feu (avec Ausrine Stundyte), Les contes d’Hoffmann (avec Diana Damrau dans les 4 rôles féminins), Tristan und Isolde (Stephen Gould, René Pape, Christiane Libor et Simone Young au pupitre), Fidelio (Dir.mus Simone Young, avec Klaus Florian Vogt, Anka Kampe, Günther Groissböck), Rusalka (Dir :Andris Nelsons avec Kristine Opolais et Dmytro Popov, Nadja Krasteva et Günther Groissböck), Elektra (Evelyn Herlitzius), etc…

Le répertoire très ordinaire

Et dans les productions ordinaires, celles de tous les jours que même le site du Bayerische Staatsoper ne signale pas dans ses reprises notables, j’ai voulu extraire celle de Cenerentola (dans la production Ponnelle, avec Tara Erraught, Javier Camarena, dirigée par le très prometteur Giacomo Sagripanti) en juin 2017 pour 4 représentations, une Carmen aussi très ordinaire en janvier 2017 dirigée par Karel Mark Chichon, avec Anita Rachvelishvili et Genia Kühmeier, ou un Entführung aus dem Serail dirigé par Constantin Trinks avec Daniel Behle, Peter Rose, Lisette Oropesa…Ah..j’oubliais Un Ballo in Maschera en juin 2017 avec Francesco Meli, et tout le reste que vous pouvez consulter sur le site très complet du Bayerische Staatsoper.
Je ne sais qui aujourd’hui peut rivaliser avec Munich, dans la qualité musicale et les choix de distribution et le niveau moyen des productions (même si certaines pourraient être remisées…). Le seul regret qu’on pourrait avoir – et c’est bien le seul- c’est le manque d’imagination dans les choix de chefs pour le répertoire italien, et notamment pour Verdi, qui n’ont ni le relief ni l’intérêt des chefs choisis pour d’autres répertoires.

Mais on reste rêveur quand devant cette profusion, cette variété, cette offre quotidienne assez incroyable. Rêvons donc. [wpsr_facebook]

Evelyn Herlitzius dans Elektra (Prod.Wernicke) ©Wilfried Hösl
Evelyn Herlitzius dans Elektra (Prod.Wernicke) ©Wilfried Hösl

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: CONCERT DU BAYERISCHES STAATSORCHESTER (5.AKADEMIEKONZERT) dirigé par KIRILL PETRENKO (MENDELSSOHN, MAHLER)

Peter Seiffert, Kirill Petrenko, Christian Gerhaher et le Bayerisches Staatsorchester ©Wilfried Hösl
Peter Seiffert, Kirill Petrenko, Christian Gerhaher et le Bayerisches Staatsorchester ©Wilfried Hösl

Il court dans le milieu musical, pas seulement français, l’idée implicite que l’élection de Kirill Petrenko comme directeur musical du Philharmonique de Berlin serait un second choix, au nom d’un manque de candidatures de poids incontestables. Petrenko ne serait pas spécialiste du répertoire allemand, et ne serait qu’un chef d’opéra.
Pour le suivre depuis bientôt 10 ans (j’ai commencé à m’intéresser à ce chef lorsqu’il est venu diriger Tchaïkovski à Lyon), et de manière plus régulière à Munich désormais depuis sa première apparition dans Jenufa il y a 6 ou 7 ans, je m’inscris en faux. Petrenko n’est pas un médiatique, n’est pas un industriel de la direction, il ne se multiplie pas; c’est d’abord un travailleur à la table, sur la partition, infatigable et c’est ce qui fait sa singularité auprès des orchestres qu’il dirige.
Depuis qu’il a été élu à Berlin, ses concerts sont évidemment plus attendus, et les programmateurs le réclament : lui-même d’ailleurs est conscient qu’en acceptant l’élection berlinoise, il doit se montrer plus, et la saison prochaine, on va l’entendre avec les Berlinois, avec le Concertgebouw, et dans une grande tournée de son orchestre, le Bayerisches Staatsorchester , l’orchestre de l’opéra qui a aussi une belle tradition symphonique : bien des concerts magiques dirigés par Carlos Kleiber l’ont été avec cet orchestre qu’il connaissait bien.

Et l’annonce d’un Lied von der Erde, qui fait suite à la Sixième de Mahler dirigée l’an dernier (et qui fut mémorable) dans un projet Mahler plus vaste (l’an prochain ce sera le tour de la Cinquième) a fait florès chez les mélomanes qui se partageront (ou feront le doublé) avec Vienne les 2 et 3 avril où Petrenko dirige le même programme avec les Wiener Philharmoniker dans la version ténor/mezzosoprano (Johan Botha/Elisabeth Kulman) alors qu’il propose à Munich la plus rare version ténor/baryton, avec Peter Seiffert et Christian Gerhaher comme Bernstein le fit avec James King et Dietrich Fischer Dieskau, qu’il a chantée aussi avec Wunderlich et Krips.
Alors ce lundi, le théâtre affichait complet avec un nombre respectable de « Suche Karte » sous la colonnade du Nationaltheater, tant le public était désireux d’entendre ce Lied von der Erde précédé de la Symphonie n°3 en la mineur de Mendelssohn « Ecossaise ». Pour un chef qui varie ses programmes symphoniques (Sibelius, Rachmaninoff, Berlioz, Mahler) sans vraiment entrer de plain-pied avec  le répertoire traditionnel romantique allemand, c’était l’occasion d’entrer dans l’univers symphonique de Mendelssohn et de confirmer l’enchantement qu’avait été la Sixième de Mahler l’an dernier.

Pour ma part, et pour les quelques amis qui avaient fait le voyage de Munich, c’était à la fois volonté d’écouter ce chef dans le répertoire symphonique où il est encore très rare, et espoir d’entendre un concert de grand niveau, avec même la crainte confuse d’une déception, qui sait…la musique n’est pas une science exacte.
Ce qui nous est arrivé a dépassé et les espoirs et les attentes : ce fut d’un bout à l’autre miraculeux, parce que un chemin autre s’est ouvert, qui nous a littéralement assommés. Sans doute va-t-on mettre ce que j’écris là sous le coup de l’exaltation du vieux radoteur qui perd un peu son contrôle, mais non : à 48h du concert, après que l’énergie se fut refroidie, je peux peser mes mots : nous avons vécu un de ces moments uniques qui frappent à divers niveaux. Sans doute lundi soir étais-je incapable de définir ce qui s’était passé, parce que le choc fut intense, mais avec la distance, je peux confirmer que ce concert a eu un effet physique quasiment immédiat, dès les premières mesures de « l’Ecossaise », un cœur battant violemment, une chaleur, une tension violente tellement ce qu’on entendait était neuf, étonnant, au sens fort que donne le XVIIème siècle.
Il faut souligner d’abord que le Bayerisches Staatsorchester a été de bout en bout survolté, souriant, engagé, avec une maîtrise technique impressionnante provoquée par le jeu même, par la manière dont Kirill Petrenko les entraîne, avec une incroyable force et une ahurissante précision dans le geste, impérieux, qui se démultiplie : le chef s’engage avec une énergie incroyable, sans se déstructurer jamais, avec des mains d’une mobilité rarement vue au pupitre, et à certains moments un visage écarlate où il est complètement dans la musique, directement. Il n’a pas dans le geste l’élégance d’autres, mais il a cette sûreté et cette netteté qui évidemment rassurent des musiciens qui peuvent ainsi le suivre à la lettre.
Ce qui frappe dès les premières mesures, et qui est proprement saisissant c’est la manière de moduler, tout le temps, sans jamais lâcher la ligne, des cordes au son appuyé ou léger, incroyablement colorées, des attaques tantôt brutales qui rappellent le son baroque, et des traits à la limite du grinçant, d’un sarcastique mahlérien. C’est un Mendelssohn kaléidoscopique qui nous est offert, où il est impossible de dire qui sont les pères, où sont les influences, de quelle tradition cela procède, qui irait d’Harnoncourt à Abbado, et qui malgré tout garderait une cohérence incroyable, sans jamais une faute de ligne ou de style, sans jamais relâcher une tension, sans jamais non plus se perdre dans des mignardises. Il ne cherche pas le son pour le son. Du même coup tour à tour par la magie de l’intertextualité musicale passent Wagner (Der fliegende Holländer), Beethoven (la Pastorale), où même Mahler (la sixième) avec une clarté inconnue notamment dans la petite harmonie (phénoménale clarinette !).
La troisième de Mendelssohn est une symphonie aux ambiances diverses, inspirées par les brumes écossaises, mais aussi par l’histoire de Marie Stuart, dont le jeune Mendelssohn à 19 ans visita la chapelle funéraire, d’où naquit l’idée d’une symphonie composée tout de même 12 ans plus tard.  L’Écosse est à la mode et  toute l’Europe lit Walter Scott, mais Mendelssohn va chercher quelquefois le XVIIIème, quelquefois Beethoven très présent : premier mouvement tempétueux et sombre, avec aussi ses mouvements aux cordes pleins, mais aussi secs, presque baroques dans leur manière de sonner, et un dialogue avec les bois impressionnant, un scherzo plein de sève et d’énergie mené ici dans un rythme extrême. C’est peut-être l’adagio qui confond le plus, quant au finale, le côté « marche » et un peu extérieur de la musique est à la fois mis en valeur et en même temps contrasté par des moments plus lyriques. Le final en mineur d’une douceur ineffable surprend le public qui laisse un imperceptible silence avant les bravos.
Ce qu’on note aussi avec insistance, c’est une extraordinaire cohérence qui semble unir les contraires par un grand souci de fluidité où la musique se donne directement sans s’arrêter sur le décoratif où le souci du son serait primordial : ce qui compte ici ce n’est pas le son, pas les notes tenues au-delà du raisonnable, car il n’y a pas de sculpture sonore qui n’ait de motivation, ce qui compte c’est le dire, c’est la respiration, c’est le discours, ce n’est pas le beau.

Le scherzo, dont le rythme est porté par les clarinettes virtuoses de l’orchestre, apparaît d’une légèreté étonnante, sans aucune insistance, sans appuyer, d’une célérité qui n’est pas démonstrative, mais d’une clarté cristalline où les pupitres se reprennent tour à tour la main, avec des bois merveilleusement préparés (la flûte), sans aucune recherche d’effet, mais avec une dramaturgie extraordinaire qui entraîne en une danse populaire étourdissante et simple, et se termine en suspension où le son s’allège et s’atténue dans une magie aérienne.

Ce qui rend prodigieux ces moments, c’est sans doute le naturel dans lequel tout se déroule, avec une sorte de simplicité qui étonne : l’adagio à ce titre est exemplaire, avec des cordes merveilleusement modulées, scandées par des pizzicati d’une grande délicatesse dans le premier thème, qui semble sorti d’une symphonie de Brahms : tout cela donne un sens d’apaisement, alternant avec la plainte grave des bois, solennelle et prophétique. Tout cela est maîtrisé avec un sens des respirations sonores qui laisse pantois, un sens du paysage et de la couleur purement évocatoires et une maîtrise des volumes qui saisissent d’émotion. C’est une sorte de marche funèbre qui réussit à être intériorisée malgré la solennité apparemment extérieure, apparemment seulement car le rythme et le son dans leur plénitude incitent à entrer en soi. On est au cœur de la musique, d’une musique qui vous atteint directement : la fin de cet adagio, dans sa douceur exprimée par les bois qui s’éteignent, avec les percussions discrètes est un des moments supérieurs de la symphonie. Le court silence sépare du finale (Mendelssohn voulait une exécution continue), avec sa fluidité, sa reprise des thèmes l’un l’autre en une solution continue, à la fois vivace et joyeux, avec ses fanfares et sa flûte souriante. Il y a cependant un sens de l’urgence et du dramatique toujours en arrière plan, certaines attaques des cordes, énergiques et presque incongrues, nous le rappellent. Un travail sans concession, une interprétation qui fait de Mendelssohn un bilan et un creuset, c’est toute la musique dans son continuum qui défile, passée et future, dans un rythme marqué, sans être effréné, mais qui donne tout à entendre, la joie comme le drame, dans un sens des contrastes consommé, mélangeant l’apaisement et le rythme militaire (Mendelssohn écrit quelquefois « guerriero » dans sa partition) et en même temps qui jamais ne se heurtent. Tous les possibles de cette musique sont donnés en même temps. Et le final suspendu, en mineur, surprend un instant tant il apparaît   annoncé par un dialogue des bois (hautbois séraphique) accompagné très discrètement aux cordes qui s’éteignent, la magie sonore fait que le crescendo final annoncé au bois qui s’y enchaîne immédiatement ne semble en aucun cas incongru car pendant toute l’exécution les transitions ont été négociées avec une telle élégance et une telle justesse qu’on a l’impression qu’il n’y a jamais de rupture ni d’ambiance ni de couleur. D’où des dernières mesures fluides qui n’insistent en rien sur les effets traditionnels d’un final, mais qui sonnent simplement juste.
Oui, juste est l’adjectif qui colle peut-être le mieux à une interprétation qui étreint par un magnifique sens de l’humain, et qui n’a jamais exagéré les effets, cherchant au contraire à travailler avec le plus naturel possible les enchaînements, Mendelssohn, dans sa justesse et sa rigueur, dans sa pureté et son humanité, dans son classicisme plus que dans son romantisme. Un étonnement.

Das Lied von der Erde était très attendu. L’œuvre alterne des parties solistes assez contrastées, une partie héroïque, l’autre moins,  dans un contexte sonore global très symphonique : le sous-titre « Eine Symphonie für eine Tenor- und eine Alt- (oder Bariton-) Stimme und Orchester (nach Hans Bethges Die chinesische Flöte) » marque bien qu’il ne s’agit pas d’un cycle de Lieder avec orchestre, mais bien d’une symphonie enserrant en son sein deux voix qui alternent en des ambiances différentes, d’un style vaguement orientalisant référé au poème de Hans Bethges.
C’est d’abord le souci de Kirill Petrenko que d’affirmer la donnée symphonique : l’attaque initiale puissante dès le départ met la voix du ténor au diapason, si j’ose dire. Et l’orchestre pendant tout le déroulement de l’œuvre sera présent, dans toute sa rutilance et ses reflets, mais aussi avec une certaine rudesse, sans aucune concession là non plus à ce qui pourrait être joli ou décoratif. Petrenko ne fait pas joli, il peut faire coupant, grinçant, amer, sarcastique, il peut faire aussi lyrique, mais comme chez Mendelssohn il ne s’intéresse pas à la beauté sonore si elle ne fait pas sens.
L’attaque initiale met la voix du ténor dans une tension incroyable et la pousse au maximum des possibles. Et la voix de Peter Seiffert, plus mûre, est menée elle-aussi aux extrêmes de ses possibilités, avec un tempo étudié qui lui permet des appuis pour monter à l’aigu. Petrenko en chef d’opéra sait sécuriser le chanteur. Il reste que le premier poème, Das Trinklied vom Jammer der Erde (chanson à boire de la misère de la Terre) est aux limites de l’impossible pour le ténor qui doit à la fois être au plus tendu des aigus, tout en travaillant aussi les couleurs les plus sombres qui évoquent la mort, comme un refrain (Dunkel ist das Leben, ist der Tod). Peter Seiffert réussit les aigus dans l’extrémité de leur tension, il est moins présent sur les notes plus ombreuses, ist der Tod (avec l’accompagnement du cor anglais) est un peu plus difficile.
L’accord final de l’orchestre, après l’extrême tension, tombe, comme masse et comme une sorte de couperet. Impressionnant

Car la vedette ici est l’orchestre, un orchestre très présent, avec une précision sonore presque coupante, qui crée une tension incroyable. Les cordes à la suite du second « Ist der Tod » sont simplement phénoménales,
Car l’œuvre elle-même n’est que tension, tension entre la présence à la terre hic et nunc, et la solitude, la tristesse, la fragilité de la vie, tension entre deux voix, l’une tendue, héroïque, et l’autre résignée, plus intérieure. Deux modes de chanter aussi : Christian Gerhaher choisit la simplicité de la ligne, avec dans l’orchestre des bois phénoménaux (le hautbois !!). Le chant de Gerhaher se fusionne à l’orchestre jusqu’à en faire une sorte d’instrument vivant, déjà dans le deuxième poème Der Einsame im Herbst où sonnent des bois mélancoliques annonciateurs de la fin, comme Mahler sait le faire dans les poèmes les plus prophétiques (Ich bin der Welt abhanden gekommen) : l’introduction orchestrale est phénoménale avec ces voix qui se reprennent aux bois les unes les autres, tandis que la voix entre presque comme un instrument parmi d’autres. Comment Gerhaher prononce dans un souffle auf dem WASSer ZIEHn est indescriptible.
Car l’art de Gerhaher est presque ici un Sprechgesang, avec un sens du mot qui impressionne, une diction d’une clarté cristalline, mais sans affèterie ni manière, une parole directe. Gerhaher ne fait pas de style, il dit le texte dans sa simplicité : il donne le mot, dans un stupéfiant dialogue avec l’orchestre (gib mir Ruh’) et nous, nous sommes assommés par tant de poésie, qui naît de l’évidence, et jamais d’un jeu interprétatif recherché ou artificiel. L’orchestre qui s’atténue jusqu’au silence est inouï.

Von der Jugend, où le ténor reprend la parole, est peut-être le plus coloré des poèmes, avec une couleur plus exotique, un peu plus de « chinoiserie » qui donne à cet ensemble la fragilité souriante de la porcelaine : danse des flûtes et des bois, une joie simple, dansante, fraiche, et relativement apaisée pour la voix après les tensions du premier poème. Peter Seiffert avec la clarté de l’expression et du timbre, fait merveille ici.
La légèreté se poursuit dans le poème suivant Von der Schönheit, où cette fois sur le ton de la confidence intime la voix de Gerhaher chaude et sussurante, plus grave fait contraste avec la danse aiguë et souriante de l’orchestre (aux bois toujours stupéfiants) qui se termine dans un tourbillon à la fois gai et inquiétant, une sorte de sabbat étourdissant, alternant moments très lyriques (Und die schönste…) et se concluant dans des moments très sensibles, d’un son qui s’éteint en rappelant presque l’adagio de la quatrième. Suspendu. Incroyable.

Der Trunkene im Frühling, reprenant le thème de l’ivresse (un ivrogne trouble l’éveil du chant de l’oiseau au printemps) va encore porter Peter Seifert sur des aigus ravageurs (le dernier, sur « sein » !) , qu’il domine avec une grande maestria, entraîné par un orchestre aux multiples couleurs qui tourbillonne d’une manière étourdissante pour préparer par antiphrase Der Abschied avec sa danse initiale aux bois rappelant un peu la danse de la Salomé de Strauss. Le ton de Gerhaher va devenir de plus en plus tendu et sombre.
Tout le poème, qui est à lui seul un moment du tragique humain, va devenir une sorte de monologue conclusif d’un grand opéra de la vie, une danse macabre et résignée.
Le texte dit par Gerhaher devient à lui seul le chef d’œuvre d’un moment suspendu et d’une indicible poésie. Il n’y plus d’orchestre et de voix, il n’y a que des voix mises ensemble pour produire l’un des plus beaux moments de ma vie de mélomane.
Et pourtant, il n’y rien de sculpté, de « visible » dans ce travail, le tout est de sembler « naturel », appliquant en cela les préceptes du Paradoxe sur le Comédien de Diderot, où le totalement naturel est le suprêmement travaillé. Les traits de l’orchestre ici sont particulièrement vifs et tranchants, pendant que la voix assume, aspire toute la douceur et la mélancolie. Ce qui frappe dans cet Abschied, c’est qu’il n’est pas mis en scène, ni mis en style, il est donné, tel que, c’est de la musique payée en nature.
Il faut entendre les violoncelles après hinter der dunklen Fichten ou la manière dont les harpes scandent certains moments (ich sehne mich, o Freund…) pour comprendre ce que nous sommes en train de vivre, avec un orchestre complètement incarné, qui vit la musique, où s’affichent tour à tour la mélancolie, le sarcasme, la déception, le sourire, et surtout une tension permanente, mais toujours retenue qui tient l’auditeur en haleine et l’épuise d’émotion. J’ai encore dans le cœur les Ewig…prononcés, murmurés, répétés qui deviennent un son fondu à la musique, encore plus prenants que dans la version pour alto parce que presque imperceptibles et pourtant là. Bouleversant. Renversant.
Ce concert exceptionnel, accueilli par un public disponible mais un peu assommé à la fin, qui ne cessait d’applaudir, mais sans histrionisme, sans hurlements, de ce long applaudissement plein et continu, sans qu’aucun ne sorte de la salle, aura été pour moi l’une des pierres miliaires de mon parcours, qui va sans doute prendre place dans les grands moments, équivalents à la 2ème de Mahler par Abbado à Lucerne, tant il m’a physiquement atteint et ouvert des perspectives. Ce soir-là, ce sont les possibles de l’art que nous avons entrevus, dans une soirée où nous été donné un raccourci d’humanité profonde.[wpsr_facebook]

NB: Beaucoup de micros au dessus de l’orchestre. Captation radio? enregistrement? Guettez les news du côté de BR Klassik ou du Bayerische Staatsoper

En répétition ©Wilfried Hösl
En répétition ©Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: SOUTH POLE de Miroslav SRNKA le 31 JANVIER 2016 – URAUFFÜHRUNG – Création mondiale – (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène Hans NEUENFELS)

Dispositif de Hans Neuenfels ©Wilfried Hösl
Dispositif de Hans Neuenfels ©Wilfried Hösl

Avant d’aborder le spectacle en lui-même, il convient de saluer le très grand effort de la Bayerische Staatsoper pour promouvoir cette création, dont on nous parle à travers mails, tweets, blog, pages Facebook depuis plus d’un an et dont nous avons suivi l’élaboration à travers une campagne de communication intelligente et sympathique. Bien peu de théâtres de cette importance investissent autant dans une création contemporaine. Un effort qui s’est traduit par une production de très haut niveau, une distribution sans failles, une direction musicale extraordinaire et un succès public étonnant : toutes les représentations sont complètes pour cette première série.
Étonnant , oui, j’emploie à dessein le terme. Car le public d’opéra n’a pas la réputation d’être ouvert à la modernité, à la musique d’aujourd’hui, à la création. C’est un débat déjà ancien, cher à Gérard Mortier qui annonçait la mort de l’opéra si l’on ne l’ouvrait pas à la création, car un art ne peut vivre en ne se nourrissant que du passé, même si de manière substitutive ce sont les mises en scène qui se renouvellent et pas les œuvres, – en soulevant maints scandales – et même si les programmateurs remettent au goût du jour un répertoire disparu, comme le répertoire baroque depuis une trentaine d’années et aujourd’hui le grand opéra à la Meyerbeer. On fêtera bientôt le retour de Auber ou Mercadante, et pourquoi pas d’ailleurs ? Mais on avance alors à reculons.
Et d’ailleurs ce n’est pas la création le problème non plus, car bon an mal an, on crée de nouveaux opéras. Le problème ce sont les reprises de ces œuvres. Soucieux de respecter leur cahier des charges qui fait place à la création, les théâtres d’opéra mettent des créations dans leur saison, mais une fois créées, les œuvres sont vite rangées dans les tiroirs aux souvenirs ou les placards de l’oubli. Qui se souvient au Teatro alla Scala, un des théâtres les plus riches en créations tout au long de son histoire, y compris récente, d’Atem, de Franco Donatoni (1985) de Blimunda (1990) ou du Dissoluto assolto (2005), d’Azio Corghi, ou du Doktor Faustus (1985) de Giacomo Manzoni, dont Claudio Abbado a créé Atomtod en 1964 ? Et quand sera repris CO2, de Giorgio Battistelli, créé en 2015 ?

Que South Pole soit créé avec succès, c’est évidemment très positif, d’autant plus que l’opération soutient un compositeur encore peu connu, Miroslav Srnka, né en 1975, formé à Prague, à Berlin, en Italie (auprès de Ivan Fedele) à Paris (auprès de Philippe Manoury et à l’IRCAM) qui a déjà travaillé en 2011 avec le théâtre munichois, comme d’ailleurs pour « Junge Szene » du Semperoper de Dresde.
Il est vrai que le Bayerische Staatsoper a mis beaucoup d’atouts dans l’opération : une distribution de référence avec deux vedettes, Thomas Hampson et Rolando Villazon, une mise en scène confiée à l’un des plus prestigieux metteurs en scène allemands, Hans Neuenfels, et l’orchestre dirigé par le GMD en personne, Kirill Petrenko.

C’est ce dispositif d’ensemble qui me paraît marquant dans l’opération, aussi bien dans l’artistique que le marketing. Il faudra maintenant bien surveiller les programmes des saisons futures pour voir combien de reprises de cette production.

Il est toujours émouvant d’assister à une « Uraufführung », notamment dans le théâtre qui a créé Tristan und Isolde, Die Meistersinger von Nürnberg, Das Rheingold et Die Walküre bien sûr, mais aussi Idomeneo (au Residenztheater), I quattro rusteghi (Wolf-Ferrari), Palestrina (Pfitzner), Capriccio de R.Strauss et plus récemment Lear de Aribert Reimann qu’on va revoir à Paris prochainement.
Et une semaine après cette triomphale Première (dont le succès ne se dément pas à chaque représentation), des images et des fragments de cette musique me restent en mémoire, c’est sans doute bon signe.
Il est évidemment difficile d’édicter une opinion sur une musique jamais entendue : la critique se nourrit de comparaisons et de systèmes d’échos, d’expériences diverses, et le jugement se construit évidemment par l’histoire et l’expérience. Miroslav Srnka ayant surgi brutalement dans mon univers musical, presque ex-nihilo, comme pour la plupart des spectateurs, ce que je pourrai écrire à propos de cette œuvre tiendra sans doute plus de l’opinion que du jugement, et on me pardonnera.
Le sujet du livret anglais de Tom Holloway, est la « course » au pôle que se livrèrent entre 1910 et 1912 Roald Amundsen et Robert Falcon Scott,  un sujet à la fois original et austère, que le livret traite en « Doppelopera », en opéra double, l’un ayant pour centre Scott, et l’autre Amundsen, soulignant ressemblances et différences, jouant sur un texte semblable et décalé, organisé autour d’une première partie qui est la conquête du pôle, et une seconde partie qui est le retour, fatal pour Scott.
Ainsi donc, l’opéra est une série de moments, d’espoir, de crise (la mort des animaux), de méditation, mais aussi de souvenirs : l’intervention des épouses, Kathleen Scott (Tara Erraugh, mezzo) et la « Landlady » (Mojka Erdmann, soprano colorature) organise une sorte de Recherche du temps perdu très proustienne. Deux parcours parallèles dans un univers uniformément blanc, deux parcours très semblables et très différents, l’un moderne et mécanisé, mais hasardeux (Scott), l’autre artisanal et préparé avec précision et rigueur (Amundsen). Deux visions du monde et deux personnalités, qui se construisent en première partie, et dont le destin se scelle en seconde partie. C’est linéaire et plat comme les étendues de glace, et c’est néanmoins varié comme la diversité des hommes.
Les deux opéras se déroulent en même temps et parallèlement, mais dans deux espaces différents, que Hans Neuenfels a matérialisé par une séparation, au sol. À Jardin, l’espace Scott, à Cour, l’espace Amundsen.
Musicalement, la séparation est aussi sensible : l’équipe de Scott est faite de ténors, et menée par le ténor Rolando Villazon, et celle d’Amundsen (baryton) par des barytons. Peut-être pour marquer dans les voix d’un côté la légèreté (de la préparation ?) et de l’autre son épaisseur et son sérieux. Parallèlement, les voix féminines font contraste puisque Kathleen Scott est mezzosoprano dans un monde de ténors, et la Landlady est soprano colorature dans un monde de barytons. Cette modulation des voix donne couleur à l’ensemble, et aux ensembles. Les animaux sont des instruments, les cors pour les poneys de Scott et les clarinettes pour les chiens d’Amundsen.
Le texte construit un système d’écho, notamment au début, de phrases identiques. Il est dit successivement avec des couleurs différentes : même phrases, mais couleurs variées.
L’orchestre est immense, très riche en bois, particulièrement fournis, et en percussions très variées (crotales, marimba, vibraphone, mais aussi Glockenspiel et cloches à vaches) ; on trouve aussi l’accordéon, le piano à quatre mains, des harpes. L’impression est qu’on a réuni là volontairement tous les instruments possibles en une richesse prodigieuse, jusqu’au son qui émerge des Gramophones, fixé par la partition, Caruso et Carmen (« La fleur que tu m’avais jetée ») d’un côté et de l’autre la chanson de Solveig de Peer Gynt.  Tout  va faire contrepoint à une situation apparemment linéaire du point de vue dramaturgique, dans un décor uniformément blanc qui va contraster avec la richesse incroyable de l’instrumentation.
Les parfums les couleurs et les sons se répondent (Baudelaire)
C’est bien le contraste qui est le principe de l’œuvre, deux personnalités, deux parcours, deux préparations, l’une sérieuse et secrète, l’autre sérieuse aussi mais m’as-tu vu, deux univers dans un espace uniforme, et tout un jeu d’oppositions apparentes et plus secrètes, de contrepoints qui vont conduire le principe de l’œuvre et dont Hans Neuenfels va s’emparer.
Le problème c’est que toute cette construction assez élaborée et complexe manque de ce qui a fait l’opéra tout au long de son histoire, des moments vraiment dramatiques, où des personnalités se confrontent, où les éléments se déchaînent, où les émotions affleurent et s’épanchent. C’est bien la désespérante linéarité du paysage qui domine, et d’une « course » vue non comme défi mais plus comme retour sur soi : course contre soi et contre l’autre, et moment où l’héroïsme est aussi bien externe qu’interne. Un seul exemple : souvent et Scott et Amundsen font référence aux éléments, au mauvais temps possible. Et pas un moment de tempête ou de violence des éléments, à laquelle tout compositeur du premier XIXème siècle aurait sacrifié. Il est vrai que nous sommes au début du XXIème   et que les lois du théâtre musical ont changé. Espace extérieur et échos intérieurs (auxquels contribuent très largement la présence évocatoire des femmes), course des corps contre les éléments et course des âmes fortifiées ou moins, la musique accompagne plus que décrit. Elle accompagne dans la profondeur, préférant travailler la complexité de la composition qu’une pure musique descriptive « à programme ». Une musique quelquefois « prise dans les glaces » d’une mélodie presque minimale (pour ne pas dire minimaliste) et en même temps très diffractée par la multiplicité des reprises instrumentales. Ce qui frappe, c’est vraiment cette variété des instruments et des timbres, exaltée par la direction redoutable de précision, très pointue et très pointilliste de Kirill Petrenko, qui rend chaque détail de la partition audible, et qui en travaille tous les recoins. Non seulement comme à son habitude il suit pas à pas les chanteurs (et sans doute avec plus d’attention encore pour une Uraufführung) mais il est attentif à tous les moments, tous les instruments, dosant les volumes, les couleurs, les interventions de chaque instrument avec une volonté de cohérence qui stupéfie. Il fait penser à son approche de Die Soldaten, et d’ailleurs la partition m’a souvent renvoyé à certains univers de Zimmermann. C’est vraiment pour moi l’artisan de la réussite de l’ensemble, car Petrenko dirige cette œuvre nouvelle et conduit cette partition avec le souci d’en rendre les qualités, d’en rendre les ombres et lumières, d’en transmettre la couleur, avec le même souci et la même probité que n’importe quelle œuvre classique du répertoire. On pourrait dire : « c’est la moindre des choses », mais ce n’est pas si évident en réalité. L’attention qu’il porte à la construction et au rendu, la plongée dans un univers si différent de ce dont il est familier, le respect de l’œuvre dans son intensité sont des éléments visibles, qui emportent en même temps l’orchestre dans cette perfection formelle. Et la plongée résolue dans cette musique est si visible au spectateur qu’on finit par se demander avec inquiétude comment la musique de Srnka  sonnera dans d’autres mains et si Petrenko n’est pas l’architecte de cette incontestable réussite.
À cette musique très « composée » correspond une écriture pour les voix qui m’est apparue à la fois réussie et assez classique, ce qui n’est pas un reproche, loin de là. Les ensembles sont tous magnifiques, à commencer par le quatuor Scott/Kathleen/Landlady/Amundsen à la fin de la deuxième partie qui a frappé tous les spectateurs, et par l’ensemble qui accompagne la mort (le meurtre) des animaux, vraiment exceptionnel par l’émotion qu’il diffuse. Le monologue initial de la 2ème partie, la lettre de Hjalmar Johansen chantée par Tim Kuypers est aussi un moment de théâtre vraiment sensible.
Ce qui frappe dans la distribution c’est d’ailleurs un véritable équilibre. Certes il y a les héros (le quatuor Scott/Kathleen/Landlady/Amundsen) et les deux équipes, les ténors Dean Power, Kevin Conners, Matthew Grills et Joshua Owen Mills (équipe Scott) et les barytons Tim Kuypers, John Carpenter, Christian Rieger et Sean Michael Plumb (équipe Amundsen) sont pour l’essentiel membres de la troupe ou des ex-membres de l’opéra studio. Ils témoignent ici de l’excellent niveau d’ensemble et de leur ductilité, mais aussi témoignent d’un esprit de troupe visible et d’une cohérence dans l’engagement, et même dans la différence sensible de jeu entre les deux équipes (travail magnifique de Hans Neuenfels sur les personnages).

Kathleen Scott (Tara Erraugh) et Scott (Rolando Villazon) ©Wilfried Hösl
Kathleen Scott (Tara Erraugh) et Scott (Rolando Villazon) ©Wilfried Hösl

Tara Erraught est pour moi l’un des mezzos les plus intéressants de la nouvelle génération, elle appartient à la troupe, mais a de nombreux engagements ailleurs. La voix est riche, charnue, puissante, avec un beau volume et une science des crescendos qui courent sur toute l’étendue du spectre, ce qui lui permet d’aborder aussi des rôles plutôt attribués à des sopranos, elle a la ligne de chant, le contrôle et aussi les agilités. Épouse bourgeoise  (qui tranche avec la Landlady en combinaison qui porte sans cesse le seau rempli de produits de nettoyage) tenue digne, port noble, artiste qui entretient des liens avec le monde artistique de l’époque, élève de Rodin, son allure correspond à une voix pleine d’autorité qui marque aussi un rapport moins direct et plus complexe à son mari. Magnifique et imposante prestation.

Landlady et équipe norvégienne ©Wilfried Hösl
Landlady et équipe norvégienne ©Wilfried Hösl

Au contraire, la Landlady de Mojka Erdmann apparaît physiquement plus fragile, comme un corps frêle et presque faible, et la partition lui réserve moins de couleur dans la voix, et plus de notes suraiguës tenues à l’extrême des possibilités. La musique d’aujourd’hui use souvent de ces voix à la fois légères et aiguës, mais qui savent tenir la distance. Moins passionnante pour la variété, mais impressionnante pour la performance technique, la prestation de Mojka Erdmann répond à ce qu’on attend d’elle, avec cette fausse fragilité qu’elle affiche en scène, mais aussi son sens de la réponse directe et franche, qui fait là aussi contraste avec le « côté Scott », qui affiche une Kathleen brune, et habillée d’une stricte robe noire, là où la Landlady est blonde, en combinaison légère et claire. Ombre et lumière.

Scott (Rolando Villazon) Amundsen (Thomas Hampson) ©Wilfried Hösl
Scott (Rolando Villazon) Amundsen (Thomas Hampson) ©Wilfried Hösl

Contraste aussi entre Rolando Villazon et Thomas Hampson.
Le trou noir qu’a traversé Rolando Villazon, promis à l’Empyrée des ténors, a des échos dans sa prestation : il a eu de tels problèmes de santé qu’il a interrompu sa carrière, pour la reprendre à plus petite vitesse et sur des rôles moins tendus que ceux auxquels il nous avait habitués. Villazon est un ténor qui s’engage, toujours sur le fil du rasoir, et donc toujours fragile car toujours au bord de la tragédie. C’est ce qui fait aussi son prix par rapport à d’autres artistes plus solides et peut-être plus lisses. Bien que la voix ait quelques accidents (qui n’ont pas manqué durant le représentation), que la projection ne soit pas toujours au rendez-vous, l’artiste reste passionnant dans une tessiture qui reste tendue. Il fait partie de ces gens qui respirent une humanité profonde, une sensibilité à fleur de peau, une spontanéité démonstrative et même quelquefois excessive, une sorte de fou chantant qui attire irrésistiblement la (et ma) sympathie.

Il chante Robert Falcon Scott, l’officier britannique qui va mener au Pôle Sud ses hommes, mais va périr avec eux de froid et de faim sur la route du retour. Personnalité controversée, sur qui on a fait tomber une certaine responsabilité dans l’impréparation de l’expédition tant pour le choix des vêtements que des transports : encore aujourd’hui, certains norvégiens ironisent sur le choix de poneys ou de chevaux pour effectuer la traversée sur la glace, par rapport aux chiens choisis par Amundsen. Villazon rend parfaitement une certaine instabilité, une certaine « dégaine » méditerranéenne avec des gestes larges, des mouvements brusques, Scott-Villazon est suffisamment fragile et excessif pour qu’on ait de visu, moins confiance dans son projet. Vocalement, Villazon, sans être exceptionnel, « fait le job » comme on dit, avec quelques menus scories, mais reste un profil scénique particulièrement intéressant et un profil vocal honorable parce qu’il marque un grand contraste avec Hampson-Amundsen,.

Thomas Hampson est le triomphateur de la soirée, pour un rôle de héros qui triomphe. La prestation vocale est supérieure à ce qu’on a entendu récemment de lui par exemple son Mandryka dans Arabella à Salzbourg. Il est possible que le rôle ait été (bien) écrit pour lui et en rapport à ses possibilités actuelles, il reste qu’en matière de tenue de notes, de projection, de chaleur de timbre, la prestation est exceptionnelle.
C’est bien l’impression de solidité qui domine, par la voix, par la nature du personnage, exigeant, ne laissant rien passer, très préparé et l’esprit rivé vers le but à atteindre, avec une voix à la fois bien plantée et chaleureuse, et aussi par la taille : il domine physiquement les autres personnages et en face, Villazon « ne fait pas le poids » physique, plus frêle, plus petit à la voix plus claire et plus fragile ; l’opposition entre les deux et l’avenir tragique se lit dans les images scéniques et vocales elles-mêmes. En ce sens, le spectacle est parfaitement calibré.
Il est aussi calibré par la qualité du travail de Hans Neuenfels, qui a été vivement applaudi par la salle (ce qui n’a pas été si fréquent dans sa longue carrière). Il travaille résolument dans le sens de la distanciation, construisant des images essentielles qui font sens, et ne se perdant jamais dans l’anecdotique, l’espace est une vraie construction théâtrale. Le décor, conçu avec Katrin Connan, est un espace blanc (rappelons que celui de sa Manon Lescaut dans le même théâtre était un espace noir) avec un fond de scène frappé d’une croix qui fait cible, une sorte de Croix du Sud qui figure le Pôle à atteindre, la cible commune des deux explorateurs, qui occupent chacun un espace séparé de l’autre par un séparateur au sol figurant les deux parcours.
Un décor donc essentiel où vont jouer les éclairages assez violents (figurant l’éclat du blanc) de Stefan Bolliger, et changeant lorsque les femmes apparaissent (devenant moins aveuglants, pour figurer une lumière non polaire). Le décor est lisse, simplement évocatoire, sans figuration de la glace, sans neige artificielle, sans aucun réalisme.

Frac et mort ©Wilfried Hösl
Frac et mort ©Wilfried Hösl

Car le principe de ce travail (qu’on peut naturellement discuter) est de rendre les contrastes humains évidents, sans se perdre dans un réalisme qui en l’état ne rajouterait rien. Alors, Neuenfels travaille sur les ressemblance et les contrastes, et d’abord sur les mouvements : essentiels et souvent parallèles dans la première partie, alors que les contrastes sont de plus en plus marqués dans la seconde partie, quand Amundsen regagne ses bases pendant que Scott périt de faim et de froid, le plus marqué étant un Amundsen en frac d’un côté (avec un éclairage normal) pendant qu’un à un (belle prestation de Dean Power) disparaissent les membres de l’équipe de Scott (avec un éclairage glacial), et que Scott finit comme pris dans les glaces figurées paradoxalement par d’épais sacs de couchage, allusion au sommeil précédant la mort par le froid et le gel.

Parallèles et paradoxes ©Wilfried Hösl
Parallèles et paradoxes ©Wilfried Hösl

Ressemblances dans les mouvements symétriques, alimentés par des paroles parallèles, dans l’entrée des femmes, parallèlement, mais distinguées comme on l’a vu par l’allure et le vêtement. Les différences entre les deux équipes se marquent d’abord par les couleurs, noir du côté de Scott, gris du côté d’Amundsen, par les costumes, épaisses peaux de bête chez Amundsen, cuirs doublé laine du côté de Scott, qui semble bien plus léger. Et de fait, Amundsen, de culture scandinave, avait prévu les choses en fonction de traditions locales : c’est aussi la question du choix des chiens et non de chevaux ou de poneys, figurés par des mimes munis de masques apparaissant dans une niche en fond de scène : Hans Neuenfels aime figurer ainsi les animaux par des hommes (voir les fameux rats de Lohengrin à Bayreuth).

Mort des chiens ©Wilfried Hösl
Mort des chiens ©Wilfried Hösl

Ainsi la scène où les animaux sont tués devient-elle l’une des plus fortes de l’œuvre, car elle vise à la fois à marquer notre relation très anthropomorphique aux animaux et en même temps,  les chiens sont tués au pistolet, comme on tue des hommes dans un massacre: le spectateur voit donc des hommes s’écrouler, et non des chiens. Il y a  là un jeu mimétique particulièrement fort qui rend très sensible la situation, déjà terrible s’il s’agit d’animaux, et encore plus forte puisque la relation devient « humaine ». Ce n’est pas un hasard si la scène est l’une des plus dramatiques de la soirée, et objet des souvenirs les plus forts.

Dans ce jeu des parallèles et contrastes, la deuxième partie, à la différence de la première, casse le jeu de la géométrie. Lorsque les uns reviennent du pôle, les autres s’y dirigent encore (je crois qu’ils l’atteindront plus d’un mois plus tard). Enfin lorsque les norvégiens sont sortis d’affaire au moment de la magnifique scène des oiseaux marquant la proximité de la mer : « What ? What is this ?! Birds ! », Scott et ses hommes de l’autre côté sont en train de périr « He has an open wound ».

L'autochenille de Scott ©Wilfried Hösl
L’autochenille de Scott ©Wilfried Hösl

Contraste enfin dans les comportements et les procédures, l’autochenille de Scott qui tombe en panne face à des moyens moins spectaculaires, mais considérés comme plus sûrs, la rigidité d’Amundsen (l’interdiction d’écrire par exemple ou de tenir un journal hors celui qu’il tient) face à la « souplesse » de Scott, la concentration d’Amundsen tout fixé sur son but. Car malgré un jeu d’acteur volontairement peu démonstratif, – on pourrait regretter que les équipes ne soient pas analysées dans leur comportement individuel, à de rares exceptions près – les gestes essentiels sont donnés, raideur et rudesse du côté Amundsen, plus de variété et de mouvement du côté Scott, et cette posture aide aussi à lire le drame qui se noue.

Le théâtre : Amundsen au pôle Sud ©Wilfried Hösl
Le théâtre : Amundsen au pôle Sud ©Wilfried Hösl

Seule concession à l’anecdote ou à l’Histoire, la figuration du pôle, avec tente et drapeau, reproduction exacte de la fameuse photo de la tente, du drapeau norvégien et de l’équipe.

L'histoire: Amundsen au pôle Sud
L’histoire: Amundsen au pôle Sud

Il faut remarquer aussi l’important enjeu, très peu marqué dans la mise en scène sinon en creux, que la conquête du Pôle Sud pouvait constituer pour une Norvège toute neuve devenue état indépendant depuis 1905, c’est à dire 6 ans à peine avant l’expédition face à un représentant de l’Empire britannique, à l’époque la plus grande puissance. Ainsi, sans que ce soit si clairement affirmé, c’est bien le mythe de David et Goliath, le pot de terre contre le pot de fer, et le lièvre et la tortue qui est ici reproposé en adaptation polaire.
À travers une histoire documentée, c’est finalement un parcours symbolique qui est ici dessiné fait d’une successions de moments, autant de scènes qui éclairent à la fois les motivations des uns et des autres et les contextes divers, les ambiances, dans un travail abstrait, sans concession et d’une très grande rigueur, sans aucun élément décoratif, presque comme une épure où le paysage indompté et intouché n’est plus un paysage, mais une ambiance où l’homme est seul, face à son destin, dans une sorte de posture héroïque que l’œuvre analyse au delà du récit proposé.
Et ainsi se trouve-t-on devant un spectacle plus théâtral qu’il n’y paraît à première vue, et c’est peut-être là le secret de son succès. Une musique qui se cache et se découvre, une géométrie qui se brise en deuxième partie, des moments d’une grande émotion et de suspension, mais aussi un « ennui » volontaire au départ, comme si les véritables enjeux avaient du mal à s’imposer, comme si la musique se cachait volontairement et si le théâtre se cachait d’abord pour se découvrir peu à peu.
Voilà une réalité historique et historiée qui est en même temps métaphore de la faiblesse et de la force de l’humain et variation sur l’héroïsme. Seul un paysage polaire, sans relief, sans couleur autre que le blanc, sans vie apparente sinon celle du regard qui l’embrasse pouvait peut-être en être le cadre. On comprend du même coup une musique à la fois tendue mais sans relief apparent, à l’image de cette immense étendue blanche du plateau polaire, qui force à rentrer en soi, comme on rentre dans le tissu musical, sans relief apparent non plus, mais en réalité plein d’une foule de détails et de richesses sonores de toute nature.  Apparence de désert et être riche et varié, de nouveau l’œuvre nous ouvre vers les contrastes habituels du monde. Et Neuenfels nous les soulève.
Son décor est construit comme une vaste caverne blanche, comme la caverne platonicienne. Et si la caverne était une immense étendue blanche ?

Alors que j’étais un peu dubitatif sur la musique en sortant de ce spectacle, je m’aperçois qu’il reste en moi après une semaine, et certaines images reviennent, certains moments m’accompagnent ainsi que certains sons . C’est qu’il constitue vraiment un spectacle total, fait de vrai théâtre, fait aussi d’une musique qui réussit à chanter et surtout à faire chanter. Mais c’est le chef d’orchestre le véritable démiurge de tout ce travail, sans sa clarté, sans sa précision, sans son approche très pédagogique au total, dévoilant peu à peu les ressorts de l’œuvre, nous n’aurions pu découvrir cet au-delà de la caverne, et respirer cette musique comme nous l’avons fait grâce à Kirill Petrenko, l’artisan fulgurant de ce triomphe.[wpsr_facebook]

Quatuor final du premier acte ©Wilfried Hösl
Quatuor final du premier acte ©Wilfried Hösl

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: DIE FLEDERMAUS de Johann STRAUSS Jr le 4 JANVIER 2016 (Dir.mus: Krill PETRENKO; Ms en scène: Andreas WEIRICH d’après Leander HAUSSMANN et Helmut LEHBERGER)

Czárdás...©Wilfried Hösl
Czárdás…©Wilfried Hösl

Ma dernière recension de 2015, sur Il Viaggio a Reims  se terminait ainsi: « c’était le dernier rendez-vous (un peu gris) de 2015, le premier de 2016 sera une fête, c’est promis, et c’est prévu ».
Est ce fut.
Quand j’ai vu sur l’avant-programme de Munich que La Chauve-Souris (Die Fledermaus) serait dirigée par Kirill Petrenko, mon sang n’a fait qu’un tour. L’opérette de Johann Strauss, comme toutes les grandes opérettes classiques, ne supporte pas la médiocrité et a besoin d’un grand chef pour l’exalter. Ma dernière Fledermaus, ce fut Carlos Kleiber en mars 1984 (Lucia Popp, Brigitte Fassbaender, Janet Perry). Depuis, je n’avais pas osé retourner en revoir une, préférant garder intact son souvenir. Il en va de Fledermaus comme de Viaggio a Reims, on pense que ce à quoi on a assisté est définitif et qu’il n’y aura pas mieux.
S’il y a une culture de l’opérette classique en pays germanique, elle n’existe pas (ou plus) en France, à quelques exceptions près, comme Lyon qui a depuis longtemps une « politique » Offenbach; l’Opéra de Paris n’aborde qu’avec parcimonie ce répertoire, même si Die Fledermaus avait bénéficié d’Armin Jordan en 2000 et du pape de l’opérette viennoise Rudolf Bibl en 2003.
Ainsi, le public était essentiellement germanique ce lundi, avec bien moins d’étrangers que lors de Götterdämmerung deux semaines auparavant, comme si on ne se déplaçait pas pour Fledermaus.
La production a 18 ans d’âge et elle a succédé à celle, mythique, d’Otto Schenk qu’on peut voir encore en vidéo (dirigée par Kleiber), c’est une production de Leander Haußmann et Helmut Lehberger, et elle a été pour l’occasion rafraîchie par Andreas Weirich: elle n’a jamais été une référence et reste médiocre, les décors de Bernhard Kleber sont peu imaginatifs, celui du second acte est plutôt sinistre dans le genre évocatoire. Parce que la chorégraphie imaginée exige un espace vide central, des toiles peintes (ou des projections) sur les côtés en constituent le cadre, alors que les 1er et 3ème actes sont plutôt réalistes (le 3ème est un hommage direct à la production d’Otto Schenk et aux décors de Günther Schneider-Siemssen). Je me demande toujours si l’on n’a pas intérêt à conserver ces productions mythiques jusqu’à ce qu’elles n’en puissent mais, comme on le fait pour La Bohème de Zeffirelli à la Scala et de ne tenter la nouvelle production que si l’on est sûr de son coup. C’est l’art du manager de savoir choisir et Sir Peter Jonas à l’époque s’était trompé.

Ce type de spectacle est en effet assez périlleux: il exige une mécanique parfaite (un peu comme les pièces de Feydeau), et un rythme concerté entre fosse et scène pour pouvoir fonctionner à plein ; si les choses ne sont pas a tempo, ça coince.
Enfin, le spectateur doit rire, toujours, et souvent même bêtement, de ce rire mécanique qui vous prend aux jeux de mots les plus pitoyables ou aux gestes et mouvements divers, y compris les plus lourds ; mais, et là est le secret, même la lourdeur doit être légère
N’oublions pas que Die Fledermaus est écrite à partir d’une pièce de Meilhac et Halévy «Le Réveillon», et que les deux compères étaient les librettistes habituels d’Offenbach. Et c’est bien là le secret de ce type de spectacle, une légèreté pétillante, y compris quand dans un autre contexte on trouverait cela un peu lourd.
Ainsi, les parties parlées doivent être très soignées, dans le jeu, dans l’expression et aussi dans les accents divers, russe, allemand, français, viennois, et dans le ton et les attitudes (Adele !). Tout le dernier acte tourne autour du personnage de Frosch, un rôle parlé de geôlier ivrogne à l’impayable accent viennois qui tient la scène la moitié de l’acte. Un Frosch médiocre et tout le troisième acte qui n’est qu’un dénouement rapide plutôt maigre musicalement, s’écroule.
Ainsi Die Fledermaus n’est pas une entreprise facile, et Klaus Bachler a préféré éviter la nouvelle production. La Bayerische Staatsoper est plongée dans la préparation de South Pole, la création qui aura lieu le 31 janvier et ce n’était pas opportun de faire une nouvelle production qui aurait forcément été très attendue et aurait éclipsé le reste, vu le côté emblématique de l’œuvre, notamment dans un théâtre où Kleiber a tant marqué. Bachler a créé l’événement par la seule présence au pupitre de Kirill Petrenko et par le retour un 31 décembre de Fledermaus, qui avait disparu depuis quelque temps ; ce retour à la tradition a payé, puisque toutes les représentations étaient complètes. Mais le spectacle actuel nous fait dire qu’il faut sans tarder penser à une nouvelle production.
De la représentation, il n’y a pas grand chose à relater, quelques répliques marquantes (dues au livret), quelques scènes désopilantes au premier acte portées par Alfred le chanteur (Edgaras Montvidas) et Adele la bonne (Anna Prohaska) dans une sorte d’acte boulevardier, proche du vaudeville très XIXème siècle, mais aussi quelques pas de danse réglés à l’américaine (cannes et chapeau claque) et d’autres mouvements, pas vraiment légers, notamment quand Falke et Eisenstein dansent sur Komm mit mir zum Souper ensemble et finissent l’un sur l’autre en position un peu (!) équivoque. Voilà qui déroge au goût et à l’équilibre nécessaires à ce genre de spectacle, à moins qu’on ne choisisse une lecture à la Neuenfels, ravageuse, idéologique, faite expressément pour violenter un public hyperconformiste, qui avait indigné Salzbourg en 2001 pour des adieux en pied de nez de Gérard Mortier.
L’Acte II qui contient les ensembles les plus fameux, les airs que tous connaissent et la Polka finale étourdissante  (la fameuse polka « Dans le tonnerre et les éclairs ») n’est pas très imaginatif et vraiment décevant. Nous avons évoqué le décor à la fois évanescent, peu suggestif, fait de projections sur des toiles latérales (et en fond de scène), pour laisser l’espace central vide et permettre une chorégraphie autour de l’immense table qui sert de podium et qui tourne sur elle-même, on y boit, on y marche, on y danse, on y pose…et on s’y ennuie un peu.
C’est assez mal réglé dans l’ensemble. Une fois de plus, la chorégraphie veut rappeler les grands ensembles des comédies musicales américaines des années 40, Fred Astaire et Ginger Rogers pourraient surgir dans cette fête où traditionnellement le 31 décembre surgissent des vedettes inattendues : ce fut Thomas Hampson au 31 décembre dernier qui chanta « Komm, Zigan, spiel mir was vor » de « Gräfin Mariza » mais pas le 4 janvier. Une fête au rythme peu rigoureux, avec quelques décalages avec la fosse, avec des mouvements peu clairs et désordonnés, et un Orlofsky (Michaela Selinger) au look tiraillé entre personnage de la famille Addams et Michael Jackson, intéressant en scène mais doté d’une voix pas vraiment passionnante en revanche, qui ne réussit pas vraiment à s’imposer. Au contraire,  Anna Prohaska tire vraiment son épingle du jeu en Adele fraîche et délurée.
Ce deuxième acte qui devrait voir champagne et fête couler à flots, ne réussit pas à prendre le spectateur, parce que au lieu d’une comédie en musique, on a une succession de numéros sans vraie fluidité, ni fil rouge dramaturgique. Ainsi du Docteur Falke, le très bon Michael Nagy, voix chaude, claire, et surtout un vrai naturel en scène, jamais exagéré, avec toujours une touche d’élégance : c’est lui l’artisan de la farce, et c’est lui la Chauve Souris qui se venge. On le voit déguisé en Chauve Souris pousser le décor du 1er acte pour faire apparaître le second. C’est certes une transition logique puisqu’il est l’artisan de la farce, mais on n’en fait rien de plus et on peut même dire qu’il est complètement effacé par la mise en scène de l’acte II, peu explosive et mal organisée, prise au piège d’une direction musicale époustouflante et éperdue de dynamisme alors que le rythme sur scène  ne lui correspond pas tout à fait .

Frosch, un 32 décembre...©Wilfried Hösl
Frosch, un 32 décembre…©Wilfried Hösl

Le troisième acte est assez bref, essentiellement théâtral, dont la moitié repose sur la créativité de Frosch, toujours confié à un acteur en général connu (Franz Muxeneder avec Kleiber), qui est ici l’acteur viennois Cornelius Obonya, authentique star du théâtre qui interprète à Salzbourg actuellement le Jedermann de Hoffmannsthal. À lui seul évidemment il remplit l’espace pourtant chargé (à la différence de l’acte II où l’espace est vide). Accent viennois à couper au couteau, suite de ratiocinations d’ivrogne sur l’actualité, complètement en roue libre, on passe de la privatisation des prisons (prévue en Hesse) à Monsanto, la Fifa, jusqu’à des allusions aux 70 vierges de Mahomet: c’est presque un One man show où il pousse même la chansonnette en chantant Wien, Wien, nur du allein accompagné par l’orchestre en faisant grassement remarquer que pour une fois sur cette scène un acteur chante accompagné par le GMD en personne !!

Frosch (Cornelius Obonya) ©Wilfried Hösl
Frosch (Cornelius Obonya) ©Wilfried Hösl

Quand un tel Frosch occupe la scène, même quasiment sans musique, le temps passe très vite et l’arrivée successive de tous les personnages se retrouvant dans la prison va précipiter le dénouement, où tous les quiproquos s’expliquent, où Alfred le chanteur (qui était en prison pour sauver l’honneur de Rosalinde) est libéré, où le directeur de la prison (« chevalier Chagrin ») retrouve son vrai prisonnier Eisenstein dans le « Marquis renard » avec qui il avait noué amitié durant la fête. Tout finit finalement assez vite par un ensemble festif.
Ce troisième acte est un peu mieux réglé, grâce à un décor à deux niveaux qui permet de distribuer les personnages et disposer le chœur, sans l’impression de fouillis donnée par l’acte II, décidément le moins réussi.
Par bonheur, la distribution est faite de chanteurs qui ont une vraie agilité en scène et un vrai jeu, à commencer par le couple vu sur cette même scène il y  a quelques mois dans Lulu, Marlis Petersen et Bo Skhovus et qu’on retrouve dans un tout autre contexte avec autant d’aisance et autant de joie de vivre qu’ils étaient mortifères dans Lulu. Marlis Petersen (qui avait chanté Adele à Paris en 2000) très engagée et très joyeuse sait très bien dominer le personnage de Rosalinde, mais elle ne semble pas vraiment à l’aise vocalement: sa Czárdás (Klänge der Heimat), morceau de bravoure que tous attendent, est bien exécutée, sans être le feu d’artifice qu’on attend, les aigus, suraigus, jeux sur les trilles et acrobaties, sont un peu sotto tono, et la voix est peut-être un peu petite et trop « droite » pour le rôle, qui exige une assise forte dans le registre central et aussi des graves en bref une voix charnue qui n’a pas ici la ductilité ni la puissance qu’on attend et le dernier aigu est crié… Le succès est là, mais pas le triomphe. Elle avait les aigus dans Lulu, et certes, elle a ceux de Rosalinde mais plutôt tendus dans le genre toccata e fuga sans toujours les mettre en valeur, les tenir, les exposer, les livrer au délire du public. Il faut dire à sa décharge que l’espace vaste et non réverbérant du décor ne l’aide pas vraiment et contribue à noyer la voix.
Bo Skhovus qui est baryton, chante Eisenstein. Eisenstein est confié tantôt à un baryton (comme Hermann Prey, ou Eberhard Wächter) tantôt à un ténor (Nicolaï Gedda, Werner Hollweg), Bo Skhovus a une voix claire, assez ténorisante ici, et Eisenstein ne chante que dans les ensembles (duos ou trios) sans avoir d’air à proprement parler. Mais il doit être un personnage : il est donc un vrai personnage à la Feydeau, en faisant même quelquefois un peu trop, même si son aisance et sa manière de se mouvoir épatent à certains moments. Il est amusant, très leste, mais au total il n’a pas toujours ce naturel fluide qu’on attendrait d’un chanteur qui a pourtant toujours été un grand acteur. Là où Nagy est parfaitement équilibré, élégant et plutôt discret, il compose un personnage un peu, voire un peu trop, exubérant.

Acte I, Eisenstein (Bo Skhovus) et Dr Falke (Michael Nagy) ©Wilfried Hösl
Acte I, Eisenstein (Bo Skhovus) et Dr Falke (Michael Nagy) ©Wilfried Hösl

J’ai dit souvent tout le bien que je pense de Michael Nagy, un chanteur intelligent, à la voix chaude, toujours très en place, un merveilleux Wolfram, un hérault de Lohengrin notable, un magnifique Stolzius dans Die Soldaten sur cette même scène. Dans le rôle de Falke qui est dans l’intrigue celui qui combine toute l’affaire, il a une sorte de discrétion non démonstrative, mais très efficace : il doit être toujours là pour veiller au bon déroulement de la farce et n’intervient pas beaucoup sinon dans les ensembles ou dans le duo avec Eisenstein Komm mit mir zum Souper au premier acte, un des moments où le chant demande raffinement au départ et progressivement allant et dynamisme, vu la manière dont le duo se conclut, mais la mise en scène ne convient pas vraiment et effleure la vulgarité. Compagnon de beuverie d’Eisenstein, il est ici un peu son opposé, là où Skhovus en fait beaucoup, il reste presque en retrait, mais ce rôle est ici voulu par une pièce où le couple central est Eisenstein et Rosalinde, et où les autres sont épisodiques (sauf Adele qui est un vrai rôle, un personnage réellement incarné).

Bo Skhovus (Eisenstein)  Marlis Petersen (Rosalinde), Anne Prohaska (Adele) ©Wilfried Hösl
Bo Skhovus (Eisenstein) Marlis Petersen (Rosalinde), Anne Prohaska (Adele) ©Wilfried Hösl

Justement, depuis qu’Abbado voulait en faire sa Lulu qu’il n’a pas faite hélas, Anna Prohaska ne m’a jamais vraiment convaincu, encore dernièrement dans l’Alcina d’Aix (Morgane) et le Rosenkavalier de Baden-Baden où elle était une Sophie sans relief vocal aux côtés d’Harteros.
La voix ici convient en revanche parfaitement, le personnage est juste, très bien joué, avec l’exagération voulue, les mignardises exigées, la touche de vulgarité, aussi quelquefois l’élégance; c’est surtout vocalement impeccable (son air d’entrée) . C’est elle qui est la plus convaincante et qui remplit la scène d’une manière remarquable.

Michaela Salinger (Orlofsky) ©Wilfried Hösl
Michaela Salinger (Orlofsky) ©Wilfried Hösl

Michaela Selinger est un vrai personnage sur scène, j’ai écrit plus haut qu’elle était à mi chemin entre Michael Jackson et la famille Addams, avec cette ambiguïté sur le travestissement qui nous emmène loin de Fassbaender ou de Resnik, mais qui pose un Orlofsky particulier et finalement intéressant. Mais vocalement elle ne réussit pas à s’imposer, la voix reste petite, et n’a pas la profondeur voulue ni la largeur, c’était évident pour moi dans Im Feuerstrom der Reben où la voix n’a pas l’épaisseur suffisante pour porter l’ensemble. Il faudrait aujourd’hui une Elisabeth Kulman, ou une Sophie Koch, ou peut-être explorer un contre ténor (Jochen Kowalski l’a fait).
Edgaras Montvidas, est un ténor que j’ai apprécié aussi bien dans Lenski (à Lyon et Munich) que dans Le Rossignol de Stravinski (Lyon), ténor élégant, avec une belle projection et une voix claire, il est à sa place dans ce rôle de ténor ténorisant, aussi bien dans le vaudeville du premier acte (où il ouvre l’opérette) qu’au troisième où il est en prison par galanterie; pour passer le temps et tromper l’ennui il esquisse quelques airs du répertoire dont un nessun dorma qui fait beaucoup rire. Il remporte un bon succès, dans ce rôle de complément indispensable à l’action, mais musicalement plus modeste.

Acte III, Eisenstein (Bo Skhovus) et Frank (Christian Rieger) ©Wilfried Hösl
Acte III, Eisenstein (Bo Skhovus) et Frank (Christian Rieger) ©Wilfried Hösl

Michael Laurenz, ex-trompettiste du Gustav Mahler Jugendorchester, est passé de la trompette au chant, comme Klaus Florian Vogt et il est ici l’avocat Blind, très « caractériste » qui a quelque chose du Basilio de Nozze di Figaro, plus marquant ici pour le personnage qu’il incarne sur scène que pour la voix (il est vrai qu’on ne l’entend guère que dans les ensembles), tandis que Christian Rieger, qui appartient à la troupe de Munich est vraiment excellent en Frank, directeur de la prison, aussi bien scéniquement que vocalement.
J’ai dit mes doutes sur la chorégraphie de Alan Brooks qui ne me semble pas vraiment adaptée, mais pas le chœur rompu à cette œuvre dirigé par Sören Eckhoff, vraiment magnifique, aussi bien dans les ensembles puissants de l’acte II que dans les parties plus lyriques ou plus retenues, voire poétiques.
L’orchestre est lui aussi rompu à cette œuvre traditionnelle du répertoire germanique, et il a sonné d’une manière exemplaire, dans aucune scorie, avec un raffinement dans les parties plus solistes qui faisaient entendre une partition qu’on nous invitait à redécouvrir. Aussi bien dans les parties les plus rapides, et le train était d’enfer que les plus lyriques, il sonnait merveilleusement dans la salle du Nationaltheater.
Mais bien sûr, last but not least, le motif du voyage était pour moi Kirill Petrenko, dans une œuvre où sa présence en tant que GMD est nécessaire et traditionnelle, mais où on ne l’attend pas forcément, vu le répertoire jusque là embrassé à Munich. D’ailleurs, comme je l’ai dit, on hésite à faire le voyage pour une Fledermaus. Mais les absents ont eu tort, grand tort.
Ce fut une direction musicale inoubliable,  un moment de grâce; ce fut incroyable, oui incroyable de rythme, de dynamisme; il y avait dans ce travail du feu, il y avait du lyrisme et il y avait surtout une joie phénoménale. À l’évoquer, l’émotion m’étreint comme elle m’a étreint lors de l’exécution de l’ouverture, qui m’a arraché un cri d’enthousiasme : elle explose d’abord avec une force incroyable, puis immédiatement le raffinement et la légèreté, et même quelques surprises (un hautbois au son un peu rugueux, comme émergé d’un quelconque sabbat) et tout le temps, une clarté, une fluidité, une finesse inouïes : comment expliquer que je n’avais jamais perçu cette œuvre avec cette profondeur, jusqu’à des phrases de contrebasses jamais entendues, jusqu’aux percussions qui vivent, qui dansent et qui ne « frappent » pas. Petrenko nous montre une construction, une composition, une œuvre enfin, qui ne laisse pas de nous étonner. Oui, cette ouverture est phénoménale, il n’y pas d’autre mot…tout comme tout le final du second acte, et notamment la polka, emmenée à un rythme infernal, oui infernal, étourdissant comme jamais, une incroyable fête musicale qui donne le tournis et qui laisse cloué sur place.
Mais ce ne sont pas seulement ces moments attendus qui ravissent: il y a la délicatesse inouïe de l’accompagnement, le lyrisme de certains ensembles, le rendu cristallin de certains passages plus retenus, plus poétiques, et aussi l’évocation d’autres moments très donizettiens (eh oui), ou certains lointains souvenirs de Rossini (encore et toujours lui). La manière dont Petrenko dirige cela fait émerger toute une tradition et toute une culture musicales, certes viennoises, mais qui transcende les identités traditionnelles (Rossini était fort populaire à Vienne dans les années 1850), toute une épaisseur sensible à laquelle cette musique universellement connue ne nous avait pas habitués, ou que nous n’étions pas habitués à entendre ; les ensembles, scandés comme dans l’opéra italien (il m’a rappelé la manière enivrante dont il a emporté l’ensemble final du premier acte de Lucia di Lammermoor), le dynamisme explosif, et communicatif  ont montré avec quelle virtuosité il  a réussi à tout faire tenir ensemble, avec quel fabuleux entrain il a emporté  l’orchestre, et surtout quelle joie très détendue il affichait au pupitre. Je vais peut-être un peu étonner mais jamais comme ce soir l’évidence d’entendre un des plus grands chefs du jour ne m’avait à ce point ébloui, aveuglé, assailli, et les conversations à l’entracte confirmaient la stupéfaction de tous : on s’attendait bien sûr à une magnifique performance, mais on a eu plus : le ciel s’est ouvert.
Comment s’étonner alors que toute la presse a évoqué Carlos Kleiber dans la manière dont il a entraîné l’orchestre et dont il a rendu à cette œuvre profondeur musicale et authentique noblesse, en en gardant toute la saveur, toute la gaieté, toute l’émotion aussi, et surtout tout le naturel!
Alors, c’est vrai, la production est bancale. Il est vrai aussi que la distribution, de bon niveau, n’était peut-être pas celle qu’une telle direction musicale exigeait . Ce soir le Verbe était dans la fosse, la verve était dans la fosse, la magie était dans la fosse, la folie était dans la fosse, et nous, nous étions collés au fauteuil, bouleversés par ce moment aux intenses vibrations, et tourneboulés par ce qu’on entendait, que dis-je entendait, découvrait. [wpsr_facebook]

Acte II, final ©Wilfried Hösl
Acte II, final ©Wilfried Hösl

 

 

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: DIE GÖTTERDÄMMERUNG DE RICHARD WAGNER le 13 DÉCEMBRE 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; Ms en scène: Andreas KRIEGENBURG)

Voyage de Siegfried (Lance Ryan) sur le Rhin ©Wilfried Hösl
Voyage de Siegfried (Lance Ryan) sur le Rhin ©Wilfried Hösl

C’était le cinquième Götterdämmerung dirigé par Kirill Petrenko que je voyais cette année (deux à Munich, trois à Bayreuth) et par ailleurs le troisième[i] dans cette production découverte en janvier 2013:  un Götterdämmerung dirigé par Kirill Petrenko ne se rate pas, même dans une production désormais rodée, vue et revue, mais dont l’intelligence et la justesse ne lasse jamais, qui en fait probablement la production la meilleure du Ring aujourd’hui, et de Götterdämmerung en particulier. Cinq fois Petrenko dans la même œuvre, et ce fut encore différent, car il est de la race des chefs qui ne se répètent jamais et qui vous emmènent toujours ailleurs.
J’ai longuement rendu compte de cette production plusieurs fois, et je n’infligerai pas une analyse déjà développée, j’en rappelle seulement les éléments principaux. Andreas Kriegenburg souligne l’aspect parabolique de cette histoire, qui commence dans le mythe et finit dans le monde, qui commence par le mensonge et finit par le mensonge, qui commence par le refus de l’amour et finit en rédemption par l’amour. Kriegenburg en fait une fable où triomphe une humanité solidaire, après avoir traversé la ruse (Rheingold), la raison d’Etat (Walküre), le conte (Siegfried).  On se souvient que la mise en scène utilise pour ses tableaux des dizaines de figurants justement figurant le Rhin, les arbres, la forge, et plus généralement tous les lieux de l’histoire. Götterdämmerung abandonne ces images pour tomber dans l’hyperréalisme du monde, les Nornes évoluent au milieu d’un groupe de réfugiés radioactifs post-Fukushima (le monde est donc déjà mort ou quasi) Siegfried et Brünnhilde chantent leur duo d’amour initial dans un espace encore imagé (le Rhin fait de figurants, encore une fois dans « Le voyage de Siegfried sur âme Rhin »), puis Siegfried, qui ignore le mensonge et la tromperie tombe dans un monde où il est perdu, où il est ignoré, dans la foule anonyme d’employés qui courent partout au milieu d’un espace déshumanisé, un outlet de mode fait de verre et de métal, où la seule loi est le profit (le mot Gewinn est projeté à satiété) et dont les chefs ne vivent que d’alcool et de jouissance sexuelle exercée sur le petit personnel.

Cocktail..pas bon Siegfried (Lance Ryan), Hagen (Hans-Peter König), Gunther (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl
Cocktail..pas bon Siegfried (Lance Ryan), Hagen (Hans-Peter König), Gunther (Markus Eiche) ©Wilfried Hösl

Siegfried n’est pas préparé, découvre les habitudes étranges de ce petit monde gavé (les cocktails par exemple) et à la faveur du filtre préparé par Hagen découvre aussi la femme merveilleusement incarnée dans la Gutrune de Anna Gabler, prodigieuse actrice, la meilleure Gutrune scénique possible. Siegfried victime d’un monde qui n’est pas le sien, trompé et puis trompeur, emmêlé dans les mensonges et les contradictions (vol de l’anneau à Brünnhilde), finit misérablement.
Dans ce monde pourri jusqu’à la moëlle (le nôtre ?), Hagen et Alberich ne sont pas les pires qui après tout cherchent à récupérer leur bien, et méprisent ces petits êtres politicards et jouisseurs que sont les Gibichungen.

Image finale, Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl
Image finale, Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl

Au final, Brünnhilde rétablit l’ordre du monde perverti par l’or. Reste sur scène Gutrune, qui a tout perdu, richesse, puissance, Siegfried, Gunther son frère et qui se retrouve seule au milieu des ruines de ce monde factice, mais qui est récupérée par l’humanité pure du début de l’histoire (Rheingold) qui l’entoure et forme une grande fleur blanche qui est l’espoir d’un avenir plus radieux.
Andreas Kriegenburg nous raconte une grande, terrible, mais belle histoire, par une vraie lecture qui en épouse parfaitement la dramaturgie, et qui laisse une trace incroyable chez le spectateur. A chaque vision, on retrouvre l’intelligence du propos, l’ironie de la lecture des personnages, quelquefois même l’humour, et toujours la très grande humanité d’un regard à la fois juste et tendre. Je l’affirme encore une fois, c’est la plus grande mise en scène du Ring aujourd’hui, sans aucun contredit possible. Castorf a une lecture d’une profondeur et d’une froideur impitoyable, une lecture destructrice et pessimiste, qui refuse le conte et le rêve, et c’est un choc, mais Kriegenburg, qui lit le monde de la même manière, reste ouvert sur un possible avenir, et son optimisme et son sourire ne quittent pratiquement jamais la scène, et cela n’a pas de prix par les temps qui courent, qui montrent chaque jour la vérité prophétique de la lecture wagnérienne.
Alors, on allait à ce Crépuscule, parce qu’un Wagner à Munich « la seconde Maison » ne se refuse pas, parce que Petrenko dans Wagner ne se refuse pas, et parce qu’on ne se lasse pas des grands spectacles.
La distribution proposait dans les deux rôles principaux Lance Ryan, jeté de Bayreuth dans les conditions qu’on sait, pour la première fois dans cette production (de Götterdämmerung) et Petra Lang dont la Brünnhilde est pour le moins discutée.
Pour le reste de la distribution, que du lourd, mais bien des nouveaux, Markus Eiche en Gunther, Hans-Peter König en Hagen, Anna Gabler en Gutrune, Christopher Purves en Alberich, Michaela Schuster en Waltraute et les filles du Rhin et les Nornes magiques, faites pour partie d’éléments de la troupe (Eri Nakamura, Okka von der Damerau par exemple) et donc somptueuses.
Lance Ryan fut un très grand Siegfried, il le fut à ses débuts dans le rôle, à Karlsruhe, il le fut il y quelques années à Valencia, il le fut moins à Bayreuth. Mais  il y a quelques années comme aujourd’hui, il est un acteur prodigieux de vérité et d’engagement, et d’intelligence et de générosité. Et ce soir, il a été un grand Siegfried, scéniquement et vocalement.
Car le problème de Lance Ryan, c’est le timbre : un timbre nasal, très ingrat quand il est fatigué et très désagréable avec des sons à la limite du supportable. Mais quand il est en forme, les choses passent bien, grâce à un sens de la couleur exceptionnel, un sens de la parole, et une capacité à tenir des notes, à varier les facettes de sons, et une voix juvénile et claire qui convient parfaitement au personnage.
Son premier acte fut exceptionnel à tous points de vue, naïveté, violence, brutalité, puissance, présence incroyable. Plus fatigué dans le deuxième acte où certaines notes passaient mal, il a été phénoménal dans un troisième acte en tous points exceptionnel pour tous. Au total, il a vraiment été convaincant et il y a longtemps qu’on ne l’avait pas entendu dans une telle forme.

Petra Lang (Brünnhilde) ©Wilfried Hösl
Petra Lang (Brünnhilde) ©Wilfried Hösl

Petra Lang qui a une voix immense chante Ortrud à tous les étages, quel que soit le rôle (ce sera sans doute étrange dans Isolde l’an prochain à Bayreuth). On connaît ses qualités d’engagement vocal, on connaît aussi les défauts qui en découlent quelquefois : une voix pas toujours stable, souvent de lourds problèmes de justesse, des sons manquant de propreté. En bref, une chanteuse engagée et enflammée, mais avec des risques permanents de dérapage.
Honnêtement, sa Brünnhilde en ce 13 décembre n’a pas démérité : elle a été prodigieuse au premier acte, aussi bien dans sa scène avec Siegfried que dans celle avec Waltraute, et vraiment convaincante, engagée, vocalement sans failles au deuxième acte; elle a un peu payé cet engagement à 100% dans un troisième acte moins réussi, même si correct (mais pas au-delà). Ce fut quand même sans conteste un de ses meilleurs soirs, je ne l’ai jamais entendue aussi émouvante, notamment au premier acte. Je sais qu’elle n’est pas très appréciée et que certains lecteurs afficheront leurs doutes, mais en chant, les choses ne sont jamais définitives et Petra Lang ce soir fut une grande artiste, estimable, touchante, incroyablement engagée.
Hans-Peter König est un Hagen humain. Il a cette chaleur dans la voix qui fait que même dans les pires des rôles (Hunding..) il conserve un espace pour l’humanité. Et c’est pour cela qu’il me plaît. Il n’est pas un  Hagen tout d’une pièce fait de noir désir, il y a comme une lueur…la voix a aussi ce côté un peu rassurant : même si elle reste puissante et sonore elle est légèrement, très légèrement voilée, et la couleur n’est ainsi pas uniforme, plus subtile, plus travaillée. C’est vraiment une présence, et qui réussit à faire de Hagen un personnage intéressant, une sorte de perdant plein d‘espoir, un Hagen qui donne dans une sorte de subtilité à laquelle on n’est pas habitué tout en gardant une force peu commune.

Markus Eiche (Gunther) ©Wilfried Hösl
Markus Eiche (Gunther) ©Wilfried Hösl

La surprise (en est-ce une ?) vient de l’extraordinaire Gunther de Markus Eiche. On connaît la qualité de ce chanteur, mais il réussit là à composer un personnage de minable, sans être caricatural. Doué d’une diction exemplaire, d’une rare intelligence dans la manière de dire le texte, d’un jeu qui a su parfaitement épouser le désir du metteur en scène de faire de ce personnage une sorte de clown bête et méchant. La voix est parfaitement projetée et posée, puissante et claire; le personnage est composé à souhait dans sa bêtise et sa faiblesse. C’est un moment prodigieux que de le voir évoluer dans le style du jouisseur idiot, et quel musicien !
Christopher Purves est inhabituel dans ce rôle d’Alberich, on le voit plus dans des Britten (Balstrode). Alberich, jeune et puissant dans Rheingold, mûr et violent dans Siegfried, est vieilli et inquiet dans Götterdämmerung, même s’il reste le dernier à vivre, comme le soulignait Kupfer dans sa légendaire mise en scène de Bayreuth. Purves ne pourrait peut-être pas aussi bien réussir un Alberich de Rheingold,  mais dans Götterdämmerung, j’ai rarement, très rarement entendu un Alberich qui distillât le texte d’une manière aussi intelligente et aussi raffinée. Il est expressif, il est tout sauf histrion, tout sauf démonstratif, mais intérieur, mais ombrageux, voire émouvant. Une incarnation à laquelle on ne s’attendait pas, même si le chanteur est de qualité. Un Alberich qui sied à cet Hagen et qui fait de la scène initiale du deuxième acte un des grands moments musicaux et un des grands moments de théâtre (par la seule vertu du texte, d’un texte qui n’a jamais sonné aussi juste et aussi humain) de la soirée. Il est vrai que Petrenko accompagne la scène avec une subtilité et une tension inouïes. L’ensemble m’a frappé, car c’est une scène qui doit être à la fois très intérieure et paradoxalement spectaculaire. Elle l’était grâce à cette conjonction des astres.

Michaela Schuster (Waltraute) ©Wilfried Hösl
Michaela Schuster (Waltraute) ©Wilfried Hösl

Michaela Schuster est une chanteuse valeureuse et engagée, elle a été une Waltraute exceptionnelle, par la diction d’abord, avec un texte mâché, digéré, sculpté, dit avec une expressivité rare, avec un volume immense et contrôlé à la fois, et avec une présence incroyable, donnant à la Brünnhilde de Petra Lang une réplique vibrante, enflammée, douloureuse et faisant de cette scène attendue entre toutes un des sommets de la soirée qui en compta décidément beaucoup.

Siegfried (Lance Ryan) et Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl
Siegfried (Lance Ryan) et Gutrune (Anna Gabler) ©Wilfried Hösl

Anna Gabler a été Gutrune, bête comme une oie, mais ondoyante, mais séduisante, mais amoureuse aussi, et émouvante dans sa manière de ne rien comprendre à ce qui est mis en jeu. Il faut la voir se balancer sur son cheval de bois en forme d’Euro dans sa robe rouge monumentale pour comprendre qui elle est.  Mais là où elle devient exceptionnelle, voire mythique, c’est au troisième acte, défaite, déchirante, en larmes (elle avait les yeux mouillés aux saluts), avec une voix bien plus présente qu’en mars dernier, de cette puissance rauque et désespérée qui saisit le spectateur dans la scène finale. Faire de Gutrune un tel personnage, c’est tout simplement immense.
Magnifiques les trois Nornes d’Anna Gabler justement, Okka von der Damerau et Helena Zubanovitch, retenues, profondes, inquiétantes et tragiques et prodigieuses les trois filles du Rhin qui font vivre un moment suspendu, dans une scène si saisissante, au milieu des convives dormant après la fête, ivres morts. Il est vrai qu’Angela Brower, Eri Nakamura et Okka von der Damerau sont des piliers fabuleux de la troupe de Munich : elles réussissent à la fois à donner une vision d’ensemble, chorale, et une caractérisation individuelle. Grand moment, où Lance Ryan leur donne une réplique d’une vérité saississante.
On a déjà bien compris  que c’est une soirée exceptionnelle qui a été vécue, que le chœur dirigé par Sören Eckhoff imposant et phénoménal de volume, a rendu encore plus mémorable. L’habileté de la disposition sur toute la hauteur du décor, les masses en jeu, l’urgence de l’interprétation, tout cela couronne l’ensemble du plateau. Oui, Munich est bien la seconde maison de Wagner, voire quelquefois la première.

Kirill Petrenko dirigeant Götterdämmerung ©Bayerische Staatsoper
Kirill Petrenko dirigeant Götterdämmerung ©Bayerische Staatsoper

Car Kirill Petrenko est en fosse, détendu, souriant, attentif à tout, une sorte de Shiva de l’orchestre où chaque regard, chaque mouvement, chaque main, chaque doigt, est au service d’une intention, d’un signe, très rassurant pour les musiciens et les chanteurs qu’il guide avec une précision, une énergie et un sens dramatique exceptionnels. Il l’avait dirigé dans cette même fosse le printemps dernier un peu plus chambriste, à Bayreuth en collant un peu plus à chaque parole, à chaque dialogue, comme faisant du théâtre musical, alors qu’il fait ce soir de la musique de théâtre, c’est à dire qu’il propose une vision plus tendue, plus dramatique, plus spectaculaire, avec une clarté incroyable dans le son de l’orchestre, avec un son cristallin et presque kaléidoscopique, même si quelques scories des cuivres viennent déranger ce magnifique ordonnancement, mais un volume, mais une expansion, mais un relief encore jamais atteints. Cela reste prodigieux, cela reste phénoménal, cela reste unique : la tension qu’il met, la joie visible de diriger, l’engagement rendent l’auditeur comme hypnotisé, comme magnétisé par cette musique qui semble tomber de partout, qui semble envahir tout l’espace, torche vivante presque cosmique.
Les dernières mesures, déchainées et en même temps retenues, qui accompagnent la vision de cette Gutrune esseulée et désespérée de douleur, prennent alors à la gorge, et il faut quelques minutes pour s’en remettre et s’adonner aux applaudissements triomphaux. Triomphe pour tous, délire pour Kirill Petrenko.

Quant à moi, j’attends avec confiance le prochain Götterdämmerung munichois ou le prochain Ring dans cette production car on ne s’en lasse pas. Après un Ange de Feu exceptionnel la veille, ce Götterdämmerung couronne un week end qui confirme le théâtre munichois comme le leader incontesté du monde lyrique européen, voire mondial. Que les autres en prennent de la graine.[wpsr_facebook]

[i]
Janvier 2013 (http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=5005)
Mars 2015 (http://wanderer.blog.lemonde.fr/?p=10363)

Acte II ©Wilfried Hösl
Acte II ©Wilfried Hösl