THÉÂTRE À LA COMÉDIE DE VALENCE le 12 JANVIER 2012: MEINE FAIRE DAME, Ms en scène Christoph MARTHALER


@Judith Schlosser, Theater Basel

On ne rate pas une mise en scène de Christoph Marthaler. Et merci à la Comédie de Valence d’accueillir pour deux soirs cette variation sur le musical “My fair Lady” de F.Loewe.
Rappelons la genèse de ce spectacle. En 2010, le Theater Basel (qui est l’un des théâtre les plus appréciés, les plus ouverts et les plus inventifs de l’aire germanophone, récompensé par le label prestigieux de “Opéra de l’année” en 2009 par le mensuel berlinois “Opernwelt”) affiche une nouvelle production de “My fair Lady” dans une mise en scène de Tom Ryser, un spécialiste du genre en décembre 2010.
Parallèlement, Christoph Marthaler, très lié au Théâtre de Bâle, propose dans la petite salle d’un ensemble qui en possède trois, une variation sur My fair Lady, Meine Faire Dame, un spectacle à la fois poétique et désopilant, une rêverie sur le théâtre, le langage, la scène, la musique que Richard Brunel a réussi à présenter dans cette saison au chanceux public valentinois.

@Judith Schlosser, Theater Basel

Le titre n’en est pas “Meine Faire Dame”, mais “Meine Faire Dame, ein Sprachlabor” (Un laboratoire de langues) et le décor comme d’habitude hyperréaliste de Anna Viebrock est un laboratoire de langue, avec à droite un espace très années 60-70 avec un piano, un escalier, et un sol en parquet. La scène est délimitée à gauche par l’orgue, à droite par le piano, qui vont accompagner les différents moments de ce travail, car il s’agit vraiment de Moments musicaux où sont interpellés des grands succès de la Comédie musicale (et beaucoup d’extraits de My fair Lady) mais aussi de la musique d’opéra (un des acteurs chanteurs chante même l’intégralité du monologue de Lohengrin “In fernem Land” sans être ridicule), on entend aussi Manon de Massenet ou la Flûte enchantée de Mozart. Le spectcale ouvre par l’exécution au piano de l’ouverture du Freischütz de Weber. A travers ces extraits, c’est toute une réflexion sur le langage musical et sur le langage articulé qui se met en mouvement.

@Judith Schlosser, Theater Basel

On se rappelle que l’histoire de My fair Lady, inspirée de “Pygmalion” de G.B.Shaw, raconte l’entreprise du professeur Higgins, grand phonéticien,  qui a décidé de faire d’une fleuriste , Eliza Doolittle, à l’anglais particulièrement cabossé, un modèle d’expression et de prononciation anglaise aux prix d’exercices inhumains et de souffrances – car apprendre, c’est aussi souffrir-…Évidemment l’amour passe par là…

On parle allemand sur scène, mais aussi et surtout anglais, l’anglais à articuler des exercices de prononciation(«the rain in Spain stays mainly in the plain») , dirigés par l’acteur Graham F.Valentine, qui joue son Professeur Higgins, s’adressant à trois Eliza Doolittle, dont la plus vieille est sans doute l’originale, vu le duo final que  l’Eliza vieillie et le professeur Higgins entament, hésitants, au rythme (des)endiablé qui convient à leurs jambes vieillissantes, mais qui fait jaillir une indicible poésie et une très grande émotion.
Alors, dans ce monde toujours un peu déjanté des personnages de Marthaler, on croise un organiste qui est le Monstre de Frankenstein (à qui on doit aussi apprendre le monde), une hôtesse de l’air, des couples qui se font et se défont, qui chantent des duos de Comédies musicales (ou qui els miment de manière stupéfiante), des personnages qui montent et descendent un escalier par les marches ou la rampe, comme dans certains films musicaux américains des années quarante. Le programme nous annonce le début d’une quête, d’une réponse à donner face à une menace:

“Le professeur Zoltan Karpathy, de retour de la conférence annuelle sur les accents du sud de l’Angleterre, découvre devant la porte de son laboratoire de langues un énorme bouquet d’hortensias. Fiché au milieu du bouquet, un petit billet ainsi libellé : « Vous avez jusqu’à minuit pour résoudre l’énigme suivante, ou je ne réponds plus de rien : Qu’est-ce qui est d’abord de l’air pur, puis une ombre qui chantonne, puis une douleur, puis un souvenir ? Déposez votre réponse à l’heure dite sous la selle de la jument Bystander, dans l’hippodrome de notre ville. Vous menaçant de tout cœur, votre F. D. » En un éclair, le professeur comprend qu’il est démasqué…”
Voilà le point de départ(?) d’une histoire qui n’est pas linéaire,   qui  ne raconte rien que  le voyage de la langue et du langage, les liens entre musique, geste, parole et leurs interactions dans les relations humaines, qui raconte aussi bien sûr le théâtre, par un extraordinaire travail de précision sur le comique de répétition, sur le silence créateur de gêne, puis de rire (le début est stupéfiant: le pianiste arrive sur scène, debout près du piano et ne dit rien, un silence s’installe et au bout de quelques instants, quelques rires fusent, provoqués par la simple gêne de ce silence inexplicable. ). Les acteurs-chanteurs sont étonnants, rappelant par certains gestes le duo Shirley et Dino à ses débuts (quand c’était bon) deux d’entre eux sont même de bons chanteurs, et on admire leurs gestes mesurés, leur manière de faire aller leur corps dans des mouvements jamais nets, jamais achevés, avec toujours un moment où cela décroche, cela déjante et provoque des rires, discontinus, dispersés dans la salle, car chacun rit à son rythme, et prend le spectacle au creux de sa propre intimité.

@Judith Schlosser, Theater Basel

On ne rit jamais à gorge déployé, on rit chacun dans son coin à mesure que tel ou tel détail parle, car le théâtre de Marthaler parle à l’individu-spectateur, jamais à toute une salle. Et puis comme souvent chez Marthaler, les 30 dernières minutes disent autre chose, elles disent l’amour, la nostalgie, la mélancolie, la poésie, le temps perdu et retrouvé, les moments musicaux s’allongent, le rythme se ralentit, comme dans la Grande Duchesse de Gerolstein par exemple): c’est là où les spectateurs qui n’entrent pas dans cette logique s’en vont (curieusement, à dix minutes de la fin, ils n’ont pas la patience d’attendre…). Certes, Marthaler c’est un regard  sur un monde qui fut et qui est,  un peu “cheap”, toujours tendre, souvent nostalgique (on a passé depuis longtemps la mode des labos de langue de ce type). Il faut se laisser prendre à ce théâtre qui semble ne rien dire et qui dit tant et tant de choses sur nous, sur les humains, sur notre parole, sur notre rapport au monde, à l’image (il faut noter le lien calculé entre de ce qu’on voit sur le plateau et les images projetées sur l’écran plat en fond de scène, par exemple, la Dame – une sorte de Thatcher- qui apparaît sur l’écran lorsque les acteurs répètent les premières phrases anglaises, au début du spectacle, ou  les pantoufles encore étiquetées portées par le professeur, qui apparaissent sur l’écran quand il a enfin de vraies chaussures aux pieds…) et surtout sur notre rapport intime au théâtre, à notre histoire, à nos gestes – même et surtout les plus familiers -.
En conclusion, je ne puis que me réjouir que ceux qui ne connaissaient pas cet univers aient pu s’y confronter et y entrer, car c’est vraiment un travail très symbolique du projet de Marthaler, un travail sur les effets et les liens entre musique et parole, musique et théâtre, musique et fantasme, et aussi un extraordinaire travail d’orfèvrerie théâtrale que seul à mon avis le théâtre germanique peut ainsi défendre. Si vous avez l’occasion de voir ce spectacle, courez-y; et si vous avez la chance d’habiter le sud de l’Alsace ou le nord du Jura, allez au Théâtre à Bâle, il y a toujours un Marthaler à prendre, et tant de spectacles stimulants et neufs.

 

OPERA DE PARIS 2011-2012: FAUST, de Charles GOUNOD (Dir.mus.: Alain ALTINOGLU, ms en scène: Jean-Louis MARTINOTY avec Roberto ALAGNA) le 16 octobre 2011

Beaucoup de bruit pour “rien”

A lire certains articles ou blogs, on allait avoir affaire à une représentation “indigne”, ce n’est pas le cas. Cette mise en scène n’est pas indigne, mais elle est globalement ratée. Au sortir de ce Faust, on n’est certes pas enthousiaste, à aucun niveau, mais certes pas scandalisé non plus, on a vu bien pire. La mise en scène de Jean-Louis Martinoty pèche par excès, par  accumulation  et finit par se noyer.
Martinoty n’est pas un provocateur, c’est un metteur en scène sérieux d’une grande culture germanique, qui a fait des spectacles corrects (les Mozart de Vienne, le Pelléas du théâtre des Champs Elysées, et quelques autres qui m’avaient séduit en leur temps (une belle Ariane à Naxos couleur Klimt en 1986 à l’Opéra Comique, si je me souviens bien) .
Monter Faust n’est pas particulièrement facile à l’Opéra de Paris (souvenons-nous de Lavelli) et justement, venir après Lavelli n’est pas si facile non plus, tant le public des vieux habitués a encore la production en tête (elle date de 1975 et elle a duré 28 ans, dernière en 2003, passant de Garnier à Bastille sans encombres, au contraire des Nozze di Figaro de Strehler qui ont dû subir transformation et affadissement).  En tous cas, si ce spectacle ne m’a pas  plu, il ne m’a pas (trop) gêné, et si j’y ai vu des choses un peu ridicules ou mal fichues (le final notamment), j’y ai vu aussi de bonnes idées, et même quelques beaux moments.
Commençons donc par cette mise en scène,  qui a horrifié une certaine partie du public et de la presse. Martinoty propose une vision très didactique de l’œuvre, qui va souligner à gros traits des éléments constitutifs du mythe.  Faust est un scientifique, son cabinet est donc une gigantesque bibliothèque, un capharnaüm où l’on distingue un globe terrestre, une lunette, une sorte de jardin en miniature sous globe, un piédestal où apparaîtra le jeune Faust, un Rhinocéros (en fait une horloge monumentale) de bronze doré (aux cornes phalliques?) supportant un obélisque translucide où apparaîtra l’ombre de Marguerite, un portrait de Mephisto en costume traditionnel. Bon c’est beaucoup, mais c’est aussi la représentation des cabinets de curiosités qui devaient ressembler à ça… L’espace est assez impressionnant, semi-circulaire rappelant nettement l’espace lavellien  – galeries circulaires, fer forgé, colonnettes – tout se passera sur l’espace central  comme chez Lavelli, sorte d’espace tragique dévolu à l’action,  il est dominé par une gigantesque croix qui écrase l’ensemble des scènes -sauf Walpurgis, évidemment-. En fond de scène, en disant “rien”, Faust éclairera un énorme “Rien” qui luira (ou non) tout au long de l’opéra. L’idée de ce premier acte? Faire chanter le Faust-vieillard par un autre chanteur, âgé, Rémy Corazza, que j’ai vu chanter des petits rôles à Garnier dans les années 70. il ne s’en sort pas si mal et cette voix un peu vieillie finalement donne cohérence à ce début. Ainsi l’apparition qui fait s’écrier “Ô merveille!” à Faust n’est pas celle de Marguerite, mais celle du Faust jeune, vêtu d’un tee shirt couleur or, qui apparaît un peu comme un jeune Dieu. C’est une image de Marguerite, une statue (ombre) sous verre dissimulée dans l’obélisque (voir plus haut). L’idée n’est pas mauvaise, allez. L’acte suivant, de la kermesse, est assez semblable d’esprit à ce qu’on voyait chez Lavelli, défilé de la bourgeoisie provinciale, ici plus marquée par l’ambiance où évolue Faust, universitaires, jeunes médecins ou étudiants en médecine, soldats (légionnaires…) dans une ambiance de danse macabre, sous un christ-squelette gigantesque couronné de fleurs. Valentin est ainsi un légionnaire en partance et Marguerite est vêtue d’une petite robe et d’une coiffe de petite fille bien sage. Le veau d’or est chanté traditionnellement au milieu de cette assemblée, rien de terriblement neuf.
La scène du jardin se déroule dans une sorte de reproduction du jardin sous verre dont on parlait plus haut, vision luxuriante de ce que pourrait être un jardin d’Eden à la Cranach, avec un lit (recouvert de feuillages) au milieu. Ce lit central dit bien l’espace du désir, un des points centraux de la mise en scène, aux dires de Martinoty dans le programme de salle. Effectivement, Marguerite étendue dans ce lit et saisie (tordue?) de désir irrépressible appellera Faust à la fin de l’acte (Viens! Viens!). une seule bonne idée, mais vraiment bien réussie dans cet acte: c’est Mephisto qui habille Marguerite des fameux bijoux, en une sorte de ballet déjà vaguement érotique.
La scène de l’église est transposée après le choeur “Gloire immortelle de nos aïeux”, on verra pourquoi. et au lieu du jardin d’Eden au centre du dispositif, un jardin mort, arbres morts, et branchages au lieu de la luxuriance précédente. De Cranach on passe à Kaspar David Friedrich…Le chœur est réglé de manière très démonstrative: des bourgeois rutilants, un accueil de sous-préfecture et l’arrivée d’un corbillard recouvert d’un drapeau et de quelques éclopés (merci Lavelli) qui reçoivent une décoration. C’est la même idée, de manière plus lourdement démonstrative, que chez Lavelli. Autre bonne idée cependant, pas de duel entre Valentin et Faust, mais une illusion de duel conduite par Mephisto qui fait se battre Valentin seul contre le vent, et qui donne à Faust au dernier moment l’épée meurtrière qui agit presque avant que de toucher Valentin.
La scène de l’église dans cette mise en scène, est en fait la scène des obsèques de Valentin, d’où son déplacement après le meurtre: Marguerite en est exclue, regardée, méprisée par tous ceux qui pénètrent dans la nef, dont Siebel , et Méphisto, vêtu en prêtre tient à Marguerite le discours d’exclusion de l’église: discours de Satan et discours de l’église se rejoignent: ça aussi, c’est une bonne idée. Marguerite pénètre dans l’église quand tous sont sortis et poignarde son bébé sur le cercueil du frère (mmoui, un peu exagéré dans le genre mélo).
La croix qui dominait le décor descend au sol pour la nuit de Walpurgis (pas de ballet…Gounod lui même le détestait), et devient la passerelle qui permet à Faust de se mêler aux reines de l’antiquité: il se couche sur une croix (une autre) et se laisse crucifier de désir par ces dames qui le déshabillent (enfin…commencent à…) . Si le dôme de verre de Lavelli était descendu, on se serait presque cru revenir trente ans en arrière.
Dernière acte, comme chez Lavelli, Marguerite est en camisole de force, et dans la même position (et la même coiffure) que jadis Freni, dans un décor où bonne partie des livres qui garnissaient la bibliothèque du début jonchent le sol. Mais libérée par Faust, après avoir chanté “Anges purs, anges radieux” elle tire vers elle une guillotine gigantesque, s’offre au couperet, le Moine qui est là se découvre, c’est Valentin qui va accueillir sa sœur au cieux après l’avoir promise au bourreau. Une procession portant alors la relique de sa tête passe en chantant “Christ est ressuscité”, Faust la suit, rentrant “littéralement” dans le rang et au loin Méphisto observe.
Mais beaucoup de maladresses et trop de personnages: pourquoi Siebel prend-il l’eau bénite du troisième acte auprès d’un prêtre et de deux enfants de chœur qui passaient par là? Pourquoi ces scènes au lavoir où on lave des linges tachés de sang(tiens tiens, d’où vient cette idée légère…) les amies de Marguerite l’écoutent chanter la chanson du roi de Thulé, puis la lamentation initiale du quatrième acte. Au total trop de lourdeur, trop de volonté démonstrative, trop de nuisances qui troublent l’audition et n’apportent pas grand chose. car au total, on en n’a pas plus appris qu’il y a 36 ans avec Lavelli, c’est très largement le même propos, avec un peu plus de fatras, et beaucoup moins de poésie, et encore moins d’émotion.

L’émotion est-elle née de la musique et du chant? Pas plus. Non que les protagonistes n’aient pas le niveau requis, loin de là, mais ils n’arrivent pas à faire vibrer un seul instant.

D’abord, de bons points pour  le Siebel très frais d’Angélique Holdus (sera-t-elle la Renée Auphan d’aujourd’hui,  qui marqua tant le rôle) et surtout la Dame Marthe si bien caractérisée par Marie Ange Todorovitch qu’on est très heureux de retrouver, et qui semble prête à succéder à Jocelyne Taillon dans les Marthe mythiques, en version moins charnue que la grande Jocelyne!
Tassis Christoyannis (excellent Monfort l’an dernier à Genève dans les Vêpres siciliennes) est là aussi  excellent, très intense, très contrôlé même si la couleur n’est pas celle d’un baryton Martin: c’est lui qui remporte avec justice le plus grand succès.
Paul Gay est un Méphisto de belle allure, très bon acteur, il campe un personnage vif, ironique, distancié, avec une diction impeccable, une bonne voix (notamment dans la scène de l’église, où il est vraiment magnifique). Mais la voix est pour mon goût un peu trop claire. J’aime des basses profondes dans ce rôle. Il reste que la prestation est très satisfaisante. Un très beau chanteur.
Inva Mula chante la partie de Marguerite sans difficulté (sauf dans le suraigu, très tendu: la voix n’a plus de réserves) et donne à son interprétation une certaine intensité, mais ne réussit jamais à se départir d’une certaine froideur, avec une diction douteuse, et donc n’arrive jamais à émouvoir (à m’émouvoir, au moins). Cette chanteuse, de qualité certes, ne m’a jamais touché…et dans Marguerite, l’ombre de Mirella Freni dont chaque note palpitait et respirait le drame et l’émotion est encore trop présente (je vous renvoie à l’enregistrement de Prêtre, pourtant pas extraordinaire).
Le cas de Roberto Alagna est plus délicat à mon avis: la voix a perdu beaucoup de son timbre magique, même si l’aigu reste solide. Pour attaquer les notes, le timbre change, comme si la voix avait perdu en homogénéité, en couleur, en velouté. Et il n’y a plus de grave, complètement détimbré dans la cavatine “Salut, demeure chaste et pure”. L’aspect du personnage est toujours  juvénile, vif en scène, mais le chanteur a perdu beaucoup de ce qui en faisait un artiste d’exception. Quand on écoute Domingo chez Prêtre, pourtant dans un rôle qui n’est pas vraiment fait pour lui, on est frappé justement par l’unicité de cette voix, qui est distille la même lumière dans tous les registres; ici, on sent que la voix souffre, qu’il n’y a plus cette même facilité insolente. Au jeu des comparaisons, quand on pense à ce que faisait jadis Nicolai Gedda, fabuleux (jamais je n’entendis une cavatine aussi bien dite) et même Alain Vanzo, on est un peu triste pour Alagna. Ce n’est pas lui qui remporte le plus grand succès, et je ne suis pas sûr que ce type de rôle lui convienne encore.

Déception également pour le chœur: exactement comme la semaine dernière pour Tannhäuser, il m’a semblé que le chœur n’avait pas la présence, la vaillance et le brillant habituels sur cette scène. On avait envie de plus d’énergie, de plus d’engagement, de plus d’éclat. Rien de tout cela mais une prestation appliquée sans plus.
Enfin, Alain Altinoglu, qui a remplacé Alain Lombard parti avant terme, dirige l’orchestre avec attention, précision, et souci du détail. Mais là aussi, je trouve un certain manque d’énergie et un tempo un tantinet trop lent pour moi. Il en résulte une interprétation un peu pâle, et sans vrai relief pour mon goût, sans vibration, sans poésie, même si l’ensemble reste très honorable.

Au total, dans un écrin sans bijoux mais débordant d’excès, on est passé à côté: Martinoty a voulu trop en faire, trop en dire:  à trop charger la barque elle chavire. Tout finit par sonner creux. L’équipe musicale est de bon niveau, mais on est quand même assez loin du très  grand niveau. Ce fut une matinée d’un dimanche ensoleillé où le temps a glissé assez agréablement, sans rien, de ce rien tant répété dans cette œuvre, sans rien pour accrocher vraiment l’oreille et surtout le cœur. Et donc beaucoup de bruit pour rien.

NB: A réécouter pour l’éternité Gedda/Los Angeles/Christoff avec un André Cluytens comme toujours au rendez-vous.

 

TEATRO ALLA SCALA 2010-2011: DER ROSENKAVALIER de Richard STRAUSS le 1er octobre 2011 (Dir: Philippe JORDAN, ms en scène Herbert WERNICKE)

Depuis  l’émotion qui m’a étreint au moment du trio final, la première fois que je vis Le Chevalier à la Rose à l’opéra – c’était la pâlichonne production parisienne de Rudolf Steinboeck, dirigée par Horst Stein, avec Christa Ludwig, Yvonne Minton, Lucia Popp dans des décors de Ezio Frigerio-, il y a toujours au moins un instant où mon cœur bat un peu plus vite, où les larmes sont (au moins) prêtes à couler. Elles coulèrent abondamment quand je vis Kleiber à Munich (Jones, Fassbaender, Donath) plusieurs fois, par bonheur. Kleiber, c’était une explosion sonore dès la première mesure:  il arrivait sur le podium et en une seconde, toute la masse de l’orchestre explosait dans une urgence inconnue jusqu’alors et une joie haletante et profonde mêlée d’intense émotion ne nous lâchait plus.

Il y a des œuvres qui appellent les larmes et Le Chevalier est de celles-là, il y a des œuvres qu’on ne se lasse pas d’entendre et le Chevalier est de celles-là. Il y a des œuvres enfin qui ne laissent qu’un goût de bonheur dans le cœur et Le Chevalier est de celles-là. C’est dire avec quelle joie j’ai fait le voyage de Milan, attiré par le trio de dames ( Schwanewilms, Di Donato, Archibald) affiché par le Teatro alla Scala. Jadis Kleiber y officia aussi, en 1976 (Lear, Fassbaender, Popp) et la partie du public qui le vit alors s’en souvient encore, évidemment.

La dernière production de 2003 (Mise en scène de Pier Luigi Pizzi, dir.Jeffrey Tate) ne m’avait pas fait vibrer. Et j’avoue ne pas avoir encore trouvé mon chef straussien de prédilection aujourd’hui: Sinopoli, qui a beaucoup dirigé Strauss,  ne m’avait jamais convaincu, et je ne suis pas aujourd’hui maniaque de Christian Thielemann, j’en suis resté, en bon ancien combattant, à Böhm, Sawallisch, Solti, Kleiber, qui ont illuminé mes soirées straussiennes et cette lumière-là brille encore en moi, jamais éteinte, toujours vive, indétrônée.
Il se trouve cependant qu’à chaque fois que j’ai entendu Philippe Jordan dans ce répertoire, il m’a plu, accroché, et souvent convaincu. Son approche très élégante, assez marquée par la musique de chambre, sa manière de faire émerger les notes, de clarifier le jeu instrumental, tout cela me plaît tout particulièrement et tranche assez avec le Strauss qu’on entend habituellement. Et samedi soir 1er octobre à la Scala fut notamment grâce à lui une très belle soirée straussienne. Honneur aux dames: la Sophie de Jane Archibald est très émouvante. La voix n’est pas très grande ( aucune des trois d’ailleurs n’a ce qu’on appelle une grande voix, de ce point de vue, c’est assez homogène), mais le style et les inflexions sont justes et son duo de la Rose au deuxième acte est vraiment de grand niveau. De plus, elle compose un personnage très juste, très frais. Le Chevalier de Joyce Di Donato peut surprendre, on a l’habitude d’entendre cette magnifique artiste  dans Mozart, ou Rossini, et à cette voix claire on peut préférer des timbres plus sombres (Tatiana Troyanos fut mon Chevalier chéri), elle respire jeunesse et joie de vivre, et la voix est vraiment exceptionnelle, avec une très belle diction. Quant à Anne Schwanewilms, dont la voix a dans certaines inflexions quelque menue acidité, elle chante la Maréchale comme un long Lied, avec un sens du texte et de la diction qui confondent et qui émerveillent. Rarement il m’a été donné d’entendre un monologue du premier acte aussi fort, aussi intense, avec une simplicité et un naturel tout à fait exceptionnels, sans aucune recherche d’effets. Là non plus, la voix n’est pas immense, mais quelle performance! Quelle intelligence ! Quelle présence!

A ce trio de haut niveau, il faut rajouter  Peter Rose, qui compose un Ochs vocalement impeccable, avec de vrais graves; il propose un personnage jamais outré, n’en fait jamais trop, et ainsi en devient presque émouvant au troisième acte. Hans-Joachim Ketelsen est un Faninal honorable, et les rôles secondaires sont eux aussi très honorablement distribués et tenus, notamment Ingrid Kaiserfeld en Marianne Leitmetzerin et Hélène Schneiderman en Annina. Seule (grosse) déception, Marcelo Alvarez en chanteur italien. Vaut-il la peine d’afficher un tel nom pour un tel rôle? Et pour pareil résultat. Sauf à penser que cette contre performance est voulue par la mise en scène (le ténor ridicule et mauvais) force est de constater que nous n’y sommes pas. Difficultés a négocier aigus et passages, style douteux, aucune élégance dans un rôle qui en demande ( voir Gedda dans l’enregistrement de Karajan), en somme, un vrai ratage.

L’orchestre dont ce n’est pas le répertoire de prédilection, – Sawallisch en son temps avait beaucoup souffert pendant les répétitions de “La femme sans ombre” – a vraiment été cette fois exemplaire. Comme je l’ai dit plus haut, et comme les parisiens le savent, Philippe Jordan n’est pas un chef à effets, il ne recherche pas les gros contrastes ou les explosions sonores. Il est un vrai ” concertatore” soignant beaucoup les relations thématiques, cherchant à isoler les instruments, pour mettre en valeur les thèmes ( voir par exemple la manière dont il exalte l’instrumentation dans la présentation de la rose, et notamment le hautbois). L’introduction du troisième acte est un modèle d’attention à chaque pupitre, dont il obtient des sons d’un grand raffinement et d’une grande légèreté. Cette interprétation presque chambriste séduit sans aucun doute et le chef obtient un très gros succès du public. Ce travail remarquable, qui confirme l’aisance de Philippe Jordan dans ce répertoire, gagnerait cependant à mon avis  à avoir en plus une petite touche de fantaisie, voilà une qualité de son père Armin que le fils Philippe pourrait faire sienne, au moins quelquefois. Quand on a de telles qualités techniques, il faut aussi savoir oser!

La mise en scène de Herbert Wernicke a fait un bon tour d’Europe. Rappelons qu’elle est née pour Salzbourg, du temps de Gérard Mortier, il y a une quinzaine d’années et qu’elle fait partie de ces productions initiées par Mortier à Bruxelles, Salzbourg ou Paris qui continuent à vivre et à séduire. Citons pour mémoire La Clemenza Di Tito des Hermann, Katia Kabanova de Marthaler, l’affaire Makropoulos de Warlikovski. A Salzbourg d’ailleurs, le très large plateau du Grosses Festspielhaus donnait à la scène finale une grandeur mélancolique inoubliable. Wernicke place l’intrigue dans la Vienne du début du XXème siècle, et c’est en quelque sorte “la dernière valse” d’un monde de la légèreté qui s’éteint. L’œuvre est créée à Dresde en janvier 1911, trois avant la guerre et le début de l’engloutissement des empires européens. Fondée sur des jeux de reflets et d’images (salons viennois, salle du théâtre, fosse) elle n’est jamais outrancière, notamment au troisième acte, et reste toujours juste. Sa peinture des personnages, notamment la Maréchale très digne, très naturelle, et en même temps d’une criante humanité, et Octavian, jeune et fougueux, mais tendre bien personnifié par Joyce Di Donato, la Sophie enfantine, comme sortie d’un couvent, habillée de noir à la fin est vraiment bouleversante. La présentation de la rose, qui avec l’escalier et les costumes blancs (Octavian en haut de forme blanc à la Fred Astaire) rappelle les revues américaines de Music hall et renvoie la scène au monde des apparences et des paillettes, installe bien avec ses jeux de reflets et de miroir dont nous avons parlé cette idée d’un monde qui n’est plus celui du réel, un monde en suspension qui ne voit rien venir. Ce travail, bien repris par Alejandro Stadler ( rappelons que Herbert Wernicke est mort prématurément en 2002) garde une très grande force et réussit en actualisant l’intrigue et en transposant l’époque, à en maintenir intact le charme, et à donner à l’œuvre une réelle force intemporelle. Les parisiens connaissent certes la production, mais la Scala a réussi à afficher une qualité musicale exceptionnelle, rarement atteinte dans cette œuvre aujourd’hui.
Grande soirée et donc grande joie.

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: Quelques mots sur le LOHENGRIN retransmis par ARTE en ce 14 août

Incontestablement c’est un beau cadeau que cette retransmission (presque) en direct. C’est un signe de changement que la nouvelle direction veut donner, après avoir inauguré les projections sur grand écran en plein air à Bayreuth même, les projections en streaming, et tout en continuant à publier des CD et DVD des productions en cours. Et c’est en même temps un joli coup pour Arte dont on peut saluer l’action en matière de retransmissions d’opéras et de concerts.
Sur la production elle-même, rien de spécial à ajouter à ce que j’ai écrit suite à la représentation du 27 juillet , publié le 30 juillet sur ce blog. Je confirme ce que j’y écrivais: en dépit des craintes,  Annette Dasch réussit à imposer son personnage, grâce à sa présence, grâce aussi à l’élégance de son chant, malgré une voix peu adaptée au rôle, Petra Lang est toujours aussi impressionnante, Klaus Florian Vogt montre une fois de plus douceur, élégance,  phrasé exceptionnel, clarté du discours. Oui, la voix n’est pas immense, mais elle remplit la salle du Festspielhaus sans problème et la prestation est remarquable. Ceux qui disent que Vogt est “un peu juste” ou qu’il est un “ténorino” sont de très mauvaise foi. Même dans d’autres salles que Bayreuth, Vogt est un artiste qui passe très largement la rampe.  Donc le spectateur n’est pas frustré, il a devant lui  un authentique Lohengrin, de la grande lignée des Lohengrin glorieux.
Je suis toujours aussi frappé par Georg Zeppenfeld et sa composition en Henri l’Oiseleur à la mode Ionesco. Les gros plans permettent de voir combien l’artiste (je devrais dire les artistes tant c’est le cas de tous) est concerné par l’action scénique. Samuel Youn est égal à lui même; seul Jukka Rasilainen déçoit un peu: la voix semble fatiguée, et convient plus à l’excellent Kurwenal qu’il chante au Festival qu’à Telramund (rappelons qu’il remplaçait Tomas Tomasson, souffrant, et que j’avais fort apprécié).
Avec la télévision, on a une vision assez précise du travail de mise en scène, du traitement des foules, du jeu des chanteurs. On pourra discuter à l’infini des mérites de Neuenfels, on peut aussi le vouer aux gémonies, mais on ne peut discuter et le sérieux de l’entreprise, et la précision du travail théâtral qui frappe immédiatement. Hans Neuenfels est évidemment un vrai et un grand metteur en scène. Certes, son point de vue est radical, sa vision est d’une rare crudité, et ce type de travail continue d’alimenter les discussions sur les approches scéniques, sur le “Regietheater” sur théâtre et opéra . Mais c’est heureux ! Heureusement, le théâtre est vivant, il est vie, il est débat. Que la TV ce soir nous donne cette image de Bayreuth est aussi un bien pour ceux qui penseraient que le temple wagnérien est un temple fossile. Bayreuth est un lieu permanent de discussions, et la presse allemande en  guette les moindres soubresauts. Dernier bruit en date: le choix éventuel de Frank Castorf comme metteur en scène du Ring 2013 amènerait de facto le retrait de Kyrill Petrenko, le chef prévu…
Revenons à ce Lohengrin. J’étais un peu intrigué par les conditions de retransmission. Connaissant la salle, il n’y a aucune possibilité d’y installer des caméras sans provoquer des réactions violentes d’un public qui attend 10 ans une place et qui verrait éventuellement le gel de plusieurs dizaines de places d’un très mauvais œil. Les caméras n’étaient donc pas au Parkett, où le spectateur peut à peine se mouvoir, alors imaginons la TV…
Les caméras étaient souvent en hauteur, deuxième galerie de face (probablement dans les espaces de travail, tour de lumière etc…), dans les cintres au dessus de la scène (belles images, inhabituelles), et sur les côtés des coulisses pour les gros plans. Elles étaient donc situées là où le spectateur n’est jamais. Et ce sont des plans tout nouveaux qu’on a pu ainsi voir. Encore une bonne surprise.
Je me suis demandé aussi pourquoi le choix de Lohengrin dont la mise en scène pouvait indisposer certains spectateurs (la commentatrice d’Arte l’a d’ailleurs souligné, mais Madame Gerlach devrait varier un peu son vocabulaire et ses appréciations). J’ai donc procédé par élimination. Comme toutes les mises en scènes sont âprement discutées, elles auraient toutes provoqué des réactions violentes de toute manière!
Les maîtres chanteurs et Tristan sont déjà en DVD et sont des productions déjà anciennes. Par ailleurs, Les Maîtres Chanteurs sont très longs (trop long sans doute pour le temps télévisuel: rien que l’acte III dure 2 heures) et Tristan n’est pas non plus un des opéras les plus courts. Parsifal aurait pu convenir, car le côté spectaculaire de la mise en scène de Stefan Herheim, les changements à vue auraient pu convenir à la TV, mais vu les angles de prise de vue, certains effets étaient très difficiles à rendre à l’écran, notamment les effets du troisième acte avec les miroirs et la salle en reflet. Par ailleurs, Parsifal est un opéra lui aussi assez long. Restent Tannhäuser et Lohengrin, qui durent chacun à peu près autant et qui sont deux oeuvres réputées “plus faciles”. Proposer pour la première retransmission en direct une nouvelle production et une production si critiquée (dont la distribution est pour le moins contrastée)  était peut-être risqué pour le spectacle et la suite de son exploitation. Reste donc Lohengrin qui a plein d’avantages: la production est récente (un an) et elle a pu être déjà rodée musicalement (notamment la direction d’orchestre, aux dires de tous bien meilleure cette année que l’an dernier), elle est déjà connue scéniquement et au total n’a pas été si mal accueillie par la presse et le public, et Hans Neuenfels est une gloire du théâtre allemand. La musique est plus accessible à un large public que celle de Parsifal ou de Tristan et la distribution est solide (sans compter la présence d’Annette Dasch, qui en Allemagne est une figure exploitée par les magazines people). En somme on comprend ce choix, et au total, c’est un choix cohérent.
Voilà donc une soirée de plus à Bayreuth pour moi, inattendue, mais très satisfaisante: le téléspectateur a pu réellement se rendre compte de ce qu’est ce Festival aujourd’hui. Merci encore Arte.

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: TANNHÄUSER le 1er août 2011 (Dir.Mus.: Thomas HENGELBROCK, Ms en scène: Sebastian BAUMGARTEN)


Photo: Enrico Nawrath / Bayreuther Festspiele

Il y a deux manières de considérer l’opéra et le théâtre. Ou bien ce sont des arts de l’agrément, distractions culturelles certes mais distractions d’abord qui permettent à la fois la rencontre sociale et le contact avec l’art en passant le temps agréablement.  Ce sont aussi des distractions de luxe, qui sont les premières victimes des situations de crise (on le voit en Italie actuellement) car on les considère comme superflues. Et puis, en lien avec ses origines religieuses, il y a une manière de considérer le théâtre comme un art indispensable à toute société selon les formes qu’elle se crée, où la distraction passe au second plan après l’expérience théâtrale. Indispensable, c’est-à-dire aussi nécessaire que d’autres rites sociaux, ou nécessités sociales. En Allemagne, le théâtre fait partie intégrante de l’éducation du citoyen, les affaires de théâtre sont sérieuses, ce qui se passe au théâtre est sérieux et fait débat.

C’est aussi pourquoi l’entreprise de Bayreuth est en perpétuel débat. Depuis ses origines, le débat théâtral y est âpre : il faut se rappeler de la violence des réactions devant les mises en scène de Wieland Wagner, notamment lorsqu’il a touché aux sacro-saints Meistersinger, il faut aussi se rappeler les formes de protestation au moment du Ring de Chéreau (broncas dans la salle, au moins les premières années, distribution de tracts à l’entrée du théâtre avertissant le spectateur de l’horreur à laquelle il allait assister), et évidemment, les Cassandre annonçant la fin de Bayreuth, l’irrémédiable déclin, qu’on annonçait déjà lorsqu’on toucha à la mise en scène originelle de Parsifal, inscrite dans le plâtre pendant une quarantaine d’années après la création. C’est ainsi, Bayreuth est l’un des lieux de débat de la culture allemande, beaucoup plus que ne peut l’être Avignon pour le théâtre en France. En ce sens le passage à Bayreuth de Christoph Schlingensief fut hautement symbolique, lui à qui le pavillon allemand de la Biennale de Venise rend actuellement hommage. C’est la direction qu’a prise Katharina Wagner en faisant désormais systématiquement appel à des metteurs en scène novateurs de la scène germanique, que ce soit Marthaler (suisse), Herheim (norvégien), ou Neuenfels et maintenant pour ce Tannhäuser, Sebastian Baumgarten. Le débat a toujours eu lieu, et il ne s’agit pas d’une question de snobisme : que signifie « respecter la pensée de l’auteur », quand cet auteur a vécu dans un contexte différent du nôtre, et avec des présupposés moraux, politiques, artistiques différents. Si Wagner parle aux metteurs en scènes d’aujourd’hui et au public d’aujourd’hui, c’est que ces œuvres parlent au-delà d’elles-mêmes et de l’époque où elles ont été composées, elles parlent au monde d’aujourd’hui avec des problèmes d’aujourd’hui, elles continuent de poser question et c’est heureux. C’est l’éternelle question de l’interprétation. La représentation théâtrale évolue avec le temps, les techniques, la société. Et de même que nous ne voyons pas un tableau « tel qu’il a été conçu », ou une cathédrale gothique, ou le Parthénon, de même nous ne pouvons voir une œuvre « telle qu’elle a été conçue », c’est un leurre. Je pense que nous ne supporterions pas de voir les œuvres que nous admirons telles qu’elles ont été conçues, y compris au niveau musical et au niveau du chant. Aussi devons-nous, du moins c’est mon avis, rester disponibles et ouverts aux formes d’interprétation possibles, à toutes les formes, et c’est une force de ce Festival de faire encore polémique, à sa 100ème édition. De ce point de vue, Salzbourg est beaucoup plus consensuel et moins intéressant.

Ainsi l’accueil de ce Tannhäuser fait débat, violent débat : des spectateurs partent en cours de représentation, d’autres ressortent avant même la première note, dès qu’il voient le décor, à rideau ouvert 15 minutes avant le spectacle, à l’ouverture des portes. Il fait débat, aussi bien musicalement que scéniquement.

Musicalement, la direction de Thomas Hengelbrock a été fortement contestée : ses choix « philologiques », sa manière d’aborder l’œuvre très attentive à la génétique de la partition, son souci de coller à la mise en scène, sa relative lenteur, son manque d’éclat volontaire,  tout cela a été pêle-mêle reproché, arguant qu’un chef venu du baroque ne pouvait pas aborder Wagner. Hengelbrock qui vient effectivement du baroque, a depuis longtemps élargi son répertoire, et il est connu pour son exigence et sa rigueur.  Je n’ai pas été loin de là scandalisé par son approche, plutôt originale, sortant des sentiers battus, mais approfondie et particulièrement stimulante au début du troisième acte, par exemple. Ensembles et grandes scènes chorales gardent de toute manière leur capacité à fasciner (la fin notamment), même si elles sont moins spectaculaires. Au total, une interprétation certes un peu inhabituelle, peut-être moins somptueuse (si l’on compare à ce que fit Christian Thielemann dans la production précédente de Philippe Arlaud, et qui reste une grande référence), mais très prenante et très en place.

Du point de vue du chant, beaucoup à dire, et la distribution arrêtée cette année n’a pas vraiment donné les résultats escomptés. Il y a du très bon (Günther Groissböck dans le Landgrave, Michael Nagy dans Wolfram), du bon (Camilla Nylund), du moins bon (Lars Cleveman), du très mauvais (Stephanie Friede dans Venus).

Camilla Nylund n’a pas une grande voix, les aigus se resserrent dès que la voix monte, la voix disparaît dans les ensembles (final de l’acte II) mais le timbre est joli, mais l’interprétation modèle, mais le personnage d’une grande tenue. La prière du 3ème acte est vraiment une modèle de tenue de voix, d’attention aux détails, de contrôle. Pour toutes ces raisons, Camilla Nylund, tout en ayant des moyens limités, réussit à passer la rampe avec grand honneur. Lars Cleveman en revanche déçoit. Je l’avais beaucoup apprécié dans Tristan à Londres où il remplaçait Ben Heppner. La voix semble prématurément vieillie, les aigus peinent à sortir, la vaillance ne lui réussit pas et l’ensemble reste pâlot. Rien à avoir avec le Tannhäuser de Stephen Gould dans cette même salle il y a quelques années, ou même celui de Peter Seiffert à Zürich cet hiver. La prestation n’est pas convaincante à 100%, et les difficultés sont visibles, bien que la scène finale soit assez réussie.
Stephanie Friede dans Venus, c’est exactement l’opposé de tout ce qu’il faudrait faire. Certes, la Venus de Baumgarten est volontairement enlaidie, enceinte, c’est un repoussoir qui malgré tout attire les hommes (tous peu ou prou veulent descendre dans le Venusberg …). Est-ce pour être aussi un repoussoir vocal et donc à la limite du supportable pour le spectateur qu’elle a été choisie ? Rarement nous avons entendu plus laid : attaques peu précises, cris, problèmes de stabilité vocale et surtout série de problèmes de justesse très lourds : rien n’est juste, la voie bouge et sa dernière intervention au troisième acte est un modèle du genre insupportable : on ne reconnaît même pas les notes ! A  oublier…à moins qu’elle n’ait justement été engagée pour tous ces défauts, ce qui serait un comble. Si tel n’est pas le cas, c’est une erreur de casting manifeste qui ne peut que susciter des lourdes interrogations sur la pertinence de certains choix vocaux à Bayreuth.

Günther Groissböck reçoit le plus imposant triomphe de la soirée, la voix est grande, le personnage imposant, la technique impeccable. Rien à dire. Mais on ne fait pas un Tannhäuser avec le Landgrave. Ni même avec un excellent Wolfram comme celui de Michael Nagy (que j’avais remarqué dans le héraut de Lohengrin à Budapest). Un peu moins impressionnant que Michael Volle dans ce même rôle à Zürich (la voix est plus légère), mais d’une grande douceur vocale, avec un timbre chaleureux, une très belle couleur. Dans les rôles plus petits, notons le Walther de Lothar Odinius, presque plus en place et plus puissant que Tannhäuser et la voix elle aussi bien en place de la jeune Katja Stuber (ein junger Hirt).

Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich est  comme toujours incomparable et reçoit une ovation impressionnante et amplement  méritée.

Mais on le constate,  musicalement, le spectateur ne pouvait sortir pleinement satisfait de la salle, et inévitablement, il faudra sans doute revenir sur le métier l’an prochain pour afficher un cast plus homogène.

Mais venons-en au nœud de notre affaire, la mise en scène de Sebastian Baumgarten, qui a violemment heurté une partie du public. On ne peut dire que Baumgarten ne soit pas un enfant du milieu, lui dont l’aïeul dirigeait l’opéra de Berlin. Le propos de départ est assez simple, voire assez commun et déjà traité par d’autres : le monde de la Wartburg est un monde fermé, coupé du monde et d’un idéalisme et intellectualisme totalitaires (un peu comme la République de Platon, le débat autour de l’amour dans le concours de chant n’est-il pas une version particulière du Banquet du même Platon ?) c’est aussi un monde artistiquement apollinien. Par son chant Tannhäuser est un poète en rupture avec ce monde, il affiche des valeurs dionysiaques. Ayant décidé de quitter la Wartburg, il se retrouve là où son chant charme, au Venusberg, amant de Venus. Comment concilier Apollon et Dionysos, éternelle question de l’art et de la vie, dont il nous est proposé une réponse ici .  Avec son décorateur Joep van Lieshout, un plasticien créateur d’objets à la limite de l’art, de l’architecture et du design, il a créé un espace sur trois niveaux, qui envahit toute la scène de Bayreuth, y compris en hauteur, sensé figurer une usine de retraitement de déchets organiques (excréments humains), qui fait vivre la communauté en totale autonomie. Nourriture et alcool (il faut bien aussi se distraire…)  sont produits , et ce qui est rejeté se retrouve sous terre, au Venusberg, qui dans cette architecture se trouve être une cage dans les dessous, dans laquelle on accède par une trappe. L’essentiel se déroule sur le plateau, dans le cercle qui délimite (le toit de) la cage qui pendant la scène du Venusberg monte  sur le plateau, puis disparaît dans les dessous lorsque Tannhäuser fuit (à voir sur youtube). On comprend le symbole : la Wartburg est une société autosuffisante dont l’objet est la purification. Tout ce qui n’est pas pur est envoyé soit au Venusberg (si incurable), soit à Rome chez le pape (si on l’estime curable). D’où les containers (marqués ROM 451) où rentrent les pèlerins, et d’où ils sortiront au troisième acte, purifiés (et obsédés par le nettoyage : ils ne cessent de s’essuyer) . Que ces containers rappellent certains wagons remplis d’humains de la seconde guerre mondiale n’est sans doute pas un hasard. Sur la scène, des cuves d’alcool, d’éthanol , de méthane (Biogas).
Le monde du Venusberg en revanche est une cage remplie de monstres, de créatures spermatozoïdaires, et gouverné par une Venus enlaidie, et enceinte. Rien du Venusberg langoureux et mystérieux de la version de Paris. On est à l’opposé de la purification, on est dans le trash. Mais les deux mondes communiquent, par une trappe : y disparaissent Elisabeth et Tannhäuser au début du 2ème acte, y descend un instant Wolfram, s’y retrouvent un moment tous les protagonistes : tout le monde à un moment ou un autre a envie de Venusberg ou a à faire avec le Venusberg.
Qu’ensuite Elisabeth seule comprenne parfaitement le chant de Tannhäuser qui vante la chair comme enjeu de l’amour puisqu’elle vient d’y goûter et qu’elle s’ouvre les veines en guise d’expiation ensuite (comme des stigmates) est aussi logique dans cette perspective.

Ainsi Tannhäuser pris entre Dionysos et Apollon, entre l’Esprit et Venus, ne peut choisir, et le pape ne peut l’absoudre, ce serait reconnaître que Venus est parmi nous : c’est idéologiquement impossible : il mourra donc, et son corps dans l’image finale gît entre le Venusberg (en bas) régénéré par la naissance d’un enfant de Venus, et la figure hiératique entourée de prêtres de Sainte Elisabeth (en haut). Ce que s’ingénie à montrer la mise en scène, c’est que notre société est prise dans sa globalité dans cet éternel dilemme : d’où la scène ouverte sur la salle avant même le début de l’œuvre, d’où la scène ouverte aux « vrais » spectateurs présents sur le plateau même (une cinquantaine, nos représentants), d’où des figurants en travail permanent avant le lever de rideau, dès la fin de la musique, pour gérer le fonctionnement  de la communauté et de la structure de production, d’où un monde global mécanisé, où même le Venusberg a sa place, un monde tragique qui ne sort jamais de ses contradictions (c’est un peu le propos de Lohengrin, c’est aussi la situation dont on ne se sort pas dans Parsifal à moins de connaître la blessure de la chair pour que naisse la compassion). En bref une situation assez habituelle chez Wagner, où c’est quelque part le proscrit ou l’étranger qui porte la lumière (Parsifal, Lohengrin, Walther même, et bien sûr Tannhäuser, cet autre Richard Wagner), car l’art ne peut naître que de l’opposition, que de Prométhée, que du vol du feu.

Il en résulte sur scène une mise en scène complexe, où le regard sur le monde est sans concession (couleurs criardes, Venus horrible, monstres, refus de l’esthétisme), sans doute trop complexe. Bien des choses ont déjà été dites par d’autres metteurs en scène, et je pense qu’on aurait eu intérêt à épurer, mais cet excès même, insupportable, n’est-il pas en quelque sorte le ressort de ce travail, qui se veut sans réponse, sans issue, que celle de la fuite, du refus, de la mort. Que Venus s’en sorte à la fin (en bel habit doré) avec cet enfant que le chœur se passe de bras en bras, que le monde de la joie, du mouvement  et du futur soit chez Venus, pendant que le monde figé est du côté d’Elisabeth peut se comprendre, c’est la victoire de Dionysos sur Apollon, mais en même temps, toute option de libre arbitre, tout mouvement de l’un vers l’autre est interdit et conduit à l’impasse. On retiendra des moments réussis, le troisième acte, le final du deuxième où la vision d’une Isabelle tout sauf éthérée, femme courageuse et décidée, est une vision intéressante qui sort des schèmes habituels. Mais on peut regretter le désordre scénique, qui distrait de l’action, un décor complexe dont on pouvait faire quelque économie : certes ce travail n’est pas stupide, et demande une grande concentration, mais il ne peut qu’être violemment rejeté par ceux qui voulaient retrouver un Tannhäuser traditionnel qui fasse un peu rêver. C’est raté, dans cette apologie du cauchemar permanent que Baumgarten nous a proposés.

J’ai essayé d’être le plus clair et le plus juste possible. Je n’ai pas été enthousiasmé. Je n’ai pas été non plus ni offusqué, ni choqué. Il m’a manqué un peu (beaucoup) d’émotion. Mais si la distribution avait vraiment convaincu, je pense que les nerfs de certains spectateurs n’auraient pas craqué.

Voir le reportage d’ARTE d’il y a quelques jours

 

 

MÜNCHNER OPERNFESTPIELE 2011 (FESTIVAL DE MUNICH): TRISTAN UND ISOLDE le 31 juillet 2011 (Dir.Mus.: Kent NAGANO, Ms en scène: Peter KONWITSCHNY)

J’ai cette année renoué avec une pratique un peu folle du jeune temps. Lorsque j’allais à Bayreuth dans les années 1980, j’essayais de combiner quelques représentations de Munich (à l’époque Rosenkavalier avec Kleiber ou Meistersinger avec Sawallisch) avec celles de Bayreuth, en profitant des jours de repos de Bayreuth. Comme beaucoup de mélomanes, nous faisions régulièrement les 219km qui séparent Bayreuth de Munich, quelquefois même sans billets achetés au préalable, nous livrant aux joies du “Suche Karte” (je cherche une place).
Cela nous a réussi, le plus souvent.
A Munich, la représentation du 31 juillet, dernière de la saison, est souvent wagnérienne. Elle a toujours été du temps de Sawallisch dédiée aux Meistersinger. Cette année, Munich affichant un Tristan dirigé par Kent Nagano, avec Nina Stemme, Ben Heppner, René Pape, cela m’est apparu suffisamment alléchant pour que je reprenne l’autoroute, sans place réservée, mais avec un beau carton “Suche Karte” tout neuf qui a bien servi puisqu’à peine arrivé, une dame m’a élu pour me vendre son billet…

Ainsi donc, 48h après Bayreuth, j’ai pu comparer deux approches, deux mises en scène, et surtout deux distributions, alors que j’avais encore bien dans l’oreille ce que j’avais entendu à Bayreuth.
On connaît le principe qui gouverne le Festival de Munich qui dure de fin juin au 31 juillet. proposer deux nouvelles productions, et proposant pour le reste des productions du répertoire munichois en affichant des distributions de luxe avec des chefs d’envergure (bon, cela se discute pour certains soirs) et des prix en conséquence.
La Première  de Tristan remonte au 30 juin 1998, (Zubin Mehta, Waltraud Meier, il y a un DVD de cette production). Elle était affichée cette année pour deux représentations seulement. C’est dire que pour deux représentations, il est peu probable que le metteur en scène ait pu retravailler bien longtemps, bien qu’il soit venu le 27 juillet saluer le public : on peut supposer qu’il a un peu travaillé avec les protagonistes, mais pas plus et pour le reste s’est sans doute contenté d’une remise en place rapide.

Photo © Wilfried Hösl (d’une saison précédente)

Cette mise en scène a été abondamment commentée, et fit scandale à la Première. La clarté des options principales de mise en scène est évidente: l’ensemble se déroule sur une scène réduite reproduisant un espace plus intime, aux décors vaguement naïfs et au couleurs vives de dessin d’enfants. Un petit escalier conduit au proscenium, qui servira aux protagonistes à s’extraire de la scène finale, à fermer le rideau, à partir bras-dessus bras- dessous et à laisser les vivants face à leur vie de médiocrité, devant les cercueils blancs des deux amants (image finale). Dans cette conception, pas de philtre: Tristan et Isolde tombent simplement amoureux et le philtre est jeté à la mer. Tout fatras romantique est exclu: au lever de rideau, les deux femmes se reposent sur des chaises longue sur le pont d’un bateau et se font apporter des cocktails par le marin qui chante son air initial, au second acte,

Photo © Wilfried Hösl (d’une saison précédente)

le début du duo est marqué par Tristan qui lance son armure, puis pousse sur scène violemment un divan jaune sur lequel se déroulera l’essentiel du duo. Marke est profondément atteint par la situation mais n’est ni violent, ni choqué, il garde son affection à Tristan: dernière image du second acte, il caresse la tête de Tristan écroulé.
Le décor du troisième acte, tours sur une scène aux dimensions réduites installée sur la scène -théâtre dans le théâtre-  n’a plus rien à voir avec le monde naïf et enfantin des deux premiers, c’est une pièce nue, et grise où Tristan assis sur un fauteuil, laisse défiler comme des photos de famille projetées sur le mur. De très bonnes idées donc, mais l’ensemble m’a semblé manquer de cette tension si palpable à Bayreuth, à moins que le metteur en scène n’ait pas du tout voulu cela. En effet, vu comme les deux amants (morts) sortent au dernier acte, on est plutôt dans l’atmosphère baudelairienne de la Mort des amants (Fleurs du mal, 121) de mort sereine et heureuse.
La direction de Nagano, très différente de celle de Peter Schneider, beaucoup plus lente (rien que le 1er acte dure dix minutes de plus), rend vraiment justice et à l’oeuvre et à la mise en scène: pas de pathos, grande simplicité, une expression naturelle loin des excès lyriques, mais pas froide (reproche qu’on fait souvent à Nagano) avec un orchestre en très grande forme, dans un théâtre ou Wagner est roi (n’oublions pas que Tristan y a été créé).
On attendait beaucoup des protagonistes et le triomphe total, absolu est venu du Roi Marke de René Pape, impressionnant à tous points de vue: phrasé, étendue du volume, interprétation, douceur/douleur. Ce fut magnifique. Je l’avais déjà entendu à Lucerne avec Abbado et l’impression est la même, celle d’une voix aux ressources et à l’étendue infinies. Il joue en plus un Marke plutôt jeune avec un indéniable présence scénique dès qu’il entre sur leplateau. Un vrai moment de théâtre. Ekaterina Gubanova en Brangäne remporte elle aussi un beau succès. Je n’avais pas remarqué dans sa Fricka de la Scala sa belle voix de mezzo, son legato qui fait vraiment merveille au deuxième acte. Alan Held en Kurwenal est solide, mais pas exceptionnel et le Melot de Francesco Petrozzi est à oublier.
On pouvait être inquiet pour Ben Heppner qui a annulé plusieurs séries de représentations dans les dernières années. Son Siegfried d’Aix ne m’avait pas convaincu. Dans la représentation de Munich, s’il éprouve des difficultés dans le troisième acte (quelques notes aiguës franchement ratées, la fin très tendue et très difficile),  dans l’ensemble de la représentation, la voix garde cette suavité qui la caractérise et la performance est de très haut niveau, par le phrasé, par la couleur, par l’interprétation. On y reconnaît le Ben Heppner qui nous a toujours convaincus (Titus, ou le Tristan d’Abbado). Et c’est plutôt une joie que de l’avoir retrouvé en meilleure forme.
La déception la plus lourde vient de Nina Stemme: elle semblait fatiguée (il est vrai qu’elle accumule les rôles lourds, et je ne sais pas si chanter Brünnhilde soir une si bonne idée) et le volume habituellement impressionnant semblait réduit. Elle en était contrainte à pousser jusqu’au cri les notes hautes. Dans le duo, elle ne semblait pas engagée, pas concernée. Seule la Liebestod, chantée sur le proscenium a été un très grand moment, où l’on a retrouvé les qualités habituelles de la cantatrice, puissance, rondeur vocale, lyrisme, legato..mais elle aussi est tombée sur le “Lust”final, comme sa collègue Theorin à Bayreuth.

Au total un grande représentation, mais pas forcément par les protagonistes, même s’ils n’ont pas démérité. Le seul à la hauteur de l’enjeu fut un René Pape éblouissant. Ayant vu Nina Stemme soit à Bayreuth, soit à Londres par le passé et à chaque fois sublime, je ne peux qu’espérer que sa méforme soit passagère, mais elle était ce soir nettement en dessous de son niveau habituel.
Alors, à se livrer au jeu des comparaisons, puisqu’en 48h j’ai pu voir deux grands Tristan très différents, je dirai que par le contexte, mon coeur va toujours à Bayreuth (le son est tellement différent, les voix tellement proches), par la musique, je trouve que la seule différence forte vaut par le Roi Marke, Robert Holl ne pouvant s’aligner face à un René Pape impérial et par Brangäne, Gubanova étant très supérieure à Breedt. Légère supériorité musicale de Munich, mais supériorité scénique de Bayreuth donc, dans la guerre de tranchées que ce sont toujours livrées les deux institutions qui servent le mieux Wagner en Allemagne. Et dans les deux cas, l’art s’en tire avec tous les honneurs.

Photo : voir blog intermezzo

Deux regards sur ces représentations:

Res Musica (en français)
Intermezzo (en anglais)

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: TRISTAN UND ISOLDE le 29 Juillet 2011 (Dir.Mus.: Peter SCHNEIDER, Ms en scène: Christoph MARTHALER)

Cette production de Tristan und Isolde avait vu le début de Nina Stemme dans le rôle à Bayreuth avec Petra Lang en Brangäne lors du festival 2005. En 2008, à la suite du départ de Nina Stemme,  le Festival a affiché une  distribution sensiblement modifiée, avec mla suédoise Irene Theorin en Isolde, Michelle Breedt en Brangäne, Robert Holl succédant à Kwanchoul Youn (affiché dans Gurnemanz) en roi Marke. C’est encore la distribution actuelle.
A la suite du remplacement de Eiji Oue (un échec patent de la production de 2005) par Peter Schneider dès 2006, c’est toujours ce vétéran de la direction wagnérienne qui officie avec bonheur dans la fosse. Il semble avoir à Bayreuth le destin d’un éternel chef” bis” (Il succède à Solti en 1984 pour le Ring, mais aussi reprend plusieurs Vaisseau Fantôme ou Lohengrin   créées par d’autres.) C’est un profil typique de grand Kapellmeister, qui propose toujours un travail très soigné, très précis, très classique aussi. Avec lui , la qualité est garantie,  mais pas forcément  l’inventivité. Il en est ainsi de ce Tristan très en place,  au tempo assez rapide aussi, en tous cas  très lyrique et même assez vibrant.
La mise en scène de Christoph Marthaler, reprise depuis plusieurs années par Anna-Sophie Mahler, dans des décors d’Anna Viebrock, est devenue un classique sur la colline sacrée. Elle se déroule dans trois ambiances différentes, étalées dans le temps. Un premier acte dans un décor de salon de bateau de croisière (ou de grand yacht type Britannia) un peu décati, du début du siècle (tons gris ou marron, papiers peints qui se décollent…), le second acte dans une salle vide (ocre jaune), qui pourrait être un salon d’hôtel ou une antichambre des années 50 (Isolde porte un tailleur jaune très bon chic bon genre, Tristan un blazer de capitaine de la marine) , avec pour tout meuble deux tabourets et au fond une porte vitrée. Communs au premier et deuxième acte, quelques dizaines de néons circulaires (le ciel au premier acte, le plafond au second qui s’éclaire ou non selon les signes qu’Isolde donne à Tristan, d’où un jeu obsessionnel sur l’allumage des interrupteurs, à la fois déchirant et ironique). Le troisième acte  se déroule de nos jours dans le même espace que les deux premiers, mais avec des murs aux papiers arrachés, autour d’un lit d’hôpital articulé (les acteurs effet le montent, le baissent, avec une télécommande), et la plupart des néons gisent au sol, et s’allument péniblement à l’évocation d’Isolde par un Tristan allongé et affaibli. A chaque acte, le décor de l’acte précédent est superposé au décor de l’acte en cours. Ainsi, l’espace du troisième acte est-il assez haut (trois niveaux) et rend les protagonistes de plus en plus petits, alors que celui du premier acte reste assez confiné. Stratification des moments, espace intemporel, variations des costumes (ceux du deuxième acte, années 50, les hommes ressemblant à des agents du KGB et Marke un digne représentant du présidium du Soviet suprême qui agite nerveusement ses lunettes). ce monde d’hommes semble inscrit dans une permanence, une immobilité terrible, tandis que le costume des femmes évolue: Brangäne une robe marron au premier acte, Isolde une robe de laine bleue,

Brangäne un chemisier vert pomme au second acte et Isolde ce fameux tailleur jaune avec des gants blancs, Brangäne une cape qui dissimule ses bras, comme si elle était prisonnière, au troisième acte, et Isolde une tunique et un pantalon.
L’ensemble marque un extrême isolement des personnages: Isolde vit dans son monde et devient progressivement absente, voir démente, au second acte (dénervée, agissant par des gestes mécaniques), et tout le cadre et les costumes soulignent une profonde tristesse et créent, par des gestes minimaux, par une mécanique très bien huilée, une extrême tension. C’est une mise en scène du désespoir, de l’absence de communication (ni par les regards, ni par les gestes: le duo du deuxième acte est très minimaliste, les personnages sont assis et se regardent à peine, regardent devant dans le lointain et

le sommet érotique est atteint lorsque qu’ils jouent à se caresser avec un gant qu’elle s’est enlevée très langoureusement avec les dents. A la fin, Isolde ne trouve Tristan que mort: il est tombé du lit, elle le cherche du mauvais côté et ce n’est que parce qu’elle entend l’appel “Isolde” qu’elle le trouve, allusion à l’entrée de Tristan au deuxième acte, où l’à aussi il appelle Isolde dans l’obscurité, sans voir qu’elle est contre le mur derrière lui.

 

La mort d’Isolde est particulièrement poignante: elle se couche, seule, dans le lit de Tristan et se recouvre du drap devenu linceul, alors que Tristan gît au sol.
Un très beau travail, qu’il faut voir plusieurs fois pour en apprécier la force, toujours renouvelée. Rarement mise en scène fut à la fois plus minimale et plus troublante et tendue. A mettre aux côtés de celle de Sellars (Paris, Los Angeles) ou de Chéreau (Scala) dans les grandes références récentes.

La distribution n’appelle pas vraiment de grosses critiques: Robert Dean Smith, Tristan à la voix plutôt claire et au volume limité, semble avoir plus de difficultés cette année dans le troisième acte avec son redoutable monologue d’environ 45 minutes. Les aigus sont très tendus, à la limite de craquer. Mais au total, il s’en sort honorablement. Il semblait toutefois bien plus à l’aise les années précédentes.
Irene Theorin est devenue en peu de temps une des chanteuses les plus réclamées de la scène wagnérienne. La voix est très grande, coupante, pas très lyrique, certains aigus sont un peu criés (on le lui reproche souvent) mais pas tous, comme certains auditeurs mal intentionnés le disent. Les deux premiers actes sont bien réussis, mais pas la Liebestod, où les cris se font plus gênants, au détriment du legato et de la poésie. “Lust” final (cette note terrible!) raté. Mais personnage bien campé, grande présence scénique, qui passe très bien la rampe.

Le Marke de Robert Holl a un côté vieillard noble qui sied bien au rôle. Et la voix, un peu voilée dans les aigus, a la profondeur voulue, bonne prestation. Jukka Rasilainen est un très bon Kurwenal: la performance du chanteur est très honorable (moins intense que les autres années, me semble-t-il) mais le jeu est prodigieux, notamment au troisième acte, où il affiche un physique vieilli, et marche mécaniquement à petits pas: impressionnant. La Brangäne de Michelle Breedt n’est pas l’une des grandes Brangäne de référence (comme Mihoko Fujimura), elle est plus pâle et la voix manque un peu de puissance, mais dans l’ensemble, sa prestation est satisfaisante sans être exceptionnelle.  Rien à dire sur les autres rôles, tous tenus très honorablement.
Ce Tristan tient encore la route, après 6 ans, grâce à une équipe de chanteurs très aguerrie et rompue à cette mise en scène, grâce à une direction musicale efficace, et surtout je crois grâce à une mise en scène qui ne perd aucune de ses qualités initiales, qui garde sa tension première, et rend honneur et justice à l’œuvre.

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: PARSIFAL, le 28 juillet 2011, dir.mus: Daniele GATTI, ms en scène: Stefan HERHEIM

Le compte rendu de ce Parsifal a ouvert ce blog, en août 2009. Je ne l’avais pas revu depuis. C’est donc avec joie que j’ai obtenu au dernier moments des billets pour cette représentation, qui a pleinement confirmé mon opinion sur ce spectacle.
Une fois de plus, la mise en scène de Stefan Herheim, superbe à voir, qui déborde d’idées et qui multiplie les points de vue est passionnante et frappe les esprits: le final, qui implique la salle par un habile jeu de miroir, fait de Parsifal celui qui a réconcilié, le pacificateur, celui qui clôt l’histoire douloureuse de l’Allemagne. Symbole de la Renaissance, le Neues Bayreuth. En effet, la guerre a détruit la villa Wahnfried, toile de fond des deux actes précédents: c’est dans la représentation de ses ruines sur la scène de Bayreuth que se déroule la première partie du troisième, puisque le théâtre est seul demeuré debout à la fin de la guerre. L’Enchantement du vendredi saint devient du même coup un hymne à la renaissance de Bayreuth et  la cérémonie du Graal, un hymne à la renaissance de la démocratie. Débarrassé de ses oripeaux chrétiens, Parsifal devient une sorte de mythe civil de la renaissance de la nation, du monde, et du public. Tous deviennent concernés et non plus spectateurs -comme souvent dans les Parsifal vus dans les théâtres- d’une cérémonie du Graal qui n’a pas grand sens dans notre monde contemporain sinon celle d’une sorte de mysticisme à bon marché qui ne nous dit rien.

On reste toujours stupéfait de la perfection technique, des (multiples) changements de décor qui se déroulent avec une étonnante discrétion et fluidité, sans un bruit, et de la beauté des différents tableaux, ainsi que de l’ironie avec laquelle certaines périodes sont lues, grâce à des citations cinématographiques précises (l’Ange bleu: Kundry apparaît d’abord comme Marlène Dietrich, mais aussi les ballets nautiques d’Esther Williams (les filles fleurs). Tout cela fascine sans distraire: la musique, conduite toujours avec bonheur par Daniele Gatti, qui a beaucoup plus de succès ici que dans son pays. La lenteur calculée, le sens des équilibres sonores et des volumes, la mise en valeur des instruments solistes, tout cela rend ce Parsifal musicalement très intéressant, et aussi très satisfaisant.
Le chœur est dans sa forme habituelle, c’est à dire phénoménale. Et la distribution légèrement différente reste d’un bon niveau.
Depuis Waltraud Meier, Bayreuth n’a jamais su trouver une Kundry qui soit à la hauteur du lieu, sinon de l’enjeu (Evelyn Herlitzius peut être?). Dans la mise en scène précédente, elle était inexistante (Michelle De Young  n’avait pas convaincu) , dans celle-ci, Mihoko Fujimura n’était pas vraiment une Kundry, et elle s’est fourvoyée dans le rôle. . Susan Mclean domine la partition jusqu’à la fin du 2ème acte, où elle ne réussit cependant pas à donner les aigus voulus (terribles) par le rôle. On n’y est donc pas tout à fait, mais la personnification et l’engagement sont bien supérieurs à ceux de la Fujimura.
Simon O’Neill quant à lui est un Parsifal très en place, à la voix claire, sonore, bien posée. Il avait favorablement impressionné dans Siegmund à la Scala, il est ici à la hauteur dans un rôle il faut bien le dire ingrat. Seuls Domingo (et encore, pas au début) et surtout Jon Vickers ont été des Parsifal qui dès le début impressionnaient. Jon Vickers notamment avait quelque chose de tellement déchirant dans la voix! Les autres furent bons (ils s’appelaient Peter Hoffmann, René Kollo, Siegfried Jerusalem) mais pas inoubliables, certains autres complètement oubliés sans déshonorer (Poul Elming, William Pell), d’autres enfin qu’il vaut mieux avoir oublié (Endrik Wottrich, Alfons Eberz). Parsifal n’est pas un rôle où l’on peut vraiment s’envoler, mais c’est un rôle où l’on peut définitivement se noyer.
Les autres chanteurs n’ont pas changé: Detlev Roth avec sa voix claire, très douce, son phrasé impeccable, réussit à masquer ses problèmes de volume et de puissance, et la composition est vraiment impressionnante. Kwanchoul Youn compose un Gurnemanz toujours réussi: le rôle qui sollicite beaucoup les graves lui convient parfaitement. Ses aigus en effet peinent un peu quelquefois, et la voix change de couleur. Dommage, mais il reste un Gurnemanz de très haut niveau.
Au total, sans être la représentation de référence (on avait vécu la veille dans Lohengrin bien autre chose), ce Parsifal garde d’année en année ses qualités, et le niveau musical ne baisse pas, reste très homogène, dans la fosse comme sur scène. Un Parsifal à Bayreuth est toujours une expérience particulière, car l’oeuvre a été composée en fonction de l’acoustique et de l’organisation de la salle. Quant à la mise en scène, on peut ne pas aimer l’approche d’Herheim qui est un metteur en scène de la profusion, de la multiplicité des regards, étourdissant d’idées, mais on doit lui reconnaître sa logique, sa rigueur, et saluer l’expression d’une culture particulièrement profonde et subtile; on doit aussi reconnaître  aussi à son équipe, un sens esthétique aigu car on voit rarement des décors d’une telle beauté. Mises bout à bout ces mises en scène (K.Wagner, H.Neuenfels, S.Herheim, Ch.Marthaler) proposent des visions du monde très différentes, mais stimulent le spectateur qui n’a qu’une envie, prolonger la représentation par des lectures approfondies. Comme disait Wieland Wagner, ici, ce sont les valeurs de l’art qui valent, et les questions posées par les mises en scènes sont des regards artistiques posés sur le monde d’aujourd’hui, souvent pessimistes, subversifs quelquefois, courageux toujours.

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: LOHENGRIN, le 27 juillet 2011, dir.mus: Andris NELSONS, ms en scène: Hans NEUENFELS

« Quand 80 rats chantent, c’est autre chose que quand 80 hommes casqués chantent. Cette optique surpasse toute bizarrerie. » Voilà ce que répond Hans Neuenfels, metteur en scène de Lohengrin au Festival de Bayreuth (production de 2010), dans le programme de salle, à ceux qui s’étonneraient de voir un Lohengrin où le chœur est costumé en rats, des rats, noirs, blancs, roses. Il ajoute « je fais remarquer, à ce propos, que le rat est un animal extrêmement intelligent, un rongeur dangereux, vorace, qui se reproduit vulgairement, et aussi drôle que dégoûtant. Les rats dévorent tout, ce sont de véritables acrobates de la survie. Et ils existent en masse. » Enfin , une définition de Lohengrin : «Jamais tu ne devras m’interroger, voilà le point chaud. Les personnages rôdent autour de la question interdite comme des souris ou des rats entourant un morceau de lard ». Ces rats omniprésents dans ce Lohengrin ont souvent masqué dans les comptes rendus critiques ce qui est à mon avis l’une des grandes mises en scène de ces dernières années, d’un pessimisme noir et d’une désespérance existentielle.

Car le Lohengrin vu à Bayreuth ce 27 juillet est exceptionnel, l’accueil triomphal littéralement indescriptible du public qui a hurlé, battu des pieds, applaudi debout pendant plus vingt minutes en dit long sur un succès qui est le plus gros succès, le plus grand triomphe depuis une dizaine d’années. Grande mise en scène, distribution parfaite, direction musicale grandiose, la recette est simple, au fond pour faire naître un triomphe historique, dont tous les spectateurs parlaient encore le lendemain.

Il n’y a pas grand-chose à dire sur les chanteurs, tant chacun s’est engagé pour défendre le travail collectif de manière exemplaire. J’avais bien des doutes sur Annette Dasch, et le premier acte laissait craindre des difficultés : la voix est petite, sans grande étendue, mais cohérente avec la vision de la mise en scène, elle n’est que fragilité et doute dès le début, où elle entre en scène transpercée de flèches (comme Saint Sébastien) qu’on lui arrache une à une, et où elle n’est plus que douleur. Face à un ouragan comme l’Ortrud de Petra Lang, cette fragilité vocale devient un atout de mise en scène et produit du sens. D’ailleurs, elle est totalement extraordinaire de vérité dans les deux autres actes. Actrice prodigieuse, voix qui distille une immense émotion, Annette Dasch fait ici mentir ceux qui prédisaient une catastrophe… Face à elle,  l’Ortrud immense, véritable phénomène de la nature, de Petra Lang, dont j’ai déjà dit beaucoup de bien dans le compte rendu du Lohengrin de Budapest. L’étendue, la puissance de la voix sont phénoménales, sans compter l’homogénéité, la sûreté des aigus et la présence scénique.Depuis Waltraud Meier, on n’a pas entendu mieux, et c’est peut être encore plus suffocant que Waltraud Meier. A cette Ortrud répond un nouveau Telramund, Tomas Tomasson (remplacé à la représentation TV par Jukka Rasilainen, meilleur Kurwenal que Telramund), un baryton islandais qui n’a pas forcément le volume habituel, mais qui possède un art du phrasé, une qualité de chant, une élégance qui laissent rêveurs. Un chanteur magnifique, qui sait jouer de qualités éminentes et qui propose un personnage tout en tension. Saluons aussi le Roi Henri halluciné de Georg Zeppenfeld qui lui aussi remporte un énorme succès : la voix est somptueuse et de plus quel personnage que ce roi sans pouvoir, qui tient à peine sur ses jambes, un roi de carton-pâte avec sa couronne que Ionesco ne démentirait pas ! quant au héraut du coréen Samuel Youn, c’est une très grande prestation : lui aussi est un technicien hors pair, lui aussi est particulièrement attentif à la technique vocale, à la respiration, au volume, si nécessaires dans ce rôle.  Enfin le Lohengrin de Klaus Florian Vogt, bien connu à Bayreuth pour ses magnifiques Walther, qui a la lourde tâche de succéder à Jonas Kaufmann,  est dans ce rôle totalement prodigieux : une voix claire et sonore qui domine sans difficulté l’orchestre, un phrasé modèle, un art des « diminuendo », des notes filées, grâce à un contrôle supérieur de la respiration, une douceur inouïe, tout cela produit un des plus beaux Lohengrin que j’ai entendus dans cette salle. Miraculeux en salle. Miraculeux dans cette salle si amicale aux voix, et notamment aux voix de volume moyen.  Vogt produit moins d’effet à la TV. Miraculeux aussi (et comme toujours)i le chœur dirigé par Eberhard Friedrich, qui chante dans des conditions pas toujours faciles (derrière des masques de têtes de rats le plus souvent) qui joue tout en chantant l’agitation d’un troupeau de rats, d’une présence à couper le souffle. Grandiose, lui aussi. Bien sûr on attend tout cela du chœur de Bayreuth, mais c’est toujours une source d’étonnement que cette extraordinaire phalange, qui semble pouvoir accomplir tous les rêves des metteurs en scène (qui sont aussi quelquefois les cauchemars de certains spectateurs) tout en chantant merveilleusement.

Cette distribution est magnifiquement soutenue par Andris Nelsons , un jeune chef d’envergure, 32 ans, élève de Mariss Jansons le plus jeune chef engagé par Bayreuth l’an dernier (31 ans). Son Lohengrin est d’abord en adéquation totale avec la mise en scène, jamais pompeux, jamais tonitruant, mais lyrique, mais dramatique, mais plein de douceur mélancolique, voire d’ironie, avec des cordes extraordinaires, un sens du rythme, une précision, une clarté vraiment étonnantes. Le tempo peut sembler quelquefois un peu lent, mais colle tellement au déroulement de l’action. Un magnifique travail. Un très grand chef.

A cet engagement musical, correspond un travail scénique à la fois exemplaire et d’une grande intelligence. L’idée de départ est une sorte d’expérience scientifique (qui échoue à la fin), d’où les rats qui sont des rats de laboratoire (noirs les mâles, blanches les femelles), créatures mi hommes mi rats, qui sont à la fois désopilants (manière de marcher, de remuer les mains) et terribles (par exemple au début du deuxième acte, lorsqu’ils s’attaquent au fiacre accidenté de Telramund et Ortrud qui ont cherché à fuir en emportant des valises de billets. Vision spectrale que ce cheval mort, que ce fiacre noir accidenté, que ces valises ouvertes, et que les rats s’empressent de réduire à néant. Dans le monde de Neuenfels, mais aussi de Wagner qui a écrit cette histoire, l’utopie n’existe pas,  et l’amour n’en est pas une.  L’échec final est terrible : les rats, les hommes meurent, l’humanité disparaît …Restent en scène Lohengrin, seul au milieu d’une marée de cadavres, lui qui n’est vraiment un humain, et le jeune frère d’Elsa, sorte d’enfant monstrueux né d’un œuf de cygne, qui déchire lui-même son cordon ombilical en le jetant en pâture aux rats.  Dans un monde où les héros sont incapables de s’unir, il ne pouvait naître qu’un monstre. Terribles images aussi que celle d’Elsa, dans une sorte de cage de verre adorant un cygne de porcelaine et au bord de la consommation…une sorte de double de Leda, et Ortrud, qui n’hésite pas elle, par bravache, par dérision, à chevaucher ce cygne de manière fortement suggestive. Le tout dans une ambiance aseptisée, blanche, à la lumière crue, où dans la fameuse scène du mariage au deuxième acte Ortrud et Elsa sont cygne noir et cygne blanc, comme deux faces d’une même réalité vouée à l’échec et au néant. L’ultime apparition des deux femmes, au troisième acte, s’inverse : Elsa est vêtue de noir, en deuil de son amour et Ortrud apparaît en reine blanche vêtue d’une couronne de pacotille, porteuse d’une victoire à la Pyrrhus : toutes ces images sont marquantes, impressionnantes, souvent même bouleversantes.

Certes, ainsi racontée par bribes, cette mise en scène peut paraître étrange, et de lecture difficile : elle exige en fait attention et tension (on sort vidé),  mais elle est d’une grande clarté et d’une grande efficacité : elle nous montre un monde sans concessions, sans espoir, où toute croyance (la croix du 2ème acte est brisée) est bannie, où les hommes sont inhumains, comme des rats de laboratoire conduits par des envies animales, où ne se meuvent que les intérêts et les noirs desseins : dans cette vision, les bons comme les mauvais les blancs et les noirs, les rois et le peuple, tout le monde est dans le même bateau, une sorte de nef qui coule : plus de pouvoir, plus que le ridicule des insignes du pouvoir dont on va se contenter. Lohengrin devient le formidable échec de toute utopie, et de la plus grande, celle de l’amour. Le duo du troisième acte, où Elsa évite systématiquement le contact avec Lohengrin et où le lit nuptial est entouré de barrières qui en limitent l’accès est frappant : plus frappant encore le ballet érotique entre Elsa et Lohengrin qui dans les dernières minutes avant le rideau final, se jettent l’un sur l’autre comme si le ballet nuptial ne naissait que de la certitude de son impossibilité, comme si de cette impossibilité naissait le désir.

Reinhard von der Thannen pour les costumes et le décor, Hans Neuenfels pour la mise en scène ont effectué un travail d’une exceptionnelle qualité, avec une lecture lucide et désespérée de notre monde. Hans Neuenfels passe pour un provocateur permanent : il lit le monde, il le métaphorise. Il nous dit là que nous sommes tous des rats, que l’humanité sombre : c’est le privilège du théâtre, de l’artiste, de transfigurer notre réel, et même de le noircir et la présence en salle de la chancelière Angela Merkel est une ironie suprême, pouvoir réel et pouvoir fantoche étaient ce soir mélangés, voire confondus à Bayreuth. Soirée inoubliable.

PS: Vous pourrez voir ce Lohengrin en direct sur ARTE le 14 août à 17h15. c’est la première fois qu’un opéra est ainsi retransmis en direct à Bayreuth.

BAYREUTHER FESTSPIELE 2011: DIE MEISTERSINGER VON NÜRNBERG, le 26 juillet 2011 (dir.mus: Sebastian WEIGLE, ms en scène: Katharina WAGNER)

Comme Eva est un rôle ingrat!  Le rôle est scéniquement et vocalement assez plat pendant deux actes, et la chanteuse surtout sollicitée au dernier acte où les aigus du fameux quintette sont ravageurs, ainsi que la scène avec Sachs qui précède. Pour ma part, je me souviens de deux Eva très différentes, Lucia Popp, avec Wolfgang Sawallisch à Munich, et Anja Harteros, à Genève il y a quelques années, deux magnifiques personnalités, deux Eva très présentes. Cette année, comme l’an dernier c’est Michaela Kaune qui chante Eva à Bayreuth. L’an dernier c’était passable, cette année c’est un peu plus difficile : les aigus que cette voix n’a pas vraiment naturellement sont tirés et mobilisent toute l’énergie, d’où des sons métalliques et des difficultés dans les passages. On l’oubliera assez vite dans ce rôle qui ne lui convient pas : pas de poésie, interprétation plate, difficultés techniques. A ses côtés, la Magdalena de Carola Guber est carrément inexistante : on ne l’entend simplement pas. On n’entend pas beaucoup non plus (à Bayreuth c’est un comble) Burkhard Fritz, le nouveau Walther qui succède à Klaus Florian Vogt. Autant Vogt avait une voix sonore, autant Fritz, qui s’applique et qui sait chanter, a une voix trop petite pour le rôle (il disparaît dans les ensembles) et des aigus lui aussi difficiles (c’est très perceptible dans l’air final). L’interprétation scénique est tout à fait satisfaisante dans ce rôle d’artiste insupportable et mauvais garçon, mais on est assez déçu de la prestation vocale, en dépit, je le répète, d’évidente qualités. Je doute que Walther apporte quelque chose d’intéressant pour sa carrière.
James Rutherford en Hans Sachs manque de personnalité vocale. Le timbre est voilé, la puissance limitée, même si cette année certains moments sont vraiment musicalement très réussis (les plus retenus, les plus lyriques : début du second acte, magnifique, et première moitié du troisième acte). Il est aidé par l’orchestre qui l’a vraiment accompagné de manière exceptionnelle.
Encore une fois, j’ai aimé le David de Norbert Ernst, ténor de caractère techniquement parfait, à la voix claire, bien posée, très bien contrôlée, et bien sûr le magnifique Beckmesser d’Adrian Eröd, qui sans moyens exceptionnels, mais avec un phrasé modèle, un texte dit à la perfection, et des qualités d’acteur exceptionnelles, très sollicitées dans cette mise en scène propose un personnage complexe, polymorphe, d’une présence ahurissante. Une interprétation de très grand niveau. On signalera aussi le Pogner de Georg Zeppenfeld, basse de très grande qualité, l’une des meilleures basses en Allemagne aujourd’hui (il fut le Sarastro d’Abbado) et dans l’ensemble le reste de la distribution n’appelle pas de réserves (un bon point pour Friedemann Röhlig, Nachtwächter toujours efficace).
Le chœur dirigé par Eberhard Friedrich est comme toujours exceptionnel, et notamment dans les parties moins spectaculaires (le tout début par exemple), et la direction de Sebastian Weigle m’est apparue un peu plus intéressante que l’an dernier, notamment dans les parties plus lyriques, mais elle manque tout de même de relief (c’est frappant dans l’ouverture) : le final du second acte semble toujours aussi brouillon on ne sent toujours pas le crescendo qui doit gouverner toute la fin de l’acte. C’est dommage.
Quant à la mise en scène de Katharina Wagner, last but not least, elle garde tout son intérêt et son intelligence. C’est une mise en scène sur le conformisme et l’originalité : sur le conformisme en art (y compris dans la fausse marginalité artistique représentée par Walther – puisque les rôles sont inversés à la fin, Sachs et Walther étant les conformistes et Beckmesser celui qui dit non et qui fuit le totalitarisme- et sur le conformisme du public qui siffle l’artiste qui sort du rang, et qui applaudit aux valeurs télévisuelles et consensuelles. Un conformisme qui mène tout droit au totalitarisme (Hans Sachs en métaphore d’Hitler, est à la fois inquiétant et tellement juste). Un regard à rebours sur une œuvre qui a symbolisé largement l’âme et la culture allemandes (et qui fut la préférée des nazis, jamais interdite à Bayreuth, au contraire de Parsifal): voilà où la culture allemande nous a menés, semble dire Katharina Wagner, notamment dans ce terrible bal des gloires germaniques ou quand Sachs brûle tous ces oripeaux culturels et reste seul, illuminé par une flamme qui rappelle étrangement, par ses jeux d’ombre et de lumière, les films de propagande des grands rassemblements de Nuremberg, réunis autour du bûcher de la pensée..

Ce spectacle fourmille d’idées, les chanteurs sont magnifiquement dirigés, les mouvements sont d’une redoutable précision. Katharina Wagner est un authentique metteur en scène, qui affronte bravement les huées du public (de ce même public qui hue les travaux originaux à la fin de sa mise en scène des Maîtres), et dont le travail mérite tout notre intérêt. J’ai écrit précédemment combien ce spectacle gagnait à être revu. Avec une distribution vraiment à la hauteur, et un chef moins banal, c’eût été un très grand soir. Notons tout de même que – fait rarissime – il y avait des gens qui vendaient des billets « biete Karte » alors qu’on voit habituellement des « Suche Karte » (je cherche un billet). Alors, si vous avez des velléités de Bayreuth cette année, n’hésitez pas, vous trouverez des places pour ces Maîtres Chanteurs et vous le ne regretterez sans doute pas.