SALZBURGER FESTSPIELE 2015: DER ROSENKAVALIER, de Richard STRAUSS le 23 AOÛT 2015 (Dir.mus: Franz WELSER-MÖST; Ms en scène: Harry KUPFER)

Merveilleuse entrée d'Octavian, acte II © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Merveilleuse entrée d’Octavian, acte II © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Ayant rendu compte l’an dernier de cette production dans les détails (voir ce blog) je ne répéterai pas ce que j’ai à l’époque souligné de la mise en scène de Harry Kupfer, qui vient d’avoir 80 ans il y a deux semaines. Non seulement une mise en scène élégante qui peut plaire à tous : il y a à voir un magnifique décor et de somptueuses vidéos, mais aussi et surtout une gestion des espaces et un travail sur l’acteur d’une précision et d’une intelligence exceptionnelles. Il y a dans ce travail un vrai « naturel » (du naturel comme au théâtre évidemment) tel que Diderot le rêvait dans « Le paradoxe sur le comédien », c’est à dire un travail millimétré, au pas près, au petit geste près (ah, cette Sophie mettant son index entre les dents, comme gênée, enfantine, lorsqu’elle rencontre Octavian). Il y a aussi une réussite évidente dans le rapport à l’espace, avec sa monumentalité exagérée, non dépourvue de grandeur, qui écrase les personnages dans le « wienerisch ». En bref, cette mise en scène est un modèle de raffinement et de justesse dans la peinture des ambiances et personnages (Faninal…et surtout Ochs, pris à revers de la tradition grâce à un Günther Groissböck bluffant).

Silvana Dussman (Jungfer Marianne Leitmetzerin), Golda Schultz (Sophie), Sophie Koch (Octavian) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Silvana Dussman (Jungfer Marianne Leitmetzerin), Golda Schultz (Sophie), Sophie Koch (Octavian) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

J’ai déjà décrit l’an dernier ma longue fréquentation des Rosenkavalier de légende, dont celui-ci aurait pu faire partie sous certaines conditions. Mais il fera partie de ma galerie des spectacles aimés, qui ont justifié ma volonté de le revoir cette année, d’autant que le maillon faible de l’an dernier, Mojka Erdman, était substitué cette année par Golda Schultz, une merveilleuse chanteuse sud-africaine qui a rendu à Sophie ses lettres de noblesse (enfin, une noblesse de Faninal, c’est à dire de raccroc).

Acte I, chanteur italien © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Acte I, chanteur italien © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

On retrouve presque toute la distribution de l’an dernier, et notamment les petits rôles, dont seul le chanteur italien de Andeka Gorrotxategi, nouveau venu, provoque quelques doutes: la voix passe mal, projette mal et surtout n’a pas la couleur claire que la partie exige pour trancher avec l’ambiance et être vraiment évocatoire. On est en droit d’exiger que Salzbourg puisse choisir un chanteur italien de haut lignage: Francesco Meli, présent au Festival eût pu merveilleusement remplir ce rôle. Les autres rôles sont tous magnifiquement tenus, l’excellent Tobias Kehrer en Polizeikommissar, la Jungfer Marianne Leitmetzerin bien plantée de Silvana Dussmann, le joli couple Annina (excellente Wiebke Lehmkuhl) et Valzacchi (plus pâle Rudolf Schasching), et même le Leopold de Rupert Grössinger, rôle muet mais très présent dans la mise en scène.

Acte III © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Acte III © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Dans l’ensemble, les chanteurs ont gagné en sveltesse (comme on dit en italien) c’est à dire en aisance et en naturel dans la manière de chanter : c’est très évident en ce qui concerne Krassimira Stoyanova, tout aussi poétique, délicate, mais plus déliée, plus vraie en scène. C’est une Maréchale d’une rare élégance au chant d’un raffinement extrême que la fréquentation du bel canto amplifie encore, tout est contrôlé mais l’expressivité a gagné en naturel et même en présence. C’est vraiment une très grande performance que cette entrée dans le répertoire germanique, mais elle m’a confié avoir renoncé à Eva à Bayreuth pour se préserver encore quelques années pour les rôles de bel canto. Elle retarde son entrée réelle dans le grand répertoire allemand. À noter un détail de mise en scène qui a son importance : la Maréchale de Kupfer est désormais du 1er au dernier acte vêtue de blanc, le costume du dernier acte qui la rendait un peu « dame mûre » est remplacé par une robe et une cape blanches, qui rend son apparition à l’acte III celle d’un Deus ex machina, porteuse d’une certaine pureté et d’une certaine noblesse et surtout qui en fait immédiatement le centre des regards : la comparaison des photos d’une année à l’autre est parlante.

Sophie Koch avec sa voix affirmée, sa belle maîtrise du dialecte viennois, son aisance en scène, est évidemment un Octavian de très grand niveau, d’autant que sa voix puissante en fait la seule du plateau capable de résister au volume démesuré imposé par l’orchestre. Il lui manque toujours cependant cette capacité innée à émouvoir, une capacité qu’avait par exemple une Troyanos dès sa première apparition. Elle reste un peu froide pour mon goût, un peu trop « jouée », mais c’est un détail.

Sophie (Golda Schultz) et Octavian (Sophie Koch), acte III © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Sophie (Golda Schultz) et Octavian (Sophie Koch), acte III © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

La Sophie de Golda Schultz possède cette capacité et cette fraîcheur qui font les grandes Sophie : elle irradie en scène. La technique vocale et certains sons ne sont pas sans rappeler Lucia Popp, dont elle a un peu le physique, même si elle manque encore de volume (il faudrait l’écouter avec un chef moins envahissant). En tous cas, son deuxième acte est vraiment magnifique et fait basculer le plateau, déséquilibré l’an dernier à cause de l’inexistence de Mojka Erdman (qui a enregistré le DVD…). Il y a là timidité, délicatesse, jeunesse, et du point de vue du chant un beau contrôle, une belle technique lisible dans le duo de la rose, dans la mise en scène magique de ce moment réglée par Harry Kupfer.
Adrian Eröd prête son élégance vocale à Faninal, un rôle habituellement représenté avec une sorte de distance ironique (le bourgeois « gentilhomme »). Eröd réussit toujours à donner aux rôles qu’il incarne (c’était vrai dans Beckmesser à Bayreuth) un certain raffinement. La voix n’est pas très grande (un vrai handicap ici au vu de la direction musicale), mais grâce à la technique, à l’émission et à la projection, et surtout à l’intelligence, cela n’est pas vraiment gênant.

Ochs 5Günther Groissböck) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Ochs (Günther Groissböck) et Octavian (Sophie Koch) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Il reste l’absolu triomphateur de la soirée, Günther Groissböck, qui révolutionne la vision qu’on peut avoir de Ochs, revenant aux fondamentaux de ce qu’écrivait Hoffmannsthal sur le personnage. Ochs n’est pas un gros aristocrate vulgaire, mais un homme jeune et élégant, simplement éloigné de l’ambiance policée de Vienne. Il en arrive même à être émouvant au troisième acte tellement il est perdu. Groissböck, habitué aux brutes, propose ici une interprétation complexe, jamais vulgaire, mais toujours au bord…et avec une vraie séduction presque donjuanesque. C’est une composition magnifique qui désormais va sans doute coller à sa carrière : il sera Ochs à Munich l’été prochain avec Kirill Petrenko, aux côtés d’Anja Harteros, Hanna Elisabeth Müller, et Daniela Sindram ; il ne faudra pas le (les?)manquer.

Trio final © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Trio final © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Avec un plateau pareil, et dans un lieu pareil, seuls les Wiener Philharmoniker peuvent défendre la partition, l’une des plus emblématiques du Festival. Ils sont tout simplement prodigieux, avec des bois à se damner, des cordes chaudes, souples, qui émettent des sons hallucinants, presque incroyables . Même les cuivres qui quelquefois y laissent quelques plumes furent ce soir-là sans aucune scorie. Ce fut comme un enchantement, avec un son, une netteté, une précisions uniques. Un océan de sublime.
On aurait aimé que cette perfection et ce plateau fussent néanmoins accompagnés par une direction qui entraînât cette production dans la légende.
Mais Franz Welser-Möst, qui est un chef remarquable de technique et de précision n’arrive jamais à « décoller » ou du moins à effleurer les sphères de l’émotion. Et dans Rosenkavalier, c’est délétère car sans émotion ni frémissement dans l’orchestre, la construction s’écroule. Sa direction est une mécanique de précision, froide comme une Rolex en vitrine, rien ne palpite et rien n’a de vie intérieure : aucun murmure, aucune sève, aucun sang dans ce travail pourtant parfait, de cette perfection glaciale des monuments magnifiques et inhabités.
Et imposant un volume trop important, il empêche souvent d’entendre vraiment les chanteurs (Schultz, Stoyanova et même quelquefois Groissböck), et l’émotion même du plateau s’efface, car les chanteurs doivent veiller d’abord à surpasser le volume de la fosse, ce qui empêche parfois de percevoir les couleurs, les nuances et les délicatesses diverses des uns et des autres. Ainsi non seulement la direction est froide, mais en plus elle est un obstacle à l’épanouissement réel du plateau. C’est encore plus vrai cette année que l’an dernier, parce que cette année grâce à Golda Schultz la distribution est équilibrée et impeccable, parfaitement en place et d’une grande sensibilité. J’avoue ne pas comprendre cette option. Franz Welser-Möst est un chef très estimable et qui plus est un straussien de référence : sans doute l’ivresse d’avoir retrouvé les Wiener Philharmoniker qu’il a quittés avec fracas lorsqu’il a abandonné ses fonctions de GMD du jour au lendemain à Vienne a provoqué en lui cette excessive confiance dans les effets sonores, et seulement les effets sonores, en oubliant que ce qui fait la réussite d’un Rosenkavalier, c’est l’alliance du symphonisme et de la délicatesse, du raffinement et surtout de l’émotion. Et l’absence d’émotion ruine le sentiment d’ensemble.
Ce fut donc un beau Rosenkavalier, mais le trépied direction/mise en scène/plateau n’en avait que deux, et nous y laissons de vrais regrets.[wpsr_facebook]

Rosenkavalier, acte III © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Rosenkavalier, acte III © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

SALZBURGER FESTSPIELE 2015: IPHIGÉNIE EN TAURIDE, de C.W.GLUCK le 22 AOÛT 2015 (Dir.mus: Diego FASOLIS; Ms en scène: Patrice CAURIER & Moshe LEISER)

Image finale © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Image finale © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Gluck n’est pas un familier de Salzbourg. Une seule production d’Orfeo ed Euridice en 2010 depuis la création du festival et cette Iphigénie en Tauride est la seconde œuvre mise au programme, grâce au Festival de Pentecôte et à sa directrice artistique Cecilia Bartoli. Si Orfeo avait été dirigé par Riccardo Muti, un nom qui suffit à drainer quelques foules, Cecilia Bartoli, Rolando Villazon et Christopher Maltman sont les porte-drapeaux d’une production dirigée par un chef à peu près inconnu du grand public salzbourgeois, Diego Fasolis,  spécialiste du répertoire baroque qui a longtemps été parmi les chefs “de niche”  assez discrets du marché.
Depuis que Cecilia Bartoli dirige le Festival de Pentecôte, traditionnellement dédié au répertoire baroque depuis sa création en 1998 (aux temps de Mortier), elle a une ligne précise, s’appuyant sur des metteurs en scène amis (Patrice Caurier/Moshe Leiser qui presque chaque année depuis 2012 ont mis en scène un opéra où elle a chanté). Les productions sont portées par le nom de Bartoli dans un répertoire a priori peu familier du public.
L’an prochain en revanche, le programme change car pour la première fois on va quitter les rivages baroques pour ceux du musical : Cecilia Bartoli sera Maria de West Side Story, dirigé par Gustavo Dudamel avec le Simón Bolívar Symphony Orchestra of Venezuela, l’ex Orchestre des jeunes. Le Sistema vénézuélien, depuis le succès mondial, a restructuré ses orchestres « d’exportation » en un orchestre de jeunes qui joue actuellement à Milan et un orchestre de jeunes adultes qui jouera à Salzbourg dans un Festival de Pentecôte tout dédié à Roméo et Juliette, puis qu’on y verra aussi bien ce West Side Story (mise en scène Philip Wm. McKinley) qui semble être une grosse opération commerciale (Producteur américain), une soirée concertante, Giulietta e Romeo (créé à la Scala en 1796) de Nicola Antonio Zingarelli (avec Franco Fagioli) et le fameux ballet Romeo et Juliette de John Cranko avec les forces du Stuttgarter Ballett et l’orchestre du Mozarteum.
Traditionnellement aussi la production de Pentecôte est coproduite avec le Festival d’été, ce fut le cas de Giulio Cesare, de Cenerentola, de Norma et de la présente production d’Iphigénie en Tauride créée à Pentecôte 2015.
Coup évidemment médiatique, il serait bien surprenant que West Side Story ne soit pas au programme de l’été, vu les coûts probables et le goût de Bechtolf pour le musical vérifié cette année avec des fortunes diverses pour Die Komödie der Irrungen de Shakespeare et Mackie Messer, ein Salzburger Dreigroschenoper.

Iphigénie en Tauride (1779) n’est pas une œuvre facile, avec sa dramaturgie problématique, essentiellement fondée sur la déclamation et un opéra sur l’attente: attente de révélation d’identité, attente de la mort. Gluck y invente une nouvelle vision de l’espace tragique à l’opéra, abandonnant les feux d’artifice vocaux qui ravissaient (et ravissent encore) le public. Ici règnent la diction, l’expressivité du discours, la profondeur psychologique, ici règnent les forces intérieures.
Cecilia Bartoli, qui a construit sa carrière sur les acrobaties vocales et les agilités stratosphériques, affronte ici pour la première fois un auteur qui les refuse. Pour son premier Gluck, elle a fait appel à Patrice Caurier et Moshe Leiser, avec qui elle a déjà fait Giulio Cesare et Norma. Fidèle à son habitude, elle appelle un chef reconnu dans l’univers des baroqueux, le suisse Diego Fasolis, originaire du Tessin, et son orchestre fondé dans les années 50 par Edwin Löhrer (Società cameristica di Lugano), qui a très tôt exploré le répertoire baroque, et qui a pris le nom de I Barocchisti.
La représentation a lieu à la Haus für Mozart, salle idéale pour ce type de répertoire, pour mieux entendre les voix, avec un bon rapport scène-salle. C’était le « Kleines Festspielhaus» qui a pris le nom de Haus für Mozart en 2006 quand il a été décidé de restructurer la salle et lui ajouter quelques 200 places à l’occasion de l’année Mozart (enfin, l’une des multiples années Mozart). Je ne suis pas sûr que l’opération ait été si bienvenue.
C’est dans cette salle que Cecilia Bartoli chante la plupart du temps. La chanteuse qui connaît sa voix et ses limites chante essentiellement dans des salles moyennes comme Zurich.
J’ai exprimé depuis longtemps dans ce blog mes préférences pour une interprétation de Gluck avec un orchestre « ordinaire ». J’ai entendu à la Scala Riccardo Muti diriger Alceste, Orfeo, Ifigenia in Tauride, j’en ai de bons souvenirs avec un orchestre d’instruments modernes. Je trouve qu’il y a une grandeur à cette musique qui sied bien au son d’un orchestre moderne et ma foi je ne refuse pas un Gluck berliozien.
Plutôt que de tourner Gluck vers le passé, l’idée d’en faire une « musique de l’avenir » avec les sons de l’avenir ne me déplaît pas.
L’orchestre est dirigé avec précision et netteté par Diego Fasolis, il y a de beaux moments aux bois notamment (magnifique basson !), mais le dosage du son m’est apparu un peu erratique. La fosse va sous le dispositif scénique, et les premières mesures de l’ouverture sont à peine audibles et presque étouffées, même si elles ménagent un effet évident avec l’explosion du fortissimo évoquant l’orage et la tempête. Mais dans l’ensemble, l’orchestre est très discret, trop discret pour mon goût, avec un son grêle et un équilibre scène/fosse qui me semble beaucoup trop favoriser la scène. Bien des effets, bien des beautés, bien des moments forts de cette musique nous échappent. Ainsi on a l’impression que c’est le plateau qui conduit le bal et que l’orchestre ne fait qu’accompagner voire suivre.

Le dispositif © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Le dispositif © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Un plateau gris, triste, à l’abandon : l’idée d’exil d’Iphigénie loin de Mycènes est rendue par l’ambiance d’une salle où sont réunies des réfugiées, des prisonnières (on dirait les derniers moments de Dialogues des Carmélites de Poulenc) : lits de fer, petit lavabo dans un coin en hommage (?) à Malgorzata Szczęśniak, la décoratrice de Krzysztof Warlikowski, qui en avait placé un dans un coin du décor de l’Iphigénie en Tauride parisienne et dans d’autres productions. Mais nous sommes loin du somptueux dépouillement de Warlikowski : cette ambiance grise, cette quasi absence de décor, ne sont pas vraiment habitées par une mise en scène riche en idées comme furent celles de Norma ou de Giulio Cesare : au dépouillement musical correspond un dépouillement scénique qui laisse aux protagonistes l’initiative, car même la conduite d’acteurs m’est apparue assez pauvre, ou plutôt laissée à l’initiative des chanteurs : on fait confiance à leur présence scénique et à leur sens du drame. Nous comprenons bien le propos : dans la volonté de donner une actualité sensible à la réalité tragique pour l’œil du spectateur, Caurier et Leiser envisagent la situation des réfugiés, des exilés dans un espace clos dont ils ne peuvent échapper. Ils ne savaient pas en mai que tout l’été serait marqué par la question des réfugiés, notamment en Autriche. Sans le savoir ils ont tapé dans le mille. Ainsi la dialectique du plus faible (Iphigénie) et du plus fort (Thoas), de l’oppressé et de l’oppresseur est-elle dès le départ posée, quand arrivent ces autres exilés, Oreste (Christopher Maltman) et Pylade (Rolando Villazon), condamnés à mort par Thoas dès leur arrivée .

Oreste (Christopher Maltman) et Pylade (Rolando Villazon)© Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Oreste (Christopher Maltman) et Pylade (Rolando Villazon)© Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Les personnages sont en fait habités par la nature même des chanteurs qui les incarnent plus que par des options de mise en scène: Oreste et Iphigénie, plus contrôlés et plus intérieurs (Maltman et par certains aspects Bartoli), Pylade, très expressif, très extraverti (Villazon) .
Quelques idées intéressantes cependant : le chœur (chœur de la Radio Suisse Italienne) est particulièrement concerné et paradoxalement plus « individualisé » et « caractérisé » que les personnages principaux.

Oreste (Christopher Maltman) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Oreste (Christopher Maltman) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Et évidemment tout le monde aura remarqué qu’au moment du sacrifice suprême, Christopher Maltman est déshabillé et apparaît entièrement nu sous le couteau d’Iphigénie, comme une statue de Kouros à l’antique. Une nudité dont il protège l’intimité avec ses mains, s’agenouillant et chantant dans une position évidemment très inconfortable, immobile, et sans appui physique pour projeter les notes. Effort physique important qui rend le personnage encore plus vulnérable et déchirant.
Il reste que dans l’ensemble, l’intrigue ne semble pas avoir inspiré les metteurs en scène, qui ont préféré en faire un grand exercice déclamatoire, voire spirituel, dans un espace clos et au total assez étouffant (comme doit l’être l’espace tragique) ce qui donne à l’apparition ultime de Diane, revêtue d’or et arrivant du fond de scène quand le lourd mur métallique qui ferme l’espace se fend, une plus grande singularité, comme l’irruption d’un Deus ex machina auquel on a des difficultés à croire et qui donne au final un aspect artificiel et convenu d’autant plus marqué (Diane assise au premier plan, genoux croisés, satisfaite…).
Musicalement, j’ai déjà signalé la performance remarquable du chœur de la Radio Suisse avec un magnifique chœur de femmes, intense, à la diction éblouissante et à la présence scénique tout particulière.
L’orchestre n’a pas malheureusement la même présence ni le même son. Certes, les moments les plus tendus sont assez bien dessinés, mais dans l’ensemble, même si on peut louer la précision et la justesse des instruments (ce qui n’est pas toujours évident avec des instruments anciens), c’est à mon avis la partie problématique de la représentation.
Du côté du chant, c’est autre chose. La Diane de Rebeca Olvera a la délicatesse et en même temps l’autorité voulue, dans un faux petit rôle, car il faut une jolie ligne de chant et une véritable assise vocale pour affronter cette courte partie, assez découverte.

Michael Kraus (Thoas) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Michael Kraus (Thoas) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Le Thoas de Michael Kraus, outre sa diction excellente et la clarté de son expression, a l’autorité et la projection mais aussi la touche de vulgarité nécessaire à ce rôle de méchant honni, notamment dans l’air célèbre « De noirs pressentiments, mon âme intimidée… » particulièrement réussi.

Rolando Villazon (Pylade) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Rolando Villazon (Pylade) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

On est heureux de revoir Rolando Villazon, dans un rôle qui lui permet sans trop de casse de s’affirmer encore comme le chanteur émouvant, engagé, très présent en scène que nous aimons. Son timbre particulier et un chant assez déchirant ont provoqué un vrai succès. Certains ont entendu une voix abîmée. Je sais que c’est désormais un lieu commun de lire ce genre de choses à chacune de ses apparitions. Très honnêtement, même s’il n’est pas un Pylade au style d’appellation d‘origine contrôlée (mais aucun des chanteurs du plateau ne l’est véritablement) il a dans sa voix une telle intensité, une telle présence, une telle couleur, (son air « Quel langage accablant pour un ami qui t’aime… Unis dès la plus tendre enfance… » est vraiment émouvant) et il est si engagé qu’on ne peut que saluer la performance : c’est une excellente idée que de l’avoir distribué dans ce rôle.

Scène des Furies , Oreste (Christopher Maltman) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Scène des Furies , Oreste (Christopher Maltman) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Christopher Maltman a une diction exemplaire : son français est clair, sans aucune faille, merveilleusement projeté. Cette diction parfaite est mise au service d’un style contrôlé, d’une expressivité étonnante, avec une présence vocale qui dépasse de loin l’ensemble des protagonistes. Il est sans aucune hésitation le triomphateur de la soirée et un Oreste d’exception, engagé, émouvant, noble comme un héros et en même temps d’une extraordinaire humanité. La scène avec les Furies est prodigieuse et son air du troisième acte « Divinité des grandes âmes » est un superbe moment. Grandiose prestation, Magnifique chanteur.

Cecilia Bartoli (Iphigénie) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Cecilia Bartoli (Iphigénie) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus

Enfin Cecilia Bartoli pour qui j’ai une très grande admiration n’offre pas une performance totalement convaincante en Iphigénie ; elle aborde Gluck pour la première fois et ce chant ne lui convient pas encore tout à fait : dès le début, la voix a des accents métalliques, des aigus un peu tendus et quelques problèmes de ligne. Certes, il y a des moments très émouvants comme son premier air « Cette nuit j’ai revu le palais de mon père… » parce que la chanteuse sait émouvoir et surtout sait parfaitement jouer avec ses difficultés, mais on est surpris, alors qu’elle parle parfaitement le français, de ne pas entendre une langue aussi claire et aussi bien projetée que Maltman par exemple. De plus, Bartoli a besoin d’extérioriser plus, et ce rôle très intérieur, fait de lamentations, de méditations et de monologues  n’est pas forcément pour elle. Il reste qu’elle sait émouvoir dans son costume gris, avec ses cheveux courts (une sorte de personnage de Fidelio) et son air du sacrifice « Je t’implore et je tremble, ô déesse implacable ! » est d’une très grande intensité. C’est un rôle qui exige de la part de l’artiste une très grande discipline, et une très grande rigueur. Elle sait parfaitement colorer son chant, exprimer tantôt la douleur, tantôt la compassion, tantôt la soumission, et elle obtient un très grand succès mérité pour la performance dans un style totalement inhabituel. Mais la voix n’est pas toujours au rendez-vous : certains moments restent un peu en-deçà.

En conclusion, le style de l’œuvre, inhabituel à Salzbourg, a pu désarçonner une partie du public, d’autant que le travail de Patrice Caurier et Moshe Leiser est sans concession, même s’il est un peu inférieur à leurs spectacles précédents. Mais ce qui laisse perplexe, au-delà des performances des artistes, globalement très en phase avec le drame, c’est peut-être plus la différence entre un style très « baroquisant » de l’orchestre et un plateau au style et à la couleur plus tournés vers l’avenir. J’ai ressenti une sorte de tiraillement, entre un discours orchestral au son très marqué (quand il était audible) par l’approche baroque et un chant moins soucieux d’exactitude archéologique. Il en résulte une impression d’hétérogénéité qu’on n’avait pas – c’est presque paradoxal – dans Norma par exemple, dans l’édition choisie par Antonini. Avec ces chanteurs-là, un Muti eût coloré son orchestre d’une tout autre manière et avec quelle grandeur! Grandeur du plateau à tous les niveaux et discrétion et petitesse de l’orchestre : les choses ne se sont pas fondues ensemble. Dommage. [wpsr_facebook]

Michael Kraus(Thoas) Cecilia Bartoli (Iphigénie) Christopher Maltman (Oreste)
Michael Kraus(Thoas) Cecilia Bartoli (Iphigénie) Christopher Maltman (Oreste)

SALZBURGER FESTSPIELE 2015 – THÉÂTRE: MACKIE MESSER – EINE SALZBURGER DREIGROSCHENOPER de Bertolt BRECHT/Kurt WEILL le 13 AOÛT 2015 (Ms en scène: Julian CROUCH/Sven-Eric BECHTOLF)

La garderobe des mendiants © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
La garderobe des mendiants © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

“Einmalige Experimentalfassung in der musikalischen Adaption von Martin Lowe.”
” Version expérimentale unique dans l’adaptation musicale de Martin Lowe.”
Voilà le sous titre de la performance à laquelle nous avons assisté au Festival de Salzbourg, dans une Felsenreitschule archi comble.
Il y a derrière la singularité de l’expression quelque chose qui ressemble à un aveu d’échec. En effet, quel intérêt à souligner que la version ne sera jouée qu’une fois, qu’elle est expérimentale etc…sinon pour parer à la critique et pouvoir répondre dans un sens politiquement correct sur la forme et non sur le fond.
Il y a dans l’entreprise une triple erreur :

  • la première est de faire de Dreigroschenoper un musical quand la musique originale elle-même est un entre-deux. On est dans la parodie de la parodie, dans la réécriture de la réécriture.
  • la seconde est de faire une mise en scène en somme classique, qui ne tient pas compte de l’ambiance musicale, bien faite, mais sans la vivacité que le musical apporte
  • la troisième déjà soulignée dans mon texte sur la Comédie des erreurs, est qu’on ne peut avoir deux mises en scène qui réfèrent directement à l’univers du musical, comme si c’était la seule alternative possible à un théâtre de texte et de “Regie”.

Le résultat est un ensemble sans intérêt, mal porté par les artistes un peu perdus, où l’on est ni satisfait de la musique, ni de la scène, ni de l’ensemble. Mais  c’est « expérimental » n’est-ce pas et tout est pardonné.

Décidément, Kurt Weill n’a pas de chance à Salzbourg, Mahagonny en 1998 avait été accueilli froidement et ce n’était pas la meilleure des productions Mortier (Peter Zadek), et cet Opéra de Quat’sous ne durera qu’un été (c’est écrit ci-dessus), puis sera oublié. C’est d’autant plus rageant que Dreigroschenoper n’a jamais été joué à Salzbourg et qu’une version concertante dirigée par HK Gruber appuyée sur l’édition révisée de la partition en 2000 en est donnée à la Felsenreitschule le 15 août avec une autre distribution, comme pour compenser.
Avant de faire une expérience aussi étrange, il eût peut-être été plus habile de présenter une version scénique authentique de l’œuvre, y compris avec Julian Couch comme metteur en scène se coltinant la musique originale et n’imposant pas une version abâtardie et inutile. C’est juste si on n’a pas demandé au public de reprendre la complainte de Mackie Messer (Die Moritat von Mackie Messer) qui clôt comme un adieu de la troupe la soirée après les applaudissements.

Jenny (Sona Macdonald) chantant la complainte de Mackie Messer © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Jenny (Sona Macdonald) chantant la complainte de Mackie Messer © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

Le titre Mackie Messer fait allusion au surnom du personnage principal Macheath dit Mackie le couteau (Mackie the Knife, Mackie Messer), en français le couteau qui poignarde s’appelle un « surin », ce serait donc Mackie le Surin ou Mackie le surineur. Il est probable que ce nom apparu dans The Beggar’s Opera (John Gay, 1728) qui est la source de Kurt Weill et Bertolt Brecht soit un jeu sur Macbeth, tant le personnage est noir.
En recentrant sur le « héros » de cette histoire, un héros des bas fonds, criminel, voleur, mais séducteur et beau parleur, qui aspire quand même « à se ranger », on aurait pu penser que la mise en scène le mettrait plus en valeur. Certes, il apparaît bien comme le personnage principal, ne serait que par son costume un peu élégant par rapport aux autres personnages, mais sans excès, sans en tous cas être une sorte d’Arsène Lupin des profondeurs élégant et raffiné, ni être une brute épaisse : il a l’air d’un héros mais n’a rien d’un héros : jusqu’à la fin, il ne se repent pas et ne travaille qu’à son compte et intérêt. C’est justement une des marques de l’œuvre que de sauver par un ridicule deus ex machina un type qui au fond ne vaut même pas la corde avec laquelle il ne sera pas pendu. Il s’agit de mimer  le théâtre traditionnel et bourgeois en en ridiculisant les mécanismes et en jouant sur les diverses réactions de spectateurs. Dans ce remake qui lui est consacré, l’interprète (Michael Rotschopf) ne m’a pas semblé faire preuve d’une personnalité scénique forte, un peu monotone, et un peu pâlichon.

Peachum (Graham F.Valentine) © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Peachum (Graham F.Valentine) et Steffen Schortie Scheumann (Smith) © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

Bien plus caractéristique le Peachum de Graham F.Valentine, à la diction marquée (bien qu’il soit écossais, mais formé à Zürich et Paris) ce qui est si important dans cette œuvre. Peachum, l’opposé de Mackie, laid, vieilli, est un horrible ( qui ressemble ici à un vieux juif, à un Shylock version XIXème) qui habille sa laideur morale en conformisme bourgeois : on lit la bible, on est bon citoyen, pour faire une digne couverture aux affaires qu’on conduit (gérer la population des clochards et des mendiants de Londres, comme un maquereau gère ses putes).

Les Peachum © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Les Peachum © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

 

 

 

Graham F.Valentine fait plus vivre le personnage (c’est aussi le cas de sa femme, la plantureuse Pascal von Wroblewski un peu plus attendue cependant). Quant à Polly Peachum, de jeune fille tendre et naïve au départ, elle profite du contact avec son mari Mackie pour se durcir et devenir en son absence chef de gang : elle gagne en maturité au contact de la pègre.

Polly (Sonia Beisswenger) et Brown (Sierk Radzei) © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Polly (Sonia Beisswenger) et Brown (Sierk Radzei) © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

L’interprétation de Sonia Beisswenger est assez intéressante, sans être renversante, là aussi marquée par le conformisme qu’on lui demande. Il reste le Brown de Sierk Radzei, lointain parent d’un des gendarmes de Saint Tropez, assez vivant et bien caractérisé et la Jenny de Sona Macdonald, qui chante avec élégance la balade de Mackie pendant le prologue.

Polly (Sonja Beisswenger) et Macheath (Michael Rotschopf) Polly (Sonja Beisswenger) © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Polly (Sonja Beisswenger) et Macheath (Michael Rotschopf) Polly (Sonja Beisswenger) © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

Dans ce petit monde où le chef des bas fonds est le rival du chef des gangsters, dont l’ami est le chef de la police, la morale dite bourgeoise en prend un coup : ironie, sarcasme, cynisme, intérêts guident les personnages : “l’opérette” est noire.

De tout cela, la mise en scène de Julian Crouch ( auquel s’est rajouté Sven-Eric Bechtolf) révèle bien peu, elle reste en superficie, préférant évoquer l’Angleterre victorienne de Sherlock Holmes, la reine Victoria, Jack L’Eventeur et Oliver Twist, avec une vision d’images d’Epinal des bas fonds londoniens, sans vraiment cultiver l’ironie (même si elle affleure çà et là) de l’entreprise de Brecht, dont le Londres est bien mâtiné du Berlin-république-de-Weimar.
Dans cet espace sans dégagement ni coulisses (les dépôts se trouvent sous les gradins) d’une grande largeur (40m), on note quelques trouvailles ingénieuses pour changer les décors (portés par des « mendiants » machinistes). Déposés latéralement ou contre les arcades, les décors apparaissent comme des remises, des espaces laissés pour compte et donnent l’impression de bas fonds, mais le trompe l’œil (les canapés !) les fausses perspectives, font de l’ensemble bien plus une imagerie presque naïve de livre d’enfant qu’un décor.

Des canapés de livres d'enfants © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Des canapés de livres d’enfants © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

Les échelles formant barreaux de la prison de Macheath sont une assez bonne idée visuelle qui ne change rien au fond. Les arcades de la Felsenreitschule sont peu utilisées, sinon pour quelques projections vidéos ou en ombre chinoise et quelques éclairages colorés, mais exploitées de manière très limitée : le lieu n’est pas pris en considération et c’est un peu dommage.

La prison de Macheath et Lucy (Miriam Fusseneger) et PollySonja Beisswenger) devant © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
La prison de Macheath et Lucy (Miriam Fusseneger) et PollySonja Beisswenger) devant © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

Ainsi se trouve-t-on pris dans une contradiction : ce qui fait le sel de l’œuvre, son ironie, son ton, la diction des lyrics disparaît sous un conformisme qui range, un comble, cette œuvre anti-culture bourgeoise dans un genre plus ou moins touristique adapté au désir du touriste argenté qui fréquente le lieu. Dans ce décor, un musical comme Les Misérables (à quand ?) aurait pu trouver place sans y changer grand chose. Quant à la musique, que les producteurs ont voulu plus adaptée à nous, moins marquée par le style Weimar (qui est pourtant toute l’œuvre), elle est sans saveur aucune: quelques coups de batterie, quelques effets d’une affligeante banalité (arrangement par Martin Löwe, qui a à son actif Mamma Mia…),  au point que chacun se demandait pourquoi avoir voulu faire cette « expérience ». Si encore la charge contre le théâtre bourgeois, avec ses incohérences (le livret n’est pas toujours un modèle de linéarité ), son Deus ex machina improbable (certes ils sont tous improbables, mais celui-là récompense un bandit en l’ennoblissant sans qu’à un seul moment il y a eu regret ou repentence) avait été souligné au-delà d’une gentille ironie de théâtre pour enfant (l’entrée de Brown sur son cheval à la fin), si le ton et les accents, la diction et l’expression avaient été l’objet d’un soin particulier, on aurait pu sauver l’entreprise, mais dans ce travail, je ne vois pas véritablement d’intérêt ni à l’entreprise, ni au résultat.
Car on peut parfaitement travailler les classiques sous forme d’entertainment, pourquoi pas, mais est-ce le lieu ? et si c’est le lieu, ce produit-là est en dessous de l’attendu, monotone, sans grandes idées, sans mise en scène, sans travail de l’acteur puisque chacun parle comme l’autre, avec les gestes convenus et les mauvaises habitudes ; certes il y a quelques moments bien réalisés comme les géants, ou comme les ombres chinoises qui suivent pas à pas la complainte de Mackie Messer en l’illustrant, mais au-delà, il ne se passe vraiment rien, aucun caractère n’émerge, aucune idée de fait tilt dans la tête du spectateur. Le résultat, bien des départs à l’entracte et un bon succès mais rien de terrible à la fin où les spectateurs cherchent à filer au point qu’il sont surpris lorsque la troupe entonne la complainte de Mackie Messer en guise d’adieu. Weill méritait mieux, même si certains s’y sont cassé les dents (Strehler). C’était un Opéra de quat’sous qui ne les valait pas.[wpsr_facebook]

Les figures géantes, une des scènes les plus réussies © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Les figures géantes, une des scènes les plus réussies © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

SALZBURGER FESTSPIELE 2015 – THÉÂTRE: DIE KOMÖDIE DER IRRUNGEN (LA COMÉDIE DES ERREURS ) de W.SHAKESPEARE le 11 AOÛT 2015 (PERNER INSEL HALLEIN (Ms: Henry MASON)

Image finale © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Image finale © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

La tradition du théâtre est aussi ancienne à Salzbourg que la tradition de l’opéra. Et les trois fondateurs, un musicien (Richard Strauss), un metteur en scène (Max Reinhardt), un écrivain (Hugo von Hoffmannsthal), voulaient faire de Salzbourg un lieu de totalité. Il y a même une grande tradition shakespearienne qui remonte loin en arrière.
Mais c’est la première fois que La comédie des erreurs (Die Komödie der Irrungen/The Comedy of Errors) était présentée. C’est la plus courte des pièces de Shakespeare, et qui respecte l’unité de temps (une journée), très inspirée des Menaechmi de Plaute et c’est une œuvre de jeunesse (1594).

Egeon (Roland Renner) raconte son histoire © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Egeon (Roland Renner) raconte son histoire © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

En un bref résumé, le vieil Egeon de Syracuse  arrive à Ephèse pour rechercher son fils où les marchands syracusains sont interdits sous peine d’amende ou d ‘exécution, il raconte son histoire au Duc qui en est ému et lui donne 24h pour arriver à ses fins ou trouver l’argent. Il avait deux jumeaux, et avait acheté deux autres jumeaux pour leur servir d’esclaves. Mais lors d’un naufrage, il a perdu sa femme, l’un des jumeaux et l’un des esclaves. Ayant envoyé son fils restant les chercher et n’ayant pas de nouvelles il est parti à sa recherche.
C’est à Ephèse que le fils perdu se trouve avec son esclave, il est marié, un peu volage et pas très sympathique.
C’est aussi à Ephèse qu’arrive le fils restant avec son esclave. Du croisement des uns et des autres dans une journée folle naissent des quiproquos, des erreurs, des amours dans une sorte de folie du double (du quadruple en fait…) qui préfigure par les jeux de miroir la période triomphante du baroque.
Tout finira bien grâce au Deus ex machina (la prieure d’un couvent qui n’est autre qu’Emilia, l’épouse perdue d’Egeon).

Dromio (Florian Teichtmeister) et Antipolus (Thomas Wodianka) © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Dromio (Florian Teichtmeister) et Antipolus (Thomas Wodianka) © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

Dans cette mise en scène, les deux mêmes acteurs, vêtus à un détail près de la même manière, jouent les quatre personnages d’Antipolus d’Ephèse et de Syracuse (le maître), et de Dromio d’Ephèse et de Syracuse (le valet). Dromio retourne son chapeau, et devient l’autre Dromio,  Antipolus met ses lunettes, et devient l’autre Antipolus. Mais le spectateur le découvre seulement après quelques scènes et donc se trouve lui aussi victime de l’erreur et de la confusion; il entre donc dans le piège de Shakespeare en étant lui même la victime de la comédie des erreurs.

Dispositif final © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Dispositif final © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

Henry Mason, le metteur en scène, est un anglo-saxon (fils de britannique et de néozélandaise) qui travaille en Autriche, il a étudié à Exeter et souligne lui-même qu’il est passionné par la confrontation et les interférences culturelles entre les cultures germanique et anglo-saxonne. Il travaille aussi bien dans le domaine du théâtre pour enfants que pour adultes, et dans celui du Musical, puisqu’il a mis en scène à la Volksoper de Vienne Der Zauberer von Oz (Le magicien d’Oz) et en outre il est lui-même auteur. Il a enfin en 2013 remporté un bon succès à Salzbourg pour son travail sur  Le Songe d’une nuit d’été avec les musiques de Mendelssohn . Autant de raisons de le réinviter.
Sven-Eric Bechtolf, programmateur du Festival n’a pas eu une si mauvaise idée que de proposer à des metteurs en scène anglo-saxons (Julian Crouch a mis en scène depuis 2013 Jedermann et cette année Mackie Messer/Ein Salzburger Dreigroschenoper dont nous allons très vite rendre compte) même si il a sans doute cette année commis l’erreur de proposer deux mises en scènes très inspirées du Musical, mode importée de Londres et New York où Peter Gelb fait régulièrement appel à des metteurs en scène spécialistes de Broadway au MET.
Cette Comedy of the errors est montée à Perner Insel, à Hallein à une dizaine de kilomètres de Salzbourg dans une usine désaffectée et réaffectée au théâtre depuis Mortier, là où l’an dernier avait été monté le merveilleux Don Juan revient de la guerre de Horvath dans la mise en scène d’Andreas Kriegenburg.

Dispositif scénique © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Dispositif scénique © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

Le dispositif scénique de Michaela Mandel en est impressionnant, la scène est en fait une piste de cirque (sur vérins qui deviendra à la fin une sorte de poupe) installée au centre d’un bassin, avec à cour une montagne de chaises et de tables enchevêtrées dans laquelle les personnages grimpent, regardent l’action ou disparaissent, et au fond à jardin un orchestre de musical (direction Patrick Lammer, auteur des arrangements musicaux). Quand le spectateur entre, une chanteuse chante des airs familiers du répertoire jazzy.
Alors certes cela bouge, cela danse (chorégraphie Simon Eichenberger) et cela éclabousse (les spectateurs du premier rang sont protégés par une blouse imperméable), cela monte aux mats, cela monte au trapèze, c’est un Shakespeare dans le monde circassien coloré et vaguement clownesque dans une version échevelée de la pièce où l’on se perd un peu (c’est fait pour), il y a des échos de cirque, il y a aussi des échos de commedia dell’arte (Dromio) et du théâtre de tréteaux, on rit, on ne s’ennuie pas, mais jamais on ne vibre, malgré quelques scène émouvantes.
Le décor est en fait à la fois un cirque et un vaisseau (Ephèse est un port) avec ses deux mâts avec l’eau qui isole l’air de jeu.

Les trois femmes? Adriana, Luciana, La courtisane © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Les trois femmes: Adriana, Luciana, La courtisane © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

Dans un tel contexte, la pièce est représentée au total de manière assez classique, avec des acteurs valeureux, mais pas aussi transcendants que souvent à Salzbourg.

Elisa Plüss (Luciana) © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Elisa Plüss (Luciana) © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

Les femmes sont plus convaincantes : Adriana, l’épouse d’Antipolus d’Éphèse (Meike Droste), Luciana, sa sœur (Elisa Plüss, que j’avais déjà bien aimée l’an dernier dans le Horvath), la courtisane (Claudia Kottal) et l’abbesse (la Dea ex machina), Barbara de Koy. Du côté des hommes, les petits rôles sont parfaitement tenus (notamment l’Egeon de Roland Renner, le Balthasar de Rafael Schuchter ou l’Angelo d’Alexander Jagsch) et  des deux rôles principaux, Antipolus et Dromio, la palme va à Florian Teichtmeister pour un Dromio (d’Ephèse et de Syracuse) arlequinesque, vif, et qui montre une belle personnalité. Thomas Wodianka en Antipolus (d’Ephèse et de Syracuse) semble moins concerné, plus pâle et surtout ne marque aucune différence notable de jeu (sinon une paire de lunettes) entre Antipolus d’Éphèse (pas très sympathique), et Antipolus de Syracuse (qui l’est plus) : certes, cela accentue la possibilité des erreurs de comédie entre l’un et l’autre, mais on aurait aimé un peu plus de personnalité et plus de caractère.
Au total on passe un bon moment, on ne s’ennuie pas, comme on ne s’ennuie pas au Musical (tout le monde chante et danse un peu), mais j’y pense et puis j’oublie. Rien de notable, rien de marquant : le plaisir de l’instant. On pourrait prétendre à autre chose à Salzbourg, notamment pour Shakespeare, où l’on a vu tant de grands spectacles. Et on se prend à rêver de ce que Giorgio Stehler ou Luca Ronconi eurent pu produire jadis à partir de ce texte. [wpsr_facebook]

Dénouement © Salzburger Festspiele / Ruth Walz
Dénouement © Salzburger Festspiele / Ruth Walz

SALZBURGER FESTSPIELE 2015: DIE EROBERUNG VON MEXICO, de Wolfgang RIHM le 10 AOÛT 2015 (Dir.mus: Ingo METZMACHER;Ms en scène: Peter KONWITSCHNY)

Le dispositif général ©Monika Rittershaus
Le dispositif général ©Monika Rittershaus

Il y a une tradition à Salzbourg de création contemporaine ou du moins d’une production contemporaine par saison, ce fut Al gran sole carico d’amore de Nono en 2009 (Metzmacher, Mitchell), Dionysus de Wolfgang Rihm (création mondiale) en 2010, aussi dirigé par Ingo Metzmacher à la Haus für Mozart, puis Die Soldaten de Zimmermann en 2012 (Metzmacher, Hermanis), puis Gawain de Harrison Birtswistle (Metzmacher, Hermanis) en 2013, l’an dernier ce fut Charlotte Salomon, de Marc-André Dalbavie (Dalbavie, Bondy) en première mondiale, et cette année une nouvelle production de Die Eroberung von Mexico (la conquête du Mexique) de Rihm (Metzmacher, Konwitschny) qui est une production Pereira puisque l’intendant a été poussé dehors l’an dernier lorsqu’il a repris la Scala, pour cause de dépassements budgétaires et de conflit avec le Conseil d’administration du Festival conduit depuis 1995 et jusque 2017 par Helga Rabl-Stadler passée par la politique et par la Chambre de Commerce de Salzbourg , un parcours qui conduit tout naturellement à la présidence du festival. Les intendants passent (entre intendants et interims, il y a eu Mortier, Ruzicka, Flimm, Hinterhäuser, Pereira, Bechtolfchtoolf) et madame Rabl-Stadler reste. Metzmacher aussi d’ailleurs qui semble être ici le chef plus ou moins attitré des ouvrages du dernier XXème siècle. Nous ne nous en plaindrons pas.

Jeu vidéo ©Monika Rittershaus
intime/virtuel/épique ©Monika Rittershaus

Cette production comme quelques autres bénéficie du cadre unique de la Felsenreitschule: vu la beauté du lieu, il est assez rare de rater totalement une production (La Fura dels Baus y avait raté sa Damnation de Faust du temps de Mortier, Hermanis n’y a pas réussi son Gawain malgré un décor somptueux mais ses Soldaten furent considérés comme une réussite avant les productions Bieito (Zurich-Berlin) et Kriegenburg (Munich) qui ont tout remis en question et en perspective.
Salle pleine et gros succès pour cet opéra plus spectaculaire encore musicalement que scéniquement. Il s’est reconstitué pour cette production une équipe Metzmacher/Konwistchny qui avait très bien fonctionné quand Metzmacher était GMD à Hambourg où ils ont fait ensemble Lulu, Meistersinger, Moses und Aron qui furent d’énormes succès.
Peter Konwitschny (né en 1945) est l’un des grands de la scène allemande, fils du chef Franz Konwitschny, il a grandi à Leipzig et a commencé sa carrière à l’Est, il est l’un des assistants de Ruth Berghaus au Berliner Ensemble : comme Castorf, comme Berghaus, comme Friedrich, comme Kupfer, il fait partie de cette génération d’hommes de théâtre solidement formés à l’Est à l’école brechtienne, et devenus naturellement des références culturelles essentielles après la chute du mur dans l’Allemagne réunifiée, mais Konwitschny n’a jamais porté en drapeau comme Castorf son « Ossitude » (Ossis , ainsi a-t-on appelé très vite les habitants de l’ex DDR). Comme tous les grands hommes de théâtre allemands, c’est un désosseur de textes : on comprend que cet opéra de Rihm construit sur des textes d’Artaud et d’Octavio Paz l’ait fasciné.
Quant à Ingo Metzmacher, c’est le créateur de l’œuvre à l’Opéra de Hambourg en 1992 avec le Philharmonisches Staatsorchester Hamburg dans la mise en scène de Peter Mussbach. Autant dire qu’il est chez lui dans ce répertoire.
De conquête du Mexique il est peu question dans cette œuvre et en même temps, elle en est vraiment à la fois le prétexte mais aussi le centre. Rappelons rapidement les éléments historiques : Hernan Cortez arrive avec ses hommes dans la ville aztèque de Tenochtitlan en 1519 et guidé par l’empereur Montezuma il en découvre éberlué les merveilles : il dit lui même « Il prit ma main et il me montra les merveilles de sa ville : des marchés grouillants, de somptueux palais en pierre blanche, d’immenses jardins, des œuvres de génie jamais vues. » . Un peu moins de deux ans après, Cortez conquit la ville dont il ne resta rien.
La conquête du Mexique est un des grands drames de l’histoire et la rencontre Cortez-Montezuma l’une de ces rencontres ironiquement tragiques où se jouent les regards sur l’autre, les émerveillements, les jalousies, les peurs.
Artaud connaît le Mexique. Il y est parti en 1936 chez les Tarahumaras pour essayer de comprendre la culture des indiens et de se faire initier au culte du soleil et au Peyotl, un cactus utilisé depuis des siècles chez les amérindiens, contenant une substance hallucinogène sous l’influence de laquelle Artaud comme d’autres a écrit.
L’expérience du Mexique est un basculement chez Artaud qui déclare « ce n’est pas Jésus Christ que je suis allé chercher chez les Taharumaras mais moi-même hors d’un utérus que je n’avais que faire » . Selon J.Paul Gavard-Perret , près de la montagne Tahamura il pense s’approcher au plus près de son pur être débarrassé (enfin) des forces masculines et féminines par ce coït tellurique au sein « non d’une mère mais de la MÈRE ».
La question du masculin/féminin est centrale dans l’œuvre d’Artaud, et centrale dans le travail de Rihm sur le texte d’Artaud. Dans son œuvre, Montezuma est chanté par un soprano dramatique : part féminine, part masculine, homme-femme, l’échange est tout à la fois violent et indispensable.

B.Skhovus (Cortez) A.Denoke(Montezuma) M.A.Todorovitch (Mezzo) ©Monika Rittershaus
B.Skhovus (Cortez) A.Denoke(Montezuma) M.A.Todorovitch (Mezzo) ©Monika Rittershaus

La question de la parole chez Artaud est essentielle également : une parole qui est voix avant d’être parole, qui est d’abord expression physique avant que d’être sens, l’importance de la perception physique et de la prise de conscience corporelle dans tous ses éléments est centrale chez Artaud, mais est aussi déterminante à l’opéra puisque la parole chantée est d’abord exercice physique avant d’être vecteur de sens. Et d’ailleurs, le spectateur ne comprend pas toujours ce qui est chanté, mais perçoit le chant physiquement. C’était, par une hardie simplification, l’effet qu’Artaud voulait produire dans son théâtre. En s’intéressant à Artaud, Rihm essaie évidemment de travailler sur les limites : il flanque des deux personnages principaux (et seuls personnages au sens théâtral du terme) de personnages-voix, notamment un mezzosoprano et un soprano colorature suraigu aux aigus si extrêmes qu’ils sont à la limite de la souffrance pour l’auditeur, expérience purement issue du théâtre de la cruauté, à voir, à subir, à entendre, à vivre dans son corps.

Mariage ©Monika Rittershaus
Mariage ©Monika Rittershaus

Konwitschny propose donc un travail sur le masculin/féminin comme expérience de l’étranger dans tous les possibles où l’étrange relation entre Montezuma et Cortez et devient emblématique de tout ce que recouvre le couple moi/autrui, masculin/féminin, tendresse violence, sexe, où la Conquête du Mexique devient théâtre de la cruauté. Mais plus encore que l’altérité vécue comme combat : c’est la question générale de l’autre et de l’étranger qui est posée, sa découverte, sa séduction, ses similitudes, ses différences, et les inévitables conflits qui dégénèrent : le couple n’est qu’alors que la rencontre de deux « étrangers » irréductibles qui ne peuvent fusionner. La conquête du Mexique démonte ces mécanismes-là, en suivant parfaitement les 4 moments de l’opéra, Die Vorzeichen (les premiers signes, les signes avant-coureurs), Bekenntnis (confession), Die Umwälzungen (les bouleversements), Die Abdankung (l’abdication). Et l’œuvre joue sans cesse entre le général et l’intime, et la mise en scène entre l’énorme volume de la Felsenreitschule, les vidéos qui montrent soit le monde soit les représentations du monde dans les films ou les images, et l’intime de cette pièce unique où se retrouve le couple et où quelquefois le chœur et tous les participants se serrent.

Un des moments les plus cyniques et en même temps les plus amusants, mais pas forcément le plus original est l’accouchement de Montezuma, dont l’enfant est en fait une succession de tablettes et d’Ipad, sur lesquels se précipite Cortez pour s’abstraire dans une communication qui désormais ne passe que par l’outil numérique : c’est drôle parce que le public est interloqué de cette venue au monde des Ipad (gloussements divers), c’est terrible car cela décuple les blocages de la communication, et en même temps on a déjà vu ça dans d’autres mises en scène avec ou sans Ipad, mais avec les téléphones mobiles etc…Il reste que cet élément pour Konwitschny concourt à l’âpreté des relations humaines : on préfère l’autre quand il est lointain et virtuel et on s’enferme dans une sorte d’autisme. Tous les éléments qui dessinent des tics de notre société (jeux vidéos, notamment les plus violents, tablettes, automobiles de luxe) sont à un moment des outils de consommation pour séduire ou combattre.(l’image de la Porsche rutilante en première partie et épave en seconde partie est assez parlante).
Konwitschny travaille aussi en profondeur les relation interpersonnelles, les attitudes, la violence de chaque petit détail, le tout sous le regard central d’un tableau de Frida Kahlo, mexicaine, qui a connu les vicissitudes agitées du couple avec son mari Diego Rivera (dont elle divorcera et qu’elle réépousera).

Frida Kahlo: The wounded (little) deer
Frida Kahlo: The wounded (little) deer

Ce tableau, de 1946, à la fin de sa carrière (la fin de sa vie sera marquée par des problèmes de santé plus lourds encore que ceux qu’elle a connus toute sa vie), s’appelle The little deer ou The wounded deer et représente un cerf à visage féminin blessé par des flèches : une image terrible de la relation de l’homme à la femme qui ne se résout que par le supplice ou le martyre (Saint Sébastien) et la mort.
Les deux personnages ne se parlent jamais, chaque parole proférée l’est dans le vide de la salle, chaque parole est proférée mais pas adressée. Il en résulte une sorte de ballet, de chorégraphie d’une relation à la fois intimiste et presque épique, c’est à dire prise entre un espace du moi et un espace sidéral qu’Artaud cherchait.
Pour installer cette relation dialectique sans dialogue, Konwitschny et son décorateur Johannes Leiacker avec l’aide les éclairages du légendaire Manfred Voss auteur des éclairages du Ring de Chéreau à Bayreuth ont conçu dans l’espace de la Felsenreitschule, déjà en lui-même imposant un dispositif où un salon blanc assez clos (genre salon d’expo IKEA ou maison de poupée grandeur nature) repose sur un cimetière de voitures sombre, embourbé, déjà en voie de fossilisation.

Séduire grâce à Porsche ©Monika Rittershaus
Séduire grâce à Porsche ©Monika Rittershaus

Les voitures, mortes, devenues matières après avoir été symboles sont là, phares allumés comme des yeux énormes assistant au drame. La Porsche rouge rutilante avec laquelle Cortez entre à un moment (tous les artifices de séduction sont bons) devient elle même épave dans la deuxième partie, complètement méconnaissable.

Jeu vidéo ©Monika Rittershaus
Jeu vidéo ©Monika Rittershaus

Les vidéos, tantôt circonscrites à la pièce aux murs d’une blancheur aveuglante, tantôt embrassant tout l’espace, les lumières jouant sur la scène et la salle, tout concourt à spatialiser le drame au maximum et à le concentrer sur les deux personnages dans un dedans/dehors permanent, dans un scène/salle permanent, dans un téléobjectif /grand angle panoramique permanent et ainsi se dessine aussi une sorte d’épique de l’intimité, rejoignant la grande histoire des massacres espagnols au Mexique, et celles des hommes assoiffés de sexe et de violence : la scène où Montezuma livre en pâture des créatures de rêve (dans la mise en scène des sortes de danseuses de Moulin Rouge) et où les hommes deviennent des bêtes en proie au désir, la scène de l’orgie où le chœur se tord de désir pendant que Montezuma se tord de douleur sont des moments magnifiques de composition scénique.

Désir et douleur ©Monika Rittershaus
Désir et douleur ©Monika Rittershaus

Osons le mot, au théâtre ou à l’opéra  nous avons très rarement un sentiment de Gesamtkunswerk, d’œuvre d’art totale: Die Soldaten dans cette même salle séparait presque violemment la vie et la vue du spectateur et celle de la scène. Ici, scène et salle sont mêlées, des moments très forts se déroulent dans la salle où le chœur dispersé prend place parmi les spectateurs les obligeant à se lever pour passer, où Montezuma parcourt avec la mezzo soprano et la soprano les travées, en dérangeant les spectateurs, les prenant à partie ( une habitude très « années 70 ») où l’orchestre est éclaté en quatre éléments, où les violons solos sont sur scène et les voix des récitants et du soprano et mezzo soprano en fosse, puis les violons vont en fosse et les voix vont sur scène, deviennent non plus des voix mais des personnages, comme des projections des sentiments des personnages, comme des ombres qui les accompagnent (un peu le principe du Rheingold de Cassiers à Berlin et à la Scala), et nous sommes aussi en plein dans les problématiques d’Artaud, car tout le corps est sollicité, l’audition est quelquefois très douloureuse tellement elle est forte, et aussitôt elle devient à peine perceptible : cette œuvre est pour le spectateur une expérience physique.
Metzmacher fait un travail magnifique, fantastique même avec l’ORF Symphonieorchester : le début avec les percussions qui ont déjà commencé à jouer avant l’arrivée du chef, qui se poursuivent ensuite de manière inquiétante, obsessionnelle, répétitive et menaçante en une sorte de crescendo, avec une précision d’horloge. Comme beaucoup de spectateurs, je n’ai pas l’habitude de cette musique, mais je l’ai trouvé prenante, cohérente, et surtout j’ai trouvé l’œuvre vraiment dramaturgiquement achevée, ce qui est très rare dans l’opéra contemporain (enfin, créé il y a 23 ans quand même…). Artaud fonctionne mieux à l’opéra qu’à la scène (les rares fois où on le joue encore) car le chanter est un exercice physique qui fait de la voix l’instrument, qui fait souffrir, pousser, s’efforcer, projeter. Il faut évidemment des voix toujours au bord de l’extrême pour pareil travail : les voix avec le soprano ahurissant de Susanna Anderson avec des aigus à déchirer le tympan, le mezzo profond de Marie-Ange Todorovitch, qu’on est très heureux de retrouver ici, et les récitants, dont la litanie est à elle seule un exercice impossible, litanie avec des ruptures de volume et de rythme, avec des respirations où à l’extrême du souffle.

Bo Skhovus ©Monika Rittershaus
Bo Skhovus ©Monika Rittershaus

Evidemment Bo Skhovus n’est jamais aussi bon que dans ces personnages border line, violents, tendres, démonstratifs, enfermés en eux mêmes, qui sont tout et son contraire. La voix est suffisamment opaque, avec sa manière de forcer, d’éructer quelquefois pour réussir la performance, et quel personnage en scène ! C’est un rôle qu’il n’interprète pas, où il est dans une profonde vérité physique.

 

 

 

 

 

En entendant Angela Denoke (qui chantait déjà Montezuma à Ulm en 1993) , je me disais qu’elle aurait dû être à Bayreuth pour Brünnhilde et qu’elle avait eu raison de renoncer. Ce n’est pas un rôle pour elle. Mais en revanche Montezuma est fait pour cette voix ductile, quelquefois au bord de la rupture, au bord de la justesse, juste au bord, et pourtant toujours en phase avec la musique et capable d’incroyables acrobaties vocales tout en gardant un jeu d’une vérité et d’une rigueur phénoménales. Elle réussit des moments d’une lyrisme étonnant, avec une voix adoucie, ronde, jamais agressive ou métallique et puis sans transition des cris rauques, menaçants, des sons terribles et presque inouïs (au sens propre, jamais entendus) : ses premières entrées sont stupéfiantes.

Elle a à la fois une figure de jeunesse (c’est en scène une jeune fille proprette) et d’innocence, de fraîcheur même, et aussi de maturité, la première scène où elle prépare sa maison, ajuste les objets pendant que Cortez frappe à la porte est d’une vérité et d’une simplicité presque touchantes. Mais les scènes se suivent et les situations se succèdent, chacune emblématique des moments clés d’une relation de couple, et même de toute relation humaine, avec ses tendresses, ses excès et ses violences comme le jeu de la mariée et du mannequin que Cortez déchire.

Mariée, mannequin, Ipad©Monika Rittershaus
Mariée, mannequin, Ipad©Monika Rittershaus

Enfin quand l’un et l’autre, abordent ensemble le final d’une retenue, d’une poésie impensable à peine 30 minutes auparavant, un final qui renvoie à la tradition de Bach et aux grandes œuvres aériennes de la littérature religieuse, un duo éthéré, un duo de deux personnages déjà morts, déjà en suspension, c’est un moment inoubliable.
Du très grand art, et pour l’un et pour l’autre.
Du très grand art aussi pour ce chœur mobile époustouflant, qui n’est pas un chœur constitué apparemment puisque les participants sont tous nommés dans la distribution, un jeu d’une variété et d’une précision rares (notamment lorsqu’ils se rassemblent sur scène en un mouvement presque pictural), un chant puissant y compris dans les gradins, une mobilité étonnante, des sauts, des escaliers dévalés : jamais vu pour ma part quelque chose de tel (le chœur enregistré est celui du Teatro Real en 1993).
Enfin, l’orchestre dirigé par un Ingo Metzmacher extraordinaire, un orchestre de fosse, essentiellement des percussions des bois et des vents, et trois petites formations, deux latérales et l’une en haut des gradins : la musique arrive de tous les côtés, avec une netteté et une précision incroyables, mais aussi une fluidité et une clarté étonnantes, ce qui est indispensable vu la concentration nécessaire. Le geste du chef a tantôt l’élégance du volute ionien, aérien, céleste, tantôt la brutalité terrienne. Tantôt des moments de rêve à peine audibles, à écouter le silence, et tantôt un déchaînement tellurique de toutes ces masses. Pas une scorie, pas une attaque approximative : un travail métronomique d’un côté et d’une vie, d’une agilité, d’une ductilité indicible. Dans cette production, toute la salle est orchestre, toute la salle est chœur, et les solistes se baladent au milieu. Tout bouge tout le temps avec en même temps et paradoxalement une impression de fixité monumentale.
Ce fut une expérience passionnante dont je suis sorti enthousiasmé : on sait que Wolfgang Rihm est l’un des plus grands compositeurs de notre époque. Et c’est un opéra qui n’aurait aucun mal à être inscrit au répertoire de tous les théâtres susceptibles d’accueillir un tel gigantisme, tant livret, situation, disposition orchestrale, systèmes d’écho, images sonores et espaces sonores et tant full immersion dans la musique, électronique ou non, et dans une musique toujours en tension mettent le spectateur au centre de l’exécution et en disponibilité totale pour voir et entendre. Pour moi, c’est la plus grande réussite du Festival 2015 et c’est une production qui devrait intéresser les grands théâtres capables de monter ça, bien plus réussie que Die Soldaten d’Hermanis.
Allez Paris, du courage ![wpsr_facebook]

Fantasmes de conquête ©Monika Rittershaus
Fantasmes de conquête ©Monika Rittershaus

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2015: CAVALLERIA RUSTICANA de Pietro MASCAGNI et I PAGLIACCI de Ruggero LEONCAVALLO le 6 AVRIL 2015 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène: Philipp STÖLZL)

Cavalleria:une vue générale © Andreas J. Hirsch
Cavalleria:une vue générale © Andreas J. Hirsch

La folie qui a saisi le public en ce lundi de Pâques est l’indice de la perversion du système : les mélomanes s’étaient-ils pris de passion subite pour Mascagni et Leoncavallo ? Pas vraiment car Jonas Kaufmann, la star de la soirée, but ultime de cette virée opératique aurait chanté Madame Sans Gêne, voire La Plume de ma tante, c’était la même ruée. Et Kaufmann fut.
Je n’ai pas un goût particulier pour cette musique, j’ai dû voir dans ma vie trois ou quatre Cav/Pag dont un I Pagliacci avec Jon Vickers. Définitif.
Comme tout le monde j’ai vu l’enregistrement de Karajan et la mise en scène de Giorgio Strehler, qui vaut évidemment le voyage.

Soyons honnêtes : à moi aussi la prestation de Kaufmann intéressait, dans les deux rôles, Turiddu et Canio, ce qui n’est pas si fréquent. Mais j’étais aussi stimulé par la mise en scène de Philipp Stölzl, parce que ce que j’ai pu voir de lui m’avait plu à Berlin
Deux drames de la jalousie, et Kaufmann est dans l’un le suborneur (Cavalleria), et dans l’autre le suborné (I Pagliacci), deux drames très différents, même si catalogués comme « véristes ». L’un est issu d’une nouvelle de Giovanni Verga, grand romancier sicilien et la sicilianità y est déterminante pour en comprendre l’ambiance. L’autre, moins inscrit dans une géographie, bien que sensé se passer en Calabre, est une variation sur le théâtre et sur le théâtre dans le théâtre : la pièce jouée dans un univers forain racontant l’histoire que le principal acteur est en train de vivre dans sa vie réelle. Rappelons pour mémoire que la traduction française « Paillasse », ne renvoie au titre réel que par homophonie, car la véritable traduction serait « Les clowns ».
Afficher Kaufmann dans I Pagliacci peut se comprendre dans la logique de la carrière actuelle du ténor, très orientée vers le répertoire italien, que tous les grands ténors de renommée mondiale doivent embrasser. Ainsi, après toutes les légendes du chant du dernier siècle, celle du siècle présent, pour s’affirmer comme telle, se doit d’être le lointain successeur de Caruso. C’est moins une affaire artistique, qu’une affaire de marketing qui gère l’évolution actuelle de la carrière de Jonas Kaufmann.

Les deux œuvres sont d’une construction différente, même si elles sont presque toujours accouplées.
Cavalleria rusticana est un récit, avec ses aspects pittoresques, éclaté en plusieurs lieux avec ses ambiances et ses paysages : la sortie de la messe, la maison de Mamma Lucia, la place du village sicilien sous le soleil pascal. L’importance des personnages est mieux partagée, et si Santuzza a le rôle principal, Turiddu, Mamma Lucia, Alfio, Lola se partagent la scène à des degrés divers. Et d’ailleurs, Turridu n’est pas toujours distribué à une star (chez Karajan, c’est Gianfranco Cecchele). Cette variété, cette capacité du livret de Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci à raconter une fresque en réduction (le bonsaï de l’opéra en somme) et la qualité de la nouvelle de Verga ( qu’on devrait mieux connaître en France), est ce qui a suscité le nombre d’adaptations, lyriques, théâtrales, cinématographiques de cette histoire.

I Pagliacci a une construction plus resserrée, presque entièrement appuyée sur le personnage de Canio, ou sur le couple Canio/Tonio (notez l’assonance) qui en fait reproduit le couple Otello/Jago. Car l’histoire est bien voisine (ainsi que la vocalité), même si elle est plus linéaire et si la femme est ici « coupable », et pas dans Otello. Tous les autres personnages sont plus ou moins des faire valoir, même Nedda et bien sûr Silvio et Beppe.
I Pagliacci, Otello de fête foraine, est créé au Teatro dal Verme, l’alors gigantesque théâtre pour l’opéra populaire et l’opérette de Milan qui fait écho à la Scala, le théâtre de l’opéra noble, où fut créé l’Otello de Verdi cinq ans auparavant. Il faut donc pour cet opéra aussi un ténor écrasant : c’est un rôle pour stars. Sans la star, l’œuvre fonctionne plus difficilement.

D’un point de vue dramaturgique, Philipp Stölzl s’est emparé du couple Cav/Pag en travaillant la variation sur le cinéma d’un côté et sur le théâtre de l’autre.

Cavalleria © Andreas J.Hirsch
Cavalleria © Andreas J.Hirsch

Il traite Cavalleria en récit, comme un roman, en insistant sur la multiplicité des scènes et des points de vue, et en essayant de mieux porter sur scène une ambiance romanesque ou cinématographique, en séparant la scène en autant de caissons (ou de vignettes) qui isolent des ambiances, le village, la rue, l’église, la maison de Mamma Lucia, la maison de Santuzza, la fenêtre de Lola, permettant de voir plusieurs moments à la fois, ce qu’il y a à voir et ce qui est induit, comme dans un film.
Il y a donc à proprement parler dans ce travail un montage habile, comme au cinéma, qui donne tantôt la scène principale, tantôt les motifs, tantôt le caché, tantôt l’évident. La référence au film, et notamment aux films muets, est constante, utilisation du noir et blanc, utilisation du film avec des gros plans, avec un décor dessiné comme dans certaines ambiances de l’époque. Les parties filmées sont d’ailleurs artificiellement vieillies, comme dans les vieilles pellicules. Il y a aussi quelque chose du roman photo (avec ses vignettes) mais le roman photo est hyperréaliste alors que nous sommes ici dans quelque chose de moins net, de plus évocatoire et moins photographique, ce qui a fait dire à certains spectateurs italiens que la Sicile était absente de cette mise en scène, ce qui est largement discutable. Elle est peut-être absente en apparence, mais derrière les yeux, elle est bien là : la présence de l’église, les femmes en noir, les groupes d’hommes, le côté un peu mafieux d’Alfio, qui donne immédiatement à Turiddu une vraie fragilité, l’entourage d’Alfio avec ses sbires, et l’ambiance lourde, tout cela renvoie à une idée de Sicile, sans parler de la morsure à l’oreille…
Stölzl ne juge pas, il expose. Un seul exemple : habituellement on considère Lola comme une femme légère, il en fait une amoureuse sensuelle et mal mariée. Évidemment entre Ambrogio Maestri (Alfio) et Jonas Kaufmann (Turiddu), elle n’a pas vraiment l’embarras du choix. Il fait de Turiddu un amoureux fou de désir, au risque de se perdre et de perdre Lola (jeu du couple dans la foule, derrière un mur etc…) mais aussi un héros triste, souvent mélancolique (première image où il chante de dos), jamais mis en valeur dans la foule : il se perd dans l’anonymat sauf lorsqu’il est avec Lola où il rayonne. Les femmes, toutes en noir dans cette ambiance en noir et blanc, sont très typées, Santuzza, sorte de Colomba ombrageuse et déchirante, Mamma Lucia, digne, mais toujours de dos, telle un juge tutélaire, assise à sa table. C’est l’occasion de revoir l’émouvante Stefania Toczyska, cette immense voix d’il y a trente ans, à la diction encore exemplaire, qui finit sa carrière avec Mamma Lucia, comme les Martha Mödl ou les Astrid Varnay d’antan.

I Pagliacci vue générale © Andreas J.Hirsch
I Pagliacci vue générale © Andreas J.Hirsch

Si le cinéma fait sens dans Cavalleria, (il y a d’ailleurs eu des films qui s’appuient sur le roman de Verga ou l’opéra de Mascagni) dans I Pagliacci Stölzl, de manière moins heureuse d’ailleurs, célèbre le théâtre, scène, coulisses, salle et spectateurs, dans un univers très coloré au contraire de l’opéra précédent, avec changement de décors à vue et mis en valeur, avec tous les trucs du théâtre (maquillage, coulisses, urgence de la représentation) et un Vesti la giubba, air central de l’œuvre, chanté devant un décor de campagne, comme hors champ alors qu’on attendrait une vision de coulisses, devant le matériel de maquillage. C’est d’ailleurs une belle idée que d’en faire une méditation in abstracto et non un air de circonstance (je m’habille pour la représentation et en profite pour monologuer…).

I Pagliacci © Andreas J.Hirsch
I Pagliacci © Andreas J.Hirsch

L’idée de Stölzl est de jouer sur les niveaux de théâtre et de réalité, d’où des décors peints, des décors un peu grossiers où se joue la scène entre Nedda et Silvio et la scène avec Tonio et Canio, comme pour nous mettre dans la posture de spectateur d’un théâtre au second degré. Nous sommes sans cesse au théâtre, où nous voyons jouer la réalité et la représentation de la réalité : soit une représentation au carré. Il y a l’opéra vériste que nous voyons jouer dans une ambiance faussement réaliste, d’où ces décors esquissés et assez bruts, et l’opéra commedia dell’arte où Colombine/Nedda se laisse séduire par Beppe/Arlequin. Jeu de miroirs et de faux semblants mis en abyme qui sont la matière même du livret (de Leoncavallo lui-même, il faut le rappeler). Ce sont ces niveaux différents que Stölzl essaie de démêler, en y ajoutant un jeu de symétrie théâtre/cinéma (à gauche le théâtre et à droite la projection filmique de la même scène) jouant sur les réactions de spectateur au film et à la pièce, qui sont forcément différentes, avec des effets cathartiques presque opposés. Ces effets de théâtre on les lit aussi sur la manière dont le chœur/les figurants assistent au changement de décor ou à l’effacement du décor à la fin, qu’ils applaudissent : on est toujours le spectateur de quelqu’un ou de quelque chose, et nous, spectateurs, sommes évidemment ces spectateurs-figures de nous-mêmes.
Dans ce maelström où se joue ce qu’est vraiment le théâtre, à savoir notre histoire, nos faiblesses et nos drames, il faut une personnalité hors norme comme Jonas Kaufmann, dont les qualités scéniques sont l’atout majeur d’une telle production.

Cavalleria: Turiddu (Jonas Kaufmann) et Lola (Annalisa Stroppa) © Andreas J.Hirsch
Cavalleria: Turiddu (Jonas Kaufmann) et Lola (Annalisa Stroppa) © Andreas J.Hirsch

De Cavalleria Rusticana à I Pagliacci il passe du jeune homme fou de désir et d’amour, mais en même temps mélancolique et déchiré (par rapport à Santuzza ou à sa mère) à l’homme blessé, plus mur, pathologiquement jaloux, au clown triste qui découvre son infortune et tue par passion. C’est l’image cinématographique qui va permettre au spectateur de voir l’étendue de l’art de l’acteur. La scène de la mansarde avec Lola dans Cavalleria et surtout la scène du maquillage dans I Pagliacci (où son visage est pris en un très long gros plan) sont deux moments d’exception.
Moments d’exception parce que Kaufmann ne joue jamais, c’est très clair dans Cavalleria entre une Santuzza plutôt traditionnelle dans son jeu (excès, gestes théâtraux, bras écartés) et un Kaufmann économe de ses gestes, étant plutôt que jouant, parfaite illustration du Paradoxe de Diderot, ne pas sembler jouer marquant l’art suprême de l’acteur. Si Kaufmann ce soir est impressionnant c’est d’abord par sa présence et son charisme : nul besoin de chanter le drame, car le drame est là où lui est.

Car en fait de théâtre, peu d’éléments des deux distributions composent des personnages différents de ce qu’ils promènent un peu partout, dans une affligeante conformité à la tradition, comme Santuzza (Liudmyla Monastyrska) ou Tonio (Dimitri Platanias). Dans Cavalleria, deux personnages sont notables : Mamma Lucia (Stefania Toczyska) très digne, presque aristocratique, et Lola (Annalisa Stroppa), particulièrement frappante dans sa manière de se mouvoir et surtout dans ses regards (perceptibles dans les parties en vidéo). J’ai beaucoup aimé aussi le naturel de Beppe (Tansel Akzeybek).
Voilà un vrai spectacle théâtral, d’une relative complexité malgré les apparences, qui rend justice bien autrement qu’une plate illustration à des œuvres qui, il faut tout de même le souligner, ont très rarement droit à des metteurs en scène originaux et neufs. Lui correspond une grande qualité musicale qui fait de la soirée un vrai moment d’opéra.

Christian Thielemann cherche à sortir de son image de chantre de la germanité, et, en proposant Cavalleria rusticana et I Pagliacci, montre d’abord qu’il est un vrai chef d’opéra- on le savait- très attentif aux voix, très dramatique et souvent fin, ce qui dans cette musique peut être une gageure, vu les grands adeptes du zim boum boum qui la dirigent habituellement. Je l’ai trouvé d’ailleurs plus convaincant dans Cavalleria (dans l’ensemble mieux réussi, ou mieux abouti) que dans I Pagliacci. Dans Cavalleria, il rend parfaitement le côté à la fois charnel et brillant de cette musique, son côté solaire, et tous les aspects dramatiques. Par ailleurs, il fouille la partition dans son épaisseur et en révèle des aspects plus profonds, et même sa finesse, qu’on remarque peu habituellement, tant la réputation de Mascagni n’est pas celle d’un orchestrateur. En proposer une lecture d’une très grande clarté convient à cet opéra et lui donne vraiment une vraie noblesse, avec une couleur lumineuse, tout en veillant à tous les équilibres (les interventions de l’excellent chœur du Semperoper de Dresde qui coproduit le spectacle sont notables et pleines de relief). C’est pour moi une des soirées les plus convaincantes de Christian Thielemann dans un opéra où on ne l’attend pas.
Mon goût me porte d’ailleurs à préférer Cavalleria rusticana à I Pagliacci, que certains trouvent parfois plus novateur : innovation dans le livret et la dramaturgie, j’en conviens, moins par la musique pour mon goût, même si elle colle bien par la diversité de la couleur à cet univers circassien et même si elle n’hésite pas à parodier la musique du XVIIIème (notamment dans la pantomime), car c’est bien la foire, où est né l’opéra comique, qui ici est célébrée. Leoncavallo était francophone, francophile, mais aussi un voyageur particulièrement ouvert au monde (c’est un napolitain…) : on le retrouve à Paris, à New York, à Berlin, en Egypte, à Londres. Ce fut en son temps une grande célébrité, qui savait « vendre » sa musique, qui eut à l’époque un vrai succès.
L’approche de Thielemann m’est apparue moins originale dans I Pagliacci que pour Cavalleria, un peu plus conforme et attendue, mais là aussi avec des raffinements surprenants, des moments de retenue et d’émotion qu’on attendrait pas, il fait sonner les bois (magnifiques) de l’orchestre d’une manière singulière et met en valeur la variété de la musique et des styles.
Dans l’ensemble la prestation de l’orchestre et le rendu du chef sont au-delà de l’éloge, il s’agit vraiment d’un moment musical de très haut niveau et suis d’autant plus heureux de le souligner que je ne suis pas souvent en phase avec Christian Thielemann (j’avais par exemple vraiment trouvé son Ring à Bayreuth peu convaincant, et son Arabella l’an dernier m’avait laissé sur ma faim).
Du point de vue des chanteurs, le niveau d’ensemble est très honorable, mais la distribution n’a peut-être pas l’homogénéité qu’on pourrait attendre d’un tel festival. Dans Cavalleria rustinana, les interventions vocales d’Annalisa Stroppa en Lola m’ont d’autant plus convaincu, qu’elle peint de manière intelligente le personnage, amoureuse et un peu légère : Stölzl ne peint pas une femme légère, mais simplement un couple violemment habité par le désir : son Turiddu, elle l’a dans la peau, et vice versa. J’ai dit combien Stefania Toczyska en Mamma Lucia était digne, voire distinguée : sa diction est impeccable et la voix est encore bien projetée et présente, d’autant qu’elle chante souvent de dos.

Alfio (Ambrogio Maestri) et Santuzza (Liudmyla Monstryrska © Andreas J.Hirsch
Alfio (Ambrogio Maestri) et Santuzza (Liudmyla Monstryrska © Andreas J.Hirsch

L’Alfio d’Ambrogio Maestri est d’abord un physique, qui s’oppose directement au Turiddu plus frêle de Jonas Kaufmann. Nous avons tellement l’habitude de Maestri en Falstaff qu’il en est presque étonnant dans cet Alfio ombrageux, à la voix forte et décidée, plutôt noire. C’est une jolie trouvaille que d’avoir opposé ces deux chanteurs qui campent des personnages opposés et dont la posture est parlante pour le spectateur. Maestri remporte un beau succès justifié.
Liudmyla Monastyrska écume les théâtres dans le répertoire italien et dans les rôles tendus de lirico-spinto ou de drammatico. Elle est Abigaille ou Aïda, Lady Macbeth ou Gioconda. La voix est très grande, les aigus triomphants (les passages un peu plus tendus cependant), la diction inexistante : on ne comprend rien du texte, et l’interprétation reste assez frustre. Dans ce rôle, on distribue indifféremment des grands sopranos ou des mezzosopranos aigus (comme Regina Resnik, Fiorenza Cossotto ou même Elena Obraztsova) qui ont chanté Eboli. À Paris par exemple, Santuzza était encore récemment Violeta Urmana qui est un mezzo soprano (qui chante ou chantait les sopranos), c’est à dire une chanteuse au registre étendu, et avec du corps dans la voix. En distribuant la Monastyrska, on a privilégié le volume et le son, mais pas le personnage. Cossotto n’était pas une chanteuse raffinée, mais dès qu’elle ouvrait la bouche, elle forçait l’admiration. Monastyrska non plus, avec cette différence qu’elle laisse complètement indifférent, malgré les cris, les vociférations et les grands gestes. C’est aujourd’hui un rôle pour Nina Stemme, sans doute, ou peut-être, dans le futur, pour Anita Rashvelishvili si la voix s’élargit encore. Pour moi Monastyrska est un choix par défaut, en l’absence de voix convaincantes à ce niveau.
Comme je l’ai souligné plus haut I Pagliacci est une construction plus centrée sur les deux personnages que sont Tonio et Canio. Tonio, qui ouvre l’opéra au prologue doit avoir une forte présence vocale : la plupart des grands barytons du passé l’ont chanté, Piero Cappuccilli, Renato Bruson. Sans cette figure antagoniste à Canio, la dramaturgie s’affadit. Dimitri Platanias est un baryton honnête qui ne peut rivaliser avec Kaufmann sur scène, et qui vocalement manque de relief et de présence ; du même coup, le rôle est renvoyé dans les rôles secondaires ce qu’il n’est pas. Aujourd’hui un seul nom me vient, c’est Tézier, qui a en plus l’élégance, ce qui pour Tonio est important (Tézier a chanté Silvio par le passé, il serait temps de passer à d’autres exercices…). Tous les autres rôles, y compris Nedda, sont assez secondaires.
Certains pensent que Nedda et Santuzza peuvent être chantées par la même chanteuse, ce qui me paraît pour le moins hasardeux. Nedda est un pur lyrique, la voix doit rester plus légère (notamment pour la pantomime), et elle doit s’opposer à la relative lourdeur vocale de Canio. Kabaivanska, Stratas, Victoria de Los Angeles l’ont chanté, et Agresta est un bon choix et pour la typologie vocale et pour la couleur. Mais Nedda n’est pas un rôle qui va chavirer le public et ne nécessite pas des acrobaties vocales phénoménales. Santuzza est autrement plus spectaculaire (si c’est vraiment bien chanté). Alors ceux qui attendaient un événement Agresta sont sans doute restés sur leur faim, sans doute par méconnaissance du rôle. Mais je la trouve une Nedda très juste, même si sans intérêt majeur. Ce qui est intéressant dans la construction dramaturgique de I Pagliacci, c’est la terrible souffrance de Canio face à l’affreuse banalité et de la situation et des personnages : Nedda et son amant Silvio sont des ombres assez fades d’une certaine manière, sans vraie consistance. D’ailleurs Silvio est un rôle très secondaire, chanté par un baryton dont on commence à entendre parler, à suivre de la nouvelle génération, Alessio Arduini (en troupe à Vienne). En revanche, Beppe l’est moins, il a un air assez connu. Par sa diction, son lyrisme et la voix merveilleusement bien posée et projetée, le jeune ténor turc en troupe à la Komische Oper de Berlin, Tansel Akzeybek a été remarqué, sinon remarquable. Un nom qui ne devrait pas tarder à exploser .

Jonas Kaufmann dans I Pagliacci © Andreas J.Hirsch
Jonas Kaufmann dans I Pagliacci © Andreas J.Hirsch

Et Jonas Kaufmann ?
Notons d’abord qu’il est très rare que Turiddu et Canio soient confiés au même chanteur : Turiddu est moins tendu que Canio et il n’est point nécessaire d’une immense voix pour satisfaire aux exigences du rôle. C’est donc deux personnages vocalement et dramatiquement très différents que Kaufmann interprète. Son Turiddu, nous l’avons dit, est un jeune homme fou de désir, mais aussi très tiraillé entre ce désir et son respect pour Santuzza : la scène où Santuzza surprend dans l’escalier Turiddu au sortir de la maison de Lola, est à ce titre très bien réglée par la mise en scène, qui invente pour renforcer le drame cet espace de jeu.
Kaufmann est dans le rôle magnifique de jeunesse et d’engagement, non dénué d’une certaine poésie : son premier air chanté de dos au départ est remarquablement dominé. Kaufmann, dont la voix n’est pas grande, mais magnifiquement travaillée, est le seul chanteur aussi capable de chanter piano, de retenir le volume, de contrôler chaque inflexion. Dans ce répertoire où souvent hélas la subtilité n’est pas de mise, Kaufmann installe (comme tous les très grands) l’intelligence et le raffinement. Qu’importe alors que la voix ne soit pas ceci ou cela. Entre la performance d’acteur et le style très personnel du chant, la messe est dite.
Dans I Pagliacci, c’est un peu différent, le rôle est exigeant vocalement, très tendu, et le personnage est plus central (dans Cavalleria, la mise en scène s’ingéniait à faire disparaître Turiddu dans la foule). Ici, Canio est la vedette et le centre du propos, dès le départ lorsqu’il déclare qu’il tuerait sa femme si elle le trahissait, mais qu’il ne fallait pas confondre théâtre et vie réelle, ironie tragique initiale. Ce qui caractérise Canio,  c’est la figure du héros de tragédie, toujours la même tragédie du mal aimé, ou qui se croit tel, il est de la lignée, nous l’avons dit, des Otello, mais aussi des Golaud, c’est à dire des grands personnages de l’opéra. Canio, lorsqu’il est clown sur scène, est le cocu du théâtre de foire, celui dont on rit (ridi, Pagliaccio), et lorsqu’il est lui-même, il a une grandeur tragique qu’il ne faut jamais négliger. Ce que fait Kaufmann théâtralement, nous l’avons dit est stupéfiant car il est et l’un et l’autre avec ce maquillage aux lèvres rouge sang prémonitoire. Vocalement, le rôle lui convient moins car il n’est pas un ténor dramatique à la Vickers et il n’a pas l’endurance et la ligne de chant d’un Domingo, mais il a la juste couleur sombre qu’il faut ici. Il compose le personnage avec ses moyens et sa prodigieuse technique, mais on sent notamment à la fin, la difficulté. Je ne sais s’il a intérêt à tout embrasser comme il le fait en ce moment (quatre ou cinq nouveaux rôles italiens très divers, entre Des Grieux ou Canio ou Chénier).

Le triomphe tout à fait justifié obtenu, l’incroyable tension qu’il a su créer ne doivent pas masquer certaines difficultés propres à cette voix toute construite, qu’on avait déjà remarquées ailleurs, et notamment dans le Requiem de Verdi deux jours avant.

Au total, un vrai beau spectacle, très bien mis en scène et particulièrement bien dirigé, avec une distribution peut-être trop fondée sur le seul Kaufmann, un peu contrastée pour les autres rôles. Kaufmann n’a pas déçu, pour les qualités qui font sa singularité : la tenue, l’intelligence, la finesse, et la manière incroyable de plier une voix pas toujours faite pour le rôle aux exigences de la partie : cela s’appelle l’art.[wpsr_facebook]

Canio tue Silvio (I Pagliacci) © Andreas J.Hirsch
Canio tue Silvio (I Pagliacci) © Andreas J.Hirsch

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2015: SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN dirigée par Daniele GATTI le 5 AVRIL 2015 (TCHAÏKOVSKI-CHOSTAKOVITCH), Soliste: Arcadi VOLODOS, piano.

Arcadi Volodos ©Matthias Creutzinger
Arcadi Volodos ©Matthias Creutzinger

Deuxième concert « russe » de cette programmation pascale, symétrique à la veille si l’on veut, en miroir si l’on préfère : un concerto de Tchaïkovski et une symphonie de Chostakovitch, le célébrissime concerto n°1 pour piano et orchestre, et la 10ème symphonie qui marque le retour à la symphonie d’un Chostakovitch interdit qui retrouve une liberté de créer dès la mort de Staline.
Ainsi l’occasion est donnée d’entendre le même orchestre avec un autre chef, dont les présupposés sont très différents. Là où l’un aborde l’œuvre en se plongeant dans le tissu sonore par une construction assez contraignante pupitre par pupitre, l’autre cherche à faire en sorte que l’analyse de la partition aboutisse à un discours sur l’œuvre. L’un, Christian Thielemann, aborde la partition, respectueux du texte, cherchant à le refléter avec une fidélité profonde, voire maniaque, convaincu que l’œuvre parle d’elle-même, l’autre, Daniele Gatti, cherche à faire parler la partition, et pose le discours interprétatif au centre avec des exigences sur l’orchestre qu’il plie à ce discours. Il travaille d’abord sur la composition, et cherche le compositeur, techniquement comme intellectuellement, avec les prises de risques évidentes consécutives à cette approche. En ce sens, il rappelle un chef trop tôt disparu, et qui est allé très (trop ?) loin dans une option semblable, Giuseppe Sinopoli. Ni Gatti, ni Thielemann ne sont consensuels ni bien compris d’ailleurs : ils provoquent tous deux d’âpres discussions.
Pour moi, en un raccourci brutal Thielemann fait sonner les orchestres et Gatti les fait parler.
Quand l’orchestre est le même et d’une soirée l’autre sonne si différemment, cela devient évidemment passionnant pour l’auditeur.

La prise de risque et le Gatti discutable, on l’entend dans le concerto n°1 de Tchaïkovski, une pièce tellement rebattue qu’elle en est presque consensuelle et qu’on ne réussit presque plus à écouter tant elle est attendue.
Daniele Gatti est profondément convaincu d’un Tchaïkovski noir, mélancolique, dépressif et instable, et il cherche à imprimer à l’orchestre un raffinement de lecture une subtilité du son, une retenue dans le discours qui efface tout brillant et qui vire au monologue intérieur, et la couleur de l’orchestre reflète cette option, dès le départ avec le mouvement initial : même le volume, habituellement plus ouvert, est-ici assez retenu. C’est vraiment surprenant, et pour moi très séduisant.
Arcadi Volodos, école russe pur jus, aborde la même œuvre avec énergie, avec brillant, avec un certain souci des effets et un volume marqué, au point que beaucoup de spectateurs (j’entendais les commentaires çà et là) parlent de martellement, de marteau, de brutalité. En bref l’opposé de l’approche du chef. Et le tout début est le pur reflet des deux options : le piano sonne, sur-sonne dirais je, avec un rythme marqué, un brillant éclatant, presque exacerbé, dans un sentimentalisme démonstratif, et l’orchestre au contraire se fait discret, se fait fin, se fait presque fragile ou évanescent.
Alors l’auditeur est tiraillé.
Est-ce un problème ?

Oui si l’on aime qu’un concerto exprime l’harmonie, oui si l’on aime que le soliste soit le protagoniste et l’orchestre l’accompagnateur, ou même si on souhaite que les deux portent à peu près le même discours.
Il faut bien dire que l’organisation de la vie musicale réserve à peu de chefs, lorsqu’ils ne sont pas chez eux, le soin de choisir leur soliste, et que les temps de répétition sont comptés (le temps, là plus qu’ailleurs, c’est de l’argent). Chacun apporte donc dans ses bagages ses habitudes, ses lectures, ses propres expériences et la rencontre se résume souvent à des mises au point rapides. Il est difficile de zusammenmusizieren dans ces conditions.
Mais si comme dans ce cas, les deux ont une approche différente, il faut évidemment trouver des compromis. On peut les lire comme une soumission de l’un à l’autre, mais aussi comme une voie médiane : c’est le cas ici, où d’une certaine manière, le soliste a pu s’exprimer au premier mouvement alors que les deuxième et troisième il a suivi de manière plus attentive le ton et le son de l’orchestre.
Est-ce dans le cas de cette œuvre, si problématique ?
Poser la question, c’est déjà y répondre. Tchaïkovski est un compositeur si divers, si plastique (il y a mille manière de l’interpréter ou de le considérer) et au fond si mystérieux que d’entendre un concerto n°1 un peu écartelé ne me gêne pas : ainsi s’affiche le débat, ainsi se lit même le débat interne du compositeur lui-même, en proie au déchirement. Tchaïkovski, se lit à l’aune de plusieurs pôles, et cette musique semble légère, mais elle ne l’est jamais, semble quelquefois mondaine mais elle ne l’est jamais, sentimentale, dit-on, mais c’est souvent dépréciatif : elle est brillante certes, mais de ce brillant qui se fissure très vite : ce déchirement fait penser souvent à un autre compositeur déchiré et encore plus sarcastique ou amer : Mahler. Je ne dis pas qu’il faut faire du Mahler avec Tchaïkovski, mais les deux disent quelque chose du romantisme qui n’est pas sentimentalisme, mais souvent amertume, voire déchirure et cruauté.
C’est un vrai débat, passionnant.
Je vais oser une proposition qui va faire hurler les ballettomanes : j’aimerais entendre Gatti dans Le lac des cygnes : il en ferait sans doute un roman noir et prendrait l’auditeur complètement et heureusement à revers.

Daniele Gatti ©Matthias Creutzinger
Daniele Gatti ©Matthias Creutzinger

Au total, j’ai aimé l’orchestre, et j’ai aimé être déchiré entre deux options, car les deux sont de vrais artistes et les deux font de la musique et donc disent quelque chose de juste du compositeur. Ils parlent tous deux et ils me parlent. Et c’est bien.

Évidemment, dans la dixième de Chostakovitch, il y a un autre enjeu, moins personnel, mais idéologique, politique, artistique, musical.
Et Gatti pose le discours. Je suis peu familier du Chostakovitch de Gatti. On attend habituellement des chefs plus marqués par l’école russe, des Jansons, des Nelsons aujourd’hui dans ce répertoire.
Composée en en 1953, quelques mois après la mort de Staline, voilà une symphonie née de l’étouffement et éclose à un moment où se profile une libération, une sorte de parcours qu’elle dessine par la couleur de ses mouvements. Son accueil, les débats passionnés qui ont suivi, le retour de Chostakovitch à la symphonie et à la vie artistique publique, tout cela compte évidemment : comme en littérature, il faut travailler ici en généticien et en adepte des théories de la réception. Le long premier mouvement très sombre, très noir, les premières mesures à peine perceptibles, le rôle obsessionnel des contrebasses, qui rythment et scandent de manière sourde toutes les cordes du premier mouvement celui presque insupportable à l’oreille du Piccolo, voilà qui donne d’abord de l’inconfort, et Gatti travaille sur cet inconfort là : il nous dit l’oppression, il nous dit le silence, il nous dit le malaise. L’orchestre est dans ce mouvement, sublime de bout en bout, suivant le chef avec engagement. C’est pour moi le sommet parce que le ton est donné et tout est presque dit.
Le fameux scherzo de quatre minutes n’est pas mené au rythme d’une danse macabre au départ étourdissante, mais sur un tempo légèrement plus lent, avec un rythme très marqué, qui garantit au public quelque chose de spectaculaire certes, mais qui reste en lien avec le mouvement précédent malgré le contraste de la longueur (20min/4min) mais le ton reste conforme, notamment si on y voit un portrait de Staline oppressant et violent : « J’ai dépeint Staline dans ma symphonie suivante, la dixième. Je l’ai écrite juste après la mort de Staline et personne n’a encore deviné sur qui est la symphonie. Il s’agit de Staline et les années Staline. La deuxième partie, le scherzo, est un portrait musical de Staline, grosso modo. Bien sûr, il y a beaucoup d’autres choses, mais c’est la base. » Voilà ce que dira plus tard Chostakovitch : un portrait musical (discuté par la critique qui suppose une déclaration a posteriori et non une intention raisonnée d’écriture) qui tourne à la danse macabre, sur une mélodie étourdissante et inquiétante, où l’orchestre démontre une capacité impressionnante dans la virtuosité : les flûtes sont ahurissantes, sans parler des violons, en un crescendo délirant qui cloue l’assistance sur place : il fallait écouter le silence du public à la fin du mouvement.
S’il y a Staline à un bout du spectre, il y a à l’autre bout le compositeur lui-même, qui joue sur les notes (écrites à l’allemande) de l’acronyme de son nom DSCH et travaille aussi sur des œuvres antérieures, notamment les quatre monologues sur des vers de Pouchkine, de 1952, dont le second, « Que t’importe mon nom ? ». La symphonie est donc elle aussi non seulement une symphonie sur l’ère stalinienne, mais aussi sur la conservation de l’identité face à l’oppression.
Peut-on être soi face au totalitarisme ? C’est tout la question de la vie du compositeur, mais en même temps une énorme question intérieure qui ronge : comment faire comme si. Comment concilier être et apparence, façade et réalité. D’où aussi le choix de Gatti de poser la symphonie comme existentielle, c’est à dire de lui donner d’emblée une couleur noire, sombre, tendue, avec un tempo ralenti, qu’elle va garder jusqu’à la fin, malgré les lueurs qui apparaissent dans les deux derniers mouvements, qui commencent encore par un jeu sur les ton graves, charnus, appuyés. Un Nocturne construit sur les notes de DSCH (Dimitri Chostakovitch) mais aussi sur un thème appelé Elmira, jeu sur le nom d’une jeune fille dont il tomba amoureux et avec les noms des notes – à l’allemande et à la française E La Mi Re A, qui rappellent fortement Das Lied von der Erde : la liaison entre la vie personnelle du compositeur et la culture musicale est particulièrement nette, avec des échos assez frappants de l’univers de Mahler (aux vents, aux cuivres). Gatti propose une interprétation aux facettes variées à la fois ironique, lyrique, amère, et sombre : un nœud de contradictions, mais une vraie couleur unifiée, comme chez Mahler.
Cette question d’une identité lacérée finalement éclaire parfaitement le débat précédent sur Tchaïkovski : c’est bien pour moi ce qui l’emporte ce soir, d’où une véritable unité profonde des approches des deux œuvres assises sur l’écartèlement.
Le dernier mouvement, qui joue encore sur les initiales du nom (DSCH) est beaucoup plus dansant (référence à une danse populaire ukrainienne) et rappelle par certains moments le 2ème mouvement. C’est ce que j’appelais une sorte de danse macabre, qui n’est pas non plus sans échos stravinskiens dans les moments les plus rythmiquement marqués, avec un basson supérieur. Il faut réaffirmer qu’une telle interprétation nécessite une virtuosité incroyable des musiciens que seul un orchestre de ce niveau est capable de soutenir.
Il en est résulté un triomphe éclatant du chef et de l’orchestre, avec de nombreux rappels et pour ma part une interprétation de cette œuvre parmi les plus frappantes entendues jusqu’ici : il y a là de l’exigence, du raffinement, de l’épaisseur, avec un souci de faire dire la musique. Et il y a là un orchestre en capacité de répondre immédiatement à chaque sollicitation. Une soirée pour l’âme, pour le cœur, et pour l’intelligence.
Que demande le peuple (sans Petit Père) ? [wpsr_facebook]

Daniele Gatti et la Staatskapelle Dresden ©Matthias Creutzinger
Daniele Gatti et la Staatskapelle Dresden ©Matthias Creutzinger

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2015: SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN dirigée par Christian THIELEMANN le 4 AVRIL 2015 (CHOSTAKOVITCH-TCHAÏKOVSKI), Soliste: NIkolaj ZNAIDER, violon.

Concert du 30 mars 2015 ©Matthias Creutzinger
Concert du 30 mars 2015 ©Matthias Creutzinger

Ce soir, l’un des deux concerts « russes », de ce Festival 2015, la symphonie « Pathétique » de Tchaïkovski et le Concerto pour violon n°1 de Chostakovitch (Nikolaj Znaider, soliste).
Il est toujours intéressant d’entendre un orchestre et un chef dans un répertoire qui a priori n’est pas le leur : cela apprend à écouter, et permet une audition moins conditionnée et plus riche de surprises.
C’était ce soir moins le cas de la « Pathétique » de Tchaïkovski, pièce de référence du grand répertoire symphonique que du concerto pour violon de Chostakovitch, composé en 1947/48, dédié à et créé par David Oistrakh en 1955, après la mort de Staline et en plein débat artistique idéologique et politique dans l’Union Soviétique à la veille du 20ème congrès du Parti communiste qui marquera le début de la déstalinisation. C’est d’ailleurs un intérêt notoire du programme de cette édition du Festival que de proposer deux pièces maîtresses créées ces années-là (la 10ème symphonie, composée au lendemain de la mort du Petit Père des Peuples, est directement liée à la période qui s’achève).
La particularité du concerto est qu’il a dormi dans les cartons depuis 1948 (quand les œuvres de Chostakovitch sont ostracisées) et qu’il est créé par Yevguenyi Mravinski à Leningrad en 1955, après quelques modifications.
C’est un concerto en quatre mouvements, Nocturne, Scherzo, Passacaglia, Burlesque et une redoutable cadence entre les troisième et quatrième mouvements.
Christian Thielemann l’aborde comme beaucoup d’œuvres qu’il dirige, avec un soin particulier pour chaque pupitre et un souci d’un rendu clair, d’une rare lisibilité, et l’orchestre de la Staatskapelle s’y prête bien à cause d’un son déjà spécifique et particulièrement cristallin. Cette grande volonté de précision et la relative froideur (pour mon goût) qui en découle peut convenir à cette pièce de Chostakovitch, très virtuose pour le soliste auquel Thielemann prête une très grande attention. C’est une autre qualité de ce chef que de placer le soliste dans un extrême confort de jeu, tant il se soucie sans cesse de garder toujours l’orchestre en phase (le nombre de regards vers le soliste est impressionnant). Bien des solistes aiment travailler avec Thielemann notamment à cause de ce confort-là (Pollini par exemple).

Nikolaj Znaider ©Matthias Creutzinger
Nikolaj Znaider ©Matthias Creutzinger

Nikolaj Znaider est donc le centre du propos, avec sa manière à la fois très virtuose (la cadence entre les deux derniers mouvements est incroyable de précision, de couleur, de technique) mais aussi particulièrement sensible. Il se dégage de ce jeu une vie intérieure, une profondeur, une respiration rarement entendue chez un violoniste récemment. On sait que ce concerto est aussi un hommage appuyé à la musique juive, notamment dans le finale, qualifié de « frejlech sanglant » par Salomon Volkov et dédié à Oistrakh, lui-même juif. Faut-il invoquer l’origine juive de Znaider, pour souligner l’extrême sensibilité qu’il démontre dans cette musique ? Je n’irai pas sur ce terrain, mais tout nous parle cœur, voix intérieure, moi profond avec une volonté de varier la couleur et le volume et de garder malgré tout une certaine gravité (le son du Guarnieri del Gesu’ convient à cette approche). L’écho avec l’orchestre est évident, peut-être plus au niveau des rythmes, du tempo que du discours proprement dit.
C’est un triomphe mérité pour lui à la fin du concerto, ce fut un moment d’exception.

La symphonie pathétique de Tchaïkovski convient-elle en revanche à une approche orchestrale aussi analytique ? Il y a deux manières d’aborder Tchaïkovski, d’une part, une manière plus ouverte, plus brillante, plus rythmée et une manière plus sombre, qui correspond au Tchaïkovski dépressif et tendu à l’univers intérieur tourmenté. Thielemann ne choisit pas et va pratiquer une troisième voie, plus distante et plus « objective », dans une exécution parfaite techniquement, avec des bois à se damner (le basson, les flûtes, les hautbois !) et des cuivres sans scorie aucune, mais qui n’est pas animée, au sens où l’âme et le sentiment ne trouvent pas vraiment leur place. La musique de Tchaïkovski est souvent généreuse, même quand elle est sombre comme dans cette symphonie. Ici, elle ne l’est pas, et elle semble sans cesse retenue et contenue, presque bridée. Il en résulte une exécution impeccable mais quelquefois désincarnée.En plus comment souvent, le public applaudit à la fin du troisième mouvement croyant que c’est fini…geste (très agacé) du chef…).
Ainsi donc Chostakovich ce soir a peut-être plus convaincu à cause de Znaider, mais aussi d’une approche qui colle mieux à l’univers du compositeur qu’à celle d’un Tchaïkovski tourmenté et peut-être suicidaire. Il reste que l’ensemble de la soirée a pu confirmer quel bel instrument est la Staatskapelle, qui a sonné à la perfection, et qui à lui seul vaut le voyage.

Christian Thielemann ©Matthias Creutzinger
Christian Thielemann ©Matthias Creutzinger

Il reste aussi que cette soirée (et les autres) me font méditer sur la manière qu’ont certains de qualifier Thielemann de Kapellmeister, comme on le disait de Sawallisch, ce qui est non pas désobligeant, mais légèrement condescendant dans une bouche française ou italienne. On l’appelait ainsi à cause de son souci, à Munich, d’être présent le plus possible dans le théâtre, d’assurer une continuité sonore, d’incarner aussi une tradition séculaire. Le Kapellmeister dans les théâtres allemands aujourd’hui est celui qui reprend la production quand le Maestro est parti, celui qui est garant de la tenue de l’orchestre.
Christian Thielemann n’est pas un Kapellmeister au sens où je l’entends ci-dessus. Je ne trouve pas que ce qu’on entend soit si traditionnel. Je l’emploierais plutôt pour des chefs comme Adam Fischer ou Peter Schneider, c’est à dire de merveilleux techniciens de l’orchestre qui savent aussi et sentir et penser, mais dont l’écoute a un caractère moins innovant et plus sécurisant pour l’auditeur qui y retrouve ses marques.
La manière qu’a Thielemann de travailler l’orchestre et ce souci de la tenue et du son plus que d’un discours sur l’œuvre s’en rapprocherait. Sa familiarité avec l’univers de Bruckner (que certains ont relevé lors de l’exécution du Requiem…de Verdi) révèle une passion des architectures, et des formes. Il me manque en écoutant ce chef sans doute une affinité pour voir ce qu’il y a derrière les yeux. Ce qu’il y a devant est remarquable, mais derrière… ? Que nous dit-il ? C’est pour moi irrégulier : quand la forme rencontre le fond, c’est vraiment stupéfiant, mais cette rencontre a lieu une fois sur trois. Et pas ce soir.[wpsr_facebook]

©Matthias Creutzinger
©Matthias Creutzinger

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2015: MESSA DI REQUIEM de Giuseppe VERDI, SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN dirigée par Christian THIELEMANN (KAUFMANN, ABDRAZAKOV, MONASTYRSKA, RACHVELISHVILI)

Requiem de verdi (31 mars 2015) ©Matthias Creutzinger
Requiem de verdi (31 mars 2015) ©Matthias Creutzinger

Le Requiem de Verdi est l’une des pièces référentielles du Festival de Pâques de Salzbourg qui propose toujours un « Chorkonzert », un concert choral, l’un des quatre soirs. Et le répertoire susceptible d’attirer un vaste public reste relativement limité. L’avantage du Requiem de Verdi, c’est qu’il est populaire et permet l’invitation de grandes vedettes. Pour la deuxième fois, le ténor de ce Requiem est Jonas Kaufmann (il l’avait déjà été avec Mariss Jansons il y a quelques années) et ce nom suffit à faire éclore sur le parvis du Palais de Festivals des Suche Karte à n’en plus finir.
Ils sont donc venus, ils sont tous là…

Mais Kaufmann est a priori bien entouré, Liudmyla Monastyrska comme soprano, Anita Rachvelishvili le mezzosoprano et Ildar Abdrazakov la basse, il est difficile de trouver quatuor de meilleure facture, tout comme il est difficile de surpasser le chœur de la Radio bavaroise dans un répertoire qui lui est particulièrement familier. Seul plus rare dans Verdi, Christian Thielemann lui même qui pourtant depuis qu’il est à Dresde s’évertue à diriger du répertoire italien.
Car ce Festival 2015 est italo-russe : Requiem de Verdi et Cavalleria Rusticana/I Pagliacci d’un côté, Tchaïkovski et Chostakovitch pour les concerts de l’autre dans une construction croisée : concerto (violon) de Chostakovitch et symphonie de Tchaïkovski pour le concert de Christian Thielemann et concerto (piano) de Tchaïkovski et symphonie de Chostakovitch pour celui de Daniele Gatti. Manière de montrer la ductilité de l’orchestre dans des répertoires radicalement différents.

Requiem de Verdi (31 Mars 2015) ©Matthias Creutzinger
Requiem de Verdi (31 Mars 2015) ©Matthias Creutzinger

Cette saison aura été un excellent cru pour les Requiem, dont deux dédiés à Claudio Abbado, celui d’octobre dernier à la Scala dirigé par Riccardo Chailly, magnifiquement distribué, et celui de Florence dirigé par Daniele Gatti, magnifiquement dirigé. Celui du vendredi 3 avril, à Salzbourg, Vendredi Saint est particulièrement attendu.
Je n’ai personnellement pas de tropisme italien pour le Requiem, ayant entendu tant de très grands chefs le diriger : Abbado, Karajan, Giulini, Muti, Jansons, Barenboim, en autant de versions très différentes : l’œuvre se prête à toutes les approches et reste un morceau de choix, qu’on l’aborde par les effets ou par l’intériorité. J’ai pour ma part souvenir, en 1980 de deux Requiem très proches dans le temps et dirigés l’un par Abbado et l’autre par Karajan qui furent chacun des événements considérables.
Christian Thielemann est un chef qui propose en général des lectures très précises, ne laissant pas à l’orchestre trop de latitude, et avec un orchestre au son si spécifique que la Staatskapelle de Dresde, sa lecture est fortement analytique, très cristalline, chaque son est décomposé, exposé, avec une pureté et une netteté étonnantes. L’orchestre est à son meilleur. Mais tout en reconnaissant l’intérêt de cette approche et aussi sa particularité (il est rare de tirer du Requiem ce son là), cela reste pour moi un peu extérieur : tout ce qui est chaleur, drame, émotion passe au second plan. Certains diront « on ne décolle » pas au sens où Verdi a écrit un Requiem non laïc, mais fortement marqué par l’opéra, et moins religieux que dramatique, mais il appelle une émotion à fleur de peau assimilable à celle qu’on ressent lors de l’audition d’un opéra. Ce n’est pas une œuvre qui appelle la méditation au sens d’un Stabat Mater de Dvořák entendu la semaine précédente, mais qui appelle plutôt le sentiment d’écrasement, comme dans le tableau « Le Colosse » attribué longtemps à Goya, ou de terreur, ou de révolte, avec des moments d’indicible lyrisme, le lacrimosa bien sûr, venu de Don Carlos, mais aussi le sanctus (incroyable chez Abbado) ou l’Agnus Dei.

El coloso (anonyme)
El coloso (anonyme)

Ici le côté impeccable de l’exécution ne fait pas naître d’émotion : l’orchestre laisse un peu froid. La charge émotive, c’est le chœur totalement extraordinaire de la Radio bavaroise dirigé par le grand Peter Dijkstra, qui l’assume, avec un son prodigieux, une diction modèle et une interprétation presque épique qui impressionne et marque profondément.
Car du côté des solistes, c’est une assez grosse déception. Liudmyla Monastyrska est une voix immense, qui laisse des aigus triomphants, larges, sonores. Cela ne suffit pas pour vivre le moment. Cela reste sans âme ni sans engagement et la diction est en plus aux abonnés absents. Anita Rachvelishvili est plus engagée, avec une voix bien plus « parlante » et plus chaude, tout aussi puissante et une diction très correcte : c’est la plus convaincante du quatuor vocal. Il reste que le souvenir du couple Harteros/Garanca à la Scala n’est pas effacé : il y avait là émotion, intelligence du texte et accents lacérants qu’on ne retrouve pas ici (le Libera me laisse ici totalement froid, à la Scala il donnait le frisson).
Ildar Abdrazakov est un remarquable chanteur, la voix est somptueuse, le timbre magnifique, et dans certains rôles (Le Prince Igor) il est vraiment exceptionnel.
Dès mors stupebit on comprend qu’il n’entre pas vraiment dans la logique de l’émotion, mais dans une simple logique du chant et des notes (bien) émises. Il n’y a rien là de vécu, de senti, une sorte de prestation très professionnelle et sans reproche mais qui ne touche à aucun moment.
Jonas Kaufmann, dès le kyrie eleison initial, montre qu’il n’est pas vraiment en voix ce soir. La voix sort, mais un peu serrée, un peu engorgée, et pendant tout le Requiem, il va avoir des difficultés à rentrer dans l’œuvre, un peu en retrait dans les ensembles et pas très convaincant dans les soli (ingemisco). Certes, il nous gratifie de ses habituelles mezze voci splendides, mais c’est un chant moins concerné, moins habité qu’à d’autres occasions. Quant on repense à sa prestation avec Jansons il y a quelques années, on reste perplexe : Francesco Meli à Florence en février dernier était tellement plus éthéré, tellement plus engagé. Un mauvais soir.

Au total, un Requiem sans accrocs, avec des protagonistes de qualité, un orchestre de très grand niveau, un chœur sublime : il y avait donc de quoi être satisfait du moment, sans être vraiment convaincu ni frappé: pas le Requiem de l’année, celui du mois sans doute. Un Requiem parmi d’autres en tous cas. Ce n’est pas ce à quoi Salzbourg nous a habitués.[wpsr_facebook]

Requiem de Verdi (31 Mars 2015) ©Matthias Creutzinger
Requiem de Verdi (31 Mars 2015) ©Matthias Creutzinger

SALZBURGER FESTSPIELE 2014 -THÉÂTRE à HALLEIN-PERNER INSEL: DON JUAN KOMMT AUS DEM KRIEG/DON JUAN REVIENT DE LA GUERRE de Ödön von HORVATH, Mise en scène Andreas KRIEGENBURG

La cueillette des Lettres, ce "sang des familles" © Monika Rittershaus

La cueillette des Lettres, ce “sang des familles” © Monika Rittershaus

Salzbourg 2014 (Théâtre) : après le relatif échec des Derniers jours de l’humanité (Georg Schmiedleitner), et les discussions de la critique autour de Forbidden Zone (Katie Mitchell), le projet autour de la première guerre mondiale construit par Sven Eric Bechtolf, le directeur de la programmation théâtre qui prend l’interim du festival après le départ de Alexander Pereira, a affiché Don Juan revient de la guerre, de Ödön von Horváth dans une mise en scène de Andreas Kriegenburg.
La pièce de Horváth, qui soit dit en passant, est à l’affiche de l’Athénée en 2014-2015 dans une mise en scène de Jacques Osinski, est passionnante pour trois motifs :
–       c’est une pièce sur la guerre et sur son influence sur l’évolution des êtres, voire leur destruction et à ce titre une très violente dénonciation.
–       c’est une pièce sur la femme, sur sa liberté ses désirs et ses choix, et sur son passage d’objet à sujet.
–       c’est une pièce sur Don Juan, qui revient de la guerre avec un désir de changement, un sujet qui risque de devenir objet, mais qui retrouve peu à peu les vieilles lunes, dans l’écartèlement des désirs contradictoires.

Cette fois, aucune erreur dans le choix des lieux : c’est à Perner Insel, à Hallein (à une dizaine de km de Salzbourg) sur cette scène magnifique située dans une friche industrielle inventée par Gérard Mortier et Peter Stein, où je vis Les géants de la Montagne (Ronconi) et en 1999 ce spectacle inoubliable de Tom Lanoye et Luk Perceval, Schlachten ! (Batailles) à partir des pièces de Shakespeare traitant de la Guerre des deux roses, qui durait environ 9h et qui m’a à jamais marqué.
En pensant à Don Juan revient de la guerre, je me suis dit que tout enseignant travaillant avec ses élèves Don Juan de Molière (passage obligé, rituel, de tout enseignement de littérature en lycée) pourrait rompre le train-train donjuanesque en proposant en lecture-miroir cette extraordinaire pièce de Horváth, qui pose la question du Donjuanisme en des termes particulièrement aptes à faire comprendre le sens du mythe.
Pourtant, malgré l’enthousiasme devant ce travail, ce n’est que près de trois mois après que je me décide à écrire…

Je me suis demandé pourquoi j’avais tant tardé.
Sans doute une hésitation. Sans doute aussi parce que j’ai tenu à relire la pièce en traduction française, dans la belle traduction de Hélène Mauler et René Zahnd parue aux éditions de l’Arche, et que peu à peu l’urgence de l’écriture s’est atténuée, pour se transformer en souvenirs, en éléments de réflexion, en moments qui régulièrement reparcouraient les labyrinthes de ma mémoire.
Alors je suis revenu sur le métier.
D’abord parce que la pièce est tout à fait extraordinaire et que j’engage les parisiens (et les autres) à courir à l’Athénée en avril 2015. Ensuite à cause du travail d’Andreas Kriegenburg, qu’on connaît peu en France. Il m’avait séduit aussi bien dans son Ring que dans Die Soldaten à Munich que je viens de revoir il y a deux semaines. J’étais curieux de voir du théâtre, car à distance de plusieurs mois, des images profondément ancrées me restent de ce travail que je voudrais communiquer.
Enfin, peut-être parce que d’une certaine manière, j’ai confusément ressenti une gêne à parler d’une pièce sur la femme, sur les femmes qui regardent un homme et qui projettent leurs désirs plus ou moins fantasmés sur un homme.
Et si une femme pouvait mieux ressentir que moi ce travail ? Je me suis vraiment posé la question, parce que la polyphonie féminine (il y a 35 femmes dans la pièce) est ici traitée comme un thème et ses variations, et que ces variations finissent pas créer un tableau psychologique extraordinaire, d’une très grande sensibilité et sans doute aussi d’une grande justesse.

Don Juan revient de la guerre © Monika Rittershaus
Don Juan revient de la guerre © Monika Rittershaus

Mais il y a tant de choses diverses dans la pièce, que finalement je prends la plume ou plutôt le clavier. Il y a des idées et des profils, une atmosphère si particulière, peut-être unique dans le théâtre de Horváth ou au moins ce que j’en connais. On y ressent avec une grande violence la guerre et les transformations psychologiques et sociales d’un monde bousculé, l’Allemagne au lendemain d’un conflit terrible qui l’a laissée au tapis, mais on n’y imagine pas Don Juan, trop singulier et trop superbe pour être un anonyme dans les millions de soldats engagés, et presque incongru dans un monde guerrier essentiellement masculin. Et pourtant, il est bien là; et la guerre lui a enlevé sa singularité : il dit lui-même dans l’une des premières scènes « je ne suis rien du tout »: il fuit (il dit fuir…) donc son personnage et ce qu’il traîne après soi. Un Don Juan d’après, qui va être contraint de revenir à celui d‘avant contre lui-même (et un peu par lui-même) et par les autres, voilà grossièrement résumé le sujet de la pièce.
La question de Don Juan, notamment chez Mozart et Da Ponte, c’est la question des femmes : les hommes chez Mozart sont soit des répliques de Don Juan en creux (Leporello), soit un mal aimé un peu perdu qui va dans le mur (Ottavio) soit un benêt qui sans doute portera les cornes toute sa vie, comme le jour de son mariage (Masetto). Les femmes au contraire sont toutes trois passionnantes et ambiguës : Da Ponte avait déjà compris ce qu’Horváth a décidé de faire. Car Horváth prend acte de cette domination théâtrale des femmes pour nous dire : Don Juan, c’est d’abord une question de femme(s).
Ce qu’il ajoute, qui est à mon avis génial, c’est la question de la guerre : elle lui permet non seulement de dépeindre une Allemagne groggie au lendemain de la défaite, retrouvant les plaisirs et la vie, mais s’engouffrant dans un tunnel qui mènera où l’on sait. En montrant les effets de la guerre et de cette guerre là à travers le parcours de Don Juan sur les évolutions sociales, et notamment sur le statut de la femme, restée à l’arrière et ayant assumé l’absence des hommes en les remplaçant, il montre ce qu’elle a gagné en liberté et en autonomie. Inévitablement le retour de l’homme se fait dans un autre contexte. Mais il montre aussi que la femme retombe dans les filets de Dom Juan, malgré qu’elle en ait, et donc que les choses ne sont pas aussi changées qu’on le croit.

Chez le profiteur de l'inflation © Monika Rittershaus
Chez le profiteur de l’inflation © Monika Rittershaus

Que cet homme emblème soit Don Juan crée un double postulat :
–       Don Juan a changé parce qu’il a vécu la guerre, et qu’il n’est plus Don Juan ou du moins se refuse à l’être. La guerre lamine, y compris les grands-seigneurs-méchants-hommes, mais il n’est pas dit qu’il ne soit pas encore Don Juan…
–       Les femmes ont changé parce qu’elles ne sont plus des instruments dans ses mains, mais tout en ayant changé, elles le réclament…

Or, la pièce nous montre que tout a changé et que rien n’a changé, elle raconte l’histoire de la renaissance du Don Juanisme et de l’irrésistible montée du désir, et du mécanisme de projection qui replace Dom Juan au centre des mailles du filet.

La mécanique du désir © Monika Rittershaus
La mécanique du désir © Monika Rittershaus

Mais elle montre aussi que tout a changé parce que cette fois, Don Juan est vraiment devenu homme-objet qui ne peut plus rien contre le cheminement de son destin..

Le dispositif inventé par le metteur en scène (et décorateur) est un espace ouvert, sur lequel il ne cesse de neiger, et au centre un arbre auquel pendent des lettres, vision automnale, hivernale, une vision en tout cas profondément mélancolique dès le départ, mais une vision extraordinairement poétique d’une réalité de l’arrière et des familles restées loin du front, imaginée métaphoriquement par un arbre où pendent les lettres que les femmes vont cueillir. Cela m’a rappelé l’expression de Michelle Perrot appelant les lettres du front « le sang des familles » : l’arbre, avec sa sève, symbole de vie, alimente les familles qui cueillent les lettres comme des fruits : une relation alimentation/nourriture, mais aussi une relation rituelle comme un rite ancien (rites de fertilité, de renaissance naturelle etc..) qui définit la vie passée en guerre à la fois nouvelle, rituelle, et nourricière, et les relations à la fois proches et quotidiennes, mais aussi lointaines et fragiles, des hommes au front et des femmes restées à l’arrière. Une image qui  présente d’une manière simple et évidente, d’une stupéfiante poésie et d’une très grande justesse, la manière dont la femme a vécu pendant les années de guerre.
En ce sens, Don Juan revenant de la guerre, c’est évidemment l’homme revenant de la guerre, comme tous ces hommes qui reviennent dans leur famille où des habitudes et des rituels se sont installés qu’ils vont, reprenant leur place, totalement bousculer.

Don Juan est donc à la fois Don Juan et tous les hommes, il devient l’emblème d’un retour qui est aussi malaise, un malaise partagé par tous, et qui bouscule la société.

Kriegenburg va proposer une esthétique assez simple, laissant les personnages remplir l’espace, limité pour chaque scène à des déplacements de praticables, de tissus, de fenêtres, de cloisons légères, qui installent aussi grâce aux éclairages une ambiance à chaque fois différente. Mais où les personnages féminins sont presque interchangeables malgré leur variété : 35 femmes jouées par 9 actrices, selon le conseil donné par Horváth lui même « ces trente-cinq femmes non seulement peuvent, mais doivent êtres interprétées par beaucoup moins de comédiennes, de sorte que presque chaque comédienne a plusieurs rôles à jouer ». Et les rôles ne sont pas personnalisés dans la distribution donnée dans le programme : il y a Don Juan et « Les femmes », même si leurs costumes, d’une très grande élégance et légèreté (Andrea Schraad) donnent à chacune un profil…femmes et variations.

Les femmes...© Monika Rittershaus
Les femmes…© Monika Rittershaus

La première image est avec la dernière, la plus puissante de toute la pièce. Elles suffisent à elles deux à alimenter le livre des images les plus merveilleuses du théâtre occidental.
Le rideau de tulle blanc est tendu, et du sol, émergent 18 mains, sorte de renaissance , d’une vie souterraine, qui commencent à bouger, comme réclamant quelque chose : ces mains émergentes  se transforment peu à peu en corps qui saisissent le rideau et l’enroulent et s’en enroulent, en un groupe compact et solidaire qui se met à chanter en chœur. Extraordinaire moment où les femmes, aux visages recouverts de céruse, vivent le groupe. On comprend immédiatement que les scènes individuelles ne seront que part de ce collectif, qui commence par la magnifique cueillette collective des lettres, pendues à un arbres comme autant de feuilles d’automne, des lettres des soldats qui vont revenir (ou non) du front.
Immédiatement après, bruits de bottes, d’obus, de guerre et Dom Juan arrive, visage masqué par le masque à gaz et encore casqué, défait par le front, exténué, courant dans tous les sens. Il sera l’homme, le seul homme de la pièce. Il est vrai qu’il se suffit à lui-même. Blessé, il va séjourner à l’hôpital, autre monde de femmes, où les femmes soignent et où les hommes sont blessés, et où il se crée un étrange rapport (qu’Herheim avait aussi traité d’une manière presque voisine dans le second acte de Parsifal à Bayreuth).

Max Simonischek © Monika Rittershaus
Max Simonischek © Monika Rittershaus

Don Juan, c’est Max Simonischek (le fils du très grand acteur allemand Peter Simonischek), 32 ans, voix douce, modulée, épuisée, corps qui porta sans doute bien, un jour, devenu un être ordinaire qui vient de la guerre, sans argent, sans fierté, sans dieu. Que vaut Don Juan dans un monde sans Dieu ?
Max Simonischek réussit grâce à la voix, grâce à la tenue, à donner du personnage une image neutre et sans vrai caractère, une sorte de zombie qui traverserait un monde qui lui devenu étranger. Presqu’un enfant perdu, et ce personnage qui n’a plus rien du « grand seigneur méchant homme » garde malgré lui et malgré sa volonté, sa puissance de séduction, d’abord potentielle, puis réelle, dont il va finir par user à nouveau comme aimanté par son destin destructeur de soi et des autres. Le ton qu’il emploie évite la plupart du temps le relief, le grand style, il reste dans une sorte de conversation presque blanche, et pourtant, le jeu femme-homme se reconstruit peu à peu, et même dès le départ, là où il passe, il laisse, pour parodier Da Ponte une odore di uomo qui réveille le désir féminin.
Pourtant, il va sans cesse être à la recherche de son dernier amour, ou de sa dernière conquête d’avant: avec le souvenir, avec la guerre, avec le retour, il voudrait revenir à cette femme qui l’a abandonnée, comme les autres : elle a fui, elle en est morte deux ans plus tôt

Elisa Plüss(la Lolita...), Olivia Grigolli, Max Simonischek, Sonja Beisswenger © Monika Rittershaus
Elisa Plüss(la Lolita…), Olivia Grigolli, Max Simonischek, Sonja Beisswenger © Monika Rittershaus

C’est une sorte de jeune Lolita qui va peu à peu le ramener vers lui-même dans son éternité symbolique, une toute jeune fille qui fait du patinage (extraordinaire Elisa Plüss).
Dans ce parcours de Don Juan qui se révèle bientôt une course vers la mort, parce que Don Juan ne peut qu’être porteur de mort. Certaines scènes demeurent fixées dans la mémoire, les scènes avec la jeunes patineuse dont on vient de parler, la scène traitée de manière désopilante de la loge à l’opéra où l’on donne le Don Giovanni de Mozart( !) et comme par hasard le La ci darem la mano, la scène des dames chez le profiteur de l’inflation, qui témoigne de la volonté de Horváth d’inscrire ce Don Juan dans l’histoire, au moment de l’inflation galopante qui fait à la fois des profiteurs et des victimes. Les deux histoires celle de l’Allemagne et celle de Don Juan, vont chacune vers le gouffre et vers l’aporie. Il faudrait aussi souligner le travail époustouflant que Kriegenburg a imposé aux voix, dont la variété va pratiquement de la voix de dessin animé (à la Mickey) à celle de la voix d’opéra, accompagné par une vraie recherche sur les ambiances sonores. On nous montre là quelque chose d’un opéra glacé.

Finalement, Don Juan comprend l’aporie d’un destin auquel il ne peut échapper : apprenant la mort dans un asile d’aliénés de celle qu’il voulait retrouver, qu’il a rendu folle, il s’éloigne dans le froid, seul, sans commandeur, sans enfer, sans flammes.
Au lieu des flammes de l’Enfer, Don Juan va mourir pétrifié par le froid (le troisième acte s’appelle Le bonhomme de neige) : les femmes apportent autour de lui chacune son écot en pains de glace qu’elle vont briser autour de son corps, tels les héros du Crime de l’Orient Express , vision stupéfiante de ces femmes qui à l’aide de piolets brisent cette glace en morceaux, comme si elles brisaient en même temps et leur vie et leur fantasme, en une scène ritualisée d’une force saisissante. Comme toujours, en disparaissant Don Juan laisse femmes désemparés, vies brisées, monde en friche. Le mythe est toujours là, mais sublimé par une de ces images inoubliables que le théâtre sait donner.

Briser la glace... © Monika Rittershaus
Briser la glace… © Monika Rittershaus

Magnifique spectacle, qu’on aimerait revoir. Il serait trop injuste que seules ces 8 représentations  rendent justice à ce théâtre et à ces acteurs phénoménaux : autour de Max Simonischek, Sonja Beisswenger, Olivia Grigolli, Sabine Haupt, Traute Hoess, Elisa Plüss, Nele Rosetz, Janina Sachau ? Natali Seelig, Michaela Steiger. Quant au travail d’Andreas Kriegenburg, c’est à la fois son apparente simplicité, sa lenteur, et cette succession de scènes brèves qui chacune réinsèrent Don Juan dans son mythe, mais aussi ces femmes dans leur tissu de contradictions faites de méfiance et d’attirance, de refus et de désir, de volonté de protection et de goût pour le risque et la mort, au milieu d’un monde qui se décompose à coup de millions de milliards de Marks. À travers Don Juan, Horváth montre les mécaniques inéluctables au travail, mécaniques individuelles, sociales, historiques, un peu comme ces énormes rouleaux bien visibles au-dessus du plateau qui versent une sorte de neige éternelle, rouleaux qui distribuent l’ineffable et le presque rien d’un flocon singulier mais qui finit en épaisse couche qui fixe et pétrifie le monde, mais qui sont aussi des rouleaux compresseurs qui écrasent et laminent.
Le monde d’après guerre continue d’être peuplé de somnambules.

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Don Juan, solitaire et glacé  © Monika Rittershaus
Don Juan, solitaire et glacé © Monika Rittershaus