ROYAL CONCERTGEBOUW ORCHESTRA 2015-2016: CONCERT DIRIGÉ PAR DANIELE GATTI LE 3 AVRIL 2016 (WAGNER, LISZT, BERLIOZ)

Daniele Gatti et le RCO
Daniele Gatti et le RCO

Séduit par la Fantastique entendue à Paris par le National, j’ai voulu entendre Daniele Gatti diriger la même œuvre par le Royal Concertgebouw Orchestra, avec toujours le même handicap : une interprétation hors norme d’Abbado avec les Berliner Philharmoniker en 2013, sur laquelle je me suis arrêté, et qui vient de paraître en disque, produisant encore chez moi la même ferveur et la même admiration éperdue.

Le programme très « romantique » proposait l’ouverture de Tannhäuser dans la version de Dresde (1845), la poème symphonique  Orpheus  de Liszt (1854) et la Symphonie Fantastique « épisodes de la vie d’un artiste » (1830). Le fil du programme, c’est évidemment l’artiste dans sa confrontation tragique (et créatrice) avec le monde, et les visions successives du poète ou du musicien (Orphée et son lointain descendant Tannhäuser sont l’un et l’autre) quant à l’artiste de Berlioz, c’est un musicien. Mais tous trois vivent une aventure tragique avec la femme dont ils sont amoureux. Deux meurent, Eurydice pour Orphée, inconsolable qui se met à composer chant et musique déchirantes pour évoquer l’absence et la souffrance, Tannhäuser vit parce qu’Elisabeth s’est offerte en martyr pour sa rédemption, et l’artiste de Berlioz désespéré de l’absence de réponse à son amour se livre aux délires de l’opium et de la diablerie qui sont évidemment des délires créateurs : Berlioz est trop intelligent et trop sensible pour ne pas composer sa musique la plus neuve dans ses trois derniers mouvements.
Même si des raisons techniques peuvent avoir donné des motivations au programme, il me paraît avoir un sens particulièrement cohérent autour du du héros romantique qui n’a jamais rien de « fleur bleue » mais se trouve au contraire souvent écartelé, violent, en proie aux fureurs et pourquoi pas aux Furies.
Ainsi de l’ouverture de Tannhäuser. Souvent chez Wagner le son émerge comme d’un néant (voir Lohengrin, voir Rheingold, voir Parsifal) c’est le cas dans Tannhäuser, au moins dans celui voulu par Gatti : une ouverture qui émerge très lentement d’un néant, où les modulations des cuivres et les différents pupitres s’entrelacent de manière presque magmatique, donnant une couleur particulièrement sombre, y compris quand le thème est repris aux cordes, presque hésitantes à rentrer en jeu, avec une respiration large et tendue, avec un sens du crescendo marqué mais d’une lente fluidité telle qu’elle s’apparente non à un fleuve, mais  à une coulée de lave continue. C’est cette tension initiale et cette obscurité d’où émerge le son qui m’ont fasciné ici. Le choix est clair : il s’agit de donner une couleur à l’ensemble qui n’a rien de cette musique triomphale qu’on entend quelquefois, mais une couleur presque parsifalienne. Gatti n’oublie pas que Wagner a voulu, encore huit jours avant sa mort, revoir son Tannhäuser de fond en comble, que l’œuvre attendait, évoluait en fonction de Tristan (révision de 1860) et allait encore évoluer au contact cette fois de Parsifal : ce début si sombre, c’est l’antichambre de l’œuvre, celle à qui sa vraie couleur sera donnée. Alors du même coup, la suite, plus aiguë, plus lumineuse, plus claire peut apparaître ce qu’elle est : un leurre, un leurre comme le Songe d’une nuit de sabbat peut être un leurre pour l’artiste de Berlioz, le leurre d’une musique qui, si on s’y concentre bien, a des accents vaguement inquiétants.
L’œuvre d’une vie, voilà ce qu’est le Tannhäuser, une œuvre d’une vie à laquelle il n’a pu revenir, d’où cet accent dramatique et massif, merveilleusement architecturé à l’orchestre au son si impressionnant, avec ses crescendos à double entrée, des cordes et des vents d’un côté aigus, mais de l’autre des percussions inquiétantes et des decrescendos construits de la même manière, puis les sortilèges du Venusberg, avec ses cordes si fines, mais aussi ses bois inquiétants : les bois sont toujours poétiques mais annoncent souvent des tensions (voir le cor anglais dans la Fantastique) : cette ouverture avec ses imperceptibles silences dans les crescendos de la partie finale, qui créent un rythme presque haletant, est en fait une ouverture sur l’angoisse, sur l’inquiétude, comme sa fin en orgie amère, un tourbillon. Gatti tend l’arc entre le Berlioz de la Fantastique et le Wagner de Tannhäuser. Je reste fasciné des decrescendos de la partie finale annonçant la musique du chœur des pélerins, si sombre, doublée par des cordes devenues un arrière fond si lisible et si peu rassurant. Et si on va un peu plus loin dans l’écoute, on comprend que l’architecture tient non par la mélodie du chœur des pélerins (si célèbre, aux vents), mais par la vague modulée des cordes et que c’est elle qui éclaire l’ambiance, et donne la couleur. Tout cela est d’une clarté incroyable, comme une sorte de mise en scène sonore d’un drame qui est déjà tout dans une ouverture pourtant archi rebattue, installée comme un apéritif auquel on ne prendrait pas garde et qui nous dit déjà par son pessimisme structurel que nous sommes au cœur de la tragédie de la musique qui va se jouer les autres oeuvres du concert. Une approche réfléchie par Gatti jusqu’aux moindres détails.
C’est le noir qui va si bien à cette matinée dominicale.
Orpheus commence par un discret appel aux vents, comme Tannhäuser, auquel s’enchaînent des harpes (Orphée…), puis la musique s’élargit et s’éclaire, d’une indéniable et d’une lumineuse poésie, d’un optimisme mesuré qui répond au pessimisme précédent. Gatti garde une lenteur de tempo manifeste qui permet de bien détacher chaque pupitre, les harpes , très présentes, toujours même, et aussi le chant singulier et solitaire du premier violon. Le chant, car la musique lente et contemplative m’est apparue singulièrement proche de certains moments du chant wagnérien, notamment par ses crescendos (on se met à faire des ponts aussi avec ce qui précède), et l’alternance de voix solistes (hautbois) et celle des harpes particulièrement présentes et du violon. Wagnérien aussi le long accord final qui semble conclure un opéra de Wagner, sur lequel insiste Gatti et grâce auquel il obtient un silence du public à la fin de la pièce. Une pièce toute de fluidité, d’un intérêt renouvelé parce qu’alors se construit une évident système d’échos entre l’histoire d’Orphée, l’histoire de la musique, et la construction de ce concert même. Gatti réussit à rendre ce poème symphonique bien plus passionnant qu’on ne le dit dans les encyclopédies, en construisant un système d’échos évidemment avec Wagner, presque « naturellement » par les relations artistiques, puis familiales que les deux artistes entretiendront : Liszt n’est il pas, comme Orphée, l’artiste à la fois créateur et interprète, peut-être encore plus célèbre dans l’Europe entière et jusqu’en Turquie comme interprète et que comme créateur ou compositeur. Mais c’est là aussi une double postulation, car Gatti s’ingénie, comme souvent, à marquer dans cette musique des échos, des échos surprenants, presque straussiens : on peut identifier où le jeune Strauss puisa quelques éléments de son inspiration pour ses poèmes symphoniques, mais par ricochet, comme cette musique est moins « sage » et plus inventive qu’il n’y paraît à première vue, plus ouverte,  elle aussi en quelque sorte plus « musique de l’avenir ». Daniele Gatti, en amoureux du post-romantisme, en chercheur de la musique, en dessinateur de fils ténus ou non entre les œuvres et justement ces œuvres-là, cherche à démêler justement cet écheveau-là des intertextualités musicales, seule manière à mon avis de percevoir tous les possibles d’une musique, de la musique.

Alors évidemment, ce travail de recherche, cette volonté d’aller jusqu’au bout d’intuitions ou de certitudes, c’est dans une Symphonie fantastique très différente qu’à Paris par le son et par les intentions  qu’il apparaît, d’une manière qui éclaire bien le travail du chef.
Il est d’abord très attentif à la tradition de jeu des musiciens qu’il a en face de lui. À Paris, il avait cherché à déconstruire patiemment non une tradition de jeu, mais des habitudes qui ne faisaient plus problème, comme si on devait jouer « comme ça » sans autre forme de procès. D’une Fantastique jouée dix jours auparavant avec un autre chef, il en avait fait, lui, une autre, pleinement heurtée, avec ses luttes de masses sonores, comme pour conjurer les tendances un peu brahmsiennes de l’interprétation traditionnelle. Il en avait fait quelque chose de parfois tellurique.
Il a ici en face de lui un orchestre de toute autre tradition, un orchestre qui excelle justement dans le post-romantisme, de Mahler à Stravinski, qui a fait sa gloire internationale pendant les premières années du XXème siècle. Et Daniele Gatti va travailler avec ce son là pour proposer une Symphonie Fantastique qui aura ces échos-là du futur, pour proposer en elle une “musique de l’avenir”, elle-aussi.
Je ne suis pas de ceux qui édicteraient une doxa interprétative pour les œuvres françaises, (élégance, clarté, fluidité). J’entends souvent parler de la musique française comme on parle du classicisme à la Boileau, « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », une sorte de vision musicale calée sur le discours préfabriqué du classicisme. Moi j’aime le classique quand il dit « je ne fais pas le bien que j’aime et je fais le mal que je hais » (Racine), j’aime ce classicisme non de « fleur heureuse », mais de fleur ravagée et déchirée, à la Pascal, à la Racine, et pourquoi pas à la Corneille, mais le dernier Corneille « Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir ». Quand j’entends parler de musique française, j’ai toujours l’impression qu’il y a une sorte de jeu français qui ferait de tout une sorte de fleur heureuse et élégante, une fleur de cour aimable. Oh, certes, je fantasme un peu sans doute, mais il y a une manière franchouillarde quelquefois de penser la musique qui m’agace, quand la musique est l’art qui transcende la notion même de frontière ou de nation. Quand Berlioz compose sa Symphonie fantastique, en 1830, on est dans l’agitation politique, et artistique, avec l’avènement du romantisme, et il vient quelques années auparavant de découvrir Beethoven. Berlioz, je l’ai écrit il y a quelques temps, c’est vers Gluck, vers Beethoven, mais aussi vers le Grand Opéra à la Rossini ou à la Spontini qu’il regarde, rien que des français.  Il y a certes une culture et une éducation françaises, sans doute des modes aussi de jeu, de facture d’instruments, il y a un champ musical français, mais que signifie en revanche musique française, de quelle France ? les 130 départements napoléoniens ? Celle sans Nice ? Sans la Savoie ? Sans l’Empire colonial ? Cessons donc pour cet art éminemment international qu’est la musique, de parler de musique française ou allemande ou autre quand l’art et le monde intellectuel depuis le Moyen âge sont en échange permanent, quand les idées traversent les frontières avec une déconcertante facilité, voire rapidité. Donc Berlioz s’interprète en fonction d’une pensée, d’une intuition, d’une démarche intellectuelle et non en fonction de sa nationalité, et en fonction aussi des influences qui l’ont marqué, et de celles qu’il a pu avoir dans le futur. Quand Berlioz, en 1830, s’amuse à des cassures de rythmes, à des heurts de son, à des phrases qui sont à la limite de l’atonalité, il s’amuse, mais en même temps nous savons, nous, qu’il est prophétique et nous devons en tenir compte. Quand il imite un instrument déglingué, il anticipe le Siegfried de Wagner et son appel au cor, quand il use du grotesque, il anticipe Mahler etc..etc..
C’est au contraire rendre justice à Berlioz que de voir comme tout au long du XIXème les plus vénérés compositeurs de cette époque l’ont écouté, et avec quelle attention. C’est bien d’abord ces filiations que Daniele Gatti fait entendre, avec un orchestre qu’il a merveilleusement en main et qui le suit avec gourmandise : on voit les regards, on voit quelques gestes qui ne trompent pas quand à son passage les contrebasses frappent en souriant sur leur instrument. Il fait apparaître des liens qui semblent même inattendus : dans le premier mouvement, on entend par moment Weber, si fameux en 1830, et ça c’est plutôt « normal », mais aussi subitement, au détour d’un son la Nuit transfigurée de Schönberg, comme si de nouveau Gatti plaçait Berlioz sur une immense frise, un immense arc où les deux bouts marquent des cheminements de lectures, des échos possibles. Dans Un bal la couleur sombre des premières mesures font apparaître non la légèreté mais des nuages, puis une fin en allègement séraphique voire un peu maniéré après une valse légère, aérienne, presque impalpable mais obstinément inquiétante. Dans Aux champs, on est dans le drame noir (percussions initiales et finales, mais en même temps dans une sorte de contraste mahlérien,voire tristanesque, avec des bois ahurissants.
C’est que Gatti cultive un discours sur la Fantastique où la question dramatique domine, non pas seulement au sens commun, mais surtout au sens théâtral : ce que fait voir Gatti c’est une dramaturgie, c’est presque une pantomime ; une musique dramatisée et théâtralisée qui en fait un drame sans paroles mais avec seulement une musique. C’est une Fantastique qui se raconte non comme un programme mais encore plus comme un opéra sans voix, un oratorio sans paroles, très dramatisé, très lent au début mais très tendu, tout au long implosif, très en-dedans, comme un drame intérieur insupportable, où il n’y pas pas un moment de relâchement, un monologue intérieur au bord du gouffre.
Le travail de l’orchestre est proprement ahurissant pour trouver le ton juste correspondant aux propositions sans doute inattendues du chef, qui justement travaille avec les pupitres (fabuleux) qu’il a à disposition notamment une petite harmonie de rêve. Avec cet orchestre, Gatti ose:  il ose des heurts, il ose des tempos surprenants, des heurts de tempo, très rapides, puis très lents, presque des anacoluthes, des ruptures de construction, où il installe une instabilité structurelle. Il est sûr que pour un public français habitué dans la Fantastique à une relative ligne « classique », policée, c’est très déstabilisant. Gatti travaille ici sur le tissu même de la musique, sur la couleur en la faisant miroiter et moduler: on voit défiler Bruckner, Mahler, Wagner, Schönberg tout en préservant les sources webériennes et beethovéniennes de cette musique. Alors dans la Marche au supplice, la tension déjà présente depuis le début s’accentue : il en résulte une ambiance pas romantique du tout comme on l’attendrait, un Berlioz tendu très tourné vers l’introspection qui tend le spectateur à l’extrême et qui lui donne comme on dit le cœur battant. Avec d’autres moyens et une autre fluidité, Abbado recherchait une impression similaire, mais Gatti aime le tellurique, il aime sentir la masse sonore comme volcanique qui va se déchaîner, un dérèglement ordonné, mais orgiastique et presque stravinskien. Une interprétation seuil de tout un XIXème qui se terminerait au pied des années 20. Du drame, du burlesque, du grotesque, du sarcastique, de l’amertume, mais jamais du bonheur : on croirait décrire quelque symphonie du Mahler des dernières années, alors que c’est un Berlioz des premières années qu’il s’agit, un Berlioz théâtral et prophétique, un Berlioz moins hugolien que Shakespearien (et on sait comme Berlioz aimait Shakespeare), qui secoue les forces naturelles, qui les dérange, mais avec la distance due, un Berlioz qui serait une source intarissable de l’inspiration symphonique du futur.  C’est un travail prodigieux sur le sens musical, sur l’intelligence musicale, sur l’histoire de la musique symphonique et surtout sur les intuitions du futur, mais aussi d’une sensibilité à fleur de peau. Une lecture de Berlioz d’une incroyable modernité, qui éclaire du même coup les deux pièces précédentes et qui donne à ce concert une homogénéité intellectuelle de grande profondeur, qui fait voir enfin quelle complicité est déjà née avec les musiciens, qui comprennent à fleur de peau ce que Gatti veut d’eux dans l’harmonie comme la fêlure.[wpsr_facebook]

Accueil chaleureux du public
Accueil chaleureux du public

OSTERFESTSPIELE SALZBURG 2016: CONCERT DE LA SÄCHSISCHE STAATSKAPELLE DRESDEN dirigée par CHRISTIAN THIELEMANN (BEETHOVEN MISSA SOLEMNIS)

Saluts - Christa Mayer Peter Dijkstra et Christian Thielemann©Wolfgang Lienbacher
Saluts – Solistes Peter Dijkstra et Christian Thielemann©Wolfgang Lienbacher

Beethoven, Missa Solemnis en ré majeur op.123
Sächsische Staatskapelle Dresden
Chor des Bayerischen Rundfunks (chef de chœur Peter Dijkstra)
Krassimira Stoyanova, soprano
Christa Meyer, mezzosoprano
Daniel Behle, ténor
Georg Zeppenfeld, basse
Matthias Wollong, violon solo
Jobst Schneiderat, orgue

Je ne sais pourquoi, mais la Missa Solemnis de Beethoven évoque pour moi depuis toujours, et bien plus que d’autres œuvres pourtant comparables, des images grandioses de chœurs déployés, d’orchestres immenses distribués dans de non moins immenses églises baroques, romaines de préférence, de grandes orgues et de musique céleste qui s’élèvent pendant qu’un rayon de soleil bienvenu au travers des vitres d’albâtre de la coupole descend caresser les visages des exécutants. En fait je rêve d’une Missa Solemnis à Sant’Andrea della Valle (pas celle de Mario et Tosca), mais celle de la belle architecture de Grimaldi, Della Porta et Paderno. C’est le berninien « qu’on ne me parle de rien qui soit petit » qui parle en moi quand je rêve de Missa Solemnis. 

Mais l’œuvre excite les rêves sans doute parce qu’on ne l’entend plus beaucoup. J’ai comme l’impression qu’elle était beaucoup plus fréquente il y a quelques dizaines d’années. Herbert von Karajan en faisait une de ses œuvres de prédilection et il l’a beaucoup dirigée.
Au festival de Pâques, elle a été exécutée en 1967, 1975, 1979 (Karajan), 1994 (Solti), 2007 (Haitink), l’été, depuis 1986, elle l’a été six fois dont deux fois par Harnoncourt à la mémoire de qui est dédié le concert d’aujourd’hui.
En la proposant en 2016, Thielemann continue la tradition d’une œuvre spectaculaire sans être si populaire, et même si elle me fait rêver, la musique n’est pas celles qui provoquent en moi une indicible émotion, sauf en de rares moments.
L’orchestre est la Staatskapelle de Dresde, en résidence à Pâques à Salzbourg, et le chœur celui de la Radio bavaroise, entendu quelques jours avant à Lucerne, les solistes sont Christa Meyer, Krassimira Stoyanova, Danel Behle, Georg Zeppenfeld, du beau monde.
Tout à l’heure, je parlais d’église romaine et de Bernin, de grandeur…c’est bien cette écrasante monumentalité qui me parle et que m’évoque cette œuvre, et c’est pourquoi peut-être c’est moins l’émotion que l’écrasement qui marquent ici.
L’approche de Christian Thielemann ne cherche pas un Beethoven moderne, plus grèle, presque plus intime, ou un Beethoven passé au crible de l ‘audition archéologique. Ce Beethoven-là, c’est presque celui des Klemperer, des Jochum, des Furtwängler, bref, une remontée aux mythes des exécutions monumentales des années 50 telles qu’on les entend au disque ; c’est du moins ce qui m’a frappé et touché dans un travail qui dans l’ensemble est vraiment réussi. C’est vrai aussi qu’il me touche parce que j’ai un peu la nostalgie des ces grands apparats symphoniques, de ces Bach romantiques à la Helmut Rilling, de cet appel écrasant à la divinité, d’une divinité qui n’a pas l’air de préoccuper toujours Beethoven, plus soucieux d’effets de majesté un peu extérieurs que d’effets d’intériorité. Dans l’expression Missa Solemnis, c’est plus Solemnis que Missa qu’on retient. Mais qu’importe

C’est une œuvre difficile pour les chanteurs, très tendue notamment pour soprano et ténor, et qui exige du chœur une présence presque permanente et toujours très tendue voire virtuose également. À la fois comme Messa di Requiem de Verdi, mais dans un autre style évidemment, elle exige de la part des participants une vraie performance, y compris du violon solo de l’orchestre qui a un moment lui-aussi virtuose (ici Matthias Wollong, Konzertmeister de la Staastkapelle de Dresde).
L’introduction relativement retenue du Kyrie, sorte d’exposition et des voix et de l’orchestre plus du chœur permet de situer à quel niveau nous nous trouvons, le soprano de Krassimira Stoyanova est exceptionnel, dans le contrôle et le jeu sur les piani ainsi que dans les modulations nécessaires à l’extrême aigu qui est si souvent sollicité, soprano, mais la voix claire de Daniel Behle ne l’est pas moins, elle est aussi très contrôlée et particulièrement bien conduite, il répond peut-être au soprano  avec moindre volume, mais véritable style, et quel style! L’orchestre laisse entendre des pupitres (les bois !) et essaie de retrouver comme un son d’église dans l’acoustique moins réverbérante du Grosses Festspielhaus. Le chœur est un peu moins sollicité que dans les parties suivantes, mais on reste stupéfait des sopranos séraphiques. Notamment dans la partie finale.
Peu de mots, mais une longue exposition musicale qui tranche très nettement avec les autres parties, au texte très développé : l’appel à la rédemption fait écho à la clôture de l’œuvre, un Agnus Dei (qui en appelle à la paix du Dieu et à la miséricorde) lui aussi bref en paroles, développé en musique (autant que le Kyrie), moins « contenu » (d’autres diraient moins froid) plus majestueux avec ses dernières mesures justement si solennelles (tutti et cuivres)  , mais aussi avec des échos à la fois intérieurs et angoissants (utilisation des percussions) et l’impression d’une musique qui peu à peu s’éteint ou s’étiole. Cette alternance d’une couleur très retenue et puis d’un final plus large, mais que Thielemann veut tout sauf triomphant, appelle sans nul doute le silence qui va suivre. C’est ainsi un arc sonore auquel répond un « arc de sens », comme si la demande la plus urgente (le pardon) exigeait peu de mots, mais tant de musique, parce que plus que les mots, la musique monte au Ciel (cf les anges musiciens dans la peinture Renaissance)
Au contraire des autres mouvements le Gloria et surtout le Credo sont des moments particulièrement développés. Le Gloria s’ouvre triomphalement (Gloria in excelsis Deo) avec un rare sens des équilibres (les cuivres sont parfaitement fondus dans l’ensemble) et une magnifique retenue du chœur : ce chœur n’est jamais un chœur, mais un « personnage collectif ». Il a la Missa Solemnis dans les gènes et on ne sait plus quoi admirer, la technique et la tension, l’énergie, mais aussi la retenue, le sens des silences et des respirations, et surtout l’expressivité. C’est non une prestation mais une interprétation. Dès « Gratia agimus.. » et l’entrée en des voix solistes , c’est l’homogénéité qui frappe, avec un orchestre merveilleusement en phase, jamais démonstratif, mais sensible, mais clair, mais aussi recueilli. La voix du mezzosoprano (Christa Mayer) se détache, somptueuse, juste, et le crescendo du ténor frappe. Krassimira Stoyanova use ici un peu plus du vibrato pour donner aux aigus plus de volume, et l’ensemble est particulièrement frappant (Georg Zeppenfeld, la basse, se fait aussi très discrètement entendre en soutien). Magnifique travail. C’est à une majestueuse explosion que nous assistons (les Amen..) qui n’est pas sans rappeler le final de Fidelio. Un morceau particulièrement brillant, mais sans être jamais rutilant.
Le Credo commence sur la même ambiance, au rythme alternant intériorité et grandeur presque martiale, s’adoucissant merveilleusement à « Et incarnatus est..». Une fois de plus c’est le chœur qu’on salue dans sa présence vibrante, dans un moment (le plus long de l’œuvre) où le texte alterne les interpellations et le récit. « Et vitam  venturi saeculi » si difficile pour le chœur est ici incroyable, tout simplement.
Le Sanctus est une partie plus intérieure, qui commence par une merveilleuse exposition d’orchestre, à la tonalité si profonde (merveilleux cuivres) comme fréquemment dans les parties les plus ressenties de Beethoven et par la magnifique entrée des solistes, comme si on quittait quelque chose de plus extérieur pour entrer dans un regard sur soi face à Dieu (la manière dont est lancée Sanctus par le chœur, accompagnée par l’orchestre au plus léger et au plus tendre. C’est sans doute pour moi un des moments les plus ressentis de l’œuvre,  dominée par le « Benedictus, qui venit » où l’intervention du violon (accompagné de merveilleux bois et un chœur qui murmure) est l’un des moments les plus caractéristiques de l’œuvre, confiée ici au Konzertmeister Matthias Wollong, remarquable de poésie et de finesse, qui montre une fois de plus la qualité incroyable de certains musiciens d’orchestre.
À noter enfin, dans un Agnus Dei qui comment le l’ai signalé, fait pendant au Kyrie par le sens et par l’étendue, dans son rapport notamment entre paroles et musique, l’extraordinaire et suave « Agnus Dei » chanté par la basse Georg Zeppenfeld. Après un Kyrie tout en lignes un Agnus Dei tout en variations et volutes (un Kyrie protestant ?un Agnus Dei catholique ?) et aux accents vaguement guerriers quelquefois.
Au total un très grand moment de musique, parfaitement construit par Christian Thielemann qui a veillé à proposer une vision certes massive et spectaculaire, telles qu’on rêve les grandes interprétations du passé, mais empreinte de religiosité, avec des moments suspendus particulièrement émouvants, exaltant par la clarté de l’approche les instrumentistes de la Staatskapelle de Dresde au plus haut, accompagnés par un quatuor de solistes magnifique et un chœur simplement miraculeux. Il y a des soirées où tout fonctionne, celle-ci en fut une.[wpsr_facebook]

Matthias Wollong remercié par Christian Thielemann ©Wolfgang Lienbacher
Matthias Wollong remercié par Christian Thielemann ©Wolfgang Lienbacher

BADEN-BADEN OSTERFESTSPIELE 2016: CONCERT DES BERLINER PHILHARMONIKER dirigé par SIR SIMON RATTLE (MOZART-BEETHOVEN), avec Mitsuko UCHIDA, piano

Mitsuko Uchida et Sir Simon Rattle (Mozart, concerto n°22) ©Monika Rittershaus
Mitsuko Uchida et Sir Simon Rattle (Mozart, concerto n°22) ©Monika Rittershaus

Wolfgang Amadé Mozart: Concerto pour piano en mi bémol majeur KV 482
Mitsuko Uchida (piano)
Berliner Philharmoniker
Direction musicale: Sir Simon Rattle

Ludwig van Beethoven: Symphonie n°9 en ré mineur op.125
Genia Kühnmeier (soprano), Sarah Connelly (mezzosoprano), Steve Davislim (ténor) et Florian Boesch (baryton basse)
Choeur Philharmonique de Prague (Direction Lukáš Vasilek)
Direction musicale: Sir Simon Rattle

Je ne vais pas pinailler sur la perfection, c’est le seul mot qui vaille quand on écoute les Berliner Philharmoniker. La petite harmonie des berlinois, c’est le paradis redescendu sur terre : rien à dire ni à faire, admirer seulement un ensemble fait de solistes internationaux, Schweigert (Basson), Pahud (flûte), Ottensamer(clarinette) Mayer (Hautbois): à eux quatre, on ne saurait faire de quartier, ils se prennent d’ailleurs la voix avec des regards malicieux l’un vers l’autre, mais c’est l’ensemble des bois qui stupéfie.
Sir Simon Rattle les a placés dans le concerto de Mozart directement au contact avec le piano, juste là où habituellement on voit les cordes (violoncelles en général), en rejetant les cordes sur les côtés. C’est que ce Mozart-là installe un dialogue de proximité, un système d’écho entre les cuivres et les bois largement sollicités dans l’introduction (basson, flûte, clarinette) puis le piano, comme une sorte d’ensemble de chambre isolé dans l’orchestre. La longue introduction avant l’entrée du piano fait place aux cors d’abord, puis aux bassons, dialoguant avec cordes puis flûte et clarinette. La brutalité avec laquelle on entre en musique et la relative sécheresse du son fait pencher vers une interprétation plutôt baroquisante. En tous cas, ce début à la fois net, moins lyrique qu’énergique, scandé par les timbales est vif, soutenu, et le son de l’orchestre à l’effectif réduit est plein, presque ciselé. Une vraie petite symphonie dans le concerto, qui rappelle par écho certaines phrases des Nozze di Figaro contemporaines. Le piano se glisse alors avec une singulière souplesse, un incroyable raffinement comme une voix délicate et entame un dialogue ombré avec l’orchestre (bassons d’abord, puis cordes). Après un premier mouvement rythmé et cette couleur qui tire vers le baroque, le début du deuxième mouvement (andante) à l’orchestre (cordes) me renvoie irrésistiblement à Gluck et Rattle sait vraiment ici installer une ambiance : on comprend le dialogue très étroit des bois et vents avec le piano d’une infinie délicatesse et d’une douceur fluide, et cette proximité fait naître une intimité de salon musical qui se respire tout particulièrement ici : la flûte de Pahud est phénoménale, et lui répond en clin d’œil la clarinette d’Ottensamer, en un ensemble d’une indicible poésie, avec des sons à la fois subtils, retenus, presque nocturnes.

Mitsuko Uchida et Sir Simon Rattle ©Monika Rittershaus
Mitsuko Uchida et Sir Simon Rattle ©Monika Rittershaus

D’où la rupture avec le troisième mouvement, rythmé, joyeux, qui se lit au visage même de la soliste, qui frappe encore par la légèreté du toucher, en un rythme de rondo où cette fois l’orchestre s’affirme (encore ces bois !!). Le dialogue entre l’orchestre et le soliste est sans scorie aucune, avec une homogénéité, et une fluidité dans les reprises de voix qui frappe, et où l’orchestre sait alléger jusqu’à l’impossible. Il en résulte un magnifique moment d’harmonie, où l’orchestre et le piano produisent un son presque fusionnel, en ces faisceaux dialogués, presque choraux du chant mozartien. Ce concerto est à la fois intérieur (l’andante) et particulièrement joyeux (1er et dernier mouvement) et ce qui frappe c’est le rôle déterminant de la flûte et surtout de la clarinette, et la manière dont les instruments sont mis en avant, mis en dialogue presque soliste avec le piano. Enfin, Sir Simon Rattle m’a toujours intéressé dans ses interprétations du XVIIIème siècle, que ce soit Rameau (je me souviens de Boréades somptueuses à Salzbourg) ou Bach (les Passions avec la complicité de Peter Sellars), Haydn, et bien sûr Mozart ; j’avais beaucoup aimé notamment son Cosi fan tutte à Salzbourg (avec une belle production des Hermann), un peu moins sa Zauberflöte, mais son approche de ce répertoire me séduit plus que son approche du XIXème siècle.

9ème de Beethoven Baden Baden 21 mars 2016 ©Monika Rittershaus
9ème de Beethoven Baden Baden 21 mars 2016 ©Monika Rittershaus

Et c’est la question posée par cette 9ème symphonie de Beethoven, une des masses de granit du répertoire, qui prend tout son sens dans un Festival comme Baden-Baden, apte à remplir l’immense salle du Festspielhaus. J’avoue par ailleurs que la « Neuvième » n’est pas ma préférée des symphonies de Beethoven, même si en ces temps détestables où se réveillent les  haines absurdes et les petits égoïsmes des hommes, on a besoin de ce texte, on a besoin de cette musique, on a besoin de l’humanisme plus que du religieux, et de croire que la joie et l’amour peuvent faire taire les abrutis, les sauvages et les fanatiques.
On ne reviendra pas sur l’orchestre phénoménal, c’est un truisme : mais dans le cas de ce type de phalange, on se demande quelquefois si le chef sert à quelque chose, s’il ne se contente pas de suivre ses musiciens notamment dans un répertoire où ils n’ont rien à prouver et peut-être rien à apprendre…
Mais si, on va y revenir, car c’est quand même l’essentiel. On l’observe donc cet orchestre très rajeuni, de plus en plus féminisé, avec ses cordes incroyablement chaudes et soyeuses, avec ses bois magiques (Albrecht Mayer s’est rajouté à Ottensamer et Pahud dans le Beethoven), avec cet engagement dans la musique en partage qui en fait une phalange unique. La clarté du son, la lisibilité de chaque pupitre est une source sans cesse renouvelée d’émerveillement, même dans cette salle à l’acoustique discutable (moins bonne qu’à Salzbourg, qu’ils ont hélas laissé). Le son de l’orchestre est à tomber, mais ce qu’on entend dans ce Beethoven n’est pas autre chose que le son de l’orchestre, car l’approche reste à la fois « classique » et assez descriptive, pour tout dire sans supplément d’âme. Une exécution qui n’est pas un vrai moment.
Le deuxième mouvement cependant m’est apparu plus vif, plus vivant, plus animé au sens fort, avec un rythme et une fluidité qui lui donnent une vraie couleur presque printanière, une tonalité pastorale qui sans nul doute séduit, là encore les bois (le dialogue Schweigert-Mayer !) éblouissent comme dans un concerto pour bois et orchestre, avec des sons qui s’atténuent progressivement à la Cherubini (car Beethoven connaissait son Cherubini et le cite…) en une ineffable douceur.
C’est presque paradoxal, mais le troisième mouvement (adagio molto e cantabile) merveilleusement exécuté , m’est apparu un peu plus démonstratif, plus démonstratif que ressenti, et donc un peu extérieur, comme si le son était mis en scène, que la musique était en vitrine en quelque sorte, malgré d’ineffables beautés (évidemment, Beethoven + Berliner…).
La même impression prévaut lors du dernier mouvement, où tout est merveilleusement en place mais ne produit pas l’émotion attendue, comme une machine bien huilée, mais qui resterait une machine. Simon Rattle est incomparable dans la mise au point, dans la préparation pointilleuse des équilibres sonores : une redoutable précision, mais souvent la conséquence en est l’impression que les choses sont fixées sans toujours donner la liberté de jouer à l’orchestre, et donc l’impression d’un jeu sous verre.
Les quatre solistes (Pavol Breslik malade était remplacé par Steve Davislim) ne me sont pas apparus tous au mieux de leur forme. Les parties sont brèves mais éminemment difficiles et tendues : Beethoven écrit pour les voix en ne les épargnant jamais, Florian Boesch, chaleureux et élégant, Genia Kühmeier moins en forme qu’à d’autres occasions avec quelques sons métalliques, Sarah Connolly comme toujours impeccable de contrôle et de souci de la fluidité des mots, mais est-ce son univers ? Steve Davislim un peu en retrait (la voix n’est pas grande) mais sensible, juste, vaillant et particulièrement engagé. Et le chœur (Choeur Philharmonique de Prague dirigé par Lukáš Vasilek) m’est apparu un peu plus lointain et moins éclatant (en tous cas, quelle différence avec l’éclat celui de celui de la Radio bavaroise entendu l’avant veille et dans Beethoven à la fin de la même semaine). Je pense aussi que l’acoustique de la salle entrait pour beaucoup dans l’impression d’ensemble, et que les voix dans cet immense vaisseau enveloppées par le son de l’orchestre avaient quelquefois un peu de mal à émerger.

Ainsi il y a des concerts qui inexplicablement ne laissent pas totalement satisfaits, alors qu’il y a tous les ingrédients pour en faire un moment d’exception. C’est un peu le cas de cette soirée, les Berliner Philharmoniker dans leurs œuvres, un magnifique concerto de Mozart avec Mitsuko Uchida en soliste, et une IXème symphonie de Beethoven pas totalement convaincante. Une fois de plus, je crains de passer pour l’enfant gâté, à moins que ce soir-là quelque chose ne me soit passé largement au dessus du cœur. Au moins pour Beethoven, plus lointain qu’un Mozart qui fut exceptionnel. [wpsr_facebook]

Sir Simon Rattle, Genia Kühmeier, Sarah Connolly, Steve Davislim, Florian Boesch ©Monika Rittershaus
Sir Simon Rattle, Genia Kühmeier, Sarah Connolly, Steve Davislim, Florian Boesch ©Monika Rittershaus

LES SAISONS 2016-2017 (1): BAYERISCHE STAATSOPER, MÜNCHEN

Bayerisches Staatsorchester et Kirill Petrenko entre Peter Seifert et Christian Gerhaher à la fin du Lied von der Erde en mars dernier ©Wilfried Hösl
Bayerisches Staatsorchester et Kirill Petrenko entre Peter Seifert et Christian Gerhaher à la fin du Lied von der Erde en mars dernier ©Wilfried Hösl

Dans les supermarchés, les étals de rentrée sont déjà prêts en juillet, les galettes des rois (6 janvier) en vente le 10 décembre, les jouets de Noël début novembre. Il en va de même des saisons des opéras, jadis affichées en mai-juin, aujourd’hui en février ; comme une course à l’échalote c’est à qui se précipitera le premier. Et l’effet des réseaux sociaux affiche les émerveillements répétés, à faire croire qu’on ne saura plus où donner de la tête tant les spectacles et les productions sont excitantes et prometteuses ; bref le monde de l’opéra, de New York à Londres, de Munich à Madrid, de Vienne à Paris, de Milan à Francfort et de Lyon à Zurich, ne serait qu’un coffre aux merveilles, qu’un tonneau des Danaïdes d’où l’on sort sans cesse des soirées qui seront à n’en pas douter exceptionnelles et inoubliables. Le parcours du mélomane, ou dans mon cas du mélomaniaque, est cependant rempli de soirées inoubliables bien vite oubliées, où une exception chasse l’autre. Le maigre bilan annuel des soirées de l’île déserte en est souvent l’indice.
Alors je me suis demandé si j’allais rendre compte systématiquement des saisons, qui presque toutes paraissent entre mi février et fin mars. Seule la Scala, imperturbable, continue d’afficher plus tardivement sa saison, une habitude enracinée dans le temps, qui résulte des organisations italiennes, moins anticipatrices qu’ailleurs : combien de grands chanteurs la Scala a loupé par le passé à cause de ses programmes construits bien après les autres théâtres (un seul exemple, Hildegard Behrens, systématiquement invitée quand l’agenda de la chanteuse était complet).  Mais aujourd’hui, afficher sa saison après les autres, c’est aussi créer de l’attente, et éviter d’être mélangé avec le tout venant, la Scala arrive en dernier, comme la Reine des Fées…

En sacrifiant à l’exercice, je suis bien conscient de son côté « miroir aux alouettes » où l’investissement du rêve ne rencontre pas toujours la réalité, mais quand au contraire le rêve la rencontre, ce qui arrive quelquefois, alors…c’est le Nirvana
L’annonce des saisons est aussi une manière de lire une politique artistique (ou une absence de) d’afficher des orientations des théâtres, sentir les inflexions, qui se lisent par l’affichage de raretés ou non, par l’appel à des metteurs en scène neufs, par l’arrivée sur le marché de jeunes chanteurs ou de jeunes chefs Il y a des théâtres en Allemagne de moindre importance comme Karlsruhe, ou Nuremberg, voire Cottbus qui affichent des productions souvent passionnantes à des prix défiant toute concurrence pour le mélomane; il y en a d’autres de très grande importance qui affichent à des prix stratosphériques des productions sans aucun intérêt et des saisons assez creuses. Il faut donc étudier tout cela avec attention et le parcours mélomaniaque est une jonglerie entre les vols, les hôtels, les théâtres, les auteurs, les périodes de l’année, les collisions (horreur, il y a la même soirée Tristan ici et Don Carlos là !!) ou les couplages : trois villes, trois titres en un week end. Bref, un long travail de dentelle aussi épuisant que construire l’emploi du temps d’un établissement scolaire.
Je vais donc me consacrer à mes maisons préférées, ou obligées, du mieux possible pour n’en garder que la « substantificque moëlle ».

Le Bayerische Staatsoper est actuellement sans nul doute ma maison préférée. Elle allie pour moi souvenirs de jeunesse (Kleiber, Sawallisch), ambiance du lieu assez sympathique, à la riche mémoire avec ses bustes de chefs et ses portraits de stars ou de managers (un opéra qui n’affiche pas son histoire n’est qu’un garage de luxe creux) et politique artistique de qualité, mais surtout la présence d’un chef et d’un orchestre qui aujourd’hui ont peu d’égal dans la fosse. Kirill Petrenko assure dans l’année un peu plus d’une trentaine de représentations, et d’autres chefs montent au pupitre, eux aussi dignes d’intérêt. La saison prochaine, Kirill Petrenko va diriger deux nouvelles productions et quelques représentations de reprises de spectacles mémorables.
En s’y prenant à l’avance, Munich est accessible à des prix raisonnables en train ou en bus, voire quelquefois en avion (même si les compagnies aériennes continuent d’afficher de prohibitifs suppléments kérosène quand le pétrole est au plus bas). Mais le Bayerische Staatsoper, c’est aussi un Intendant à idées, Klaus Bachler, d’une redoutable et malicieuse intelligence, qui vient d’annoncer son départ en 2021 en même temps que Kirill Petrenko, posant ainsi clairement une politique complètement intégrée avec son GMD. Munich, c’est une vraie équipe, une ambiance, un orchestre ; comment échapper à la fascination de ses saisons ?

Représentations dirigées par Kirill Petrenko :

Nouvelles productions :

Lady Macbeth de Mzensk (Chostakovitch) : 5 représentations du 28 Novembre au 11 décembre 2016 avec Anja Kampe et Misha Didyk, mais aussi Anatoli Kotscherga et Alexander Tsymbaliuk dans une mise en scène de Harry Kupfer.
Tannhäuser (Wagner) : 5 représentation du 21 mai au 8 juin 2017 avec Georg Zeppenfeld, Klaus Florian Vogt, Christian Gerhaher, Anja Harteros, Elena Pankratova « d’après » une mise en scène de Romeo Castellucci

Reprises :

Die Meistersinger von Nürnberg (Wagner) : 3 représentations du 30 septembre au 8 octobre 2016, avec quelques changements (Emma Bell en Eva), mais toujours avec Wolfgang Koch et Jonas Kaufmann reprise de la nouvelle production de David Bösch qui avant même la première le 16 mai 2016 suscite déjà des commentaires…
Die Fledermaus (J.Strauss) : 4 représentations du 31 décembre 2015 au 8 janvier 2017 à voir absolument pour la direction fulgurante de Kirill Petrenko
South Pole (Srnka) :
3 représentations du 18 au 23 janvier 2017 dans la distribution de 2016 (Hampson, Villazon)
Der Rosenkavalier (R.Strauss) : 3 représentations du 5 au 11 février 2017 avec Anne Schwanewilms dans la Maréchale
Die Frau ohne Schatten (R.Strauss) :
2 représentations en juillet 2017 (pendant le Festival) de la célèbre production de K.Warlikowski avec Michaela Schuster dans la nourrice, et sinon la cast d’origine (Botha, Pieczonka, Pankratova, Koch)

Mais cette prochaine saison, l’activité symphonique de Kirill Petrenko va passer à une vitesse légèrement supérieure (futur berlinois oblige), outre des concerts avec différents orchestres européens dont les Berliner Philharmoniker et le Royal Concertgebouw, il emmènera en tournée européenne son orchestre (le Bayerisches Staatsorchester) du 5 au 21 septembre 2016 successivement à

  • 5 septembre Milan
  • 7 septembre Lucerne
  • 10 septembre Dortmund
  • 11 septembre Bonn
  • 12 septembre Paris (TCE) (Wagner, R.Strauss, Tchaïkovski) avec Diana Damrau
  • 13 septembre Lindau
  • 14 septembre Berlin
  • 18 septembre Vienne
  • 21 septembre Francfort

Les œuvres prévues (en alternance selon les villes) :

György Ligeti
Lontano pour grand orchestre (1967)
Béla Bartók
Concerto pour violon n°1 (Frank Peter Zimmermann)
Richard Strauss
Sinfonia domestica
Vier letzte Lieder (Diana Damrau)
Richard Wagner
Prélude Die Meistersinger von Nürnberg
Piotr I. Tchaikovsky
Symphonie n° 5 en mi mineur op. 64

Et il dirigera enfin durant la saison trois Akademiekonzerte

– Les 19 et 20 septembre : 1.Akademiekonzert
Richard Wagner
Prélude Die Meistersinger von Nürnberg
Richard Strauss
Vier letzte Lieder
Piotr I. Tchaikovsky
Symphonie n° 5 en mi mineur op. 64

– Les 20 et 21 février 2017 : 4.Akademiekonzert
Nikolai Medtner
Concerto pour piano n°2 en ut mineur op. 50 (soliste Marc-André Hamelin)
Serguei Rachmaninov
Danses symphoniques op. 45

– Les 5 et 6 juin 2017 : 6.Akademiekonzert
Serguei Rachmaninov
Rhapsodie sur un thème de Paganini op. 43
Gustav Mahler
Symphonie n°5 en do dièse mineur

Pour beaucoup de maisons d’opéra, ce programme suffirait largement à remplir l’agenda, mais Munich présente plus de 41 titres différents, sans compter concerts, productions du studio (cette année Le Consul de Menotti) et ballets.

Les autres nouvelles productions :

 Ainsi donc, on comptera aussi avec quatre autres nouvelles productions

  • La Favorite de Donizetti, 6 représentations du 23 octobre au 9 novembre 2016 (et deux représentations de Festival en juillet 2017) dans la version originale française, avec Elina Garanča, Matthew Polenzani et Mariusz Kwiecen, direction musicale de Karel Mark Chichon, mise en scène d’Amélie Niermeyer
  • La création munichoise d’André Chénier de Giordano, pour 6 représentations du 12 mars au 2 avril (et deux représentations de Festival en juillet 2017), dirigé par Omer Meir Wellber après son triomphe dans Mefistofele cette saison, dans une mise en scène de Philipp Stölzl, avec Jonas Kaufmann et Anja Harteros, mais aussi Luca Salsi en Gérard
  • Semiramide de Rossini pour la prise de rôle de Joyce Di Donato, pour 6 représentations du 12 février au 3 mars (et deux représentations de Festival en juillet 2017, sous la direction du remarquable Michele Mariotti, l’un des grands spécialistes actuels de ce répertoire, et dans la mise en scène de David Alden, qui revient à Munich pour l’occasion, avec, outre la grande Joyce, Alex Esposito (prise de rôle dans Assur), Lawrence Borwnlee, et Daniela Barcellona.
  • Die Gezeichneten de Franz Schreker, dans une mise en scène de K.Warlikowski, dirigé par Ingo Metzmacher pour ses débuts à Munich, et pour la première du Festival 2017 (4 représentations en juillet 2017) avec Tomasz Konieczny, Christopher Maltman et Catherine Naglestad, ainsi que John Daszak et Alistair Miles.
  • Oberon, König der Elfen de Weber, dans l’écrin du Prinzregententheater, ce Bayreuth en modèle plus réduit, dirigé par Ivor Bolton, dans une mise en scène du jeune Nikolaus Habjan, spécialiste de théâtre de marionnette et d’objets, pour 4 représentations en juillet 2017 avec Annette Dasch et Julian Prégardien.

Les reprises signalées

Enfin, dans les nombreuses reprises des productions passées avec des variantes de distribution, notons Boris Godunov (Dmitry Belosselskiy), La Juive (toujours avec Alagna), Mefistofele (dirigé par Carignani, avec Erwin Schrott à la place de René Pape), Macbeth (Netrebko), Guillaume Tell (Gerald Finley), Jenufa (dir.mus : Tomáš Hanus, avec Hanna Schwarz et Karita Mattila, Stuart Skelton, et en alternance Pavol Breslik, Pavel Černoch, Sally Matthews et Eva-Maria Westbroek) L’Ange de feu (avec Ausrine Stundyte), Les contes d’Hoffmann (avec Diana Damrau dans les 4 rôles féminins), Tristan und Isolde (Stephen Gould, René Pape, Christiane Libor et Simone Young au pupitre), Fidelio (Dir.mus Simone Young, avec Klaus Florian Vogt, Anka Kampe, Günther Groissböck), Rusalka (Dir :Andris Nelsons avec Kristine Opolais et Dmytro Popov, Nadja Krasteva et Günther Groissböck), Elektra (Evelyn Herlitzius), etc…

Le répertoire très ordinaire

Et dans les productions ordinaires, celles de tous les jours que même le site du Bayerische Staatsoper ne signale pas dans ses reprises notables, j’ai voulu extraire celle de Cenerentola (dans la production Ponnelle, avec Tara Erraught, Javier Camarena, dirigée par le très prometteur Giacomo Sagripanti) en juin 2017 pour 4 représentations, une Carmen aussi très ordinaire en janvier 2017 dirigée par Karel Mark Chichon, avec Anita Rachvelishvili et Genia Kühmeier, ou un Entführung aus dem Serail dirigé par Constantin Trinks avec Daniel Behle, Peter Rose, Lisette Oropesa…Ah..j’oubliais Un Ballo in Maschera en juin 2017 avec Francesco Meli, et tout le reste que vous pouvez consulter sur le site très complet du Bayerische Staatsoper.
Je ne sais qui aujourd’hui peut rivaliser avec Munich, dans la qualité musicale et les choix de distribution et le niveau moyen des productions (même si certaines pourraient être remisées…). Le seul regret qu’on pourrait avoir – et c’est bien le seul- c’est le manque d’imagination dans les choix de chefs pour le répertoire italien, et notamment pour Verdi, qui n’ont ni le relief ni l’intérêt des chefs choisis pour d’autres répertoires.

Mais on reste rêveur quand devant cette profusion, cette variété, cette offre quotidienne assez incroyable. Rêvons donc. [wpsr_facebook]

Evelyn Herlitzius dans Elektra (Prod.Wernicke) ©Wilfried Hösl
Evelyn Herlitzius dans Elektra (Prod.Wernicke) ©Wilfried Hösl

 

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2016: CONCERTS DU SYMPHONIEORCHESTER DES BAYERISCHEN RUNDFUNKS dirigés par MARISS JANSONS le 19 MARS 2016 (BEETHOVEN, MENDELSSOHN, RACHMANINOV) et le 20 MARS 2016 (CHOSTAKOVITCH)

Le poème symphonique "Les Cloches", vue d'ensemble  ©Peter Fischli
Le poème symphonique “Les Cloches”, vue d’ensemble ©Peter Fischli

Les prochains comptes rendus porteront exclusivement sur les concerts ayant eu lieu dans les divers festivals que j’ai eu la chance de visiter au mois de mars et qui m’ont donné tout le loisir d’entendre quelques uns des grands orchestres de la scène musicale du moment. Cela a commencé le 14 mars avec le Bayerisches Staatsochester, plus fréquent dans la fosse que sur la scène, pour le sublime concert de Kirill Petrenko dont j’ai rendu compte et dont la magie s’est répétée aux dires des auditeurs avec les Wiener Philharmoniker début avril. Avant de parler des Berliner à Baden-Baden et la Staaskapelle Dresden et du Royal Concertgebouw, je rends compte des concerts de l’autre orchestre munichois, celui de la Bayerischer Rundfunk (la Radio Bavaroise) dirigé par son chef Mariss Jansons, dans sa mini-résidence annuelle à Lucerne où l’orchestre donne chaque année un grand concert choral et un grand concert symphonique.
Mariss Jansons est très régulier depuis très longtemps à Lucerne, où il vient au moins une fois par an, et cette année, les deux concerts étaient exceptionnels, l’un parce qu’on a pu y entendre le très rare poème symphonique de Rachmaninov, Les Cloches, le second pour l’exécution de la désormais plus rare Symphonie « Leningrad » de Chostakovitch.

SAMEDI 19 MARS
Beethoven, ouverture pour Coriolan, op.62
Mendelssohn, concerto pour violon en mi mineur op.64, soliste, Julian Rachlin

Rachmaninov : Les cloches, op.35, poème symphonique pour soprano, ténor et baryton, chœur et orchestre

Voilà un programme qui laissait la place à la grande tradition, avec Beethoven et Mendelssohn, et à un répertoire plus rare avec le poème symphonique de Rachmaninov, fondé sur un texte de Konstantin Balmont, d’après Edgar Poe.

Dans Coriolan, un morceau de bravoure toujours utilisé comme apéritif dans les programmes de concerts, les musiciens se mettent en ordre et le son obscur et l’ambiance tendue de la musique de Beethoven (pour un drame shakespearien qui ne l’est pas moins, l’un des plus sombres de son théâtre), permettent de mettre les montres à l’heure : l’orchestre de la Radio bavaroise est aujourd’hui l’une des phalanges les plus remarquables au monde : par l’homogénéité sonore faite d’excellents instrumentistes, voire exceptionnels, par le souci de la précision et par l’harmonie qui règne entre le chef et l’orchestre, une harmonie marquée par les réponses, immédiates, par la manière aussi de prévenir les intentions : le classicisme de ce Beethoven se marque par un son plein, mais jamais massif, et par une interprétation tendue, mais équilibrée, comme souvent le travail de Jansons dans ce répertoire mais à la tonalité inquiétante, aux rythmes marqués, scandés par les percussions. La perfection des attaques, la clarté des cuivres, la subtilité des cordes, et l’extraordinaire précision des bois font le reste dans cette salle qui valorise sans jamais amplifier. Les dernières mesures qui s’éteignent progressivement, annonciatrices du suicide du héros, sont prodigieuses parce qu’elles marquent non une tension, mais une fin résignée, et le son s’efface et s’arrête par un silence pesant perceptible en salle.

Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli
Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli

Autre impression pour l’orchestre du concerto pour violon de Mendelssohn où la profondeur de la musique semblait être portée par le groupe, alors que le soliste semblait plus préoccupé par la virtuosité requise, qui est grande, mais qui ne peut à elle seul porter l’exécution. Bien sûr, la recherche du dialogue soliste/orchestre menée par Mariss Jansons aboutissait (dans le premier mouvement par exemple à l’attaque si directe) à des moments d’un ineffable équilibre et d’une sublime beauté. Mais Julian Rachlin semblait dans une entreprise démonstrative qu’on n’entendait pas dans l’orchestre : la partie soliste contient de nombreux mouvements virtuoses, notamment à l’aigu et suraigu, incroyables de finesse, et le soliste évidemment triomphe des redoutables difficultés, mais il pourrait justement exalter des moments plus suspendus, une plus grande poésie (on pense à ce que ferait une Isabelle Faust), mais ce violon-là manque de profondeur et semble au contraire voguer un peu superficiellement, au service de l’effet plutôt que du cœur.

Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli
Julian Rachlin et Mariss Jansons ©Peter Fischli

Et le bis (Ysaïe) choisi, évidemment confirmait l’impression d’une démonstration : oui, Julian Rachlin est un virtuose, mais oserais-je dire…et après ?  Il y avait donc un vrai espace entre un chef qu’on sait « humaniste » et sensible, expressif et profond, et un soliste plus à la surface des choses, moins soucieux de l’expression que de la stupéfaction. Dialogue du derme et du cœur. Je préfère le cœur.

 

Le poème symphonique « Les cloches » de Rachmaninov inspiré d’un texte d’Edgar Poe retrace les quatre âges de la vie presque sortis d’une énigme du Sphinx, l’enfance, la jeunesse, la guerre, la mort.

Rachmaninov après un début plus riant renvoyant aux âges de l’enfance, renvoyant au tintement dont il est question dans le poème de Poe, conduit une histoire qui ne retrace que les malheurs de la vie, dans une ambiance de plus en plus sombre qui marque la fin de la légèreté, de l’insouciance. Les cloches accompagnent cette évolution et c’est leur couleur même qui s’assombrit jusqu’au glas. La musique, qui ne m’a pas frappé, s’inspire évidemment à la fois de la musique poulaire russe, avec des accents moussorgskiens, mais aussi et surtout du maître coloriste qu’est Tchaïkovski, et force est de reconnaître ls stupéfiante beauté des sons et des couleurs, notamment au niveau des cuivres et des bois d’une incroyable richesse chromatique. Jansons défend cette musique avec son engagement habituel, son humanité structurelle, avec un chœur qui est à son sommet, mais le chœur du Bayerischer Rundfunk quitte-t-il les sommets ? Il sait s’exprimer avec force, mais aussi alléger dans les parties les plus lyriques, vraiment imposant par sa prodigieuse présence. Des trois solistes, le ténor Maxim Aksenov qui remplaçait Oleg Dolgov malade n’a pas réussi à s’imposer vraiment: la voix reste un peu blanche et noyée dans la masse (il était plus convaincant dans Khovantchina à Amsterdam la semaine précédente).

Tatiana Pavlovskaia (Soprano) Mariss Jansons ©Peter Fischli
Tatiana Pavlovskaia (Soprano) Mariss Jansons ©Peter Fischli

Au contraire,  Tatiana Pavlovskaia, issue de la troupe du Marinski qu’on entend de loin en loin en Europe frappe par la précision du chant, l’étendue des moyens et le contrôle vocal, et la présence : la prestation est vraiment impressionnante, ainsi que celle d’Alexey Markov, lui aussi en troupe au Marinski, mais plus fréquent sur les scènes occidentales. L’autorité, la belle technique, la projection, l’émotion aussi caractérisent ce chant maîtrisé. La voix est jeune, sonore, le chant intelligent. A eux deux, ils marquent fortement l’aspect vocal de l’œuvre. Une exécution pareille évidemment marque fortement l’auditeur, même si les aspects strictement musicaux ne sont pas arrivés à me convaincre. « Les Cloches » est une œuvre intéressante certes, passionnante ? Cela reste à prouver, même dans une salle à l’acoustique incomparable, à la fois précise et chaleureuse qui contribue largement à la forte impression laissée par l’exécution. On est quand même heureux de découvrir ce poème symphonique qui plonge dans la tradition russe, et qui pourtant est inspiré d’un auteur britannique : une fois de plus l’art transcende les frontières et les genres.

 

Addendum : texte du poème d’Edgar Poe, traduit par Stéphane Mallarmé

LES CLOCHES

Entendez les traîneaux à cloches — cloches d’argent ! Quel monde d’amusement annonce leur mélodie ! Comme elle tinte, tinte, tinte, dans le glacial air de nuit ! tandis que les astres qui étincellent sur tout le ciel semblent cligner, avec cristalline délice, de l’œil : allant, elle, d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec la « tintinnabulisation » qui surgit si musicalement des cloches (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches, cloches), du cliquetis et du tintement des cloches.

Entendez les mûres cloches nuptiales, cloches d’or ! Quel monde de bonheur annonce leur harmonie ! à travers l’air de nuit embaumé, comme elles sonnent partout leur délice ! Hors des notes d’or fondues, toutes ensemble, quelle liquide chanson flotte pour la tourterelle, qui écoute tandis qu’elle couve de son amour la lune ! Oh ! des sonores cellules quel jaillissement d’euphonie sourd volumineusement ! qu’il s’enfle, qu’il demeure parmi le Futur ! qu’il dit le ravissement qui porte au branle et à la sonnerie des cloches (cloches, cloches — des cloches, cloches, cloches, cloches), au rythme et au carillon des cloches !

Entendez les bruyantes cloches d’alarme — cloches de bronze ! Quelle histoire de terreur dit maintenant leur turbulence ! Dans l’oreille saisie de la nuit comme elles crient leur effroi ! Trop terrifiées pour parler, elles peuvent seulement s’écrier hors de ton, dans une clameur d’appel à la merci du feu, dans une remontrance au feu sourd et frénétique bondissant plus haut (plus haut, plus haut), avec un désespéré désir ou une recherche résolue, maintenant, de maintenant siéger, ou jamais, aux côtés de la lune à la face pâle. Oh ! les cloches (cloches, cloches), quelle histoire dit leur terreur — de Désespoir ! Qu’elles frappent et choquent, et rugissent ! Quelle horreur elles versent sur le sein de l’air palpitant ! encore l’ouïe sait-elle, pleinement par le tintouin et le vacarme, comment tourbillonne et s’épanche le danger ; encore l’ouïe dit-elle, distinctement, dans le vacarme et la querelle, comment s’abat ou s’enfle le danger, à l’abattement ou à l’enflure dans la colère des cloches, dans la clameur et l’éclat des cloches !

Entendez le glas des cloches — cloches de fer ! Quel monde de pensée solennelle comporte leur monodie ! Dans le silence de la nuit que nous frémissons de l’effroi ! à la mélancolique menace de leur ton. Car chaque son qui flotte, hors la rouille en leur gorge — est un gémissement. Et le peuple — le peuple — ceux qui demeurent haut dans le clocher, tous seuls, qui sonnant (sonnant, sonnant) dans cette mélancolie voilée, sentent une gloire à ainsi rouler sur le cœur humain une pierre — ils ne sont ni homme ni femme — ils ne sont ni brute ni humain — ils sont des Goules : et leur roi, ce l’est, qui sonne ; et il roule (roule — roule), roule un Péan hors des cloches ! Et son sein content se gonfle de ce Péan des cloches ! et il danse, et il danse, et il hurle : allant d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec le tressaut des cloches — (des cloches, cloches, cloches) avec le sanglot des cloches ; allant d’accord (d’accord, d’accord) dans le glas (le glas, le glas) en un heureux rythme runique, avec le roulis des cloches — (des cloches, cloches, cloches) avec la sonnerie des cloches — (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches — cloches, cloches, cloches) — le geignement et le gémissement des cloches.

Alexey Markov (baryton) Mariss Jansons ©Peter Fischli
Alexey Markov (baryton) Mariss Jansons ©Peter Fischli

DIMANCHE 19 MARS

Chostakovitch : Symphonie n°7 en ut majeur op.60 « Leningrad »

On attendait beaucoup de ce concert d’abord parce qu’après avoir été une des références de la musique de Chostakovitch, une symphonie emblématique de son travail la « Leningrad » est aujourd’hui moins populaire que d’autres comme la 10ème , qu’on entend partout,  voire la 15ème.
Une fois de plus, il faut souligner combien aujourd’hui Chostakovitch fait partie de la normalité des programmes de concerts, alors que dans la jeunesse, les débats autour de ce qu’on disait être ses « ambiguïtés » par rapport au régime soviétique dominaient la presse. La guerre froide imposait aussi dans la musique des discours idéologiques. Aujourd’hui, la guerre froide est loin (encore que…) et le musicien s’impose par rapport à l’homme face à l’histoire. Or le musicien Chostakovitch est une sorte de cinéaste du son, élaborant un récit fortement appuyé sur des références musicales antérieures, avec un travail très assumé de citations ou de variations sur des citations. Un peu comme le travail de certains cinéastes comme Woody Allen sur l’expressionnisme dans « Ombres et brouillard » ou Ridley Scott sur Fritz Lang dans « Blade Runner ». L’œuvre de Chostakovitch a en ce sens quelque chose de post-moderne avant la lettre. Ainsi de « Leningrad », référée explicitement à Ravel (Boléro) et à Lehar (La Veuve joyeuse) dans son fameux crescendo du 1er mouvement.  L’œuvre échappe un peu au débat sur les relations avec le stalinisme à cause de la situation tragique de la ville qui est évoquée et qui en a fait pendant depuis longtemps une œuvre de référence du musicien, parce que justement elle dépassait la question idéologique. Si pendant la guerre, elle a été exécutée de nombreuses fois, en URSS comme en Occident, comme élément glorifiant la résistance russe et la sauvagerie nazie, le regard porté sur elle après la guerre a souffert des débats autour du stalinisme et des relations du musicien avec le totalitarisme. Plus récemment cependant, avec le débat sur la date de composition du 1er mouvement, des voix se sont élevées pour y voir une image de la montée de tous les totalitarismes et non pas seulement de l’invasion nazie. Si l’œuvre a été composée avant l’invasion allemande en 1941, on peut effectivement en discuter la signification.
Le travail de Mariss Jansons sur la « Leningrad » est une réussite impressionnante. On connaît sa familiarité avec l’univers de Chostakovitch, mais avec la ville de Leningrad aussi puisque Jansons y a étudié et travaillé, au temps où St Petersburg s’appelait encore Leningrad. Il y a une complicité évidente et personnelle entre le chef et cette œuvre.
La musique de Chostakovich a quelque chose d’une musique à programme, ou mieux, d’une musique qui serait récit, voire roman : on commence par une évocation lyrique de la paix, puis la violence s’insinue puis s’engouffre, détruisant un passé heureux, pour finir dans le triomphe de la victoire. L’impressionnant crescendo de la marche du premier mouvement, un des moments musicaux les plus forts de la soirée sinon le plus fort marque ce passage insidieux de la paix à la guerre, où l’on entend à peine les premières traces de la marche au loin (une allusion claire au Boléro de Ravel par l’utilisation des percussions qui accompagnent les pizzicati, puis des bois) derrière l’évocation initiale assez paisible (notamment à la flûte et au violon solo). Ces percussions peu à peu envahissent l’espace sonore en un pandémonium qui peut à peu s’éteint en un apaisement qui ironiquement, sarcastiquement même se termine par la réapparition de la petite musique ravélienne des percussions, comme si tout allait recommencer: Chostakovitch ne laisse pas l’illusion s’installer. Et l’auditeur sort frappé .  C’est sans doute une manière de formuler aussi toute invasion totalitaire et pas seulement l’invasion militaire des troupes nazies. Cette symphonie nous enseigne combien la paix et la liberté sont fragiles, au-delà de tout discours. Ce qui frappe une fois de plus chez Jansons, c’est à la fois un son massif, mais clair, détaillé, coloré, c’est aussi l’absence totale de maniérisme, mais plutôt un discours direct, franc, net. L’exécution du premier mouvement impressionne tellement que le reste néanmoins apparaît un peu fade et peine à entrer en concurrence. Il y a  chez Jansons  une complicité extraordinaire avec l’orchestre qu’il laisse jouer, quelquefois esquissant à peine un geste, le laissant développer le son et y retrouver une grande force émotive, notamment dans l’adagio mahlérien, partout présent aux deuxième et troisième mouvement, où l’orchestre semble parler et exprimer la douleur et l’amertume. Mariss Jansons fait pleurer le son et c’est bouleversant, mais il laisse aussi s’exprimer toutes les ambiguïtés, notamment dans la danse presque macabre du deuxième mouvement où l’apparent apaisement presque joyeux se double d’un discours grinçant. Jansons jamais ne lâche l’expression de l’ambiguïté.
Dans le dernier mouvement avec son alternance de moments triomphants et d’autres plus gris ou plus sinistre, Jansons fait ressortir une probable ironie du compositeur, où le triomphe apparent n’efface pas ni la douleur du présent ni surtout celle du futur: le triomphe, par son urgence, par le son énorme qu’il développe, en devient inquiétant et rappelle presque la marche du premier mouvement, en jouant notamment sur les percussions et sur la manière dont les cordes jouent de l’archet: c’est un triomphe sans joie, lourd de sens qu’il nous évoque ici. Hitler ou Staline? Peste ou choléra? Voilà ce qu’on semble entendre dans cette musique prophétique, polysémique. Et c’est bien cette interrogation qu’on entend avec insistance, avec ces minutes finales presque extérieures qui rappellent le Zarathustra de Strauss. Mariss Jansons est l’un des phares de la direction d’orchestre, il a peu de concurrents sur ce répertoire qu’il vit de l’intérieur et qu’il connaît dans les méandres des moindres détails. Avec un orchestre complètement dédié, ce fut un de ces moments exceptionnels, voire uniques, qui restent gravés dans la mémoire, dans le coeur et dans la peau.

S’il y a dans ces deux jours une constante, c’est l’extraordinaire complicité en le chef et son orchestre, qui est actuellement l’un des meilleurs de la scène musicale mondiale, on le sent, à la manière détendue dont Mariss Jansons dirige, à son engagement aussi et à ses multiples sourires, auxquels répondent des musiciens visiblement heureux de jouer. Cette osmose est lisible, et elle rend les exécutions très personnelles, très « vécues » de l’intérieur, un peu comme naguère Abbado et le LFO. La musique est peut-être question de style, sans doute de technique mais surtout, dans le cas de la musique symphonique, une question de rencontre, une question sans doute purement humaine : les plus grands concerts naissent de cette rencontre là qui ressemble à un travail maître-disciples où au-delà de la partition, il y a adhésion. L’art est fait de l’assemblage de ces choses diverses, outils, instruments, techniques, discours, mais surtout humanité. C’est ce que Jansons diffuse, tout le temps, et surtout avec son orchestre, et c’est ce que nous avons là vécu, dans cette salle merveilleuse, avec ce public toujours chaleureux, dans la douceur d’un soir de printemps. [wpsr_facebook]

Marisa Jansons dirigeant la Symphonie "Leningrad"©Priska Ketterer

LUCERNE FESTIVAL EASTER 2016: MASTERCLASS DE DIRECTION D’ORCHESTRE ANIMÉE PAR BERNARD HAITINK (19 MARS 2016)

IMG_5335Lucerne, ce sont des concerts de tous ordres et de tous formats, dans des lieux très divers qui vont du KKL de Jean Nouvel à des églises, ou au théâtre local, mais ce peuvent être aussi des rencontres ou des conférences, des projections vidéo, des concerts gratuits en plein air.
Ce sont enfin des Master classes de chefs d’orchestre, plutôt rares sur le marché à cause de leur coût et de la logistique afférente: il faut mobiliser un orchestre pendant plusieurs jours et une salle susceptible de l’accueillir sans gêner les répétitions des (nombreuses) autres manifestations.

Ces master classes existent depuis assez longtemps, notamment avec Pierre Boulez et le Lucerne Festival Academy, et depuis deux ou trois ans avec Bernard Haitink, le vénérable, qui mobilise l’orchestre des Festival Strings de Lucerne pendant trois jours du festival de Pâques (et 6 heures par jour) pour écouter et conseiller de jeunes chefs (hommes et femmes) aux horizons divers, français, canadiens, suisses, iraniens, coréens, néerlandais, américains, britanniques, sur un répertoire qui cette année comprenait la Haffner de Mozart, l’ouverture Leonore II de Beethoven, la 1ère symphonie de Brahms, Les Valses nobles et sentimentales de Ravel et  un extrait symphonique de Peter Grimes de Britten. Haitink dirige très fréquemment à Lucerne (depuis 50 ans…), aussi bien ces dernières années avec le LFO (Lucerne Festival Orchestra) qu’avec des cycles du COE (Chamber Orchestra of Europe).

J’ai assisté à la dernière journée, dans la Luzerner Saal qui jouxte l’auditorium, selon un rituel assez simple, environ 30 minutes par impétrant, sur un ou deux extraits au programme. Haitink est au fond de l’orchestre, derrière les violons, et se lève parfois pour aller suivre le jeune chef de plus près, l’arrêter, observer son geste ou même prendre la baguette pour montrer.

Bernard Haitink (à gauche)
Bernard Haitink (à gauche)

Il laisse en général courir l’extrait pour ensuite faire ses observations, ou interrompt éventuellement s’il lui semble nécessaire d’arrêter l’exécution pour corriger des défauts majeurs.
Des observations de Bernard Haitink émerge qu’il n’aime pas trop les chefs qui bougent beaucoup (« don’t jump ! » dit il à un jeune pourtant très valeureux) ou qui abusent de gestes larges pouvant induire les musiciens à la méprise. Tout geste, tout mouvement peut-être parlant, et donc il faut ne faire que des gestes « signifiants », des lunettes qui tombent ou s’embuent peuvent détruire la concentration (il en a fait la remarque à un jeune chef asiatique) ; ce sont de petites remarques qui pour le spectateur sont aussi une leçon, car pour les profanes que nous sommes, le chef fait des gestes qui miment la musique, et plus c’est large ou impératif et plus le chef est énergique et bon.
Mais il tient aussi un autre discours qui semble être évident mais ne l’est pas pour un chef d’une vingtaine d’années qui débute. Un jeune chef veille d’abord à asseoir son autorité sur l’orchestre et tenir tout son monde : donc les aspects techniques, la précision du geste passent avant l’interprétation « pure ». Et à ce moment là, nous avons droit à des exécutions propres mais sans personnalité, voire ennuyeuses. Alors Haitink insiste pour laisser le métronome, baisser la garde et laisser aller la musique, mais surtout, il pense à l’orchestre et aux musiciens qui doivent obéir à cette précision et être enfermés dans une exécution qui ne laisse pas le musicien s’aérer.
On l’a entendu beaucoup demander au chef plus de respiration, plus de liberté, plus de musique : plusieurs fois, il a demandé de « laisser aller la musique ». A l’inverse, certains ont une sorte de geste désordonné et déconstruit et il leur demande de mieux construire leur discours face aux musiciens. Haitink, dont le geste est minimaliste et qui semble un sphinx quand il dirige tant son visage est impassible, demande sans cesse à ces jeunes chefs de mieux communiquer avec l’orchestre, le Festival Strings Lucerne,  un orchestre remarquable de souplesse et d’adaptabilité, qui doit non seulement jouer en deux ou trois heures des répertoires très divers, revenir plusieurs fois sur le même morceau mais avec des personnalités variées, des gestiques très différentes, de la main molle et aérienne au poing tendu vers l’infini, du tracé sinusoïdal de l’avant bras à la ligne droite impérieuse, le tout en 30 minutes, et donc il faut développer une ductilité particulière pour répondre à des impulsions aussi diverses.
Haitink non sans humour, émet des remarques quelquefois nettes mais toujours bienveillantes, il rappelle par ailleurs aussi que Beethoven a fait quatre ouvertures pour le même opéra, soulignant ainsi l’éternelle insatisfaction, mais aussi le regard qu’il faut avoir sur cette Leonore 2 qui n’est ni Leonore 3 ni Fidelio,  et souligne, vachard,  que Rossini a au contraire fait une ouverture pour quatre opéras. Il rappelle aussi la difficulté à jouer Brahms, et cette complexité saute aux yeux lorsqu’il « corrige » les jeunes impétrants : c’est dans Brahms qu’il leur a pris le plus souvent la baguette, avec ce miracle qui se révèle à chaque fois : on a l’impression d’un autre son, d’un autre orchestre, d’une autre œuvre même, subitement habitée, profonde, intense – l’espace d’un instant – quand on avait un travail relativement indifférent et linéaire, avec les mêmes notes mais pas les mêmes mains. Bien sûr cela s’appelle le charisme, l’expérience : c’est cela le maestro.
Un charisme dont ne sont pas dénués un certain nombre de jeunes, chaudement encouragés par le Maître : le jeune français Simon Proust, qui a proposé un Britten tendu, rutilant, énergique, chaleureux et brillant, saisissant les auditeurs et dans l’après midi un 3ème mouvement de la 1ère symphonie de Brahms là aussi très bien construit mais peut-être un peu moins vécu de l’intérieur. Une jeune coréenne a dirigé sans baguette Les Valses nobles et sentimentales de Ravel en prenant des risques, en évitant la banalité, et en proposant une vraie vision poétique, même impression chez un jeune iranien, Hossein Pishkar, toujours dans Ravel, mais aussi dans Brahms (final de la symphonie), offrant une interprétation radicalement différente de sa collègue, mais elle aussi risquée, osant des ralentis, des diminuendos incroyables, mais avec un son rond, maîtrisé, et un geste mobile et très parlant, avec un final de Brahms vraiment prometteur. Enfin une exécution du Brahms par un jeune chef dont j’ignore l’origine ou le nom, osant un tempo très ralenti puis des accélérations intenses, mais très maîtrisées par un geste d’une précision exemplaire. Haitink en le couvrant d’éloge à susurré en incise qu’il était un peu oublieux de la sensibilité, c’est à dire de l’art pur.

Avec la taïwanaise Chaowen Ting un autre jour de la masterclass ©Georg Anderhub
Avec la taïwanaise Chaowen Ting un autre jour de la masterclass ©Georg Anderhub

Bien sûr l’avenir est assuré, mais ce qui frappe c’est aussi la diversité des candidats, venus d’horizons géographiques divers, ce qui montre en même temps – et c’est heureux – que la musique classique – et la direction d’orchestre – n’est plus ni essentiellement blanche, ni essentiellement mâle, mais que son champ d’interprétation s‘ouvre à des personnalités provenant d’ aires culturelles différentes, voire opposées. Sans doute les impétrants étaient-ils choisis en fonction de cette diversité là, car certains messages doivent impérativement passer (le Festival d’été, au thème « Prima donna » donne un espace inhabituel aux musiciennes) dans le monde de la musique classique un peu plus fossilisé que d’autres mondes musicaux. Il reste que pour le spectateur-auditeur, c’est aussi une vraie leçon pour comprendre d’abord ce qui se cache derrière les notes, derrière des morceaux qu’on connaît tous : dans le Beethoven il y a un solo de trompette au lointain, bien connu, et ce pauvre trompettiste a dû plus d’une fois recommencer, avec quelques menus accidents, mais aussi des interventions de Haitink donnant des indications de tempo, de rythme, montrant quel sens a le solo dans l’économie de la pièce. Pour le spectateur, ce travail dans le laboratoire du musicien est précieux, car non seulement il révèle quelque chose du secret des répétitions, mais aussi de ce qu’est l’analyse d’une œuvre, d’un extrait significatif et aussi d’un style. Ces moments passionnants nous montrent aussi ce qu’est l’art de la direction d’orchestre, fait de musique, de communication, d’autorité, de charisme, de clarté dans la vision et de capacité à transmettre, mais de capacité aussi à être le primus inter pares, un parmi d’autres, un dans le groupe, mais unique dans le groupe. La quadrature du cercle au quotidien, qui est la résultante de la complexification de l’art et des techniques : le chef il y a 200 ans n’était pas si nécessaire, et certaines formations, je pense aux italiens de Spira Mirabilis (qui affichent en home page de leur site néanmoins We are not “an orchestra who plays without conductor” ou aux Dissonances qui font d’exécutions sans chef une marque de fabrique. Mais Haitink insiste beaucoup sur le corps de l’orchestre, comme un corps vivant, immédiatement réceptif aux messages divers : on comprend alors ce que peut-être une relation longue avec un chef (on pense au LFO avec Abbado) et à ce qu’il faut retisser (ou non) quand un nouveau chef arrive. On pense aussi aux chefs qui défilent devant de grandes formations (par exemple, les Berliner Philharmoniker ) et l’examen implicite auxquels les nouvelles têtes sont soumises. On pense aussi à la doxa interprétative qu’un orchestre à la gloire établie peut imposer à un jeune chef, test pour marquer sa personnalité et sa capacité à imposer et s’imposer; le professionnalisme y fait, mais aussi l’autorité et l’intelligence et surtout la capacité à « faire de la musique ensemble » et l’on se prend aussi à mieux percevoir ce qu’entendait Abbado par cette expression. Faire de la musique ensemble, c’est arriver à dépasser la doxa, pour arriver dans l’espace de l’interprétation, et faire place à chaque proposition musicale où tous les musiciens sont partie prenante hic et nunc, dans l’instant: c’est faire de la musique au jour le jour pour qu’aucun concert ne ressemble à celui de la veille.
Il y a des chefs qui laissent la musique respirer, d’autres qui la « dirigent » ; d’ailleurs la langue est traîtresse en ces affaires. En français, le chef d’orchestre est « chef », pas de doute, l’italien est « direttore », pas trop de doute non plus, même si on voit çà et là la parole plus sympathique de “concertatore”: celui qui va mettre ensemble, faire se “concerter”. L’allemand, plus subtil a « Leiter » ou sa version plus martiale « Dirigent ». L’anglais est sans doute la plus pragmatique vers un  sens plus proche de la réalité: « conductor », celui qui conduit, qui donne la direction, sans l’aspect « directif », le conductor, on ne le subit pas, on l’accepte en confiance, même si cela fait penser au roumain conducātor (et on pense alors à Ceaucescu) et même si de conducātor on arrive à « duce » ou « Führer », et surtout même si « chef d’orchestre » en roumain se dit non conducātor, bien trop marqué politiquement, mais dirijor, tout comme le russe Дирижеры (Dirijerj).

Ainsi cette journée fut passionnante, et se termina par un discours conclusif très amical et émouvant de Michael Haefliger, qui a su donner à ce Festival dont la qualité n’a jamais bougé depuis 1938, au-delà d’une incroyable programmation, un aspect familier, affectif, presque familial qui fait que les habitués s’y retrouvent toujours avec plaisir, un lieu exceptionnel orchestré par Jean Nouvel qui a signé là sans aucun doute son plus bel espace musical et qui nous a ménagé notre plus bel espace de rêve mélomaniaque.[wpsr_facebook]

Magique KKL
Magique KKL

BAYERISCHE STAATSOPER 2015-2016: CONCERT DU BAYERISCHES STAATSORCHESTER (5.AKADEMIEKONZERT) dirigé par KIRILL PETRENKO (MENDELSSOHN, MAHLER)

Peter Seiffert, Kirill Petrenko, Christian Gerhaher et le Bayerisches Staatsorchester ©Wilfried Hösl
Peter Seiffert, Kirill Petrenko, Christian Gerhaher et le Bayerisches Staatsorchester ©Wilfried Hösl

Il court dans le milieu musical, pas seulement français, l’idée implicite que l’élection de Kirill Petrenko comme directeur musical du Philharmonique de Berlin serait un second choix, au nom d’un manque de candidatures de poids incontestables. Petrenko ne serait pas spécialiste du répertoire allemand, et ne serait qu’un chef d’opéra.
Pour le suivre depuis bientôt 10 ans (j’ai commencé à m’intéresser à ce chef lorsqu’il est venu diriger Tchaïkovski à Lyon), et de manière plus régulière à Munich désormais depuis sa première apparition dans Jenufa il y a 6 ou 7 ans, je m’inscris en faux. Petrenko n’est pas un médiatique, n’est pas un industriel de la direction, il ne se multiplie pas; c’est d’abord un travailleur à la table, sur la partition, infatigable et c’est ce qui fait sa singularité auprès des orchestres qu’il dirige.
Depuis qu’il a été élu à Berlin, ses concerts sont évidemment plus attendus, et les programmateurs le réclament : lui-même d’ailleurs est conscient qu’en acceptant l’élection berlinoise, il doit se montrer plus, et la saison prochaine, on va l’entendre avec les Berlinois, avec le Concertgebouw, et dans une grande tournée de son orchestre, le Bayerisches Staatsorchester , l’orchestre de l’opéra qui a aussi une belle tradition symphonique : bien des concerts magiques dirigés par Carlos Kleiber l’ont été avec cet orchestre qu’il connaissait bien.

Et l’annonce d’un Lied von der Erde, qui fait suite à la Sixième de Mahler dirigée l’an dernier (et qui fut mémorable) dans un projet Mahler plus vaste (l’an prochain ce sera le tour de la Cinquième) a fait florès chez les mélomanes qui se partageront (ou feront le doublé) avec Vienne les 2 et 3 avril où Petrenko dirige le même programme avec les Wiener Philharmoniker dans la version ténor/mezzosoprano (Johan Botha/Elisabeth Kulman) alors qu’il propose à Munich la plus rare version ténor/baryton, avec Peter Seiffert et Christian Gerhaher comme Bernstein le fit avec James King et Dietrich Fischer Dieskau, qu’il a chantée aussi avec Wunderlich et Krips.
Alors ce lundi, le théâtre affichait complet avec un nombre respectable de « Suche Karte » sous la colonnade du Nationaltheater, tant le public était désireux d’entendre ce Lied von der Erde précédé de la Symphonie n°3 en la mineur de Mendelssohn « Ecossaise ». Pour un chef qui varie ses programmes symphoniques (Sibelius, Rachmaninoff, Berlioz, Mahler) sans vraiment entrer de plain-pied avec  le répertoire traditionnel romantique allemand, c’était l’occasion d’entrer dans l’univers symphonique de Mendelssohn et de confirmer l’enchantement qu’avait été la Sixième de Mahler l’an dernier.

Pour ma part, et pour les quelques amis qui avaient fait le voyage de Munich, c’était à la fois volonté d’écouter ce chef dans le répertoire symphonique où il est encore très rare, et espoir d’entendre un concert de grand niveau, avec même la crainte confuse d’une déception, qui sait…la musique n’est pas une science exacte.
Ce qui nous est arrivé a dépassé et les espoirs et les attentes : ce fut d’un bout à l’autre miraculeux, parce que un chemin autre s’est ouvert, qui nous a littéralement assommés. Sans doute va-t-on mettre ce que j’écris là sous le coup de l’exaltation du vieux radoteur qui perd un peu son contrôle, mais non : à 48h du concert, après que l’énergie se fut refroidie, je peux peser mes mots : nous avons vécu un de ces moments uniques qui frappent à divers niveaux. Sans doute lundi soir étais-je incapable de définir ce qui s’était passé, parce que le choc fut intense, mais avec la distance, je peux confirmer que ce concert a eu un effet physique quasiment immédiat, dès les premières mesures de « l’Ecossaise », un cœur battant violemment, une chaleur, une tension violente tellement ce qu’on entendait était neuf, étonnant, au sens fort que donne le XVIIème siècle.
Il faut souligner d’abord que le Bayerisches Staatsorchester a été de bout en bout survolté, souriant, engagé, avec une maîtrise technique impressionnante provoquée par le jeu même, par la manière dont Kirill Petrenko les entraîne, avec une incroyable force et une ahurissante précision dans le geste, impérieux, qui se démultiplie : le chef s’engage avec une énergie incroyable, sans se déstructurer jamais, avec des mains d’une mobilité rarement vue au pupitre, et à certains moments un visage écarlate où il est complètement dans la musique, directement. Il n’a pas dans le geste l’élégance d’autres, mais il a cette sûreté et cette netteté qui évidemment rassurent des musiciens qui peuvent ainsi le suivre à la lettre.
Ce qui frappe dès les premières mesures, et qui est proprement saisissant c’est la manière de moduler, tout le temps, sans jamais lâcher la ligne, des cordes au son appuyé ou léger, incroyablement colorées, des attaques tantôt brutales qui rappellent le son baroque, et des traits à la limite du grinçant, d’un sarcastique mahlérien. C’est un Mendelssohn kaléidoscopique qui nous est offert, où il est impossible de dire qui sont les pères, où sont les influences, de quelle tradition cela procède, qui irait d’Harnoncourt à Abbado, et qui malgré tout garderait une cohérence incroyable, sans jamais une faute de ligne ou de style, sans jamais relâcher une tension, sans jamais non plus se perdre dans des mignardises. Il ne cherche pas le son pour le son. Du même coup tour à tour par la magie de l’intertextualité musicale passent Wagner (Der fliegende Holländer), Beethoven (la Pastorale), où même Mahler (la sixième) avec une clarté inconnue notamment dans la petite harmonie (phénoménale clarinette !).
La troisième de Mendelssohn est une symphonie aux ambiances diverses, inspirées par les brumes écossaises, mais aussi par l’histoire de Marie Stuart, dont le jeune Mendelssohn à 19 ans visita la chapelle funéraire, d’où naquit l’idée d’une symphonie composée tout de même 12 ans plus tard.  L’Écosse est à la mode et  toute l’Europe lit Walter Scott, mais Mendelssohn va chercher quelquefois le XVIIIème, quelquefois Beethoven très présent : premier mouvement tempétueux et sombre, avec aussi ses mouvements aux cordes pleins, mais aussi secs, presque baroques dans leur manière de sonner, et un dialogue avec les bois impressionnant, un scherzo plein de sève et d’énergie mené ici dans un rythme extrême. C’est peut-être l’adagio qui confond le plus, quant au finale, le côté « marche » et un peu extérieur de la musique est à la fois mis en valeur et en même temps contrasté par des moments plus lyriques. Le final en mineur d’une douceur ineffable surprend le public qui laisse un imperceptible silence avant les bravos.
Ce qu’on note aussi avec insistance, c’est une extraordinaire cohérence qui semble unir les contraires par un grand souci de fluidité où la musique se donne directement sans s’arrêter sur le décoratif où le souci du son serait primordial : ce qui compte ici ce n’est pas le son, pas les notes tenues au-delà du raisonnable, car il n’y a pas de sculpture sonore qui n’ait de motivation, ce qui compte c’est le dire, c’est la respiration, c’est le discours, ce n’est pas le beau.

Le scherzo, dont le rythme est porté par les clarinettes virtuoses de l’orchestre, apparaît d’une légèreté étonnante, sans aucune insistance, sans appuyer, d’une célérité qui n’est pas démonstrative, mais d’une clarté cristalline où les pupitres se reprennent tour à tour la main, avec des bois merveilleusement préparés (la flûte), sans aucune recherche d’effet, mais avec une dramaturgie extraordinaire qui entraîne en une danse populaire étourdissante et simple, et se termine en suspension où le son s’allège et s’atténue dans une magie aérienne.

Ce qui rend prodigieux ces moments, c’est sans doute le naturel dans lequel tout se déroule, avec une sorte de simplicité qui étonne : l’adagio à ce titre est exemplaire, avec des cordes merveilleusement modulées, scandées par des pizzicati d’une grande délicatesse dans le premier thème, qui semble sorti d’une symphonie de Brahms : tout cela donne un sens d’apaisement, alternant avec la plainte grave des bois, solennelle et prophétique. Tout cela est maîtrisé avec un sens des respirations sonores qui laisse pantois, un sens du paysage et de la couleur purement évocatoires et une maîtrise des volumes qui saisissent d’émotion. C’est une sorte de marche funèbre qui réussit à être intériorisée malgré la solennité apparemment extérieure, apparemment seulement car le rythme et le son dans leur plénitude incitent à entrer en soi. On est au cœur de la musique, d’une musique qui vous atteint directement : la fin de cet adagio, dans sa douceur exprimée par les bois qui s’éteignent, avec les percussions discrètes est un des moments supérieurs de la symphonie. Le court silence sépare du finale (Mendelssohn voulait une exécution continue), avec sa fluidité, sa reprise des thèmes l’un l’autre en une solution continue, à la fois vivace et joyeux, avec ses fanfares et sa flûte souriante. Il y a cependant un sens de l’urgence et du dramatique toujours en arrière plan, certaines attaques des cordes, énergiques et presque incongrues, nous le rappellent. Un travail sans concession, une interprétation qui fait de Mendelssohn un bilan et un creuset, c’est toute la musique dans son continuum qui défile, passée et future, dans un rythme marqué, sans être effréné, mais qui donne tout à entendre, la joie comme le drame, dans un sens des contrastes consommé, mélangeant l’apaisement et le rythme militaire (Mendelssohn écrit quelquefois « guerriero » dans sa partition) et en même temps qui jamais ne se heurtent. Tous les possibles de cette musique sont donnés en même temps. Et le final suspendu, en mineur, surprend un instant tant il apparaît   annoncé par un dialogue des bois (hautbois séraphique) accompagné très discrètement aux cordes qui s’éteignent, la magie sonore fait que le crescendo final annoncé au bois qui s’y enchaîne immédiatement ne semble en aucun cas incongru car pendant toute l’exécution les transitions ont été négociées avec une telle élégance et une telle justesse qu’on a l’impression qu’il n’y a jamais de rupture ni d’ambiance ni de couleur. D’où des dernières mesures fluides qui n’insistent en rien sur les effets traditionnels d’un final, mais qui sonnent simplement juste.
Oui, juste est l’adjectif qui colle peut-être le mieux à une interprétation qui étreint par un magnifique sens de l’humain, et qui n’a jamais exagéré les effets, cherchant au contraire à travailler avec le plus naturel possible les enchaînements, Mendelssohn, dans sa justesse et sa rigueur, dans sa pureté et son humanité, dans son classicisme plus que dans son romantisme. Un étonnement.

Das Lied von der Erde était très attendu. L’œuvre alterne des parties solistes assez contrastées, une partie héroïque, l’autre moins,  dans un contexte sonore global très symphonique : le sous-titre « Eine Symphonie für eine Tenor- und eine Alt- (oder Bariton-) Stimme und Orchester (nach Hans Bethges Die chinesische Flöte) » marque bien qu’il ne s’agit pas d’un cycle de Lieder avec orchestre, mais bien d’une symphonie enserrant en son sein deux voix qui alternent en des ambiances différentes, d’un style vaguement orientalisant référé au poème de Hans Bethges.
C’est d’abord le souci de Kirill Petrenko que d’affirmer la donnée symphonique : l’attaque initiale puissante dès le départ met la voix du ténor au diapason, si j’ose dire. Et l’orchestre pendant tout le déroulement de l’œuvre sera présent, dans toute sa rutilance et ses reflets, mais aussi avec une certaine rudesse, sans aucune concession là non plus à ce qui pourrait être joli ou décoratif. Petrenko ne fait pas joli, il peut faire coupant, grinçant, amer, sarcastique, il peut faire aussi lyrique, mais comme chez Mendelssohn il ne s’intéresse pas à la beauté sonore si elle ne fait pas sens.
L’attaque initiale met la voix du ténor dans une tension incroyable et la pousse au maximum des possibles. Et la voix de Peter Seiffert, plus mûre, est menée elle-aussi aux extrêmes de ses possibilités, avec un tempo étudié qui lui permet des appuis pour monter à l’aigu. Petrenko en chef d’opéra sait sécuriser le chanteur. Il reste que le premier poème, Das Trinklied vom Jammer der Erde (chanson à boire de la misère de la Terre) est aux limites de l’impossible pour le ténor qui doit à la fois être au plus tendu des aigus, tout en travaillant aussi les couleurs les plus sombres qui évoquent la mort, comme un refrain (Dunkel ist das Leben, ist der Tod). Peter Seiffert réussit les aigus dans l’extrémité de leur tension, il est moins présent sur les notes plus ombreuses, ist der Tod (avec l’accompagnement du cor anglais) est un peu plus difficile.
L’accord final de l’orchestre, après l’extrême tension, tombe, comme masse et comme une sorte de couperet. Impressionnant

Car la vedette ici est l’orchestre, un orchestre très présent, avec une précision sonore presque coupante, qui crée une tension incroyable. Les cordes à la suite du second « Ist der Tod » sont simplement phénoménales,
Car l’œuvre elle-même n’est que tension, tension entre la présence à la terre hic et nunc, et la solitude, la tristesse, la fragilité de la vie, tension entre deux voix, l’une tendue, héroïque, et l’autre résignée, plus intérieure. Deux modes de chanter aussi : Christian Gerhaher choisit la simplicité de la ligne, avec dans l’orchestre des bois phénoménaux (le hautbois !!). Le chant de Gerhaher se fusionne à l’orchestre jusqu’à en faire une sorte d’instrument vivant, déjà dans le deuxième poème Der Einsame im Herbst où sonnent des bois mélancoliques annonciateurs de la fin, comme Mahler sait le faire dans les poèmes les plus prophétiques (Ich bin der Welt abhanden gekommen) : l’introduction orchestrale est phénoménale avec ces voix qui se reprennent aux bois les unes les autres, tandis que la voix entre presque comme un instrument parmi d’autres. Comment Gerhaher prononce dans un souffle auf dem WASSer ZIEHn est indescriptible.
Car l’art de Gerhaher est presque ici un Sprechgesang, avec un sens du mot qui impressionne, une diction d’une clarté cristalline, mais sans affèterie ni manière, une parole directe. Gerhaher ne fait pas de style, il dit le texte dans sa simplicité : il donne le mot, dans un stupéfiant dialogue avec l’orchestre (gib mir Ruh’) et nous, nous sommes assommés par tant de poésie, qui naît de l’évidence, et jamais d’un jeu interprétatif recherché ou artificiel. L’orchestre qui s’atténue jusqu’au silence est inouï.

Von der Jugend, où le ténor reprend la parole, est peut-être le plus coloré des poèmes, avec une couleur plus exotique, un peu plus de « chinoiserie » qui donne à cet ensemble la fragilité souriante de la porcelaine : danse des flûtes et des bois, une joie simple, dansante, fraiche, et relativement apaisée pour la voix après les tensions du premier poème. Peter Seiffert avec la clarté de l’expression et du timbre, fait merveille ici.
La légèreté se poursuit dans le poème suivant Von der Schönheit, où cette fois sur le ton de la confidence intime la voix de Gerhaher chaude et sussurante, plus grave fait contraste avec la danse aiguë et souriante de l’orchestre (aux bois toujours stupéfiants) qui se termine dans un tourbillon à la fois gai et inquiétant, une sorte de sabbat étourdissant, alternant moments très lyriques (Und die schönste…) et se concluant dans des moments très sensibles, d’un son qui s’éteint en rappelant presque l’adagio de la quatrième. Suspendu. Incroyable.

Der Trunkene im Frühling, reprenant le thème de l’ivresse (un ivrogne trouble l’éveil du chant de l’oiseau au printemps) va encore porter Peter Seifert sur des aigus ravageurs (le dernier, sur « sein » !) , qu’il domine avec une grande maestria, entraîné par un orchestre aux multiples couleurs qui tourbillonne d’une manière étourdissante pour préparer par antiphrase Der Abschied avec sa danse initiale aux bois rappelant un peu la danse de la Salomé de Strauss. Le ton de Gerhaher va devenir de plus en plus tendu et sombre.
Tout le poème, qui est à lui seul un moment du tragique humain, va devenir une sorte de monologue conclusif d’un grand opéra de la vie, une danse macabre et résignée.
Le texte dit par Gerhaher devient à lui seul le chef d’œuvre d’un moment suspendu et d’une indicible poésie. Il n’y plus d’orchestre et de voix, il n’y a que des voix mises ensemble pour produire l’un des plus beaux moments de ma vie de mélomane.
Et pourtant, il n’y rien de sculpté, de « visible » dans ce travail, le tout est de sembler « naturel », appliquant en cela les préceptes du Paradoxe sur le Comédien de Diderot, où le totalement naturel est le suprêmement travaillé. Les traits de l’orchestre ici sont particulièrement vifs et tranchants, pendant que la voix assume, aspire toute la douceur et la mélancolie. Ce qui frappe dans cet Abschied, c’est qu’il n’est pas mis en scène, ni mis en style, il est donné, tel que, c’est de la musique payée en nature.
Il faut entendre les violoncelles après hinter der dunklen Fichten ou la manière dont les harpes scandent certains moments (ich sehne mich, o Freund…) pour comprendre ce que nous sommes en train de vivre, avec un orchestre complètement incarné, qui vit la musique, où s’affichent tour à tour la mélancolie, le sarcasme, la déception, le sourire, et surtout une tension permanente, mais toujours retenue qui tient l’auditeur en haleine et l’épuise d’émotion. J’ai encore dans le cœur les Ewig…prononcés, murmurés, répétés qui deviennent un son fondu à la musique, encore plus prenants que dans la version pour alto parce que presque imperceptibles et pourtant là. Bouleversant. Renversant.
Ce concert exceptionnel, accueilli par un public disponible mais un peu assommé à la fin, qui ne cessait d’applaudir, mais sans histrionisme, sans hurlements, de ce long applaudissement plein et continu, sans qu’aucun ne sorte de la salle, aura été pour moi l’une des pierres miliaires de mon parcours, qui va sans doute prendre place dans les grands moments, équivalents à la 2ème de Mahler par Abbado à Lucerne, tant il m’a physiquement atteint et ouvert des perspectives. Ce soir-là, ce sont les possibles de l’art que nous avons entrevus, dans une soirée où nous été donné un raccourci d’humanité profonde.[wpsr_facebook]

NB: Beaucoup de micros au dessus de l’orchestre. Captation radio? enregistrement? Guettez les news du côté de BR Klassik ou du Bayerische Staatsoper

En répétition ©Wilfried Hösl
En répétition ©Wilfried Hösl

LUCERNE FESTIVAL 2016 ET APRÈS

Riccardo Chailly ©Brescia & Amisano/Teatro alla Scala
Riccardo Chailly ©Brescia & Amisano/Teatro alla Scala

Le 29 février a eu lieu à Lucerne la conférence de presse introductive à l’ère Chailly où ont été dévoilés un certain nombre d’orientations de la nouvelle direction musicale du Lucerne Festival Orchestra.
Pour le Festival 2016, on sait que le programme ouvrira avec la Symphonie n°8 de Mahler « des Mille » avec une étincelante distribution, ce qui complètera le cycle symphonique qu’Abbado n’a pas mené à son terme, parce qu’il ne voulait pas diriger la huitième.
Dédié à Claudio Abbado, le programme inaugural sera effectué avec les musiciens habituels, augmentés de quelques musiciens de l’orchestre de la Scala, l’autre orchestre de Chailly depuis qu’il a décidé de laisser le Gewandhaus de Leipzig par anticipation.

De manière tout aussi compréhensible Chailly veut réorienter la programmation vers des œuvres qui ne sont pas habituelles au répertoire du LFO, ainsi en 2017 est-il prévu de faire « Oedipus Rex » de Stravinsky, ainsi que les musiques de scène d’Edipo a Colono de Sophocle composées par Rossini, une rareté réapparue sur les scènes en 1995 à Pesaro.

Pour 2017, sont prévues aussi les exécutions straussiennes, Ein Heldenleben et le poème symphonique Macbeth, ainsi que Le Sacre du Printemps de Stravinsky et la 1ère Symphonie de Tchaïkovski. Riccardo Chailly a annoncé trois programmes annuels.
A partir de 2017 reprendront les tournées d’automne du LFO, avec une grande tournée asiatique.
C’est avec beaucoup d’intérêt et de curiosité que cette nouvelle ère du LFO sera observée. Le répertoire de Riccardo Chailly, tant symphonique que lyrique, est assez proche de celui d’Abbado (Puccini mis à part), mais leurs personnalités musicales et leur manière d’approcher certaines œuvres (Mahler, Brahms) sont très différentes. L’orchestre devra s’habituer à un chef qu’ils ne connaissent pas du tout, et auquel ils ne s’attendaient pas.

Mais les expériences vécues avec Nelsons et Haitink ces deux dernières années montrent le grand professionnalisme et l’adaptabilité de cette phalange exceptionnelle. Il reste qu’avec ces annonces, on sent bien qu’un avenir différent se prépare, ce qui est légitime, et que l’orchestre du Festival de Lucerne va prendre une autre couleur.
Outre le programme Mahler inaugural qui va sans doute attirer la foule (12 et 13 août), il faut signaler aussi l’autre 8ème, celle de Bruckner que Bernard Haitink dirigera pour fêter ses cinquante ans de présence à Lucerne (19 et 20 août). Comme Abbado, comme Barenboim, il a commencé à diriger à Lucerne en 1966.
A noter qu’Haitink dirigera le Chamber Orchestra of Europe le 16 août avec Alisa Weilerstein au violoncelle pour un programme Dvořák particulièrement séduisant.
Daniel Barenboim sera justement présent pour fêter cet anniversaire, traditionnellement avec le West-Eastern Diwan Orchestra dans un programme Mozart le 14 août (Trois dernières symphonies n°39, 40, 41) et Widmann, Liszt, Wagner le 15 août avec Martha Argerich, suivi le 17 août d’un récital Maurizio Pollini.

Si on ajoute Barbara Hannigan et le Mahler Chamber Orchestra (22 et 23 août) , et le Chamber Orchestra of Europe avec Leonidas Kavakos (le 18 août), des concerts de la Lucerne Festival Academy sous la direction de Matthias Pintscher, ainsi que des concerts (gratuits) des solistes du LFO, dont l’ensemble de cuivres, on sent bien qu’entre le 12 et le 23 août il sera difficile d’échapper au lac des quatre cantons.
Et même après le 23 août, il faudra réserver bien des soirées d’un Festival dont le thème est Prima Donna et dédié cette année aux femmes musiciennes, ainsi Mahler Chamber Orchestra (avec Barbara Hannigan) et Chamber Orchestra of Europe (avec Anu Tali et Mirga Gražinytė-Tyla), tous deux en résidence pendant les premiers jours du Festival seront dirigés par des femmes, ainsi que le Lucerne Festival Academy Orchestra (avec Konstantia Gourzi et Susanna Mälkki), quant aux musiciennes, elles ont nom Anne Sophie Mutter (le 25 août) et Martha Argerich (avec Barenboim le 15 août), Harriet Krijgh (violoncelle), Madga Amara (piano), Alisa Weilerstein (violoncelle), Maria Schneider (compositeur et chef d’orchestre), Yulianna Avdeeva (piano), Arabella Steinbacher (violon et direction), Elena Schwarz, Elim Chan et  Gergana Gergova (direction) et même un ensemble composé des musiciennes de l’Orchestre Phiharmonique de Berlin.
On le sait, Lucerne est la fête des orchestres : Cleveland Orchestra le 24 août (Franz Welser-Möst), Sao Paolo Symphony Orchestra avec Marin Alsop au pupitre et Gabriela Montero au piano le 26 août, Royal Concertgebouw Orchestra avec son nouveau chef Daniele Gatti (et Sol Gabetta au violoncelle) avec notamment une 4ème de Bruckner les 28 et 29 août, Alan Gilbert mènera une Master’s class avec le Lucerne Festival Academy Orchestra du 29 août au 2 septembre et dirigera l’orchestre dans un programma court avec Anne Sophie Mutter (le 2 septembre), le Philharmonique de Berlin sous la direction de Sir Simon Rattle les 30 (Boulez Mahler 7) et 31 août (Anderson Brahms Dvořák) , le Philharmonique de Rotterdam avec Yannick Nézet-Séguin et Sarah Connolly dans un programme Mahler (Alma) et Mahler posthume (Symphonie n°10) le 1er septembre, Diego Fasolis, I Barocchisti et la grande Cecilia Bartoli le 3 septembre, le Gewandhaus de Leipzig avec le vénérable Herbert Blomstedt le 5 spetembre dans un programme Bach (avec Vilde Frang) et Bruckner (Symph.5) et le 6 septembre un programme Beethoven (avec Sir András Schiff), Kirill Petrenko et le Bayerische Staatsorchester (l’orchestre de l’opéra de Munich) le 7 septembre dans un programme Wagner Strauss avec Diana Damrau, le Philharmonique de Vienne osera la femme chef d’orchestre puisqu’il sera dirigé par Emmanuelle Haïm dans un programme Haendel avec Sandrine Piau le 8 septembre, tandis que Tugan Sokhiev le dirigera le 9 avec pour soliste le percussionniste Simone Rubino, Daniel Barenboim repassera le 10 septembre, mais avec sa Staatskapelle Berlin pour un programme Mozart (où il sera chef et soliste) et une 6ème de Bruckner. Enfin le 11 septembre Gustavo Dudamel clôturera les Festivités par une Turangalîla Symphonie de Messiaen avec l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela.
Comme d’habitude, c’est un programme riche, souvent inattendu, avec une très large place donnée aux musiciennes, solistes ou chefs d’orchestre. Le Festival de Lucerne reste inévitable parce que stimulant, intelligent, et raffiné.

——

Et Lucerne c’est aussi Pâques, du 12 au 20 mars, avec cette année une prééminence baroque: Jordi Savall (12, 16 et 18 mars) William Christie (le 15 mars avec Rolando Villazon), John Eliot Gardiner et les English baroque soloists (le 17 mars), c’est aussi la traditionnelle classe de maître de Bernard Haitink, passionnante (les 17, 18, 19 mars) et la venue annuelle de l’Orchestre Symphonique de la Radio Bavaroise dirigé par Mariss Jansons pour deux concerts le 19 (Beethoven, Mendelssohn et le rarissime poème symphonique de Rachmaninoff  “Les Cloches”) et le 20 mars avec Chostakovitch (Symphonie n°7 Leningrad).

 

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Sol Gabetta (les 28 et 29 août avec Daniele Gatti et le RCO) ©Uwe Arens
Sol Gabetta (les 28 et 29 août avec Daniele Gatti et le RCO) ©Uwe Arens

LINGOTTO MUSICA 2015-2016: CONCERT DU MAHLER CHAMBER ORCHESTRA dirigé par Daniele GATTI le 4 FÉVRIER 2016 (BEETHOVEN)

Le concert du 4 février au Lingotto
Le concert du 4 février au Lingotto

Ceux qui me lisent savent que je suis très attaché au Mahler Chamber Orchestra, depuis sa fondation en 1997, tant cet orchestre a été lié à Claudio Abbado avec qui les musiciens d’alors avaient fait leurs premiers pas de musiciens d’orchestre, puis de formation autonome, avec qui ils ont parcouru le répertoire d’opéra, de Falstaff à Don Giovanni ou Zauberflöte, et avec qui ils ont vécu l’aventure, qu’ils vivent encore, du Lucerne Festival Orchestra dont ils sont le cœur.
Alors j’essaie d’aller régulièrement les écouter, en constatant les nouveaux visages qui s’y agrègent, certes, mais aussi une certaine permanence de l’approche musicale et de la relation à la musique. Orchestre « librement consenti » auquel on adhère, le Mahler Chamber Orchestra (MCO) est une de ces formations « affectives » qui accompagnent ma vie de mélomane, une formation peu ordinaire comme le Lucerne Festival Orchestra, qui respire la musique de manière très différente d’autres formations. Une formation d’adhésion, c’est à dire une formation qui joue d’autant mieux qu’elle adhère au chef avec qui elle travaille, comme elle a adhéré à Claudio Abbado : la plupart des musiciens d’origine étaient d’ex-membres du Gustav Mahler Jugendorchester au temps où Abbado les accompagnait régulièrement.
Le MCO, c’est pour moi tout sauf la musique de consommation, celle où l’on passerait d’un orchestre à l’autre dans le grand supermarché du luxe musical où chaque jour est un « faire » différent et où dans cette valse étourdissante plus rien n’a d’ importance que l’accumulation. Pour ma part je retrouve le MCO régulièrement, comme un pan de ma vie, comme un orchestre ami dont on aime le son, dont on aime l’engagement et la jeunesse et aussi par nécessité “affective”. Et puis c’est un véritable orchestre européen, dont on entend toutes les langues, pas attaché à un territoire (même si leur siège est à Berlin) sinon (un peu pour moi) à Ferrara, douce et brumeuse capitale abbadienne.
Comme souvent les orchestres fondés par Abbado, ils ont été accompagné par le maître, puis peu à peu livrés à eux-mêmes et c’est heureux, parce qu’être trop dépendants, même d’un chef aussi charismatique, empêche la maturité, empêche les crises aussi dans la mesure où le nom du chef attirant le public, on risque l’illusion de croire que tout sera facile : il faut exister « en soi ». C’est tout l’inverse de l’Orchestra Mozart, à la géométrie variable selon les désirs de Claudio, et qui a sombré dès que Claudio n’a plus été en état de le diriger, conséquence d’une trop grande dépendance et aussi de la déplorable organisation culturelle italienne, souvent incapable de protéger les diamants que ce pays produit.

Alors à 19 ans, le MCO est une formation adulte, c’était des musiciens de 25 ans, ils ont aujourd’hui entre 35 et 40 ans, avec l’expérience, la maturité qui sied à cet âge, mais toujours ce reste de chaleur et de vivacité initiale qui sont leur marque de fabrique, déjà mûrs et toujours un peu neufs, comme l’était leur fondateur.
Cette indépendance acquise il y a déjà pas mal de temps fait que la disparition d’Abbado, traumatique en soi n’a pas empêché l’orchestre de vivre sa vie et continuer sa carrière, et d’avoir quelques personnalités qui les accompagnent, comme en ce moment Teodor Currentzis, ou Mitsuko Ushida et désormais Daniele Gatti.

Avec Daniele Gatti, ils effectuent en ce moment un parcours Beethoven, qui est l’un de leurs compositeurs fétiche, Beethoven avec Claudio, avec Martha (le Concerto pour piano n°3 qui mit Ferrare en folie !!) furent des moments de vie abbadienne inoubliables. Ces concerts ont creusé pour moi un sillon profond, au point qu’il est quelquefois difficile d’effacer telle approche, tel mouvement, tel tempo.
Et pourtant il faut évidemment aller au-delà, explorer d’autres approches de cet univers, d’autres volontés et d’autres cosmologies beethovéniennes. Cette année, après le merveilleux concert donné seulement à Lucerne (avec notamment Pulcinella de Stravinski) l’été dernier, le MCO travaille avec Gatti une intégrale Beethoven commencée l’an dernier à travers quatre « rencontres » avec le chef italien et cette année 6ème et 7ème (3ème moment) puis 8ème et 9ème (4ème et ultime moment) le printemps prochain avec deux concerts à Turin et Ferrare.
Ce soir, le MCO était à Turin, dans le cadre de Lingotto Musica, l’association qui porte la vie musicale symphonique à Turin, dans l’auditorium du Lingotto, l’ancienne usine de FIAT transformée depuis en grand centre culturel et commercial, avec auditorium et pinacothèque.
L’auditorium du Lingotto est l’une des grandes et belles salles d’Italie due à Renzo Piano et inaugurée par Claudio Abbado en 1994 qui y revint régulièrement avec les Berliner Philharmoniker, ou la GMJO ou les autres orchestres qu’il dirigeait alors.
Le Lingotto, c’est aussi un pan de ma vie de mélomane, et ce soir était un retour après quelques années d’absence.
Traversé par tous les souvenirs liés au lieu et à l’orchestre, c’était à la fois une soirée « Amarcord », et aussi l’exploration d’un territoire nouveau, avec le même orchestre et dans des lieux marquants pour moi, le Beethoven de Daniele Gatti, assez bien connu, mais dont je ne suis pas autant familier que celui de Claudio.
Construire une intégrale Beethoven me pose toujours le problème de l’ordre…certes, c’est toujours par la neuvième qu’on termine le cycle. Mais le reste ? Faut-il garder l’ordre « historique »? Faire des appariements musicaux ou thématiques ? Rompre l’ordre attendu et  travailler aux contrastes, une symphonie « légère » (la première, la seconde) en écho à une symphonie plus « consistante »?

Le cycle du MCO affiche cette année 6, 7, 8, 9 dans l’ordre. C’est le plus simple et le plus évident. Est-ce forcément le plus musical ? Tout se discute à ce propos, même si, l’ordre « naturel » n’a rien impliqué de routinier dans ce que nous avons entendu. Au contraire, ce fut une terre de contrastes, prodigieusement sensible, grâce à la ductilité de l’orchestre sous sa baguette, qui répond à toutes les sollicitations avec une disponibilité rare, et une technicité étonnante : variations d’épaisseur du son, allégements à l’intérieur même d’une phrase lui donnant une profondeur inconnue, pianissimi incroyables, mais sur lesquels on ne s’étend pas de manière démonstrative.
La Pastorale qui n’est pas ma préférée des symphonies beethovéniennes (ma préférée c’est la septième, et mon jardin secret, c’est la huitième), m’a littéralement saisi d’émotion, et mis au bord des larmes.
On ne va évidemment pas gloser, d’autres l’ont fait avant nous, sur la question de La Nature dans la musique et dans l’art, et dans les œuvres à programme, descriptives, qui illustrent les éléments. C’est clair, la question de la nature, ordonnée ou sauvage, est au centre de la création artistique depuis des siècles: l’art des jardins qui en est une reconstitution toujours pensée et ordonnée ou réordonnée en est la trace évidente. La peinture entre les natures sages de la renaissance ou celles un peu plus échevelées du XVIIIème, la littérature du XIXème et le romantisme nous en donnent des preuves à foison. En musique, la nature reste un élément souvent hostile, dans les opéras à machines, la tempête est un topos qu’on va retrouver du XVIIIème et au XIXème du monde baroque à Rossini voire à Wagner.
C’est évidemment à travers Orphée que passe la question de la nature et la musique, et via Orphée, se pose aussi la question de la poésie. Nature, musique et poésie se répondent et c’est bien ici la question de la Pastorale.
La pastorale, genre littéraire du XVIIème dont on voit de nombreuses traces dans l’opéra proposait une nature agreste et apaisée, ou une nature naïve à la Rousseau, le Rousseau du Devin de Village. Avec Beethoven, c’est une nature plus « naturelle » et surtout pas en représentation qui est ici proposée. J’ai souvent pensé en entendant la Pastorale, au tableau de Giorgione, « La tempesta » chef d’œuvre de la peinture vénitienne qui continue de me fasciner. Car j’ai toujours l’impression que l’œuvre de Beethoven a pour centre de gravité l’orage du quatrième mouvement. Dans le tableau, des figures relativement sereines d’une mère allaitant son enfant, dans une lumière encore douce, avec un personnage qui semble veiller sur eux (le père?), tandis qu’au fond la tempête s’abat sur la ville, ciel noir, éclair, et tout le contraste entre premier et arrière plan construit le tableau. Dans la Pastorale, il en est un peu ainsi, où les trois premiers mouvements préparent dans une tension croissante le quatrième (Gewitter, Sturm, Allegro) et où le cinquième (Hirtengesang, Frohe und dankbare Gefühle nach dem Sturm, Allegretto) apaise peu à peu jusqu’à la suspension finale. Ainsi comme chez Giorgione c’est le contraste qui est travaillé, un contraste premier/arrière plan.
Gatti travaille donc l’infinie poésie des trois premiers mouvements, avec un travail qui souligne la paix de la nature, dans une interprétation à mille lieux du maniérisme ou de l’affèterie. Mais il le travaille en pensant à ces contrastes, il allège de manière suprême avec des cordes complètement aériennes, mais dès que le tempo se resserre, dès qu’on passe à un volume plus important, l’épaisseur devient plus marquée, une épaisseur des masses plus que du volume, qui va annoncer la manière dont il va attaquer le troisième et surtout le quatrième mouvement.
J’aime l’univers de Daniele Gatti parce que Gatti ose, sans complexes, explorer des possibles des œuvres, en vrai musicien à l’opposé d’une aimable routine qu’un programme aussi convenu et aussi rebattu pourrait occasionner chez d’autres ; et il ose notamment avec cet orchestre aller aux limites techniques et aux limites interprétatives. Il sent chez l’orchestre une disponibilité spontanée parce que la relation qu’il entretient avec eux est une relation de confiance et d’estime mutuelles. Comme quelques rares chefs, Daniele Gatti ne cesse de repenser la musique et de tenter telle approche, tel son, tel tempo : il n’est jamais en représentation, mais en exploration, ne cherchant jamais le spectaculaire ou la complaisance. Gatti ne cherche jamais à « faire plaisir » au public en lui donnant ce qu’il attend, ou ne cherche jamais une certaine facilité, ce qui serait évident dans pareil programme.

Une telle interprétation force à entrer en soi, à méditer, à penser: l’écoute attentive montre des aspects étonnants et inhabituels. Le « romantisme » n’est pas seulement agitation de l’âme et des éléments, il est essentiellement dans les changements de rythme, de volume, d’épaisseur des sons (ou des couleurs en peinture) dans la métamorphose. Ainsi c’est cette relation à la métamorphose que j’ai ressenti à cette audition exceptionnelle, grâce à un orchestre au son si clair, si développé, si élaboré qu’on a peine à y reconnaître un « Chamber Orchestra », mais un orchestre de profonde culture symphonique, qui sait rendre toutes couleurs et qui répond à toutes les sollicitations avec une ductilité miraculeuse, comme on peut le constater ce soir et comme on peut le vérifier à chaque prestation du Lucerne Festival Orchestra.
Avec la « Septième », je suis confronté à une sorte de souvenir obsessionnel, celui de la soirée du 15 avril 2001, où Claudio Abbado à la tête des Berliner Philharmoniker donna au Festival de Pâques de Salzbourg une interprétation fulgurante, oserais-je dire unique, de cette symphonie. Certes, on peut en avoir une idée en entendant ce qu’il fit la même année à Vienne et à Rome, mais s’il l’a reproposée plusieurs fois depuis, jamais on ne ressentit cette explosive fulgurance, ce dynamisme, cette émotion de l’urgence qui émut toute une salle. C’est qu’Abbado sortait à peine de sa maladie et que l’homme, qui affichait une image incroyable de fragilité fit sortir de l’orchestre un son d’une incroyable jeunesse, d’une force inouïe, aux limites du possible.
On sait que Wagner appelait cette symphonie « l’apothéose de la danse », et que s’impose la dictature du rythme et d’une tension toujours présente, jusqu’au funèbre (Furtwängler fit du 2ème mouvement une sorte de marche funèbre insupportable dans les concerts enregistrés à Berlin en novembre 1943, une sorte de marche au supplice visionnaire, prophétique et effrayante).
Abbado en fait notamment au dernier mouvement une course d’une folle rapidité, que l’orchestre suit avec un souffle inconnu jusqu’alors et depuis lors.
Daniele Gatti ne s’inscrit ni dans le « funèbre » de Furtwängler ni dans l’étourdissante folie abbadienne.
Il est ailleurs.
En plaçant la symphonie en seconde partie, dans l’ordre chronologique, il essaie d’abord de construire un discours en écho à la symphonie qui précède. Et ce n’est pas facile. En effet, entre l’apothéose de la poésie apollinienne, et celle du bouillonnement dionysiaque, qu’est en quelque sorte la Septième, même Nietzsche aurait des difficultés à y retrouver ses petits.
Entre la Pastorale et la Septième apparemment peu de fils rouges, l’une est une symphonie à programme l’autre une symphonie « sans » programme, l’une présente une vision « romantique » de la nature, l’autre est plus échevelée.

Daniele Gatti, comme souvent, prend à revers les attentes du public. En deuxième partie, la symphonie devrait être brillante et démonstrative, un exemple de la virtuosité de l’orchestre qui satisfasse la soif de spectaculaire du public après une Sixième forcément plus intériorisée.
Daniele Gatti adopte un tempo volontairement plus lent, un tempo qui se rapproche de certains moments de la Sixième et on comprend donc qu’il cherche à tisser les liens, lancer des ponts entre les deux univers. C’est par l’épaisseur et la profondeur qu’il y réussit, et comme pour l’exécution précédente, il cherche à l’intérieur de chaque mouvement, grâce à la fantastique adaptabilité de l’orchestre, à moduler tel ou tel moment, tel ou tel instant, en jouant sur l’intensité, le volume, les masses, créant en quelque sorte une autre harmonie. Le 2ème mouvement ainsi est sérieux, mais pas sombre, intérieur, mais pas funèbre, sans jamais insister sans jamais appuyer, mais gardant malgré la lenteur du tempo une fluidité qu’on avait déjà remarquée lors de l’exécution de la Sixième.
Cette recherche de traduction d’un univers qu’il cherche à accorder entre deux symphonies que tout différencie apparemment donne une cohérence inattendue à l’ensemble du concert. Il y a toujours recherche du raffinement, de l’élégance du son, et surtout sans jamais rendre lourd tel ou tel moment qui s’y prêterait. On pourrait le craindre (dernier mouvement) mais c’est une alchimie différente qui se crée, une alchimie poétique où il n’y a « rien de trop » dans la recherche d’un équilibre, d’une retenue qui serait presque « classique », un comble dans une symphonie considérée comme dionysiaque. Mais si Dionysos est à la recherche d’un dérèglement « raisonné » de tous les sens, nous y sommes.
À une douzaine de jours du concert, c’est bien cette unité-là qui laisse des traces en moi, et surtout l’expression d’une force unique déclinée en deux faces d’un même processus créatif. Daniele Gatti a proposé une lecture de la cohérence et non de la différence, en soignant un son qui entre les deux symphonies, présente une « ténébreuse et profonde unité ».
Serait-ce possible sans la disponibilité d’un orchestre en tous points exceptionnel ? Une disponibilité structurelle  parce que ceux qui jouent dans cette phalange le font par  goût et non par routine, désireux de musique et non de performance, ce qui donne à cet orchestre ce statut si particulier dans le paysage musical européen. C’était une soirée de joie de “faire de la musique ensemble”, “Zusammenmusizieren”…une soirée abbadienne en somme.

Rendez-vous en mai prochain pour la fin du cycle, 8ème et 9ème à Ferrare et de nouveau à Turin ! [wpsr_facebook]

Site du Mahler Chamber Orchestra
Site de Daniele Gatti

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2015-2016: ZELMIRA de Gioacchino ROSSINI le 8 NOVEMBRE 2015 (Dir.mus:Evelino PIDÒ avec Patrizia CIOFI)

Saluts, Delmira 8 novembre 2015
Saluts, Delmira 8 novembre 2015

C’est une excellente initiative que de proposer des « opere serie » de Rossini à un public peu habitué à ce répertoire : on attend avec impatience Ermione l’an prochain, car cette Zelmira a justement triomphé avec un public lyonnais debout, ce qui est rare.
Justement, même si je pense que la programmation de Serge Dorny est l’une des plus inventives et des plus construites en France aujourd’hui, je regrette depuis longtemps qu’il n’ait pas servi ce répertoire autrement que par des versions concertantes. Espérons que l’arrivée de Daniele Rustioni comme directeur musical permettra aussi d’oser de ce côté là.
Il est vrai que d’une part il n’est pas facile de trouver des chanteurs qui soient familiers de ce Rossini là, mais il est encore plus difficile de trouver des metteurs en scène qui aient envie de travailler sur ces intrigues à la fois complexes et surannées, même si la mode baroque, très française, a pu çà et là permettre de faire émerger des travaux intéressants. Et ce Rossini-là vient évidemment de cette tradition-là.
Pour la dernière œuvre (1822) faite pour le San Carlo de Naples, la plus grande salle d’alors avec les meilleurs musiciens et choristes, le librettiste Tottola s’est inspiré de Zelmire de Dormont du Belloy (1762) une des ces nombreuses tragédies écrites XVIII°siècle et oubliées. L’intrigue est complexe et se passe à Lesbos, où le roi Polidoro bon et sage, est renversé à l’occasion d’une absence : on le croit mort mais il est caché par sa fille Zelmira. L’usurpateur Azor meurt, mais un autre usurpateur, Antenore, prend sa place et accuse Zelmira d’avoir tué son père. Ilo, mari de Zelmira, revient, et croit sa femme coupable. À la fin, les bons sont vainqueurs et les méchants punis.
Comme tout bon opera seria rossinien, deux ténors se partagent les difficultés, Antenore et Ilo, un soprano lirico colorature (Zelmira), un mezzo colorature (Emma) et deux basses un gentil, Polidoro, et un méchant, Leucippe.
Rossini, pour ce dernier opéra napolitain, a voulu concentrer toutes les difficultés possibles, et surtout plaire à un public varié, à commencer par Vienne, où Zelmira est créée avec succès moins de trois mois après Naples (Avril 1822). Ce n’est pas seulement un opéra vocal, mais aussi orchestral et choral et par bien des aspects, il prépare les formes du Grand Opéra monumental que Rossini va mettre en place avec Moïse et Guillaume Tell.

Immense succès au XIXème, Zelmira disparaît des programmes pendant un siècle pour réapparaître à la fin du XXème siècle, à l’occasion de la Rossini Renaissance, notamment portée par la Fondation Rossini de Pesaro. C’est en effet à la fin des années 70 qu’on commence en Europe à regarder Rossini au-delà de ses opéras bouffes et à explorer un autre répertoire : Aix en Provence présente en 1975 Elisabetta Regina d’Inghilterra et Semiramide en 1980, qui sont des pierres miliaires de cette renaissance en 1980.
Ainsi donc la version de concert présentée à Lyon (et qui n’a pu comme chaque année être présentée à Paris le 14 novembre à cause des attentats du 13) a été un moment vraiment privilégié.
C’est Patrizia Ciofi qui était Zelmira. La cantatrice italienne a interprété souvent Rossini, mais est plus connue pour ses incarnations belcantistes. Son engagement, sa facilité à occuper la scène et sa personnalité ont fait de cette Zelmira un très grand moment, elle a notamment tout donné dans l’air final “Riedi al soglio”, une sorte de feu d’artifice de la joie retrouvée qui fait que Zelmira commence en drame et finit en Cenerentola. Patrizia Ciofi a une capacité toute particulière à incarner les personnages frappés par le destin, donnant souvent une âme très sombre et très émouvante aux situations, ce fut le cas de toute cette Zelmira, mais l’explosion finale fut l’occasion d’une performance exceptionnelle où la Ciofi est allé au bout de ses possibilités, à l’extrême d’une voix qui n’est pas tout à fait celle du rôle, ni qui n’a même pas tout à fait la technique rossinienne, notamment dans la précision des notes et dans la couleur, mais qu’importe : la performance fut bluffante et l’engagement inouï . C’est à cela qu’on reconnaît les très grandes.
C’est incontestablement l’Emma de Marianna Pizzolato qui quant à elle a la vraie couleur et la vraie technique rossinienne. La jeune cantatrice sicilienne fréquente le répertoire baroque depuis plusieurs années et étonne de plus en plus par la qualité croissante de ses prestations : ici, son Emma est splendide, les graves sonores, la couleur veloutée, la précision dans les agilités incroyable et elle est de plus douée d’une vraie présence ; son « Ciel pietoso » de l’acte II est magnifique et provoque un triomphe.
Du côté masculin, on est très agréablement surpris par le  Leucippo de Patrick Bolleire, grave sonore, diction impeccable, belle présence, voix posée et d’une très grande qualité, l’autre basse, Michele Pertusi, reste une référence dans le chant rossinien, même si ce dimanche, il ne semblait pas être au sommet de sa forme : on l’a entendu plus engagé et plus présent. Il reste que son Polidoro reste remarquable.
C’est des ténors que vient la surprise. Mais pas d’Antonino Siragusa, ténor rossinien typique, avec une voix très haut perchée, nasale, stylistiquement sans faille, contrôlant toutes les notes, avec une distance assez amusante, en faisant un personnage presque comique avec ses petits gestes (lunettes, soin jaloux du nœud papillon). Bref, il donne l’impression de se promener dans un rôle qu’il domine, mais sans véritablement approfondir les aspects psychologiques (s’il y en a, car ce mari aimant croit bien vite les pires mensonges sur sa femme), c’est une mécanique impeccable, sympathique, mais un peu superficielle.

Sergey Romanovsky
Sergey Romanovsky

La révélation s’appelle Sergey Romanovsky, qui remplace John Osborn prévu à l’origine. Une révélation à plusieurs niveaux : d’abord il est rare d’entendre un ténor qui ait des graves aussi contrôlés et sonores et des aigus, voire suraigus aussi sûrs, et donc qui ait cette étendue étonnante. Formé par le conservatoire de Moscou, membre du programme pour jeunes chanteurs du Bolchoï, il n’a pas du tout de « couleur russe » dans l’émission et il est surtout doué d’une diction italienne exemplaire.

Ensuite son physique avantageux et son attitude en scène le rendent immédiatement intéressant : on imagine ce qu’un metteur en scène pourrait faire de ce pur méchant dont le chant et l’apparence ne semblent jamais aussi noirs que le livret le dit. Il en résulte une incroyable présence vocale et sonore, mais aussi scénique, qui semble le promettre à de grandes choses.
Un opéra aussi monumental exige un chœur exemplaire, celui de l’opéra de Lyon sous la direction de Philip White,  a donné une belle preuve de sa qualité, les femmes étaient peut être plus à l’aise que les hommes au départ, mais dans l’ensemble, ils ont fait tous honneur à la représentation et à Rossini, tout comme l’orchestre, peu familier d’un répertoire qui exige une aussi grande ductilité orchestrale que vocale. Il est vrai qu’Evelino Pidò est un tel technicien, au geste tellement précis qu’il est une garantie et une sécurité pour un orchestre. Son sens des volumes et des rythmes, sa manière de maîtriser toutes les masses, et son aisance, ainsi que le sens dramatique et la tension qu’il sait imprimer rappellent un peu un chef que peu connaissent aujourd’hui et dont les gens de ma génération se souviennent, Giuseppe Patanè, qui était un des maîtres du style italien dans les années 70 et 80. Pidò a ce style de manière innée, et c’est une excellente idée de Serge Dorny que de lui avoir confié ces opéras en forme de concert. Il a un geste tellement sûr, il sait tellement vite trouver la juste couleur que c’est pour un orchestre une chance de l’avoir dans un répertoire moins familier.
Au total, une matinée dominicale de très haut niveau, qui fut une fête rossinienne extraordinaire . Il n’en fallait pas plus…enfin non… à quand une Zelmira scénique de ce niveau ? [wpsr_facebook]

Michele Pertusi, Marianna Pizzicato, Antonino Siragusa, Patrizia Ciofi le 8 novembre 2015
Michele Pertusi, Marianna Pizzicato, Antonino Siragusa, Patrizia Ciofi le 8 novembre 2015