OPERA VLAANDEREN 2015-2016: TANNHÄUSER, de Richard WAGNER le 22 SEPTEMBRE 2015 (Dir.mus: Dmitri JUROWSKI; Ms en Scène: Calixto BIEITO)

Et à la fin c'est Venus qui gagne © Annemie Augustijns
Et à la fin c’est Venus qui gagne © Annemie Augustijns

Après Parsifal et Der Fliegende Holländer à Stuttgart, Calixto Bieito aborde à l’invitation de l’Opéra des Flandres (Opera Vlaanderen) Tannhäuser, en alternance à Gand (en septembre) et à Anvers (en octobre). L’Opéra des Flandres est une institution très vivante: la scène flamande, que ce soit au théâtre, en danse ou à l’opéra, est en Europe l’une des plus intéressantes depuis une quinzaine d’années, stimulée aux origines par le plus glorieux des hommes de culture et de spectacle vivant, un flamand né à Gand du nom de Gérard Mortier qui, depuis qu’il a dirigé la Monnaie de Bruxelles, a imposé au spectacle en Belgique et aux Pays Bas (puis ailleurs) une couleur particulière, très ouverte, imposant une qualité des productions inconnue jusqu’alors. Sa disparition en mars 2014 n’a pas effacé son souvenir, et on découvre chaque jour quelle influence il a pu avoir là où il est passé et quelles traces il a laissées.

Calixto Bieito ne faisait pas forcément partie de ses artistes favoris, mais c’est un metteur en scène qui là où il passe interroge les œuvres d’une manière cohérente et chirurgicale, d’aucuns diraient provocatrice.

Désir et violence : le Venusberg Acte I © Annemie Augustijns
Désir et violence : le Venusberg Acte I © Annemie Augustijns

À part en France, où il a fallu attendre la saison dernière pour voir une de ses productions (Turandot à Toulouse), Bieito est un des inévitables du Regietheater, dont les grandes productions sont visibles en Espagne, son pays d’origine, mais surtout à Bâle, à Stuttgart, à Berlin, et même en Italie.
La question posée par Tannhäuser est complexe, sans doute plus complexe que d’autres opéras de Wagner comme Lohengrin ou Fliegende Holländer. Elle est sans doute aussi plus complexe que celle posée par Parsifal. Un des indices de cette complexité est que Wagner est revenu continûment sur l’œuvre, en la révisant régulièrement, et pas seulement pour la première parisienne : on pense qu’il y a une version de Dresde et il y en a deux et une version de Paris, mais il y a aussi une version de Vienne et Munich, et Wagner, dans les dernières années de sa vie, envisageait d’y revenir, voire de refaire entièrement l’opéra :il meurt le 13 février 1883 et le 5 février, Cosima dans son journal note « il déclare par ailleurs vouloir donner d’abord Tannhäuser à Bayreuth ; s’il établit solidement cette œuvre, il en aura fait plus, dit-il, que s’il donne Tristan ». Si l’on s’en tient à Dresde et Paris, puisque ce qui nous est présenté à Gand est un habile mélange entre version de Paris (Acte I) et version de Dresde (Actes II et III), se pose déjà la question de l’évolution créatrice de Wagner, dont la version dite de Paris prend place au moment où a déjà composé Tristan (les orages Wesendonck sont récents) qui va être créé en 1865 et où sa vision du drame musical est assise. Le Wagner du Tannhäuser parisien n’est plus tributaire du grand opéra romantique, et au contraire cherche à construire l’identité nouvelle de la musique de l’avenir.
En ce sens, l’histoire de Tannhäuser est plurielle, comme on dirait aujourd’hui, c’est d’abord l’histoire d’un homme, face à ses contradictions et à ses désirs profonds, qui expose ses déchirements, et c’est l’histoire d’un artiste, qui puise dans son expérience personnelle pour créer, et qui finit par s’opposer à la doxa locale en cours (et en cour) à la Wartburg. On oublie aussi souvent de lire le titre qui nous renseigne sur cette dualité : Tannhaüser und (et) Der Sängerkrieg auf der Wartburg et non oder (ou). La deuxième partie du titre n’est pas un sous-titre. Comme si d’une certaine manière, der Sängerkrieg auf der Wartburg était un épisode de la vie d’un artiste, d’un parcours artistique.

Ausrine Stundyte (Venus) et Merel De Coorde (Hirt) © Annemie Augustijns
Ausrine Stundyte (Venus) et Merel De Coorde (Hirt) © Annemie Augustijns

Même ambiguïté sur les personnages féminins : le fait même que l’on ait confié quelquefois à la même chanteuse (à la santé vocale solide) Venus et Elisabeth conduit à se poser la question (assez hoffmanienne) de l’identité des ou du personnage féminin : deux visages d’un même Janus ? Deux femmes différentes, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ; deux manières d’aimer, mais aussi deux désirs, exprimés, et vifs. Baudelaire en défendant Tannhäuser défendait aussi ces visions plurielles de la femme, sensuelle ou sensible, Jeanne Duval ou Apollonie Sabatier, parfum exotique ou parfum parisien. Tannhäuser est une fleur du Mal.
Au moment où Wagner reprend Tannhäuser, après la composition de Tristan, il va forcément en tenir compte dans sa réécriture du Venusberg. Ce Venusberg dans lequel Nike Wagner voit à la fois les désordres parisiens face à la sérénité germanique (personnifiée par le chant du pâtre initiant la scène finale du premier acte), dans lequel on peut voir aussi le monde superficiel des plaisirs face à la profondeur du monde artistique de la Wartburg, mais aussi le monde de la disponibilité et de l’ouverture à la nature,  face au monde des règles et des sangles, face à un monde culturellement prisonnier, qui cache derrière un bel ordonnancement des désordres peut-être plus coupables que ceux affichés et revendiqués du Venusberg.

Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns
Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns

C’est ce dernier chemin que Bieito choisit de suivre, abandonnant résolument le débat esthétique (un chemin que Robert Carsen avait emprunté pour son Tannhäuser parisien), pour poser la question sans doute (apparemment) bien commune de l’opposition nature/culture, en indiquant clairement que toute culture signifie nature domptée, prisonnière, compressée qui cherche sans cesse à sortir par tous les pores.
Autant la vision du Venusberg présente une nature indomptée et sensuelle (très beau décor de Rebecca Ringst, fait de branchages suspendus se balançant au gré du vent dans les feuilles dont on entend le bruit), une nature habitée, vivante, qui caresse les corps et leur donne du plaisir (Venus s’y love sans cesse avec un plaisir onanistique non dissimulé), une nature sûre d’elle même et sereine, qui rappelle le Baudelaire de Correspondances (La nature est un temple où de vivants piliers…) autant la Wartburg est un monde géométrique, en laqué blanc, à la lumière aveuglante mais qui par le fait même qu’elle aveugle, rend invisible les corps torturés de désir et prisonniers de cette géométrie d’un ordre faussé devenus des ombres. Si Venus se laissait aller aux caresses des rameaux, Elisabeth est un corps tout aussi désirant, mais laissé seul au milieu de l’espace, sans la sollicitation d’un rameau bienveillant.

Andreas Schauer (Tannhäuser) et Katrijn Van Cauwenberghe (Hirt) © Annemie Augustijns
Andreas Schauer (Tannhäuser) et Katrijn Van Cauwenberghe (Hirt) © Annemie Augustijns

Tannhäuser surgit dans le Venusberg comme un passant, comme par hasard, un Parsifal tombé chez Venus, le Graal du désir, et l’on est bien proche de Kundry et de son jardin fleuri, ou un Siegmund épuisé, qui rencontre la sensualité d’une Venus-Sieglinde laissée seule au milieu des bois. L’allusion à l’un et à l’autre est trop claire pour ne pas interpeller le spectateur. Mais ce monde du désir se traduit dans une sorte de va et vient entre douceur et violence: en témoignent les cheveux qu’on caresse et qu’on tire, les têtes qu’on effleure ou qu’on agrippe, le désir est cette errance entre plaisir de la tendresse et plaisir de la violence que Bieito affronte avec une grande netteté.
Et du même coup, après la fuite de Tannhäuser de cet état de nature vers l’ailleurs, son arrivée au milieu des chasseurs est transitionnelle. Il rencontre d’abord le berger, ici  une petite fille à la voix blanche, image de l’innocence et d’un amour serein qui contraste avec le Tannhäuser déjà détruit qui va tomber au milieu des chasseurs. La chasse est la première activité de régulation de la nature (les chasseurs, n’est-ce pas, sont les premiers écolos), d’une nature encore présente (la scène vidée de ses branches est néanmoins entourée d’arbres) : on est sorti d’une sorte d’Eden, d’état de nature au sens illuministe où la sensualité est partout et la culpabilité nulle part, pour tomber ou chuter dans le monde, et dans le monde naturel déjà touché par les hommes (d’où la chasse vue comme jeu humain dans la nature, comme début de domptage).

Les chasseurs © Annemie Augustijns
Les chasseurs © Annemie Augustijns

Et déjà ces chasseurs-mâles jouent à des jeux mâles dès qu’ils reconnaissent Tannhäuser, coups, jeux de combats, frôlements ambigus des corps (notamment évidemment entre Wolfram et Tannhäuser), torses nus, une sorte de sensualité dévoyée par la violence qui finit par un rituel de sang, proche de rituels vaudoo (on pense à Schlingensief à Bayreuth) où l’on est toujours aux bords de la transe, au bord du monde interdit au bord du monde des esprits, un monde du θάμβος (thambos) grec (la terreur sacrée notamment inspirée par la nature)

Acte II, Elisabeth (Annette Dasch) © Annemie Augustijns
Acte II, Elisabeth (Annette Dasch) © Annemie Augustijns

Ainsi le deuxième acte est fortement marqué par le premier, toujours sous-jacent. Derrière les smokings d’une société policée, se cachent les désirs, la violence, et la culture n’est qu’un habillage maladroit de l’état sauvage. Déjà Elisabeth seule avec son corps et habillée quasiment comme Venus, n’est plus du tout sur le chemin de la sainteté mais sur celui d’une identité humaine et féminine revendiquée, même si son père (qui plus tard ne se privera pas de reluquer la chair fraîche) lui fait endosser une veste légère qui la couvre partiellement et qu’il impose un decorum. Mais tous les autres apparaissent d’abord comme des ombres sous cette lumière aveuglante (éclairages très réussis de Michael Bauer), prêts à surgir derrière les piliers qui les dissimulent à moitié. Tout cela est à la fois très cru, très direct et très juste. Cet acte tout de violence d’abord rentrée puis exprimée pose immédiatement la question de Tannhäuser, mal à l’aise dans son costume d’artiste sage et courtisan qui va bientôt s’arracher ses habits et se singulariser. C’est bien de singularité qu’il est question dans ce travail.

Acte II final © Annemie Augustijns
Acte II final © Annemie Augustijns

Les singularités brimées de tous les personnages s’opposent à celle affirmée de Tannhäuser. Le monde des courtisans, sortes de bêtes de salons qui assistent sans comprendre à cet hallali, s’efface bien vite et efface le rituel du concours et en fait une discussion violente, presque un bizuthage à la fois esthétique et philosophique d’où tout cérémoniel rigide est absent. Car la discussion devient existentielle, et non plus morale ou religieuse et on en vient aux mains. Le vernis social disparaît, la sauvagerie sous-jacente ne demande qu’à réapparaître sous la forme de cette flagellation rituelle à coup de rameaux (tiens tiens) dont Tannhäuser est victime.

Bieito fait de Tannhäuser le drame intérieur, et non plus une histoire sociale, religieuse ou artistique, mais non pas un drame individuel, mais un drame intérieur collectif dans lequel aucun personnage n’est épargné.

Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Liene Kinča (Elisabeth) au début du 3ème acte © Annemie Augustijns
Daniel Schmutzhard (Wolfram) et Liene Kinča (Elisabeth) au début du 3ème acte © Annemie Augustijns

Le troisième acte commence par l’apparition d’un décor du 2ème acte envahi, désaxé, où pénètrent des éléments naturels, où le blanc immaculé est taché et envahi de noir, où les personnages sont eux mêmes prisonniers de ces éléments, comme Wolfram un Wolfram en permanence déchiré, violent, torturé par son amour d’Elisabeth, attiré par Tannhäuser, un Wolfram en permanence bousculé, qui n’a plus rien du poète éthéré qu’on peut souvent voir sur les scènes, et qui finit par chercher la mort et s’ensevelir tandis qu’Elisabeth perdue mange la terre qui jonche le sol, comme le faisait Venus et retourne ainsi à la nature, mais une nature angoissante et envahissante qui n’a rien de la nature vivifiante du premier acte. Dès lors, plus question de rédemption, de sainteté de rachat : c’est la lutte pour la vie, pour le revendication de soi, pour le désespoir existentiel. Wolfram (Daniel Schmutzhard, à la belle présence et très vrai en scène) détruit chante sa romance à l’étoile intensément, en la murmurant, pendant qu’Elisabeth (Liene Kinča) s’efface en arrière scène sans disparaître, et que Tannhäuser (Andreas Schager) revient, plus ravagé encore, plus singulier encore, confirmé dans son désir de retourner à Venus, mais aussi de massacrer ce monde qui l’a détruit et qui a saccagé son amour, et dont le récit de Rome ne fait que confirmer l’hypocrisie du monde et les masques de la société.

Elisabeth (Liene Kinča) au 3ème acte © Annemie Augustijns
Elisabeth (Liene Kinča) au 3ème acte © Annemie Augustijns

Venus apparaît donc, debout, regardant le lointain, et tous peu à peu, personnages, chœur de pèlerins, rampants, se soumettent à sa loi, la loi de la nature et des corps, triomphante.
Une fois de plus dans une mise en scène, Venus triomphe, comme à Bayreuth avec Baumgarten. Une Venus au total plus saine et plus vraie qu’aucun des personnages de l’œuvre .

Venusberg © Annemie Augustijns
Venusberg (Andreas Schager, Ausrine Stundyte) © Annemie Augustijns

On reste fasciné par la rigueur de ce travail, qui suit une logique implacable, qui fait du Venusberg un lieu de plaisir sans culpabilité, renvoyant la culpabilité sur le monde construit et artificiel de la Wartburg : un monde qui n’est pas si loin de celui de Parsifal que Bieito a déjà abordé à Stuttgart, la vision du 3ème acte est bien proche de celle d’un royaume du Graal abandonné aux forces naturelles et en ruines, d’ailleurs, Bieito fait offrir par Wolfram l’eau à Elisabeth (comme Kundry à Parsifal) et l’image finale fait de Venus une sorte de Parsifal officiant au milieu d’un peuple aux abois, réunissant (et récupérant) et Tannhäuser, et Elisabeth et Wolfram.
Et cette image parsifalienne finale, loin d’être une fantaisie, est bien amenée par une logique de l’œuvre où les personnages ne réussissent pas à résoudre leurs conflits internes, à cause d’un monde culturel oppressant et stérile, qui devient enfer, et n’ont plus d’autre solution que d’être ce qu’ils sont, dans une nature vue comme solution finale. Venus n’est plus la déesse de nos perversions secrètes, mais de notre soif de vrai et de nos penchants naturels. Nous devenons responsables et surtout pas coupables.
Cette symphonie des corps revendiquée est mise en scène de manière magistrale par Bieito, car au-delà du propos fondamental nature/culture, Bieito gère avec une précision incroyable et une habileté presque magique les mouvements des corps, y compris dans leur plus grande intimité, dans une « Personenführung » dont la précision et la justesse rappellent Chéreau. Et il remplit la scène dans une géométrie des mouvements –des masses- impressionnante, quelquefois ritualisés, quelquefois faussement désordonnées, quelquefois anguleuse : le mouvement de Tannhäuser parcourant la scène du 2èmeacte de cour à jardin, du proscenium au fond de scène, de manière à la fois géométrique, mais aussi vaguement perdue, qui ne cesse d’attirer l’œil malgré le déroulement de l’intrigue au centre du plateau, est vraiment prodigieuse.
Du point de vue musical, comme toujours dans les spectacles réussis, le plateau répond à la sollicitation urgente de la mise en scène, et à la rigueur du plateau répond une fosse bien préparée et dirigée par Dmitri Jurowski qui dans une salle aux dimensions moyennes (l’opéra de Gand est vraiment une jolie salle, avec des foyers en enfilade impressionnants) réussit à ne jamais couvrir les chanteurs. Il a travaillé de manière toute particulière sur les bois, en les mettant en valeur notamment dans les parties plus symphoniques et il isole certains pupitres pendant l’ouverture qu’il fait plus particulièrement entendre en proposant une lecture analytique mais jamais froide, toujours élégante et équilibrée. Une direction colorée, quelquefois chatoyante, jamais plate, et souvent tendue et dramatique (début du troisième acte) qui mérite d’être soulignée et louée. Sans un orchestre de qualité et de bon niveau, avec de menues scories aux cuivres, il n’eût pu proposer une lecture aussi profonde et aussi claire.
Le chœur dirigé par Jan Schweiger est aussi plein de relief et mis en valeur sans jamais être imposant, d’ailleurs la mise en scène le garde la plupart du temps en coulisse : les pèlerins sont en coulisse, et seule la cour est sous les projecteurs, comme si Bieito voulait notamment au premier acte garder le côté évocatoire et lointain du retour des pèlerins, et effacer de la vue toute allusion religieuse, pour mieux préparer la scène finale où ces pèlerins revenus de Rome finiront par entourer Venus.
Le plateau ce soir proposait Andreas Schager dans Tannhäuser (il alterne avec Burckhard Fritz) et la jeune Liene Kinča (au lieu d’Annette Dasch). Tous les autres avaient chanté la première ; globalement,  on ne peut que saluer la prestation de chacun et leur ardeur à défendre l’œuvre et la production, car les performances d’acteur de chacun sont notables.
C’est Ausrine Stundyte en Venus qui peut-être impressionne le plus au niveau scénique la soprano lithuanienne, qu’on va bientôt voir dans Lady Macbeth de Mzensk à Lyon, chante avec son corps avec une présence impressionnante; ce soir néanmoins elle m’a semblé un peu en dessous de ses performances vocales usuelles, la voix manquait quelquefois de puissance, mais jamais de couleur, mais jamais d’expression, mais jamais de présence. Et c’est une actrice exceptionnelle, totalement fascinante en scène, d’un naturel et d’une vérité étonnants. On voit rarement un tel engagement en scène.
Face à elle, Andreas Schager chante lui aussi avec un engagement prodigieux. Il n’est pas toujours un acteur exceptionnel, mais il réussit là une vraie performance, car il ose tout avec résolution. Il a une très belle présence, valorisée par la mise en scène qu’il suit avec beaucoup de rigueur. Avec une diction exemplaire, une voix chaleureuse, claire, bien projetée, il est un Tannhäuser de grand style. Un seul problème : les aigus, quelquefois trop volumineux, trop démonstratifs qui étouffent un peu ceux de la partenaire. Un peu de contrôle de ce côté là serait sans doute bienvenu. Mais quelle prestation ! De Erik à Siegmund, Siegfried ou Parsifal, quel rôle de ténor wagnérien pourrait-il lui échapper ?

Acte 2 © Annemie Augustijns
Acte 2 © Annemie Augustijns

L’autre fleur de Lithuanie, Liene Kinča, soprano à la voix claire, très bien projetée, est une Elisabeth sans doute plus soucieuse du chant et peut-être à peine moins engagée que ses deux collègues. Il lui manque un peu de maturité pour rendre le personnage d’Elisabeth aussi torturé que le voudrait la mise en scène, malgré une vraie présence en scène. Le chant reste quelquefois un peu trop mat, sans toujours avoir le relief voulu, mais la prestation reste plus qu’honorable.
Daniel Schmutzhard est un Wolfram sans nul doute plus engagé que d’habitude et dont le personnage a visiblement intéressé Bieito. Wolfram est souvent vu comme le mal aimé un peu transi, noble cœur et noble voix, qui contraste avec un Tannhäuser torturé, extériorisant ses espoirs et désespoirs. Il ferait le pendant de Tannhäuser : il en est ici à la fois le concurrent et l’ami, dans une relation ambiguë au héros, et dévoré par le désir et par le dépit d’être dans cette « Liebhaberkrieg » auf der Wartburg le perdant. Son jeu très physique, son engagement, et la voix à la fois très claire (c’est surprenant, c’est presque un baryténor) le placent sur un niveau voisin de Tannhäuser. Belle prestation vocale, belle énergie, grande présence, il m’avait moins marqué en Papageno à l’Opéra Bastille, il est ici un très beau et assez inhabituel Wolfram.

Acte II © Annemie Augustijns
Acte II © Annemie Augustijns

Autre agréable surprise, le Landgrave d’Ante Jerkunica. Une voix à la fois grave et très sonore, une diction impeccable, une présence notable : en bref l’un des Landgrave les plus convaincants vus ces dernières années. Le timbre est incroyablement sonore, avec des reliefs et des couleurs à la Ghiaurov. Seul petit problème  ce soir-là, quelques passages à l’aigu un peu plus mats et difficiles, ce qui surprend vu les qualités de cette voix : l’aigu manque quelquefois d’un éclat qu’on attendrait. Mais cela reste occasionnel et véniel au regard de l’impressionnante prestation d ‘ensemble. Avec un tel quatuor et un tel orchestre, rater l’occasion de ce Tannhäuser serait bien étonnant, même si les rôles de complément sont pour certains un peu moins bien ciblés.
Le Walther von der Vogelweide de Adam Smith est notable : le rôle est souvent distribué à un ténor en qui l’on voit un futur Lohengrin. La voix est très présente, bien placée, bien projetée, chaude, et le personnage n’est pas pâle. Le Biterolf de Leonard Bernad est en revanche un peu plus vert, la jeune basse roumaine émerge des concours, et n’a pas encore la pose de voix ni la projection qui s’imposeraient, même dans ce rôle moins exposés. Stephan Adriaens (Heinrich der Schreiber) et Patrick Cromheeke (Reinmar von Zweter) complètent honorablement la distribution.
Incontestablement le spectacle est réussi, parce qu’au delà d’une idée menée jusqu’à son terme – sous la culture perce toujours un état sauvage qui ne demande qu’à s’exprimer – , nous portons avec nous notre côté animal, notre face cachée et dissimulée derrière les rituels sociaux: elle est ce qui reste quand tout est oublié ou quand l’urgence l’exige. Lors de l’image finale, Venus, debout regarde le lointain, tandis que tous, chœur et personnages, héros vainqueurs ou vaincus, se retrouvent à terre et dans une dépendance qui ne fait aucun doute. La Venus de Bieito est une Venus sensuelle, certes, mais d’une fraicheur qui n’a rien à voir avec la maquerelle qu’on voit quelquefois sur les scènes, ou la Kundry de la scène des filles fleurs que d’autres nous proposent. La Venus de Bieito est vitale, et elle alimente notre sève, elle nous enserre et nous enferme dans notre Ordre qui est l’Ordre des corps.

Apparition de Venus (Acte III) © Annemie Augustijns
Apparition de Venus (Acte III) © Annemie Augustijns

Bieito pose la question de la pulsion, il ose le corps, omniprésent, un corps détruit ou maculé, un corps érotisé, il impose la chair, qui n’est pas si triste, mais qui n’est jamais très loin de la violence, eros, thanatos, souffrance, violence. Tel est le Tannhäuser vu par Bieito qui s’appuie sur la vision wagnérienne toujours ambiguë de la question du désir exprimé et réprimé, chanté et tu, un désir violent présent chez tous les héros wagnériens, sauvages ou policés, éduqués ou éducables, de Senta à Siegfried, de Sachs à Parsifal, d’Isolde à Eva et à Elisabeth, de Siegmund à Alberich, de Sieglinde à Brünnhilde. Bieito nous dit qu’au commencement était le corps, et le corps était l’homme: il pose aussi la complexité d’une œuvre qu’on croyait une fois pour toute classée dans les œuvres « d’avant Tristan ». Wagner songeait une semaine avant de mourir remettre Tannhäuser sur le métier, pour le proposer à Bayreuth, avant Tristan. Il n’y a pas de Wagner simple : on n’en a pas fini avec Tannhäuser. [wpsr_facebook]

Final acte I © Annemie Augustijns
Final acte I (avec Burkhard Fritz) © Annemie Augustijns

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: RING – ENCORE DES IMPRESSIONS, ENCORE DES ENTHOUSIASMES, ENCORE DES QUESTIONS

Frank Castorf ©picture alliance / dpa
Frank Castorf ©picture alliance / dpa

On reconnaît les grandes œuvres à ce qu’elles vous accompagnent de manière insistante de longues semaines après les avoir rencontrées, puis elles se rangent dans nos souvenirs et elles se stratifient, au service d’une réflexion qu’elles ont contribué à stimuler.
Ceux qui parmi mes lecteurs ou parmi mes amis qui ont eu la chance d’être à Bayreuth cette année éprouvent, je suis sûr, les mêmes sentiments.

J’ai repris le travail quotidien, mais ma tête est souvent ailleurs : elle est encore là-bas, sur la colline verte, à Bayreuth, à penser et repenser à ce Ring, à discuter (avant-hier encore sur Twitter) de la mise en scène, à réécouter les enregistrements radio des représentations. Wahn, Wahn, überall Wahn diront les uns, mais les autres qui ont encore l’esprit là-bas me comprendront.

J’ai déjà conclu il y quelques semaine, mais je suis revenu sur les lieux du crime le 26 août, et ce 26 août fut bouleversant, et ce 26 août m’a encore appris des choses sur la mise en scène, et a encore approfondi mon regard, et a encore contribué à me convaincre si c’était encore possible que cette mise en scène est prodigieuse, tandis que la direction musicale est miraculeuse.
Certains de mes correspondants ont fortement critiqué la mise en scène au nom de ce qu’elle ne suivrait pas le livret, ou plutôt que Castorf s’en moque et fait simplement ce qu’il a envie, dans une sorte de chienlit générale où tout est peut-être motivé dans le détail, mais plus par les fantasmes castorfiens que par le lien au livret, et où l’ensemble constitue pour faire bref un gros bordel.
C’est une erreur.
Il y a deux manières de lire le Ring. Ou bien on considère l’histoire dans son ensemble, à savoir une histoire de pouvoir et d’or, qui se termine en catastrophe générale où seul le mal survit (Alberich), et alors dans l’histoire vue ainsi, importent moins les détails du livret que la course à l’abîme que constitue cette histoire sans espoir.
Ou bien on respecte les détails du livret, on joue le livret, on raconte l’histoire et on en fait une sorte de fable, c’est ce qu’a tenté Robert Lepage au MET qui n’a réussi son coûteux pari qu’à moitié ; c’est ce qu’a réussi au contraire Andreas Kriegenburg à Munich, et avec quelle invention.
Le hasard fait qu’actuellement le même chef dirige des deux visions les plus stimulantes et les plus différentes du marché lyrique. Car il est clair que de tous les Ring présentés dans les plus grands théâtres ces dernières années, c’est en Bavière que le spectateur trouvera son bonheur : les deux lieux où le Ring est né, par épisodes à Munich et en « package » à Bayreuth (on me pardonnera l’expression) nous offrent les plus beaux des Ring et c’est presque naturel.
Castorf ne respecte pas le livret dans sa lettre : il sème son travail d’éléments du livret, une lance par ci, Notung par là, mais jamais là où on les attend, et si les détails de la trame ne sont pas toujours exactement suivis, les rapports entre les personnages, l’esprit des scènes, la logique du livret sont totalement respectés.
Il insère cette histoire dans l’histoire du pétrole, convaincu que les catastrophes décrites par Wagner dans la recherche éperdue de l’Or se retrouvent dans l’histoire des catastrophes générées par l’Or noir depuis les origines de son extraction. Et il s’essaie à une superposition événements wagnériens / événements historiques qui ont leur logique.
Chez Kriegenburg comme chez Castorf, le Crépuscule est celui des quatre le plus traçable : le prologue nous installe dans l’après Fukushima, et le reste dans un monde qui s’en contrefout, noyé dans l’argent et le plaisir.
Chez Castorf, cela commence même au deuxième acte de Siegfried, où le mal est déjà fait et où Berlin en devient l’emblème. Berlin devient au Götterdämmerung symbole d’une totalité historique, de l’après guerre, du mur, de l’après mur, dans un tourbillon où se mélangent révoltes de la faim (pendant le blocus de 1948-1949), fin de l’Est, permanence du pétrole et de ses dérivés, et de ses produits : les innombrables bâches en plastique, les automobiles, la fameuse Isetta, mais aussi la Mercédès décapotable (de Wotan dans Rheingold volée par les filles du Rhin, à moins que ce ne soit l’inverse…) et les barils.
Le pétrole, cause de tous nos maux : quand on considère le Moyen Orient, et la catastrophe humanitaire qu’il s’y produit avec la fuite de centaines de milliers d’hommes, on est bien contraint de réfléchir à la question du pétrole, centrale pour Daech, centrale pour l’Irak, centrale pour l’Iran, etc…
La lecture historique (mais pas seulement) de l’histoire du Ring par Castorf a cette effrayante logique qui n’est qu’une succession de catastrophes, provoquées par les luttes idéologiques qui cachent toujours une lutte pour le pouvoir et des prétextes aux conquêtes de territoires, comme l’amour dans le Ring, qui n’est qu’un outil qu’on manœuvre pour arriver à ses fins. Les vrais mobiles avancent toujours masqués.
Bakou, terre de pétrole, terre musulmane, terre asiatique, n’est pas si loin de Téhéran, de Bagdad, du Kurdistan.
Que nous dit d’autre Wagner dans le Ring ? Les hommes de pouvoir, chargés de faire respecter les règles, ne les ont jamais respectées, le mal est le choix obligé lorsqu’on veut l’or : les victimes en sont ceux qui aiment (Brünnhilde, Siegmund, Sieglinde), ou le marais (Gunther, Gutrune) manipulé.
Mieux, à travers le personnage de Siegfried, Wagner nous avertit certes qu’instinctivement Siegfried sait distinguer le bien du mal (dans Siegfried), mais qu’il est bien vite manipulé par le monde environnant. Et Castorf nous en fait un être formaté par l’idéologie, sans morale, sans sentiments, sans même savoir où il va. Une vision du monde pessimiste dira-t-on: eh bien! regardons autour de nous en cette fin d’été.

Alors, Castorf, dont la volonté d’exactitude maniaque, de réalisme quelquefois poétique, mais toujours niché dans le moindre des détails, nous inonde de realia historiques si nombreuses qu’on prend pour de la confusion ce qui n’est que la plus extrême rigueur.

Ce 26 août, j’en ai eu deux exemples, très différents :
D’abord, j’ai enfin vu, lorsque la tournette fait découvrir le stupéfiant décor après la scène des Nornes noires/jaune/rouge comme le drapeau allemand, que l’on nous présente l’Est désert avec sa pub pour Schkopau, son triste escalier et l’Ouest de l’autre côté du mur, avec ses échoppes à légumes et ses kiosques à Döner, signe d’immigration, (drapeau turc et drapeau de Berlin y voisinent)  signe de vitalité aussi et signe d’activité industrielle avec la fameuse Isetta, cet indice – tout comme la Fiat 500 italienne – de la reprise de l’économie et de la renaissance d’une classe moyenne.
Mais à l’Est seul apparaît le polymorphe Patric Seibert défaisant dans un papier chiffonné une banane qu’il mange goulûment. À l’Ouest une petite abondance (fruits et légumes/Obst und Gemüse), dans l’Est désert un personnage isolé mange en secret une banane, sans doute obtenue en contrebande.
Mais pourquoi diable la banane ?
Simplement parce que l’une des plaintes lancinantes des dernières années en DDR était que l’on ne trouvait pas de bananes dans les étals. Et ce regret était si fort que dès la chute du mur, les Ossis se sont précipités sur les bananes en vente à l’ouest, au point que les supermarchés frontaliers de l’Ouest en regorgèrent pour satisfaire les désirs des compatriotes de l’Est.
Cette question de la banane était si sensible que je me souviens d’un dessin de presse montrant un homme passant par dessus le mur de Berlin, brandissant triomphalement une banane, et s’écriant «  FREI ! » (libre !).
J’entends d’ici les remarques : quel rapport avec le Ring de Richard Wagner ?

A priori aucun.
A posteriori tant.
D’abord c’est à l’Est et sous la publicité géante pour Buna à Schkopau (Plaste und Elaste) que la scène très brève se passe. On vante le pétrole, mais on n’a pas la moindre banane. De plus, en se cachant pour manger la banane, c’est par ce simple geste parler d’oppression, confirmée par une scène similaire un peu plus tard où le même Seibert cette fois poursuivi par les projecteurs (surveillance aux alentours du Mur) brandit un Drapeau rouge, pour donner le change.
Berlin fut le grand enjeu de pouvoir en Europe de la fin de la guerre à 89 entre Est et Ouest, en prenant en otage toutes les populations. Un enjeu symbolique fort pendant que les deux idéologies se battaient par populations interposées au Moyen Orient (Israel, Nasser, Le Shah d’Iran, la Syrie etc) où le nationalisme arabe soutenu par les soviétiques se battait contre les pays de la même région soutenus par les américains pour évidemment la domination d‘une région dont le pétrole était le motif jamais exprimé mais toujours présent. Götter et Nibelungen en guerre pour le pouvoir (qui est qui ?) de l’Or (noir) en l’occurrence.
La question de Berlin était un tel symbole de la guerre froide que dans la fresque historique construite par Castorf autour du Ring, il traite de la question directe de l’Or Noir dans Walküre, dans Siegfried de ses effets sur le monde marxiste, et dans Götterdämmerung de ses effets sur la division symbolique de Berlin : notons à ce propos que Siegfried vient « d’ailleurs », il apparaît par la petite porte derrière l’autel « Vaudou », et que cette porte, comme celle qui se trouve dans le décor à jardin, sur la balustrade, au dessus du magasin de fruits et légumes, juste à côté du mur, sert à Hagen et Alberich pour passer, comme si eux pouvaient indifféremment être à l’Est et à l’ouest, tandis que les « vrais » Gibichungen (Gunther et Gutrune), restent à l’ouest sans jamais passer par ces portes. Il y aurait aussi une étude à faire sur les univers d’appartenance des uns et des autres dans cette mise en scène.
Siegfried à n’en pas douter est un produit dérivé de l’idéologie marxiste virant au terrorisme, voire au nihilisme. Philtre ou pas, sa violence extrême envers Brünnhilde (violence ressentie vivement par le spectateur à la vision de la scène ultime de l’acte I de Götterdämmerung ) est autant l’effet de l’éducation reçue par Mime, (des livres, mais pas d’amour) que de l’effet du philtre.
Même l’incapacité à aimer de Siegfried, soulignée par Castorf en plusieurs moments, et qui désole tant certains spectateurs (comment, cette musique sublime… !!) est un pur produit de l’éducation de Mime, qui, je le répète vient de l’univers du Nadir, de ce monde des Nibelungen du mal, de l’oppression, du renoncement à l’amour.
D’ailleurs, Siegfried face à Brünnhilde parle plus d’union physique que d’amour : à l’enjeu de la perte de virginité tant souligné par Brünnhilde répond l’enjeu de l’amour physique tant agité par Siegfried. Et Castorf souligne cet aspect du personnage avec gourmandise, faisant de Siegfried une bête sexuelle, avec l’oiseau, avec Brünnhilde, puis aussi avec Gutrune (« je baise puis je pense » comme le suggère la manière dont il demande à Gunther « Gunther wie heisst deine Schwester ?» après avoir copieusement honoré la dame).
D’ailleurs, le Siegfried vaguement terroriste de Siegfried (tout de cuir noir) devient quand il tombe chez les Gibichungen une sorte de petit mafieux de quartier, pantalon blanc, veste de cuir beige, avec un autre style. Ce n’est que lorsqu’il est vêtu en Gunther (en fait non, il est vêtu comme Hagen dont il mime les gestes, la violence, l’horreur) qu’il apparaît être un Gibichung. Siegfried devant Brünnhilde n’est pas Gunther, il est la copie de Hagen dont il épouse les gestes et la morale. En lui faisant boire le philtre, Hagen fait de Siegfried son double: ne serait-ce pas parce qu’il est devenu le double de Hagen dont il épouse l’obsession qu’il prend l’anneau à Brünnhilde?
Pourquoi sinon prendrait-il cet anneau alors qu’aucune recommandation ne le lui impose ?

L’abondance de questions, les détails nouveaux qui apparaissent sans cesse montrent combien le travail est rigoureux, réfléchi, et que le bordel dénoncé par certains n’est qu’apparent. L’abondance d’idées (avec sans doute l’un des plus beaux décors jamais construits, et l’un des plus riches) est au contraire un signe métaphorique de la richesse du matériau wagnérien et des idées qu’il provoque, qu’il induit ; la richesse des approches scéniques depuis une quarantaine d’années, voire plus en est d’ailleurs le signe indubitable.

Mais, je l’ai déjà écrit, il me semble qu’il est temps que d’autres visions s’imposent, moins idéologiques peut-être, aussi inventives mais plus narratives: si Kriegenburg est une réussite très originale à Munich, la tentative de Lepage est pour moi un échec car elle ne tient pas la distance , Cassiers à Berlin et Milan n’a pas réussi à s’emparer vraiment de l’histoire, malgré un Rheingold très réussi, Bechtolf à Vienne fait du Bechtolf, c’est à dire du rien. Il est clair qu’on ne peut se contenter de Ring d’images et de belles images ; s’il n’y a pas derrière les images une dramaturgie qui lise les rapports des personnages et le livret, on tombe à plat et c’est bien ce qui a piégé Lepage.

J’ai parlé plus haut de deux exemples qui m’ont sauté aux yeux et qui sont la marque de l’ingéniosité et de l’inventivité de Castorf, mais aussi de ses collaborateurs, le premier était la banane, le second exemple est le résultat d’un petit incident.
Le 26 août, un incident sur l’Isetta a fait que Gutrune qui devait arriver au volant de la petite auto au deuxième acte est arrivée à pied . Or, l’Isetta en question est le centre de plusieurs moments de la mise en scène de ce deuxième acte. Gutrune devait sortir de la voiture, puis aller vers Hagen et Siegfried, pendant que le barman (l’inévitable Patric Seibert) devait se glisser dedans par le toit pour y fouiller. S’en apercevant, Hagen le prend le soulève, le pose sur le comptoir du bar, le frappe au sang.

Patric Seibert ©Andreas Harbach
Patric Seibert ©Andreas Harbach

Impossible de traiter apparemment la scène sans Isetta.
Seibert, est alors arrivé, et s’est mis à fixer Gutrune avec insistance, Hagen s’en est aperçu, et l’a pris, l’a soulevé, l’a posé sur le comptoir du bar, et l’a frappé au sang, en lui montrant Gutrune d’un air de dire « pas touche ». Petit jeu de scène inventé dans l’instant pour justifier le « coup de boule » donné.
Mais l’Isetta sert aussi lors des scènes suivantes après l’arrivée du chœur, d’objet de confrontation entre Brünnhilde et Gutrune. Gutrune qui se moque de ce qui se passe, veille à l’intégrité de sa petite voiture et Brünnhilde se met à la toucher rageusement, à la griffer et à la salir, ce qui a le don d’ulcérer Gutrune ; sans Isetta, la scène devient difficile à réaliser.
Seibert, a disparu du plateau et on le voit arriver presque naturellement au volant de l’Isetta, les spectateurs qui ne connaissent pas la mise en scène ne s’aperçoivent pas du tour. Il l’arrête le véhicule, un peu en arrière, et la scène est sauvée. Pendant la scène du chœur, il indique discrètement aux choristes de pousser l’Isetta jusqu’à sa place prévue, il se paie même le luxe d’y pénétrer par le toit, comme prévu initialement à la scène II, et tout est de nouveau en place pour que la scène se déroule normalement. On ne reviendra pas sur l’incroyable présence (et présence d’esprit ) de Patric Seibert, barman à tout faire de la production, mais aussi, comme assistant de Castorf, garant sur le plateau du bon déroulement d’une mise en scène foisonnante, notamment dans cette scène de foule sur un espace si réduit, gérée d’une main de maître par la mise en scène, divisée en autant de micro-scènes réalistes : un moment qui vit dans chacun de ses détails, avec un chœur formidable de naturel, et avec des protagonistes qui continuent de jouer même quand le spectateur ou la caméra vidéo ne peuvent les voir, un réglage cinématographique qui à lui seul pourrait convaincre n’importe qui de l’incroyable rigueur du travail scénique.
Outre le professionnalisme des uns et des autres, le rattrapage invisible de cet incident montre combien les protagonistes (Stephen Milling en tête) qu’ils partagent ou non les options de ce travail, ont intégré la logique de la mise en scène et l’esprit d’équipe et de solidarité du plateau. J’ai même trouvé ce moment émouvant tant on avait l’impression d’une volonté de fluidifier la scène pour empêcher que par une réaction en chaîne la musique en pâtisse.

Mais l’incident montre aussi combien ce travail est millimétré, combien il est intelligent. « Que n’a-ton besoin d’Isetta ! » diront les grincheux ou les aveugles. Mais ont-ils vu qu’à travers cette multitude de micro-scènes caractéristiques, deux coups en un étaient tirés par Castorf : d’abord l’Isetta, modèle italien récupéré par BMW qui sera un des grands symboles de la reconstruction, ensuite et surtout par ces micro-scènes même (incroyable le dialogue Gunther / Gutrune au comptoir fumant une cigarette, on n’entend rien, mais on les voit !) la construction extrêmement fine du personnage de Gutrune, la plus fine sans doute dans les productions du Ring existantes, sa stupidité d’oie, son indifférence, son goût de la séduction un peu grossière (ses changements de costume à vue) mais aussi son petit caractère, lorsqu’elle gifle Hagen qui la lutine, et enfin le basculement dans la scène finale, lorsqu’elle approche le corps de Siegfried et qu’elle comprend comment elle a été instrumentalisée et manœuvrée, et qu’elle voit l’étendue du désastre, les yeux (mouillés de larmes avec un rimmel qui coule) désillés.

Andreas Kriegenburg à Munich, la laissait à la fin seule sur le plateau, désespérée, puis emportée comme pour renaître par le groupe des hommes en blanc formant fleur au final du Crépuscule. Il en avait fait le personnage survivant qui avait tout perdu, et qui était récupéré par la communauté, c’était une vision optimiste, qui montrait aussi que le metteur en scène s’intéressait à ce personnage toujours vu comme secondaire et sans intérêt.

Castorf, plus pessimiste, la laisse dans son désespoir disparaître au fond de scène en montant l’escalier des Nornes, de Alberich et de son amoureuse, dans l’ombre, probablement pour se jeter dans le vide, mais ce n’est pas dit, mais c’est au loin à peine visible et esquissé. Personne ne doit le voir ni le savoir, Gutrune est emportée victime du vent de l’histoire, parce que la scène est occupée par Brünnhilde qui focalise tous les regards dans sa robe de lamelles d’or (celles qui nagent dans la piscine de Rheingold : rien ne se perd, rien ne se crée) et que personne, ni aucun spectateur ne pose la question (ou n’aurait l’idée de se la poser) de savoir où va ou bien où est Gutrune. Voilà comment Castorf construit la vérité d’un personnage, voilà comment il nous révèle la vérité du texte, la vérité des âmes, indépendamment de Wall Street, des bananes et du pétrole.

Voilà, je n’ose plus dire que cette fois-ci “c’est la dernière fois que je reviens sur ce Ring”. Après tout, s’il me poursuit, il est possible que surgissent d’autres idées et que j’en fasse part, ne serait ce que pour continuer à défendre la richesse d’un travail injustement conspué par certains qui se refusent à y voir derrière des yeux. Il y a de nombreuses raisons d’apprécier cette profondeur et d’admirer l’intelligence du propos, puisqu’ elles ont pu me séduire, elles en séduiraient bien d’autres, dirait Rousseau.

Enfin dernier point pour cette fois, je suis en train de lire le livre de Nike Wagner, Wagner Theater (Suhrkamp 1999, réédition 2013), j’engage les germanophones à le lire, c’est un livre passionnant, qui dit sur les œuvres des choses presque surprenantes et toujours convaincantes, et à chaque page j’apprends quelque chose et je suis séduit. C’est si stimulant que je n’arrive pas à m’en détacher, tant les œuvres sont vues sous un angle inhabituel.
Wagner est décidément un tonneau des Danaïdes. [wpsr_facebook]

Couverture de Wagner Theater, par Nike Wagner
Couverture de Wagner Theater, par Nike Wagner

SALZBURGER FESTSPIELE 2015: DIE EROBERUNG VON MEXICO, de Wolfgang RIHM le 10 AOÛT 2015 (Dir.mus: Ingo METZMACHER;Ms en scène: Peter KONWITSCHNY)

Le dispositif général ©Monika Rittershaus
Le dispositif général ©Monika Rittershaus

Il y a une tradition à Salzbourg de création contemporaine ou du moins d’une production contemporaine par saison, ce fut Al gran sole carico d’amore de Nono en 2009 (Metzmacher, Mitchell), Dionysus de Wolfgang Rihm (création mondiale) en 2010, aussi dirigé par Ingo Metzmacher à la Haus für Mozart, puis Die Soldaten de Zimmermann en 2012 (Metzmacher, Hermanis), puis Gawain de Harrison Birtswistle (Metzmacher, Hermanis) en 2013, l’an dernier ce fut Charlotte Salomon, de Marc-André Dalbavie (Dalbavie, Bondy) en première mondiale, et cette année une nouvelle production de Die Eroberung von Mexico (la conquête du Mexique) de Rihm (Metzmacher, Konwitschny) qui est une production Pereira puisque l’intendant a été poussé dehors l’an dernier lorsqu’il a repris la Scala, pour cause de dépassements budgétaires et de conflit avec le Conseil d’administration du Festival conduit depuis 1995 et jusque 2017 par Helga Rabl-Stadler passée par la politique et par la Chambre de Commerce de Salzbourg , un parcours qui conduit tout naturellement à la présidence du festival. Les intendants passent (entre intendants et interims, il y a eu Mortier, Ruzicka, Flimm, Hinterhäuser, Pereira, Bechtolfchtoolf) et madame Rabl-Stadler reste. Metzmacher aussi d’ailleurs qui semble être ici le chef plus ou moins attitré des ouvrages du dernier XXème siècle. Nous ne nous en plaindrons pas.

Jeu vidéo ©Monika Rittershaus
intime/virtuel/épique ©Monika Rittershaus

Cette production comme quelques autres bénéficie du cadre unique de la Felsenreitschule: vu la beauté du lieu, il est assez rare de rater totalement une production (La Fura dels Baus y avait raté sa Damnation de Faust du temps de Mortier, Hermanis n’y a pas réussi son Gawain malgré un décor somptueux mais ses Soldaten furent considérés comme une réussite avant les productions Bieito (Zurich-Berlin) et Kriegenburg (Munich) qui ont tout remis en question et en perspective.
Salle pleine et gros succès pour cet opéra plus spectaculaire encore musicalement que scéniquement. Il s’est reconstitué pour cette production une équipe Metzmacher/Konwistchny qui avait très bien fonctionné quand Metzmacher était GMD à Hambourg où ils ont fait ensemble Lulu, Meistersinger, Moses und Aron qui furent d’énormes succès.
Peter Konwitschny (né en 1945) est l’un des grands de la scène allemande, fils du chef Franz Konwitschny, il a grandi à Leipzig et a commencé sa carrière à l’Est, il est l’un des assistants de Ruth Berghaus au Berliner Ensemble : comme Castorf, comme Berghaus, comme Friedrich, comme Kupfer, il fait partie de cette génération d’hommes de théâtre solidement formés à l’Est à l’école brechtienne, et devenus naturellement des références culturelles essentielles après la chute du mur dans l’Allemagne réunifiée, mais Konwitschny n’a jamais porté en drapeau comme Castorf son « Ossitude » (Ossis , ainsi a-t-on appelé très vite les habitants de l’ex DDR). Comme tous les grands hommes de théâtre allemands, c’est un désosseur de textes : on comprend que cet opéra de Rihm construit sur des textes d’Artaud et d’Octavio Paz l’ait fasciné.
Quant à Ingo Metzmacher, c’est le créateur de l’œuvre à l’Opéra de Hambourg en 1992 avec le Philharmonisches Staatsorchester Hamburg dans la mise en scène de Peter Mussbach. Autant dire qu’il est chez lui dans ce répertoire.
De conquête du Mexique il est peu question dans cette œuvre et en même temps, elle en est vraiment à la fois le prétexte mais aussi le centre. Rappelons rapidement les éléments historiques : Hernan Cortez arrive avec ses hommes dans la ville aztèque de Tenochtitlan en 1519 et guidé par l’empereur Montezuma il en découvre éberlué les merveilles : il dit lui même « Il prit ma main et il me montra les merveilles de sa ville : des marchés grouillants, de somptueux palais en pierre blanche, d’immenses jardins, des œuvres de génie jamais vues. » . Un peu moins de deux ans après, Cortez conquit la ville dont il ne resta rien.
La conquête du Mexique est un des grands drames de l’histoire et la rencontre Cortez-Montezuma l’une de ces rencontres ironiquement tragiques où se jouent les regards sur l’autre, les émerveillements, les jalousies, les peurs.
Artaud connaît le Mexique. Il y est parti en 1936 chez les Tarahumaras pour essayer de comprendre la culture des indiens et de se faire initier au culte du soleil et au Peyotl, un cactus utilisé depuis des siècles chez les amérindiens, contenant une substance hallucinogène sous l’influence de laquelle Artaud comme d’autres a écrit.
L’expérience du Mexique est un basculement chez Artaud qui déclare « ce n’est pas Jésus Christ que je suis allé chercher chez les Taharumaras mais moi-même hors d’un utérus que je n’avais que faire » . Selon J.Paul Gavard-Perret , près de la montagne Tahamura il pense s’approcher au plus près de son pur être débarrassé (enfin) des forces masculines et féminines par ce coït tellurique au sein « non d’une mère mais de la MÈRE ».
La question du masculin/féminin est centrale dans l’œuvre d’Artaud, et centrale dans le travail de Rihm sur le texte d’Artaud. Dans son œuvre, Montezuma est chanté par un soprano dramatique : part féminine, part masculine, homme-femme, l’échange est tout à la fois violent et indispensable.

B.Skhovus (Cortez) A.Denoke(Montezuma) M.A.Todorovitch (Mezzo) ©Monika Rittershaus
B.Skhovus (Cortez) A.Denoke(Montezuma) M.A.Todorovitch (Mezzo) ©Monika Rittershaus

La question de la parole chez Artaud est essentielle également : une parole qui est voix avant d’être parole, qui est d’abord expression physique avant que d’être sens, l’importance de la perception physique et de la prise de conscience corporelle dans tous ses éléments est centrale chez Artaud, mais est aussi déterminante à l’opéra puisque la parole chantée est d’abord exercice physique avant d’être vecteur de sens. Et d’ailleurs, le spectateur ne comprend pas toujours ce qui est chanté, mais perçoit le chant physiquement. C’était, par une hardie simplification, l’effet qu’Artaud voulait produire dans son théâtre. En s’intéressant à Artaud, Rihm essaie évidemment de travailler sur les limites : il flanque des deux personnages principaux (et seuls personnages au sens théâtral du terme) de personnages-voix, notamment un mezzosoprano et un soprano colorature suraigu aux aigus si extrêmes qu’ils sont à la limite de la souffrance pour l’auditeur, expérience purement issue du théâtre de la cruauté, à voir, à subir, à entendre, à vivre dans son corps.

Mariage ©Monika Rittershaus
Mariage ©Monika Rittershaus

Konwitschny propose donc un travail sur le masculin/féminin comme expérience de l’étranger dans tous les possibles où l’étrange relation entre Montezuma et Cortez et devient emblématique de tout ce que recouvre le couple moi/autrui, masculin/féminin, tendresse violence, sexe, où la Conquête du Mexique devient théâtre de la cruauté. Mais plus encore que l’altérité vécue comme combat : c’est la question générale de l’autre et de l’étranger qui est posée, sa découverte, sa séduction, ses similitudes, ses différences, et les inévitables conflits qui dégénèrent : le couple n’est qu’alors que la rencontre de deux « étrangers » irréductibles qui ne peuvent fusionner. La conquête du Mexique démonte ces mécanismes-là, en suivant parfaitement les 4 moments de l’opéra, Die Vorzeichen (les premiers signes, les signes avant-coureurs), Bekenntnis (confession), Die Umwälzungen (les bouleversements), Die Abdankung (l’abdication). Et l’œuvre joue sans cesse entre le général et l’intime, et la mise en scène entre l’énorme volume de la Felsenreitschule, les vidéos qui montrent soit le monde soit les représentations du monde dans les films ou les images, et l’intime de cette pièce unique où se retrouve le couple et où quelquefois le chœur et tous les participants se serrent.

Un des moments les plus cyniques et en même temps les plus amusants, mais pas forcément le plus original est l’accouchement de Montezuma, dont l’enfant est en fait une succession de tablettes et d’Ipad, sur lesquels se précipite Cortez pour s’abstraire dans une communication qui désormais ne passe que par l’outil numérique : c’est drôle parce que le public est interloqué de cette venue au monde des Ipad (gloussements divers), c’est terrible car cela décuple les blocages de la communication, et en même temps on a déjà vu ça dans d’autres mises en scène avec ou sans Ipad, mais avec les téléphones mobiles etc…Il reste que cet élément pour Konwitschny concourt à l’âpreté des relations humaines : on préfère l’autre quand il est lointain et virtuel et on s’enferme dans une sorte d’autisme. Tous les éléments qui dessinent des tics de notre société (jeux vidéos, notamment les plus violents, tablettes, automobiles de luxe) sont à un moment des outils de consommation pour séduire ou combattre.(l’image de la Porsche rutilante en première partie et épave en seconde partie est assez parlante).
Konwitschny travaille aussi en profondeur les relation interpersonnelles, les attitudes, la violence de chaque petit détail, le tout sous le regard central d’un tableau de Frida Kahlo, mexicaine, qui a connu les vicissitudes agitées du couple avec son mari Diego Rivera (dont elle divorcera et qu’elle réépousera).

Frida Kahlo: The wounded (little) deer
Frida Kahlo: The wounded (little) deer

Ce tableau, de 1946, à la fin de sa carrière (la fin de sa vie sera marquée par des problèmes de santé plus lourds encore que ceux qu’elle a connus toute sa vie), s’appelle The little deer ou The wounded deer et représente un cerf à visage féminin blessé par des flèches : une image terrible de la relation de l’homme à la femme qui ne se résout que par le supplice ou le martyre (Saint Sébastien) et la mort.
Les deux personnages ne se parlent jamais, chaque parole proférée l’est dans le vide de la salle, chaque parole est proférée mais pas adressée. Il en résulte une sorte de ballet, de chorégraphie d’une relation à la fois intimiste et presque épique, c’est à dire prise entre un espace du moi et un espace sidéral qu’Artaud cherchait.
Pour installer cette relation dialectique sans dialogue, Konwitschny et son décorateur Johannes Leiacker avec l’aide les éclairages du légendaire Manfred Voss auteur des éclairages du Ring de Chéreau à Bayreuth ont conçu dans l’espace de la Felsenreitschule, déjà en lui-même imposant un dispositif où un salon blanc assez clos (genre salon d’expo IKEA ou maison de poupée grandeur nature) repose sur un cimetière de voitures sombre, embourbé, déjà en voie de fossilisation.

Séduire grâce à Porsche ©Monika Rittershaus
Séduire grâce à Porsche ©Monika Rittershaus

Les voitures, mortes, devenues matières après avoir été symboles sont là, phares allumés comme des yeux énormes assistant au drame. La Porsche rouge rutilante avec laquelle Cortez entre à un moment (tous les artifices de séduction sont bons) devient elle même épave dans la deuxième partie, complètement méconnaissable.

Jeu vidéo ©Monika Rittershaus
Jeu vidéo ©Monika Rittershaus

Les vidéos, tantôt circonscrites à la pièce aux murs d’une blancheur aveuglante, tantôt embrassant tout l’espace, les lumières jouant sur la scène et la salle, tout concourt à spatialiser le drame au maximum et à le concentrer sur les deux personnages dans un dedans/dehors permanent, dans un scène/salle permanent, dans un téléobjectif /grand angle panoramique permanent et ainsi se dessine aussi une sorte d’épique de l’intimité, rejoignant la grande histoire des massacres espagnols au Mexique, et celles des hommes assoiffés de sexe et de violence : la scène où Montezuma livre en pâture des créatures de rêve (dans la mise en scène des sortes de danseuses de Moulin Rouge) et où les hommes deviennent des bêtes en proie au désir, la scène de l’orgie où le chœur se tord de désir pendant que Montezuma se tord de douleur sont des moments magnifiques de composition scénique.

Désir et douleur ©Monika Rittershaus
Désir et douleur ©Monika Rittershaus

Osons le mot, au théâtre ou à l’opéra  nous avons très rarement un sentiment de Gesamtkunswerk, d’œuvre d’art totale: Die Soldaten dans cette même salle séparait presque violemment la vie et la vue du spectateur et celle de la scène. Ici, scène et salle sont mêlées, des moments très forts se déroulent dans la salle où le chœur dispersé prend place parmi les spectateurs les obligeant à se lever pour passer, où Montezuma parcourt avec la mezzo soprano et la soprano les travées, en dérangeant les spectateurs, les prenant à partie ( une habitude très « années 70 ») où l’orchestre est éclaté en quatre éléments, où les violons solos sont sur scène et les voix des récitants et du soprano et mezzo soprano en fosse, puis les violons vont en fosse et les voix vont sur scène, deviennent non plus des voix mais des personnages, comme des projections des sentiments des personnages, comme des ombres qui les accompagnent (un peu le principe du Rheingold de Cassiers à Berlin et à la Scala), et nous sommes aussi en plein dans les problématiques d’Artaud, car tout le corps est sollicité, l’audition est quelquefois très douloureuse tellement elle est forte, et aussitôt elle devient à peine perceptible : cette œuvre est pour le spectateur une expérience physique.
Metzmacher fait un travail magnifique, fantastique même avec l’ORF Symphonieorchester : le début avec les percussions qui ont déjà commencé à jouer avant l’arrivée du chef, qui se poursuivent ensuite de manière inquiétante, obsessionnelle, répétitive et menaçante en une sorte de crescendo, avec une précision d’horloge. Comme beaucoup de spectateurs, je n’ai pas l’habitude de cette musique, mais je l’ai trouvé prenante, cohérente, et surtout j’ai trouvé l’œuvre vraiment dramaturgiquement achevée, ce qui est très rare dans l’opéra contemporain (enfin, créé il y a 23 ans quand même…). Artaud fonctionne mieux à l’opéra qu’à la scène (les rares fois où on le joue encore) car le chanter est un exercice physique qui fait de la voix l’instrument, qui fait souffrir, pousser, s’efforcer, projeter. Il faut évidemment des voix toujours au bord de l’extrême pour pareil travail : les voix avec le soprano ahurissant de Susanna Anderson avec des aigus à déchirer le tympan, le mezzo profond de Marie-Ange Todorovitch, qu’on est très heureux de retrouver ici, et les récitants, dont la litanie est à elle seule un exercice impossible, litanie avec des ruptures de volume et de rythme, avec des respirations où à l’extrême du souffle.

Bo Skhovus ©Monika Rittershaus
Bo Skhovus ©Monika Rittershaus

Evidemment Bo Skhovus n’est jamais aussi bon que dans ces personnages border line, violents, tendres, démonstratifs, enfermés en eux mêmes, qui sont tout et son contraire. La voix est suffisamment opaque, avec sa manière de forcer, d’éructer quelquefois pour réussir la performance, et quel personnage en scène ! C’est un rôle qu’il n’interprète pas, où il est dans une profonde vérité physique.

 

 

 

 

 

En entendant Angela Denoke (qui chantait déjà Montezuma à Ulm en 1993) , je me disais qu’elle aurait dû être à Bayreuth pour Brünnhilde et qu’elle avait eu raison de renoncer. Ce n’est pas un rôle pour elle. Mais en revanche Montezuma est fait pour cette voix ductile, quelquefois au bord de la rupture, au bord de la justesse, juste au bord, et pourtant toujours en phase avec la musique et capable d’incroyables acrobaties vocales tout en gardant un jeu d’une vérité et d’une rigueur phénoménales. Elle réussit des moments d’une lyrisme étonnant, avec une voix adoucie, ronde, jamais agressive ou métallique et puis sans transition des cris rauques, menaçants, des sons terribles et presque inouïs (au sens propre, jamais entendus) : ses premières entrées sont stupéfiantes.

Elle a à la fois une figure de jeunesse (c’est en scène une jeune fille proprette) et d’innocence, de fraîcheur même, et aussi de maturité, la première scène où elle prépare sa maison, ajuste les objets pendant que Cortez frappe à la porte est d’une vérité et d’une simplicité presque touchantes. Mais les scènes se suivent et les situations se succèdent, chacune emblématique des moments clés d’une relation de couple, et même de toute relation humaine, avec ses tendresses, ses excès et ses violences comme le jeu de la mariée et du mannequin que Cortez déchire.

Mariée, mannequin, Ipad©Monika Rittershaus
Mariée, mannequin, Ipad©Monika Rittershaus

Enfin quand l’un et l’autre, abordent ensemble le final d’une retenue, d’une poésie impensable à peine 30 minutes auparavant, un final qui renvoie à la tradition de Bach et aux grandes œuvres aériennes de la littérature religieuse, un duo éthéré, un duo de deux personnages déjà morts, déjà en suspension, c’est un moment inoubliable.
Du très grand art, et pour l’un et pour l’autre.
Du très grand art aussi pour ce chœur mobile époustouflant, qui n’est pas un chœur constitué apparemment puisque les participants sont tous nommés dans la distribution, un jeu d’une variété et d’une précision rares (notamment lorsqu’ils se rassemblent sur scène en un mouvement presque pictural), un chant puissant y compris dans les gradins, une mobilité étonnante, des sauts, des escaliers dévalés : jamais vu pour ma part quelque chose de tel (le chœur enregistré est celui du Teatro Real en 1993).
Enfin, l’orchestre dirigé par un Ingo Metzmacher extraordinaire, un orchestre de fosse, essentiellement des percussions des bois et des vents, et trois petites formations, deux latérales et l’une en haut des gradins : la musique arrive de tous les côtés, avec une netteté et une précision incroyables, mais aussi une fluidité et une clarté étonnantes, ce qui est indispensable vu la concentration nécessaire. Le geste du chef a tantôt l’élégance du volute ionien, aérien, céleste, tantôt la brutalité terrienne. Tantôt des moments de rêve à peine audibles, à écouter le silence, et tantôt un déchaînement tellurique de toutes ces masses. Pas une scorie, pas une attaque approximative : un travail métronomique d’un côté et d’une vie, d’une agilité, d’une ductilité indicible. Dans cette production, toute la salle est orchestre, toute la salle est chœur, et les solistes se baladent au milieu. Tout bouge tout le temps avec en même temps et paradoxalement une impression de fixité monumentale.
Ce fut une expérience passionnante dont je suis sorti enthousiasmé : on sait que Wolfgang Rihm est l’un des plus grands compositeurs de notre époque. Et c’est un opéra qui n’aurait aucun mal à être inscrit au répertoire de tous les théâtres susceptibles d’accueillir un tel gigantisme, tant livret, situation, disposition orchestrale, systèmes d’écho, images sonores et espaces sonores et tant full immersion dans la musique, électronique ou non, et dans une musique toujours en tension mettent le spectateur au centre de l’exécution et en disponibilité totale pour voir et entendre. Pour moi, c’est la plus grande réussite du Festival 2015 et c’est une production qui devrait intéresser les grands théâtres capables de monter ça, bien plus réussie que Die Soldaten d’Hermanis.
Allez Paris, du courage ![wpsr_facebook]

Fantasmes de conquête ©Monika Rittershaus
Fantasmes de conquête ©Monika Rittershaus

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: QUELQUES MOTS POUR EN FINIR (PROVISOIREMENT)

Festspielhaus Bayreuth
Festspielhaus Bayreuth

Dans son essai Wagner Theater (Suhrkamp 1999, 4ème édition 2013) Nike Wagner, fille de Wieland, souligne que les thèmes wagnériens, dans les opéras, dans l’histoire d’Allemagne et dans l’histoire même de la famille Wagner, oscillent entre deux pôles, le pôle Ring et le pôle Graal. L’esprit Ring, ce sont les luttes pour le pouvoir et l’argent, les histoires de famille et l’esprit Graal, c’est l’idéal, le sublime, le testament de l’œuvre. Nike Wagner met en regard le final destructeur de Götterdämmerung et du Ring et celui apaisé et suspendu de Parsifal, les seules œuvres indissolublement liées à Bayreuth. Quelle que soit la manière dont on y pense, dont on pense son histoire et ses péripéties, Bayreuth est une succession d’esprit Ring et d’esprit Graal, esprit Graal sur scène et esprit Ring dans la coulisse, et c’est peut-être sous cet angle qu’il faut regarder la mise en scène de Castorf, toute dédiée au décryptage de l’esprit Ring. Comme le Parsifal de Herheim racontait d’une manière toute particulière le passage de l’esprit Ring à l’esprit Graal.
Car Bayreuth est un lieu tout particulier que le travail de Herheim avait bien décrypté.

C’est d’abord un lieu de la culture allemande, de la germanité entendue comme espace culturel et non comme revendication politique (ce qui a pu aussi être le cas dans l’histoire), les français se reconnaissent volontiers dans leur théâtre et leur littérature, et la Comédie Française, quelle qu’en soit la qualité effective, est bien en quelque sorte le théâtre de la nation. Le Festival de Bayreuth est un lieu où se croisent trois piliers de la culture allemande, la musique, si essentielle pour comprendre ce pays, la philosophie (comme le montre une vitrine consacrée à Schopenhauer à Wahnfried, mais aussi les démêlés de Nietzsche avec Wagner), le théâtre, au vu des polémiques nombreuses nées ici, mais surtout au vu du rôle national et international de Bayreuth dans les regards portés sur l’évolution du théâtre : ce n’est pas là qu’est né le Regietheater ou une nouvelle manière de faire du théâtre, mais c’est à Bayreuth, dès 1972 avec le Tannhäuser de Götz Friedrich, qu’il a été légitimé, même si l’année précédente et pour la première fois depuis 1951, soit 20 ans après, un metteur en scène autre que Wieland ou Wolfgang, August Everding, avait mis en scène Der fliegende Holländer.
Wieland Wagner avait installé l’idée essentielle selon laquelle on ne pouvait jouer Wagner indéfiniment comme à ses origines (c’était un peu la position sacrale de Cosima), et que Wagner était dans la cité.
D’une certaine manière, Wieland Wagner a relativisé le rôle « religieux » de Bayreuth, exalté en France par la fameuse phrase d’Albert Lavignac (Le Voyage artistique à Bayreuth, 1897) : « On va à Bayreuth comme on veut, à pied, à cheval, en voiture, à bicyclette, et le vrai pèlerin devrait y aller à genoux », pour installer la centralité de l’art et une certaine distance critique: « Hier gilt’s der Kunst » c’est en quelque sorte le motto du NeuBayreuth, un lieu du débat artistique.
C’est ensuite un haut lieu de la culture internationale : au delà des vicissitudes politiques entre France et Allemagne, très tôt Bayreuth devient un voyage presque obligé dans une bonne partie de la classe intellectuelle française de la fin du XIXème siècle : il suffit de rappeler le nom du premier wagnérien prémonitoire, Charles Baudelaire , et de lire les noms des collaborateurs de la revue wagnérienne (1885-1888) où l’on trouve Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam, Mallarmé, Catulle Mendès, et les nombreux musiciens français de l’époque, bousculés entre la fascination pour Wagner et l’identité de la musique française. En 1921 un livre, Richard Wagner et la France, de Jacques Gabriel Prod’homme écrit au lendemain de la guerre retrace avec une grande précision les vicissitudes et les contradictions du regard français sur Wagner. Les français restent encore aujourd’hui le contingent étranger le plus nombreux sur la colline verte.
Mais on aimait Wagner en Angleterre et en Belgique bien avant : on trouve dans les cercles wagnériens historiques des irlandais comme George Bernard Shaw à qui l’on doit The Perfect Wagnerite: A Commentary on the Niblung’s Ring (1897) belle étude du Ring (parue la même année que la première édition du Lavignac) que tout wagnérien débutant devrait lire, et de l’autre côté du spectre politique à l’extrême droite, les anglais Houston Stewart Chamberlain (qui a écrit dans la revue wagnérienne) et bien sûr Winifred Williams Klindworth qu’on fit épouser à Siegfried Wagner, anglaise installée en Allemagne, admiratrice de Wagner et amie d’Hitler bien avant son arrivée au pouvoir.
Il est d’ailleurs amusant de constater que Cosima gardienne de ce temple de la germanité est fille d’un hongrois (il est vrai le plus européen des hongrois) et d’une française et que la compromission de Bayreuth avec le nazisme n’est pas née de l’initiative d’allemands, mais d’anglais.

En appelant des chanteuses françaises (Marcelle Bunlet avec Toscanini pour Kundry, puis Germaine Lubin pour Isolde) ou des chefs italiens (Arturo Toscanini, Victor De Sabata), aussi bien Siegfried Wagner que Winifred ont ouvert le festival aux artistes internationaux. Ce que les frères Wieland et Wolfgang Wagner dans le cadre du Neubayreuth ont poursuivi en invitant très tôt des chanteurs ou des chefs non germaniques (Ramon Vinay, Regina Resnik, André Cluytens)

Enfin il suffit de voir les polémiques et les discussions sur les réseaux sociaux d’aujourd’hui pour mesurer encore la force du wagnérisme et la réactivité des wagnériens dans le monde.
Bayreuth (parce que c’est Wagner) concerne à des titres divers aussi bien l’Allemagne que le reste du monde, c’est bien la question du Ring actuel de Franz Castorf.
La question du rapport de Bayreuth à son histoire a été posée par deux mises en scènes récentes, celle des Meistersinger von Nürnberg, œuvre chantre de « l’art allemand »  dernière œuvre autorisée à Bayreuth par les nazis en 1942 et 1943, par Katharina Wagner en 2007, et Parsifal, par le norvégien Stefan Herheim en 2008. Castorf n’est pas le premier à lier explicitement l’œuvre de Wagner à l’Histoire.
J’ai souligné plus haut l’importance de Bayreuth dans l’histoire de la mise en scène d’opéra, mais aussi de la mise en scène théâtrale en général, dans la mesure où l’arrivée à Bayreuth d’une nouvelle génération de metteurs en scène, survint quand il fut clair à Wolfgang Wagner que les mises en scènes de Wieland, dont la dernière (Parsifal) a duré jusqu’en 1973, ne pourraient durer indéfiniment, et que lui même n’avait pas les capacités artistiques de son frère ni le temps pour assumer tout seul la suite. Néanmoins, jusqu’à 2002, Wolfgang a été présent de manière continue comme metteur en scène sur la colline : il estimait que sa légitimité procédait aussi de sa participation aux productions. Entre 1976 (début du Ring de Chéreau et installation définitive du Werkstatt Bayreuth) et 2002 (dernière année où il apparaît comme metteur en scène), on lui doit une production de Tannhäuser (représentée sept fois en 1985 et 1995) deux productions de Parsifal (1975-1981 et surtout 1989-2001, soit représentée 13 années de suite ) et il met en scène continûment Die Meistersinger von Nürnberg, avec une production entre 1981 et 1988 et une autre entre 1996 et 2002. C’est la seule œuvre qui n’ait pas échappé à un Wagner de 1951 à 2011 (Wieland, Wolfgang, Katharina) et qui sera confiée en 2017 pour la première fois depuis 1951, à un non-Wagner,  à Barrie Kosky qui avait affirmé qu’il ne ferait jamais de Wagner.
Pour conclure sur ces longs prémices : c’est Bayreuth qui réinvente la mise en scène wagnérienne après la deuxième guerre mondiale avec Wieland Wagner. Mais avant la guerre, Bayreuth avait toujours confié les productions à des artistes extérieurs à la famille. Le Neubayreuth était un modèle différent, où tout restait dans la famille, essentiellement pour deux motifs :

  • Wieland Wagner était un véritable artiste, un inventeur.
  • Wolfgang était un artisan de la scène peu inventif mais honorable, mais un très bon manager ; il savait que de toute manière il coûtait moins cher au Festival d’avoir deux metteurs en scènes maison,  à un moment où les frais de régie n’étaient d’ailleurs pas aussi importants qu’aujourd’hui : les mises en scènes de Wieland, très essentielles ne devaient pas coûter trop cher en termes de construction et on sait que les débuts de Bayreuth après la 2ème guerre mondiale furent très artisanaux.

Quand on voit ce qu’a dû coûter le décor d’Aleksandar Denić pour le Ring de Castorf ou même les fabuleux décors de Peduzzi pour le Ring de Chéreau, on n’est pas sur la même échelle de coûts. Il ne faut jamais oublier les questions économiques, motif essentiel de la création de la fondation Richard Wagner en 1973. La longévité de la dernière production de Wolfgang Wagner, Parsifal (13 ans) n’est pas étrangère non plus aux préoccupations économiques.

Après le Neubayreuth lié à Wieland, Wolfgang a besoin de transformer en concept la nécessité qu’il a d’en appeler à d’autres metteurs en scène. Ce sera le Werkstatt Bayreuth, manière de faire continuer à parler de Bayreuth, un concept intéressant en soi mais aussi pour le marketing maison : manière de prolonger la singularité de Bayreuth en en faisant une scène de propositions plus ou moins expérimentales : l’appel initial à Peter Stein, alors le chien fou de la Schaubühne, pour le Ring du centenaire, qui a échoué et s’est transformé en appel à Chéreau, puis l’appel à Harry Kupfer pour un Fliegende Holländer aujourd’hui encore inégalé en sont, avec le Tannhäuser de Friedrich, évoqué plus haut, les éléments premiers.
Et de fait, le Ring de Chéreau fut un incroyable choc pour le milieu théâtral et culturel, dont les conséquences sur le monde du théâtre européen et de l’opéra se font encore sentir: les huées de Castorf ne sont rien à côté des cris qu’on entendait dans la salle pendant la musique, ou des tracts qui vous accueillaient à l’entrée, ou des déclarations vengeresses de certains chanteurs de la distribution.
Chéreau a légitimé toutes les approches de Wagner par la suite et plus généralement le regard du théâtre sur l’opéra, même si Ronconi (avec son Ring initié en 1974) et Strehler pour le reste du répertoire (il abordera Wagner avec Lohengrin en décembre 1981 à la Scala) avait commencé à bousculer les choses, mais sans la chambre d’écho qu’est Bayreuth. Ce n’est pas un hasard si Kupfer parlait dans les années 80 de « Papa Chéreau ». Chéreau fut pour le Festival de Bayreuth ce que Mortier a été pour Salzbourg : il a permis de relancer la machine, de ravaler les façades, il a permis au monde de l’opéra d’être considéré par le monde du théâtre : jusqu’à Chéreau, les deux mondes étaient parallèles. Depuis Chéreau, cela n’étonne plus personne qu’un homme de théâtre fasse de l’opéra.

Il faut aussi comprendre l’appel à Peter Hall pour le Ring de 1983 (Solti) qui a semblé un recul. Après le choc Chéreau, il n’y aurait eu aucun sens à proposer un travail du même type. Il fallait une nouvelle rupture, comme une volonté de balance entre un Ring «moderne » et un Ring « classique », affirmation d’une volonté de balayage de tous les «possibles » : une proposition qui a coûté tout autant sinon plus que Chéreau vu la fabrication du plateau tournant verticalement sur lui même, une prouesse technique qui a l’époque avait beaucoup fait parler…plus que la mise en scène en tous cas.
Ainsi se sont succédés ensuite Jean-Pierre Ponnelle (Tristan), Werner Herzog (Lohengrin), Dieter Dorn (Fliegende Holländer), Harry Kupfer (Ring, magnifique), Heiner Müller (Tristan), Alfred Kirchner (Ring), Keith Warner (Lohengrin), Jürgen Flimm (Ring) qui représentent tous une modernité raisonnable. Le Ring de Jürgen Flimm étant la somme des Ring new look des dernières années et d‘une certaine manière la fin d’une époque.
L’appel à Christoph Schlingensief pour Parsifal en 2004 a constitué l’entrée en scène de Katharina Wagner, très liée au milieu du Regietheater, dans la programmation des mises en scène, et l’irruption de la performance esthétique et artistique à Bayreuth. Cette mise en scène, qui a bénéficié pendant deux ans de la merveilleuse direction de Pierre Boulez, a été plombée par une des distributions les plus médiocres des quinze dernières années.
Il est probable que c’est dans cette direction qu’aurait été Jonathan Meese, plus performeur qu’homme de théâtre, pour son Parsifal en 2016 s’il n’avait pas été remplacé pour raisons financières (!!) par le plus politiquement correct Uwe-Erich Laufenberg.
La proposition de Stefan Herheim pour Parsifal en 2008 a constitué sans doute le plus grand succès de ces dernières années. On peut seulement regretter d’une part qu’elle n’ait pas été prolongée au-delà de 2012, et que Daniele Gatti n’ait pas continué à la diriger car avec le RingParsifal constitue l’enjeu symbolique le plus important à Bayreuth. L’œuvre a d’ailleurs été jouée continûment de 1951 à 1973, de 1975 à 1985, de 1987 à 2001. Ce n’est que très récemment (2002-2013-2004) qu’un laps de temps supérieur à un an existe entre deux productions, encore que Parsifal ait été joué en continu de 2004 à 2012 avec deux productions différentes, mais que 2013, 2014, 2015 sont des années sans. On s’est d’ailleurs étonné que Parsifal ne figurât pas au programme du bicentenaire de Richard Wagner de 2013.

Hors Castorf, les autres propositions liées à Katharina Wagner, sont pour l’une un gros échec, Tannhäuser (Sebastian Baumgarten), une production loin d’être sotte, mais qui a constitué un repoussoir pour le public (encore une équipe qui a hésité entre scène et performance) avec le décor de Joep van Lieshout, fondateur d’un collectif artistique (AVL) à la frontière entre Art, design, architecture et pour l’autre un succès, le Lohengrin de Hans Neuenfels dont les rats ont fait huer, puis parler, puis ont amusé, puis ont été digérés, sans doute à cause de la présence successive dans la distribution de Jonas Kaufmann et de Klaus Florian Vogt et dans la fosse d’Andris Nelsons jusqu’à l’an dernier. Avec le Ring, c’est le plus grand succès musical de cette année, avec un accueil hallucinant (et justifié) pour Vogt et très positif pour le chef Altinoglu et la distribution.
De même qu’il était inévitable un jour d’inviter Hans Neuenfels à Bayreuth, après une des carrières les plus inventives et des plus importantes du théâtre allemand, il était inévitable d’inviter Frank Castorf, l’autre symbole d’un théâtre idéologique, très lié à l’Est, à un moment où l’un et l’autre sont déjà dans le troisième âge. C’est une reconnaissance de l’importance de leur travail depuis plus d’un quart de siècle dans le paysage théâtral d’aujourd’hui et n’a rien d’une expérience de la médiocrité ou d’une provocation comme on  lit quelquefois sous des plumes aussi imbéciles qu’ignorantes.

Et pourtant le choix de Castorf est un deuxième choix : Katharina Wagner nourrit depuis longtemps l’idée de confier un Ring à un cinéaste : c’était Wim Wenders qui était en vue pour 2013, après Lars von Trier pour le Ring précédent (confié finalement à Tankred Dorst, qui ne fut ni une réussite théâtrale, ni musicale).
Qui mettra en scène le prochain Ring (2020, avec Thielemann? avec un autre chef?) ?

Alors, qu’en est-il de ce Ring après une troisième vision ? Je continue de l’affirmer, voilà une production qui est un chiffon rouge pour notre époque post idéologique, mais qui nous renvoie en pleine face un regard sans concession sur monde d’aujourd’hui et de ce qu’il vaut, sans amour ni héroïsme.
En écrivant le Ring, Wagner faisait-il autrement ?
C’est ce que Nike Wagner appelle l’esprit Ring : complots, coup bas, affaires de famille, luttes de pouvoir, soif d’argent, massacre de l’innocence et de l’amour. C’est juste l’histoire que raconte Frank Castorf, en faisant de Rheingold une sorte d’épilogue et non de prologue de l’histoire (dont le premier jour, rappelons-le est Die Walküre) en en faisant une histoire de petits truands dans une station service véreuse du Texas liée à un motel (un Golden Motel quand même) pas trop bien fréquenté. C’est une manière de réduire le mythe à des marchés sordides qui avaient déjà été soulignés par Chéreau d’abord puis par d’autres.
Ce qui change chez Frank Castorf, c’est la volonté d’inscrire cette histoire dans la grande histoire du pétrole, qui est pour lui la cause de l’état du monde aujourd’hui, la cause implicite des conflits qui ont essaimé le XXème siècle au nom de ce que l’Or d’hier est le pétrole d’aujourd’hui. Chéreau insérait l’histoire dans un monde de l’industrialisation naissante (voir la forge de Siegfried), Castorf dans l’histoire de l’Or Noir, de la naissance des premiers puits en Azerbaïdjan jusqu’à Wall Street. Mais là où Chéreau évoquait seulement, Castorf montre, cherche à démontrer jusqu’au plus petit détail avec une précision d’orfèvre (d’ORfèvre…). Là où chez Chéreau il y avait encore de quoi espérer en l’homme (Siegfried restait un innocent positif), il n’y a plus rien à espérer chez Castorf, dont le Siegfried, pur produit de son éducation sans amour et seulement idéologique (à voir les livres en nombre autour du décor de l’acte I de Siegfried) par un Mime intellectuel radical (certains lui ont trouvé le visage de Brecht), est un terroriste, cruel, indifférent, sans âme, un garçon mauvais plus qu’un mauvais garçon.
Castorf inscrit ses personnages dans les mouvements de l’histoire : c’est pourquoi ce Ring est sans cesse mouvement et notamment mouvement giratoire de la tournette où changent sans cesse les ambiances et les époques, qui en est la traduction scénique ; c’est pourquoi aussi cela bouge tout le temps, notamment dans Rheingold, dans Siegfried (sur tout l’espace y compris en hauteur), dans Götterdämmerung, et logiquement un peu moins dans Walküre où sont posées les racines du mal,  opéra plus discursif, rempli de longs dialogues et longs monologues.
Certains personnages changent sans cesse : Wotan est petit maquereau, puis propriétaire d’un puits an Azerbaïdjan, puis théoricien de la révolution, enfin voyageur sans bagage. Seul Alberich ne change pas, ne vieillit pas et traverse toute l’histoire, tel qu’en lui même enfin l’éternité le change, car il est le point focal, l’image éternelle du mal. Rappelons Kupfer (80 ans il y a quelques jours) qui laissait Alberich seul vivant face au public au final du Götterdämmerung.

Contrairement à ce qu’ont écrit certains, Castorf joue parfaitement, et avec plus de cohérence que d’autres la différence prologue (Rheingold) et trois autres jours, qui constituent l’histoire proprement dite, des origines à aujourd’hui, et Die Walküre, qui pose les jalons de ce récit, est volontairement plus « traditionnelle » au sens où le livret est à peu près suivi sans trop de didascalies, même si les événements de Bakou en sont la toile de fond. La question de Bakou et de l’Azerbaïdjan se pose encore aujourd’hui, et elle fut aussi bien pendant la première que pendant la seconde guerre mondiale un enjeu stratégique. Castorf s’intéressant à l’histoire de l’Or noir, ne peut qu’insérer les événements multiples qui eurent lieu à Bakou dans le tissu de son Ring, en faisant de Wotan un chef révolutionnaire et de sa fille Brünnhilde une aide au terrorisme : elle prépare les flacons de nitroglycérine pendant le récit de Wotan, qui est l’un des moments musicaux les plus passionnants de ce Ring, où non seulement Wolfgang Koch est un miracle d’intelligence du texte, mais où Kirill Petrenko accompagne avec une précision rythmique phénoménale la mise en scène volontairement très immobile de Castorf, il en résulte une tension prodigieuse, qui se poursuit dans l’annonce de la mort avec une cohérence extraordinaire.
C’est là où l’on peut saisir ce que diriger veut dire : ce n’est ni aller vite ou pas vite, ni diminuer ou retenir le son ou le laisser aller selon l’humeur, c’est au contraire avec une rigueur incroyable à partir de la partition s’obliger à accompagner le plateau, en épouser les cohérences et le discours, au nom de ce que Wagner appelle la Gesamtkunstwerk, l’œuvre d’art totale. Il ne peut y avoir , à Bayreuth notamment, un discours musical d’un côté et un discours scénique de l’autre qui seraient deux côtés d’un balancier : chef et metteur en scène sont tenus (plus qu’ailleurs et non comme ailleurs) de travailler ensemble pour produire un discours commun cohérent. Et que ceux qui ont trouvé certains moments trop ceci ou pas assez cela aillent simplement au texte, que la plupart du temps ils n’ont pas lu. De même ceux qui pensent qu’un chef a une conception une fois pour toutes indépendante des lieux et des plateaux se trompent : la lecture de Petrenko est certes toujours très fine, très discursive, quelquefois même intimiste (voir sa Lulu); mais il ne dirigeait pas le Ring à  Munich (la merveilleuse production d’Andreas Kriegenburg) comme il dirige à Bayreuth, beaucoup de spectateurs qui ont entendu les deux en salle l’ont remarqué. C’est là qu’on reconnaît un vrai chef, qui chaque jour est neuf, qui chaque jour donne à découvrir, qui est toujours inattendu.
Je défends le travail de Castorf même si parmi les travaux récents j’adore celui de Kriegenburg à Munich, parce que Castorf a une approche d’abord intellectuelle, parce qu’il oblige à lire, travailler, s’informer. Impossible de comprendre ce travail sans entrer dans cette logique. Ce qui me fascine, c’est que ce travail d’une rigueur et d’une profondeur stupéfiantes va contre la consommation culturelle qu’on peut voir ailleurs, même dans Wagner, et qu’il va contre notre paresse. C’est un travail nihiliste si l’on veut, mais le Ring de Wagner ne nous laisse guère qu’un tas de cendres à la fin du Crépuscule.
Je ne cesserai donc pas de défendre ce travail, même si d’autres m’ont fasciné sans doute pour le reste de ma vie, Chéreau d’abord, Kupfer ensuite, et Kriegenburg enfin, parce que son approche tient compte du mythe et de sa poésie, puis de l’Histoire.
Castorf effectue un travail typique du Werkstatt Bayreuth, en cela Katharina Wagner ne s’est pas trompée, cette production si décriée par certains est à la hauteur de la tradition théâtrale et culturelle allemande. Mais aussi et surtout parce qu’il constitue, avec la distribution de cette année, et avec la direction de Kirill Petrenko, l’un des Ring les plus réussis à Bayreuth depuis très longtemps.
Pour une fois, mise en scène, distribution et direction musicale sont à la hauteur des attentes et des enjeux (je sais, je vais faire frémir les catastorfiens). Petrenko dans ce Ring a refait de Bayreuth un lieu de l’innovation et de la recherche musicale, il a fait du neuf, et il a produit du sens en créant cette dentelle musicale à l’affût perpétuel de ce qui se passait sur scène. Et cette direction si singulière, impressionnante par sa précision et sa variété, a pu aussi provoquer des discussions et des déceptions, parce que ce Wagner-là est un Wagner musical de l’après. Ce fut le même choc après le Ring de Boulez: il suffit de lire certains critiques très acerbes de l’époque…mais cette fois-ci, à la différence d’alors, c’est l’unanimité. Le délire qui saisit le public à chacune de ses brèves apparitions lors des saluts est un indice de son effet.  Cette musique, telle qu’elle se déroule sous sa baguette, provoque une incroyable émotion. ce Ring est le Ring de Petrenko.
Deviendra-t-il le Ring de Marek Janowski? Pour deux ans encore, Marek Janowski, l’un des grands spécialistes de cette musique qu’il a enregistrée deux fois, va se confronter à une mise en scène qu’il ne doit pas vraiment partager au vu de ce qu’on connaît de ses goûts, avec une distribution largement renouvelée. Pour le festival, c’est l’occasion de relancer cette production en lui donnant de nouveaux visages. Nous verrons.
Et désormais Katharina Wagner arrive dans 15 jours aux rênes d’un festival que papa Wolfgang lui avait amoureusement préparées. Le deal de 2008, entre une jeune femme de 30 ans alors et sa sœur qui en avait plus ou moins le double ne pouvait que conduire à cette situation pour que personne ne perde la face, à commencer par le conseil de la Fondation qui avait déjà une première fois proposé Eva Wagner-Pasquier à la direction du festival. Voilà un membre de la famille qui a fait une carrière discrète, élégante, et qui n’a pas été assoiffée par le pouvoir, vu qu’elle a été essentiellement une conseillère compétente ici ou là. Pour elle, Bayreuth était un logique bâton de maréchal, pour Katharina en revanche, c’est une question de carrière et peut-être de vie : elle est sans doute de la race des femmes de pouvoir de la famille…Elle l’a d’ailleurs prouvé en affrontant des Meistersinger décapants allant contre toute la tradition locale.
Elle le prouve encore cette année en affrontant un Tristan, sans doute moins inventif dans le détail (il est vrai que le livret en est plus linéaire), mais en même temps d’une grande cohérence. Sa mise en scène pose la question de l’amour absolu, et de son impossibilité au regard des codes sociaux représentés par les serviteurs (qui inventent tant de stratagèmes pour qu’ils s’évitent) et par Marke, vrai mari trompé vengeur et sarcastique. Tous les autres personnages de l’œuvre sont contre le couple. Est-ce si loin de la vision sans amour de Castorf ? Le départ final d’Isolde entraînée par Marke qui a l’air du dire « bon, assez joué ! » n’est-il pas aussi une manière d’aller contre notre volonté d’ivresse musicale, de notre volonté d’y croire. Marke est une version plus policée des crocodiles de Castorf, mais c’est bien le même discours. Cette production de Tristan qui m’a plus séduit à première qu’à seconde vision doit être à mon avis rodée encore, mais elle montre tout de même un regard plus qu’acéré de Katharina Wagner sur les œuvres de l’aïeul.
La présence dans les lieux depuis 2000, puis depuis 2008 avec une fonction de conseiller, et depuis cette année une fonction nouvelle de Musikdirektor, responsable des recrutements de l’orchestre et de tous les aspects musicaux du festival de Christian Thielemann est un autre signe important de l’évolution de Bayreuth après l’ère Wolfgang.
Thielemann avait des ennemis, il en aura encore plus. Et Katharina Wagner sera plus exposée (les fameux coups de billard à double rebond). Vraie garantie musicale, Thielemann est très aimé du public de Bayreuth, moins Katharina Wagner qui doit gagner une légitimité qui va tenir aux choix de mises en scène, et à ses propres productions. Et on va lire désormais les choix esthétiques, le prolongement ou non du Werkstatt Bayreuth, à l’aune de ce couple là. Il est clair que les deux n’ont pas le même regard sur le théâtre d’aujourd’hui, mais les deux ont des intérêts communs. Et même si c’est l’esprit Ring qui règne sur la colline verte, les mariages de raison sont quelquefois plus solides que les mariages d’amour. [wpsr_facebook]

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE GÖTTERDÄMMERUNG le 1er AOÛT 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Frank CASTORF)

 

Final acte I Catherine Foster (Brünnhilde) Stefan Vinke (Siegfried) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Final acte I Catherine Foster (Brünnhilde) Stefan Vinke (Siegfried) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Pour une description détaillée de la mise en scène, se reporter aux comptes rendus du 1er août 2014 , du 15 août 2014, et du 19 août 2013 .

Il y a toujours à Bayreuth, pour Götterdämmerung, une ambiance particulière, d’ailleurs tout le public assiste à la dernière fanfare, celle du 3ème acte, toujours très belle ; c’est la fin d’un cycle, le public va se renouveler. En quatre soirées, on a pu socialiser avec ses voisins, toujours les mêmes, discuter, baliser son audition et en bref, il y a de la mélancolie, car c’est déjà fini. Les journées sont courtes à Bayreuth, dès 14h on se prépare pour la soirée qui commence à 16h, et donc le temps passe très vite. Pour ce dernier Götterdämmerung du cycle 1, musicalement si réussi, c’est encore plus vrai.
La fin du Ring est aussi toujours un peu spéciale, l’œuvre est tellement monumentale qu’elle efface tout ce qui a pu la précéder, ainsi du Tristan et du Lohengrin précédents, qui semblent si lointains. C’est aussi pourquoi je n’aime pas aller voir un autre opéra pendant les jours sans Ring, il y en a toujours deux, entre Walküre et Siegfried, et entre Siegfried et Götterdämmerung, car forcément, cet opéra isolé dans la lave en fusion du Ring en pâtit. Il y avait un Fliegende Holländer la veille de Götterdämmerung, que j’aurais peut-être vu avant Rheingold, mais pas pendant (en plus la production n’est pas de celles qu’on emporte avec soi sur l’île déserte…) car les expériences précédentes m’ont appris qu’on apprécie très mal cette autre musique.
Il en est de même pour la soirée programmée le lendemain d’un Crépuscule. Habitué au cycle I depuis très longtemps, j’ai tout de même souvent eu des places non pour la première, mais pour la deuxième de l’opéra d’ouverture qui traditionnellement est placée immédiatement après Götterdämmerung. Je me souviens notamment d’un Tannhäuser II qui m’avait semblé arriver comme un cheveu sur la soupe après le final du Götterdämmerung de Chéreau, moment fascinant et terriblement émouvant s’il en fut…
Il faut donc à la fois placer toujours le Ring en dernier, en évitant la représentation intermédiaire à l’intérieur du Ring, et en essayant de regrouper les autres représentations auparavant. L’autre conseil si l’on peut est de toujours venir pour au moins un opéra isolé et le Ring, ce dernier en acquiert d’autant plus de singularité.
Ce sont certes observations d’enfant très gâté par Bayreuth, mais il est bon aussi de bien regarder ce qu’on veut et d’organiser son festival en fonction d’une certaine dramaturgie si on veut le vivre à plein.
Ce Götterdämmerung restera je pense dans les mémoires de tous les spectateurs. Les ovations finales, délirantes (plus de 20 minutes avec standing ovation immédiate à l’entrée de Petrenko) avec la présence de toute l’équipe de Castorf, qui a reçu des bordées de huées, mais aussi une ovation extraordinaire de l’autre partie de la salle, majoritaire qui a battu des mains et des pieds en rythme, ce qui arrive très rarement pour un metteur en scène. Je peux comprendre les huées, bien que je me contente de ne pas applaudir (sauf de très rares fois) lorsque je ne suis pas satisfait. Le public de Bayreuth au moment des applaudissements n’est d’ailleurs pas toujours policé, et les anti-castorf étaient quelquefois très agressifs envers ceux qui hurlaient leur enthousiasme, certains ont failli en venir aux mains, on se serait cru revenu aux temps de Chéreau. C’est rare, mais ce qui l’est moins ce sont les engueulades entre spectateurs. J’aime ces engueulades, j’aime un public qui vit, avec des opinions tranchées, et qui discute avec ardeur à la sortie ou aux entractes :il y avait devant moi un monsieur enthousiaste à côté de quelqu’un qui l’était moins et qui ne supportait pas les cris d’enthousiasme, évidemment ça a fini en discussion violente caricaturale. Tout cela signifie simplement que ce qui est présenté pose question, mais avec une valence suffisamment forte pour provoquer de telles réactions. Et ce Ring est sans doute discutable pour ses options, mais qui peut nier l’incroyable travail théâtral, qui peut nier ce magnifique décor, ces images stupéfiantes, cette poésie souvent aussi ?
Castorf cette fois-ci a été plutôt sage, il est resté 5 à 7 minutes face au public divisé avec son équipe, il est ensuite revenu seul avec son décorateur, saluant le public (ce qui avait le don d’en énerver certains) avec ostentation, et pour la première fois, il est apparu avec l’ensemble du plateau dans une image globale de tous les participants au spectacle.
Mais ce soir, ce soit ce n’était plus le Ring de Castorf, mais celui de Petrenko car celui qui a marqué, qui a fait l’unanimité de ceux qui étaient là, qui a provoqué le délire du public, c’est Kirill Petrenko. Non parce qu’il a bien dirigé le Ring ; ça, quelques chefs d’aujourd’hui peuvent le faire, des très grands et même des moins grands. Mais parce qu’il a fait voir la possibilité d’un Ring. Il a proposé autre chose, un autre parcours, une autre vision, un autre son.
Il sait faire de l’ivresse, très bien même, j’oserais dire, comme les Barenboim, les Thielemann, ou pour les plus anciens Karajan, comme les très grand wagnériens qui sont d’immenses musiciens. Mais ça ne l’intéresse que si l’ivresse sert à autre chose qu’au plaisir simple de l’ivresse, si elle a un sens dans un discours global, un discours global qui est aujourd’hui, sans doute, unique. Comme Boulez fut en son temps unique dans le Ring.

le choeur de GötterdÄmmerung ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
le choeur de Götterdämmerung avec Hagen au centre  (Stephen Milling) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Un détail en exemple: Petrenko dirige le chœur extraordinaire de Bayreuth dans Götterdämmerung et le conduit avec un rythme incroyable et le pousse à une force démesurée, et avec un orchestre d’une rare discrétion qui donne un tempo, un rythme, une respiration : je l’avais remarqué déjà à Munich, mais ici, avec le chœur miraculeux de Bayreuth, cela prend une allure de sensation.
Un autre exemple : le final, immensément symphonique, d’un lyrisme exacerbé, qui clôt en apocalypse 16 heures de musique, Petrenko le prend à revers ? Bien sûr c’est immensément symphonique, bien sûr c’est lyrique, bien sûr c’est somptueux, mais c’est aussi – et en même temps – retenu, (d’autres disent mou, mais ils se trompent : leur oreille habituée aux décibels prend de la retenue pour de la mollesse). Cette retenue même crée la tension, comme si on était non dans l’explosion du Walhalla, mais au bord, la seconde qui précède le feu universel. De plus, dans cette mise en scène, personne n’allume le feu universel, même si Brünnhilde a jeté l’essence nécessaire au sol pour le provoquer : les choses restent en l’état, et Wall Street trône en triomphe, pendant que les filles du Rhin à l’écran observent le cadavre de Hagen voguant au fil de l’eau. Ainsi sur scène un final « sur sa réserve » qui n’a rien des images habituelles : on peut aussi expliquer ce choix de Kirill Petrenko par ce qu’on voit sur scène.
Mais c’est surtout la fluidité de l’ensemble qui étonne, et qui donne à ce Ring l’allure d’un flot continu, sans aucune volonté de s’arrêter sur les thèmes, de mettre en valeur les choses en soi mais où chaque motif est inséré presque naturellement dans un discours qui ne se relâche jamais, où l’on passe de pianissimo en fortissimo sans même une rupture.
Tout se passe comme si vous lisiez un texte que vous connaissez bien, mais où vous découvrez au fil de la lecture des figures nouvelles, des lignes nouvelles, des mots que vous n’aviez pas remarqués, des échos que vous n’aviez pas construits, des audaces que vous n’aviez pas soupçonnées et que tout cela vous apparaisse étrangement nouveau et passionnant comme jamais : voilà ce qui se passe à l’audition de certains moments, le prélude de Götterdämmerung stupéfiant dès les premières secondes ou celui de Siegfried, la marche funèbre, ou même la manière dont l’orchestre accompagne certaines scènes comme le final du 1er acte, vraiment insupportable de tension. Fascinant . Sensationnel ont écrit certains.
Ce qui frappe aussi, c’est une compagnie de chanteurs dont tous n’ont pas le format « wagnérien » traditionnel et qui sont tellement engagés et tellement soutenus et accompagnés par le chef qu’ils sont portés vers les sommets. Catherine Foster dans Brünnhilde affichait les années précédentes une Brünnhilde assez valeureuse, mais loin d’être exceptionnelle, avec des graves opaques ou inexistants mais des aigus très gonflés. La voix est devenue plus homogène, il y a cette fois une vraie ligne, et sa Brünnhilde est vocalement bien plus présente, même si il y a ça et là quelques problèmes de justesse (notamment dans les hauteurs). Elle a (un peu) perdu en aigu ce qu’elle a gagné en grave. La prestation gagne en intensité, en couleur, en volume, même si (c’est plus vrai dans Siegfried par exemple) elle apparaît un peu froide. Ce n’est pas une Brünnhilde qui vous cloue sur place (comme Stemme un certain soir à Munich), mais c’est une belle et grande Brünnhilde, digne du lieu.

Mort de Siegfried (Stefan Vinke) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Mort de Siegfried (Stefan Vinke) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Stefan Vinke est un Siegfried qui chante Siegfried, et toutes les notes de Siegfried. La voix n’a peut-être pas toujours la ductilité requise pour Siegfried du Götterdämmerung et Vinke chante en force, par poussées (impressionnantes) plutôt qu’en favorisant un chant plus linéaire mais au moins, il a les notes justes, et le volume, la diction, et aussi le timbre. Le personnage est moins violent ou agressif que Lance Ryan, qui était vraiment un sale type, c’est plutôt (et sa figure un peu poupine y aide) plus un sale gosse qu’un sale type, un enfant égaré dans un monde d’adultes pourri. Il est moins acteur que chanteur peut-être, mais quel chanteur, et quelle magnifique preuve nous donne ici l’artiste.
Alejandro Marco Buhrmeister est un Gunther vocalement remarquable, sans doute l’un des meilleurs entendus (avec Grochowski ou Paterson) ces dernières années, avec un physique de séducteur, d’autant plus inutile que ce physique avantageux est au service de l’insondable médiocrité du personnage. Médiocrité partagée par la Gutrune d’Allison Oakes, dont on connaissait le personnage puisqu’elle le chante depuis 2013 dans cette production. Elle incarne une Gutrune encore plus superficielle et ridicule que dans les productions habituelles, et c’est un personnage qui intéresse sans doute plus Castorf que son frère Gunther : on lui fait changer régulièrement de costumes, Hagen lui offre une Isetta (symbole de renaissance industrielle et de consumérisme naissant) qui l’intéresse bien plus que Siegfried. La scène où elle s’empiffre de chocolats dans la voiture pendant que les « héros » font le serment du sang est à la fois terrible et délirante, celle où elle accourt pour empêcher Brünnhilde de toucher à son Isetta-joujou en est une autre au deuxième acte. Vocalement, elle a une présence et une tenue que d’autres Gutrune n’ont pas : il est vrai que c’est une Gutrune qui va chanter Isolde à Dortmund cette automne et qu’elle affiche un vrai répertoire de soprano dramatique.

Hagen (Stephen Milling) ©Jörg Schulze/Bayreuther Festspiele
Hagen (Stephen Milling) ©Jörg Schulze/Bayreuther Festspiele

Après Vinke, l’autre changement est Hagen : Stephen Milling remplace très avantageusement Attila Jun, il faut le dire. La voix a une puissance réelle et surtout une ligne impeccable, avec un aigu remarquable (les appels Hoiho! Hoihohoho! Ihr Gibichsmannen, du deuxième acte sont impressionnants de volume) et une expressivité et des couleurs qui font de son monologue final de la scène II de l’acte I Hier sitz’ ich zur Wacht un des grands moments de la soirée. La diction est supérieure, tout comme l’allure scénique. Il est un Hagen de référence et remporte un triomphe mérité au rideau final.
Son allure et sa taille le rapprochent de son père, l’Alberich d’Albert Dohmen, dont la scène I de l’acte II (Schläfst du Hagen mein Sohn) en font une sorte de dialogue de l’ombre double, et la réapparition d’Alberich qui croise Hagen lors de la marche funèbre de Siegfried, comme deux mouches menaçantes sur le miel, est là aussi d’une vérité scénique frappante dans le genre tel père tel fils. Dohmen lui-aussi possède l’art supérieur de dire le texte, de le faire entendre, et de l’articuler avec gourmandise. C’est son premier Alberich et c’est un coup de maître que cet Alberich massif et immense, de grande allure, à la voix un peu fatiguée mais tellement expressive.

Récit de Waltraute (Claudia Mahnke), les joies du camping ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Récit de Waltraute (Claudia Mahnke), les joies du camping ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

La Waltraute de Claudia Mahnke est à mon avis bien meilleure que sa Fricka, plus intense, mieux dite, plus dramatique aussi (il est vrai que la scène s’y prête), devant cette roulotte qui semble être celles d’une famille itinérante où comme une vacancière en villégiature, Brünnhilde sur un fauteuil pliant lit des revues en attendant le retour de Siegfried en une image frappante d’oisiveté médiocre. Le tabouret pliant sur lequel Brünnhilde s’asseoit auprès de sa sœur lui a d’ailleurs joué un tour pendable puisqu’il est rompu et qu’elle est tombée avec un petit cri de surprise très bien rattrapé immédiatement d’ailleurs. La scène est magnifiquement réglée, où la Walkyrie rend visite à sa sœur comme une visite au camping, en discussion très serrée et tendue, que Wotan sur l’écran regarde avec détachement.

Les Nornes ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Les Nornes ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Intenses aussi les Nornes (Anna Lapkovskaja, Claudia Mahnke, Christiane Kohl) dans une scène initiale d’une beauté mystérieuse où elles apparaissent comme les officiantes d’une sorte de culte vaudou, dernière trace d’un paganisme inséré dans notre civilisation, où elles se badigeonnent de sang dans un rite étrange. Cette apparition remarquablement chantée, ritualisée où elles sont plus des prêtresses en relation avec des forces souterraines que des divinités qui fileraient le destin du monde (en effet, la scène de la rupture du fil est volontairement tronquée), donne à ce début du Götterdämmerung une marque d’étrangeté inquiétante qui sera confirmée ensuite par le goût de Hagen (ou d’Alberich) pour cet amoncellement d’autels, de bougies, d’écran de télévision où semblent rassemblés les mythes de l’époque et où père et fils essaient de boire des bouteilles données en offrande en en recrachant violemment le liquide (de l’essence ?), chacun faisant le même geste, comme des jumeaux.

Scène finale:  Brünnhilde, filles du Rhin ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Scène finale: Brünnhilde, filles du Rhin ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Les filles du Rhin dont on retrouve la décapotable volée dans l’or du Rhin, dorment en attendant Siegfried. Elles sont remarquables, et dans le jeu et dans le chant (Anna Lapkovskaja, Mirella Hagen, Julia Rutigliano) et ressemblent beaucoup par l’esprit à celles de Chéreau, qui en faisait des entraîneuses du XIXème, et qui ici sont des sortes de prostituées en attente du seul client qui les intéressent, Siegfried. Leur chant est vraiment parfaitement calibré, les trois voix se fondent avec bonheur, et leur jeu est d’une vérité crue. À noter le cadavre sanglant (comme dans Walküre) de Patric Seibert, qu’on traîne dans la malle de la voiture, comme pour dire adieu à cette figure emblématique et perturbante de tout le Ring, qu’on ne reverra     plus, et la valise pleine de sable ou de poussière d’or, vague souvenir du Rhin initial que Siegfried ouvre et vide. C’est en tous cas l’une des scènes les plus réussies de ce Götterdämmerung sans fin où les grands événements du mythe se réduisent en petits événements du monde, entre gens médiocres.
En tous cas, musicalement, avec ce nouveau Siegfried sans faille, cet Hagen de grand niveau et cette Brünnhilde convaincante, le tout conduit par un Kirill Petrenko hors sol, ce Götterdämmerung entre dans la légende. Et sans que Castorf ne gâche la fête, il y contribue au contraire parce que l’engagement des chanteurs montre quel poids il a pu avoir pendant les répétitions. Ce Ring est une fête musicale, et une fête de l’intelligence.
Castorf sait traduire les grands mouvements par de petits faits vrais de bas quartiers : au lieu de procéder par grandes enjambées épiques, il dit l’histoire sous l’angle du seul quotidien d’un monde déjà perverti. Avec Castorf, nous n’arrivons pas à la fin d’un cycle où tout pourra recommencer (comme chez Kriegenburg), mais tout continue car il n’y a pas de fin de l’histoire.
Ce Götterdämmerung se déroule pour partie à Berlin, à l’ombre d’un Reichstag empaqueté par Christo, symbole de performance plus que de défi démocratique, et qui, ironiquement, devient Wall Street quand l’empaquetage tombe à la fin de l’opéra, à l’ombre du mur dont un tronçon est inscrit dans le décor, à l’ombre de néons de Buna, cette entreprise de l’Est qui  prospéra sous le nazisme pour avoir inventé le caoutchouc synthétique, qu’elle devait fabriquer à grande échelle en utilisant les déportés d’Auschwitz, à l’ombre d’un marchand de fruits et légumes où gît le cadavre de Siegfried, mort anonyme d’un petit truand et d’un kiosque à Döner (avec le jeu sur Donner…) où l’on sert de tout, y compris de la coke.
Ci-devant un monde post idéologie dont les enjeux se traduisent en trafics, où la bande de Hagen est une bande d’ouvriers en colère (Hunger ! affichent-ils, faim), ci-devant un Ring qui est tout entier crépuscule, un Götterdämmerung vu lui aussi comme antidote à l’illusion lyrique, à l’illusion politique, à l’illusion idéologique.
À l’ombre des pierres miliaires de notre histoire récente, Mur, Wall Street, Reichstag, Auschwitz, se déroule la médiocrité ordinaire, encouragée et stimulée par la mort des idéologies ou plutôt le triomphe de celle qui a fini par dominer : le Walhalla, c’est Wall Street, impossible à incendier, garantie de permanence de la petitesse, garantie d’une petite vie dans la petite station service du Texas de Rheingold qui en est non le prologue, mais l’épilogue. Dans ce monde sans foi ni loi, subsistent quelques croyances plus animistes ou plutôt des superstitions : de la religion mythique de la création du monde selon Wagner ne résultent que superstitions nichées au coin d’une rue.
Un Ring sans illusion: mais le Ring est-il autre chose qu’une immense désillusion? Les grands sentiments deviennent sans importance au service des petits larcins dans un monde où le sentiment n’a pas sa place car, comme dans Walküre, il empêche les desseins de s’accomplir.
Au terme de cette soirée qui entre de plain pied dans les annales du Festival, je ne peux qu’encourager à écouter dans quelques jours les streamings de BRKlassik (on ne parlera pas, par pudeur, de France Musique) qui ne pourront en rendre que très partiellement l’urgence, la tension, la magie, mais qui seront la seule trace de ce Ring dont il n’est pas prévu de reprise vidéo, en tout cas pas à ma connaissance : dans un Ring qui est un kaléidoscope sonore et visuel, quels choix une reprise vidéo pourrait-elle faire ? Le tournoyant kaléidoscope restera dans le souvenir de nos oreilles, de nos yeux, de notre esprit et surtout de notre cœur.[wpsr_facebook]

Début de la scène finale ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Début de la scène finale ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: DER RING DES NIBELUNGEN – SIEGFRIED le 30 JUILLET 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Frank CASTORF)

Repas de rupture: l'extraordinaire scène Erda/Wanderer (Nadine Wiessman/Wolfgang Koch) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Repas de rupture: l’extraordinaire scène Erda/Wanderer (Nadine Weissman/Wolfgang Koch) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

En 2013, ils étaient deux.
En 2014, ils étaient trois (deux adultes, un petit)
En 2015, ils sont quatre (deux adultes, deux petits).
L’air de Bayreuth est favorable à la reproduction des crocodiles, et les crocodiles sont les chiffons rouges ad hoc pour stimuler les buhs qui ont accueilli cette représentation de Siegfried, comme l’an dernier. Le final très brechtien ne passe pas. Mais les buhs ont été vite étouffés par l’ovation énorme du public devant ce Siegfried d’une rare intensité musicale.
Si par hasard la notion de distanciation (Verfremdung) n’est pas tout à fait assimilée, il suffit de regarder ce Siegfried et notamment son troisième acte, pour recevoir une leçon de dramaturgie brechtienne. Au moment où l’amour éperdu de Brünnhilde s’exprime et où elle s’est libérée de ses craintes, au moment où la musique devient ivresse, Siegfried semble faire autre chose, boire, lire, autour d’une table improbable de restaurant que Brünnhilde vient de rejoindre vêtue d’une robe de mariée plus vraie que nature. C’est à ce moment musicalement somptueux qu’arrivent les crocodiles, provoquant les rires et donc  interrompant forcément l’ivresse lyrique à laquelle le public commençait à s’adonner car toute la scène devient de plus en plus loufoque : Siegfried donne à manger au crocodile comme à son chien, et Brünnhilde s’y met,et si les dernières minutes du duo sont construites comme un duo d’opéra, les deux chanteurs debout face au public (ils ne se touchent jamais dans ce duo dit d’amour), le crocodile veille à un pas…
Las, au moment même des toutes dernières mesures, si éclatantes, l’oiseau fait sa réapparition sous sa forme humaine et joue avec un crocodile qui l’avale : on voit dans la gueule les jambes qui battent et un bras qui appelle à l’aide : Siegfried (qui ignore la peur, évidemment) va sauver la situation et arracher le frêle volatile de la gueule de la bête, l’en retire, le serre dans ses bras d’une manière si peu équivoque que Brünnhilde intervient par un baiser goulu, comme pour dire « Siegfried, il est à moi !». Rideau.
Et évidemment huées immédiates des frustrés de l’ivresse et des spectateurs non brechtiens.

Duo Wanderer (Wolfgang Koch) et Siegfreid (Stefan Vinke) acte III ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Duo Wanderer (Wolfgang Koch) et Siegfreid (Stefan Vinke) acte III ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Castorf n’a pas changé grand chose de la mise en scène, sinon l’ajout d’un bébé crocodile, qui fait presque figure d’événement tant tout le monde en a parlé : les fondamentaux y sont, un Siegfried qui se déroule à l’ombre d’un Mount Rushmore version communiste, Marx, Lénine, Staline, Mao : les idéologies triomphantes de la guerre froide, et de l’autre côté du décor une Alexanderplatz à Berlin d’avant la chute du mur, sous une immense publicité au néon pour Minol (le combinat gérant l’énergie de la DDR repris par Total au début des années 1990) dont la fameuse Minolhaus trônait sur Alexanderplatz. Aleksandar Denić est un décorateur de génie.
On a dans cette mise en scène de Siegfried un concentré de la pensée de Castorf, à la fois sur les idéologies du bloc oriental, sur la DDR, d’où il vient, fondement de son travail théâtral : sur le toit de son théâtre la Volksbühne, au moins jusqu’en 2017, trône un fier OST (Est), affirmant les racines de cette maison.

Siegfried commence à indiquer clairement les voies de la perversion : trafics, crimes, absence de sentiment ou d’amour. Le personnage de Siegfried est incapable de tendresse, c’est une graine de terroriste mâtinée de petit truand formé à l’école de Mime, qui est aussi l’école d’Alberich, où l’on a renoncé à l’amour. La mise en scène est sans doute des quatre spectacles la plus agressivement « provocatrice » pour les spectateurs. Cette troisième vision permet de voir que Castorf ne travaille pas dans les longs dialogues, à l’inverse d’un Chéreau par exemple, sur les gestes (je veux dire sur le petit geste vrai) ou sur l’individualisation des personnages, il laisse souvent ses personnages avec de rares mouvements, quelques pas, ou plutôt immobiles : le dialogue Alberich/Wanderer est à ce titre assez emblématique. Castorf joue de l’espace, immense en l’occurrence puisque prenant toute la hauteur du décor, obligeant les chanteurs à monter des escaliers ou des échelles, quelquefois à leurs risques et périls (Albert Dohmen a trébuché), une bonne partie du duo Wanderer/Siegfried du 3ème acte se déroule en haut du décor sur la passerelle de bois où ils trouvent chacun ostensiblement qui Notung et qui la lance. Siegfried brise d’ailleurs la lance en deux alors que le Wanderer a déjà quitté la place, déjà redescendu, déjà vaincu avant même le moment fixé: Castorf n’en manque pas une pour casser l’histoire, et à ce titre la scène la plus impressionnante et la plus réussie (c’est un vrai chef d’œuvre grâce à la Erda supérieure de Nadine Weissman) est la scène initiale du 3ème acte,  où une Erda sans doute vedette d’un musical berlinois – tout comme l’Oiseau – se prépare, se maquille, s’habille comme pour rentrer en scène mais en réalité pour rencontrer Le Wanderer/Wotan qui l’appelle, un Wanderer défraichi, débraillé, un Malcolm McDowell à l’abandon (il en a le même œil maquillé que dans Orange mécanique) attablé devant un saladier plein de pâtes qu’il mange à pleines mains. Un repas de vieux amants, qui se finit en dernière gâterie de Erda au Wanderer (sur le fameux « Hinab », « descends ! »), où Nadine Weissmann, dont j’avais déjà évoqué le personnage dans Rheingold est extraordinaire de vérité et de présence, mais aussi très sûre vocalement. Son adresse à Wotan prend plus de relief, plus de sens et affiche une vérité qui va bien au-delà des apparitions habituelles d’Erda émergeant des abysses. C’est un grand moment de théâtre par son côté délirant et sa criante vérité et conformité au sens général de la relation Erda/Wotan.
Qu’Erda et l’Oiseau procèdent dans cette mise en scène du monde du spectacle, ou plutôt des revues est intéressant d’ailleurs, car Castorf renvoie les personnages de l’histoire à une sorte de pacotille chargée de distraire le bon peuple, inscrite dans ce Berlin où l’histoire se déroule pour partie dans cette vision, Berlin comme symbole des idéologies triomphantes et finissantes (Le Wanderer vu comme Wotan décrépi).
Autre motif clairement affiché, les relations de couples Erda/Wotan et Brünnhilde/Siegfried mises en parallèle autour de la table de restaurant en terrasse, deux versions de la vie du couple, chacune désabusée. L’une est une rupture, l’autre est une rencontre déjà installée dans la lassitude et l’impossibilité de communiquer (Götterdämmerung est annoncé…), le parallèle de la situation ne peut être un hasard.
Ainsi en est-il de ce Siegfried, dont nous épargnons les détails au lecteur qui se reportera à 2014 (Compte rendu du 30 juillet, et compte rendu du 13 août 2014)
S’il n’y pas de changements fondamentaux dans la mise en scène, mais la distribution évolue avec rien moins qu’un Siegfried, un Mime, un Fafner et un Alberich nouveaux et forcément avec elle le rythme de la représentation car les personnalités sont différentes. L’Alberich d’Albert Dohmen était plus à l’aise aujourd’hui que dans Rheingold. Sans doute une mise en scène moins ébouriffante l’y a-t-elle aidé : ses mouvements en effet sont moindres, dans un espace scénique encombré d’objets où il est difficile de bouger (une roulotte, des lits pliants, des caisses) aussi monte-t-on sur les hauteurs. La voix, légèrement voilée, reste puissante et le style impeccable. C’est son premier Alberich et c’est globalement très convaincant. La mise en scène (et notamment les costumes d’Adriana Braga-Peretski) en fait dans la scène I de l’acte II un double fraternel du Wanderer (merci Chéreau), chacun rôdant autour de la même proie. La scène est prodigieuse d’intelligence et Dohmen y est remarquable.

Mort de Fafner (Andreas Hönl) soigné par l'homme à tout faire Patric Seibert ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Mort de Fafner (Andreas Hönl) soigné par l’homme à tout faire Patric Seibert ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Fafner est cette année Andreas Hörl (l’an dernier Soren Coliban). Cette basse moins profonde que d’autres Fafner (qui chante un Titurel très vivant( !) dans le Parsifal pour enfants) a un timbre assez clair, une voix plutôt ouverte, une émission impeccable et une diction parfaite, La prestation en Fafner est très réussie, ce Fafner qui dans la mise en scène profite de la vie et de son or en entretenant une brigade de jeunes femmes : c’est sa manière à lui de dormir « accompagné ». C’est un Fafner assez vif, un genre de hippie à la retraite (qui garde sa barbe noire peinte) vu comme un petit chef de bande qui se bat vraiment avec Siegfried : point de Dragon puisque le serpent est en nous.
Le Mime consommé de Andreas Conrad épouse certes la mise en scène (désopilant avec son parapluie, un vrai personnage de bande dessinée), et chante au départ avec une voix particulièrement bien assise dans les aigus. Les choses se gâtent un peu par la suite, où toutes les notes ne sont pas chantées, et où il semble un peu indifférent à l’action. C’est un ténor de caractère…sans trop de caractère ici est c’est dommage. Il est vrai aussi que Castorf ne s’y intéresse pas trop, sans doute parce que tous les metteurs en scène s’y intéressent en revanche, moins qu’à Siegfried, moins qu’à Alberich, et moins qu’à l’ours, joué par un Patric Seibert, l’assistant de Castorf, qui est ours, mariée, chien de garde, et esclave, mais aussi ailleurs barman, garçon de café ou cadavre. Il est une des figures, une des silhouettes marquantes et marquées de ce Ring, comme un chœur muet, comme le facteur du petit Brecht illustré. Pour Castorf, le reste des personnages ou bien sont interchangeables, ou des caricatures, ou des ombres .
L’intervention finale avec le voile de mariée veut paraît-il montrer que Siegfried ayant forgé Notung devient un héros dont tous ont envie : « tutti lo bramano ! », le voile final du 1er acte annonce celui aussi arboré par Brünnhilde à la fin du 3ème. Siegfried, qui va aussi épouser Gutrune après l’ours et Brünnhilde, au 2ème acte du Crépuscule devient ainsi l’épousé du genre humain, à défaut d’en être l’épouseur.
Le Wanderer de Wolfgang Koch a toujours cette éminente intelligence de l’interprétation, scandant les mots, avec une émission modèle. Il semble plus fatigué néanmoins avec une voix moins colorée et un petit peu plus instable. On l’avait remarqué dans les toutes dernières mesures de Walküre où la voix bougeait fortement. Son Wanderer est toujours impressionnant comme personnage, comme acteur, mais vocalement un peu moins sculpté. L’an prochain, trois Wotan pour trois soirées, c’est presque unique dans les annales : en 1988, dans le Ring de Kupfer, Mazura avait chanté le Wanderer et Tomlinson Wotan de Rheingold et de Walküre. Ce qui ne va pas arranger les affaires de Castorf qui a souvent protesté contre les changements de distribution.

Siegfried (Stefan Vinke) ©Jörg Schulze/Bayreuther Festspiele
Siegfried (Stefan Vinke) ©Jörg Schulze/Bayreuther Festspiele

La grande nouveauté, c’est le Siegfried de Stefan Vinke, qui comme Andreas Conrad en Mime, a remporté un gros succès mais inférieur à celui de Lance Ryan l’an dernier (malgré les huées inévitables d’alors, vu la prestation vocale contrastée du ténor canadien). Stefan Vinke est sans aucun doute possible un Siegfried convaincant, qui chante tout de manière égale, avec la même puissance et la même résistance, et avec un notable volume. Vocalement nous y gagnons. Y gagnons-nous pour le reste. Pas pour la couleur et les inflexions : la voix est moins claire ou juvénile que Ryan, plus épaisse et peut-être moins expressive, moins de couleur et plus linéaire, et le jeu est plus approximatif et moins personnel, moins incarné : son marteau semble bien peu convaincu quand il frappe dans l’œil de Staline, sans l’atteindre…comme son geste lorsqu’il jette le sac poubelle sur le cadavre de Mime au lieu de l’en recouvrir ; c’est malgré tout plus réussi scéniquement au deuxième acte. La manière vive dont il mitraille Fafner avec sa Kalashnikov avant d’y penser à deux fois (Siegfried tue d’abord et pense après) est assez convaincante, comme son troisième acte crocodilien. Disons qu’il entre dans le rôle peu à peu, mais qu’il emporte l’adhésion vocalement, même si les dernières mesures, comme souvent dans Siegfried sont vacillantes. Mais l’épreuve est bien dominée.

Mirella hagen (L'Oiseau) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Mirella Hagen (L’Oiseau) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

L’oiseau de Mirella Hagen, qui se bat avec ses ailes de géant et ce costume de meneuse de revue de l’Admiral Palast, est un peu moins en place que l’an dernier, mais reste très honorable, et surtout très spectaculaire. Là où l’oiseau est une toute petite chose habituellement, Castorf en fait un monument dédié au kitsch, un objet de spectacle et de désir (Siegfried…).

DUo final partie I Catherine Foster (Brünnhilde) et Stefan Vinke (Siegfried) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Duo final partie I Catherine Foster (Brünnhilde) et Stefan Vinke (Siegfried) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Le duo final de Brünnhilde et Siegfried est vraiment construit en deux parties, la première, sous les effigies des grands emblèmes du marxisme triomphant, est volontairement inscrite dans un récit presque abstrait, presque mythique, notamment quand par un étonnant jeu technique des figures et des éléments du décor il ne reste de ce décor monstrueux que de gigantesques lignes lumineuses (le résultat d’une ingénieuse projection vidéo), comme une ambiance. Le moment est suspendu, et presque poétique au point qu’on pense être revenu à l’expression mythique de l’amour dans un Siegfried traditionnel. Mais Castorf construit ainsi sa première partie pour mieux nous assommer dans la deuxième partie, quand Brünnhilde enfin se débarrasse de ses craintes (la perte de la virginité). Elle se passe de l’autre côté du décor, devant la station de U Bahn Alexanderplatz, dans un restaurant en terrasse, et cette évocation de l’ex-DDR très réaliste semble déjà faite pour la fin des illusions. Comment l’amour absolu peut-il exister là ? Il n’y a plus d’amour, il n’y reste qu’un Siegfried déjà désintéressé de sa conquête et une Brünnhilde déjà délaissée. Catherine Foster qui montre dans la redoutable partie de Brünnhilde de Siegfried, si tendue, la même homogénéité que dans Walküre, avec peut-être un peu moins d’engagement vocal. Elle s’économise, mais c’est surtout un chant un peu moins éclatant, presque moins vivant qui frappe. Les notes de la fin y sont bien présentes (au contraire de la plupart des Brünnhilde du marché) mais Catherine Foster est un peu en-deçà, pas aussi dédiée qu’on la rêverait, elle est déjà presque ailleurs. L’ensemble m’est apparu vocalement un peu moins captivant, à moins que les crocodiles ne m’aient trop distrait.
Car on en veut à ces crocodiles qui captent l’attention quand l’orchestre est à son sommet, lyrique, énergique, dynamique, offrant une fête sonore aux multiples reflets. Kirill Petrenko épouse parfaitement les différents moments de Siegfried, quand dominent théâtre et dialogues, il se fait discret, il se fait non protagoniste mais soutien, mais partenaire, mais écho, mais accompagnateur d’un discours : on a rarement entendu un Wagner ainsi intelligemment plastique et collant de si prêt à la nature de l’action scénique. Il faut entendre les différents éléments qui ouvrent l’œuvre, cette présence sourde, pesante, inquiétante de l’orchestre qui naît du silence et de cet imperceptible moment où le silence devient musique, avec cette alternance de sons très modelés, un peu plus forts ou un peu légers et le crescendo terrible et tendu avant que les coups de marteaux sur l’enclume ne se fassent entendre. Il faut aussi entendre les moments où l’orchestre se fait entendre en protagoniste, un fulgurant prélude du 3ème acte, un acte phénoménal à l’orchestre dans son ensemble. A-t-on entendu un tel descrescendo des flammes dans la transition entre la scène avec le Wanderer et le réveil de Brünnhilde, ou un tel réveil de Brünnhilde où un soleil sonore se lève en soulevant le cœur. Non, dans ce Ring, l’orchestre n’est pas protagoniste, on n’entend pas que lui, mais il est partout et on entend tout de lui, et dès que l’oreille se concentre sur le son de la fosse, c’est un abîme qui s’ouvre, de profondeur, de sensibilité, d’invention. Quelle fête !
Allez-vous étonner de l’ahurissante explosion quand le chef vient saluer, encore peut-être si c’est possible plus impressionnante que dans Walküre.[wpsr_facebook]

Crocodile's folie: duo final de Siegfried (Stefan Vinke) et Brünnhilde (Catherine Foster) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Crocodile’s folie: duo final  partie II de Siegfried (Stefan Vinke) et Brünnhilde (Catherine Foster) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: DER RING DES NIBELUNGEN – DIE WALKÜRE le 28 JUILLET 2015 (Dir.mus: Kirill PETRENKO; ms en scène: Frank CASTORF)

L'infinie tendresse Anja Kampe et Johan Botha ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
L’infinie tendresse: Anja Kampe et Johan Botha ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Transcendante, telle fut cette Walküre.

Je renvoie le lecteur patient aux comptes rendus de l’an dernier qui reprennent la mise en scène de manière assez détaillée.
Après un Rheingold ébouriffant et ébouriffé, cette mise en scène de Walküre paraît bien épurée et apparemment bien sage, car les points essentiels du livret s’y déroulent (presque) selon les habitudes. Alors qu’il avait peut-être du mal à suivre les tribulations de Rheingold, le spectateur s’y retrouvera parfaitement.
Si les épisodes des trois actes sont clairement identifiables, le contexte varie singulièrement d’un acte à l’autre, alors que le même décor fait apparemment cadre : un puits de pétrole version XIXème siècle en Azerbaïdjan, près de Bakou où furent installés les premiers puits et dont Castorf fait le centre référentiel de son histoire d’Or noir. Le décor, monumental, installé comme pour Rheingold sur une tournette reproduit fidèlement des photos d’époque.

Hunding (Kwangchul Youn) et le cadavre (Patric Seibert) Acte I (final) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Hunding (Kwangchul Youn) et le cadavre (Patric Seibert) Acte I (final) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Mais la fixité du décor n’est qu’apparente : d’un acte à l’autre, tout bouge. Si le récit qui fait vivre les personnages reste reconnaissable, le cadre historique avance, nous sommes au premier acte au milieu du XIXème siècle, dans le premier puits artisanal construit, un peu rustique, un puits-ferme, deux dindons dans une cage, des bottes de foin,  dans un monde encore marqué par l’agriculture, mais aussi monde de violence: Hunding se définit par le sang : il entre en scène avec une tête fichée sur la pointe de sa lance (un détail qui n’existait pas l’an dernier) sur laquelle il va poser délicatement son chapeau haut-de-forme et au premier plan sur une carriole, un cadavre sanguinolent (l’inévitable Patric Seibert, le barman soufre-douleur de Rheingold). Visiblement on ne s’amuse pas chez les Hunding. Comme dans Rheingold, mais moins systématique, un jeu entre vidéo (dans un style de film en noir et blanc) et théâtre : on voit ainsi Sieglinde verser le somnifère dans la boisson de Hunding, et le conduire au lit, on le voit d’ailleurs tomber dans un profond sommeil, avec un jeu aussi sur l’épée (qu’on ne voit pratiquement qu’à l’écran) en premier plan, fichée dans le sol sur la terrasse des Hunding , mais que Siegmund arrachera fichée dans le grand hangar ouvert par Sieglinde à la fin de l’Acte I. Là aussi il n’y a pas de cohérence apparente: en réalité, temps des héros et temps de l’histoire ne vont pas au même pas : l’Histoire va plus vite que le récit des héros. Les objets changent de place simplement parce que le temps change. C’est un élément essentiel à intégrer si l’on veut bien comprendre la logique de l’approche de Frank Castorf, qui inscrit l’histoire du Ring, la petite histoire du Ring dans la grande Histoire de l’Or Noir.

Acte II, Brünnhilde (Catherine Foster) Wotan (Wolfgang Koch) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Acte II, Brünnhilde (Catherine Foster) Wotan (Wolfgang Koch) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Avec l’acte II, nous avons bien avancé dans le temps historique : Wotan et Fricka sont un couple riche, Wotan en habit traditionnel de riche propriétaire,  Fricka en princesse azerbaïdjanaise portée par des esclaves; le hangar de l’acte I désormais ouvert, laisse voir des petites machines servant à mécaniser l’extraction par laquelle Wotan s’est probablement enrichi. Wotan conformément à la tradition, se distrait auprès de filles faciles (dont l’une se gave de gâteaux) et a déjà téléphoné (un téléphone à manivelle) depuis l’acte I la bonne nouvelle de la fuite des amants et de l’arrachage de l’épée. Même si elle est apparemment fantaisiste, cette vision est cohérente avec l’histoire et les caractères. Brünnhilde arrive et, en écoutant le récit de Wotan dans une scène d’une fixité saisissante prépare des caisses de nitroglycérine : ce sont les premières révoltes des exploités qu’on voit en arrière fond et Wotan pourrait bien en être le moteur. Les têtes pensantes des révolutions ne sont jamais des prolétaires, et Wotan le riche propriétaire lit…la Правда.
J’ai déjà l’an dernier tenté d’expliquer avec autant de précision que possible les espaces et les évolutions de ce décor, je voudrais ici m’attacher à éclairer la logique du propos:  Castorf relie Wotan à l’époque des idéologies, à la naissance de l’Etat soviétique, un Wotan à la fois des révolutions et des utopies, mais un Wotan qui fait feu de tout bois et  ignore la tendresse : il sacrifie Siegmund et tue Hunding, et part à la poursuite de Brünnhilde sans un instant s’arrêter sur ce fils qu’il avait créé pour conquérir le monde, et Siegmund reste seul, le regard fixe, dans une mise en espace de la scène finale de l’acte II un peu modifiée et clarifiée par rapport à l’an dernier.

Un des éléments frappants et permanents de ce Ring est l’absence totale d’amour et de tendresse. Seuls Siegmund et Sieglinde s’efforcent de vivre leur amour, avec le résultat que l’on sait, mais ni Wotan, ni les autres, ni surtout Siegfried (on va le voir très vite) ne sont porteurs d’un peu d’amour. Frank Castorf refuse la possibilité de l’amour dans cette histoire de la perversion humaine par la soif de l’or. Or dans cette Walkyrie, comme je l’ai écrit déjà l’an dernier, l’espoir est encore possible : Dans le parcours proposé, cette Walküre semble plus traditionnelle et donc mieux acceptée par le public que Siegfried. Walküre est encore d’une certaine manière le temps des illusions et des possibles, le temps où l’ivresse musicale wagnérienne enveloppe l’espoir né des deux jumeaux Siegmund et Sieglinde. Nul n’est besoin de distance, il faut au contraire épouser l’histoire pour mieux ensuite s’en éloigner. Il faut commencer par raconter simplement une histoire avant d’en décortiquer les données où d’en indiquer les dangers. Le couple Siegmund/Sieglinde est immédiat, dans sa rencontre, dans ses décisions, dans son amour explosif, et il a été programmé ainsi par Wotan. Le couple Siegfried/Brünnhilde est un couple encore plus programmé, éduqué pour se rencontrer et manipulé, mais cet amour est déjà perverti, traversé par les aventures du monde pétrolo-dépendant.

Ce vaste propos, propose un sens délétère au Ring, où derrière la belle histoire mythologique, derrière les rédemptions par l’amour, se cache la ruine.

Le troisième acte de cette Walkyrie est donc déjà entré dans l’ère de l’exploitation industrielle du pétrole, les puits sont mécanisés et la scène se passe autour d’un puits de type pumpjack (« chevalet de pompage ») à l’époque soviétique, une étoile rouge trône d’ailleurs sur le puits. Castorf en arrive à ce moment à Bakou 1942, au moment de l’opération Fall Blau (qui devait s’appeler initialement opération Siegfried – il n’y a pas de hasard) et au moment où les soviétiques sabotèrent les puits du Caucase dont la conquête était le but des allemands. Une explication claire de toute l’histoire de Bakou est consultable sur le site Le Caucase.com.

À la fin de la Walkyrie, nous sommes à un moment de basculement, d’un côté Wotan a programmé l’union future de Brünnhilde et Siegfried, de l’autre le sabotage des puits de Bakou et Stalingrad annoncent définitivement le recul puis la défaite des allemands en Europe. Ainsi, Siegfried se passera-t-il après guerre, à l’ombre des idéologies triomphantes, et surtout des dictateurs: Marx, Lénine, Staline, Mao.

La chevauchée des Walkyries ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
La chevauchée des Walkyries ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Si la mise en scène n’a bougé que sur quelques détails, on continue d’en admirer le réglage, par exemple dans la chevauchée des Walkyries, au début de l’acte III, où les Walkyries arrivent vêtues de tous les costumes possibles venues des régions d’Union Soviétique, et sans que le spectateur n’y prenne garde, se débarrassent de leurs oripeaux initiaux pour devenir des sortes de meneuses de la revue « wotanienne », en costumes plus clinquants ; elles arpentent de manière continue le décor, où les « héros » morts jonchent le sol: dans cette mise en scène, les « héros » sont des anarchistes en révolte contre la dictature stalinienne (qui avaient profité de la guerre pour se soulever). Et les Walkyries ne sont jamais ce groupe compact qu’on voit dans la plupart des mises en scènes, elles discutent, elles échangent, elles boivent, en bref, elle vivent. La scène est extraordinairement variée, réglée à la perfection, où même Brünnhilde rejoint ses sœurs en arborant un casque à crinière d’argent improbable et un manteau de fourrure outrageusement voyant et où seule Sieglinde reste aussi modestement vêtue qu’au départ.
La mise en scène de Walküre reste pour le public plus acceptable et plus familière, malgré les signes posés par le regard de Castorf, dont les graffitis en langue azéri ou en russe (on reconnaît le mot azéri neft, ou russe нефти qui désigne le pétrole) ou les allusions au 20 septembre (assassinat des 26 commissaires du peuple de Bakou) dont on attribue la responsabilité aux anglais en 1918, lorsque la région était violemment disputée entre turcs, soviétiques, anglais. Bakou, la Paris du Caucase est le centre des préoccupations de Castorf, tant le pétrole en a construit l’histoire.

Ce soir, pourtant, prima la musica: il y avait sur le plateau un air de miracle, tant la distribution a été exemplaire à tous niveaux. Dans ce premier acte au rythme plutôt lent, au lyrisme contenu (qui a fait dire à certains qu’il était mortellement ennuyeux), c’est d’abord la tension qui domine, la tension de la rencontre entre Siegmund et Sieglinde, la tension de la présence de Hunding et la violence rentrée qui en découle. Il en résulte de longs silences, des regards pesants, il en résulte une musique qui ne triomphe pas, quelquefois presque timide, mais toujours étonnamment fluide, il en résulte aussi une rencontre entre Siegmund et Sieglinde d’une infinie tendresse. Le Hunding de Kwangchul Youn est comme toujours tendu, froid, sans être démonstratif dans la violence, sinon quelques gestes sans équivoque envers Sieglinde, la voix est profonde, sonore, sans failles et toujours égale. Anja Kampe, dans Sieglinde, après un début un peu hésitant reprend ses marques et la voix gagne en assurance et en intensité, avec des inflexions bouleversantes. Le jeu est magnifique, de petits gestes gauches, des pas mesurés, des regards insistants ou effrayés, voire (à l’écran) haineux et duplices lorsqu’ils visent Hunding, tout cela montre la richesse et la diversité de l’interprétation.
Petrenko n’a pas à sa disposition des voix immenses, il adapte le volume de l’orchestre, pour faire de cet acte une rencontre timide qui va aller crescendo, mais un crescendo plus d’intensité que de volume. C’est dans les inflexions, dans la couleur, de la manière de dire que les choses se passent. Johan Botha est à ce titre exemplaire : on n’a jamais l’impression qu’il force la voix tant le débit est fluide, sans excès, naturel et tellement émouvant. Y compris dans les « Wälse » tenus mais jamais forcés, jamais poussés pour démontrer comme il tient les aigus. Ainsi on a un chant éminemment lyrique et éminemment élégiaque, où les voix prennent chacune l’initiative sans chercher à surjouer, avec une ligne impeccable, sans accrocs, sans violence aucune, mais avec une vie d’une urgence folle malgré tout. Il y a derrière cela un choix résolument contrôlé, un orchestre non pas chambriste, mais retenu, où tout, littéralement tout, est audible, avec une chaleur, une épaisseur et une cohérence stupéfiantes. Les tutti sont charnus sans jamais être débordants, les moments les plus fins sont tenus sur un fil de son. C’est totalement miraculeux et complètement inattendu, car l’harmonie avec le plateau est totale. Les chanteurs sont soutenus, le rythme est scandé, et ainsi le spectateur est porté presque naturellement vers le climax final.
Il n’y a pas, comme dans Rheingold, de primat à la conversation ; ici le primat est à la mélodie, à la ligne, au continuum. Il est servi par des chanteurs d’un exceptionnel engagement. Même Botha, dont les qualités d’acteur sont encore à démontrer, avec quelques mouvements bien réglés réussit à faire illusion : on constate le vrai travail de mise en scène qui fait que Botha n’a jamais l’air emprunté ou mal à l’aise, comme on a pu le voir dans d’autres mises en scène: il a l’air naturel, il ne fait pas maladroit, même avec un jeu minimaliste et en tous cas dans une distribution où la plupart ont un jeu de grande qualité et engagé, à commencer par sa partenaire, une Anja Kampe dédiée. Anja Kampe chante certes toujours aux limites, mais elle a un tel engagement qu’il semble lui donner une force surhumaine.

Acte I (final) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Acte I (final) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Ses répliques finales et sa danse avec Nothung sont un des moments les plus hallucinants qu’il m’ait été donnés de voir, au son d’une musique de plus en plus étourdissante, au rythme infernal: après avoir été si retenue, si contenue pendant l’acte, l’explosion prend son sens.
Le deuxième acte commence avec l’éclat de l’histoire qui se noue et que Wotan a accueillie avec une grande joie:  d’emblée, on entend Catherine Foster dans les Hojotoho initiaux bien plus homogène que l’année précédente. Il en sera ainsi pendant tout l’opéra. Il semble qu’elle ait trouvé elle aussi le ton juste et surtout que la voix se soit déployée; en tous cas elle n’a plus ces blancs ou ces opacités dans les graves pour ménager des aigus triomphants et larges.
Wolfgang Koch n’est pas un chanteur épique, mais réussit aussi à faire sonner sa voix d’une manière remarquable, et l’orchestre est à son sommet.
Dès l’arrivée de Fricka, puisque les désillusions vont commencer, la musique s’atténue et se tend. L’entrée de Fricka (Claudia Mahnke) dans les bras d’un esclave qui a mal au dos est à la fois significative et sarcastique, et pendant le dialogue avec Wotan, on voit en arrière plan s’agiter des ouvriers ; Wotan (qui lit ostensiblement la Правда) pendant que Fricka lui détaille ses devoirs et ses exigences reste assis sur son fauteuil, immobile comme d’ailleurs il le sera pendant toute la scène suivante. La Fricka de Claudia Mahnke n’a pas l’aura d’autres chanteuses, plus agressives ou plus présentes comme Elisabeth Kulman par exemple. Son chant est bien contrôlé, mais reste assez linéaire et banal : c’est une Fricka qui convient mieux à Rheingold qu’à Walküre, où elle a une seule scène à faire qui est déterminante pour l’action et qui doit marquer par le chant, mais la scène est bien menée.
En revanche, la scène  du long récit de Wotan à Brünnhilde est un sommet de la soirée. C’est souvent un des grands moments de l’opéra, très travaillé par les metteurs en scène, depuis Chéreau et son fameux jeu de Wotan au miroir, avec ce pendule obsessionnel qui marquait le cours des temps et qui s’arrêtait sur « Das Ende ! ». Ici Castorf choisit de faire bouger Brünnhilde et de laisser Wotan assis, d’une immobilité qui crée tension et concentration. La fonction de ce récit, qui donne la clef de l’histoire à partir du passé de Rheingold, et du futur annoncé, crée en même temps l’image que Castorf veut donner de Wotan à ce moment là et seulement à ce moment là, presque celle d’un Pimen qui raconte la chronique des temps troublés, ou celle d’un Tolstoï (il en a la barbe) qui raconte la Guerre et la Paix. Il est donc impérieux que Wotan ne fasse rien, et que tout soit dans le discours. Déjà l’an dernier j’avais été frappé par ce moment : mais cette année, tous semblent se surpasser.
De même que Wotan lisait ostensiblement la Правда face à Fricka, Brünnhilde écoute d’une oreille distraite un Wotan qui semble d’abord monologuer pour lui-même sans s’adresser à sa fille qui prépare la nitroglycérine comme on extrait l’alcool d’un alambic.
Ainsi, c’est un monologue intérieur, où Wotan s’adresse à lui-même qui nous est ici présenté : d’où la nécessité d’un accompagnement musical à la fois tendu et très intériorisé, qui plus qu’ailleurs encore soit attentif à chaque mot. Et Wolfgang Koch donne à ce moment une intensité inouïe, chaque mot est sculpté, chaque inflexion est millimétrée, chaque phrase se colore différemment, les forte ne le sont jamais tout à fait, les murmures jamais non plus tout à fait murmurés, la voix semble égale et en réalité est incroyablement variée, cet exercice de rentrée en soi est phénoménal car il crée évidemment un moment en suspens où chaque silence même est parlant, et où on entend à l’orchestre un discours parallèle, incroyable de netteté, qui commente ou accompagne les paroles de Wotan ou crée un écho à la fois présent et lointain. Il y a à la fois dans la musique de l’évocatoire lointain et du commentaire direct, avec d’infinies variations d’intensité et de volume dans un discours qui reste continu. C’est à la limite du supportable et donc immense car il en reste après une trace d’une infinie mélancolie, notamment lorsque Brünnhilde quitte la scène, une mélancolie qui non seulement bouleverse, mais qui marque évidemment la fin des illusions. Le contraste avec la scène suivante, qui montre des amants fugitifs, mais encore aimants, mais encore ensemble, mais encore dans l’espérance alors que tout est déjà perdu est fulgurant. Il y a après cette tension aux limites qu’on vient de vivre une douceur, une suavité dans l’expression de Johan Botha qui fait littéralement chavirer. Entre un Botha élégiaque, à la douceur surnaturelle, et une Kampe tendue, apeurée, à la voix aux accents rauques, le paysage musical est dressé.
L’annonce de la mort est aussi un des moments suspendus de cet acte : Castorf, qui sait tant « distraire » par des écrans, des petits films, des graffitis, des détails en foule que certains lui reprochent, va reproduire la magie du récit de Wotan par la fixité de la scène où Brünnhilde perchée sur le puits de pétrole dans l’ombre s’adresse au visage éclairé de Siegmund. Deux visages se parlent dans la nuit. Il ne se passe rien d‘autre.
Catherine Foster est à la fois intense et douce, accompagnée par un orchestre d’une subtilité et d’une légèreté diaphane : le crescendo des cuivres annonçant l’arrivée de Brünnhilde est magique, scandé par des silences suspendus, et malgré tout fluide.
La scène est d’une douceur incroyable et dite avec simplicité, sans effet ; elle ménage des longues plages de silence d’où émerge comme des ténèbres un orchestre phénoménal aux effets de couleur inattendus d’un discours jamais heurté, jamais ne s’arrêtant, comme si une phrase en appelait une autre dans un mystérieux surgissement : l’alternance des bois et des cuivres est à certains moments comme un choral. On a l’impression d’un effleurement orchestral qui commente ou colore le dialogue. Les « Grüsse mir » de Botha, dits avec à la fois la certitude de la décision et une imperceptible lassitude sont prodigieux de vérité et le prélude à un crescendo, qui pourtant ne réussit pas à tendre la situation, mais simplement à la conclure . Le chant de Botha et celui de Foster sont un exemple de dépouillement : il n’y a rien de spectaculaire rien d’extérieur, tout est senti, et tout coule comme un fleuve de sons évidents, de cette évidence qui fait qu’on se demande comment jouer cela autrement, avec malgré tout l’expérience d’une virtuosité unique d’un orchestre au sommet. Ah ! le jeu des bois au moment du decrescendo accompagnant le retour de Siegmund vers Sieglinde d’un Botha jamais entendu avec cette retenue et cette poésie là.
Pourtant, Petrenko et c’est là aussi ce qui fait la singularité de son approche, reste toujours dynamique, et dramatique quand il le faut, mais jamais paroxystique : en témoigne une fin d’une extrême tension, où Anja Kampe portée par la musique, hurle un cri déchirant et bestial au moment de la mort de Siegmund dans un tourbillon musical et scénique qui époustoufle, pour retomber dans le nadir, le soleil noir (encore des cuivres à se damner) avec une violence dont le cri animal de Wotan « geh » à l’adresse de Hunding est emblématique, lançant un orchestre à toute volée conclure un acte II qui fut anthologique.

Brünnhilde (Catherine Foster) Acte I (final) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Brünnhilde (Catherine Foster) Acte I (final) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

L’acte III est toujours plus attendu avec une chevauchée des Walkyries à la fois tendue (les coups d’archet au départ) à la respiration très large, moins spectaculaire que dynamique : on aura compris que cette approche n’est ni spectaculaire, ni démonstrative, mais marque une volonté de ne suivre que « le drame et rien que le drame »  sans cesser d’aller de l’avant en collant au dialogue et à l’action. Mais ce qui frappe aussi, c’est que l’an prochain, cette équipe dans son ensemble ou presque laissera place à d’autres, et il semble que chacun ait à cœur de marquer, de donner, de dire en même temps son plaisir de faire ce spectacle et de montrer de quoi il est capable. Car c’est bien d’équipe qu’il s’agit, à commencer par les Walkyries, remarquables, à la fois dans leur agilité et leur sveltesse scéniques, et dans la dynamique musicale : la mise en scène alimente la qualité du chant (je sais, cela va faire frémir les catastorfiens). Car dans cette scène et malgré la difficulté, la mise en scène épouse la musique et ses effets comme par une sorte d’émulation. Ainsi le groupe est-il donc porté, et par la scène et par l’orchestre époustouflant d’allant et de théâtralité,  et cette dynamique générale porte évidemment le dialogue Sieglinde/Brünnhilde à une intensité rare, avec un bouleversant
O hehrstes Wunder!
Herrlichste Maid!
Dir Treuen dank’ ich
heiligen Trost!
dans lequel Anja Kampe a donné toutes les forces possibles avant sa sortie de scène. Il y avait là quelque chose de fortement vécu qui allait au-delà de la représentation.

Brünnhilde (Catherine Foster) et Wotan (Wolfgang Koch) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Brünnhilde (Catherine Foster) et Wotan (Wolfgang Koch) ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

Wotan (sans barbe comme au final de l’acte II), redevenu le Dieu hic et nunc réglant ses comptes et non plus le chroniqueur du début de l’acte II, arrive avec une énergie peu commune, et le dialogue avec Brünnhilde n’est plus dialogue mais une discussion, une dialectique : à l’acte II, ce dialogue était un monologue intérieur déguisé de Wotan, à l’acte III, il s’agit d’un échange tendu, plus épique d’ailleurs, avec un Wotan plus énergique et une Brünnhilde à la présence renforcée, presque ciselée. C’est une scène où malgré la situation peu à peu s’insinue une certaine tendresse. Avec la disparition de Siegmund et le départ de Sieglinde, toute tendresse s’est envolée. Et même au moment où Wotan cherchera à serrer sa fille dans ses bras (Leb’ wohl, du kühnes, herrliches Kind!), Brünnhilde s’en arrache et va résolument à l’intérieur du hangar (qui a perdu ses cloisons) s’allonger, comme à son initiative, refusant la complaisance d’une marque d’amour qui ne serait qu’atermoiement. Toute la scène est conduite et sur scène et en fosse, de manière grandiose, Wolfgang Koch est  un magnifique interprète, avec une expressivité et une aptitude à colorer notables, passant tour à tour de l’intériorité à la colère, ou à l’ironie: ce n’est pas un Wotan expressioniste, ni autoritaire, c’est un Wotan plus méditatif, plus rentré en soi, qui cisèle chaque mot, tantôt enjôleur, tantôt aiguisé et coupant.
La Brünnhilde de Catherine Foster confirme l’impression initiale : le chant est infiniment plus homogène et même plus présent et plus senti, avec de beaux graves et des aigus bien posés et larges, avec une ligne de chant et une ligne de souffle qu’on ne lui connaissait pas . Belle performance ce soir.

Musicalement, la performance globale est encore supérieure à celle de l’an dernier : chacun était à son meilleur et a donné son maximum, avec ses moyens propres. Cette distribution qui avait suscité quelques doutes (on se souvient que Angela Denoke, prévue dans Brünnhilde, avait renoncé en 2012) semble avoir trouvé son rythme et sa respiration et cela laisse bien augurer de la suite. Quant aux dernières mesures, je n’avais pas entendu à l’orchestre une telle incantation du feu et de tels adieux depuis longtemps; Boulez qui m’a tant marqué n’était pas loin par la clarté et la plénitude sonore.
Et puis il y a l’orchestre. Un orchestre d’une qualité exceptionnelle à tous les pupitres, qui réussit merveilleusement à doser les volumes. On n’a pas encore entendu une scorie, avec des cuivres hallucinants de ductilité et de souplesse. Cette souplesse que Petrenko a su imprimer à l’ensemble de la soirée. Sans imposer la retenue de la veille dans Rheingold, l’orchestre est plus affirmé même dans les moments contenus, il n’est jamais  “envahissant”  et ne couvre pas les voix, (quelquefois, même à Bayreuth, c’est possible), mais il les accompagne en les soutenant, en les enveloppant, et surtout en travaillant en respiration avec le plateau et la mise en scène. On entend rarement un orchestre aussi fluide qui soit plutôt retenu et intime, très lyrique, et qui ait une telle dynamique et surtout une telle limpidité, un orchestre inattendu dans bien des phrases où l’on découvre tel instrument, tel mouvement, qu’on n’avait jamais remarqués. Sans jamais rien forcer, sans jamais rien mettre en représentation, tout le drame est là, tout le dialogue est là, tout est là audible, évident, comme un fleuve ininterrompu de son avec ses méandres et ses retenues, avec ses surprises et ses trésors cachés, avec ses rapides et sa puissance mais aussi avec sa sérénité et sa grandeur.
Ce soir c’était une Walküre qui nous a tous étonnés par l’engagement du plateau, mais c’est l’incroyable ductilité de l’orchestre, et sa stupéfiante présence, bouleversante, somptueuse, et en même temps jamais orgueilleuse, jamais en façade et toujours en profondeur, qui a donné à la représentation tout son sens et en a fait une soirée d’exception, qu’on ne peut évoquer sans émotion, un de ces Wagner transcendants qui vous marquent pour longtemps. [wpsr_facebook]

Image finale ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele
Image finale ©Enrico Nawrath/Bayreuther Festspiele

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: LOHENGRIN de Richard WAGNER le 26 juillet 2015 (Dir.mus: Alain ALTINOGLU; Ms en scène : Hans NEUENFELS)

Lohengrin Acte I ©Enrico Nawrath
Lohengrin Acte I ©Enrico Nawrath

C’est dans les vieux pots qu’on fait la meilleure soupe, et cette dernière édition de la production de Lohengrin signée Hans Neuenfels, la fameuse « production des rats » qui fit couler tant d’encre le confirme au vu du triomphe extraordinaire qui a fait exploser la salle pendant 25 minutes après le baisser de rideau : rappels, hurlements, battements de pieds, standing ovations d’une longueur inusitée notamment pour Klaus Florian Vogt : ce soir, Bayreuth était le Bayreuth des grands soirs, des grands triomphes, de ceux dont tout spectateur se souvient parce qu’il n’y a qu’à Bayreuth que cela se passe ainsi, même si le Geschäftsführender Direktor Hans-Dieter Sense a déclaré que battre des pieds nuisait à la solidité du bâtiment.
Ce Lohengrin est, avec le nouveau Tristan, le plus recherché. Il est quasiment impossible de trouver des places à la revente.
Et qui se souvient encore que Lohengrin lors de la création de cette mise en scène en 2010 était Jonas Kaufmann, venu à Bayreuth et reparti aussi vite, tant Klaus Florian Vogt a marqué et reste indissolublement lié à cette production et à ce rôle ?

Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Enrico Nawrath
Lohengrin (Klaus Florian Vogt) ©Jörg Schulze

Vogt est l’un de ces chanteurs clivants : certains détestent cette voix nasale, presque adolescente par ses inflexions, d’autres le portent aux nues et chavirent. De fait, la voix de Vogt est une voix difficile, inadaptée à pas mal de rôles, on l’a entendu à la Scala dans Fidelio où il n’était pas totalement convaincant, et dans Siegmund, il est un peu irrégulier, mais quand même plus adapté. À Bayreuth (et ailleurs) il fut un Walther exceptionnel, mais Lohengrin reste sa carte de visite. On peut même affirmer qu’il est unique dans ce rôle, même si le marché lyrique peut proposer un certain nombre d’autres ténors, et même s’il arrive à Kaufmann de le chanter . Vogt a d’ailleurs peut-être une voix adaptée à un répertoire plus récent : il ferait par exemple (s’il pouvait chanter en français) un Pelléas d’exception, car il en a le côté insolite et la poésie.
Ce qui est unique, c’est que le timbre est complètement adapté à Lohengrin, tombant du ciel, venu d’un ailleurs lointain. Ce timbre est si particulier qu’il donne à son personnage un parfum d’étrangeté dont aucun autre ténor ne peut se prévaloir. À cela s’ajoute évidemment des qualités de diction, de tenue de souffle, de ligne de chant et d’homogénéité qui sont les prérequis du chant wagnérien et qu’il cumule tous. Son émission est parfaite, la clarté de son chant est à peu près unique : on comprend tout, des notes les plus basses aux plus hautes. Bref, c’est un modèle. De ma vie de mélomane je n’ai entendu pareil Lohengrin, si régulier dans la perfection en toutes circonstances. Comment s’étonner alors de la standing ovation accompagnée de tous les hurlements possibles, des battements de pieds si dangereux pour la salle par leur énergie, des applaudissements à tout rompre. Le public venait pour lui, pour cette dernière édition avant la nouvelle de 2018, et il a été comblé.

Elsa (Annette Dasch) ©Jörg Schulze
Elsa (Annette Dasch) ©Jörg Schulze

Mais il n’était pas seul, et Annette Dasch a partagé le succès phénoménal de la représentation. Beaucoup avaient émis des doutes sur son Elsa lorsqu’elle fut affichée en 2010. L’Elsa préférée d’aujourd’hui c’est Anja Harteros, vue à la Scala, à Munich, à Berlin encore ce printemps (voir ce blog). Et pourtant, Annette Dasch porte en elle une qualité qu’Anja Harteros n’a pas en Elsa, c’est la fragilité. Une fragilité vocale : la voix est aux limites, mais pour un poil reste en-deçà ; nous sommes sur le fil du rasoir. Une fragilité du personnage, juvénile, hésitant, timide, écrasé. Et ces deux fragilités conjuguées donnent à son chant une indicible émotion. Il ne faut pas attendre de cette Elsa des moments épiques, mais un lyrisme permanent, soutenu par une belle technique, une jolie ligne, que donne la fréquentation de l’oratorio, et ce soir les notes les plus aiguës étaient là, bien larges, bien soutenues par le souffle, plus franches que les années précédentes. Elle a aussi déchaîné l’enthousiasme et c’était mérité.

Ortrud (Petra Lang) Elsa (Annette Dasch) Acte II ©Enrico Nawrath
Ortrud (Petra Lang) Elsa (Annette Dasch) Acte II ©Enrico Nawrath

Petra Lang en Ortrud était dans une forme éblouissante, avec des aigus dardés d’une puissance phénoménale et sans les problèmes de justesse, qu’elle peut quelquefois avoir. Elle est une Ortrud authentique, bien plus que Brünnhilde qu’elle chante souvent, et sans doute plus que l’Isolde qu’elle reprendrait peut-être l’an prochain dans ces lieux, à ce que la rumeur fait circuler. D’Ortrud elle a les aigus éclatants, les sons rauques, la violence et la présence. Triomphe comme il se doit.

Telramund (Jukka Rasilainen) ©Jörg Schulze
Telramund (Jukka Rasilainen) ©Jörg Schulze

Le Telramund de Jukka Rasilainen était plus présent, plus en voix aussi qu’à d’autres occasions. Voilà un chanteur de très bon niveau dont on entend peu parler et qui mène une carrière solide. Son Telramund, sans être mythique (Y en a-t-il au fait ?), est présent, affirmé, la voix qui n’a pas un timbre éclatant a une belle projection et de la puissance. C’est sans doute l’une de ses meilleurs incarnations.

 

 

 

 

König Heinrich (Wilhelm Schwinghammer) ©Jörg Schulze
König Heinrich (Wilhelm Schwinghammer) ©Jörg Schulze

J’ai plus de réserves sur le Heinrich de Wilhelm Schwinghammer, très correct au demeurant, mais sans grande personnalité. La voix n’a pas la beauté intrinsèque qu’avait celle de Georg Zeppenfeld dans ce rôle, sur cette scène et dans cette production, et surtout, il ne réussit pas une incarnation aussi frappante ni aussi hallucinée : Neuenfels veut justement un Roi de comédie, une sorte de Bérenger sorti du Roi se meurt, car il veut un personnage à la Ionesco, seulement capable de confier son destin à un Telramund ou à un Lohengrin de passage et peu capable de gouverner, encore moins de faire la guerre. Schwinghammer fait avec conscience et probité ce qu’on lui demande : il joue, il n’est pas.
Autre petite déception, le Heerrufer de Samuel Youn qui était si impressionnant par la pose de voix, par la justesse de ton, par la diction, par la clarté. Cette année, il garde bien sûr ses qualités techniques éminentes, mais la voix semble moins ouverte, et surtout il a l’air de s’ennuyer. Il est vrai que dans quelques jours il sera le Hollandais, ce qui est un autre défi qu’il relève depuis plusieurs années et que le Heerrufer n’est pas un rôle bien passionnant : il demeure que, confié à des médiocres, il peut détruire une représentation (au moins le premier acte), et que de très bons Heerrufer comme Samuel Youn ou Michael Nagy, magnifique lui aussi, sont rares.

Image finale acte II©Enrico Nawrath
Image finale acte II©Enrico Nawrath

Pas de Lohengrin sans un chœur d’exception : celui de Bayreuth, dirigé par Eberhard Friedrich, désormais à Hambourg après avoir été à la tête du chœur de la Staatsoper de Berlin, est structurellement exceptionnel, depuis les origines. On ne sait quoi louer de l’éclat, de la clarté, de la diction, de la manière d’adoucir et de retenir le son, de la capacité à moduler.  À lui seul, il vaut le voyage, même affublé des masques ou des queues de rats et même sautillant avec les énormes pieds dans les costumes imaginés par Reinhard von der Thannen.
Mais tout ce qui précède est connu, confirmé, presque attendu.
La nouveauté de l’année, c’était la direction de l’orchestre confiée à Alain Altinoglu succédant à Andris Nelsons occupé avec le Boston Symphony Orchestra. Andris Nelsons est une star, qui a remporté un très grand succès dans ce Lohengrin, au point que le Festival lui confie l’an prochain un Parsifal (avec Vogt !) très attendu (même sans Jonathan Meese). Il est difficile pour un chef de reprendre une production au succès consommé, sans apparaître comme le (brillant) second, d’autant que les répétitions des reprises sont rares à l’orchestre, comme s’en sont plaint de nombreux chefs, puisque 7 opéras à répéter pendant trois semaines sont une gageure pour les espaces et pour les plannings.
Alain Altinoglu a remporté un triomphe, lui aussi, totalement justifié. Car son Lohengrin affirme d’emblée une personnalité propre, très lyrique, très « ronde », moins épique que Nelsons, mais avec des qualités de clarté, de dynamique très affirmées et une autre couleur tout aussi séduisante. La limpidité de l’approche, la distribution des volumes qui jouent parfaitement avec l’acoustique particulière du lieu, tout cela mérite d’être souligné et mérite le détour. De plus, Altinoglu est un vrai chef d’opéra, attentif aux voix, aux équilibres, qui dirige en modulant en fonction du plateau. Il y a eu quelques menus décalages, qui devraient disparaître lors des autres représentations. Il reste que l’ensemble est remarquable de vie et de naturel. C’est un Lohengrin poétique sans être éthéré, énergique quand il le faut, jamais brouillon, jamais plat, qui fait totalement honneur au maître des lieux. Alain Altinoglu est avec Boulez le seul chef français à avoir dirigé ici depuis 40 ans, et l’un des rares de toute l’histoire de Bayreuth (Cluytens, certes, mais il était d’origine belge), il reste à lui souhaiter d’être appelé ici pour une nouvelle production.
Enfin, pour la bonne bouche, parlons quelque peu de nos rongeurs.
Cette production «des rats » fit parler beaucoup d’elle au départ, à cause de la personnalité de Hans Neuenfels, toujours considéré comme un sulfureux, alors qu’il s’est beaucoup assagi avec l’âge (il a quand même 74 ans) et que le public aurait dû s’habituer depuis le temps. La production a peut être un peu vieilli, mais fait toujours sourire par son ironie (l’apparition des souris (ratons ?) roses, la manière de marcher etc…).
Au-delà des aspects anecdotiques que sont les rats, Neuenfels pose une des questions clefs de Lohengrin, à savoir le suivisme des peuples qui face à l’adversité se confient à un homme providentiel. C’est un regard clinique sans complaisance sur l’absence de recul critique des peuples et les mouvements qui conduisent au totalitarisme : comme souvent, il distancie le regard en faisant du peuple des rats de laboratoire, réputés intelligents, dont on observe les réactions, sur lesquels on fait des expériences comme il l’avait fait sur son Cosi fan tutte salzbourgeois (où les rats étaient remplacés par les insectes).

Cygne blanc cygne noir ©Enrico Nawrath
Cygne blanc cygne noir ©Enrico Nawrath

On retiendra de cette production d’autres images aussi, comme l’arrivée d’Elsa percée de flèches, martyr comme Saint Sebastien, comme le lever de rideau de l’acte II, avec ce fiacre accidenté de Telramund et Ortrud en fuite et les rats qui cherchent à tout voler, ou comme Elsa en cygne blanc et Ortrud en cygne noir dans la deuxième partie de l’acte II. Enfin, cette image finale frappante de l’acte III où un fœtus sorti de l’œuf distribue à l’assistance avide son cordon ombilical à dévorer comme on distribue le pain au peuple affamé ou comme les stars lancent leur chemise aux fans en folie, avec pour clore Lohengrin seul, devant la scène alors que tous les autres sont morts : le roi est nu.

Des images fortes, pour une mise en scène qui n’a rien de ridicule, posant la question de l’idéologie portée par Lohengrin qui dit au peuple et à l’être aimé : aimez moi sans comprendre, sans savoir, et surtout ne vous posez pas de questions : l’essence du totalitarisme.
Le prochain cygne passe en 2018 avec Alvis Hermanis, garantie de sagesse élégante, Christian Thielemann en fosse et si tout va bien, Anna Netrebko et Roberto Alagna. Une production qui fera courir ventre à terre. [wpsr_facebook]

Image finale Acte III ©Enrico Nawrath
Image finale Acte III ©Enrico Nawrath

 

BAYREUTHER FESTSPIELE 2015: TRISTAN UND ISOLDE de Richard WAGNER les 25 juillet et 2 août 2015 (Dir.mus: Christian THIELEMANN; Ms en scène : Katharina WAGNER)

Georg Zeppenfeld (Marke) Stephen Gould (Tristan) ©Enrico Nawrath
Georg Zeppenfeld (Marke) Stephen Gould (Tristan) ©Enrico Nawrath

Il y a longtemps que je n’avais assisté à l’ouverture du Festival. C’était souvent une soirée un peu plus chic avec un peu plus de VIP et quelques politiques, mais rien d’ébouriffant. Depuis qu’Angela Merkel vient en tant que Chancelière le jour de la Première, et puis en simple spectatrice en général quelques jours encore, les médias sont là envahissants, et s’intéressent de plus près à la chose wagnérienne, enfin…par le détour des VIP télévisuels et politiques qui peuplent la colline verte ce jour-là.
Pour les spectateurs l’accès est un peu plus acrobatique, mais cela reste léger : avec la Chancelière dans la salle, il n’y a qu’un contrôle du billet à l’entrée, sans fouille des sacs et joies diverses de la sécurité-qui-vous-veut-du-bien.
C’était aujourd’hui une première importante, importante pour Christian Thielemann bien secoué ces derniers temps et néo Musikdirektor du Festival, importante pour Katharina Wagner, qui revenait à la mise en scène après ses Meistersinger de 2007, et dont la position apparaissait fragilisée après l’affaire Eva.
Aujourd’hui aussi, un an à l’avance, ce qui est unique dans les annales, les distributions 2016 sont affichées, manière de dire que tout va bien, pour le Ring sans Anja Kampe (remplacée par Jennifer Wilson) dans Sieglinde, sans Wolfgang Koch dans Wotan (remplacé par Iain Paterson, excellent Kurwenal ce soir), sans Johan Botha dans Siegmund, remplacé par Christopher Ventris, avec Sarah Connolly dans Fricka (et non plus Claudia Mahnke), sans Kirill Petrenko auquel succède Marek Janowski…Seuls problèmes à noter : Tristan und Isolde n’a pas encore d’Isolde, et Parsifal pas de Kundry (Dir.mus. Andris Nelsons, et Ms en scène Uwe Eric Laufenberg remplaçant Jonathan Meese paraît-il trop cher) avec quelques autres changements de distribution que vous pouvez consulter en ligne http://www.bayreuther-festspiele.de/news/157/details_44.ht

 

Quand on arrive du parking des spectateurs, c’est justement un petit parking de cinq places qui fait méditer : une place pour le médecin, une place pour le Musikdirektor (Christian Thielemann), une place pour le Geschäftsführender Direktor (Hans-Dieter Sense), une place pour la co-directrice (Katharina Wagner), une place pour l’autre co-directrice (Eva Wagner-Pasquier). Ainsi Wolfgang Wagner a-t-il été remplacé par quatre personnes. Il y a de quoi gamberger sur les réflexions de Nike Wagner à propos de la pérennité de la famille Wagner à la tête du Festival. Katharina Wagner s’occupe des mises en scènes mais pas des chanteurs (confiés d’abord à Eva Wagner Pasquier, puis dans l’avenir à Christian Thielemann), Thielemann va s’occuper de la musique, et Hans-Dieter Sense de tout le reste. Quel sens peut avoir alors la présence de Katharina Wagner à la direction du Festival si elle a besoin de s’entourer autant d’égaux…

En tous cas, ce soir elle officie en tant qu’artiste, et une fois encore, l’approche qu’elle a du chef d’œuvre de l’arrière grand-père est intelligente, mais une fois encore prend complètement à revers l’histoire, comme c’était le cas dans Meistersinger : au contraire de l’habitude, Beckmesser à la fin représentait la modernité et la rupture, tandis que Walther et surtout Sachs, la tradition, l’absence d’invention, et surtout l’idéologie nazillonne.
Même prise à revers dans Tristan und Isolde où l’histoire est gauchie au profit d’une réflexion sur l’Amour absolu, affirmé dès de départ : point n’est besoin de philtre pour s’aimer, au vu et au su de tous et au désespoir des deux serviteurs Kurwenal et Brangäne qui ne cessent d’essayer de séparer les deux amants. Dans cette hypothèse, le roi Marke n’est pas le roi noble et bouleversé par la trahison de son plus proche chevalier, mais un méchant qui a acheté Isolde, qui piège les amants et fait exécuter ses basses œuvres par Melot, son âme damnée. Tout se règle au poignard et Marke jusqu’à la fin est un « horrible », dans un étrange habit qui rappelle Louis II en version sinistre.
L’idée de départ n’est pas si mauvaise, et nombre de metteurs en scène l’ont suggéré, puisant dans un livret qui dit assez clairement les choses, mais sans jamais aller jusqu’au bout d’une logique que Katharina Wagner n’hésite pas à exploiter à fond, faisant de l’espace de jeu un espace abstrait, étouffant, voire concentrationnaire (Acte II). Le décor, dû à Frank Philippe Schlöβmann (à qui l’on doit les décors du Ring de Tankred Dorst) et Matthias Lippert est essentiellement métallique (surtout les actes I et II), relativement (inutilement ?) complexe, et plutôt vaporeux à l’acte III.

Lever de rideau ©Enrico Nawrath
Lever de rideau ©Enrico Nawrath

L’acte I est un espace à la Piranèse où la pierre est remplacée par le métal et le béton. Un assemblage illisible de passerelles et d’escaliers allant quelque part ou nulle part, bougeant durant l’acte, où apparaissent dans l’ombre au lever de rideau des figures qui se laissent voir ou non, où certaines se cachent et d’autres non. C’est Isolde et Brangäne à jardin et Tristan et Kurwenal à cour. Ce huis clos labyrinthique au milieu de marches qui se meuvent ou qui se détachent en se balançant, de ces passerelles qui montent ou descendent vite ou lentement selon les besoins de la mise en scène, vont vaguement penser à des coursives d’un bateau cauchemardesque, mais figurent bien plutôt les labyrinthes du sentiment, les parcours empruntés par le désir et par l’amour, et les parcours construits pour les éteindre.

Car tout cela a été en réalité construit pour perdre les amants, pour éviter qu’ils ne se croisent et se rencontrent, pour éviter même qu’ils ne se voient, comme un Lego de plus en plus complexe qui finirait par envahir toute la scène dont il ne reste qu’un mince espace central de liberté, comme si le monde qui entourait Tristan et Isolde s’était construit en antidote à la passion absolue vue comme le mal absolu.
En tout cas le décor est essentiellement symbolique, et illustre les besoins de l’hypothèse de départ de Katharina Wagner.
Il y a des moments particulièrement forts et assez beaux dans ce travail: le premier est sans nul doute le moment où sur la passerelle, retenus par leurs serviteurs, les deux amants se cherchent, essaient de se toucher avec une ardeur que seule la passion peut provoquer et réussissent à se prendre la main. Kurwenal et Brangäne sont traités, avec un style volontairement plus « vulgaire » et des habits en écho, d’une rare tristesse, marron et vert : il y a dans le personnage de Brangäne notamment un côté « ménagère de moins de cinquante ans » assez bien rendu et Kurwenal est relativement violent avec Isolde qu’il ridiculise notamment lorsqu’il la revêt du serre-tête du voile de tulle de mariée, bien abîmé, et qu’ainsi elle apparaît telle les victimes désignées des sacrifices de l’antiquité.

Les amants quant à eux seront en bleu pendant tout l’opéra, bleu du rêve, bleu marial aussi proche du divin, bleu d’une certaine élévation: ils sont à part dans une mise en scène où les costumes indiquent le clan ou la fonction symbolique. Le clan Tristan est plutôt brun, le clan Marke d’un agressif jaune moutarde, et les amants en bleu.

Acte I, le philtre ©Enrico Nawrath
Acte I, le philtre ©Enrico Nawrath

Le philtre, d’un bel orange est même objet d’une discrète ironie : Brangäne met les fioles dans sa poche puis les cherche et semble ne plus se souvenir laquelle Isolde lui a arraché; mais les amants finalement retrouvés malgré la surveillance des deux serviteurs, l’écartent en s’embrassant fougueusement pour finir en un très beau geste théâtral, par en vider le contenu au sol, tenant ensemble la fiole renversée, là où traditionnellement ils la boivent. Ils refusent la mort, refusent les faux semblant et comme dans espoirs les plus fous de la passion, choisissent l’amour et la vie, sans philtre et sans filtre, s’affichant serrés et amoureux, affichant aux yeux de tous leurs caresses ardentes et leurs baisers, pendant qu’on entend le chœur des marins. Les amants en profitent pour lacérer et déchirer à l’envi le voile de mariée, objet repoussoir d’un mariage qu’on essaie d’éloigner, pour ne plus en voir que des traces effilochées, image du refus de toute réalité.
L’acte II est sans doute le plus inutilement complexe par la machinerie (bruyante) qu’il présuppose, et sans doute le moins abouti : dans la conception du Werkstatt Bayreuth (l’atelier), c’est sans doute lui qui aura besoin d’être revu.

Isolde (Evelyn Herlitzius)
Isolde (Evelyn Herlitzius)

L’espace est là aussi un espace fermé entouré de hauts murs d’où sont pointés des projecteurs. Des murs percés d’échelles de fer du genre de celles qu’on rencontre dans les voies ferrées de montagne. Au sol, des objets de métal qui ressemblent à des porte-toast géants (c’est le premier objet qui vient en tête pour donner l’idée) ou des parkings à vélo dans lesquels on coince les roues, dans les murs aussi, des grilles, toujours circulaires, et cet ensemble métallique, éclairé par les violents projecteurs, donne l’idée d’étoiles brillantes dans la nuit.

Marke (Georg Zeppenfeld) et Melot (Raimund Nolte) épient ©Enrico Nawrath
Marke (Georg Zeppenfeld) et Melot (Raimund Nolte) épient ©Enrico Nawrath

Du haut des murs, dans la coursive, on devine des gardes, puis Marke et Melot, peu éclairés, qui ne cesseront de regarder ce qu’ils sont en train de provoquer, comme une expérience de torture qu’on regarde, comme une arène où va se jouer le jeu du cirque fatal: Isolde et Brangäne sont prisonnières et se libèrent de leurs liens, et bientôt Tristan est introduit violemment par les gardes dans l’arène, suivi de Kurwenal jeté à terre. Pendant que les amants sont tout à leurs retrouvailles, Kurwenal cherche à fuir, mais les grilles qu’il cherche à ouvrir et les marches auxquelles il essaie de grimper sont en réalité des faux semblants qui se dérobent ou s’écroulent comme des jouets de caoutchouc : il est prisonnier et ne peut s’échapper. Les autres aussi, mais ils sont tout à leur amour alors qu’ils sont violemment éclairés par les projecteurs braqués sur eux. On trouve un drap brun suffisamment large pour s’abriter dessous, ou pour être accroché à l’une des patères de métal fichées au mur, et devenir une sorte de tente à l’intérieur de laquelle on va tenter de se dissimuler. Le duo est donc au départ un effort insensé pour se cacher de la lumière et se cacher des regards, pendant qu’en haut à la verticale Marke voit tout dans la demi-pénombre : la tente de fortune ainsi composée est un havre de paix d’où Tristan sort une masse de petits objets lumineux qu’on prend pour des bijoux, qui sont des étoiles (des LEDs) qu’on accroche tour à tour à la tente pour figurer le ciel étoilé, dans ce monde rabougri et factice qui donne « l’illusion de… ».
Mais bientôt Tristan ne peut plus supporter la situation. Il arrache violemment le drap brun et veut afficher à la lumière du jour cet amour qui envahit tout : et le duo d’amour sink hernieder Nacht der Liebe commence alors que les amants sont de dos, tournés vers une lumière d’où leurs ombres sont projetées, face au couple Marke/Melot tapi en haut dans l’ombre de la coursive, comme un défi.

Acte II, duo d'amour ©Enrico Nawrath
Acte II, duo d’amour ©Enrico Nawrath

C’est alors que dans un bruit métallique, le plus grand parking à bicyclettes se lève lentement pour devenir une sorte de tambour de sécurité dans lequel les amants vont se lover, vont se scarifier (les barres de métal  ont des pointes acérées) vont se crucifier, sorte d’orgasme par la souffrance, par les stigmates (une idée que Chéreau avait exploitée avec plus de bonheur) que Marke va interrompre avec ses sbires, jetant à terre Isolde et faisant Tristan prisonnier en lui bandant les yeux.
Avec un Melot (Raimund Nolte) vu comme âme damnée de Marke, complice de sa cruauté et usant du poignard avec dextérité, brutalisant Isolde et la forçant à se lever, à s’agenouiller tout contre le pantalon de Marke, et un Marke noir, cruel, se délectant de la souffrance des amants en les humiliant, nous sommes au seuil du sadisme : au texte de Wagner plutôt teinté de désespoir et de noblesse fait place le même texte, mais prononcé avec mordante ironie, voire moquerie sarcastique. Tristan les yeux bandés ne peut plus voir Isolde, mais dès qu’on lui libère la vue, c’est pour se précipiter de nouveau vers l’aimée sous les yeux de tous les autres. Le coup final de l’acte II n’est plus ni un suicide ni un duel, mais un assassinat programmé sous les yeux d’Isolde : Melot poignarde dans le dos un Tristan aux yeux de nouveau bandés, en le laissant pour mort, tandis que Marke emmène Isolde de force avec une joie non dissimulée, un peu comme Gunther/Siegfried à la fin de l’acte I de Götterdämmerung, pendant qu’Isolde se laisse faire en jetant un regard désespéré vers le corps de l’aimé.
L’acte III commence par l’une des plus belles images de la soirée, magnifiquement éclairé par Reinhard Traub, qui a réussi de sublimes éclairages, comme seul Bayreuth peut en offrir. Dans un brouillard total seuls surnagent les compagnons de Tristan, assis en cercle autour de son corps, avec des bougies rouges au pied, pour le veiller, consacrant l’idée qu’il est sans vie, ou plutôt attendant sa mort avec tous les symboles, Kurwenal portant l’épée qui ressemble fortement à une croix et le jeune berger portant un arum.
Puis Tristan se réveille et durant tout son monologue apparaissent des visions d’Isolde dans un triangle stylisé qui ressemblerait à une voile, et qui à chaque fois qu’il essaie de la saisir, s’échappe comme un fantôme, d’abord il la recouvre d’un voile de tulle, et elle s’enfonce dans la terre, une autre Isolde ou la même apparaît, il essaie de l’embrasser et la tête lui reste dans les mains, puis une autre lui tend une étoile lumineuse comme les leds de l’acte II, puis il serre le corps de l’aimé qui s’écroule, c’est un mannequin, une autre située en hauteur lui tend une corde comme la corde des Nornes ou des Parques, une autre tombe de toute sa hauteur quand il s’approche, enfin, à mesure que la folie s’accroît, ce sont toutes ces Isolde qui apparaissent comme un carrousel délirant. C’est l’un des moments les plus réussis de la soirée.
Quand Isolde arrive effectivement, on en revient au groupe initial, Kurwenal et Tristan tournés vers la salle guettant le navire qu’on entend au loin.  Tristan s’éloigne vers le fond, noir total, puis lumière sur le corps écroulé qu’Isolde découvre au moment où il expire en prononçant son nom.
Isolde ne réussit à s’arracher du cadavre que lorsque Kurwenal et ses compagnons dans une cérémonie funèbre minimale le recouvrent d’un linceul noir, de son épée et de deux arums.
C’est alors que surgissent de l’ombre, violemment éclairés, la bande de Marke et de Melot, avec une Brangäne désespérée, auxquels s’opposent les compagnons de Tristan qui finissent tous poignardés. Ces corps tristes et bruns s’écroulent au pied des soldats jaune moutarde de Marke, qui revêtent un ruban de deuil et commencent à organiser des funérailles formelles et officielles : les funérailles du héros qu’on porte et qu’on dresse sur un catafalque, qu’on recouvre à moitié de son linceul noir et de l’épée et des fleurs, les funérailles pour la galerie. Son visage apparaît de nouveau et pour la Liebestod, les officiants disparaissent, restent en arrière plan Marke, fixe et sans expression, et Brangäne, puis Isolde qui assoit le cadavre et s’y blottit en le débarrassant du linceul. Dès que le Lust final est prononcé, et sur les dernières mesures, comme à l’acte II et avec les mêmes gestes, Marke emmène Isolde de force avec une joie non dissimulée, un peu comme Gunther/Siegfried à la fin de l’acte I de Götterdämmerung, pendant qu’Isolde se laisse faire en jetant un regard désespéré vers le corps de l’aimé, laissant Brangäne désespérée et désemparée avec le cadavre, comme Kurwenal l’était à l’acte II. Une mort d’Isolde qui n’est pas une mort : seulement Bayreuth pouvait se l’autoriser.
Il s’agit sans doute d’un travail intelligent, qui continue à Bayreuth la tradition de productions de Tristan symboliques ou abstraites, comme l’était celui de Christoph Marthaler (et la direction de Peter Schneider après l’échec initial de Eiji Oue), ou celui de Heiner Müller (avec Barenboim). Il faut remonter à la sublime vision de Jean-Pierre Ponnelle (encore avec Barenboim) pour trouver un Tristan figuratif.
Il serait donc peut-être temps de changer d’inspiration et de proposer autre chose à mon avis. Le travail de Katharina Wagner est plein de sens mais sans doute trop complexe ou trop mécaniste pour une donnée de départ somme toute assez simple. L’acte II, le moins réussi des trois, pèche par trop de détails et trop de volonté d’occuper la scène et l’espace, dans une volonté marquée (déjà vue dans Meistersinger) de contrecarrer la musique ou de la déranger par une foule de petits gestes, de petits mouvements, de bruits. Dans ce deuxième acte, la musique sublime se suffit presque à elle-même et Katharina Wagner tient à la « remettre à sa place » en inventant des situations successives qui atténuent les effets musicaux ou les relativisent : il est clair que mettre les amants sous la lumière de miradors ajoute un élément perturbateur pour les spectateurs, même si les amants semblent vivrent leur histoire sans trouble.
La vision des personnages est elle-même symbolique voire caricaturale : les amants en bleu « ailleurs », les serviteurs en brun bien terrestres, voire un peu vulgaires, et les méchants en jaune moutarde insupportable à regarder et parangons de la méchanceté et de duplicité, c’est d’une certaine manière une construction pour enfants d’un mauvais conte de fées, et si l’on ajoute un roi Marke dont l’habit et la coiffure font irrésistiblement penser à un Ludwig de Bavière vieilli et désabusé, le tableau est complet.
Fallait-il un regard aussi pessimiste sur cette histoire mythique, fallait-il à ce point nous dire que les mythes ne sont pas faits pour notre monde où l’amour absolu est condamné ? La construction du monde wagnérien selon Katharina Wagner est particulièrement noire : après des Meistersinger désabusés et sans illusion, un Tristan und Isolde sans espoir, qui n’est plus une belle histoire d’amour, mais une très vilaine histoire d’amants surpris et poursuivis, comme si l’arrière petite fille avait un compte à régler avec les rêves de l’aïeul.
Il reste que le public de la première semble avoir accueilli positivement ce travail, puisqu’on n’a pas entendu les habituelles huées, ce qui avait l’air d’étonner une Katharina au visage circonspect en saluant. Il reste qu’il demande à être affiné et épuré : tel que, il n’est pas complètement abouti, par une volonté de trop en faire qui aboutit à affaiblir les images qu’on veut fortes et qui pour mon goût, n’a pas la puissance ironique et la vive intelligence des Meistersinger.
Musicalement, la production a été accueillie avec chaleur par un public qui n’a pas ménagé ses applaudissements, hurlements, battements de pieds. La compagnie réunie a été modifiée il y a quelques semaines par la renonciation ( ?) d’Anja Kampe (après celle plus ancienne de Eva-Maria Westbroek prévue à l’origine).

20150722_124346C’est Evelyn Herlitzius qui arrive, familière du travail avec Christian Thielemann, qui durant ce mois de juillet a alterné des Elektra à Munich et les répétitions de cette Isolde qui demande des qualités et une approche très différentes: elle n’a d’ailleurs pas chanté la répétition générale. Herlitzius irradie la scène à la manière d’une Gwyneth Jones, qu’elle n’est pas sans rappeler, elle est toujours fortement engagée, notamment au premier acte où son agressivité se meut en énergie folle pour rejoindre un Tristan plus passif . Ailleurs, son visage est souvent éclairé d’une lumière qui inonde d’émotion le spectateur. De plus c’est une chanteuse d’une grande intelligence et douée d’un sens du texte exceptionnel. Toutes ces qualités s’allient à une voix qui n’a pas néanmoins l’homogénéité ni la sûreté exigées par un rôle au long cours, où il faut non seulement de bonnes chaussures, comme disait Nilsson, mais aussi une endurance à toute épreuve alliée à une manière savante de sauter les obstacles vocaux semés sur la partition. Ce n’est pas tellement les aigus qui posent problème à Evelyn Herlitzius que la ligne de chant. Quand les aigus peuvent être négociés par le souffle, préparés comme un saut d’obstacle et projetés alors ils triomphent, puissants, métalliques, intenses et quelquefois un peu criés. Lorsqu’ils arrivent dans la fluidité du chant, devant être négociés par des passages en continu, alors c’est plus délicat, voire complètement raté: la voix se brise, la note ne sort pas, voire plus aucun son, comme à Munich dans sa Brünnhilde et comme plusieurs fois dans ce Tristan . Sur la distance, Evelyn Herlitzius est apparue en très sérieuse difficulté : il ne suffit pas de chanter les notes, il faut en avoir la ligne. Sans doute le Strauss d’Elektra, qui demande moins de ligne, a-t-il formaté la voix. Il faut espérer qu’au long de ce mois, la voix va se faire à nouveau à ce continuum et à ce lyrisme tendu voulu par Wagner. Evelyn Herlitzius est une immense artiste, qui allie dans la même soirée une voix venue d’ailleurs, inouïe (au sens « jamais entendue »), comme dans une Liebestod anthologique où elle rejoint les mythes du lieu, et des accidents très problématiques et impensables dans pareil théâtre où aucun détail vocal n’échappe. Ce soir, le problématique était trop présent, au point que les imbéciles de la salle se sont cru autorisés à huer une artiste qui reprenait ce rôle écrasant dans des conditions de tension peu communes.

Tristan (Stephen Gould) ©Enrico Nawrath
Tristan (Stephen Gould) ©Enrico Nawrath

Stephen Gould affichait au contraire sa forme et son insolence habituelles, sans cependant ce “plus” qui le stimule tant (c’est lui même qui le dit) quand sa partenaire est Nina Stemme. C’était net au troisième acte où la voix accusait la fatigue, et qui n’avait rien à voir avec ce qui m’avait tant frappé à Zürich cette saison ou à Berlin la saison dernière, tout en étant quand même très émouvant. Mais le premier acte et plus encore le deuxième étaient insolents de facilité. C’est un chanteur qui affiche plus une force qu’un raffinement à la Siegfried Jerusalem, mais la voix est sûre, le timbre chaud, l’engagement fort, pour un chanteur qui pourtant n’est pas un acteur né, mais qui réussit toujours à rendre ses personnages crédibles. Une magnifique performance, qui a recueilli un triomphe, sans être à l’égal de ses performances précédentes dans le rôle.

Brangäne (Christa Mayer) ©Enrico Nawrath
Brangäne (Christa Mayer) ©Enrico Nawrath

Christa Mayer était Brangäne, bien plus convaincante que d’habitude où elle est quelque peu ennuyeuse et convenue. Un peu crispée et tendue au premier acte, elle allie une interprétation très vécue, très vivante, très vraie, et une authentique puissance vocale, notamment dans les registres centraux et aigus, où elle affiche une largeur et une profondeur notables : dans ses « habet Acht » bien sûr, mais dans toutes les parties dramatiques, notamment au premier acte et au début du second. Un seul petit problème, quelquefois, la voix semble avoir de la difficulté à trouver un appui dans quelques passages, mais c’est vraiment très occasionnel. Voilà plutôt une bonne surprise.
Aucune surprise en revanche dans le Kurwenal de Iain Paterson (futur Wotan de Castorf l’an prochain), diction exemplaire, vivacité de l’interprétation, et intelligence du texte, chanté avec la couleur voulue par la mise en scène, un tantinet « bourgeois » un tantinet vulgaire, mais une grande présence et une vraie émotion au troisième acte.

Marke (Georg Zeppenfeld) ©Enrico Nawrath
Marke (Georg Zeppenfeld) ©Enrico Nawrath

Aucune surprise non plus pour le Marke de Georg Zeppenfeld . on connaît les qualités de cette voix de basse, plutôt jeune, plutôt claire, à l’impeccable diction. C’est un vrai modèle et rarement texte n’est dit avec autant de limpidité. La voix est bien projetée, sonne puissamment dans la salle avec un notable soin apporté à l’interprétation et à la couleur, ainsi qu’au ton, qui réussit à être ironique, grâce à l’aide de petits gestes et de quelques attitudes assez terribles ou détestables. Il réussit à être le méchant sans jamais être à aucun moment la basse noble qu’il est supposé être : c’est un Pizzaro réincarné.
Enfin, Raimund Nolte est un Melot bien personnalisé, avec de bonnes qualités d’acteur dans ce rôle de méchant caricatural, le Spoletta de Marke-Scarpia.
Je garde pour la bonne bouche un chanteur que j’affectionne, le jeune ténor Tansel Akzeybek, découvert à Saint Etienne dans l’Elisir d’amore, dont la voix s’élargit, lui aussi doué d’une très belle diction et d’une expression allemande d’une rare clarté.

Tansel Akzeybek (Junger Hirt) ©Enrico Nawrath
Tansel Akzeybek (Junger Hirt) ©Enrico Nawrath

Son intervention initiale dans le rôle du Junger Seeman est empreinte de poésie, et de fraîcheur presque hésitante. C’est très prometteur ; en tous cas la carrière se poursuit avec bonheur puisqu’il appartient à la belle troupe de la Komische Oper de Berlin.

Si le chœur de Tristan se limite aux interventions invisibles de l’acte I, elles sont claires et fortes, avec une présence sonore marquée.
L’ensemble du plateau est accompagné par un orchestre fabuleux, qui n’a pas une seule fois failli, dont chaque pupitre est un bonheur, réussissant à la fois à s’affirmer, mais aussi à atténuer le son jusqu’à l’imperceptible : le cor anglais sublime, les cuivres somptueux, les cordes enivrantes (avec des violoncelles à se damner) et Christian Thielemann n’a aucun mal à lui demander tout ce qui est possible sur le plan technique. Car Thielemann dirige ce Tristan avec une clarté cristalline que peu de chefs arrivent à obtenir. C’est un Tristan note à note, miroitant de feux divers : chaque note est en effet sculptée, contrôlée, scandée, d’une manière ahurissante. Sa direction est presque précieuse, tant elle est pointilliste jusque dans le moindre détail, touchant presque au maniérisme. À fouiller tout le tissu orchestral jusque dans ses replis les plus secrets (on entend en effet des phrases jamais entendues ailleurs), avec une manière de gérer la fosse de Bayreuth et les sons les plus profonds ou les plus lointains à se damner, on pourrait penser que les moments plus lyriques ou plus synthétiques sont un peu sacrifiés. Il n’en est rien, il y a des moments d’une plénitude sonore exceptionnelle, voire unique, notamment à la fin du prélude, ou dans certains moments du troisième acte dont les premières mesures sont à elles seules un chef d’œuvre et où le chef réussit à porter la tension dramatique à son climax : Thielemann est un grand chef de théâtre et il sait tendre à l’extrême une ambiance ou une situation.
Néanmoins, on n’arrive pas complètement à se laisser entraîner dans ces vertiges qui peuvent sembler un peu onanistiques : des tempos tantôt lents, tantôt très rapides, un volume tantôt envahissant, tantôt d’une discrétion presque chambriste, en bref des solutions contrastées qui ne semblent pas toujours justifiées, tout cela tempère l’enthousiasme que d’autres moments peuvent provoquer. Il y a notamment au deuxième acte (le moins convaincant pour mon goût) des accélérations qui correspondent à la passion envahissante, qui ne s’accompagnent pas de crescendo lyrique et qui ne sont qu’accélérations un peu froides. On ne peut reprocher la froideur dans une interprétation qui accompagne une mise en scène aussi noire et aussi pessimiste : il serait étrange d’allier une direction au lyrisme exacerbé à une mise en scène qui s’ingénie à le détruire, mais il y a là une splendeur sans chaleur et surtout un discours qui ne laisse d’interroger sur la direction qu’on veut indiquer.
L’infinie précision artisanale du travail de Thielemann me semble néanmoins trop donner à la forme une primauté qui soigne la mise en son, la mise en notes. Cet arrangement brique à brique, caillou par caillou, tesselle après tesselle de la mosaïque est tel qu’on a des difficultés à appréhender le dessein dans son ensemble. Je reconnais en Thielemann l’immense musicien, mais ce qui est donné nous enivre peut-être çà et là, mais nous fait-il vibrer ? mais nous fait-il comprendre? Le sensible manque un peu dans ce travail, mais aussi un sens global qu’on a du mal à percevoir.
On sait que Christian Thielemann ne fait pas partie des chefs de mon panthéon personnel, bien que j’en reconnaisse le niveau, de toute première importance. À ce stade c’est une question de goût, eine Geschmacksache. Mais je peux comprendre qu’à une époque où musicalement (et pas seulement) la forme est si importante, la polissure musicale et le parfait contrôle de tous les signaux de la partition soit un gage d’ivresse du public et donc que Thielemann soit l’un des chefs les plus acclamés. J’aime pour ma part au contraire que l’orchestre se laisse aller à la musique et non aux notes, s’enivre lui même de s’écouter et que le chef orchestre cette ivresse, c’est pourquoi d’ailleurs je préfère les berlinois un tantinet plus fous aux viennois plus contrôlés.
On l’a vu, il y a quelque difficulté à qualifier une soirée qui honore Bayreuth dans son ensemble, mais qui n’est pas totalement convaincante à plusieurs niveaux, en laissant des interrogations non résolues.

Le travail a encore besoin d’être poli. C’est l’office du Werkstatt Bayreuth que de polir année après année les productions, aussi bien scéniquement que musicalement.
Rendez-vous l’an prochain donc.

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QUELQUES MOTS SUR LA REPRÉSENTATION DU 2 AOÛT 2015 :

Au lendemain du Tristan und Isolde d’ouverture du Festival j’étais plutôt satisfait: une mise en scène assez intéressante, musicalement d’un très bon niveau, pour une fois pas de huées (sauf très isolément pour Christian Thielemann, mais je crois plus « politiques » que musicales, et donc stupides). En somme une première sans histoire et accueillie avec chaleur.

Je rajoute à mon article une apostille suite à la représentation de Tristan II du 2 août. J’ai fait mentir ce que j’affirme dans mon compte rendu de Götterdämmerung car je n’ai pas résisté avant mon départ de Bayreuth à assister de nouveau à ce Tristan.
Et il s’est peut-être passé ce que je signalais, à savoir qu’après Götterdämmerung – et quel Götterdämmerung ! – le danger est que tout apparaisse fade. Et ce Tristan le fut.
Mais il le fut aussi pour des spectateurs qui n’étaient pas là la veille…
Les problèmes signalés le 25 juillet se sont répétés sur un autre mode le 2 août. D’abord, la mise en scène m’est apparue beaucoup plus pauvre. À la deuxième vision, on n’apprend rien de plus, on s’attend à tout, alors qu’on aime en général approfondir, découvrir des éléments qu’on n’avait pas remarqués, continuer à gamberger.
Le décor du premier acte très fonctionnel, à la Piranèse ou à la Escher fonctionne, celui du deuxième acte beaucoup moins, avec une machinerie du tourniquet toujours trop bruyante et une trop grande complication pour un propos assez simple. L’image initiale du troisième acte est toujours magnifique, le final en revanche assez vulgaire, mais c’est je crois, voulu. En tous cas, ce troisième acte n’est pas le moins réussi..
En bref, rien de nouveau, mais plus ennuyeux: l’effet initial s’est estompé et on a l’impression d’être à la 25ème vision. Rien de comparable à la foule d’idées dont Katharina Wagner avait truffé ses Meistersinger.
Musicalement, les choses ne se sont pas améliorées (ou si peu) pour Evelyn Herlitzius. Certes, la voix n’a plus ces trous fréquents, mais pas d’homogénéité ni de vraie ligne et surtout, une manière de lancer les notes aiguës en les projetant fortement, faisant entendre un son métallique, à la limite de la justesse, éminemment désagréable dans une œuvre où la ligne de chant est si importante, et quelques aigus ne passent décidément pas. Isolde n’est pas ou plus pour elle, même si c’est une artiste que j’aime et dont j’estime profondément l’intelligence et la présence scéniques : son Isolde agressive et obsessionnelle du premier acte est vraiment scéniquement réussie.
Stephen Gould en revanche semblait plus à l’aise et son timbre clair, suave, faisait merveille. Son duo du deuxième acte et son troisième acte dans son ensemble furent vraiment réussis : de tout le plateau, il remporte le plus grand succès de la soirée et c’est mérité, même si on l’a entendu encore plus extraordinaire ailleurs. Iain Paterson a fait un très bon Kurwenal, peut-être meilleur qu’à la Première. Christa Mayer reste une Brangäne très convaincante et très en voix (cela se remarque dans les duos avec Isolde) : peut-être chante-t-elle un peu fort, mais c’est un sentiment tout personnel. Bon Melot de Siegmund Nolte, et toujours excellent (voire plus) Tansel Akzeybek, vraiment remarquable de ligne, de diction, de projection dans chacune de ses brèves interventions dont la première a capella..
Enfin, Georg Zeppenfeld dans Marke en revanche ne m’est pas apparu  aussi en forme qu’à la Première. Certes, la diction est exemplaire et la clarté cristalline, mais la couleur, mais l’interprétation me sont apparues plus pauvres, plus linéaires, sans grandes inflexions, sans vraie modulation. Sans grand intérêt pour tout dire. Il est vrai que le personnage qu’on lui fait jouer, tout d’une pièce et sans grande subtilité, en contradiction permanente avec ce qu’il dit et le sens de ses paroles, ne favorise guère une interprétation fouillée. Le Marke traditionnel, pétri de noblesse et pris entre souffrance et amitié, jalousie et tolérance, est autrement plus riche.
Christian Thielemann ne m’a pas convaincu, sauf peut-être au troisième acte où son orchestre retrouve allant, lyrisme, clarté. Les deux premiers actes sont pour tout dire ennuyeux, lents, sans tension, le chef fouillant chaque note jusqu’à l’excès, comme plus intéressé par tel détail que par un dessein d’ensemble qu’il n’arrive jamais à faire émerger. On ne trouve pas de discours net sur l’œuvre, on ne sait pas ce qui est privilégié, et en tous cas pas l’émotion : le duo du deuxième acte qui en est habituellement très riche ne décolle jamais. Bien sûr, l’orchestre est magnifique, les bois sont sublimes, les cordes soyeuses à souhait, on n’entend hélas pas assez les harpes (qu’Abbado faisait sonner de manière si particulière) et cette fois-ci les cuivres ont eu un peu de mal notamment dans l’ensemble a capella qui ouvre la première scène du deuxième acte.
Christian Thielemann, très aimé à Bayreuth, a obtenu un très vif succès, le plus grand de la soirée. Pas comparable évidemment à l’explosion de la veille (la veille était un peu particulière il est vrai…), mais c’est une vraie reconnaissance qu’il a reçue lors des quatre fois où il s’est présenté seul pour recueillir l’assentiment du public.
Il reste que je ne suis pas certain de l’avenir de ce Tristan dans deux ans…si le Festival ne trouve pas une Isolde incontestable et si Katharina Wagner ne fait pas vraiment fonctionner le Werkstatt Bayreuth pour faire évoluer son travail et surtout l’approfondir.[wpsr_facebook]

Dispositif de l'acte III ©Florian Jaenicke
Dispositif de l’acte III ©Florian Jaenicke

FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2015: DIE ENTFÜHRUNG AUS DEM SERAIL de W.A.MOZART le 11 JUILLET 2015 (Dir.mus: Jérémie RHORER; Ms en scène: Martin KUŠEJ)

L'enlèvement au sérail, Aix 2015 ©Pascal Victor
L’enlèvement au sérail, Aix 2015 ©Pascal Victor

Le public ne s’est pas attardé le 11 juillet dernier à applaudir cet Entführung aus dem Serail qui instille un malaise que la musique ne réussit pas à dissiper.

En schématisant un peu, Die Entführung aus dem Serail est souvent considéré comme une aimable pochade, une « turquerie » comme on en voit tant aux XVIIème et XVIIIème siècles, où dans un sérail de pacotille, gardé par un « méchant » geôlier de comédie, une jeune femme et sa servante prisonnières d’un Pacha, sont sauvées par l’arrivée de Belmonte, amant de la Dame, qui fomente une fuite, tandis que le Pacha (rôle parlé) tombé lui aussi amoureux y renonce et finit par libérer les prisonniers.
C’est un schéma à la mode de l’époque, celui des « comédies à sauvegarde » où la jeune femme prisonnière est libérée par le Prince charmant. On le retrouve à l’opéra sous des formes variées dont Die Zauberflöte (La flûte enchantée), ou Fidelio, ou Lodoiska (de Cherubini) et dans bien d’autres histoires racontées dans les romans de l’époque.
L’Orient est à la mode au XVIIIème siècle, notamment l’Extrême Orient (les salons chinois pullulent dans les demeures riches d’Europe) mais aussi le Moyen Orient, il n’est que de citer les Lettres persanes, ou les turqueries moliéresques.
Ce qu’on sait moins, ou qu’on fait moins remarquer, c’est que l’Europe fascine tout autant les milieux riches proches du Sultan turc, et depuis longtemps : ces débats sont bien inscrits dans le roman « Mon nom est rouge » de Orhan Pamuk, qui traite justement de questions idéologiques et religieuses liées à la fascination du Sultan pour l’Occident au XVIème siècle. L’arrivée des turcs aux portes de Vienne en 1683, peu célébrée par l’historiographie française (la France est à l’époque plutôt alliée des turcs et c’est le cas aussi auparavant pour la bataille de Lépante en 1571) montre que la puissance ottomane restait fascinée par le monde européen.
Le débat sur l’admission de la Turquie dans l’Union européenne en est le dernier lamentable avatar. Il n’est donc pas absurde de penser qu’un personnage comme Pacha Selim, origines européennes ou non, soit pétri de culture occidentale. Ainsi donc le monde turc vu par Mozart est tiraillé entre la sauvagerie aveugle d’Osmin, atténuée voire autodétruite par la bêtise du personnage (la sauvagerie est bornée et stupide) et l’élégance d’un Pacha Selim qui au contraire est humain, voire humaniste.
On sait par ailleurs que l’occupation ottomane, a eu certes ses moments de violence, mais a été plutôt tolérante au niveau religieux. Istanbul accueille les juifs chassés par Isabelle la catholique, et les grecs occupés pendant 400 ans ont pu continuer à pratiquer leur religion, dont le chef est encore aujourd’hui le Patriarche de Constantinople, résidant encore aujourd’hui à Istanbul. Ces seules remarques bien désordonnées montrent que le monde n’est pas noir et blanc, et montrent aussi, notamment par rapport à la Turquie et au-delà des événements terribles qui ont marqué le XXème siècle (génocide arménien et catastrophe grecque qui chasse tous les grecs d’Asie mineure) et changé la donne géopolitique, qu’il ne peut y avoir de jugement absolu.
Même si Mozart est marqué par l’Aufklärung et fasciné par les mouvements de clémence (Selim, Titus, Sarastro), la clémence est elle une valeur d’aujourd’hui ?
Autrement posé par le Festival d’Aix, Mozart en 2015 écrirait-il Die Entführung aus dem Serail ?
Poser cette question, c’est à mon avis pervertir toute lecture de notre monde et de notre espace artistique. Michel Ange ferait-il aujourd’hui son Jugement Dernier ? ou Beethoven écrirait-il Fidelio ? ou même écrirait-il l’Hymne à la Joie, hymne choisi par ’une Europe où les comptables en cravate se réunissent pour essayer d’en chasser un pays qui a contribué à en fonder les valeurs. Poser la question, c’est y répondre et donc c’est une question inutile.

Pour ma part l’œuvre est écrite et elle existe en tant que telle dans ses valeurs et dans son histoire, si ces valeurs sont encore d’actualité et qu’il est encore permis d’y croire, coûte que coûte, y compris en entrant en résistance contre la barbarie ambiante qu’elle ait un langage policé comme en Occident ou un langage sanguinaire comme au Moyen Orient.
Entendons-nous, je sais qu’une œuvre est lue à l’aune de l’époque où on la lit et non de celle où elle est écrite, c’est la loi de l’herméneutique. Mais je crois qu’Entführung a encore à nous dire des choses positives et nous donner des motifs d’espérer. On a besoin d’y croire, aujourd’hui surtout.

Tobias Moretti 5Selim) et Konstanze (Jane Archibald) ©Pascal Victor
Tobias Moretti 5Selim) et Konstanze (Jane Archibald) ©Pascal Victor

Évidemment, le sujet de Die Entführung aus dem Serail est idéal pour une actualisation : des occidentaux prisonniers de rebelles orientaux et menacés de mort; c’est devenu si fréquent aujourd’hui qu’il n’est pas difficile d’actualiser la situation imaginée par Mozart, c’en est même une solution de facilité.
Et malheureusement aujourd’hui ces prisonniers (ou otages) n’en réchappent pas souvent, on va donc montrer que la clémence glorifiée par Mozart ne peut plus vaincre aujourd’hui et on va les faire massacrer au lieu de les sauver.
Pour cela, une seule variation est nécessaire par rapport à Mozart : faire qu’Osmin, le geôlier ridicule devienne le geôlier féroce et dangereux qu’il dit être. Et qu’il fasse peur au lieu de faire rire. Le tour est joué.
Voilà le propos défendu par Martin Kušej dans la réécriture du livret et dans sa vision noire de l’œuvre de Mozart : l’option en est claire, les valeurs des Lumières n’ont plus cours, nous sommes dans un monde gouverné par l’ambiguïté et la trahison, il n’y a plus de place pour des valeurs positives, et c’est nous qui en avons creusé la tombe.

Le travail du dramaturge va donc être de faire plier le livret à cette assertion, et à rendre effrayante une œuvre qu’on pensait inoffensive, voire sans intérêt.
Le travail du metteur en scène sera de noircir à plaisir l’ambiance grâce au tripatouillage du texte de Gottlieb Stephanie Le Jeune, qui l’avait lui même adapté de Bretzner.
De manière assez jésuite, le dramaturge Albert Ostermaier explique qu’il serait trop simpliste de transposer l’histoire de nos jours, mais qu’il est plus subtil de la transposer dans les années 20, au moment où les puissances occidentales, Angleterre en tête, vont faire du Moyen Orient le champ clos des envies de pétrole, de richesse, de puissance, de colonisation, sous prétexte de lutter contre les Ottomans alliés aux allemands, et faire naître le ressentiment profond dont Daech est l’ultime produit d’aujourd’hui.

On va donc faire Die Entführung aus dem Serail au temps de Lawrence d’Arabie (d’ailleurs la manière dont Selim s’habille n’en est pas si loin), mais avec tant de ressemblances avec notre actualité (notamment dans les costumes) qu’en réalité il n’y a plus de distance, jusqu’au moment où au troisième acte, lors de la scène finale, Osmin revient sur scène les bras ensanglantés jeter aux pieds du Pacha qui avait pardonné, les habits maculés de Konstanze.
Tout le monde a compris. Fini de rire. On n’a d’ailleurs jamais commencé.

Nous sommes donc dans le désert, c’est la guerre, c’est la chasse au pétrole (le livret new look en parle d’ailleurs), dans une tente où un groupe de rebelles campe. Soleil écrasant, sable brûlant.
Martin Kušej qui se veut dans ce travail la très mauvaise conscience de son temps n’est évidemment pas le premier venu, et cette complète transformation de l’œuvre de Mozart s’accompagne d’un travail théâtral qui d’un côté frise la caricature, ou qui noircit à plaisir les personnages : Belmonte ne se fait plus passer pour architecte (dans le désert et sous les tentes, c’est un peu difficile) mais pour un traître qui vient proposer ses services au Pacha ; mais le travail théâtral est de l’autre quelquefois parfaitement dominé .
Les relations entre les personnages sont empreintes de tension, de violence : il n’y a pas de place pour l’attendrissement ou la détente. Pedrillo qui chez Mozart tourne sans cesse Osmin en bourrique est ici sans cesse victime de sa violence et de sa haine. La longue scène où il est enseveli dans le sable, ne laissant émerger que la tête, est l’une des images fortes de cette mise en scène. La photo que fait prendre Osmin avec les prisonnières et la tête émergeante de Pedrillo sur fond de drapeau noir l’est moins, tellement elle est caricaturale de cette transposition qui ne veut pas dire son nom. Autre image forte, typique de Kušej, la vision pendant Martern aller Arten d’un Selim au corps ensanglanté qui se scarifie en se caressant avec des épines de roses rouges étalées sous sa tente blanche. Kušej aime d’ailleurs le contraste du blanc et du rouge (déjà dans sa Carmen).

Sinon, ce sont mouvements de soldats en noir, fantômes du désert à Kalachnikov, c’est un deuxième acte interminable d’ennui, c’est un effort de transposition un peu pathétique avec dialogues pour partie en anglais, avec deux effets : d’une part cela fait vrai parce que les prisonniers sont sensés être des anglais (Blondchen « ich bin eine Engländerin, zur Freiheit geboren ») d’autre part cela facilite la diction de chanteurs nord-américains qui évitent ainsi le dialogue en allemand.
Une fois découvert au premier acte la volonté du metteur en scène et l’ambiance qui restera la même tout au long de l’opéra, puis un deuxième acte un peu long et ennuyeux qui n’apprend rien de plus, mais où les personnages sont précisés, notamment les femmes, qui jouent avec leurs geôliers pour essayer de gagner du temps, le troisième acte me semble peut-être le plus convaincant théatralement.

L'enlèvement au sérail, Acte III Aix 2015 ©Pascal Victor
L’enlèvement au sérail, Acte III Aix 2015 ©Pascal Victor

D’abord les premières scènes, conçues comme des vignettes journalières où les personnages fuient en parcourant le désert, de plus en plus épuisés et assoiffés ; une première image des fuyards marchant péniblement dans le sable de cour à jardin, puis le noir total, et quand la lumière revient les mêmes de jardin à cour, où épuisés, ils s’allongent et s’endorment, puis noir total de nouveau et l’image de leur capture par les hommes du désert qui les ont rattrapés. Évidemment la tension est à son comble et Osmin rapporte triomphalement ses proies à Selim.

Acte III L'enlèvement au sérail,  ©Pascal Victor
Acte III L’enlèvement au sérail, ©Pascal Victor

Comme dans l’opéra original, avec le même texte, un peu « modernisé », lorsque Belmonte, fils de Lostados, dévoile ses origines, Selim répond qu’il les connaît déjà et explique alors que Lostados père est celui qui l’a dépouillé de tout y compris de sa bien aimée (de même dans le texte original, mais là Selim ne sait rien jusqu’au moment où Belmonte lui donne son nom). De nouveau, suspens, et lorsque le Pacha revient pour édicter sa sentence, il lance quatre pastèques comme quatre têtes qu’il brise de son épée. La pastèque est un fruit dont la chair est rouge sang, cela convient pour la métaphore.

La pastèque de la fraternisation ©Pascal Victor
La pastèque de la fraternisation ©Pascal Victor

Mais alors survient sans doute la scène qui pour moi est la plus intéressante de l’ensemble de l’opéra : tous chantent les louanges de Selim en mangeant les chutes de pastèque laissées dans le sable, soldats et prisonniers, unis dans le plaisir de manger ce fruit si prisé. Une manière de montrer une humanité commune, unie dans un plaisir simple, unie enfin par delà les fusils laissés à terre ou les conflits. Ainsi on fraternise autour de la pastèque (je trouve que l’image est très belle, et très bien trouvée) et Selim demande à sa troupe d’accompagner aux limites de leur territoire les désormais ex-prisonniers. Nous sommes rassurés.
La musique entame alors le final joyeux « à la turque », Selim est seul au milieu des sables: Osmin entre, ensanglanté. Frisson entendu dans la salle. Rideau.
Dans une mise en scène qui fit parler, et qui existe en DVD, Hans Neuenfels en 1998 à Stuttgart avait montré, notamment à l’entrée du Pacha au premier acte, des janissaires et des turcs colorés et « inoffensifs » brandissant sur leurs piques des têtes décapitées, tout en dansant sur la musique. Une image forte et théâtrale dans une mise en scène qui avait dédoublé tous les personnages. En un jeu d’une très grande intelligence sur le réel et le possible.
Ici, vu les circonstances et l’actualité, Bernard Foccroule a demandé à renoncer pour le final à l’idée initiale (Osmin portant les têtes dans des sacs en plastique), mais le final est suffisamment évocateur et peut-être ainsi encore plus fort : Osmin règle ses comptes avec un Pacha dont il refuse le pouvoir et la clémence en lui lançant les habits ensanglantés de Konstanze, celle qu’il aimait.
Malgré des qualités de mise en scène que je suis prêt à reconnaître parce que j’estime Martin Kušej, comme toujours lorsqu’on entreprend un détournement, à un moment le système se grippe: lorsque Osmin boit du vin, ce qui chez Mozart alimente entre Osmin et Pedrillo une complicité comique à la Titi et Gros-Minet, il est difficile de le justifier lorsqu’Osmin est depuis le début un vrai méchant. Certes, on nous dit qu’Osmin l’islamiste (comment l’appeler autrement) succombe lui aussi à la tentation et qu’il trahit ses valeurs, mais cela appauvrit le propos à mon avis au lieu de renforcer l’idée de trahison, centrale dans ce travail. Enfin, la musique de Mozart contredit sans cesse cette systématisation, et on se prend à penser combien, avec un peu d’humour et de distance ironique, le propos eût pu être plus fort et plus convaincant.
À vouloir être sérieux à l’extrême, le parti pris radical de Martin Kušej m’est apparu passer complètement à côté ; personne n’ignore que nous vivons un moment de barbarie, fallait-il encore fouiller la plaie en détournant une œuvre qui s’élève au dessus des événements pour célébrer la clémence ? Ou valait-il mieux jouer l’ironie ou la distance ? Martin Kušej et son dramaturge ont voulu lire le livret sous l’angle le plus noir et s’ils n’ont rien ajouté à l’œuvre de Mozart, ils l’ont plutôt appauvrie dans son propos, car elle est bien plus sérieuse qu’elle n’y paraît : que de thèmes, que de moments qui renvoient à l’utopie sérieuse de la Flûte enchantée, que de situations apparemment codées qui masquent de vrais moments d’émotion, et des personnages moins caricaturaux qu’il n’y paraît. Kušej nous dit qu’il n’y a plus d’utopie ? Et si Mozart, même en 2015, nous disait encore le contraire ?
Dans un tel travail qui revisite une œuvre de manière si définitive, il faut que tout le plateau en soit convaincu, et que tout le plateau ait un poids qui permette de soutenir la thèse de la mise en scène. Non seulement, comme je l’ai déjà évoqué, la musique ne dit pas ce que dit Kušej. À des dialogues sinistres et rudes correspondent une musique et des paroles qui disent autre chose. On assiste presque à deux pièces différentes et parallèles ou lieu d’avoir la continuité voulue par le Singspiel (Spiel ? hum).
Et ni le chef ni le plateau n’emboitent le pas.
Jérémie Rhorer est un chef talentueux qui tient bien son orchestre, les excellents Freiburger Barockorchester, avec un rythme et un son nets et secs qui évidemment naissent des sonorités particulières de l’orchestre (les percussions sont particulièrement bienvenues dans leur sécheresse vu l’ambiance). Mais son interprétation, très rapide et sans beaucoup de nuances, nuit à l’épaisseur de l’œuvre, et à celle imposée par la mise en scène, et à celle de Mozart lui-même. La direction superficielle et pour tout dire assez linéaire, sans vrai intérêt musical, ne contribue pas, même avec cet orchestre remarquable à nous révéler quelque chose de l’œuvre. La différence avec l’Alcina de la veille dans un univers radicalement différent il est vrai mais avec le même orchestre est assez aveuglante. On a l’impression que chef et metteur en scène n’ont pas travaillé de conserve et que chacun joue sa partition sans que les choses se conjuguent, mais on a surtout l’impression d’un orchestre plat, ce qui est un comble.
On va encore m’accuser de ramener mes souvenirs, mais j’ai été définitivement formaté par la prodigieuse direction de Karl Böhm à l’Opéra de Paris (par chance, l’œuvre n’était pas si populaire et l’étudiant que j’étais trouvait à chaque représentation des places dites « étudiants » à 10 Francs), une interprétation d’une clarté cristalline, et en même temps d’une mélancolie inouïe quand il fallait, et surtout d’une profondeur immédiatement perceptible (quelle impression dès les premières mesures de l’air d’entrée de Belmonte où l’orchestre était mystérieux et presque sombre). Ce qui fait que je n’ai jamais considéré Die Entführung aus dem Serail comme une simple pochade et qu’au contraire, en dépit d’une mise en scène assez passepartout à l’époque (Günther Rennert), l’œuvre gardait pour moi une grande valeur et une certaine profondeur. Notons pour l’histoire que c’est à la suite d’une grève lors de la première de cette production qui devait être réservée à la Présidence de la République que Liebermann est tombé en « disgrâce » : Giscard n’était pas Selim…
La distribution dans son ensemble ne répond pas non plus complètement ni à l’ambiance, ni au poids voulu par les différents personnages. Ce n’est pas une question de chant ou de technique : tous maîtrisent le style voulu, tous ont les notes et les agilités requises (avec quelques problèmes de graves pour certains cependant). On ne peut donc leur faire le reproche de ne pas être à leur place. Ils sont chacun à leur place et chacun répond au défi mozartien.
Mais cela ne suffit pas.

David Portillo (Pedrillo) ©Pascal Victor
David Portillo (Pedrillo) ©Pascal Victor

Dans l’ensemble, David Portillo apporte la sûreté de style des chanteurs américains, et l’excellence de leur diction, c’est peut-être avec l’Osmin de Franz Josef Selig le plus en phase, jamais vraiment léger, jamais non plus trop « sérieux », il forme avec Osmin un joli couple de théâtre, j’ai apprécié sa vivacité, sa tendresse aussi, et son agilité scénique, sans donner dans le côté sautillant qu’on peut voir quelquefois. Face à lui l’Osmin de Franz-Josef Selig a parfaitement intégré le personnage voulu par la mise en scène, sérieux, inquiétant presque intimiste, sans jamais surjouer ou sans jamais surchanter en proposant un histrionisme vocal qui ne serait pas de saison dans une telle mise en scène, il est l’Osmin voulu par Kušej, avec une qualité du chant et une personnalité impressionnantes. On s’y attendait, mais on en a là la confirmation.

Rachele Gilmore (Blondchen) et Hans-Peter Selig (Osmin) ©Pascal Victor
Rachele Gilmore (Blondchen) et Franz-Josef Selig (Osmin) ©Pascal Victor

La Blondchen de Rachele Gilmore a  les aigus exigés par Durch Zärtlichkeit und Schmeilcheln son air initial du deuxième acte, mais il est pris dans un tempo pour mon goût bien trop rapide par le chef, qui empêche la chanteuse de colorer ou de moduler un air qui est pour moi un des airs « suspendus » de la partition. Elle aurait la fraicheur voulue, mais la mise en scène ne lui offre pas beaucoup d’occasion d’en faire preuve, et notamment de se différencier de Konstanze, il en résulte une Blondchen vue comme un double de sa maîtresse, encore plus en danger parce qu’elle est désirée par Osmin, et sans la couleur de soubrette marivaudienne qui me plaît tant dans le personnage.
Daniel Behle est un Belmonte très soucieux des notes, de la technique, très attentif à la musicalité, mais d’une placidité imperturbable: autant le chanteur est valeureux, autant le personnage est inexistant. Il faut écouter dans le tout récent Entführung aus dem Serail dirigé par Yannick Nézet Séguin le Belmonte de Rolando Villazon. Bien sûr le style et l’état de la voix peuvent être discutables, mais il y a là de l’héroïsme, de la tension, de la dynamique qu’on chercherait en vain chez Daniel Behle, très plat, très mal à l’aise scéniquement et pour tout dire inexistant.

Martern aller Arten ©Pascal Victor
Martern aller Arten ©Pascal Victor

La Konstanze de Jane Archibald a elle aussi tous les papiers du soprano colorature en règle. Elle a les aigus et les suraigus et va jusqu’au bout de Martern aller Arten avec brio. Mais il en faut plus pour être une Konstanze. Peu d’accents, peu de profondeur : il faut avoir une certaine expérience du Lied pour pouvoir aborder les airs les plus mélancoliques, il faut entendre dans Konstanze plus une Contessa qu’une Donna Anna. Il y a dans le personnage et ses airs une maturité qui est ici absente. C’est certes bien chanté, mais insuffisant pour faire exister le personnage et surtout pour émouvoir. C’est un personnage qui doit distiller l’émotion. Il n’y pas ici beaucoup d’émotion, et surtout aucun chant qui évoquerait un caractère, une vraie présence. Christiane Eda-Pierre qui le chantait avec Böhm à Paris comme une Dame est bien loin. Il est vrai que le soprano lirico-colorature nécessaire pour répondre et aux aigus, et aux graves, et aux moments acrobatiques et aux moments plus retenus et plus intérieurs n’est pas chose commune, mais si l’on veut une Konstanze, il faut chercher d’abord une certaine maturité, avec des aigus et non les aigus d’abord. Ainsi Jane Archibald, belle chanteuse par ailleurs, pêche-t-elle par un manque d’intériorité et un chant un tantinet monotone.
Enfin, le Pacha Selim de Tobias Moretti est exceptionnel,  sans doute le plus vrai du plateau, merveilleuse diction, ton d’une très grande cohérence avec le propos du metteur en scène, jeu d’une justesse stupéfiante. C’est un vrai personnage de théâtre et non l’habituel statue de sel qu’on voit dans les approches plus traditionnelles. C’est le seul du plateau qui soit dans le jeu, c’est compréhensible et à la fois problématique pour les autres: le travail théâtral s’est heurté aux schèmes de l’opéra.
Notons enfin le chœur Musicaeterna, dissimulé dans la fosse, qui défend bien les parties qui lui sont réservées du style “janissaires en folie”: comme ce n’est pas exactement l’ambiance de la mise en scène un chœur dans ce désert aride serait une faute de goût voire un anachronisme.
Ainsi donc, il semble que la mise en scène ait mis en difficulté un plateau où l’on ne voit pas de vrai travail sur la couleur voulue, sauf chez l’Osmin de Franz-Josef Selig et aussi chez le Pedrillo de David Portillo. Tout en reconnaissant la volonté désespérée (car c’est un travail désespéré) de Kušej de nous montrer un monde insupportable et de susciter dans le public une « réaction », c’est plutôt une résignation qu’on entend dans ces applaudissements sans chaleur et ces quelques huées. J’entendais dans le public des spectateurs qui mettaient dans un même sac le Don Giovanni de Tcherniakov et l’Enlèvement de Kušej, sur le thème « c’est Mozart qu’on assassine ». Absolument faux : Mozart résiste, et l’œuvre n’est pas trahie, si on présuppose un monde sans espoir. Mais s’il n’y a pas d’espoir, il n’y pas de Mozart.
D’une certaine manière, on a là l’exact opposé de ce qu’avait fait Zabou Breitman à l’Opéra de Paris : c’était raté comme pochade de dessin animé et ça n’était pas respectable. Ici c’est (à mon avis) raté dans le genre message prophétique, mais au moins c’est respectable comme cri de désespoir.
In medio veritas…ou plutôt in Mozart veritas…[wpsr_facebook]

Tobias Moretti (Selim) et Jane Archibald (Konstanze)  ©Pascal Victor
Tobias Moretti (Selim) et Jane Archibald (Konstanze) ©Pascal Victor