OPERA NATIONAL DE LYON 2015-2016: LA JUIVE de Jacques Fromental HALÉVY le 16 MARS 2016 (Dir.mus:Daniele RUSTIONI; Ms en sc: Olivier PY)

Acte I ©Stofleth
Acte I Ruggiero (Vincent le Texier) et Éléazar (Nikolai Schukoff) ©Stofleth

Dans un festival dont le titre est « Pour l’humanité », La Juive de Jacques Fromental Halévy est légitime, tant le message de l’œuvre est fort qui se termine, quand Rachel est jetée au bûcher, par des hurlements de la foule : « Oui c’en est fait oui c’en est faitet des Juifs nous sommes vengés. »
C’est un opéra créé en 1835, que Wagner aimait, qui eut un succès national et international (600 représentations à l’Opéra de Paris), pour enfin disparaître des programmes en 1934, victime de l’agitation des années trente et de la deuxième guerre mondiale. Repris en 2007 à Paris, il n’y a pas été reproposé depuis, comme si la malédiction continuait.
Et cette année, deux propositions : celle de l’Opéra de Lyon à l’occasion du Festival annuel, mise en scène par Olivier Py et celle du Bayerische Staatsoper en ouverture du Festival d’été, avec Roberto Alagna en Eléazar, Bertrand de Billy au pupitre et dans une mise en scène de Calixto Bieito . Enfin une production strasbourgeoise se profile en 2017.
Il y a une foule de raisons qui justifient la reprise de cet opéra. La musique d’abord, beaucoup plus raffinée et novatrice que ce qu’on pense habituellement. On la classe dans les « Grands opéras » qui gravitent autour de Meyerbeer, mais cette musique vaut bien mieux que l’ostracisme dont elle a fait l’objet.
La trame ensuite, terrible histoire de vengeance, de cruauté, de haine et de racisme, et magnifique plaidoyer pour la tolérance, ce qui aujourd’hui n’est pas si inutile.

Et d’abord ce titre, si agressif : La Juive ! L’objet du délit affiché directement à la face du spectateur. Que dirait-on aujourd’hui d’un tel titre, ou que dirait-on aujourd’hui d’une création qui s’appellerait « l’Arabe », ou « la Turque » ? Nous aimons les périphrases la langue atténuée, l’euphémisme, et La Juive dans sa brutalité agresse nos sens ouatés.
Et pourtant le titre dessille d’autant plus que Rachel la juive ignore qu’elle ne l’est pas, et qu’elle meurt parce qu’elle veut rester fidèle à sa foi.
Voilà une histoire de fidélité et d’infidélité, de profondeur et de légèreté, sur un des meilleurs livrets de Scribe, le librettiste emblème du Grand Opéra qui pour une fois a su non sans finesse poser le drame et les personnages. Le drame se joue sur fond historique, le concile de Constance en 1414 qui met fin au grand schisme d’Occident et qui aboutit au retour du Pape à Rome, sous l’influence de l’Empereur. C’est aussi et surtout un drame de l’intime qui met en scène deux hommes qui ont perdu toute leur famille dont l’un, le juif Eléazar, nourrit un désir inexpiable de vengeance, car Brogni alors magistrat a envoyé ses fils au bûcher, et l’autre, c’est Brogni lui même qui a perdu sa famille dans un incendie, est rentré dans les ordres, puis aujourd’hui cardinal.
Éléazar a recueilli un bébé devant la maison des Brogni, une fille qu’il a élevée dans la foi juive, et qui est amoureuse d’un jeune étudiant qu’elle croit juif mais qui se révèle non seulement chrétien, mais aussi un des puissants princes de l’Empire, vainqueur des hussites, risquant ainsi son statut et sa vie parce qu’il est interdit d’avoir commerce avec une juive.
Bien sûr, on peut discuter à l’envi la « partialité » du livret de Scribe qui fait de Brogni le personnage le plus positif ou le moins négatif de l’histoire, et de Rachel, la victime juive qui meurt en martyr, pour sauver l’être qu’elle aime, et donc qui meurt plutôt comme une chrétienne. Mais comme elle est la fille perdue de Brogni elle est donc chrétienne. Bon sang ne peut mentir.
Du Grand Opéra, La Juive a des caractères : un arrière-plan historique, des dimensions respectables (il faut généralement couper, comme c’est le cas dans les représentations lyonnaises), des chœurs monumentaux, du spectacle (il y avait de quoi ravir les yeux au XIXème, costumes chamarrés, chevaux, changements de décor), et des rôles difficiles à chanter. Pourtant, il y a moins de protagonistes que dans d’autres œuvres de la même période, et surtout, moins de palettes vocales : une basse, deux ténors, deux sopranos, parmi les protagonistes. Toutefois, un ténor et un soprano lirico spinto et un ténor « leggero » ainsi qu’un soprano colorature : autrement dit, deux voix « lourdes » et deux voix légères, en parallèle. Ainsi, le petit nombre de personnages principaux centre l’intrigue sur une intimité tragique, peut-être plus forte que les fastes de la forme opératique dont elle est issue.

Mais l’œuvre au-delà des intimités, traite de la douloureuse question des juifs, et à travers eux, de la question de l’humanisme et de l’humanité, dans le sens où la reconnaissance de l’humanité de l’autre est l’une des conditions du vivre ensemble, une question au centre de nos préoccupations qui n’est pas encore résolue de nos jours et qui sans doute ne le sera jamais. C’est bien la question posée par le Festival de l’Opéra de Lyon.

Acte III, les signes de shoah ©Stofleth
Acte III, les signes de shoah ©Stofleth

Aussi la mise en scène d’Olivier Py affiche-t-elle la couleur, d’une manière insistante et même provocatrice, contextualisant le propos dans la France d’aujourd’hui : dès le début la foule brandit un calicot « Dehors les étrangers », et des panneaux divers invitant à rendre la France aux Français. Pendant le dernier acte, des personnages qui marchent au supplice avec des valises à la main, ainsi que des chaussures s’abattant brutalement sur le plateau (mécanisme qui n’a pas fonctionné à la première mais que l’on voit sur la photo ci-dessus), nous rappellent d’une manière toute aussi déictique la shoah, que cette histoire de juifs qui vont au bûcher confirme. Voilà le cadre général, enrichi par le décor de Pierre-André Weitz, complice habituel de Py, uniformément gris, fait d’une alternance de rayons de bibliothèques et d’arbres morts : on trouve aussi les chemises noires des miliciens, le policier (le Prévôt) qui excite la foule contre les juifs, l’autodafé, les prêtres qui s’entraînent au pistolet. Rien ne nous est épargné, et d’une manière plutôt lourde. Il est vrai que l’holocauste et la shoah ne sont pas choses légères, mais dans le contexte du Festival, sur un titre comme La Juive, peut-être un peu moins de stabilo sur l’histoire, comme pour nous indiquer la bonne lecture, n’aurait pas été malvenu, même si Py affecte la distance par rapport au genre : son jeu au IIIème acte sur le mot « électrise » dans le livret donne lieu à des baisses de tension du lustre et fait rire (?) le spectateur.

Le décor assez impressionnant de Pierre André Weitz est gris, il alterne et fait défiler de jardin à cour des structures verticales masquées par des bibliothèques infinies alternant avec des arbres morts, à la religion du Livre correspond la Bibliothèque, l’esprit, la culture qu’on fait mourir ou qu’on brûle et d’ailleurs, c’est un livre qu’Éléazar donne à Eudoxie et non le bijou qu’elle demande. De l’autre côté, des arbres morts, ceux d’Auschwitz, ceux de l’Allemagne dévastée, une nature stérile. Les livres qu’on brûle d’un côté, et de l’autre le résultat de ce jeu de massacre et des choses et des hommes. Py et son décorateur se veulent ici (justement) prophétiques.

Acte II, la Pâque juive ©Stofleth
Acte II, la Pâque juive ©Stofleth

Si je n’ai pas été convaincu par cette approche trop soulignée et sans implicite, il faut en revanche saluer la technicité de la mise en espace, la disposition des personnages sur une aire de jeu qui se résume à des « tours » et un escalier monumental, une sorte de parvis devant un décor qui défile sans cesse, mimant le temps inexorable qui passe et menant aux arbres morts, annonçant le futur d’une histoire qui se déroule sous nos yeux et qui devient emblème. Les personnages disposés en vertical sur les praticables, en carré, en ligne, en diagonale sur l’escalier nous indiquent à chaque fois qui est fort (en haut) et qui est faible, le chœur nombreux tantôt délimite l’espace de jeu, disposé sur les côtés, tantôt le barre, face au public, face au chef, face au monde aussi. La mise en place est très travaillée, très professionnelle (on sent les habitudes…) ainsi que le profil des personnages, marqué, avec des options claires, même si discutables. Tout est noir et blanc, Rachel tout en noir, austère, hiératique, maigre, Éléazar en juif pratiquant, redingote, kippa, chapeau, tout comme Samuel, et redevenu Léopold ce dernier arbore le costume trois pièces qui sied au pouvoir, pendant qu’Eudoxie affiche une robe transparente qui laisse apparaître des formes marquées et avantageuses ; quant à Brogni, il est en blanc pontifical, où des voisins italiens ont reconnu une allusion au pape François. Mais quand il affronte Éléazar, il se défait de son froc, il se défroque littéralement pour apparaître face à Éléazar comme son double, comme celui qui vit la même déchirure : c’est là une des plus belles idées d’Olivier Py, qui fonctionne et qui émeut. Tous les autres personnages, soldats, miliciens, policiers sont en noir, tandis que le peuple arbore des habits simples et avec profusion  d’imperméables. Les costumes de Pierre-André Weitz ont une même fonction déictique marquée. Blanc immaculé, Brogni est à la fois pontifical et pontifiant, l’homme que la vie a marqué et qui a décidé de pardonner, ou de tout faire pour, mais il envoie quand même sa fille au bûcher, même si l’opéra en fait le personnage le moins inhumain. Éléazar, dont Brogni a envoyé les fils au bûcher, est un personnage plutôt jeune, amaigri, ravagé par le désir de vengeance dès qu’il croise Brogni dont il a élevé la fille. Personnage fragile, qui finit par préférer le bûcher pour lui et Rachel: à la haine inexpiable de la populace il répond par la vengeance inexpiable, même si au dernier moment il offre à sa fille le chemin de la vie, sans lui dire toute la vérité, et donc l’induit en même temps à refuser la proposition. Éléazar, interprété par Nikolai Schukoff, est ici un personnage noir, travaillé de l’intérieur, mais aussi provocateur : Py ne lui fait pas taper sur une enclume pour travailler à un bijou un jour de fête au début de l’opéra, mais  il le fait taper sur une casserole, par pure provocation haineuse.
Rachel est une jeune femme austère, au geste mesuré, sensible à la bienveillance (elle est sensible à Brogni sans savoir pourquoi, et Brogni est sensible à cet être, sans savoir pourquoi non plus – mais nous spectateurs, nous savons…) mais elle est traversée par le désir (avec Samuel-Léopold) : elle s’est donnée résolument à l’être aimé ; elle a donc deux faces elle aussi.
Léopold et Eudoxie sont de l’autre côté du miroir. Halévy leur a donné les rôles les plus ornementés, les voix les plus légères comme si leur légèreté vocale cachait une légèreté psychologique. Py en fait donc deux personnages moins graves : Eudoxie cherche à reconquérir par le sexe  son mari qui la délaisse: bas rouges, draps rouges, de ce rouge passion qui tranche avec le noir qui domine la scène. L’acte III commence par une scène de lit. Et Léopold, qui vient de refuser le mariage à Rachel (et pour cause, il est déjà marié !) est sensible au corps féminin qui se love dans ses bras.

Acte III  ©Stofleth
Acte III ©Stofleth

Quand Rachel se sacrifiera pour préserver Léopold à la demande insistante d’Eudoxie, on voit le couple Eudoxie-Léopold (béni par Brogni) qui rentre ainsi dans la normalité, même si Léopold jette un regard furtif en arrière. Eudoxie est un personnage sincère, une femme délaissée et amoureuse, Py fait en revanche de Léopold un fantasque, un léger, un lâche aussi, passionnément amoureux de Rachel, sur le moment, mais en même temps saisi de remords : il propose la fuite à Rachel sans doute sincèrement, il refuse le mariage, impossible légalement, et il retourne droit au Palais dans les bras de son autre belle avec la même sincérité .
Il me semble qu’en faisant de Léopold un personnage sans épaisseur, on réduit peut-être l’espace du rôle. Certes, il y a des arguments, le moindre n’étant pas qu’après le deuxième acte, il ne chante plus, comme s’il avait très vite fait son temps et que l’essentiel était ailleurs. Je vois plutôt un Léopold un peu paumé dans sa tête, à la fois amoureux de l’une et de l’autre, mais pas suffisamment héroïque pour assumer une fuite avec une juive, c’est à dire l’interdit, ni suffisamment moral pour revenir définitivement à sa légitime.
Pourtant, ce Prince vainqueur des Hussites, a priori un cœur de lion, aurait mille moyens de séduire une dame de la cour ou une simple chrétienne ; il va chercher une juive, il se déguise en juif, il risque sa tête pour un amour impossible. Ce n’est pas si commun, ce n’est pas si fréquent : il doit bien y avoir du sentiment derrière. Je persiste à penser que Léopold est plus un personnage déchiré qu’un personnage plat et sans intérêt qui traverse la vie en brisant celle des autres. Déchiré, faible sans doute dans son intime, même s’il est fort dans son espace social, indécis, mais pas léger. J’aime au moins à le penser et ce qu’en fait Py me gêne.

Roméo et Juliette version Halévy revue par Py©Stofleth
Roméo et Juliette version Halévy revue par Py©Stofleth

Ainsi, le travail de Py est-il comme un Janus bifrons,

  • d’un côté un cadre historique et idéologique trop asséné et mis en évidence : fallait-il ces panneaux qui marquent l’état pitoyable d’une certaine humanité française aujourd’hui, que nous connaissons tous ? fallait-il le calicot « dehors les étrangers » ?  ou le cortège de juifs partant à la déportation, sans compter les chaussures qui n’ont (heureusement ?) pas fonctionné à la première ?
  • de l’autre des personnages bien travaillés, bien étudiés, un axe psychologique qui a ses justifications et qui marque la profondeur et une finesse de lecture qu’il n’y a pas dans l’évocation du contexte, enfin des mouvements bien dessinés, des gestes parlants, en somme une « Personenregie », un travail sur les personnages plutôt accompli(e).

Je ne suis pas enthousiaste de ce travail et pense qu’Olivier Py, artiste d’une grande finesse et d’une grande intelligence, travaille beaucoup, peut-être trop, et qu’il finit pas ne plus étreindre ce qu’il embrasse. Un seul exemple : il met en scène Macbeth de Verdi à Bâle, ce qui n’est pas un mince projet, et a donc probablement mené en parallèle ce travail sur La Juive tout en préparant Macbeth à Bâle, dont la première est le 15 avril, sans parler du Festival d’Avignon dont il est le directeur. C’est magnifique pour sa carrière, ça l’est moins pour l’approfondissement des œuvres et des approches : finira-t-il comme d’autres à la tête d’une armée des ombres que cachera sa signature ?
Il en va différemment du point de vue musical, bien plus convaincant.
En confiant la direction musicale au jeune Daniele Rustioni, 33 ans, élève, entre autres d’Antonio Pappano et pur produit de l’enseignement du conservatoire Giuseppe Verdi de Milan, Serge Dorny offre à son futur directeur musical (à partir de 2017) la mission de proposer un répertoire plus italianisé, largement ouvert au XIXème et ses succès. Après un très beau Boccanegra, Rustioni aborde un des chefs d’œuvre de l’opéra français et montre qu’il perçoit immédiatement les enjeux de cette musique. Loin du Zim boum boum à la Oren (à Paris en 2007), il propose une interprétation palpitante, tendue, acérée qui donne à la musique d’Halévy un intérêt renouvelé, tiré vers des sons plus « post-romantiques » voire du début du XXème siècle. Entendue ainsi, cette musique est pour moi plus intéressante que celle de Gounod, beaucoup plus directe, osant des ruptures, avec une instrumentation à nu (début de l’ouverture), tout en respectant les canons du genre, notamment les ensembles ou même l’ouverture en deux parties à la Auber (et à la Rossini). Il est tributaire de formes canoniques sans en être esclave. Et Rustioni fait entendre cette petite musique-là, moins ronde, plus sèche voire rêche, laissant le drame se déployer, laissant entendre la mélancolie, l’inquiétude, la noirceur aussi. Il n’y a pas de « rondeur » inutile dans ce travail, pas de recherche vaine sur les beautés du son, il y a d’abord un souci du drame, un souci de serrer la partition et une incroyable énergie, qui emporte l’orchestre, sans scorie aucune, avec un sens du rythme, de la respiration qui marque le vrai musicien. De plus, formé à l’école de l’opéra, Rustioni écoute le plateau et les chanteurs, qu’il réussit à ne pas couvrir (sauf quelquefois Rachel Harnisch, mais seulement au premier acte) et qu’il soutient et accompagne, notamment quand les difficultés ou les tensions sont plus évidentes (Nikolai Schukoff). Il accompagne aussi avec grand bonheur le chœur, si important dans le Grand Opéra et dans cet opéra en particulier. Tout le premier acte est formidable de puissance et de présence. On l’avait déjà remarqué dans Lady Macbeth de Mzensk, le chœur de l’opéra de Lyon est en train de faire un saut qualitatif notable, avec un vrai goût de la scène et du jeu.

En bref, voilà une œuvre magnifiquement servie par les masses locales, musicales et chorales, avec un chef qui emporte, qui soutient, avec énergie certes, mais pas seulement, avec une véritable option de lecture très bien adaptée au lieu, à l’espace et à l’acoustique particulièrement sèche de la salle, comme on sait.
Une acoustique qui sert bien les chanteurs, car le rapport scène-salle est rapport de proximité, voire d’intimité dans une mise en scène qui semble jouer « Le Noir te va si bien » et une architecture qui encourage complètement cette option : comment ne pas rapprocher le noir-rouge de la scène d’Eudoxie avec l’entrée des sas rouges de l’opéra de Lyon débouchant sur le noir de salle. Ambiance maison de rendez-vous sur scène, et dans la salle (sans oublier les lanternes rouges qui parsèment le péristyle…). En tous cas une ambiance qui encourage et qui stimule tout ce qui favorise la proximité et qui n’est pas sans sensualité.
Rachel Harnisch (Rachel) en bénéficie : filiforme, hiératique, peu érotisé, le personnage de Rachel vu par Py n’a rien de la jeune fille romantique, mais a plutôt à voir avec la femme mesurée et consciente. Cette intériorité, le chant très habité de Rachel Harnisch la rend parfaitement, un chant émouvant, techniquement sans faille, avec une voix particulièrement homogène. On y entend la chanteuse rompue à Mozart et à l’oratorio. Elle est d’abord interprète et interprète intense. Bien sûr, on attend dans Rachel une voix plus large (Harnisch n’est ni Varady, ni Antonacci), et on sent que les ensembles du premier acte étouffent un peu cette voix plus intimiste et mesurée, mais dans l’écrin lyonnais, avec un volume de salle très raisonnable, passé le premier acte, plus aucun problème de volume. Les duos notamment avec Eudoxie sont magnifiques, les romances sont profondément incarnées, expressives : quand la technique rencontre l’intelligence, le chant se déploie, et l’émotion naît. Plus de doute aujourd’hui, Rachel Harnisch est un très bon choix et on se prend à regretter que cette artiste n’ait pas la carrière qu’elle mérite.

Acte II Eudoxie (Sabina Puértolas) Éléazar (Nikolai Schukoff) ©Stofleth
Acte II Eudoxie (Sabina Puértolas) Éléazar (Nikolai Schukoff) ©Stofleth

Face à elle l’Eudoxie de Sabina Puértolas est à l’opposé : provocante, féminine à souhait, elle fait onduler son corps comme ses variations et cadences. Le timbre n’est pas d’une qualité exceptionnelle, au sens où il n’a pas la pureté d’une Annick Massis insurpassable dans ce rôle, mais la voix est là, avec sa ductilité, avec ses agilités, avec ses aigus aussi, même si le suraigu a quelque aspérités. Elle est le personnage voulu, interprété avec intelligence. Le sommet n’est pas à mon avis l’air « Mon doux seigneur et maître » pourtant bien maîtrisé, et superbement joué, mais tout le duo avec Rachel de l’acte IV dans la prison, où elle développe des qualités dramatiques notables et une belle intensité. Cette chanteuse qui chante les soubrettes de Mozart et des opéras baroques fait ici une entrée intéressante dans le répertoire du XIXème.
Du côté des hommes, Vincent le Texier en Prévôt (Ruggiero) joue parfaitement le méchant, chantant et aboyant à souhait, la voix est large, la diction impeccable, les méchants lui vont bien, et l’Albert de Charles Rice a une voix chaude, bien timbrée et  un français impeccable : un baryton britannique à suivre ; même si Albert reste un tout petit rôle on le remarque.
Brogni, c’est Roberto Scandiuzzi, une gloire du chant italien, l’une des basses de référence. Aujourd’hui la voix accuse des ans l’irréparable outrage, notamment au premier acte, où la justesse n’est pas toujours au rendez-vous. Mais les deux derniers actes sont vraiment impressionnants par l’engagement et l’intensité de l’interprétation. Le duo avec Éléazar est l’un des sommets de sa prestation dans une œuvre où les ensembles (duos et trios) sont particulièrement soignés, notamment, et même étonnamment, dans les paroles de Scribe. Scandiuzzi reste un Brogni notable : quand on est un grand chanteur, on le reste.
Léopold a été confié au jeune Enea Scala : j’avais déjà noté dans Armida (à Gand) que la voix était de très grande qualité. Il est ici un Léopold de grande envergure, au français impeccable, bien scandé et bien travaillé même s’il n’a pas encore le velouté de celui qui serait rompu à notre langue. Ce qui frappe, c’est l’homogénéité de la voix, c’est sa facilité à moduler et à monter à l’aigu et au suraigu, et surtout, une largeur de voix et une qualité de timbre qui n’en fait pas un ténor léger, mais un vrai lyrique : il n’y a aucun doute, c’est lui qui au niveau du chant emporte ce soir la palme. Il faut qu’il continue à chanter ce répertoire (Raoul!) où l’on peine à trouver des ténors capables d’avoir la voix suffisamment large et ductile pour se permettre le Grand Opéra (et même Éléazar…), même si derrière, on entend évidemment une voix verdienne se profiler, Ismaele, Alfredo, il Duca di Mantova et même Riccardo dont il a exactement le timbre du premier acte. Une voix qui sans être « solaire » est typiquement méditerranéenne, et suffisamment juvénile pour être aussi un vrai Manrico. Un bel avenir se profile, et en attendant courez l’entendre, c’est exceptionnel.

Éléazar (Nikolai Schukoff) ©Stofleth
Éléazar (Nikolai Schukoff) ©Stofleth

Nikolai Schukoff était Éléazar. J’avais naguère aimé son Parsifal lyonnais, mais aussi son Hoffmann, son Faust et son Max à Genève où il a succédé à un jeune qui répondait au nom de Jonas Kaufmann. Des personnages vocalement tendus, dramatiquement forts qui allaient bien à ce style ombrageux, au chant incarné. Le personnage reste incarné, l’engagement est total, la présence scénique impressionnante, mais la voix a perdu de sa largeur et de sa sûreté. D’où une impression permanente de fragilité et de « forzatura », il force sans toujours maîtriser un rôle à la notable difficulté. Il chante tout de même plus de rôles germaniques ou post-romantiques (Bizet, Puccini) que de rôles plus lyriques ou belcantistes. Bien sûr Éléazar est un des ces rôles hybrides, toujours sous tension, qui en font la difficulté essentielle, parce que justement inclassable. C’est évidemment dans « Rachel quand du seigneur » sans la ravageuse cabalette, utile dramatiquement, suicidaire vocalement avec son si bémol,  qu’il est le plus émouvant et le plus convaincant, parce que c’est là qu’apparaît le chanteur sensible et musicien, ainsi que dans le duo avec Brogni. Au total, je ne suis pas persuadé qu’il ait intérêt à garder ce rôle (qu’il interprétait pour la première fois) dans son répertoire. Il est loin d’avoir été indigne, mais on lisait et entendait la difficulté à « attraper » la juste couleur, même s’il est un véritable artiste.

Au total une belle représentation, avec des réserves sur l’approche scénique, qui reste respectable, mais assez peu travaillée sur le fond, et une totale adhésion aux aspects musicaux qui devraient convaincre les théâtres de reprendre au plus vite le dialogue avec Halévy interrompu : il y a les chanteurs, il y a les chefs, c’est le moment ou jamais.
Les lyonnais (et les autres) ont donc une très grande chance de découvrir cette œuvre dans une telle production, qu’ils la saisissent, ils ont jusqu’à début avril pour s’y précipiter.[wpsr_facebook]

Acte I Éléazar (Nikolai Schukoff) Rachel (Rachel Harnisch)©Stofleth
Acte I Éléazar (Nikolai Schukoff) Rachel (Rachel Harnisch)©Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2015-2016: LADY MACBETH DE MZENSK (Леди Макбет Мценского уезда) de Dimitri CHOSTAKOVITCH le 25 JANVIER 2016 (Dir.mus: Kazushi ONO; Ms en scène: Dmitri TCHERNIAKOV)

Femmes et victimes © Jean-Pierre Maurin
Femmes et victimes Ausrine Stundyte (Katerina) © Jean-Pierre Maurin

« C’est chaud… ! » … « C’est porno ! » …quelques réflexions de ce genre et quelques spectateurs partant à l’entracte (« vous partez ? – Oh Oui ! ») ne laissent pas d’étonner.
Je ne dois pas avoir la même idée du réchauffement (non climatique) ou de la pornographie.
L’opéra de Chostakovitch, dans la mise en scène de Dmitri Tcherniakov est présenté à l’opéra de Lyon entre le 23 janvier et le 6 février, et c’est un travail hautement accompli, d’une grande rigueur  et d’une justesse effrayante. Tcherniakov, dans la lignée de ses portraits de femmes détruites (La fiancée du Tsar), de femmes objet (Lulu), de femmes outil (Kundry), nous propose une vision glaciale du destin de Katerina Ismailova, l’héroïne de Chostakovitch périssant d’ennui et de frustration qui va successivement assassiner et beau père et mari, parce qu’elle a dans la peau un ouvrier de son mari qu’elle a croisé et dans les bras duquel elle a succombé.
C’est un travail accompli parce qu’il est le fruit d’une approche très cohérente entre le chef Kazushi Ono, qui choisit volontairement une interprétation implosive, tendue, très analytique, qui n’a rien d’un travail démonstratif ou rutilant qu’on pourrait trouver chez un Rostropovitch par exemple. En ce sens, on ne retrouve pas de couleur « russe » au sens traditionnel, dans une musique qui par ailleurs comme souvent chez Chostakovitch, emprunte aussi bien aux Strauss (Johann comme Richard), à Wagner, à Moussorgski, voire à Puccini. Ici au contraire, nous sommes face à une approche presque méditative, d’une très grande précision, où chaque couleur semble assombrie, où les notes semblent sonner plus intérieurement, où les volumes sont très contrôlés, d’où des forte ou fortissimo qui sont d’autant plus dramatiques qu’ils surgissent comme d’un trou noir d’une incroyable densité. Il en résulte un son de l’orchestre exceptionnel, résultat d’une préparation sans doute très approfondie, qui montre des qualités de pupitres singuliers assez marqués, en particulier dans les cordes, et les cordes graves et les bois.

Sensualité ©Jean-Pierre Maurin
Sensualité ©Jean-Pierre Maurin

Le travail de Tcherniakov permet de mettre en valeur comme rarement la musique, et notamment les intermèdes musicaux, qui sont l’occasion, un peu comme dans Lulu (à Munich la saison dernière) de pantomimes d’une telle justesse, d’une telle crudité, d’une telle force, mais aussi d’une telle ironie cruelle qu’elles font ressortir toutes les couleurs de cette musique tout en illustrant quelque chose de la vie de l’héroïne : le jeu de la lampe lorsque le couple copule pour la première fois ou leur valse éperdue et vertigineuse, presque déconstruite. Rarement la musique de Chostakovitch m’est apparue aussi présente, et mise en valeur dans la multiplicité de ses couleurs avec une telle rigueur et avec l’aide aussi évidente  de la scène.
C’est cette première impression qui emporte la conviction, une impression de globalité où cette mise en scène-là a trouvé sa couleur grâce à une approche musicale qui m’est apparue l’une des plus grandes réussites de Kazushi Ono, qu’on considère toujours comme précis et rigoureux, mais quelquefois un peu froid et détaché et qui ici est presque cathartique, dans le sens où, accompagnant une histoire glaçante, il n’est jamais glacial ou objectif, mais se fait le chroniqueur musical de cette histoire de chute éperdue, en animant la musique, sans jamais sonner autrement que juste : un accompagnement presque cinématographique qui fait de ce travail celui d’un drame musical wagnérien, une véritable Gesamtkunstwerk.
Tcherniakov a déjà mis en scène cette Lady Macbeth de Mzensk à Düsseldorf il y a quelques années et pour la reprise à Londres (à l’ENO) et à Lyon, il l’a  refondue, tout en gardant la structure du décor original et les costumes d’Elena Zaitseva. Un décor qui pose immédiatement le contexte : une usine moderne, des chariots élévateurs, des colis qu’on livre (peut-être un centre de commerce en ligne) et des secrétaires derrière un ordinateur. Au milieu de ce décor presque “Marthalérien” (ou “Viebrockien” du nom de la décoratrice de Christoph Marthaler) éclairé par des néons qui sont autant de déchirures, une pièce tapissée de tapis d’orient  et d’une moquette rouges, close comme une cabine d’ascenseur, une niche, dans laquelle, totalement isolée et séparée des ouvriers, Katerina se meurt d’ennui, dans son costume traditionnel russe qui en fait une sorte d’icône. On ne glosera pas sur la couleur rouge, de ce rouge passion qui tranche avec les couleurs sans âme de l’univers de l’usine du mari, jaune ou vert pâle, un univers où les cloisons sont vitrées, où tout le monde regarde tout le monde, où rien n’est secret, et où les regards finiront par être mortels. Un univers sans bienveillance aucune qui isole d’autant plus l’héroïne dont la première rencontre avec Sergueï l’ouvrier est une lutte, un combat inégal, mais une affaire de corps, après un viol consommé sur Aksinya sur le chariot élévateur.

Lutte Katerina/Sergueï ©Jean-Pierre Maurin
Lutte Katerina/Sergueï ©Jean-Pierre Maurin

Face à face un Sergueï vulgaire et dominant au corps immense , et, pour l’affronter, Katerina, qui accepte le défi de la lutte, et qui en sort possédée. C’est bien là la dualité affichée de Katerina, glaciale et distanciée face à ses ouvriers, complètement mangée par le désir dans sa « niche » tapissée, vivant une brûlure intérieure cependant jamais hystérisée.
La rencontre nocturne avec Sergueï qui se termine comme on sait est traitée avec une retenue qui en accentue l’impudeur et la crudité : jeux de lumières, jeux de portes, jeux d’ombres, tout suggère de manière distanciée et presque rituelle  ce qui est en train de naître. Dès lors, Katerina est possédée par Sergueï, elle l’a dans la peau, et il n’y a plus ni convenances ni morale : il y a d’un côté la soif d’amour, et de l’autre le désir de pouvoir et d’argent de Sergueï. Chacun dans son ordre prêt à tout, sans plus aucune limite.

Zinovy (Peter Hoare) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
Zinovy (Peter Hoare) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

Le travail de Tcherniakov est particulièrement clair, il prend le parti de la femme, contre tous les hommes dont on ne sait qui est plus plus minable, le Boris paterfamilias (excellent Vladimir Ognovenko), autocratique plus que tutélaire, qui considère la femme comme un objet, courtisant les secrétaires, cherchant même Katerina, comme un double de Sergueï en version classe dominante,  Zinovy son fils minable et impuissant, insinuant, hypocrite, veule (Peter Hoare, tellement juste) qui à son retour nocturne trouve les deux amants et se fait assassiner, ou Sergueï, corps immense, voix de stentor, mais sans aucun scrupule ni aucune expression.
Les rôles de complément n’échappent pas au jeu de massacre, du policier plus ou moins corrompu (Almas Svilpa) au Pope vendu au plus offrant (magnifique Gennady Bezzubenkov) qui accompagne les puissants, ou à l’ivrogne, ce balourd (Jeff Martin) à la curiosité mal placée dans ce monde où tout se voit et tout se sait qui va découvrir le corps en décomposition de Zinovy. C’est à une déclinaison de la médiocrité masculine que nous assistons.

Face à ces hommes, des femmes toutes victimes du désir masculin, Aksinya la secrétaire poursuivie par Boris et violée par Sergueï, Sonietka qui se vend à Sergueï pour une paire de bas de laine, et Katerina, seule, éperdue, qui découvre l’amour et le désir dans un Sergueï qui l’utilise. Mais Katerina à la différence des deux autres, va au bout du désir, au bout de la passion jusqu’au meurtre, du beau-père Boris, qui aime trop les champignons, du mari Zinovy dès son retour, car elle ne peut recommencer sa vie de recluse, privée et d’amour et d’existence, et enfin de la rivale Sonietka, parce qu’elle est sa rivale auprès de Sergueï, ce qu’elle ne peut accepter ni même imaginer un seul instant.
Comme toutes les victimes de la passion, Katerina rythme sa vie en fonction de l’être dont elle est possédée. « J’offrais tout à ce Dieu que je n’osais nommer » dit Phèdre, et de fait, Katerina est une femme soumise à l’être aimé, qui est sans cesse à ses genoux, alors que Boris la forçait à s’agenouiller devant son fils Zinovy, comme si le destin de la femme était d’être soumise. À ce titre, l’une des scènes les plus belles et les plus ritualisées est le moment où Katerina lave Sergueï nu, à ses pieds, avec ses longs cheveux pour une fois non ramenés en arrière, comme un rappel assez précis de Kundry face à Parsifal au troisième acte, dont l’être et la fonction est alors de « dienen » (servir), une scène d’une beauté frappante, qui installe le personnage dans la longue théorie des femmes vivant une Passion, au sens quasi religieux et donc blasphématoire du terme et dédiées, dont la variation ultime est au 4ème acte le don du bas de laine.

"Dienen" Serguei (John Daszak) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
“Dienen” Serguei (John Daszak) et Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

 

Ce rapprochement avec Kundry, soumise dès l’acte II, dès le moment où Parsifal comprend l’enjeu de la séduction, est à la fois surprenant et intéressant et aide à relire sa mise en scène berlinoise, à laquelle d’ailleurs il emprunte l’habit du Pope (sac à dos, bonnet). Je me demande d’ailleurs si ce  Boris n’a pas  un petit peu du Klingsor berlinois, figure à la fois paternelle toute puissante et effrayante. En tous cas, il est clair que les liens sont tissés, avec une vision religieuse toujours au bord du blasphème.

Mariage ©Jean-Pierre Maurin
Mariage ©Jean-Pierre Maurin

Car le rituel est dans cette mise en scène un élément fort : rituels de l’amour dans cette niche isolée et rouge de l’intimité de la femme puis du couple illégitime, rituel du mariage, auquel à aucun moment on n’arrive à croire, tant l’ensemble est décoratif, attendu, apprêté, mais aussi les rituels du labeur, les va et viens des chariots, les regards des ouvriers sur l’intérieur des bureaux, tout cela semble sous une pellicule faussement réaliste, construire une vision presque fixée de la vie au quotidien, une sorte de répétition lassante et glaçante de vies inutiles. À la ritualisation des gestes, et notamment de Katerina répondent des motifs, celui de l’habit traditionnel qu’elle porte systématiquement, alors que Serguei et les autres n’entrent pas dans cet univers un peu fantasmatique, celui du tableau (ou de l’icône) constitué par la niche tapissée notamment pendant les intermèdes musicaux. Mais aussi celui de la lampe qui clignote, au moment de la première étreinte avec Serguei, et au moment où elle tue Sonietka, où elle a jeté sur le néon un tabouret qui le détruit et où l’éclairage vacille à nouveau, rituel d’amour, rituel de mort eros/thanatos.
Enfin le dernier acte  est chez Chostakovitch un épisode du long road movie qui conduit les prisonniers en Sibérie, l’arrêt tragique sur image de ce chemin qui s’interrompt à peine par la mort des deux femmes noyées dans le fleuve, puisque le chœur final est celui des prisonniers qui continuent leur route (qui ressemble à celui des Vieux croyants de Khovantchina allant vers la mort) , marquant ainsi le non événement que constitue la fin de Katerina et son infimité.

Acte IV Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin
Acte IV Katerina (Ausrine Stundyte) ©Jean-Pierre Maurin

Chez Tcherniakov cet acte apparaît comme un épisode ultime de la passion de la femme, et comme un huis-clos tragique à l’intérieur d’un espace clos, étouffant, l’espace d’une cellule de prison – variation sur la niche des trois autres actes – une prison réelle cette fois quand la prison était auparavant un espace mental. Alors que la niche exhalait auparavant quelque chose d’un orient capiteux, elle exhale un univers de pourriture, notamment quand Katerina se plonge dans le lavabo infect, comme pour s’y noyer, comme une marque définitive de déchéance.
La disparition de tout contexte (le chœur et les autres personnages chantent dans le noir) montre clairement la fonction symbolique du décor précédent et l’absence totale de réalisme, soviétique ou non. Il reste une tragédie de l’intime, une tragédie de la femme bafouée, de l’individu où toute référence à un contexte ou à une société disparaît au profit d’un meurtre aux couleurs sacrificielles, et où Katerina meurt sous les coups des geôliers…Man tötet dieses Weib dirait-on dans Salomé, la femme qui dérange disparaît et la vie (?) continue.

Alors dans un travail d’une aussi grande fidélité à l’esprit de l’œuvre, il fallait un accompagnement musical et vocal d’un exceptionnel niveau.
On a dit combien le direction de Kazushi Ono est mise en valeur par le travail de Tcherniakov, particulièrement musical, avec ses motifs et ses leitmotivs scéniques qui font écho à une musique qui puise ses sources dans toutes les musiques depuis la fin du XIXème, de Wagner à Berg en passant par Moussorsgski, voire Puccini, voire les musiques plus légères (valses viennoises), c’est que Kazushi Ono en montre avec clarté les sources et surtout la versatilité : Chostakovitch à l’opéra n’est jamais univoque, sa tragédie est toujours teintée d’ironie, de méchanceté, de sarcasme, d’humour, et ces différentes facettes musicales sont mises en valeur, d’autant plus dans une interprétation aussi cristalline, et aussi parfaitement maîtrisée dans sa pulsation, dans son tempo, dans son éclat même où l’expressivité ne confine jamais avec le démonstratif, voire l’histrionisme que l’on peut quelquefois tirer de cette musique.  Et dans l’écrin relativement clos de l’opéra de Lyon, cet aspect est particulièrement valorisé : il s’agit de creuser dans les profondeurs, de rentrer en soi, il s’agit de ne pas respirer, pas plus qu’on ne respire dans la niche de Katerina ou dans sa cellule. À la clôture de la musique, comprimée comme l’âme de Katerina, correspond le contexte d’évocation de Tcherniakov, un contexte sans respiration, sans horizon, sans air, sans issue. Et dans cette mesure, la cellule finale n’est que similaire au décor des autres actes, un décor sans issue, sinon des portes coulissantes qui bouchent l’horizon, un extérieur (d’où viendra la police) évoqué, mais surtout un univers confiné où tout se voit, tout se sait, et tout se cache.
Dans un tel univers musical, le chœur a un rôle déterminant, il est un personnage, comme le chœur antique, observant et commentant ce qui se passe derrière les vitres, regardant les maîtres s’entredéchirer, complice du viol d’Aksinya, cherchant sans cesse à voir ce qui est derrière le regard glacial de Katerina. En plein dans l’action, il est part impressionnante du drame, et son engagement est total. Aussi bien dans les moments retenus que dans les moments plus explosifs, il est vraiment remarquable. L’habitude de mises en scènes complexes, exigeant une vraie possession de l’espace scénique et un véritable engagement en fait vraiment une phalange exceptionnelle, sous la direction de Philip White, qu’il faut saluer. Il me semble que ce chœur a fait un bond en avant notable dans les deux dernières années. Ce soir, c’était bluffant.
Enfin, évidemment, au service d’un travail si fouillé, il faut des artistes de tout premier plan, et prêts à s’immerger dans le drame.
Au premier rang, Ausrine Stundyte, qui avait déjà marqué le rôle avec Calixto Bieito à Anvers, et qui dans une approche moins hystérique qu’en Flandres, est totalement possédée, incarnée. Elle se donne à plein, vocalement et corporellement. On l’avait vue il y a quelques mois dans Elisabeth à Gand et elle avait déjà frappé, dans Katerina, elle montre un sens du contrôle et de la retenue qui sert une approche plus intérieure du personnage. Elle est une voix qui habite un corps, très présent, qui sait à la fois avoir la raideur distanciée et les rondeurs sensuelles, qui n’hésite jamais à aller au bout des scènes, avec une sûreté vocale et un volume impressionnants. On peut aimer des voix plus charnues, mais la tension dont elle fait montre et la vérité de l’expression en font pour moi l’une des références dans le rôle qui exige non seulement une voix, mais un jeu.
John Daszak dans Sergueï s’en sort également avec tous les honneurs. J’avoue que ce chanteur n’est pas un de mes favoris, son chant puissant mais détaché, sa manière assez peu expressive de dire les textes, sa difficulté pour appréhender la couleur d‘une langue (je me souviens de son Siegfried à Genève, de son Loge à Bayreuth), tout cela me fait rester sur ma réserve. Mais pour Sergueï, même si la langue russe ne semble pas lui être si familière, ce détachement sert un personnage froid, brutal, sans âme. Ce personnage particulièrement minable n’a d’intérêt que dans la mesure où il sert les nuits et les rêves de Katerina, qui investit en lui plus, bien plus que de raison. Ainsi son détachement, son débit assez monocorde, et sa puissance néanmoins, tout cela sert évidemment un rôle dans lequel il est sans cesse en représentation, et il se sort de Sergueï bien mieux que d’autres rôles plus épais au niveau psychologique.

Peter Hoare est l’autre ténor, et Chostakovitch distribue deux ténors très différents pour incarner et le mari et l’amant. Pour le mari impuissant, il choisit une voix plus légère, plus ductile, un type de voix qu’on aime dans l’opéra russe (Chuiski dans Boris par exemple) et qui a la douceur feutrée et l’ambiguïté inquiétante. Il est tout aussi minable, mais en plus veule, sans personnalité affirmée, l’ombre du père dans une voix de marionnette. Peter Hoare, vu déjà dans d’autres rôles dont Desportes dans Die Soldaten, est remarquable dans un rôle assez épisodique mais qui convient typiquement à un ténor de caractère. Il a le ton, l’expression et surtout la variété de couleurs nécessaire et autant que j’en puisse juger, une diction russe d’une grande clarté.
Le mâle dominant, qui illumine la première partie, est sans conteste le père, Boris Timoféiévitch Ismaïlov, une figure inquiétante, dominante, repoussante, dont l’amour pour les champignons en fait la première victime de Katerina. L’interprétation idiomatique de Vladimir Ognovenko, une des grandes basses russes de ce temps, qui réussit une composition impressionnante, disant le texte avec une grande justesse expressive, et une belle projection qui le rend très clair, sauf à quelques moments où le volume orchestral l’engloutit un peu. Son personnage n’a pas l’allure physique qu’on attend du méchant d’opéra, plutôt père tranquille, plutôt banal, ses gestes, ses initiatives le révèlent là où le physique ne le trahit pas (à la différence de l’immense Daszak), tout comme le fils d’ailleurs, dont Tcherniakov fait avec l’aide de sa costumière Elena Zaitseva une sorte de double (en mode mineur) du père.
Tous les personnages qui les entourent sont parfaitement tenus, nous l’avons déjà signalé, avec une note particulière par rapport au relief vocal de Gennady Bezzubenkov, un pope très présent, et remarquable: c’est aussi un des signes qui marquent la qualité d’une distribution, d’une production et d’une maison.
Aussi devant un travail aussi profond, aussi aigu, aussi bouleversant aussi dans sa manière de peindre la perdition d’une femme, on ne peut que s’interroger devant ceux qui pensent que « le livret n’est pas respecté ». Le propos du metteur en scène consiste à tirer de l’histoire un sens, une lecture, un enseignement, en puisant dans les sources et les écrits du compositeur. Tcherniakov travaille d’abord sur la parabole que constitue une histoire, dans la tradition symboliste post wagnérienne, et si tout est signe dans le travail produit, c’est d’abord une fidélité à un esprit plutôt qu’à la lettre. Comment une histoire de femme sous la Russie tsariste peut-elle aujourd’hui nous parler ou nous bouleverser ? Voilà la question à laquelle il répond, n’ôtant rien au sens profond de l’œuvre et respectant tout particulièrement sa couleur musicale, en écoutant ce que dit la musique très versatile de Chostakovitch.
Quand Dmitri Tcherniakov fait Macbeth (à l’opéra de Paris) il pose le couple en en faisant une sorte de couple à la Ceaucescu, et immédiatement Shakespeare nous parle. Évidemment, ici, dans cette Lady Macbeth où les allusions shakespeariennes ne sont pas absentes (le spectre, la fête – ici matrimoniale) il en fait une aventure individuelle, qui rompt toutes les digues et de la bienséance et de la normalité, sauf que cette lady Macbeth-là est d’abord victime avant d’être meurtrière, et qu’elle tue ceux qui l’ont détruite, ce qui en fait une Lady Macbeth aux circonstances atténuantes contrairement au modèle original. C’est bien à ces circonstances que s’attachent et Tcherniakov, et au final Chostakovitch. Vous avez encore le temps de courir à Lyon, vous ne le regretterez pas. [wpsr_facebook]

Mariés...©Jean-Pierre Maurin
Mariés…©Jean-Pierre Maurin

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2015-2016: LE ROI CAROTTE, de Jacques OFFENBACH le 14 DÉCEMBRE 2015 (dir.mus: Victor AVIAT; Ms en scène: Laurent PELLY)

Le Roi Carotte et ses radis  ©Stofleth
Le Roi Carotte et ses radis ©Stofleth

Depuis le développement des recherches éditoriales sur Offenbach, depuis la publication des Contes d’Hoffmann revus par Jean-Christophe Keck, la curiosité se focalise sur certaines productions du Mozart des Champs Elysées. Et voilà que l’Opéra de Lyon pour les Fêtes de fin d’année exhibe des cartons une œuvre d’Offenbach totalement inconnue, Le Roi Carotte, jamais repris depuis les premières séries de représentations qui remonte à 1872, une fable légumineuse sur le pouvoir, sur un livret de Victorien Sardou, accueillie triomphalement à Paris, puis à Londres, à New York, à Vienne, et qui a disparu des scènes en 1877 parce que trop coûteuse à monter. Pensez donc, à peu près 6h de spectacle, 40 rôles différents, des centaines de figurants, des décors monstrueux, une sorte de féérie jamais vue, d’autant plus féérique qu’un an après la défaite de la guerre de 1870, la France a besoin de rire, et en particulier Paris, moins d’un an après la Commune.

143 ans après la première, l’Opéra de Lyon a décidé de proposer Le Roi Carotte, profitant d’une nouvelle édition, de Jean-Christophe Keck, dans une version revue par Agathe Mélinand pour la mise en scène de son complice de toujours Laurent Pelly.
Bien sûr, une renaissance après tant de temps eût justifié de monter la version originale, ou à défaut celle allégée revue par Offenbach, d’environ 3h. La version d’Agathe Mélinand est plus réduite encore (2h15 avec entracte). Il faudrait attendre un Festival pour remonter le oser spectacle dans la version originale, qu’un opéra en saison peut difficilement assumer vu les dimensions. Je pense que les polémiques éventuelles sur les coupures sont inutiles, cette série de représentations ne manquera pas de mettre la focale sur l’œuvre et gageons (ou espérons) que Lyon ne soit que la première d’une série de propositions.
En effet, comment gérer, à l’heure de Star Wars, l’opéra féérique ? Il est clair qu’en 1872, les moyens de théâtre étaient différents et que le public avait d’autres habitudes et d’autres attentes. Il est difficilement pensable de proposer les six heures, à moins de réécrire complètement le livret en l’actualisant (car l’essentiel des six heures est du texte parlé). Déjà, les allusions mythologiques et les jeux de mots de La belle Hélène ou d’Orphée aux Enfers échappent à un public qui a bien moins de références classiques qu’alors, imaginons le cas du roi Carotte avec ses allusions politiques, c’est un travail d’orfèvre à confier à un chansonnier.

Barricades et révolution ©Stofleth
Barricades et révolution ©Stofleth

Enfin, 3 heures de spectacle correspondent presque à certains opéras de Wagner, c’est dire que c’est déjà un ensemble très lourd. Gageons que le choix d’Agathe Mélinand et de Laurent Pelly se justifie par l’économie de la pièce et par la réception d’une telle production pour le public d’aujourd’hui.

Victor Aviat ©Harald Hoffmann
Victor Aviat ©Harald Hoffmann

Ces deux heures quinze suffisent quand même à donner une très bonne idée d’ensemble et de vérifier que ce Roi Carotte est du grand Offenbach, mené d’une main sûre par le jeune chef Victor Aviat, un jeune hautboïste remarqué, qui entame une carrière de chef en remportant en 2014 le Nestlé and Salzburg Festival conductors award. Avec un sens théâtral marqué, un sens du rythme et de la pulsation très affirmé, il imprime une dynamique communicative à l’orchestre avec un son clair, une lecture particulièrement entrainante et l’orchestre de l’opéra le suit, sans scorie aucune, ainsi que le chœur bien préparé de Philip White, alerte, vif, très en verve. Il y a une tradition bien installée d’Offenbach à l’Opéra de Lyon, et cela se sent, tant l’ensemble des forces a cohérence et énergie.

Car la machine fonctionne au service d’une musique qui touche tous les claviers, avec un sens de l’ironie marquée, comme souvent chez Offenbach, c’est à la fois très symphonique, c’est aussi lyrique, en pastichant les duos d’amour de l’opéra traditionnel notamment bel cantiste, mais c’est aussi un joli exercice acrobatique où chaque son peut figurer un légume ou un insecte : nous sommes dans une fantasmagorie visuelle et sonore, très spectaculaire, qui reste un peu superficielle mais techniquement très au point.
La difficulté consiste à faire du spectaculaire de 2015 et non de 1872, c’est à dire employer les moyens du théâtre d’aujourd’hui pour rendre les tableaux d’hier recevables ou présentables.

Étudiants ©Stofleth
Étudiants ©Stofleth

Bien sûr, à la fois par l’inspiration, due au conte d’Hoffmann Petit Zacharie, appelé Cinabre qu’on retrouve dans la Chanson de Kleinzach des Contes d’Hoffmann, et par certaines scènes comme celle des étudiants qui renvoie à celle du prologue des mêmes Contes d’Hoffmann, on reconnaît la manière d’Offenbach d’utiliser des motifs qui se répètent ou simplement évocatoires qui construisent un système d’écho entre ses œuvres. Il faut toujours tenir compte chez Offenbach de l’imitation du premier XIXème siècle (Rossini, Auber), de l’interprétation, et de la folie déglinguée qui peut résulter de l’ensemble. L’histoire du Roi Légume est une histoire linéaire assez claire, mais qui donne aussi prétexte à des parodies, à des scènes presque fermées (comme celle de Pompéi, ou celle des insectes) qui ne sont qu’une partie de ce que le spectateur de 1872 avait pu voir et applaudir. Mais l’œuvre est à la fois loufoque, comique, ironique, amère, voire tragique. La monumentalité du propos permet une pluralité de styles et de situations au total assez inhabituelles chez Offenbach, dans cet opéra potager, c’est bien à une macédoine de styles comme de légumes à laquelle nous sommes conviés.
Agathe Mélinand a adapté le texte en travaillant comme à l’accoutumé à la transformation des allusions d’Offenbach aux « actualités » du temps en jeux sur nos habitudes ou nos actualités, allusions, jeu de mots, gestes, paroles à double sens, et travaille ainsi à l’implication du public qui lit quelque part son propre monde ; le descriptif de la situation financière de Krokodyne et la manière dont Fridolin XXIV a ruiné son royaume est à ce titre désopilant tellement cela parle au spectateur, qui évidemment pense à la France d’aujourd’hui voire à la situation économique du monde (crise des subprimes comprise) et rit. C’est pourquoi je parlais de chansonniers plus haut. En tous cas, tout est fait pour que le public entre de plain pied dans l’œuvre et qu’un échange scène-salle puisse naître dans une sorte de bonne humeur communicative.
Laurent Pelly a eu l’intelligence de ne pas afficher de style pompeux ou m’as-tu-vu, et de construire la fantasmagorie sur des éléments apparemment simples mais parlants, plutôt que sur du tape-à-l’œil.
Comme souvent chez Pelly, peut être plus que chez d’autres metteurs en scène, on ne peut séparer les costumes, qu’il a réalisés et qui sont vraiment splendides, notamment la carotte, bien sûr, mais surtout les radis, d’un réalisme troublant ou les céleris-rave (ce sont parmi les costumes les plus réussis vus sur une scène ces derniers temps) qui apparaissent dans un brouillard inquiétant, ni les décors (de Chantal Thomas) très réussis du propos d’ensemble. Il y a d’abord une volonté de ne pas surcharger, mais en même temps de donner le plus de fluidité possible à la succession des tableaux, le risque de ce type d’œuvre étant de ralentir le propos par de trop fréquents changements. Ici, des éléments glissent, se mettent en place, qui un livre gigantesque, qui une passoire, qui un presse purée, qui une galerie de tableaux, qui Pompéi, qui le Vésuve, qui une planche d’entomologie.

Cunégonde (Antoinette Dennefeld) et Fridolin (Yann Beuron) ©Stofleth
Cunégonde (Antoinette Dennefeld) et Fridolin (Yann Beuron) ©Stofleth

Ces éléments n’envahissent jamais le plateau et n’écrasent pas le propos, mais dessinent des ambiances qui laissent les personnages évoluer. C’est qu’à la manière du grand opéra romantique, on voyage beaucoup dans ce Roi Carotte, de Krokodyne à Pompéi,  sur le Vésuve, dans des livres, au sein du potager, composant à chaque fois une ambiance ou un tableau, qui rappelle quelque peu les cabinets de curiosités. C’est que Pelly réussit à afficher avec un vrai réalisme poétique une intrigue qui voit une Carotte devenir Roi et tout un potager devenir Cour avec un effet carotène garanti (serviteurs – ou bâtards ?- tous roux).
L’histoire du Roi Carotte est assez simple : Fridolin XXIV règne sur Krokodyne, mais dilapide le trésor et envisage pour se refaire d’épouser Cunégonde (et sa dot), une princesse délurée et pleine d’envies et de désirs. Pendant ce temps, la sorcière Coloquinte qui a été privée de ses pouvoirs pendant 10 ans par le père de Fridolin les retrouve et veut se venger sur le fils; suite à un accord avec Robin-Luron  le bon génie de Fridolin, celle-ci le détrône, et  Robin-Luron l’accepte pour son bien, pour que Fridolin devienne plus sérieux, il en profite pour libérer Rosée du Soir amoureuse de Fridolin en secret.

Les carottes sont cuites: Cunégonde (Antoinette Dennefeld) et Carotte (Christophe Mortagne) ©Stofleth
Les carottes sont cuites: Cunégonde (Antoinette Dennefeld), Carotte (Christophe Montagne) et les “carottides” ©Stofleth

Coloquinte met sur le trône une horrible Carotte aimée de tous et notamment de Cunégonde, que rien n’arrête grâce à l’effet d’un philtre: Le Roi Carotte va s’installer et faire régner la tyrannie. Fridolin va de son côté partir faire une sorte de voyage initiatique à la recherche de l’anneau de Salomon qui seul peut faire cesser l’enchantement de Coloquinte, la petite troupe se rend jusqu’à la Pompéi d’avant l’éruption, elle récupère l’anneau, revient à Krokodyne grâce à la complicité des abeilles, le Roi Carotte, détesté, est détrôné et Fridolin revient au pouvoir à la satisfaction de tous.
L’ histoire tient du conte de fées, du voyage initiatique au royaume du délire, et de la satire politique (des pouvoirs abusifs, des courtisans qui tournent casaque, des cours corrompues, n’oublions pas que le public sortait à peine ses ruines du second Empire). Laurent Pelly joue sur tous ces tableaux, à la fois travaillant sur le conte (la vision de la sorcière Coloquinte), sur la fantasmagorie (très beau tableau des insectes en planche d’entomologie), sur la bande dessinée (Pompéi), sur les effets de théâtre (l’éruption du Vésuve), sur le dessin animé (le personnage de Robin-Luron, un génie qui ressemble bien un peu à Jiminy Cricket) et décline la thématique potagère : la prison est un panier-égouttoir à légumes, et Le Roi Carotte finit en purée dans un gigantesque presse-purée. Mais il est surtout très attentif au jeu des chanteurs : il a en main une troupe remarquable, très équilibrée, très homogène, très engagée, qui s’amuse et qui donne à l’ensemble une très grande légèreté.

Fridolin (Yann Beuron) et Robin-Luron (Julie Boulianne) ©Stofleth
Fridolin (Yann Beuron) et Robin-Luron (Julie Boulianne) ©Stofleth

Bien sûr, Yann Beuron (Fridolin XXIV) domine la distribution, c’est le rôle le plus important, et il joue un vilain enfant-pas-si-sage, un fêtard qui s’adonne au vice avec grand naturel et simplicité, mais terriblement sympathique. Face à lui saluons la Cunégonde d’Antoinette Dennefeld, dont on connaît à Lyon la belle voix  de mezzo, entendue dans L’enfant et les sortilèges et Isolier (excellent) du Comte Ory, et qui fait preuve d’un dynamisme et d’un allant irrésistibles qui lui procurent l’un des triomphes de la soirée. Christophe Mortagne en Carotte avec un encombrant costume aux jolis fanes est un ténor d’horrible caractère à souhait, qui réussit une très grande variations de couleurs et qui pose vraiment le personnage. Avec ses sons désagréables, son émission nasale à souhait, ça couine à tous les étages . Jean Sébastien Bou dans un rôle de complément de ministre vendu (Pipertrunck) fait évidemment remarquer une belle voix de baryton marquante,  d’une grande élégance tout comme Boris Grappe dans Truck (l’autre ministre) montre son efficacité dans la veulerie..

Rosée du matin (Chloé Briot) prisonnière et Robin-Luron en libérateur (Julie Boulianne) ©Stofleth
Rosée du matin (Chloé Briot) prisonnière et Robin-Luron en libérateur (Julie Boulianne) ©Stofleth

La jeunesse craquante de Rosée-du-soir (la soprano Chloé Briot) et la fraîcheur de Robin-Luron (la mezzo Julie Boulianne) donnent aux deux rôles une présence marquée, sympathique, celle de personnages positifs de dessin animé ou de bande dessinée,

Coloquinte (Lydie Pruvot)
Coloquinte (Lydie Pruvot)

par opposition à tout le groupe des horribles dont une Lydie Pruvot (Coloquinte) désopilante dans ce rôle exclusivement parlé de sorcière.
Le chœur de Philip White est très engagé, et très agile dans le jeu, on l’a dit plus haut, et une bonne partie joue les petits rôles, très nombreux, y compris dans cette version bistourisée.
L’impression de troupe est telle qu’il est presque difficile de distinguer les uns et les autres, mais ce qui est certain, c’est que c’est une production de fin d’année réussie, alliée au célèbre Mesdames de la Halle représenté au théâtre de la Croix Rousse.
Ce Roi Carotte repris à la TV, puis enregistré pour un DVD, va compléter la tradition de l’Opéra de Lyon, marquée par des interprétations désormais historiques de Jacques Offenbach. Il faut découvrir cette musique, parodique quelquefois, romantique à d’autres moments, spectaculaire et pleine de vie, très variée et étonnante. Il faut découvrir cette satire du Grand Opéra romantique, qui est à la fois comédie, vaudeville, mais aussi opéra à machines et opérette. Ce Roi Carotte a quelque chose de très classique dans sa facture et dans sa construction, et se paie le luxe d’annoncer d’une certaine manière ce que va dénoncer le Festival « Pour l’humanité » en mars: l’excès, l’intolérance, la méchanceté, la deshumanisation, qui est au centre d’une histoire qui donne le pouvoir à de méchants légumes, qui n’ont rien d’humain (et donc à l’inhumanité) . Victorien Sardou n’y est pas étranger : il reste qu’Offenbach réussit à surprendre, et nous laisse dans la douce (même en décembre) nuit lyonnaise plein de bonne humeur et plein d’images grâce à l’excellent travail de Pelly, ce n’est pas la moindre de ses qualités en ces derniers mois plutôt gris.[wpsr_facebook]

L'explosion du Vésuve ©Stofleth
L’éruption du Vésuve ©Stofleth

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2015-2016: ZELMIRA de Gioacchino ROSSINI le 8 NOVEMBRE 2015 (Dir.mus:Evelino PIDÒ avec Patrizia CIOFI)

Saluts, Delmira 8 novembre 2015
Saluts, Delmira 8 novembre 2015

C’est une excellente initiative que de proposer des « opere serie » de Rossini à un public peu habitué à ce répertoire : on attend avec impatience Ermione l’an prochain, car cette Zelmira a justement triomphé avec un public lyonnais debout, ce qui est rare.
Justement, même si je pense que la programmation de Serge Dorny est l’une des plus inventives et des plus construites en France aujourd’hui, je regrette depuis longtemps qu’il n’ait pas servi ce répertoire autrement que par des versions concertantes. Espérons que l’arrivée de Daniele Rustioni comme directeur musical permettra aussi d’oser de ce côté là.
Il est vrai que d’une part il n’est pas facile de trouver des chanteurs qui soient familiers de ce Rossini là, mais il est encore plus difficile de trouver des metteurs en scène qui aient envie de travailler sur ces intrigues à la fois complexes et surannées, même si la mode baroque, très française, a pu çà et là permettre de faire émerger des travaux intéressants. Et ce Rossini-là vient évidemment de cette tradition-là.
Pour la dernière œuvre (1822) faite pour le San Carlo de Naples, la plus grande salle d’alors avec les meilleurs musiciens et choristes, le librettiste Tottola s’est inspiré de Zelmire de Dormont du Belloy (1762) une des ces nombreuses tragédies écrites XVIII°siècle et oubliées. L’intrigue est complexe et se passe à Lesbos, où le roi Polidoro bon et sage, est renversé à l’occasion d’une absence : on le croit mort mais il est caché par sa fille Zelmira. L’usurpateur Azor meurt, mais un autre usurpateur, Antenore, prend sa place et accuse Zelmira d’avoir tué son père. Ilo, mari de Zelmira, revient, et croit sa femme coupable. À la fin, les bons sont vainqueurs et les méchants punis.
Comme tout bon opera seria rossinien, deux ténors se partagent les difficultés, Antenore et Ilo, un soprano lirico colorature (Zelmira), un mezzo colorature (Emma) et deux basses un gentil, Polidoro, et un méchant, Leucippe.
Rossini, pour ce dernier opéra napolitain, a voulu concentrer toutes les difficultés possibles, et surtout plaire à un public varié, à commencer par Vienne, où Zelmira est créée avec succès moins de trois mois après Naples (Avril 1822). Ce n’est pas seulement un opéra vocal, mais aussi orchestral et choral et par bien des aspects, il prépare les formes du Grand Opéra monumental que Rossini va mettre en place avec Moïse et Guillaume Tell.

Immense succès au XIXème, Zelmira disparaît des programmes pendant un siècle pour réapparaître à la fin du XXème siècle, à l’occasion de la Rossini Renaissance, notamment portée par la Fondation Rossini de Pesaro. C’est en effet à la fin des années 70 qu’on commence en Europe à regarder Rossini au-delà de ses opéras bouffes et à explorer un autre répertoire : Aix en Provence présente en 1975 Elisabetta Regina d’Inghilterra et Semiramide en 1980, qui sont des pierres miliaires de cette renaissance en 1980.
Ainsi donc la version de concert présentée à Lyon (et qui n’a pu comme chaque année être présentée à Paris le 14 novembre à cause des attentats du 13) a été un moment vraiment privilégié.
C’est Patrizia Ciofi qui était Zelmira. La cantatrice italienne a interprété souvent Rossini, mais est plus connue pour ses incarnations belcantistes. Son engagement, sa facilité à occuper la scène et sa personnalité ont fait de cette Zelmira un très grand moment, elle a notamment tout donné dans l’air final “Riedi al soglio”, une sorte de feu d’artifice de la joie retrouvée qui fait que Zelmira commence en drame et finit en Cenerentola. Patrizia Ciofi a une capacité toute particulière à incarner les personnages frappés par le destin, donnant souvent une âme très sombre et très émouvante aux situations, ce fut le cas de toute cette Zelmira, mais l’explosion finale fut l’occasion d’une performance exceptionnelle où la Ciofi est allé au bout de ses possibilités, à l’extrême d’une voix qui n’est pas tout à fait celle du rôle, ni qui n’a même pas tout à fait la technique rossinienne, notamment dans la précision des notes et dans la couleur, mais qu’importe : la performance fut bluffante et l’engagement inouï . C’est à cela qu’on reconnaît les très grandes.
C’est incontestablement l’Emma de Marianna Pizzolato qui quant à elle a la vraie couleur et la vraie technique rossinienne. La jeune cantatrice sicilienne fréquente le répertoire baroque depuis plusieurs années et étonne de plus en plus par la qualité croissante de ses prestations : ici, son Emma est splendide, les graves sonores, la couleur veloutée, la précision dans les agilités incroyable et elle est de plus douée d’une vraie présence ; son « Ciel pietoso » de l’acte II est magnifique et provoque un triomphe.
Du côté masculin, on est très agréablement surpris par le  Leucippo de Patrick Bolleire, grave sonore, diction impeccable, belle présence, voix posée et d’une très grande qualité, l’autre basse, Michele Pertusi, reste une référence dans le chant rossinien, même si ce dimanche, il ne semblait pas être au sommet de sa forme : on l’a entendu plus engagé et plus présent. Il reste que son Polidoro reste remarquable.
C’est des ténors que vient la surprise. Mais pas d’Antonino Siragusa, ténor rossinien typique, avec une voix très haut perchée, nasale, stylistiquement sans faille, contrôlant toutes les notes, avec une distance assez amusante, en faisant un personnage presque comique avec ses petits gestes (lunettes, soin jaloux du nœud papillon). Bref, il donne l’impression de se promener dans un rôle qu’il domine, mais sans véritablement approfondir les aspects psychologiques (s’il y en a, car ce mari aimant croit bien vite les pires mensonges sur sa femme), c’est une mécanique impeccable, sympathique, mais un peu superficielle.

Sergey Romanovsky
Sergey Romanovsky

La révélation s’appelle Sergey Romanovsky, qui remplace John Osborn prévu à l’origine. Une révélation à plusieurs niveaux : d’abord il est rare d’entendre un ténor qui ait des graves aussi contrôlés et sonores et des aigus, voire suraigus aussi sûrs, et donc qui ait cette étendue étonnante. Formé par le conservatoire de Moscou, membre du programme pour jeunes chanteurs du Bolchoï, il n’a pas du tout de « couleur russe » dans l’émission et il est surtout doué d’une diction italienne exemplaire.

Ensuite son physique avantageux et son attitude en scène le rendent immédiatement intéressant : on imagine ce qu’un metteur en scène pourrait faire de ce pur méchant dont le chant et l’apparence ne semblent jamais aussi noirs que le livret le dit. Il en résulte une incroyable présence vocale et sonore, mais aussi scénique, qui semble le promettre à de grandes choses.
Un opéra aussi monumental exige un chœur exemplaire, celui de l’opéra de Lyon sous la direction de Philip White,  a donné une belle preuve de sa qualité, les femmes étaient peut être plus à l’aise que les hommes au départ, mais dans l’ensemble, ils ont fait tous honneur à la représentation et à Rossini, tout comme l’orchestre, peu familier d’un répertoire qui exige une aussi grande ductilité orchestrale que vocale. Il est vrai qu’Evelino Pidò est un tel technicien, au geste tellement précis qu’il est une garantie et une sécurité pour un orchestre. Son sens des volumes et des rythmes, sa manière de maîtriser toutes les masses, et son aisance, ainsi que le sens dramatique et la tension qu’il sait imprimer rappellent un peu un chef que peu connaissent aujourd’hui et dont les gens de ma génération se souviennent, Giuseppe Patanè, qui était un des maîtres du style italien dans les années 70 et 80. Pidò a ce style de manière innée, et c’est une excellente idée de Serge Dorny que de lui avoir confié ces opéras en forme de concert. Il a un geste tellement sûr, il sait tellement vite trouver la juste couleur que c’est pour un orchestre une chance de l’avoir dans un répertoire moins familier.
Au total, une matinée dominicale de très haut niveau, qui fut une fête rossinienne extraordinaire . Il n’en fallait pas plus…enfin non… à quand une Zelmira scénique de ce niveau ? [wpsr_facebook]

Michele Pertusi, Marianna Pizzicato, Antonino Siragusa, Patrizia Ciofi le 8 novembre 2015
Michele Pertusi, Marianna Pizzicato, Antonino Siragusa, Patrizia Ciofi le 8 novembre 2015

OPÉRA DE LYON 2015-2016: LA DAMNATION DE FAUST, d’Hector BERLIOZ le 13 OCTOBRE 2015 (Dir.mus: Kazushi ONO; Ms en scène David MARTON)

Partie II  ©Stofleth
Partie II ©Stofleth

Incontestablement, il y a une patte « Opéra de Lyon ». Sont passés par Lyon depuis plus de 20 ans des chefs aujourd’hui révérés (Eliot-Gardiner, Nagano, Petrenko) et quels que soient les directeurs, un soin tout particulier a toujours été accordé aux productions.
Serge Dorny a accentué la tendance en appelant des metteurs en scène très marqués par le Regietheater, soit consacrés (comme Peter Stein naguère, ou Tcherniakov cette année), soit en devenir : c’est notamment le cas de David Bösch ou de David Marton, metteur en scène de cette Damnation de Faust, type même d’artiste qui questionne les œuvres et notamment  pose de manière acérée la question de la dramaturgie à l’opéra.
C’est bien le questionnement dramaturgique qui était au centre de Capriccio (c’est d’ailleurs le sujet de l’œuvre), d’Orphée et Eurydice l’an dernier, interrogation sur la légende, sur le personnage d’Orphée, sur son discours même, replaçant le mythe dans une perspective plus humaine, et posant la question de l’écriture poétique.
Avec La Damnation de Faust, Marton se confronte à la fois à l’une des œuvres phares du répertoire français, appuyée sur l’œuvre phare du répertoire allemand, l’original théâtral de Goethe, un monstre de 12111 vers,  voyage planétaire du Docteur Faust et de son double( ?), mentor( ?) Méphisto. Il suffit de lire quelques uns des lieux du Faust I : plaine de Hongrie, Nord de l’Allemagne, cave d’Auerbach de Leipzig, bords de l’Elbe… L’oeuvre de Goethe n’est presque jamais donnée en version intégrale, l’œuvre de Berlioz n’était pas destinée à la scène, et désormais on la propose aussi bien en version scénique que concertante.Cette production fait le point sur le mythe de Faust et sur la dramaturgie de l’oeuvre.

Et le défi est difficile à relever, tant la structure formelle est erratique, avec les longs intermèdes musicaux, avec la prédominance du chœur, avec la relative pauvreté des « scènes » au sens théâtral du terme (les personnages se parlent peu et parlent plus à eux mêmes qu’à l’autre). Il faut prendre en compte la réduction du théâtre traditionnel à portion congrue, comme des flashes dans une longue, très longue histoire, des raccourcis d’humanité, des scènes au sens presque pictural du terme, qui se succèdent avec une logique ténue, avec de nombreuses ellipses ; tout cela a provoqué dans l’histoire récente des mises en scène fondées sur l’image ou le rêve (Lepage à Paris, Py – avec Kaufmann jeune – à Genève).
C’est d’autant plus facile aujourd’hui de travailler l’image esthétique/esthétisante dans la Damnation de Faust que le répertoire français a un autre Faust, celui de Gounod, plus théâtral, plus historié et plus spectaculaire, hérité du Grand Opéra. Berlioz fait ici en revanche, 13 ans avant Gounod, une sorte contre-opéra en explorant d’autres formes Ce qui permet évidemment à David Marton, qui a toujours le mérite de poser des questions claires sur les tensions et les logiques qui traversent les œuvres, de poser le problème de la nature de cette légende dramatique, et de l’inscrire d’abord dans une problématique très claire et affirmée, d’une sorte d’avatar du texte goethéen, posant à son tour la question du théâtre et de sa représentation.

Foule  (Partie I) ©Stofleth
Foule (Partie I) ©Stofleth

Berlioz appelle son œuvre légende dramatique : il s’agit donc pour le metteur en scène de partir de cette qualification et de proposer un récit à lire scéniquement, comme on lit sur les fresques des églises des épisodes de légende (La Légende Dorée par exemple). Berlioz propose de choisir du premier Faust de Goethe une succession de tableaux, très elliptiques, comme des sortes de flashes, racontant l’histoire de Faust et Marguerite et donnant beaucoup d’importance au chœur, et moins aux dialogues et aux personnages. Evidemment, le personnage le plus fouillé est Méphistophélès, selon la règle bien connue qu’on fait de la bonne littérature avec de mauvais sentiments, et donc que le Diable, un méchant très spirituel, remplit à lui seul la scène. Le premier Faust, plus linéaire que le second, plutôt métaphysique, raconte l’histoire connue de tous d’un Faust vendant son âme au diable pour tromper la vieillesse, l’ennui et la désillusion et séduisant l’innocente Marguerite pour l’abandonner aussitôt après l’avoir engrossée.
La question du premier Faust est celle d’un regard sur le monde, un monde de petits bourgeois, un monde en guerre, un monde en lui-même rabougri, que Faust fuit coûte que coûte : l’enfer vaut mieux que ce monde là.

La question de la morale bourgeoise est au centre du Faust de Gounod, très bien labourée par l’historique mise en scène de Jorge Lavelli à l’Opéra de Paris, mais elle est aussi l’un des points centraux du Faust de Goethe, c’est ce que pointe David Marton en soulignant par des citations parlées du texte de Goethe que certains journalistes dans des journaux pourtant sérieux ont qualifié d’anonymes. Mais où avaient-ils donc la tête ? Une recherche d’à peine cinq minutes sur Internet suffisait à en identifier l’origine.
Bien sûr la première citation, agressivement placée avant le début de la musique,  et dite par le chœur en forme de chœur parlé, évoque la guerre en Turquie. Au vu des événements actuels, cette citation a une actualité plus que brûlante, notamment quand elle souligne le principe du confort petit bourgeois dans son égoïsme structurel  résumable en la formule : « peu importe s’il y a la guerre là-bas pourvu qu’on soit tranquille »

Voici l’extrait, stupéfiant au regard de l’actualité, en Hongrie, en Turquie, en Allemagne ou ailleurs :

UN AUTRE BOURGEOIS.

Je ne sais rien de mieux, les dimanches et fêtes, que de parler de guerres et de combats, pendant que, bien loin, dans la Turquie, les peuples s’assomment entre eux. On est à la fenêtre, on prend son petit verre, et l’on voit la rivière se barioler de bâtiments de toutes couleurs ; le soir, on rentre gaiement chez soi, en bénissant la paix et le temps de paix dont nous jouissons.

TROISIÈME BOURGEOIS.

Je suis comme vous, mon cher voisin : qu’on se fende la tête ailleurs, et que tout aille au diable, pourvu que, chez moi, rien ne soit dérangé.

Que le texte de Goethe soit une lecture cruelle du monde des hommes, au point de faire de Méphisto un méchant pas si antipathique, on le savait, et David Marton s’en empare pour illustrer en fonction de nos références par une vision très ritualisée cette donnée initiale qu’il développe à tous les âges de la vie humaine, et notamment dès l’enfance. C’est même par l’enfance que passe d’abord cette cruauté (les enfants traitant de putain Marguerite détruite est un des moments les plus forts de la soirée, alorsqu’ils ne font que reprendre le texte que Valentin prononce à l’endroit de sa sœur chez Goethe). Et tous les motifs développés par les enfants sont repris ensuite chez les adultes : la petite fille dessinant un grand cercle devient ensuite Marguerite dessinant, Faust s’assoit à un bureau qu’un enfant a précédemment occupé, et la scène de Brander chantant une chanson à boire, devenant un discours de comices avait déjà été mimée par les enfants pendant la Marche hongroise, devenue satire du totalitarisme et des rituels politiciens.

Marche hongroise  ©Stofleth
Marche hongroise ©Stofleth

David Marton est hongrois, il vit en Allemagne. Il est particulièrement sensible à ce qui se passe en Hongrie, un pays qui d’ailleurs, ne l’oublions pas, fut occupé par les ottomans – le cercle se resserre autour de notre première citation…
Dans ce travail théâtral d’une grande finesse, David Marton crée des relations, tisse des fils, et passe du concret à l’abstrait, ou plutôt fait du concret une abstraction, ce qui est aussi le propos goethéen.
Ce passage du concret à l’abstrait est particulièrement frappant lorsqu’on observe le mouvement du décor. Dans la première partie, trois éléments prégnants :

  • la bretelle (auto) routière abandonnée, une route qui ne mène nulle part sinon à la chute, une idée loin d’être neuve, qui hantait déjà il y a longtemps Chéreau dans Combat de nègres et de chiens de Koltès (1983) et qu’on a même retrouvée récemment (juin-juillet 2014) dans la mise en scène londonienne (Jonathan Kent) de Manon Lescaut de Puccini.
  • le cheval et la 203 « pick up ». Un cheval concret, bien vivant, quelque peu effrayé par les mouvements des enfants (ce qui, entre parenthèses, est du pain béni pour la mise en scène) qui devrait servir pour la course à l’abîme, sauf que dans la vision de Marton, c’est le pick up qui sert de cheval (la scène est d’ailleurs l’une des plus réussies de la mise en scène). Le cheval devient donc lui aussi motif, presque surréaliste, en écho à la 203 Pick up.
  • Le rideau de scène rouge. Ceux qui connaissent l’opéra de Lyon savent que ce rideau rouge n’est pas habituel. Il est donc ici un signe, confirmé d’ailleurs par sa répétition en réduction sur scène (rideau rouge des enfants qui s’en servent pour le petite représentation durant la marche hongroise, rideau rouge derrière le bureau de Faust ou dans la chambre de Marguerite). Rideau rouge signifiant théâtre, la question du théâtre est l’un des motifs utilisés par Marton pour illustrer le statut (théâtral ?) de l’œuvre originale, réputée injouable dans son intégralité, et de celle de Berlioz, objet scénique difficile à classer, mais aussi installer le théâtre comme représentation du monde et le monde comme théâtre c’est l’entreprise même de Goethe.

La deuxième partie est uniformément blanche, le décor est comme recouvert d’une housse, qui fait penser aux paysages enneigés des albums de contes de fées, et qui renvoie par la couleur à l’innocence, ou, plus justement, à l’idée de candeur, meubles blancs, montagnes recouvertes, comme si le monde et ce qui en fait le réel et la crudité s’en était allé, au profit de formes un peu effacées. C’est la partie de Marguerite, comme libérée du monde concret et représentante d’une innocence abstraite et irréelle.

David Marton joue parfaitement sur réalité/représentation ou concret/abstraction, dans une œuvre en permanence à la frontière des genres, à la frontière des mondes.
Ainsi des scènes « filmées » dans la 203.
Filmées, elles acquièrent immédiatement un autre statut, elles se dématérialisent, même si le spectateur voit en direct par la volonté du metteur en scène, et les protagonistes, et quelquefois le caméraman. On passe de la troisième à la deuxième dimension, on passe d’un point de vue direct à un point de vue indirect, d’un regard à l’autre, avec une technique à la Frank Castorf que David Marton connaît bien pour avoir travaillé avec lui: de Castorf l’usage de la vidéo, de Castorf aussi l’usage de textes parlés insérés dans l’œuvre.
Ici, ils sont tous extraits du premier Faust de Goethe, et donc ne peuvent pas « distraire » d’une œuvre musicale qui en procède elle-même, mais tout au moins l’éclairer où en éclairer des données, comme on l’a vu plus haut. Même le fameux dialogue en anglais dans la 203 qui en a étonné plus d’un, qui porte sur Dieu est en fait la scène dite « du jardin ».
David Marton la fait dire en anglais pour une raison d’abord terriblement pratique : les deux chanteurs sont anglophones et ce dialogue dit dans une langue qui n’est pas la leur aurait sans doute semblé artificiel, et aurait nuit à la fluidité et au réalisme cinématographique de la scène. La deuxième raison tient aussi à la reprise vidéo et à sa réalisation : paysage, reprises de la route en font une allusion à un road movie américain, et à écouter la scène on est loin de penser à « Faust », mais plutôt John Huston, et l’anglais renforce aussi ce sentiment chez le spectateur piégé par la traditionnelle opposition entre l’être et l’apparence, qui est évidemment un des éléments clés du Faust, mais aussi du théâtre, mais enfin du cinéma.
David Marton semble aux dires de certains nous détourner, délirer même, dans une sorte d’absurdité innée de ces-mises-en-scène-modernes, alors qu’il nous plonge dans la réalité d’un texte que nous avions oublié (à condition de l’avoir jamais connu…) et dans la réalité de questions fondamentales posées par le texte, mais aussi par Berlioz dans la forme qu’il donne à son adaptation, où l’on passe indifféremment de la forme théâtre à la forme oratorio, du monde « réel » au monde souterrain ou de Dieu à Diable. Car Faust est un road movie, ou ici un stage movie, par la multiplication des lieux et des situations, par le voyage permanent auquel Mephisto invite son cher docteur : road movie, on en a les éléments dès le décor de la première partie : une route, des montagnes dans le lointain, un cheval, une voiture : l’idée de voyage, de mouvement est posée. L’idée de road movie et ce dès l’utilisation de la vidéo qui renvoie à l’univers américain des grands espaces : Marton évoque, sans jamais donner de clés, tout simplement parce que ce théâtre là, que ce soit Berlioz ou Goethe est par nature évocatoire, à l’aide du beau décor de Christian Friedländer.

Les damnés  ©Stofleth
Les damnés ©Stofleth

Il évoque, en nous donnant cependant des indications précises : on a déjà parlé de la marche hongroise, et des motifs récurrents, on n’a pas encore évoqué les personnages qui peuplent cet univers : Faust d’abord, un Faust sans âge, à la démarche un peu molle e déconstruite, avec son chapeau qui rappelle les Marx Brothers ou même très vaguement Godot et l’univers de Beckett. Méphisto, en parfait gentleman avec son attaché-case, éternel voyageur à la recherche de sa proie (comme l’évoque de fascinant final dans les rues de Lyon), et les âmes damnées qui l’entourent, redingote noire, cravate rouge, chapeau melon et attaché-case, autant de personnages à la Jean-Michel Folon évoluant dans un univers sans références, sans traits, où les formes se sont estompées. Faust lui-même, à l’issue de la course à l’abîme, subira cette transformation assez crue sur une table de dissection où des infirmières un peu distraites et bavardes officient, sur la table de dissection-même qui faisait le tableau final de la première partie, où Faust s’exerçait à une leçon d’anatomie sinistre (n’oublions pas qu’il est médecin) et que le personnage est créé par Marlowe au moment des premières leçons d’anatomie (voir Rembrandt).
Le travail de Marton est aussi fait de relations tissées entre première et deuxième partie nous avons évoqué le décor concret/abstrait, mais pas encore l’apparition initiale de Mephisto au milieu du chœur chantant ce qu’il devrait chanter, comme si Méphisto était démultiplié par ce peuple omniprésent et pas toujours bienveillant, un peuple un peu manipulé : le mal surgit dans le réel de la foule, de la même manière que les âmes aspirent Marguerite qui se fond dans la foule dans la deuxième partie, pendant angélique de l’apparition diabolique.

Nous avons aussi évoqué la chambre des enfants dans la première partie reproduit dans la deuxième partie par celle de Marguerite, ou cette dernière table de dissection où Faust officie en première partie, pour en être le cadavre-objet en deuxième partie. Il apparaît une cohérence interne bien loin d’être gratuite, qui installe des liens, des relais, une unité globale.
Tout n’est pas explicable directement, et d’ailleurs, l’art a-t-il besoin d’explications ? tout se passe comme si on refusait au metteur en scène le statut d’artiste et à la mise en scène le statut d’œuvre, une œuvre particulière certes, mais qui n’est plus aujourd’hui une simple illustration.
Ce travail illustre le foisonnement du thème faustien, nous indique la multiplicité des thématiques et des points de vue, il nous indique enfin l’effacement des formes, c’est à dire l’impossibilité de se raccrocher à des éléments connus, fixés, rassurants. Il n’y a rien de gratuit, et pourtant que de surgissements qui apparaissent à première vue mystérieux, heureusement mystérieux, tout simplement parce que le Faust de Goethe est un immense Mystère, la dernière survivance du Mystère médiéval

En voiture..et en vidéo ©Stofleth
En voiture..et en vidéo ©Stofleth

Enfin, il y a dans ce travail comme dans tout travail sur Faust, une marque permanente d’humour, quelquefois cynique, notamment à travers le traitement du personnage de Mephisto, magistralement interprété par Laurent Naouri, avec sa diction et son allure aristocratiques, et en même temps le pétillement de ses yeux, les mouvements imperceptibles des lèvres (bien visibles, volontairement, à l’écran) : les scènes dans la 203 avec Faust sont désopilantes, mais c’est dans la course à l’abîme que cela confine au grand art qui distancie totalement une scène sensée nous ouvrir les portes de l’enfer et qui ne cesse de nous faire sourire :

  • sourire quand Mephisto au volant (Faust est sur la plate forme, au vent, dehors, emporté comme une marchandise récupérée) semble entendre la musique de Berlioz à l’autoradio, et évidemment de manière jouissive, auditeur de ses propres œuvres et heureux d’avoir récupéré une âme damnée pour son armée des ombres à la Folon.
  • Sourire quand Mephisto sort de la voiture qui continue de rouler à toute allure sans chauffeur, simple artifice pour montrer la diablerie de la chose.
  • Sourire plus inquiétant enfin quand Faust entre en enfer et reçoit un numéro qu’on accroche à son pied, comme on peut le faire d’un cadavre à la morgue, mais en même temps reçoit son nouveau statut d’âme damnée avec l’habit qui va avec et donc se relève de cadavre à âme damnée anonyme, nous rappelant les procédures (les simagrées) administratives qui préludaient à l’entrée dans les camps de concentration, autre entrée de l’Enfer.
Partie I  ©Stofleth
Partie I ©Stofleth

Enfin Marton a affirmé vouloir faire un théâtre politique, au nom de la présence importante du chœur dans l’œuvre de Berlioz : la présence du chœur, du peuple en scène est toujours politique. Il marque donc la présence de la masse, manipulée (chanson de Brander) violente (toujours chanson de Brander),  oppressante (apparition de Méphisto) ou séraphique (ascension de Marguerite), une foule presque omniprésente tantôt représentée par les enfants (Marche hongroise) qui miment les adultes, tantôt conduite par les enfants surgissant au sommet du pont recouvert comme les âmes du paradis émergeant des nuages (comme dans certains tableaux plafonds baroques), tantôt surgissant, en cortège, évoluant en cortège de réfugiés, ou de déportés, ou un cortège d’âmes damnées, ou bien entourant les protagonistes comme dans un viol permanent d’intimité, comme un regard sans cesse dardé. En bref, la présence de la foule n’est jamais gratuite, toujours en quelque sorte pesante, voire inquiétante, la présence des bourreaux comme des damnés.

Mais Marton fait surtout de l’espace théâtral l’espace de représentation du monde, un monde pessimiste à la Schopenhauer (Le monde comme volonté et représentation), mais un espace aussi poétique – de correspondances, de métaphores, de figures : tout nous parle théâtre et poésie dans ce travail (que j’ai appelé à plus haut stage movie). D’abord parce que le décor est évocatoire d’un espace mental, qui espace de la poésie, mais laisse aussi toujours apparaître l’espace scénique dans sa nudité noire, notamment quand le fond de scène se lève vers les dessus, montrant sans cesse où nous sommes, ce que l’agressif rideau rouge nous indiquait déjà. Enfin parce que la course finale de Mephisto disparaissant dans la nuit de la ville, commence par un parcours chaotique dans les dessous complexes du théâtre, scène, coulisses, couloirs, ascenseurs, escaliers, vus comme représentation du monde, qui est aussi l’objet du Faust de Goethe.
On sent bien que ce travail nous mène à une sorte de quête sans fin, une quête de sens, là où il n’y en a pas, une quête d’amour là où il n’y en a pas, une quête dont la chute est la fin, comme ce pont qui s’arrête sur le vide.

Ce théâtre est évidemment théâtre de mise en scène, Regietheater qui problématise une œuvre et en montre les possibles, et tous les espaces : quel intérêt eût pu avoir une Damnation imagée à la manière de Py ou de Lepage, quand à travers ces deux magnifiques spectacles, tout a été dit de ce côté là. Quel intérêt à montrer une histoire, que le Faust de Gounod s’ingénie à montrer dans ses détails, sans jamais être le double de la Damnation.
Il faut vraiment emprunter un autre chemin. Alors Marton dissèque l’œuvre de Berlioz, en prend les caractères, ellipses, dramaturgie un peu erratique, présence importante du chœur et importance relative des personnages, s’il y a vraiment des personnages de théâtre et non des figures, et les lie par un système de relations directes et évocatoires, par des fils de sens ou des fils d’images, au texte originel de Goethe, qui reste la référence fidèle de Berlioz et le socle de la représentation.
En ce sens, nous avons une représentation faustienne de la Damnation de Faust, profondément fidèle à Berlioz, par son exploration de formes surprenantes et ses nouveautés, par le foisonnement d’idées et par l’audace de certains choix qui ne trahissent jamais l’esprit de l’œuvre.

A cette complexité réelle répond une réalisation musicale où tous les protagonistes ont semblé adhérer au propos de la mise en scène, il en résulte une grande cohésion stylistique entre ce que fait Marton et ce que fait Kazushi Ono en fosse. Il n’est pas facile pour une œuvre aussi singulière de définir ce que devrait être une Damnation de Faust, créée à l’opéra comique en 1846 et au Palais Garnier en version de concert en 1897, et en version scénique en 1910. Depuis 1980, La Damnation de Faust a été reprise à Paris plusieurs fois en version de concert jusqu’à la production scénique de Luca Ronconi, importée de Turin, proposée en 1995 et 1997, à laquelle succède la célèbre production de Robert Lepage à partir de 2001, et reprise en 2004 et 2006. En fait, les versions de concert et les versions scéniques alternent.
À Genève, la production de 2003 dirigée par Patrick Davin affichait Jonas Kaufmann, Katerina Carnéus, et José van Dam et la reprise de 2008 John Nelson, Paul Groves, Willard White et une certaine Elina Garanča. Rappelons pour mémoire la production (discutable) de la Fura dels Baus à Salzbourg.
À l’opéra de Lyon, l’œuvre est assez familière, c’est quand même un des piliers du répertoire français et sans doute le plus représenté des opéras de Berlioz: c’est la cinquième production depuis 1973, la dernière remontant à 1994 avec Susan Graham, Thomas Moser et José van Dam sous la direction de Kent Nagano.
Tous ces rappels nous montrent combien l’œuvre reste désormais bien présente sur les scènes, sous ses deux formes essentielles.
Kazushi Ono propose une interprétation sans fioritures ni maniérismes, comme à son habitude, mais très précise, éclairant de manière particulière les détails de la partition où l’orchestre de l’Opéra de Lyon donne une très belle prestation, avec des bois particulièrement efficaces, avec un son jamais envahissant, moins sec que d’habitude dans cette salle, et une vraie dynamique. La Marche hongroise n’est pas spectaculaire, au sens m’as-tu vu du terme (souvenez vous de la Grande Vadrouille et de De Funès), elle est au contraire d’une grande fluidité, presque naturelle, s’insérant dans le fil dramatique, sans jamais en exagérer les sons ou les formes, grâce à une mise en scène (les enfants) qui en atténue les aspects militaires et en fait presque un jeu, ou une pantomine de bambins. Jamais la scène n’est couverte par la fosse, mais l’orchestre est toujours très présent, faisant sonner les morceaux symphoniques avec netteté, tantôt de manière incisive tantôt avec beaucoup de délicatesse et de légèreté, voire de poésie. C’est pour moi une des meilleures prestations de l’orchestre et du chef.
Le chœur de l’Opéra de Lyon dirigé par Philip White a donné lui aussi une vraie preuve d’excellence. Très sollicité par la partition et cette fois-ci aussi par le metteur en scène, la diction est toujours impeccable, d’une grande clarté, dans une approche pleine de nuances.
La distribution vocale, sans être d’une homogénéité absolue, s’en sort avec les honneurs.
René Schirrer est un Brander à la voix fatiguée, un peu mate, et sans volume, il reste que le personnage voulu (une sorte de vieux tribun qui finit comme le rat de la chanson, dans le four de la foule) est bien caractérisé, et que ce Brander un peu en retrait sert la couleur de la mise en scène.
Kate Aldrich en Marguerite est une belle femme, plus « mûre » que d’habitude : ce n’est plus une enfant. La voix n’est pas en cause, et son D’amour ardente flamme ne manque ni d’émotion ni de sensibilité. Il reste quelques problèmes d’homogénéité vocale des aigus quelquefois un peu criés et une diction problématique, surtout face à des experts du mot comme Laurent Naouri et Charles Workman. C’est une Marguerite honnête, sans rejoindre jamais la Légende du rôle.

Charles Workman (Faust)  ©Stofleth
Charles Workman (Faust) ©Stofleth

Charles Workman n’a plus la voix de jadis, où il était un des ténors mozartiens de référence. Mais il garde une vraie présence, et la voix fascine encore par son élégance, par le style impeccable et par l’émotion distillée : une émotion née d’une capacité à sculpter les mots, à leur donner du poids et du sens. On sent quelques aigus un peu difficiles, un peu forcés à la limite du cri, mais on se souviendra longtemps de cette silhouette pathétique, perdue, voire éperdue, qui semble tout faire à la dégoûté, d’un enthousiasme très contrôlé face à Marguerite. J’aime ce chanteur très respectable, très sensible, intelligent et quelques problèmes vocaux n’entachent en aucun cas l’estime pour l’artiste qu’il est. Il est le personnage, et cette voix quelquefois très légèrement fanée donne à ce Faust une mélancolie structurelle qui va à merveille avec la mise en scène.
Laurent Naouri est lui aussi un de ces chanteurs à l’intelligence pétillante et à la présence scénique particulière. La voix est là, avec son étendue, sa souplesse, sa couleur et ses inflexions multiples, et aussi force, subtilité, ironie. L’acteur est vraiment étonnant, vu sur scène ou à l’écran. On se souviendra de ses mimiques impayables, de ses yeux malicieux dans la 203 avec Faust ou seul au volant, de ce langage insinuant, de cette force tranquille du mal qu’il installe, d’un mal d’autant plus dangereux qu’il inspire une certaine sympathie. Donnez moi 100 Mephisto pour un Lindorf  qui chez Offenbach n’est que caricature de bande dessinée: le diable de Berlioz, comme celui de Gounod d’ailleurs est une figure satanique un peu satinée, aristocratique, vivace, c’est en quelque sorte la beauté du diable que Naouri porte dans son personnage. Avec un tel Méphisto, le Sabbat est une partie de plaisir…

Voilà une Damnation de Faust qui a fait discuter, et douter, et qui a aussi provoqué ses huées (mais pas le soir où j’y étais). Le théâtre, lorsqu’il prend vraiment possession du plateau et ne se contente pas de l’habiller, inévitablement secoue le spectateur. L’approche de David Marton est évidemment déstructurante, un peu comme celles de Christoph Marthaler ou de Frank Castorf, voire de son compatriote Árpád Schilling, mais Marton est aussi un musicien, formé aux meilleures écoles dont la Hanns Eisler de Berlin : l’accuser d’aller contre la musique serait donc une absurdité, tant son travail est musical au plus haut degré (son Orphée l’an dernier était stupéfiant à cet égard).
En posant un regard sur la forme de l’œuvre de Berlioz, sur le texte originel qui fascinait le musicien, il a proposé une vision complexe, fouillée, diverse et grave d’une œuvre qu’on réduit souvent à une imagerie. Dans cette production, le mythe de Faust est balayé dans tous les possibles portés par l’œuvre de Berlioz, elle même proposition formelle originale qui supporte difficilement la scène traditionnelle.
Si la production est forte, si forte même, c’est non seulement qu’elle nous plonge dans un univers de pure poésie alchimique, mais qu’elle est aussi portée par un plateau et une fosse en totale cohérence, où musique et vision se rencontrent et s’interpénètrent. Qu’il y ait des lieux, des théâtres, des opéras en France qui refusent obstinément la complaisance et les satisfactions faciles et passagères est plutôt un signe positif, qu’il y ait débat autour n’est pas non plus mauvais, cela veut dire que l’opéra est encore un art vivant. La bête n’est pas encore morte.[wpsr_facebook]

Laurent Naouri (assis), Charles Workman et Kate Aldrich  ©Stofleth
Laurent Naouri (assis), Charles Workman et Kate Aldrich ©Stofleth

FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2015: IOLANTA de Piotr Ilitch TCHAÏKOVSKI/PERSÉPHONE de Igor STRAVINSKI le 14 JUILLET 2015 (Dir.mus: Teodor CURRENTZIS; Ms en scène: Peter SELLARS)

Iolanta ©Pascal Victor
Iolanta ©Pascal Victor

L’an prochain, Aix présente pour deux soirées (dans la fosse Esa Pekka Salonen) un spectacle Stravinski – Œdipe -Sophocle mis en scène par Peter Sellars liant Œdipus Rex à Œdipe à Colone, Peter Sellars a eu l’idée de faire suivre d’Oedipus Rex d’un Oedipe à Colone dont la musique serait la Symphonie des Psaumes. Ce sera la prolongation du « projet Sellars » de cette année où, dans la même veine, Aix a programmé une soirée Peter Sellars proposée en 2012 par Gérard Mortier à Madrid, liant dans la dialectique de l’ombre et de la lumière, Iolanta de Tchaïkovski, l’histoire de la jeune princesse aveugle qui retrouve la vue par amour, et Perséphone, le mélodrame de Stravinski, sur des vers d’André Gide, racontant l’histoire de Korè, la fille de Demeter, la naissance du cycle de la nature automne/hiver, printemps/été accompagnant le voyage annuel de Korè (Perséphone) de l’ombre (les enfers et l’hiver) à la lumière (le jour, le soleil, l’été), c’est à dire une sorte de célébration moderne des Mystères d’Eleusis.
Ce spectacle est intellectuellement une très belle idée, stimulante et logique. Il sera reproposé la saison prochaine à l’Opéra de Lyon.
Peter Sellars n’a pas attendu Gérard Mortier pour être une célébrité de la scène internationale, et notamment européenne depuis ses Mozart/Da Ponte à Bobigny en 1989, mais c’est quand même grâce à Gérard Mortier qui lui a proposé Saint François d’Assise au festival de Salzbourg en 1992, (repris en 1998) donné à l’Opéra Bastille en décembre de la même année (et repris en 2004) qu’il est devenu une référence obligée de la modernité. Qui en effet se souvient encore de la production (de Sandro Sequi) qui a accompagné la création mondiale parisienne de 1984 ? Pour le monde entier, Saint François d’Assise est lié à la production de Sellars, un peu comme le Songe d’une nuit d’été à celle de Carsen. Gérard Mortier, homme des fidélités artistiques, a fait appel à Sellars ensuite pour de nombreux spectacles dont le désormais très fameux Tristan und Isolde avec les vidéos de Bill Viola qu’on vient de revoir à Paris.

Iolanta (Ekaterina Scherbachenko) et Vaudémont (Artur Rutkowski)  ©Pascal Victor
Iolanta (Ekaterina Scherbachenko) et Vaudémont (Artur Rutkowski) ©Pascal Victor

Bonne idée pour un festival d’afficher Sellars, c’est un nom qui attire et qui garantit un beau spectacle, d’autant que cette production a déjà été rôdée à Madrid avec un DVD à la clef, le même chef, la même distribution de Perséphone et la même Iolanta (Ekaterina Scherbachenko) mais Pavel Černov à Madrid et pas à Aix, hélas.
La soirée se déroule dans le même décor et le même environnement, un chœur vêtu de noir qui dans Iolanta chante, en suivant l’idée excellente du chef Theodor Currentzis un chœur a capella de musique liturgique composée par Tchaïkovski L’hymne des Chérubins, et qui accompagne le mélodrame à l’antique (pas d’antiquité sans chœur), des costumes en écho entre les deux œuvres, puisque Iolanta et Perséphone portent la même robe bleue, couleur de la Vierge Marie dans les représentations médiévales. Il y a donc une volonté de Peter Sellars de replacer le spectacle dans un contexte liturgique ou religieux, d’en faire une cérémonie abstraite et spirituelle. C’est d’ailleurs la tendance de ses derniers spectacles, comme l’adaptation scénique des Passions de Bach.

UN scène de Iolanta, l'ange entrouré de ses musiciens  ©Pascal Victor
UN scène de Iolanta, l’ange entrouré de ses musiciens ©Pascal Victor

Peter Sellars a donc commencé sa carrière en proposant pour Mozart le réalisme très concret d’une ambiance à l’américaine et devient désormais plus en plus abstrait. Ainsi donc, sa Iolanta se déroule-t-elle sous des chambranles couronnés de sculptures abstraites (vagues têtes d’oiseau), délimitant des espaces différents pour Iolanta et pour les autres personnages, Iolanta, tel un ange, est accompagnée de musiciens en arrière plan, les autres personnages sont disposés latéralement. Des gestes essentiels, une lenteur calculée, avec peu d ‘action et un réglage minimal des mouvements, c’est assez beau.
Est-ce pour autant parlant ou touchant ? Cet opéra, peu connu en France, mais souvent représenté en Russie et en Allemagne, est l’un des plus émouvants de Tchaïkovski : c’est son dernier, et il doit normalement être représenté avec Casse- Noisette, ce sera le cas à Bastille l’an prochain. La mise en scène, évidemment travaillée, se remet à l’initiative des chanteurs pour donner par leur chant l’émotion : ils font ce qu’ils peuvent, en se limitant à un hiératisme qui rappelle vaguement Robert Wilson, sans introduire de vraie nouveauté dans l’approche. Seule originalité, les projecteurs que braquent les chanteurs eux-mêmes notamment sur Iolanta, provoquant ainsi en fond de scène des ombres gigantesques : ombres, lumières, noir menaçant et jour prometteur. La symbolique est aisée, fait un certain effet, mais va-t-elle plus loin que l’effet ?

Perséphone  ©Pascal Victor
Perséphone ©Pascal Victor

C’est encore bien plus criant dans Perséphone, d’abord parce que l’œuvre est indiscutablement plus faible : les bisbilles entre Gide et Stravinski se lisent à travers un texte et une musique qui ne vont pas spécialement ensemble, une musique qui n’est pas l’une des plus marquantes de Stravinski et des vers de Gide qu’on n’apprendra pas par cœur à l’école communale.
Pour mieux clarifier l’histoire, Sellars introduit à côté de Dominique Blanc, valeureuse Perséphone, une danseuse cambodgienne et un ensemble de danseurs, doubles traduisant en gestes très étudiés les discours de la jeune fille et scandant l’histoire. Il en résulte une impression de remplissage comme si Sellars ne savait pas trop quoi faire de l’œuvre. Bien sûr, la danse cambodgienne, par son étrangeté et son rituel, peut se rapprocher d’une ancienne Grèce dont on n’a pas de trace des danses, mais dont on sait qu’elles existaient et qu’elles étaient liées à des cycles naturels et aux forces de la terre, ces forces chtoniennes que Korè va visiter pendant la moitié de l’année (en automne hiver) alors qu’elle revient sur terre au printemps et pendant l’été : elle est celle qui porte la lumière et les fruits de la nature.

Perséphone  ©Pascal Victor
Perséphone ©Pascal Victor

Il reste que l’alternance danse/paroles/musique est certes gérée de manière très fluide, mais n’ajoute pas grand chose de passionnant à l’histoire. La volonté de placer Perséphone en seconde partie, après une première partie (Iolanta) triomphale, pour son côté encore plus religieux et ritualisé, tombe à plat : beaucoup de spectateurs se disaient que finir sur Iolanta aurait été plus spectaculaire, et aurait permis d’oublier l’ennui généré par cette œuvre.
Au total, j’ai la singulière impression qu’en matière de création théâtrale, Sellars ne s’est pas trop fatigué, mais qu’il a essayé de rendre cohérents les deux univers en un spectacle unique esthétiquement assez beau grâce aux projections des fonds de scène, grâce à une gestuelle bien dominée, grâce à la diversité mais aussi la cohérence des propositions, mais je ne suis ni convaincu de la portée intellectuelle du propos, ni de l’originalité scénique. Le nom Sellars fait un peu illusion dans ce travail respectable mais sans vrai génie.
Musicalement, les choses sont tout aussi contrastées. Iolanta a remporté un immense succès d’abord grâce la beauté de cette musique : le dernier opéra que Tchaïkovski ait composé est sans doute l’un des plus urgents et des plus émouvants sous ses allures de conte de fées. Évidemment, il fallait qu’un jour Iolanta fût présenté à Aix en Provence car l’opéra raconte l’histoire de la fille aveugle cachée du Roi René, à qui depuis la naissance on a dissimulé la cécité, et qui va la découvrir au contact de celui qui est immédiatement tombé amoureux d’elle, le comte Vaudémont.
Un médecin arabe amené par le Roi René, après avoir observé Iolanta, souligne que celle-ci ne retrouvera la vue qu’à condition de le vouloir à toutes forces. Celle-ci le voudra effectivement à toutes forces pour sauver celui qui lui a déclaré sa flamme, condamné à mourir si elle ne retrouvait pas la vue, du moins selon le subterfuge qu’il a lui même arrangé avec le roi René pour inciter la jeune fille à agir. Elle devra à la force de sa volonté et de son désir, et surtout à la force de l’amour de retrouver la vue.
On aurait aimé un ensemble vocal de meilleure facture : la distribution est honorable certes, mais pas pour un Festival international comme Aix en Provence. On a plaisir à retrouver Diane Montague dans Martha, un rôle certes secondaire, où la mezzo soprano fait encore montre de réelles qualités techniques et de style, accompagné de deux servantes prometteuses Maria Bochmanova et Karina Demurova. De leur côté, aussi bien Vasily Efimov (Alméric) que Pavel Kudinov (Bertrand) font bonne figure. Willard White en Ibn Hakia a toujours fière allure et une vraie tenue scénique, mais la voix est bien fatiguée dans une langue russe visiblement peu familière. Le Robert de Maxim Aniskin très engagé, ne marque pas vocalement dans un rôle il est vrai épisodique et sans grand intérêt. Le Vaudémont de Arnold Rutkowski, est un très beau ténor, très vaillant, et très juste, mais n’a pas pour mon goût le relief scénique qui conviendrait : la prestation est cependant convaincante. Quant à Dmitry Ulianov, avec sa voix de basse chantante, il réussit à émouvoir et à montrer un chant bien plus incarné, grâce à une bonne technique un beau timbre et une vraie présence.
Reste Ekaterina Scherbachenko, très émouvante par un chant particulièrement incarné, mais elle a eu un accident vocal à la fin de la représentation qui a coincé dans la gorge quelques aigus les plus marquants du rôle. La voix est très lyrique, mais le rôle est piégeux, comme les grands rôles de soprano chez Tchaïkovski, qu’on croit communément plutôt lyriques et qui nécessitent plutôt des lirico-spinto, c’est à dire des voix à l’assise large, puissantes, avec des aigus sûrs. J’avais entendu dans ce rôle Anna Netrebko qui était idéale tant par la puissance que par la largeur vocale (c’est aussi une Tatiana exceptionnelle, comme elle vient de le prouver à Munich). Iolanta n’est pas la frêle jeune fille aveugle, c’est au contraire une voix large et solide. Cet accident final mis à part, Ekaterina Scherbachenko est une belle Iolanta, mais pour moi juste en dessous du format voulu.

Dans Perséphone, il y a peu de choix vocaux, puisque le seul personnage qui chante est Eumolpe, voix de ténor, chanté ici par Paul Groves, très habitué au répertoire français, un Faust (Berlioz) qui a fait date, un de ces artistes anglo-saxons au style impeccable et à l’émission parfaite. Dans ce rôle un peu ingrat, il apparaît un peu fibreux et sans souplesse : en retrait par rapport à Perséphone (rôle parlé), il ne réussit pas à être convaincant.

Perséphone (Dominique Blanc)  ©Pascal Victor
Perséphone (Dominique Blanc) ©Pascal Victor

Dominique Blanc en Perséphone n’est peut-être plus le personnage de jeune fille à la fois fragile et décidée qui reconquiert son autonomie qu’on aimerait dans ce rôle, sa diction est parfaite, l’articulation de la langue exemplaire mais la sonorisation bien trop forte, envahit la scène et déséquilibre fortement l’ensemble, même dans les moments plus retenus. Cette magnifique artiste ne réussit pas à me convaincre non plus. Il est vrai qu’un texte plus évocateur et stimulant que celui de Gide eût peut-être permis d’emporter les suffrages. La forme du mélodrame est une forme éminemment difficile où le texte parlé joue toujours à cache-cache avec la musique où il doit la rencontrer, et où doit se tisser un rythme qui ici n’existe pas, tant chacun, le musicien comme l’écrivain, a été par son chemin.
Deux grandes réussites d’ensemble

  • pour l’orchestre de l’opéra de Lyon dirigé ce soir par Theodor Currentzis, un des chefs de la jeune génération très réclamés par les théâtres qui a choisi de diriger un lointain théâtre aux confins de l’Oural, l’Opéra de Perm, fondé en 1870 ce qui lui donne une certaine familiarité (et légitimité) dans Tchaïkovski – dont ce théâtre s’est historiquement fait une spécialité. Énergie, grande clarté, mais aussi vrai raffinement, sans excès de pathos mais avec beaucoup de feu et un stupéfiant sens des couleurs orchestrales, voilà ce que nous offre Iolanta à l’orchestre. J’ai été moins convaincu par Stravinski, mais c’est peut-être dû aux problèmes divers rencontrés par l’œuvre : ce Stravinski néo-classique, un peu fade ne me passionne pas. Il remporte néanmoins un très grand succès,.
  • pour le chœur de l’opéra de Lyon dont l’interprétation de la liturgie L’hymne des Chérubins restera dans les annales. L’action s’arrête et ce chœur s’enchaîne à l’opéra avec une fluidité étonnante, au point qu’on penserait ce moment suspendu et d’une grande force intégré naturellement à l’œuvre, tant il arrive à propos. Un moment grandiose, magnifique. La performance dans Perséphone où le chœur est plus présent est remarquable également.

Au total, orchestre et chœur mis à part, rien de totalement convaincant dans ce spectacle très chic, qui a affiché des prétentions un peu excessives au vu de la distribution et des choix scéniques au total pas si riches, sinon riches d’effets un peu poudre aux yeux.[wpsr_facebook]

Perséphone  ©Pascal Victor
Perséphone ©Pascal Victor

FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2015: A MIDSUMMER NIGHT’S DREAM de Benjamin BRITTEN le 12 JUILLET 2015 (Dir.mus: Kazushi ONO; Ms en scène: Robert CARSEN)

Début mythique de l'acte III ©Patrick Berger
Début mythique de l’acte III ©Patrick Berger

La programmation d’Aix cette année est faite de deux nouvelles productions (Alcina et Entführung aus dem Serail) et de deux reprises, l’une venue de Madrid (Iolanta-Perséphone), et l’autre ce Midsummer night’s dream de Britten, dans la mise en scène de Robert Carsen, qui est l’une des productions mythiques d’Aix en Provence, coproduite par l’opéra de Lyon, sans doute la plus mythique des 30 dernières années, qui a fait plus ou moins le tour des grands opéras du monde et qui est reprise cette année. Quel mélomane ne l’a pas vue, soit en DVD, soit en salle, soit à la télévision ?

La production de Robert Carsen a si bien contribué à populariser l’opéra de Britten qu’il est difficile de s’imaginer un Midsummer night’s dream qui ne soit pas vert pomme (la forêt) et bleu cobalt (le bleu profond de la nuit et du rêve), qui n’ait pas revêtu les habits que Carsen lui a confectionnés (avec la complicité de Michael Levine, auteur des décors et costumes), dont le sommet est le lever de rideau de l’acte III avec ces trois lits suspendus dont la photo court toutes les bonnes revues et j’oserais dire, tous les bons livres d’histoire du spectacle vivant, s’ils existaient.

Mais cela va bien au-delà je crois : l’œuvre de Britten commençait juste à être jouée hors les îles britanniques dans les années 80. Tout juste si Paris une dizaine d’années avant cette production avait découvert Peter Grimes (Saison 80/81), et la Scala quelques années auparavant (75/76) grâce à une tournée du Royal Opera House, à l’époque où les tournées étaient plus fréquentes.

La découverte de Midsummer night’s dream, grâce à cette production, on peut l’affirmer, a d’ailleurs permis à d’autres œuvres de Britten de trouver place dans le répertoire ordinaire des salles d’opéra. Britten (comme Janacek d’ailleurs) a explosé dans les années 90.

Benjamin Britten a su adapter la pièce de Shakespeare et en réduire le texte plutôt long et complexe d’une manière très efficace, il a aussi su l’adapter aux réalités de l’opéra, qui nécessite une clarté plus grande, une certaine linéarité. L’ensemble est particulièrement équilibré, y compris avec la fin désopilante en forme de théâtre dans le théâtre, parodie d’une grande drôlerie de l’opéra italien .
C’est donc avec joie que j’ai revu ce spectacle pour la cinquième fois, aves les forces de l’Opéra de Lyon, qui me sont si familières, et leur chef Kazushi Ono.
À distance de 24 ans, on note évidemment l’évolution des modes scéniques à l’usage et à la nature des couleurs, à une certaine manière de théâtraliser, à l’absence de vidéo, devenue un lieu commun des mises en scène d’aujourd’hui. Mais on note aussi les permanences, et surtout un style Carsen qui déjà à ses débuts avait marqué : sens esthétique aigu, jeu des acteurs, géométrie des espaces et des mouvements, intelligence de la lecture où le dit fait affleurer le non dit avec finesse et intelligence et sans insistance excessive. Un style qui a tellement séduit qu’on a vu depuis les productions de Robert Carsen croître et multiplier partout de manière presque déraisonnable.
Il reste que ce travail d’une rare intelligence a laissé une trace profonde avec raison. Un Songe sous une lune lumineuse géante ou minuscule, illustré par une variation sur le lit, lieu du songe et lieu du reste : il fallait oser une idée aussi simple qui fait du plateau un immense lit, sur lequel quelquefois sont disposés une série de lits en dortoir, et au dessus duquel sont à d’autres moments suspendus trois lits entre ciel (de lit) et terre : ce Songe : c’est à la fois une affaire de lit, de fantasmes y compris les plus crus (l’âne) mais aussi, et c’est là aussi le tour de force, l’expression d’une très grande poésie, dont l’effet ne s’est pas érodé depuis 24 ans.
Je pense qu’il faut aussi ajouter au franc succès de la production non seulement ses qualités propres, nombreuses, mais qu’en ce 12 juillet elle succédait à l’Enlèvement au Sérail très tendu et très violent de la veille, et qu’ainsi d’une certaine manière, elle a fait respirer le public qui avait assisté à l’angoissante représentation de l’opéra de Mozart. Enfin le droit au rêve, et non pas au cauchemar obligé.

Des amours particulières ©Patrick Berger
Des amours particulières ©Patrick Berger

On a donc revu, et avec quel plaisir, les tribulations d’un Puck excellent (l’acteur Miltos Yerolemou) sautillant, roulant, cabriolant et d’une compagnie de chanteurs très homogène, et techniquement parfaite, dans ce style d’un extrême raffinement qui tient à la fois du post romantisme et du chant baroque.

Laurence Zazzo (Oberon) Sandrine Piau (Tytania) ©Patrick Berger
Laurence Zazzo (Oberon) Sandrine Piau (Tytania) ©Patrick Berger

Bien sûr dominent Laurence Zazzo, magnifique Obéron (rôle créé par Alfred Deller) au style impeccable et à l’allure royale et Sandrine Piau, belle Tytania, primesautière, fraîche, aux aigus triomphants, mais aussi les deux couples, au style très soigné, à la belle technique et au jeu très engagé, Rupert Charlesworth (Lysander) et ElizabethDe Shong (Hermia), John Chest (Demetrius)

Layla Claire (Helena) ©Patrick Berger
Layla Claire (Helena) ©Patrick Berger

et la remarquable Layla Claire (Helena), ainsi que le Bottom de Brindley Sheratt, âne désopilant dont Tytania tombe amoureuse avec tous ses compagnons artisans (excellent Flute/Thisbe de Michael Slattery).Toute la compagnie du reste montre une jeunesse, un engagement et des qualités notables, j’en veux pour preuve la prestation brève, mais très notable du couple Hippolyta (Allyson Mc Hardy) et Theseus (Scott Conner). L’Académie du Festival d’Aix fournit d’ailleurs régulièrement de jeunes artistes qui participent aux productions, et il y a dans la distribution quatre de ses anciens membres.

Le Trinity Boys Choir et Puck (Miltos Yerolemou) ©Patrick Berger
Le Trinity Boys Choir et Puck (Miltos Yerolemou) ©Patrick Berger

Le Trinity Boys Choir outre ses apparitions scéniquement remarquables d’une rare fraîcheur et d’un professionnalisme confondant, est idéal dans cette musique difficile, dans la grande tradition des « voix blanches » anglaises ; il remporte un succès important et mérité. L’orchestre de l’Opéra de Lyon sous la direction de Kazushi Ono sait parfaitement jouer des différents styles dont l’œuvre s’inspire, il est tantôt très intimiste, avec des sons à peine perceptibles (remarquables cordes), tantôt plus présent, et plus énergique, mais toujours d’une extrême précision et d’un raffinement presque éthéré, avec une rondeur qu’on ne lui connaît pas toujours : une remarquable prestation, qui confirme l’excellence de Kazushi Ono dans ce type de répertoire..
Au total, une soirée de très grande tenue, musicalement sans failles, qui nous rappelle que les grands spectacles ne meurent jamais, parce que de spectacle forcément éphémères, ils deviennent des œuvres : ce Midsummer night’s dream n’est plus un spectacle, c’est une œuvre inscrite dans l’histoire de la scène européenne.[wpsr_facebook]

Pyrame et Thisbé version Théâtre dans le théâtre ©Patrick Berger
Pyrame et Thisbé version Théâtre dans le théâtre ©Patrick Berger

 

SUR L’ÉLECTION DE KIRILL PETRENKO AU PHILHARMONIQUE DE BERLIN

Kirill Petrenko © Wilfried Hösl
Kirill Petrenko © Wilfried Hösl

On attendait une décision dans plusieurs mois et elle est arrivée un mois et 10 jours après ce fatidique 11 mai, tant commenté par les médias et tant raillé par les réseaux sociaux. Qui a regardé la conférence de presse (sur YouTube) a pu constater la satisfaction visible des musiciens qui intervenaient. Satisfaction qui m’a été confirmée par les mails échangés avec quelques-uns des membres de l’orchestre.
Les lecteurs de ce blog savent comme je suis Kirill Petrenko dans la plupart des productions qu’il dirige à Munich, mais les spectateurs de l’Opéra de Lyon (merci Serge Dorny) , où il a dirigé régulièrement de 2006 à 2011, le connaissent bien aussi et savent la qualité de ses Tchaïkovski (un Mazeppa superlatif notamment!) et se souviennent de son Tristan und Isolde qui a suscité un intérêt plus vif de la presse, vu qu’il était le chef désigné (et choisi par Eva Wagner-Pasquier) pour le Ring du bicentenaire de Wagner à Bayreuth. Kirill Petrenko est évidemment un chef de tout premier plan, indépendamment des inévitables discussions d’entracte sur telle ou telle interprétation. Sa récente Lulu à Munich a divisé les commentateurs, notamment étrangers, malgré une appréciation positive de presque toute la presse germanique parce qu’il a pris à revers une œuvre qui commence (depuis assez peu de temps) à avoir une tradition (une doxa serait plus juste) interprétative.
Il reste que bien des commentaires lus dans la presse ou dans les réseaux sociaux français montrent qu’on considère son élection à Berlin comme celle « d’un second couteau », comme l’écrit un twitteur sans doute peu au fait de la manière dont il est considéré outre-rhin dans le monde musical, ou d’un choix « par défaut » puisque ceux qui étaient considérés comme les probables heureux élus éventuels ont été écartés.
Au conclave, on rentre Pape et on en ressort cardinal, c’est bien connu.
Connu à Lyon où il  a dirigé 4 opéras, Petrenko l’est moins à Paris…mais gageons que désormais les Sybilles et les Pythonisses du monde musical français vont édicter leurs jugements éclairés lors des prochaines apparitions du chef sur les rives de la Seine.
Certains vont jusqu’à mettre en doute le jugement des musiciens du Philharmonique de Berlin, car les musiciens d’un orchestre (et de cet orchestre !) ne seraient pas les mieux placés pour juger du discours interprétatif d’un chef. Les Berliner Philharmoniker les attendent impatiemment, ces doctes commentateurs, pour entendre en quoi ils ont fait l’erreur de leur vie.
Il y a partout des cafés du commerce, auprès des stades et auprès des salles de concert. Et partout des programmateurs en herbe (folle). Ah, si on les écoutait.
Une chose est sûre, c’est que jamais Kirill Petrenko n’a fait partie des outsiders , qu’on en parlait en Allemagne pour Berlin  depuis longtemps, et bien avant mai 2015. On sait qu’il est considéré comme l’étoile montante de la direction d’orchestre, travailleur acharné, adoré des orchestres qu’il dirige, des équipes qu’il anime, d’une folle exigence et d’un fol pointillisme, mais en même temps d’une grande gentillesse. Lors d’une conversation avec l’intendant de Munich Nikolaus Bachler, celui-ci me disait ne jamais avoir vu un orchestre prolonger une répétition pendant plus de 30 minutes par rapport à l’horaire prévu simplement « parce que c’est intéressant ». Kirill Petrenko n’a pas de relation avec les médias, qu’il évite, il est d’une discrétion vite devenue légendaire, en ce sens, il est à l’opposé du grand communicant Simon Rattle mais a imposé le respect partout où il est passé.
Il faisait partie des noms cités avec insistance, mais tout le monde focalisait sur Christian Thielemann, le candidat de « l’identité allemande », grand musicien, mais personnalité contestée (d’aucuns disent contestable) ou sur son alternative Andris Nelsons.
L’annulation de son concert avec les Berliner début décembre (Mahler VI, qu’il avait dirigée de manière époustouflante à Munich début octobre – voir ce blog) a été interprétée  comme une fin de non-recevoir et un refus de rentrer dans le « toto-direttore », dans la ronde des possibles élus.
Eliminé, par sa propre volonté, de la course à ce poste, restaient deux possibilités :

  • ou bien élire Thielemann ou Nelsons,
  • ou se replier sur une solution d’attente, un maître plus vénérable, Jansons, un des favoris de l’orchestre, mais qui a signé opportunément sa prolongation à Munich juste avant le 11 mai, Barenboïm, dont le nom circule toujours au moment de l’élection et ce depuis 1989, voire Chailly.

On a même prononcé les noms de Yannick Nézet-Séguin ou de Gustavo Dudamel, improbables, ou même de Esa Pekka Salonen, qui n’a pas mis les pieds à Berlin depuis des lustres.
A la veille du concert de Berlin en décembre 2014, Kirill Petrenko était si attendu que les concerts étaient complets et qu’on pensait que si c’était un triomphe, c’était plié pour l’élection. Pour un outsider, on repassera!
Le choix offert au 11 mai fut donc peut-être, contrairement à ce qu’on écrit ici et là, un choix « par défaut », et cela expliquerait l’échec du vote. Il y avait sans doute de forts partisans de Thielemann, mais aussi de fortes oppositions. Et donc raisonnablement l’orchestre a préféré reporter le choix, qui doit être aussi unitaire que possible, pour préserver l’homogénéité de l’orchestre, malgré les inévitables variétés des opinions à l’intérieur d’un groupe de 124 personnes.
Un revirement si subit (un peu plus d’un mois) et une élection de Kirill Petrenko à forte majorité des musiciens montrent que le chemin s’est ouvert plus rapidement qu’attendu. D’abord, remarquons et c’est tout à leur honneur, que les musiciens ont compris que la communication autour de l’élection leur avait été dommageable en mai : les réseaux sociaux suspendus à la fumée blanche, les fausses nouvelles qui fuitent, puis le soufflé qui retombe, tout cela n’est pas bon pour l’image et la sérénité « artistique » des débats. Ils ont donc procédé dans le plus grand secret, ce qui préservait d’un éventuel échec.
Mais les choses étaient suffisamment avancées pour que le célèbre critique du journal Die Welt, Manuel Brug, publiât ce week-end dans son blog un article annonçant la réunion de l’orchestre et les questions en suspens, encore aujourd’hui d ‘ailleurs, concernant la compatibilité du contrat munichois de Petrenko (qui se termine en 2020) et le début de son contrat berlinois (septembre 2018).( http://klassiker.welt.de/2015/06/21/wird-kirill-petrenko-neuer-chef-der-berliner-philharmoniker-ab-2020/)

Qu’est ce qui a pu décider les musiciens à revenir sur un nom qui paraissait perdu pour la cause, et qu’est ce qui a pu décider Petrenko ? D’abord, il apparaissait que Petrenko n’était pas si fermé à la perspective. Ensuite, Andris Nelsons se refusait à laisser Boston. Or, si un directeur artistique et musical des Berliner peut rester directeur musical d’un opéra (Karajan fut à la fois viennois salzbourgeois et berlinois), il ne peut cumuler deux orchestres. Quant à Thielemann, je pense que les derniers événements de Bayreuth (le Hausverbot d’Eva Wagner-Pasquier et le remplacement dans le dos de Petrenko de Lance Ryan), les commentaires peu amènes de la presse et les communiqués d’une rare netteté de Kirill Petrenko lui-même, lui qui ne parle jamais, n’ont pas favorisé les conditions éventuelles d’un retour serein de Thielemann dans les candidats au poste de Berlin. Si donc les conditions ont été réunies en si peu de temps, c’est que le ciel s’est subitement éclairci mais aussi et surtout que le nom de Petrenko flottait depuis longtemps dans les têtes des musiciens pour s’imposer rapidement.
Dernière remarque enfin, on dit toujours que Berlin se déciderait en fonction de critères musicaux certes, mais aussi commerciaux : ils viennent de choisir un chef à la discographie limitée et au répertoire soi-disant limité (même si Petrenko a été formé en Autriche, gage de grand classicisme). Qui plus est, il n’a dirigé que trois programmes à Berlin. Ou bien ils sont inconscients (ce que disent les gens des cafés du commerce) ou bien ils ont au contraire une raison impérieuse et pour eux évidente. Gageons que ce soit cette deuxième raison qui ait emporté la décision, née de répétitions mémorables aux dires de tous, et de concerts (qu’on peut entendre par extraits sur YouTube) surprenants, voire clivants, ce qui est le gage à tout le moins d’une forte personnalité musicale. C’est bien donc une décision exclusivement artistique qu’ils ont prise, au mépris des conseils de tous genres, au mépris des bruits qui circulaient, et c’est tout à leur honneur là encore.
La dernière fois qu’ils se sont arrêtés sur un nom inattendu qui n’était pas dans la rose des favoris officiels, c’était en 1989 et l’élu s’appelait Claudio Abbado. [wpsr_facebook]

OPÉRA NATIONAL DE LYON 2014-2015: PELLÉAS ET MÉLISANDE de Claude DEBUSSY (Dir.mus: Kazushi ONO; Ms en scène: Christophe HONORÉ)

Une forêt, une Jaguar...la scène I © Jean-Louis Fernandez
Une forêt, une Jaguar…la scène I © Jean-Louis Fernandez

Le mal d’amour.
Pelléas et Mélisande est la nième variation sur l’amour d’un couple irrégulier et d’un mari mal aimé. La Princesse de Clèves, que Christophe Honoré connaît bien, raconte un peu la même histoire. Le Rouge et le Noir aussi, Tristan et Yseult et donc Tristan und Isolde, ainsi que le Roi Arthus de Chausson si récemment redécouvert et bien d’autres. C’est dire combien a priori ce thème n’a rien de neuf quand Maeterlinck s’en empare en 1892, c’est au contraire un topos littéraire.
Maeterlinck en fait sa version « symboliste », moyen âge rêvé, forêt mystérieuse, personnages venus de nulle part dans un royaume au nom déjà évocateur : Allemonde, une alliance de alle- qui pourrait bien venir du ἄλλος grec (autre) et du mundus latin, l’autre monde, le monde autre, qui pourrait être aussi un jeu sur « allemande » à une époque où l’Allemagne est vraiment l’autre et qui rappelle le nom qu’il choisit pour la villa qu’il achètera à Nice, la Villa Orlamonde. Je délire dans la forêt des symboles, qui raconte une histoire somme toute a priori bien commune. Il faut donc que le travail de mise en scène en fouille les spécificités pour en faire une histoire singulière.

Pelléas et Mélisande, dans l’univers fantasmatique culturel français, c’est un moyen âge de contes, salles hautes, tours élevées d’où Mélisande fait tomber sa mythique longue chevelure car c’est bien là aussi ce qu’on retient de Mélisande, une chevelure longue dans laquelle Pelléas se perd (mais non, il n’y pas de métaphore érotique, voyons !), un couple de vieillards, un mari mur (Mélisande observe dès la première rencontre ses cheveux blancs), un enfant Yniold totalement instrumentalisé et un Pelléas post-adolescent, en bref, sur le plateau s’exposent la plupart des âges de la vie.
L’univers de Pelléas et Mélisande est d’abord littéraire, le choix de Debussy de ne pas toucher au texte original de la pièce est aussi un choix esthétique : c’est la musique qui habite un texte préexistant et qui a sa vie propre, et même une vie qui a perturbé nombre d’auditeurs, à commencer par les premiers spectateurs, (les réactions fameuses à « Je ne suis pas heureuse ») essentiellement dues à mon avis au fait que le texte apparaît comme un texte de prose ordinaire alors que c’est un “Poème” de Maurice Maeterlinck et qu’il est en vers libres d’où la tension entre une langue réellement poétique, et une réception qui semble être celle d’un texte prosaïque en tous les sens du terme.

Pelléas et Mélisande par Jorge Lavelli
Pelléas et Mélisande par Jorge Lavelli (décor de Max Bignens)

Jorge Lavelli à qui l’on doit un magnifique travail à Paris en 1977, dirigé par un non moins magnifique Lorin Maazel, pour l’entrée au répertoire de l’Opéra, disait dans une interview que les interprètes devaient s’exprimer en donnant l’impression qu’ils ne chantent pas et « s’expriment à travers le chant comme on pourrait le faire en parlant » (sic) . Un ami qui voyait l’opéra pour la première fois et qui avait lu le texte de Maeterlinck évoquait « Les parapluies de Cherbourg » pour traduire l’impression d’étrangeté voire de contraste entre un texte de prose apparemment ordinaire et une musique qui s’y adapte. Aussi étonnant que puisse être ce rapprochement, il traduit la gêne devant la présence inhabituelle de ce type de texte à l’opéra et surtout la manière qu’il a de s’imposer,  selon la volonté même de Debussy mais il traduit aussi une belle intuition puisque Christophe Honoré revendique l’héritage de Jacques Demy.
En plus on en a souvent fait un texte « poétique » au sens gauchi du mot, éthéré, lointain, mystérieux comme les forêts profondes, alors qu’il y a des moments extraordinairement violents et cruels et que la censure en 1902 s’en est même mêlée…
Il y a dans Pelléas et Mélisande un aspect chair et sang qu’il n’y a pas avec la même prégnance dans Tristan und Isolde, auquel on le compare. Il y a dans Pelléas quelque chose de bien plus dramatique et urgent à cause du personnage de Golaud, qui occupe bien plus d’espace que Marke dans Tristan. Comme je l’ai déjà écrit y compris dans le présent texte, à cause du côté retenu de personnages amoureux qui dans la tradition, ne se touchent pas, et qui subissent la marque du troisième personnage, malgré leur « innocence », la situation me rappelle La Princesse de Clèves. La Princesse et Nemours s’aiment et se désirent comme Madame de La Fayette nous le fait sentir fortement lors de la fameuse scène de la canne des Indes portant les couleurs du duc dans le texte commençant par « les palissades étaient fort hautes » où le duc contemple de loin la princesse rêveuse et rêvant. Dans un autre contexte, Golaud fait regarder des amants par Yniold , et Honoré le fait regarder par dessus un haut mur -. Mais surtout avant de mourir le discours violent, injuste, lacérant, du Prince de Clèves à la princesse possède le ton désespéré et vengeur qu’un Golaud eût pu prononcer. La princesse se refusera ainsi définitivement à Nemours. Une différence de taille cependant : la princesse dit la vérité au prince, lui avoue cet amour, et ainsi fait naître jalousie, doute et destruction, et Mélisande au contraire confie ne mentir qu’à Golaud, avec d’ailleurs le même résultat. Mais il y a sans conteste des motifs littéraires voisins.
A entendre certains commentaires ou à lire certaines critiques de ce spectacle, on a vaguement l’impression qu’un peu de fumigènes, une fontaine mal éclairée et une forêt obscure suffiraient pour caler l’évocation de Pelléas et Mélisande, pour laisser le spectateur dans l’enchantement de la musique. Prima la musica ? prima le parole ? Debussy, travaillant sa musique sur le texte même de Maeterlinck a choisi…de ne pas choisir, et de proposer cette double exigence, imposer un texte et imposer une musique qui s’entrecroisent, au point qu’il n’avait pas prévu à l’origine les intermèdes qui vont avoir un bel avenir dans la musique du XXème siècle, et qui créent et renforcent cette action continue qu’il appelait de ses vœux.
Il y a par ce choix une force de la parole qu’il n’y pas dans les autres opéras français « à livret » : pas de livret forcément au service de la musique ici, mais au contraire une musique qui entend servir les paroles, et donc qui donne au théâtre une valence particulière. Bien entendu, on va penser à Wagner. Mais Wagner écrivait lui même ses textes, Debussy choisit de mettre en musique un texte qui fonctionne déjà comme texte de théâtre, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
Pour toutes ces raisons, le texte de Pelléas, plus qu’un autre livret en français, nécessite un travail tout particulier sur la diction et sur la transmission, et sans doute aussi est-ce le motif pour lequel l’œuvre est relativement rare sur les scènes étrangères, alors qu’elle est mondialement connue : il est difficile pour un chanteur étranger dans rentrer dans cet univers si particulier.

« Les tableaux de la nature, les actions des humains, tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes ; ce sont là des apparences sensibles destinées à représenter leurs affinités ésotériques avec leurs Idées primordiales » : voilà ce qu’affirme Jean Moréas dans son Manifeste du symbolisme. Pourtant, même si les personnages de Maeterlinck apparaissent surgir dans l’action sans histoire, sans passé, il se dit des choses qui sont très concrètes et qui construisent une histoire et retissent un passé. Christophe Honoré choisit donc de suivre scrupuleusement le livret pour en déduire un univers, qui n’est certes pas celui habituel de Pelléas, mais qui s ‘appuie sur des éléments parfaitement vérifiables.
L’univers de Pelléas et Mélisande est un univers de contes de fées qui convient bien au symbolisme : on y trouve un peu tous les éléments du conte : Moyen-âge, Princes, lieux imprégnés de mystère et d’une sorte de vie secrète (forêt, grotte), on y trouve aussi le surgissement de Mélisande venue de nulle part peut-être, mais d’un nulle part suffisamment noir pour qu’elle ait à le fuir, un nulle part qui fait du mal, un nulle part dont elle possède une couronne qu’elle jette pour la voir disparaître.

Un autre image de la mise en scène de Lavelli en 1977
Un autre image de la mise en scène de Lavelli en 1977

Ce surgissement magique pose le premier élément. Jorge Lavelli avait bien montré cet univers avec cette ombre de château vaguement médiéval revu XIXème siècle. C’était une de ses belles mises en scène (Paris 1977)

 

Une image de la mise en scène de Vitez © Lelli & Masotti
Une image de la mise en scène de Vitez dans les décors de Yannis Kokkos

Antoine Vitez, dans la mise en scène la plus poétique et la plus juste de l’œuvre, que j’ai eu la chance de voir quatre fois (Scala, Vienne, Londres), insistait sur un univers d’innocence peu à peu effilochée et détruite. Lavelli et Vitez s’appuyaient sur un univers dessiné, au total abstrait. Mais l’univers du conte est un univers de non-dit partagé. Christophe Honoré va se confronter à l’œuvre en faisant, pour évoquer un célèbre ouvrage, une « psychanalyse du conte de fées » Pelléas et Mélisande, et essayer de sortir du conformisme dans lequel l’œuvre a été souvent scéniquement enfermée.
Il la traite donc de manière théâtrale, c’est à dire comme objet d’analyse et de réflexion sur la nature d ‘un texte dont la nature dite « symboliste » ne se suffit pas à elle-même. Il cherche donc, en s’appuyant sur le livret à chercher les motivations cachées des personnages, leurs désirs, leurs limites, leurs lacérations.
Dans sa lettre aux chanteurs qui illustre le programme de salle, il affirme « rendre au désir sa nature incongrue, ridicule, déplacée, crâne, sale, absolue ». Le désir est souvent présent dans l’espace tragique, mais souvent aussi étouffé par la « bienséance » : il y a derrière tout vers racinien, la brûlure du désir « j’ai fait couler dans mes brûlantes veines » dit Phèdre…Phèdre parle à Hippolyte de manière si rapprochée qu’il sent son souffle et qu’on l’entend « Mais fidèle, mais fier et même un peu farouche » au point qu’il en rougit « cette noble pudeur colorait son visage ». Effacer le désir de la représentation tragique est non seulement une erreur, mais un contresens. De même dans l’opéra: le duo de Tristan est tout de même la métaphore musicale de la montée d’un orgasme (interrompu), et le dernier mot du texte de l’opéra est « Lust » : les mots ont un sens.

Pelléas, Geneviève, Yniold (assis) et Arkel (à gauche), Marcellus mourant sur l'écran © Jean-Louis Fernandez
Pelléas, Geneviève, Yniold (assis) et Arkel (à gauche), Marcellus mourant sur l’écran © Jean-Louis Fernandez

D’un autre côté, Christophe Honoré tire le texte vers la question de l’adolescence qui, on le sait, l’intéresse. Il fait de Pelléas et Mélisande un couple adolescent fragile, « la très grande force des corps et leur très grande vulnérabilité ». La fragilité est l’un des éléments centraux de l’œuvre, physiquement montrée à plusieurs moments chez le personnage de Mélisande, mais il étend cette fragilité à tous les personnages, dont il fait des personnages à fêlure, à ambiguïté: la vision d’un Marcellus mourant du SIDA offert aux regards sur l’ écran lorsqu’il est évoqué par Pelléas jette un regard particulier sur son passé et donne à l’ordre d’Arkel de  différer son départ une valeur singulière qui contraint Pelléas (comme Hippolyte dans Phèdre d’ailleurs, tiens tiens) à ne cesser d’annoncer son prochain départ.

Dans cette construction intellectuelle et intelligente d’un Pelléas et Mélisande vu en version cachée, derrière les yeux, et je rajouterais derrière les corps, l’ambiance construite a évidemment une valence particulière, ainsi que la manière dont la soirée est construite : l’opéra est présenté en deux parties, une première avec toutes les scènes d’exposition, jusqu’à la scène de la grotte, puis la seconde partie qui raconte l’histoire jusqu’à son climax. Le décor d’Alban Ho Van a une présence notable, voire envahissante, voire insupportable dans ce travail, et notamment le contraste avec la scène I (ainsi que la dernière scène) espace vide avec Jaguar (la voiture) dans une nuit brumeuse, et une forêt à peine visible sur l’écran qui projette les images que le texte ne dit pas mais suggère, ou que les personnages sentent ou rêvent ou que le public a peut-être envie de voir. Dès la deuxième scène (la lettre, magnifiquement dite par la Geneviève incarnée de Sylvie Brunet Grupposo) commence un ballet insupportable de structures lourdes de décor qui font beaucoup de bruit par leur déplacement et qui dérangent.
Je suis tombé dans le piège, et à l’entracte je disais ne pas entrer dans le spectacle, être dérangé et être bien peu convaincu de l’approche.

Un monde de murs © Jean-Louis Fernandez
Un monde de murs © Jean-Louis Fernandez

D’ailleurs, d’autres spectateurs n’hésitent pas à sortir dès l’entracte. Ce qu’il ne faut jamais faire en principe, et en particulier ici, car le sens de ces mouvements, de ces hauts murs qui obstruent toute vision, qui ne laissent aucun horizon, apparaît dans toute sa logique dans la deuxième partie. Un monde d’arrière cour, de sorties de service, de garages ou de dépôts, un monde de murs à la fois cru et glauque (au sens d’aujourd’hui), mais qui finit d’ailleurs par dégager par contraste une sorte d’irréalité, voire de poésie : la poésie de l’étouffement. D’ailleurs, Honoré utilise non seulement ces bâtiments énormes qui envahissent la scène (et qui nous rappellent que la scène de Lyon est bien plus grande que ne le laisse montrer l’ouverture sur la salle), mais aussi des murs, avec de petites portes, qui cachent un extérieur ou un intérieur lui aussi obstrué. Pelléas apparaît plusieurs fois perché sur des murs, Golaud fait regarder Yniold par dessus un mur, un univers qui étouffe, fermé, où l’enfermement fait penser inévitablement à une prison, annonciatrice de mort : n’est-ce pas une porte percée dans un mur qui annonce la fin de Pelléas ? N’est-ce pas contre un mur qu’il est poignardé ? Alors, ces déplacements bruyants de la première partie, ces structures monumentales et aveugles, sont apparemment inutiles parce qu’elles n’imposent pas de parcours, mais imposent une réduction des espaces et des mouvements, mais rendent aussi facile de se dissimuler aux autres et voir sans être vu : Néron regardant Junie dans ce palais labyrinthique qu’est la Domus Aurea. Ces mouvements agacent, mettent mal à l’aise, lassent même : et finissent par  installer chez le spectateur le sentiment qu’Honoré veut transmettre : l’envie d’air, l’envie d’espace l’envie de l’extérieur, l’envie, en bref, que ça finisse. Honoré est trop fin pour ne pas l’avoir voulu : ni une erreur, ni une maladresse mais une perturbation volontaire.
De même, volontaires, les interruptions (que Debussy ne voulait pas) le rideau qui se baisse, la mélodie interrompue là où Debussy voulait un flot ininterrompu, l’œuvre découpée en « séquences » pour peser, pour déranger, pour installer chez tous le cathartique malaise. Il y a quelque chose de cinématographique dans tout cela, non pas par la présence de l’écran (quelquefois caché ou partiellement dévoilé) qui dirait ce que la scène ne dit pas , ce serait aujourd’hui trop simple et trop banal,  mais plutôt dans l’ensemble des mouvements, de l’ambiance imposée, de la couleur même, des jeux entre les scènes vues en grand angle (le duo final de Pelléas et Mélisande, magnifique) et les zoom où l’action se concentre dans un petit espace. Il y a quelque chose qui rappelle certains films de Kazan, un cinéaste qui prend racine dans le monde du théâtre (fondateur de l’Actor’s Studio), mais qui s’intéresse aux ambiances étouffantes (les univers à la Tennessee Williams que Kazan connaît bien). Rien de moins réaliste, rien de moins quotidien, rien de moins ordinaire que cet univers presque abstrait, une sorte de cour de récréation (ou de promenade, pour accentuer la métaphore de la prison) qui devient le champ clos des passions ou des désirs, tout comme l’espace tragique des classiques. Des murs, des palissades, sans horizon, les gens se croisent, se heurtent, s’aiment et se tuent.
Il n’est pas dit d’ailleurs que le « réel » soit sur la scène et le « fantasmé » sur l’écran, il n’est pas non plus interdit que des scènes emblèmes de l’œuvre soient vues d’une manière moins évocatoire et plus directe. Il n’est donc pas interdit que la scène de la chevelure si mythique soit directement érotisée, devienne crue et « sale » pour reprendre un adjectif utilisé par Honoré, mais Baudelaire avait déjà avant lui fait de la chevelure un objet poétique et érotique.
D’ailleurs Honoré s’amuse avec la chevelure : il sait bien que pour tous les spectateurs, Mélisande c’est d’abord une chevelure : alors, sa Mélisande va porter des perruques diverses, devenant un avatar de Lulu, un avatar de prostituée, au gré des désirs de Golaud qui l’a épousée, ou qui la possède (en tous les sens du terme), devenant par là-même une sorte d’autre namenlose sans identité que celle qu’on lui met sur la tête. Et la perruque devient « signe » de Mélisande au point qu’Yniold s’en coiffe et qu’Arkel le confonde avec elle et l’embrasse: Mélisande réduite à un accessoire.
A ce propos d’ailleurs, d’aucuns ont vu s’ouvrir un espace pédophile, un concept à la mode aujourd’hui. Je ne vois ni intérêt ni cohérence dans cette interprétation qui tourne court. J’y ai vu plutôt l’idée d’un Yniold qui protège les amants (disparus dans le bâtiment) et qui met la perruque de Mélisande pour donner le change et « détourner  l’ennemi», ce qui met Yniold l’enfant du côté des deux autres enfants, comme les appelle Golaud en les surprenant, ne l’oublions pas, et qui renvoie le couple au monde des enfants, des plus jeunes, d’une certaine innocence, de cette insouciance des « jeux interdits », ce qui me paraît plus riche et plus cohérent avec le sens du travail proposé.
Si l’on disserte sur la chevelure et ses avatars et les perruques successivement portées par Mélisande, il faut remarquer que Mélisande à mesure qu’elle se libère de Golaud quitte ses habits de bourgeoise chic ou de prostituée fantasmée pour être de plus en plus naturelle, ce qu’elle est lorsqu’elle avoue son amour à Pelléas. Dès que l’amour est avoué, dès que la vérité est étalée, dans son naturel et sa netteté, plus de perruque, plus de place pour l’artifice : c’est la fin des jeux de faux semblants et d’une certaine manière, du marivaudage. C’est la fin du « faire comme si ». Il y a une exigence du « dire vrai » ou de « l’être vrai » quand l’amour est avoué. Il en est ainsi entre les deux amoureux, comme chez Marivaux (final des fausses confidences) ou même comme chez Stendhal (dans le Rouge et le Noir, la scène de la visite de Madame de Rénal en prison).
Je ne sais si je sens « vrai », mais je n’ai pas vu les scènes un peu plus crues où les héros se touchent comme des scènes « vraies » au sens où c’est ce que vivent forcément les personnages : c’est possible sans doute parce qu’ils sont dominés par leurs désirs, mais ce peut-être aussi une représentation directe du fantasme et du désir sans que celui-ci forcément s’accomplisse « en vrai ». Comme le rêve de Mélisande projeté à l’écran, dormant entre deux hommes la lutinant immédiatement après une image de Mélisande dormant comme si elle était morte dans une mare de sang (voir photo conclusive du texte) constitue un raccourci d’Eros-Thanatos. Et par la même un signe.

Yniold épie sur le mur...© Jean-Louis Fernandez
Yniold épie sur le mur…© Jean-Louis Fernandez

Mais la scène très théâtrale où les cinq enfants apparaissent lorsque Golaud force Yniold à regarder n’est pas plus « réelle » et eût pu être vue à l’écran. Les limites entre ce que dit la représentation scénique et ce que dit l’écran ne sont pas très nettes ; il serait trop simple de n’y voir que la différence entre réel et fantasme.
Ce qui m’intéresse dans ce travail, c’est son regard vers les possibles du texte, les sous-textes, les non dits. Dans ce texte tout en litotes, c’est à dire en réalité tout en force réprimée, représenter scéniquement la litote n’a pas un intérêt très novateur, c’est une paraphrase réussie si elle est bien réalisée par la mise en scène, terriblement ennuyeuse si elle n’est qu’illustration voire répétition.
L’intérêt du travail de Christophe Honoré, c’est qu’il est intelligemment dérangeant, qu’il ne va jamais contre tous les possibles d’un texte qui n’est pas si éthéré qu’on croit. Quand il montre  Mélisande jeter l’anneau volontairement dans l’eau comme elle a jeté la couronne au départ, il nous oppose à « l’acte manqué » un acte volontaire, qui dit quelque chose de Mélisande qu’on sent mais qu’on préfère ne pas voir.
La magnifique scène où le couple, au IVème acte, s’avoue son amour, et justement traitée à l’opposé : plus d’attouchements, mais deux êtres à l’opposé dans l’espace qui envahissent de paroles cet espace vide; un espace rempli par l’écran au fond qui raconte peut-être l’histoire que nous voudrions voir vivre. L’amour arrive, et tout ce qui faisait le désir non exprimé, le non dit, la vérité cachée, s’éclipse avec une intensité inouïe. Et c’est à ce moment que Golaud , quand le doute n’est plus permis, poignarde contre le mur( !), Pelléas, piégé par l’espace clos et les portes fermées (par Yniold qui est, comme Arkel, un spectateur muet et actif à la fois de l’accomplissement des destins…).

Le mal aimé construit son univers par le fantasme et le jeu des interprétations d’un geste, d’un regard, de mouvements qu’il traduit en douleur, mais aussi en espérance folle de reconquête. Quand la vérité éclate, il faut finir : en tuant Pelléas, Golaud casse le couple mais s’inscrit à jamais dans leur histoire de couple, comme Phèdre condamnant à mort Hippolyte a enfin un rôle dans sa vie, lui qui ne l’a jamais regardée. En tuant Pelléas, Golaud existe enfin pour Mélisande, qui en meurt, et qui meurt de cet enfant de lui qu’elle ne peut plus accepter.
Honoré, je l’ai écrit plus haut, fait vraiment de l’enfant Yniold un vrai rôle, comme un chœur muet le plus souvent qui observe avec une vie propre vue à l’écran, une vie cachée, une vie d’ado, et qui prend part, sinon parti dans la trame qui se noue, et donc je pense qu’il faut l’ajouter aux trois protagonistes. Ainsi, face aux quatre personnages Pelléas, Mélisande, Golaud et Yniold, le couple Geneviève-Arkel a une fonction singulière, vieux couple opposé au « jeune couple », qui vivent cette histoire par procuration, eux dont l’histoire semble arrêtée, et décatie : Geneviève chante au début, mais apparaît plusieurs fois dans plusieurs costumes, du dimanche, de ménagère, en robe de chambre, dans une sorte de quotidien du couple qui en a fini avec les histoires d’amour et qui se confronte au quotidien, pas très drôle, pas très reluisant. Arkel moins extérieur accompagne et commente l’action, il n’est jamais bien loin, comme si lui aussi était amoureux de Mélisande, mais un amoureux qui avec la distance de l’âge, n’attend plus rien, un amoureux qui est quelque part un vague prédateur (voir la scène avec Yniold déguisé, qui le trompe et le fait sortir du bois) son physique à la Nosferatu y fait penser.

Certains – et ce n’est pas faux – ont vu des rapprochement avec Lulu, non dans le caractère de Mélisande, mais dans la manière dont elle est présentée, dont Golaud l’habille de manière artificielle, outrancière, apprêtée, dont elle surgit sans « avant », vêtue comme une prostituée trouvée au bord de la route, et surtout dans la manière dont elle est vue par les hommes, dont elle est « habillée » par les hommes. Il y a dans le regard d’Arkel sur Mélisande quelque chose de ce genre. Et il n’y pas à s’étonner de le voir prendre une part active à sa fin (chloroforme), comme un Jack l’éventreur (ou un Nosferatu) en l’occurrence chloroformeur. Comme on chloroforme les chatons avant de les étouffer ou de les noyer. Arkel qui a compris que les murs sont infranchissables et qu’il vaut mieux le grand saut. On peut aussi penser que si Golaud a tué Pelléas, le père efface Mélisande en une sorte de solidarité intergénérationnelle et amoureuse.

Golaud ramasse Mélisande (sc.I) © Jean-Louis Fernandez
Golaud ramasse Mélisande (sc.I) © Jean-Louis Fernandez

Le spectateur se confronte à la complexité d’une analyse d’un livret qui emmène ailleurs, avec de vagues rapports avec ce que nous avons l’habitude de voir, même si les murs peuvent de manière lointaine rappeler les murs d’un château, mais qui se retrouve détourné et conduit sur une autre voie, sur un autre chemin, tout aussi abstrait malgré un décor envahissant et un faux réalisme caricatural comme la fameuse Jaguar qui ouvre et qui ferme l’œuvre.
Voilà une voiture qui évidemment est là comme première image « choquante » d’un univers que Christophe Honoré veut imposer. On attend une forêt, on l’a retrouve projetée sur un écran, on attend le moyen âge et on a une Jaguar un peu ancienne trônant au milieu d’un espace brumeux.

Voilà une image « hyperréaliste » certes, mais aussi quelque part symboliste, qui renvoie à cause du chauffeur à l’idée de pouvoir et de richesse, d’une richesse sans doute un peu passée : que fait une voiture dans la nuit, attendant le maître parti chasser, au pied de laquelle une jeune femme clairement vêtue en prostituée est lovée. La chasse de Golaud dans les bois ressemble à une chasse moins animalière : on peut même se demander qui il a tué pour revenir avec une lame sanglante et du même coup Mélisande refusant qu’on la touche est presque une prise, une proie trouvée par hasard qui va être possédée et qui sent confusément cette violence. Golaud veuf et seul cherche fortune, et trouve à ses pieds la proie idéale, celle qu’il va posséder et habiller : ce que nous dit Honoré ici, c’est que Golaud est dès le départ un danger.

À la fin, la voiture retrouve une fonction symbolique, comme si ce qui venait d’être vécu se bouclait. Tout s’était ouvert par le surgissement Mélisande, et finit sur Mélisande renvoyée dans le néant d’où elle semble venue. Mais cette fois-ci c’est Arkel qui officie.
Chloroforme, sac poubelle qu’on sort de la malle arrière, c’est pour moi une scène elliptique, suspendue, où sur l’écran Mélisande va se noyer et laisse le monde, et qu’on va noyer, qu’on va effacer, dans un sac poubelle. Où est le réel ? où est le figuré ? La grandeur du suicide ou une mort à la Gilda dans un sac ?
Il n’est pas interdit de penser que la Mélisande du début se laisse mourir au moment où on la trouve et qu’à la fin on l’y aide et on la pousse, comme un petit objet qui a perturbé un moment l ‘étrange Allemonde, et qui va passer hors le monde (comme Orlamonde). Il y a là des motifs auxquels on pense, sans que la scène ne nous donne clairement la solution, comme d’ailleurs la vision traditionnelle de la mort de Mélisande sans raison, sans motif autre qu’un effacement.

Pelés et Mélisande...intimité © Jean-Louis Fernandez
Pelés et Mélisande…intimité © Jean-Louis Fernandez

Christophe Honoré ne donne pas toujours d’explications claires, offrant au spectateur un choix, des chemins, et c’est sa manière à lui de traiter le symbolisme, un symbolisme passant par des images concrètes, des ambiances presque cinématographiques (on parlait plus haut d’Elia Kazan) et donc un symbolisme post-cinématographe.
Aussi ne réduit-il pas l’action à 3 protagonistes et 3 ou 4 spectateurs. Les spectateurs, Geneviève, Arkel, Yniold et le chauffeur qui est aussi le médecin (Jean Vendassi) ont chacun une part du drame, Yniold fait mouvoir consciemment ou non (tantôt l’un tantôt l’autre comme les enfants dangereux) les leviers de l’action, Arkel n’est plus le commentateur, mais à la fin l’acteur. Honoré accorde aux personnages non principaux des rôles, y compris muets

Les servantes "Erinyes" © Jean-Louis Fernandez
Les servantes “Erinyes” dirigées par Yniold © Jean-Louis Fernandez

(servantes qui rampent comme des Erinyes à l’acte IV annonciatrices de mort et qui sortent par une porte dérobée, pourquoi ? pour où ? ), le tout au service d’une ambiance d’une infinie tristesse, sans lueur, sans rien de magique, et étouffante, et mortifère.
Voilà un travail très construit, avec un savant équilibre entre une première partie de mise en place (y compris musicale) volontairement « lourde » et un peu démonstrative ou vécue comme telle et une seconde partie où les « pièges » de la première se referment et où s’éclairent les choix initiaux.
Dans cet univers, les chanteurs – diseurs- acteurs ont un rôle particulier, essentiel, qui fait qu’on ne peut vraiment séparer le chant de la mise en scène. Il y a un lien plus essentiel et plus profond entre les deux aspects.
Le petit Yniold confié à un enfant de la maîtrise (excellente) de l’Opéra de Lyon (Léo Caniard, vraiment émouvant sur scène et la voix fragile et si juste de Cléobule Perrot) est une bonne initiative alors qu’il est confié le plus souvent à un soprano : la voix non encore faite, encore un peu vive comme le vin nouveau, fait pendant à la voix vieillie et presque défaite de Vincent Le Texier, il y a là entre le père et le fils un contraste bienvenu et frappant, qui renvoie d’autant plus Golaud dans le monde des anciens, le monde des non-jeunes. Le monde de la finitude.

La Geneviève de Sylvie Brunet-Grupposo est d’abord une silhouette et un personnage, sa lecture de la lettre qui est tout le rôle, est l’un des moments forts de la partition et de la soirée. Même si elle a un petit vibrato qui m’a un tantinet gêné, elle dessine un univers proche du Lied qui impose un temps suspendu. Vraiment magnifique. Elle remporte un joli succès personnel, tout à fait justifié parce qu’elle est très présente dans la mise en scène, sorte d’écho féminin à Mélisande qu’elle accompagne, sorte d’ombre au milieu de ses servantes, jamais étrangère à l’action, et jamais dans l’action.
Arkel, on l’a vu, participe de manière plus directe au drame, jusqu’à être protagoniste de la fin de Mélisande et non plus commentateur ou spectateur. Jérôme Varnier lui prête une voix au timbre encore frais, un peu clair, moins fatigué que celui de Le Texier dans Golaud, et il en paraît donc presque plus jeune avec une diction parfaite, d’une rare clarté. La prestation musicale est dans l’ensemble de très bon niveau même s’il n’évite pas quelquefois des sons un peu fixes. Son travail d’acteur, avec ses déplacements hésitants, ses gestes esquissés, son allure de Don Quichotte égaré (version soft) ou de Nosferatu (version maléfique) en fait une silhouette forte de l’ambiance voulue par Honoré une silhouette à la fois fantomatique et d’une présence quasi permanente bien que discrète.

Golaud est un chasseur au couteau ensanglanté, voilà comme il nous est présenté. Ce début mystérieux renvoie Golaud dans le monde de ceux qui tuent, dans le monde de ceux qui font gicler le sang. Et la mort de Pelléas est la mort d’une proie.
Vincent Le Texier promène son Golaud depuis longtemps sur les scènes. La voix accuse de la fatigue, le timbre est plus opaque, mais la diction reste bonne et l’interprétation forte. Même si le jeu n’a pas la distance et la noblesse d’autres Golaud, et confine notamment à la fin à l’expressionnisme qui n’est peut-être pas le chemin voulu par l’œuvre, il reste que ce Golaud reste puissant. Christophe Honoré appuie très durement sur la dernière scène avec Mélisande où l’on atteint un paroxysme : non seulement les paroles sont très violentes et rappellent d’autres discours de mal aimés, comme je l’ai souligné plus haut, mais les gestes aussi, puisque Mélisande mourante est prise derrière la voiture, comme une prostituée. Vincent Le Texier n’installe aucune distance dans le personnage aucune distinction, mais seulement une image de lacération et une volonté de destruction . Toutefois, cette voix un peu fatiguée convient à l’idée de vieillesse installée dès le départ par Mélisande. Ce Golaud reste inquiétant et presque plus mystérieux que Mélisande.

Se pose d’ailleurs la question du statut de cette famille installée dans un monde désaffecté, une famille dont certains ont lu une part d’ombre vaguement mafieuse (Jaguar, Chauffeur, couteau ensanglanté) où la mort est donnée sans hésitation, d’Arkel à Golaud voire à Yniold. …Il y a aussi quelque chose d’une perdition mystérieuse dans ces mouvements de servantes, dans la manière d’épier l’autre, qui renforce l’atmosphère irrespirable. Si l’on est proche d’un univers racinien, ce serait Phèdre, Britannicus et Bajazet tout à la fois, si l’on est au cinéma, j’en reviens à Elia Kazan, dont les origines grecques (mâtinées d’Arménie) le rendent évidemment sensible à l’univers tragique. Cette volonté d’Honoré de rendre sensible un univers clos m’a fait penser vaguement à ce que faisait Chéreau de l’univers d’Elektra, notamment par les servantes et par le fait qu’il y ait toujours quelqu’un qui regarde.
Le Pelléas de Bernard Richter est pour moi la confirmation de la qualité de cet artiste. Confier Pelléas à un ténor, c’est du même coup modifier les équilibres vocaux des voix masculines, où l’on a habituellement plutôt une variation sur la couleur barytonale, Pelléas baryton Martin, Golaud baryton, Arkel basse ou baryton basse.
Du même coup, la voix de ténor modifie les harmoniques vocales d’une distribution où l’on a déjà souligné la couleur juvénile de l’Arkel de Jérôme Varnier , mais où cette voix claire et marquée s’oppose à celle plus éteinte de Golaud. Une voix juvénile et un corps adolescent, cela change complètement l’image de Pelléas. Je me souviens de François Le Roux, à la voix homogène, extrêmement ronde et douce (voir l’enregistrement d’Abbado), je me souviens même de Richard Stilwell à Paris avec Lavelli et Maazel, plus mâle et tout aussi tendre. Il y a dans la voix de Richter quelque chose d’un étonnement juvénile, quelque chose de direct et d’incisif qu’on ne trouve pas souvent dans le personnage de Pelléas. Il faut d’abord saluer la diction impeccable et l’engagement dans le rôle, et les aigus, un peu appuyés ou gonflés au départ mais qui deviennent à mesure qu’avance l’action de moins en moins « agressifs », et même si les graves sont quelquefois moins audibles, le discours reste éminemment conforme à ce qu’on veut du personnage, avec ses déchirures, ses fêlures, ses ruptures, ses hoquets. Cette voix pas tout à fait homogène mais parfaitement conduite, rend justice à un personnage lacéré, mais adolescent, bouillonnant de jeunesse, de désir. On croit à ce Pelléas et l’ensemble du rôle est très bien conduit, très bien tenu et très bien maîtrisé. Une vraie réussite.
On croit aussi à Hélène Guilmette, qui comme Bernard Richter, a quelques graves détimbrés, notamment à la fin, mais sa Mélisande est d’un bout à l’autre remarquable de naturel. Elle est naturelle même lorsqu’elle est si “artificielle”, en poupée à la Lulu, naturelle quand à la fin, elle revêt les simples habits de l’amour avec une robe non apprêtée, avec cette fois une vraie chevelure sans perruque platinée. La voix est présente, nette, moins diaphane qu’on a pu le dire, avec une vraie présence et pas cette présence-absence qu’on voit trop souvent chez les Mélisande, elle est à certains moments très émouvante notamment à la fin, mais elle marque aussi bien toute la première partie où elle est une Mélisande protéiforme, qui ne s’appartient pas, perpétuellement autre et pourtant la même avec une fraicheur dans le geste qui l’identifie parfaitement, la voix et la diction assurées, les multiples couleurs miroitantes du rôle parfaitement exprimées, et en même temps une jeunesse hésitante et une sûreté dans le geste et la présence. Cette Mélisande est sans cesse ambiguë ou plutôt presque bifrons, enfant et adulte, jeune fille et jeune femme, alors que le Pelléas de Richter est d’abord adolescent. La Mélisande d’Hélène Guilmette a vécu un avant et cette maturité transpire dans le chant et dans les attitudes. C’est une très belle performance qui réussit à montrer sans les résoudre les mystères du personnage.

Au service de cette distribution et de ce travail Kazushi Ono est lui aussi presque surprenant dans sa manière d’aborder la partition. On l’a connu plus froid et plus distant. Il est notamment au début particulièrement rond, presque lyrique et doux.
Claudio Abbado en faisait une sorte de flot continu de couleurs et de reflets, de sons imbriqués sans jamais de rupture. Ici, nous l’avons vu, la rupture est structurelle dans ce spectacle. Mais la manière dont Ono conduit l’orchestre donne à la fois une unité et une cohérence : c’est un travail éminemment clair, limpide, où tout est entendu ou mis en valeur, mais en même temps en une jolie construction loin des moirures symbolistes,  plus directe, plus incisive à l’image des voix et notamment celle de Richter ; une direction qui à l’instar de l’ambiance scénique, est tendue à l’extrême, mais qui à son opposé n’est jamais étouffante, et toujours aérée, toujours nette, avec une énergie qui rend justice à une partition jouée quelquefois de manière trop alanguie . C’est une des lectures les plus convaincantes du chef japonais, qui donne à l’ensemble une couleur parfaitement cohérente avec ce qu’on voit sur scène. Très grande réussite d’une direction à la fois chirurgicale et attendrie, attentives aux couleurs, variée, et qui rend justice à une partition plus diverse et plus dramatique qu’on ne le pense souvent.

En conclusion, nous nous trouvons devant un spectacle complexe, qui peut rebuter et qui a rebuté. On a l’habitude de voir des Pelléas noyés dans un univers d’une nature mystérieuse et vaguement hostile, mais omniprésente : voilà qui contraste avec un univers de murs où la nature est complètement effacée sauf à l’écran, qui l’évoque (la forêt, la mer), mais seulement comme  la projection rêvées d’âmes étouffées. On a aussi l’habitude de voir des personnages hiératiques qui se touchent peu et qui ici ne cessent de chercher à se toucher voire plus. On a enfin l’habitude de voir des Pelléas plus enfants et plus innocents et ici il n’y a aucune innocence nulle part, même pas celle d’Yniold.
Cet univers nous bouscule, qui joue à la fois sur le réel et le figuré, sur l’image et la scène, sur théâtre et cinéma, mais il reste pour moi tout de même un univers symboliste, même si revisité : il n’y a rien de vraiment concret dans ce travail, malgré un décor envahissant. Le concret quand il est évoqué ne trouve pas de place claire : ce qu’on voit est-il ce qui est ? Ce qui est en image est-il le fantasme du public ou des personnages, ou une suggestion d’une réalité presque « augmentée » ? Ce qui est représenté est-il effectif ou fantasmé ? Représente-on les personnages dans l’action ou les fantasmes de personnages qui se rêvent agir ? Cela reste volontairement ambigu et pour tout dire, c’est sans importance.
Il reste à la fin une tension forte, et des questions sans réponses, comme toujours d’ailleurs lors d’une représentation  de Pelléas et Mélisande. En ce sens, Christophe Honoré n’échappe pas à la règle commune ; ce tissu imbriqué entre prose, poésie et musique n’aura ni imitateur ni continuateur et fonctionne parfaitement y compris dans ce travail qui soulève tant de questions et qui surprend, voire prend à revers.
Aussi faut il accepter et admirer le travail très fin que Christophe Honoré a conduit, un travail d’une grande épaisseur, qui essaie de fouiller le texte jusqu’à l’impossible, avec ses questions sans réponse : était-il si nécessaire d’ajouter des images filmées ? Marcellus mourant du SIDA s’imposait-il ? La scène où à la fin, Golaud viole quasiment Mélisande était-elle si inévitable?

Il y a ainsi un fil et des séquences, des briques qui se construisent dès le départ, avec une construction très fragmentaire où le spectateur est vraiment désarçonné, puis, ces briques s’assemblent dans une démarche constructiviste, avec néanmoins quelques trous, avec quelques éléments en suspens, qui font de ce Pelléas une question avant d’être une réponse et pas vraiment un continuum mais une succession de séquences au sens cinématographique du terme, comme des épisodes qui peu à peu conduisent à la catastrophe.
Christophe Honoré en quelque sorte nous propose la « possibilité d’un Pelléas et Mélisande » où des particules à la fois élémentaires et élaborées croisent des ambiances, des regards, des actions , des possibles convaincants ou non, mais toujours dans un véritable univers, cohérent avec l’œuvre dans sa distance et son étrangeté. Ainsi Honoré nous dérange, nous implique, nous fait réagir, et rejoint Gide : « Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée ! » [wpsr_facebook]

Mélisande (Hélène Guilmette) © Jean-Louis Fernandez
Mélisande (Hélène Guilmette) dormant et bientôt rêvant © Jean-Louis Fernandez

 

 

 

OPERA NATIONAL DE LYON 2014-2015: LE JARDIN ENGLOUTI (SUNKEN GARDEN) de Michel VAN DER AA (Dir.mus: Etienne SIEBENS; Ms en scène et film: Michel VAN DER AA)

Un Eden infernal ©Michel Cavalca
Un Eden infernal ©Michel Cavalca

Troisième production de ce Festival, Le jardin englouti (Sunken Garden), une création de Michel Van der Aa, en coproduction avec l’ENO qui l’a créé en 2013 au Barbican Center a été présentée le 15 mars dernier. Une production externalisée au TNP de Villeurbanne, pour des raisons techniques évidentes, l’alternance serrée créant des problèmes difficiles de mise en place. C’est sans doute de cette création que part l’idée de la thématique des « jardins mystérieux » qui illustre le festival cette année.

Voilà une proposition ailleurs au propre et au figuré, qui va emmener le spectateur dans un autre univers et musical et imaginaire. Cette dernière est-elle motivée par un projet strictement musical ? Préfigure-t-elle de futures retransmissions du MET ou d’ailleurs en 3D ? Est-elle un essai de performance technique mêlant virtuel et réel, dans l’image comme dans le son ?

Le jardin englouti ©Michel Cavalca
Le jardin englouti ©Michel Cavalca

Elle est tout cela à la fois, avec les qualités et les défauts du théâtre musical, aux livrets abscons, sans vraie dramaturgie : il faut attendre que le héros passe la porte sous l’autoroute pour qu’en enfilant les lunettes 3D on trouve un intérêt renouvelé à cette histoire d’exploration d’une sorte de quatrième dimension, antichambre du paradis, dont on ne revient pas, où ceux qui y séjournent fournissent en fait la vie et l’immortalité à une héroïne sorte de mante religieuse ou moustique géant comme le suggère une image qui va se nourrir de ces corps, sucer leur sang  pour rester immortelle. Tout commence comme un thriller avec une histoire d’enlèvement et de disparus, et finit comme un conte de fées à la mode où le héros entre pour se sauver dans le corps de l’héroïne pour survivre, et finit héroïne femme dans un corps d’homme pour illustrer les thèmes à la mode de la théorie du genre.

On y retrouve d’ailleurs le trio orphique avec une méchante (Zenna Briggs) sorte de déesse des Enfers new look, mais Amour (Iris Marinus) et Orphée (Toby Kramer) sont là, et le jardin englouti pourrait bien être ces enfers d’où on ne peut remonter…sauf à risquer son genre. On y retrouve aussi mais en 3D, les personnes enlevées comme Simon Vines ou Amber Jacquemain, et les personnages réels dialoguent et chantent avec les personnages virtuels, en des ensembles techniquement réglés au millimètre et hallucinants de vérité, il faut bien le dire.
Dans une structure métallique où sont projetés des décors très réalistes, puis qui explose pour laisser la place à ce jardin fabuleux où l’on se promène, recevant les branches sous le nez ou des gouttes d’eau qui nous explosent au visage, tout cela est impressionnant, divertissant, techniquement phénoménal. Est-ce pour autant vraiment passionnant ? L’avenir de l’œuvre nous le dira, mais j’ai mes doutes.
Pourtant, d’un strict point de vue technique, l’entreprise est remarquable. Remarquable pour la précision du chef et de l’orchestre, qui doivent compter avec la musique enregistrée, remarquable pour les chanteurs, qui doivent chanter avec des voix enregistrées de personnages virtuels avec qui ils chantent et avec qui ils sont en représentation, remarquable enfin pour les effets 3D. On sort de ce spectacle à la fois réservé sur l’entreprise musicale, et enthousiaste pour la réussite et la précision de toute l’entreprise.
C’est sans doute qu’il faut recevoir l’œuvre dans sa globalité : penser « musique », puis « mise en scène » puis « technique » est sans doute une erreur car les choses sont imbriquées et inséparables. On peut difficilement imaginer une exécution concertante d’un tel travail, c’est même totalement inenvisageable.

Roderick Williams, Claron Mc Fadden, Katherine Manley ©Michel Cavalca
Roderick Williams, Claron Mc Fadden, Katherine Manley ©Michel Cavalca

Deux parties à cette œuvre, une première partie plus traditionnelle et théâtrale où ce qui se déroule sur scène dialogue avec des évocations par le film (interviews par exemple des proches des personnes disparues) et par la recherche du héros Toby Kramer, lui-même vidéaste. La deuxième partie bascule dans un virtuel qui, il faut bien le dire, fascine. Les prestations des chanteurs sont de très bon niveau : ils défendent le propos avec bonheur, Roderick Williams (Toby Krämer) est peut-être un peu inférieur aux deux femmes. Claron Mc Fadden (Iris Marinus) et Katherine Manley (Zenna Briggs) sont tendues, dramatiques, très présentes en scène, et leur précision dans le chant, nécessaire pour chanter ensemble avec les personnages virtuels, répond à celle de l’orchestre excellent (une petite formation d’une vingtaine de musiciens) dirigée par Etienne Siebens qui doit lui aussi compter avec les interventions virtuelles des voix et de l’orchestre pour lesquelles une erreur de tempo compromettrait lourdement les effets musicaux. Au total, une expérience, une voie nouvelle, une sorte de Gesamtkunstwerk à la mode du XXIème siècle qu’il faut accepter sans barguigner dans sa globalité.

L'enchantement se perturbe ©Michel Cavalca
L’enchantement se perturbe ©Michel Cavalca

Ainsi ce Festival 2015 offre trois productions très différentes dans leur inspiration, musicalement toutes remarquables : Die Gezeichneten, production de haut niveau, assez classique dans son propos, de David Bösch, une proposition plus « Regietheater » de David Marton, qui ose s’attaquer à l’intégrité de la musique pour donner du sens à la scène, Orfeo ed Euridice et cette voie nouvelle et exploratoire que constitue Sunken Garden : à entendre autour de moi les appréciations d’amis spectateurs, tous les spectacles ont marqué les esprits, de manière diversifiée mais illustrent encore une fois l’intelligence d’une programmation qu’on voit rarement aussi cohérente et aussi foisonnante.
SI le Festival 2015 a vécu, vive le Festival 2016 « Pour l’humanité » , qui va nous ouvrir à des découvertes ou des raretés : La Juive (de J.F Halévy, ms en scène Olivier Py) Benjamin dernière nuit, sur Walter Benjamin (Livret de Régis Debray et musique de Michel Tabachnik), L’Empereur d’Atlantis (V.Uhlmann, Ms en scène Richard Brunel) au TNP et Brundibár (Hans Krasa, Ms en scène Jeanne Candel) au théâtre de la Croix Rousse. [wpsr_facebook]

Le jardin s'engloutit ©Michel Cavalca
Le jardin s’engloutit ©Michel Cavalca