TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: AIDA, de Giuseppe VERDI le 10 mars 2012 (Ms en scène:Franco ZEFFIRELLI, dir.mus: Omer MEIR WELLBER)

Aida est un opéra populaire entre tous essentiellement à cause de la scène de triomphe du deuxième acte, qui à elle seule motive l’exceptionnelle carrière aux arènes de Vérone, ou aux termes de Caracalla, mais aussi à Bercy et dans les grands stades du monde. Ainsi, on rassemble des centaines de figurants, de la couleur, des beaux costumes et l’affaire est pliée. Or Aida est pour le reste un opéra intimiste, comprenant de nombreuses scènes où évoluent deux ou trois personnages. Cela explique que le même Zeffirelli il y a quelques années ait pu mettre en scène Aida au (très) petit théâtre de Bussetto, d’une capacité de 300 places environ et que la création eut lieu au Caire, à l’Opéra dont la capacité est aujourd’hui de 1200 places (reconstruite après un incendie), mais la salle originelle était de capacité inférieure. Rien ne pouvait laissé supposer le destin hollywoodien de cette œuvre.
Un opéra difficile à monter car il faut des chanteurs très solides. Radamès est un rôle lourd pour un ténor, qui exige vaillance et lyrisme, et qui à peine en scène doit chanter son grand air (“celeste Aida”) “à froid” dans les cinq premières minutes de l’opéra. Aida exige à la fois une grande voix lyrique (un lirico spinto) et un très grand contrôle vocal, notamment à la fin où tout doit être chanté piano, voir pianissimo: tout le rôle est d’ailleurs presque concentré aux troisième et quatrième acte. Amneris est un grand mezzo verdien dans la tradition des Azucena, ou des Eboli qui doit tenir face à l’orchestre de manière soutenue au quatrième acte. Amonasro est un rôle bref (quelques répliques au deuxième acte, et tout le reste au troisième, mais qui exige une très grande voix de baryton, très vaillante. Musicalement, le plus beau moment est sans doute la scène du Nil (troisième acte) et tout le quatrième acte, notamment la grande scène d’Amneris au premier tableau, et aussi bien sûr le duo final. Autant dire que si votre Aida ne sait pas chanter piano ni émettre des notes filées, ce n’est pas une Aida.C’est bien là la contradiction d’une œuvre qu’on représente devant des milliers de personnes, et qui exige de l’héroïne un chant souvent murmuré. Les grandes Aida sont celles qui ont su conjuguer vaillance et poésie, dramatisme et lyrisme, volume et contrôle: elles ont nom Leontyne Price ouMartina Arroyo, mais aussi Maria Chiara, qui fut vraiment très grande aux côtés de Pavarotti à la Scala en 1985, ou, chère à mon coeur, Mirella Freni, dont on a dit qu’elle s’était fourvoyée, mais qui fut, aux côtés de José Carreras et de Marilyn Horne en 1979 à Salzbourg la plus poétique, la plus intense, la plus émouvante des Aida. Il est vrai qu’un chef était derrière ces choix qui apparurent discutables à l’époque, il s’appelait Herbert von Karajan. J’étais dans la salle pour mon premier spectacle à Salzbourg, et ce fut miraculeux.

A la Scala, quatre productions d’Aida depuis 1963, dont deux de Zeffirelli, celle de 1963, dirigée par Gianandrea Gavazzeni avec les magnifiques décors et costumes de Lila de Nobili inspirés d’estampes du XIXème siècle, celle de 2006, dirigée par Riccardo Chailly, où Zeffirelli a fait aussi les décors. Entre temps, en 1972, une nouvelle production dirigée par Claudio Abbado de Giorgio de Lullo, dans des décors de Pier Luigi Pizzi, et celle de 1985, dirigée par Lorin Maazel, mise en scène de Luca Ronconi dans des décors monumentaux de Mauro Pagano. La Scala reprend cette année, en hommage à Zeffirelli (89 ans) sa production de 1963, qui nous renvoie à une Egypte mythique, à une esthétique très XIXème siècle égyptomaniaque, et qui est d’une incontestable beauté. La production de Zeffirelli 2006 fut un grand ratage, avec ses kilos de dorures, ses foules impossibles à bouger, sa surcharge propre à écœurer sans impressionner. L’esthétique Zeffirelli a bien marqué le monde de l’Opéra, puisque Bohème et Aida ont inscrit son nom aux frontispices des opéras: sa Bohème est encore bien vivante depuis près de 50 ans dans plusieurs théâtres (MET, Vienne, Scala).

Acte 1 Scène 1, les esquisses

La production présente est à mon avis d’une grande beauté, certes, dans une mise en scène à qui aujourd’hui sans doute on donnerait une distance ironique ou sarcastique qu’on ne trouve pas ici, mais les toiles peintes, les perspectives, la monumentalité frappe encore. C’est une bonne idée que de la reproposer, et l’opération est réussie, on est à la Scala pour voir une production muséale, un témoin d’une certaine manière de faire et voir l’opéra. Pourquoi pas ? Ce n’est pas par là où le bât blesse, loin de là, et moi qui suis plutôt amateur de mises en scènes un peu moins sages, ait beaucoup apprécié ce grand moment de “mémoire” lyrique.

Quand on voit les distributions affichées par la Scala depuis 1963 dans Aida (1963, Cossotto-Amnéris, Leontyne Price/Leyla Gencer-Aida, Carlo Bergonzi-Radamès, Nicolai Ghiaurov-Ramfis et Aldo Protti-Amonasro, et les noms qui se sont succédés sur cette scène dans cette œuvre en 49 ans, Martina Arroyo, Jessie Norman, Maria Chiara, Gilda Cruz-Romo, Montserrat Caballé, Ghena Dimitrova, Violeta Urmana, Fiorenza Cossotto (Amneris pendant au moins 20 ans), Grace Bumbry, Viorica Cortez, Gabriella Tucci, Placido Domingo, Luciano Pavarotti, Gianfranco Cecchele, Carlo Cossutta, Piero Cappuccilli, Giampiero Mastromei et j’en oublie, on est étourdi, et on se demande quelle mouche a pu piquer le spécialiste des voix de la Scala de réunir cette année un cast aussi discutable, au moins pour les deux protagonistes. Il était possible de sauver l’entreprise, même en prenant des chanteurs de niveau moyen, mais au moins qui sachent articuler l’italien ou chanter piano.
Beaucoup de spectateurs ont hué le chef, le jeune israélien Omer Meir Wellber, et je pense qu’ils ont été très injustes: sa direction est contrastée, précise, fait bien sonner l’orchestre et notamment des phrases musicales moins connues (très  beau prélude), douée d’un vrai sens dramatique et d’un vrai sens du spectaculaire. Mais il faut être deux pour faire fonctionner l’affaire: quand le chef tire à hue et qu’obstinément, parce qu’ils sont simplement incapables de suivre ce que veut le chef, les chanteurs tirent à dia, on dit que le chef n’accompagne pas les chanteurs. Quand le duo final qui doit être en permanence chanté piano, est chanté forte par le ténor et miaulé forte par la soprano, cela ne peut aller. La meilleure preuve: quand Luciana d’Intino (Amnéris), une authentique chanteuse verdienne, attaque sa grande scène, au 4ème acte, non seulement elle chante, mais elle sait articuler, respirer, et suivre le chef avec grande attention, il en résulte le seul vrai  moment de théâtre de la représentation, en dépit d’une voix un peu abîmée, dédoublée (une voix pour le registre grave, une voix pour le centre et les aigus) mais une voix d’une présence malgré tout impressionnante.
Ainsi, merci à Luciana d’Intino d’avoir en l’occurrence montré ce qu’est le chant italien, et ce qu’est chanter Verdi.
Merci aussi à Giacomo Prestia, un Ramfis de qualité, avec une belle voix de basse. J’avais entendu ce chanteur dans Philippe II à Barcelone, et il m’avait alors beaucoup plu; l’impression est ici confirmée, mais on ne fait pas Aida avec le seul Ramfis, ni le seul Amonasro, fût-il interprété avec vaillance et avec une voix forte et imposante par Ambrogio Maestri, l’un de nos meilleurs Falstaff (il en a le physique). Son Amonasro est impressionnant, même si on dénote çà et là quelques problèmes de justesse; mais quelle présence, quel engagement!
Alors que le jeune Jorge de Leon était affiché pour toutes les représentations, il a souvent été substitué par Stuart Neill, le Don Carlo d’il y a quelques années dans cette même salle (Gatti, Braunschweig) qu’il vaut mieux oublier. Stuart Neill ne fait pas de faute de chant particulière, mais la voix est toujours ouatée, jamais claire, ouverte, et les aigus en rétrécissent le volume et sont toujours chantés en arrière. Incapacité à chanter piano, aucune lumière solaire, mais aucune ombre non plus, parce qu’il n’y que linéarité et monotonie dans cette manière de chanter, avec des moments inaudibles dès qu’on descend dans le grave ou le murmure. Aucune séduction, un jeu fruste, une présence inexistante sur le plateau. C’est un de ces chanteurs qui conduit une représentation sans trop d’encombres jusqu’à la fin mais sans jamais rien d’intéressant. Ce n’est pas ce qu’on attend d’un chanteur à la Scala.
Venons en enfin au plus problématique, l’Aida d’Oksana Dyka. L’ayant vue plusieurs fois affichée (l’an dernier dans Cavalleria Rusticana, cette année, outre Aida, elle sera Tosca),  je me suis dit qu’elle devait avoir quelque intérêt, d’autant qu’elle chante dans des grands théâtres internationaux (Hambourg, Los Angeles…). Las, je ne peux comprendre ce qui pousse les programmateurs à afficher une telle chanteuse dans ce répertoire. D’abord, on ne comprend strictement rien à ce qu’elle chante: c’est une bouillie, sans articulation, sans veiller aux paroles, sans scander le texte. Il en résulte une absence totale d’implication, gestes convenus, texte passé au robot Moulinex. On pourrait alors se rattraper sur la qualité vocale. Aucune homogénéité, une voix quelquefois stridente, qui crie plus qu’elle ne chante et qui miaule dans les parties les plus lyriques. Une incapacité structurelle à chanter piano. Son entrée au dernier acte, du fond de la tombe, se fait à pleine voix, à voix si pleine qu’on sursaute, un contresens total pendant que l’orchestre veille à diminuer les volumes pour rendre cette atmosphère si particulière, qui mime la vie qui s’éteint, du final d’Aida. J’avoue ne pouvoir comprendre un tel choix…errare humanum est, perseverare diabolicum. J’ai en 2006 critiqué l’Aida de Violeta Urmana, et ceux qui me lisent savent que je ne suis pas vraiment un laudateur de cette voix, mais au moins, madame Urmana sait chanter,  sait moduler, et la voix est de qualité. Alors Mille Urmana contre une Dyka. Madame Dyka a su ruiner les “concertati”, les ensembles où elle est incapable de s’adapter aux autres, où l’on entend de vilains sons, des cris inadéquats.
Quelques “buh!” ont accueilli son salut final. Je n’aime pas huer, mais je comprends ces réactions:  avec le ténor, les deux ont réussi à rendre cette représentation pénible, alors qu’un simple chant moyen aurait pu satisfaire.
J’ai plusieurs fois écrit la misère actuelle du chant italien, et l’absence de vraie politique de la Scala sur le répertoire italien et notamment verdien. Dans le cas qui nous occupe, c’est vraiment la Scala qui est responsable: on aurait pu trouver une Aida italienne qui aurait sauvé le niveau de la représentation, une Raffaella Angeletti par exemple,  chanteuse intelligente, bonne technicienne, plutôt faite pour Puccini, mais qui a chanté Aida avec Mehta à Tel Aviv et qui au moins, sans une voix d’exceptionnelle qualité, sait vraiment chanter et sait s’imposer en scène avec efficacité.
Ainsi l’hommage à Zeffirelli justifié vu son rôle éminent durant les cinquante dernières années en Italie (il a aujourd’hui 89 ans), dans le bel écrin de cette production mémorielle, a tourné court, par la faute d’une distribution sans marque vraiment stimulante où seul triomphe une Amnéris de grande tradition, qui sait  chanter, simplement, et le ballet chorégraphié par Vladimir Vassiliev, légende de la danse.

J’aime passionnément la Scala, j’aime passionnément le chant verdien, j’en suis d’autant plus colère, j’en suis d’autant plus déçu. Ce théâtre devrait peaufiner ses distributions verdiennes, car c’est son fonds de commerce:  il a fait simplement le calcul qu’une Aida spectaculaire allait attirer les foules, bons chanteurs ou non, et que cela suffirait bien puisque la salle serait pleine. Choix touristique et non artistique. Détestable.

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BAYERISCHE STAATSOPER le 22 janvier 2012: DON CARLO de Giuseppe VERDI, avec Jonas KAUFMANN et Anja HARTEROS

          Photo@Bayerische Staatsoper

21 Janvier 2012
Avant tout, pour ceux qui vont lire ce début de compte rendu, demain 22 janvier 2012, à partir de 16h45, la représentation de ce Don Carlo est accessible en streaming. Voici le lien Bayerische Staatsoper. Ne manquez pas ce moment .
Je vous rappelle quelques éléments de la  distribution:

Don Carlo: Jonas Kaufmann
Elisabetta: Anja Harteros
Filippo II: René Pape
Rodrigo: Boaz Daniel
Eboli: Anna Smirnova

Direction musicale: Asher Fisch
Mise en scène: Jürgen Rose
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22 Janvier 2012
C’est un paradoxe:  Don Carlo est l’une des œuvres les plus complexes à proposer dans une saison, à cause des multiples versions à disposition:
– la version française, mais laquelle? l’originale de 1867, très longue, rarement jouée en intégralité?
– la version italienne? Avec Fontainebleau(version dite de Modène)? Sans Fontainebleau(version de la Scala)? Depuis la découverte de matériel musical nouveau, entendu dans la fameuse version d’Abbado (mise en scène de Luca Ronconi) en italien, mais calquée sur la version originale française, avec notamment le fameux choeur consécutif à la mort de Posa (le “lacrimosa”, puisque la musique a servi ensuite pour le lacrimosa de la Messa di Requiem), certains chefs l’intègrent dans la version qu’ils ont choisie, tant la musique est sublime (Lorin Maazel à Salzbourg par exemple). En bref, tout est possible.
Le paradoxe, c’est que malgré cette complexité,  Don Carlo(s) est l’un des opéras de Verdi qu’on représente le plus volontiers en ce moment sur les scènes européennes.
Les productions qui ont fait parler sont nombreuses dans les quinze dernières années, celle de Londres (ms en scène Nicholas Hytner) , avec Villazon, Poplavskaia, Keenlyside, dirigée par Pappano, celle de Wernicke à Salzbourg, qu’on a vue à Paris sous Mortier, celle de Peter Konwitschny (version française) à Barcelone et Vienne, qu’on va encore jouer cette année à Vienne, celle de Calixto Bieito à Bâle (version française). Zürich présente une nouvelle production en mars prochain dirigée par Zubin Mehta (avec Harteros, Sartori, Kassarova, Salminen, mise en scène de Sven-Eric Bechtolf); quant à la Scala il y  a quelques années, elle a présenté une production de Braunschweig dirigée par Daniele Gatti, qu’il vaut mieux oublier à peu près à tous les niveaux.
Munich choisit une production du répertoire mise en scène de Jürgen Rose (plus fameux comme décorateur, dont on a vu le Werther avec Villazon il y a quelques années à Paris) et un chef israélien bien connu aux USA et dans les grands théâtres allemands, moins en France (on va le découvrir dans la Veuve Joyeuse en mars prochain à Bastille), Asher Fisch. Le choix de Munich est de faire de la distribution, et seulement de la distribution, le centre de l’intérêt de cette reprise. Il faut bien dire qu’il y a de quoi. On aurait certes  entendu avec intérêt Mariusz Kwiecien dans Rodrigo, il a  annulé et ce sera Boaz Daniel, un baryton précédé d’une bonne réputation.

          Photo @Bayerische Staatsoper
Du 22 janvier au 23 janvier 2012
Il est 0.25, la représentation s’est terminée à 21h25, les applaudissements à 21h55, et après le traditionnel repas entre amis à la Spatenbräu en face du Nationaltheater, je suis encore tout sonné. Depuis au moins 20 ans, je n’ai pas entendu une représentation aussi bien chantée. Et c’est sans doute au niveau du chant le plus beau Don Carlo que j’ai pu voir après ceux d’Abbado avec Freni, Cappuccilli, Carreras et Ghiaurov. La version choisie, un mix de la version de 1887 et de 1867, inclut le “concertato” qui suit la mort de Posa (dit le “lacrimosa”): cet usage se généralise On se prend à regretter que ce ne soit pas la version française, dont le texte est si beau. Paris, un jour peut-être…
A Munich aujourd’hui c’était du pur délire, 30 minutes d’applaudissements et de hurlements, battements de pieds, et standing ovation pour Anja Harteros, éblouissante. Les superlatifs manquent pour qualifier la performance. Elle a le physique, elle est mince, émaciée, déjà tragique, elle a la voix, une pure voix de lirico spinto, je dirais même spintissimo tant la voix est grande, tant elle est homogène du grave à l’aigu, avec un sens de la modulation, avec une diction exemplaire, avec une technique parfaitement dominée sans un moment de faiblesse. Son cinquième acte, et “Tu che le vanità..” fut anthologique. Mais aussi son premier acte, mais aussi son deuxième acte…On n’arrêterait pas de trouver des qualités . On a l’impression qu’elle peut tout chanter. Enfin une vraie voix, proprement incomparable.
On a eu très peur en revanche pour Jonas Kaufmann pendant le premier acte . On avait l’impression, malgré les mezze-voci magiques, malgré le sens musical aigu, qu’il n’était pas à 100% dans la représentation; attaques hésitantes, mots oubliés (“Mi sento morir” au moment où Elisabetta accepte par un “si” timide l’alliance que Philippe II lui offre): j’ai eu de vraies craintes. Et puis dès le duo avec Posa, les choses se sont remises en place et de bout en bout ce fut un enchantement:  puissance, musicalité, variété, capacité à murmurer, puis à chanter fortissimo, intensité, fraîcheur: il a tout, lui aussi. Son duo avec Philippe II dans le “lacrimosa” est proprement inouï, d’une intensité jamais entendue, jamais ressentie. On est proche du sublime, mais on a aussi en face un René Pape phénoménal.
René Pape: enfin une vraie basse sonore et puissante pour Philippe II. Depuis Ghiaurov, on n’avait plus entendu cela. D’abord, lui à qui on reproche souvent un jeu un peu fruste, est ici une véritable incarnation, son “Ella giammai m’amo’ ” est bouleversant, aidé en cela par une mise en scène attentive et juste. Son duo avec Posa exemplaire et son lacrimosa face à Jonas Kaufmann est anthologique. Ce duo si difficile, avec ce chœur en fond de scène, est sans doute l’un des sommets musicaux de la partition, et en tout cas de la soirée.
Ces trois chanteurs ne font pas tout seuls la soirée, même s’ils en sont les joyaux: il faut saluer l’Eboli puissante, énergique, émouvante aussi de Anna Smirnova, dont je connais la voix, mais dont je connais aussi quelquefois la tendance à trop en faire et même à être quelquefois vulgaire. Rien de tout cela: aussi bien dans la chanson du voile que dans le “Don fatale”, elle remplit la salle, avec une voix qui sait triller, qui n’est jamais fixe, qui est puissante et monte à l’aigu avec grande facilité. Grande prestation.
Il faut saluer aussi l’inquisiteur du vétéran Eric Halfvarson, voix sonore, puissante, juste, qui chante à cause du costume (bossu) toujours plié, et qui avec René Pape compose un duo pétrifiant.
Il faut enfin saluer le Posa de Boaz Daniel, jeune chanteur israélien qui remplace Mariusz Kwiecien. Le timbre est joli, et clair, la voix est puissante, il y a des moments vraiment intenses (le duo avec Carlo au début du second acte, le duo avec Philippe II, le trio Carlo-Eboli-Posa dans la jardin) mais il y a aussi quelques ratés, notamment dans l’interprétation un peu expressionniste de la mort (plaintes, hurlements) qu’on a l’habitude d’entendre plus retenue, plus poétique.
Dans l’ensemble, la production est très bien distribuée (le Moine de Steven Humes, les députés flamands, la voix du ciel de Evguenija Sotnikova, le Tebaldo vif de Laura Tutulescu).
Du côté de la direction musicale de Asher Fisch, on reste en revanche un peu sur sa faim. Non que ce soit indigne, très loin de là, la deuxième partie est même mieux réussie que la première, mais c’est souvent trop rapide, sans vraies nuances, un peu toujours sur un même registre, et assez linéaire. Dans les partie plus lyriques, l’orchestre n’accompagne pas, ne respire pas avec l’œuvre ni avec les chanteurs. Si cela chante sur scène, cela ne chante pas dans l’orchestre: c’est au point, c’est attentif, c’est vif quelquefois, mais il faut plus pour Don Carlo, et surtout avec une telle distribution. C’est Zubin Mehta qui avait créé le spectacle, en 2000: il était pris à Valence, et c’est dommage: il aurait sans doute mieux respiré l’oeuvre (s’il était dans un bon  soir). Ne fustigeons pourtant pas Asher Fisch, il a fait du travail très honnête, mais un ton en dessous du plateau.

Quant à la mise en scène, j’ai été agréablement surpris qu’après 11 ans, elle ait encore puissance et prise sur le public. Il y a de très belles scènes (le début du deuxième acte, l’autodafé, la scène de Philippe II -ella giammai m’amo’- où Philippe chante dans l’intimité de sa chambre à coucher et en chemise de nuit, et tout le cinquième acte). C’est une mise en scène assez classique, dominée par le noir (évidemment!) très précise dans ses gestes et dans l’organisation des scènes, et assez fluide, car elle se déroule dans un décor unique, une boite rectangulaire sombre comme un tombeau, toute lumière étant au dehors, et projetant ses rais vers l’intérieur dominé par un christ géant et nu, qui fait fi des apparences et des hypocrisies. L’action complexe est donc lisible et concentrée, et favorise l’intensité et la tension des différentes scènes.

Au total, une soirée de référence, une soirée d’anthologie portée par une distribution hors du commun, une soirée magique d’où les gens sortaient visiblement heureux qui reporte Verdi là où il devrait toujours être, au sommet et qui laisse très loin derrière toute production verdienne des dernières années. On peut regretter que dans cette distribution, où  le chant allemand se montre en état de grâce, il n’y ait  pas un seul italien (le seul qu’on aurait pu croire italien, Francesco Petrozzi, qui chante Lerma est né au Pérou!), mais tant pis, ne boudons pas ce plaisir si rare d’entendre de vrais chanteurs dans Verdi. Viva Verdi!

          Photo @Bayerische Staatsoper

 

KOMISCHE OPER BERLIN 2011-2012 le 14 janvier 2012: LA TRAVIATA de Giuseppe VERDI (Dir.mus: Patrick LANGE, Ms en scène : Hans NEUENFELS)

Alfredo-Le souteneur- Violetta (Acte I) - Photo Komische Oper

Chants et danses de la mort…Danse macabre…pourraient être des titres alternatifs à cette Traviata de Hans Neuenfels, production 2008 de la Komische Oper, reprise cette année (avec des répétitions, et non simple titre du répertoire, comme l’indique l’expression “Wiederaufnahme”). On pourrait y ajouter le titre fameux essai de Catherine Clément “L’opéra ou la défaite des femmes”, tant ce travail souligne le chemin consenti vers la mort et consenti vers l’amour de l’héroïne verdienne. Hans Neuenfels signe là une production au total assez conforme à ce qu’on attend de Traviata, et sans véritable “provocation” du genre des rats de son dernier Lohengrin.
Musicalement, le chant est contrasté: la Violetta de Brigitte Geller est très correcte. La voix est bien posée, intense, la technique est maîtrisée, les notes aiguës sont là même si elles sont savamment préparées, l’agilité est là aussi, et les pianissimis du fameux “addio del passato” (ou son équivalent allemand, puisque l’opéra est chanté en allemand dans la version de W.Felsenstein) un peu difficiles, mais “passables”. Au total, une prestation intense, en place, rien à dire. Même remarque et voire un peu plus pour le Germont de Tom Erik Lie, très belle voix de baryton, qui sait parfaitement moduler, varier la couleur, et chanter avec engagement et intensité, un nom à suivre.
Il est plus difficile en revanche d’apprécier la prestation du ténor gallois Timothy Richards en Alfredo. La voix est plus large que haute, la souplesse et la ductilité font défaut, le chant tout en force n’est pas exempt de scories notamment du côté de la justesse, tout cela est bien fixe, et pour tout dire, pas vraiment passionnant. En tous cas, ce n’est pas un Alfredo, ni pour la couleur, ni pour l’éclat, ni non plus pour le jeu, que j’ai trouvé un peu fruste.
Notons au passage la Flora de Karolina Gumos, appréciée la veille dans Mercedès, et dont la voix marque une vraie personnalité.
Ce qui m’a vraiment séduit musicalement et fortement induit à suivre de plus près ce chef dans le futur, c’est la direction inspirée et engagée de Patrick Lange, jeune chef allemand directeur musical de la Komische Oper, ex-assistant de Claudio Abbado (quand on connaît ses saints…). J’ai rarement entendu une Traviata aussi fine, aussi intime, avec des pupitres aussi intelligemment mis en valeur, ce qui donne une vraie couleur mélancolique à l’ensemble et qui surtout tire profit avec bonheur d’un orchestre aux dimensions relativement plus modestes qu’un orchestre d’opéra habituel. Grande souplesse, engagement, attention soutenue aux chanteurs qui sont parfaitement suivis, voilà des qualités qui font de Patrick Lange un nom à suivre et que nos théâtres feraient bien d’inviter. Une vraie alternative à Daniel Oren et autres routiniers de luxe.
A cette couleur musicale très respectable correspond une mise en scène qui ne peut vraiment heurter un public conservateur. Hans Neuenfels propose donc une marche à la mort, dans un espace désespérément vide et froid:  du noir, du métal, des panneaux coulissants qui délimitent un espace contre lequel les protagonistes se heurtent  ou qui disparaissent en désarçonnant les personnages, comme si même l’espace leur échappait. Les costumes de Elina Schnizler sont plutôt du genre macabre-grotesque, un docteur Grenvil en Gilles/Polichinelle, une Flora en collant-squelette. Violetta elle-même porte un costume de soirée à frous-frous, puis redevient au deuxième acte premier tableau une femme simple,

Chez Flora (Acte II, 2) - Photo Komische Oper

 

Chez Flora - Photo Komische Oper

au deuxième tableau chez Flora, quand elle revient au baron, elle porte un costume de prostituée, mini robe de cuir, perruque rousse (elle est d’ailleurs impressionnante dans cet accoutrement). Le vieux Germont en costume d’un vilain bleu avec une croix visible à 500m, et Alfredo en smoking blanc d’abord (l’apparition), puis en bûcheron du dimanche (deuxième acte, le retour à la terre), puis en costume du bleu sale paternel (deuxième acte, chez Flora), et enfin retour au blanc pendant la scène finale. Des costumes qui évidemment parlent, et correspondent aux différents moments du texte et de l’intrigue.

Neuenfels inscrit dès le début Violetta dans un destin de femme, mais un destin qui lui est interdit: quand défilent en fond de scène des mariées, des femmes enceintes, puis des veuves, elle vit dans un espace réduit à une relation au plaisir, représenté par un jeune acteur-danseur (Christian Natter) une sorte de souteneur, mais aussi de “Servant” illustrant une vie qu’elle refuse et qu’elle va abandonner. Elle chante le “E’ strano” du premier acte en jouant avec ce personnage, puis en l’éloignant quand Alfredo chante a capella. Lorsqu’au deuxième tableau du deuxième acte, elle revient à cette vie qu’elle abhorre, le “Servant” verra son cœur arraché, et servir de figure répulsive et magique lors de la scène du jeu de cartes, où au lieu de jouer aux cartes, le baron et Alfredo piquent avec des aiguilles dans ce cœur qui bat encore, seul au milieu d’un plat…

La scène de l’acte II entre Germont et Violetta est très réussie même avec ses quelques exagérations, où Violetta arrache la perruque blanche de Germont dès le début de la scène, marquant immédiatement qui sert le vrai et qui sert les apparences, où elle essaie de se blottir contre lui, cherchant une affection et où il se refuse,

Acte II,1 - Photo Komische Oper

où elle offre sa tête au billot dont Germont serait le bourreau et où elle chante un “amami Alfredo” à terre de manière assez bouleversante.

"Je suis une putain" - Photo Komische Oper

Au second tableau, chez Flora, elle chante l’ensemble final sur un podium où il est écrit “je suis une putain!”, ce qui évidemment tranche avec le texte qui est chanté et provoque un vrai choc.

Acte III - Photo Komische Oper

Enfin, au dernier acte, par le jeu des panneaux coulissant, elle disparaît derrière laissant seuls en scène Alfredo et Germont, et Grenvil et Annina, comme perdus. Grenvil en Gilles/Polichinelle, sorte de clown triste, donne vraiment à ce moment une couleur déchirante. La fête est finie, les personnages sont seuls face à leur destin et leur remords (Germont entre noyé dans l’alcool, éperdu de remords). Et Violetta réapparaît pour mourir et tomber dans les bras d’Alfredo, comme une Pietà inversée où elle deviendrait christique.
On le voit, avec des idées, avec des moments vraiment justes et émouvants, chanté correctement et excellemment dirigé, on passe une soirée assez réussie, et le public, plus clairsemé que la veille (environ 70% de remplissage) fait un accueil très chaleureux à la production. Merci Patrick Lange, merci Hans Neuenfels.

 

LA FORZA DEL DESTINO en DVD, l’une, au SAN CARLO de NAPLES (1958) avec TEBALDI et CORELLI, l’autre, à la SCALA de MILAN (1978), avec CABALLÉ et CARRERAS

Pendant mon court séjour italien, des amis m’ont fait voir deux Forza del Destino éditées par la marque italienne Hardy Classic (http://www.hardyclassic.it/main.asp) qui propose des retransmissions de la RAI des soixante dernières années. L’une, du San Carlo de Naples au temps de sa splendeur, en 1958, avec, excusez du peu, Renata Tebaldi, Franco Corelli, Boris Christoff, Ettore  Bastianini,   et dirigée par le très professionnel  Francesco Molinari Pradelli, l’autre tout aussi alléchante, vingt ans après, venue de la Scala en 1978, année du Bicentenaire, avec Montserrat Caballé, José Carreras, Piero Cappuccilli, Nicolai Ghiaurov, dirigée par l’excellent et trop sous-estimé Giuseppe Patanè, qui la dirigea  aussi à Paris dans ces mêmes années.Avant d’aborder la question du chant, disons d’emblée qu’en comparant les deux spectacles,   il apparaît clair qu’il y a une plus grande distance entre 1958 et 1978 qu’entre 1978 et nous. Autrement dit, on voit encore sur nos scènes des spectacles du type de celui de la Scala (mise en scène Lamberto Puggelli, qui produit encore aujourd’hui de beaux spectacles, dans des décors du peintre Renato Guttuso) , on voit en effet encore ce type de jeu,  ce type de style, mais évidemment certes plus ce type de voix, les vraies de vrai…
En revanche, on ne voit plus sur aucune scène une représentation comme celle de
Naples avec un style de jeu et même de chant qui sans doute passeraient fort mal
aujourd’hui.
On pourra toujours vilipender les metteurs en scène, il reste que l’entrée de la mise en scène à l’opéra (et le passage de Callas, de Visconti, de Wieland Wagner) a changé non seulement le cadre de la représentation, mais aussi la manière de jouer et surtout de dire le texte.

Le premier acte de Tebaldi, avec ses gestes stéréotypés, ses minauderies, fait vraiment sourire, quant à Corelli, il ne fait rien , mais évidemment, quand il ouvre la bouche, c’est autre chose qui passe…

Mais, passée la surprise, j’ai été d’abord remué par le souvenir de Renata Tebaldi, qui venait souvent à la Scala et que le public saluait d’un amical “ciao Renata”, on voyait en effet dans les années 80  souvent des spectatrices telles que Leyla Gencer, Giulietta Simionato, Magda Olivero, Renata  Tebaldi, les souveraines mythiques de l’opéra “d’avant” et quand le spectacle du jour était piteux, imaginez les regards et les regrets dont elles étaient accompagnées et entourées… Alors, voir Tebaldi apparaître sur l’écran, en noir et blanc, jeune, au faîte de la gloire,pensez ce que le fan d’opéra peut éprouver…
Evidemment comment ne pas rester cloué par cette voix d’une insigne beauté. Cette technique,  cette homogénéité, jouant des mezze voci avec un naturel confondant, se riant des aigus, d’une incroyable facilité. Pour Tebaldi aussi bien d’ailleurs que pour Corelli  on n’a pas affaire a des voix techniques, construites, sous verre, à la Fleming, ou des voix
de qualité conduites sans goût ni engagement comme celle de  la Urmana, on a là des voix simplement naturelles, qui se répandent, se développent, dans une impression
de désarmante aisance. Aucun effet, aucun effort d’interprétation,  il suffit que la voix sorte et c’est tout. Je reste époustouflé par la diction  parfaite du texte, d’une cristalline clarté. Et Verdi ainsi prend tout son sens. Seule déception, le Padre, Guardiano de Boris Christoff vraiment loin de ce qu’on pourrait attendre, qui ne semble pas concerné , et si loin de ce que fait Ghiaurov vingt ans après. Déception aussi la direction de Francesco Molinari Pradelli, moins dynamique, un peu rigide, un peu froide, routinière.

Car vingt ans après, c’est un autre cast, un autre style,  mais aussi une autre vie, un autre engagement, une autre vibration.
D’abord, il y a Patanè, trop tôt disparu (crise cardiaque), méprisé par une partie du public, à l’époque. Je le vis un soir à la Scala sauter par dessus la rambarde pour se précipiter sur un spectateur qui huait,  l’homme avait le sang chaud…Les musiciens l’appréciaient parce qu’il leur donnait une grande sécurité, en vrai professionnel. Sa Forza est vive, palpitante,  rythmée, et Patanè est toujours très attentif aux chanteurs, il n’y a jamais de scories.
Le chant de Montserrat Caballé est exemplaire, la voix est puissante, d’une extraordinaire beauté, d’une rare étendue (quels graves, jamais poitrinés!), et elle possède, on le sait, un art unique des notes filées qu’on n’a jamais retrouvé depuis. Mezze voci, notes filées, tout cela est évidemment attendu, mais avec un art de l’interprétation et de l’à propos au-delà de toute éloge, et un sens de la diction exemplaire même si, bon, on passera sur le “maledizione” final perdu dans les aigus. Ce n’est pas une actrice hors pair, mais la voix est sans cesse dans la couleur, dans la variation, dans l’interprétation. C’est tout simplement exceptionnel sur un tout autre registre que Tebaldi, et dans un tout autre style.

Si Corelli est un modèle de chant de ténor, l’art du ténor y est à son sommet, avec une voix insolente jamais prise en défaut, José Carreras, tout jeune encore, a peut-être moins d’épaisseur, mais il a l’éclat, la jeunesse et la pureté du timbre, et lui aussi, un art de l’interprétation vocale, une capacité à colorer chaque moment, et à être souvent bouleversant: son air “O tu che in seno agli angeli” du troisième acte est tout simplement anthologique. Anthologique aussi le padre Guardiano de Ghiaurov, la voix est profonde, étendue, avec des aigus impressionnants jamais égalés depuis, une vraie basse verdienne qui, dans le duo avec Leonora au IIème acte, est simplement stupéfiant. A écouter, réécouter, et apprendre ce que veut dire chanter Verdi.

Enfin, immense, inégalé, prodigieux: les superlatifs manquent pour qualifier la performance de Piero Cappuccilli en Carlo. Il a tout, la diction, l’expression, un sens dramatique inné, des aigus incroyables (pour l’anniversaire de Karl Böhm à Salzbourg, en 1979, où il était Amonasro avec Karajan, il chanta “O sole mio” dans le ton!).  A Paris, dans Carlo, je me souviens de l’indescriptible triomphe. Il faut là aussi écouter et réécouter “Urna fatale del mio destino” suivi de “E’ salvo o gioia” pour prendre la mesure de la distance entre ce chant habité et dominateur, et la pâle prestation  de Vladimir Stoyanov récemment à la Bastille. Enfin, ces immenses artistes sont entourés de seconds rôles bien plus que respectables, à commencer par l’excellent Sesto Bruscantini, rossinien bien connu, en Melitone et de Maria Luisa Nave, qui faisait les doublures ( !) à la Scala en ces années-là, en Preziosilla de haute volée.
La mise en scène est à peu près inexistante (mais Auvray à Paris…) mais les décors de Guttuso donnent une couleur très méditerranéenne à l’ensemble, et font finalement tout le visuel du spectacle. Au total, des moments simplement impossibles à retrouver aujourd’hui avec les chanteurs du jour, et malheureusement pour nous spectateurs de 2011 (et heureusement pour ceux qui les ont entendus jadis)  c’est dans ces moments qu’est Verdi, et pas ailleurs.

LUCERNE FESTIVAL 2012: Quelques concerts à ne pas manquer

 

Le programme du Festival de Lucerne 2012 est paru. Vous pouvez-vous y reporter en allant directement sur le site Lucernefestival.ch. Mais j’aurais tant aimé que le programme annoncé, si attendu,   tant Claudio Abbado avait tardé à se décider, à savoir  la Symphonie n°8 de Mahler pour clore le cycle Mahler du Festival de Lucerne ouvert en 2003 avec une mémorable Symphonie n°2 soit maintenu. Et hélas, Claudio Abbado n’est décidément pas en phase avec cette symphonie et il a préféré diriger un autre programme.

Mercredi 8 août, 18.30, Ouverture du Festival
Vendredi 10 août, 19.30
Samedi 11 août, 18.30
LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA
Chor des bayerischen Rundfunks
Schwedischer Rundfunkchor
Juliane Banse, soprano Anna Prohaska, soprano
Récitant, Bruno Ganz
Maximilian Schmitt, ténor
René Pape, Bass
Direction Claudio ABBADO

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Incidental music to Goethe’s tragedy “Egmont” for soprano, narrator and orchestra, Op. 84

Wolfgang Amadé Mozart (1756-1791)
Requiem in D minor, K. 626 (edition by Franz Beyer)

 

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Vendredi 17 août 2012, 19.30
Samedi 18 août 2012, 18.30

LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA
Radu Lupu, piano

Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Konzert für Klavier und Orchester Nr. 3 c-Moll op. 37
Anton Bruckner (1824-1896)

Sinfonie Nr. 1 c-Moll WAB 101

Direction, Claudio ABBADO

Il semble presque qu’on s’oriente aussi vers une intégrale Bruckner, il a déjà dirigé la 4, la 5, la 7 à Lucerne et il dirigera la 1 en 2012, restent la 2, la 3, la 6, 8 et la 9Faisable s’il est en forme…

 

Dans les autres concerts notables, l’intégrale de Cendrillon de Prokofiev, avec le London Symphony orchestra dirigé par Valery Gergiev, le 24 août, le Requiem de Verdi, avec l’orchestre et le chœur du Teatro alla Scala dirigés par Daniel Barenboim et les solistes Jonas Kaufmann, René Pape, Anja Harteros, Elina Garanca, excusez du peu, le 29 août. Le Concertgebouw dirigé par Mariss Jansons dans deux programmes imbriqués avec ceux du City of Birmingham Symphony Orchestra dirigé par Andris Nelsons (les 1er et 2 pour Jansons, les 3 et 4 pour Nelsons)
1er septembre: Concertgebouw, Jansons, Bartok, Concerto pour violon (Leonidas Kavakos), Mahler Symphonie n°1
2 septembre: Concertgebouw, Jansons, Schönberg, Un survivant de Varsovie, Stravinski, Symphonie des Psaumes, Barber, Adagio pour cordes, Varèse, Amériques
3 septembre: CBSO, Nelsons, Mahler Symphonie n°2, Resurrection (Fujimura, Crowe)
4 septembre: CBSO, Nelsons, Gubaidulina, concerto pour violon n°1 “Offertorium” (Baiba Skride), Chostakovitch, Symphonie n° 7, “Leningrad” .
Et ne pas oublier que Mariss Jansons, avec son autre orchestre, celui de la Bayerischer Rundfunk, conclura le Festival de Pâques de Lucerne (les 30 et 31 mars), que Abbado aura ouvert avec l’orchestra Mozart le 24 mars prochain à 18h30:
Wolfgang Amadé Mozart
(1756-1791)
Symphony in C major, K. 425 “Linz”
Concert for violin and orchestra in A major, K. 219 (Soliste Isabelle Faust)
Robert Schumann
(1810-1856)
Symphony No. 2 in C major, Op. 61

Les concerts de Jansons:
Le 30 Mars:
Ludwig van Beethoven
(1770-1827)
“Leonore Overture” No. 3, Op. 72a
Béla Bartók
(1881-1945)
Concert for violin and orchestra No. 1, Sz. 36 (Soliste Vilde Frank)
Johannes Brahms
(1833-1897)
Symphony No. 4 in E minor, Op. 98 (1884/85)

Le 31 mars:
Ludwig van Beethoven
(1770-1827)
Symphony No. 1 in C major, Op. 21
Leoš Janáček
(1854-1928)
“Glagolitic Mass” (Chor des Bayerischen Rundfunks, Tatiana Monogarova, Soprano, Marina Prudenskaia, alto, L’udovit Ludha, Ténor, Peter Mikulas, basse, Iveta Apkalna, orgue.
Mais à Pâques vous pourrez aussi entendre Nicolaus Harnoncourt, et l’été, j’ai passé sous silence Cleveland Orchestra (Franz Welser Möst), Le Gustav Mahler Jugendorchester (Daniele Gatti) les Berliner Philharmoniker (Sir Simon Rattle), les Münchner Philharmoniker (Lorin Maazel) un concert Vivaldi de Cecilia Bartoli , les Wiener Philharmoniker (Vladimir Jurowski, Bernard Haitink: ce dernier conclura le festival par la Symphonie n°9 de Bruckner le 15 septembre), j’en ai oublié plein dont Pierre Boulez avec le Lucerne Festival Academy Orchestra et Deborah Polaski dans “Erwartung” de Schönberg, ainsi que deux concerts “perspectives” de Maurizio Pollini…Inutile de continuer, vous êtes, je le sens déjà sur le site de Lucerne.
Billets à partir du 16 avril…


 

 

 

OPERA DE PARIS 2011-2012: LA FORZA DEL DESTINO DE GIUSEPPE VERDI, le 20 novembre 2012 (Ms en scène: Jean-Claude AUVRAY, dir.mus: Philippe JORDAN)

30 ans déjà que La Forza del destino a disparu des saisons parisiennes. En parcourant le programme de salle en ce dimanche on se rappelle que Placido Domingo, Carlo Cossutta, Fiorenza Cossotto, Martina Arroyo, Raina Kabaivanska, Martti Talvela, Kurt Moll, Nicolai Ghiaurov,  Gabriel Bacquier, Fernando Corena, Anna Tomowa Sintow ont agrémenté nos soirées, et que les chefs,  à part Giuseppe Patanè, n’étaient pas des personnalités notables, (Julius Rudel, Gianfranco Rivoli). La mise en scène de John Dexter, qui avait si bien réussi avec I Vespri Siciliani était décevante et plate. Un spectacle qui a passionné pour les voix, on se souvient de manière émue des duos Domingo/Arroyo, ou de l’incroyable (il n’y a pas d’autre mot) Carlo de Piero Cappuccilli.
L’œuvrereste ingrate, avec des moments de musique sublime, et d’autres moins heureux, et un constant mélange des genres, des passages incessants d’un lieu à l’autre (ce qui a poussé Jean-Claude Auvray  à choisir ici la fluidité des toiles peintes, et ce n’est pas si mal) et lorsqu’on met en face la réussite du Trouvère, d’un bout à l’autre chef d’oeuvre absolu, on sent dans la Forza del Destino quelque hésitation et quelque faiblesse. On aimerait cependant que les théâtres osent la version originale de Saint Petersbourg avec ce spectaculaire final où Alvaro lance une bordée d’insultes avant de se suicider. Ici on a choisi de faire la version de la Scala, façon Mahler/Mitropoulos, c’est à dire avec le prologue d’abord, puis l’ouverture (Sinfonia) qui précède la scène de la taverne.
J’attendais donc avec une certaine anxiété ce spectacle car je ne cesse d’affirmer que l’époque n’est pas très favorable à Verdi et j’avais lu les critiques plutôt mitigées (c’est le moins qu’on puisse dire) de la presse parisienne. Si la production n’est pas de celles qu’on retiendra (elle rejoindra celle de Dexter, avec laquelle elle a certaines parentés – le plateau vide par exemple- dans les oubliettes de l’histoire), musicalement, le résultat est inégal, mais on passe quand même un bon, et quelquefois beau moment.
Jean-Claude Auvray, comme l’a fait remarqué Christian Merlin dans Le Figaro passait pour novateur il y a trente ans. Cet heureux temps n’est plus: voilà la mise en scène typique destinée à durer 10, 20, 30 ans comme ces mises en scène de l’Opéra de Vienne jouées 277 fois depuis la Première. Au fait était-ce la 3ème ou la 277ème fois? Car la production auraitpu aussi bien naître en 1967, en 1975 ou en 1982, tant elle est passe partout. Elle permettra à toutes les distribution futures de se glisser à peu de frais (de répétitions) dans les pantoufles de la mise en scène. Je ne vois pas d’autre idée que celle de placer l’action au moment du Risorgimento. Pour le reste, c’est pain béni pour les chanteurs non acteurs, à commencer par Violeta Urmana. Malgré tout, cette non mise en scène n’est pas mal faite: éclairages réussis de Laurent Castaingt, costumes chatoyants et plutôt agréables à la vue de Maria-Chiara Donato, jolis décors en toiles peintes d’Alain Chambon. Les foules sont bien dirigées, avec des mouvements spectaculaires face au public. En bref, une vraie mise en scène d’opéra pour l’oeil, et mais pas pour le cerveau: il peut reposer en paix! Pas de Regietheater à l’horizon!  pas de Theater non plus! et pas vraiment de Regie!

Musicalement, on est à un autre niveau, et c’est  même ce qui sauve l’affaire. D’abord cette fois-ci (au contraire de Faust et de Tannhäuser) le chœur est parfaitement en place sans décalages avec l’orchestre, avec une énergie et une puissance de très bon aloi. On est heureux de le retrouver.
La distribution est plus inégale. J’ai eu la chance aujourd’hui d’assister à la première représentation chantée par Marcelo Alvarez, puisqu’il a dû annuler les deux premières. Force est de constater que la prestation décevante du mois dernier à la Scala dans Rosenkavalier (Ein Sänger) est oubliée. La voix, sans être énorme, est jolie, bien timbrée, puissante quand il faut (un tantinet limite quand même) et surtout Alvarez sait l’alléger, il sait en jouer, il sait moduler, il sait chanter piano et s’il n’est pas un acteur de génie, il sait donner les inflexions justes à sa voix et être émouvant. Un vrai Alvaro, bien meilleur que le regretté Licitra, à la voix puissante mais mal domptée, que j’avais vu à Vienne dirigé par Mehta il y a quelques années. Face à ce bel Alvaro, Violeta Urmana fait problème. Signalons d’abord à Marie-Aude Roux dans sa critique (le Monde du 16 novembre) qu’elle inverse l’ordre des choses: Urmana a commencé mezzo et s’est mise à aborder les rôles de soprano ensuite et non l’inverse. Je continue a penser qu’elle eût fait sans doute une mezzo exceptionnelle et qu’elle est un soprano sans vrai caractère; la voix est de qualité, mais elle reste lourde, sans vraie ductilité, alors Verdi en demande, sans réussir à alléger, à moduler et avec un aigu quelquefois crié, hurlé, aigre, peu agréable. Son début du “Pace pace” est à mon avis raté, et si la note finale est réussie, quelques aigus sont bien désagréables. Quand je pense qu’elle va aborder Brünnhilde (il est vrai en concert) de Siegfried, timeo danaos et dona ferentes… Il en résulte une certaine platitude dans son interprétation, une certaine froideur de cette voix sans vrai engagement, mais aussi çà et là de beaux moments, comme les toutes dernières mesures ou “Vergine degli angeli”.  J’avais vu à Vienne Nina Stemme qui n’est pas vraiment faite pour ce répertoire, et qui avait une tout autre dimension et aussi et surtout des réserves vocales que madame Urmana n’a point. Et pourtant elle est affichée dans Leonora un peu partout…
Face à ce couple, le choix de Vladimir Stoyanov pour Carlo est à mon avis la seule vraie erreur de casting. La voix n’est pas séduisante, pas vraiment homogène, la technique approximative, le volume manque, ce qui est catastrophique pour “Urna fatale del mio destino” et surtout “E’ salvo, oh gioia”. Évidemment on pense aux grands anciens, mais aussi aux barytons capables aujourd’hui de chanter ce rôle qui exige non seulement éclat et volume, mais aussi élégance et technique, et on ne manque pas  de barytons (Mariusz Kwiecien?) aujourd’hui.
La Preziosilla de Nadia Krasteva n’a pas toujours une grande justesse, ni un vrai style, ni des aigus triomphants,  (on se souvient d’Hanna Schwartz, qui était abonnée au rôle à Paris, et bien sûr de la Cossotto, qui en faisait des tonnes, mais avec un style de chant et un volume et des aigus!), il reste que le personnage existe et le ran-tan-plan reste un vrai morceau de bravoure.
Le Fra Melitone de Nicola Alaimo confirme ce qu’on savait de ce jeune baryton, une voix maîtrisée, du style, une grande homogénéité, des aigus: je l’avais entendu remplaçant Carlos Alvarez dans Iago à Salzbourg et il m’avait vraiment plu. C’est confirmé, voilà un futur grand baryton italien: de plus son personnage n’est pas exagéré, certes moins truculent que celui de Bacquier, inoubliable dans le rôle, mais très naturel et très vrai. En tous cas voilà du chant!
Quant à Kwanchoul Youn, son entrée en scène marque un basculement musical: enfin on est devant un chanteur stylé, devant une voix bien posée, même si les graves sont moins impressionnants que chez certains de ses illustres prédécesseurs (Kurt Moll…Nicolai Ghiaurov) on reste séduit par la grandeur du personnage et son humanité, et la qualité vocale de la prestation, c’est un Guardiano indiscutable et c’est lui qui, avec Alaimo et Alvarez, remporte le plus grand succès.

On le voit, une distribution inégale, mais dans l’ensemble de bonne tenue, ne boudons pas…



Mais une fois de plus, c’est Philippe Jordan qui surprend son monde dans un répertoire où, c’est le moins qu’on puisse dire, il n’était pas attendu (on a échappé à Oren…!). L’orchestre est parfaitement au point, d’une clarté cristalline et la direction est d’une grand raffinement. Cette approche de Verdi, plus esthétisante, avec moins de tripes, mais plus d’élégance, séduit indiscutablement. Elle est bien plus intéressante que ce qu’avait tenté de faire Muti avec Le Trouvère à la Scala (“Verdi, c’est comme Mozart”), il en était résulté un ennui mortel que jamais on n’éprouve ici. Certains reprocheront quelquefois un manque de dramatisme , mais je dois dire que je ne l’ai pas vraiment noté. Ce que je peux affirmer en revanche, parce que j’ai vu de nombreuses soirées de la précédente production, entre 1975 et 1981,  c’est qu’on a là indiscutablement la meilleure direction musicale de Forza del Destino qu’on ait eu à l’Opéra et bien meilleure que celle de Zubin Mehta à Vienne (il était ce soir là dans une soirée “routine”).
Au total, je trouve que la presse a été un peu injuste avec une production qui musicalement tient globalement la route (avec quelques doutes sur Urmana et Stoyanov…) et qu’on ne passe pas un moment désagréable; certes, la mise en scène va encore alimenter la polémique sur les choix esthétiques de Nicolas Joel, mais je dois reconnaître que je m’attendais à bien pire, vu ce que j’avais lu, et qu’en revanche j’ai passé un vrai moment musical verdien, avec les émotions inévitables et la redécouverte de cette évidence: quand Verdi s’y met, c’est quand même quelque chose!

TEATRO ALLA SCALA 2011-2012: quelques notes sur la saison.

Le contexte culturel  italien actuel est sans doute bien plus critique que le contexte français. Dans tous les domaines, le resserrement budgétaire se fait sentir. Dans le spectacle vivant, c’est l’Opéra qui est l’art de référence dans la péninsule et bien des théâtres lyriques ont dû réduire leurs saisons. Seuls, Florence, Rome et Milan s’en tirent à peu près. Florence va ouvrir (du moins dans l’idéal) son nouveau complexe musical en décembre prochain, qui tirera un trait sur l’actuel Teatro Comunale, une salle immense et laide qu’on ne regrettera pas trop, avec une nouvelle salle aux dimensions plus réduites, correspondant mieux au bassin florentin. Au moment où toutes les subventions sont taillées en pièces, comment la ville de Florence fera-t-elle vivre son nouveau théâtre ? Rome étant la capitale, son “Teatro dell’Opera”  conserve un rôle pilote, mais l’histoire de ce théâtre est jalonnée de hauts et de bas. La présence de Muti est une garantie d’image, mais les problèmes d’organisation demeurent, qui n’ont jamais été résolus.
Et la Scala, symbole de l’Opéra italien, de l’excellence culturelle italienne, de la capitale économique de l’Italie, va devoir elle-aussi vivre dans une ville frappée d’un très lourd déficit, où même la future exposition universelle de 2015 est menacée.
Stéphane Lissner est dans son dernier mandat, il est intéressant de regarder la saison prochaine, pour comparer avec d’autres lieux, pour voir où en est le répertoire italien, pour voir si la Scala a encore un rôle de chef de file, musical, ou scénique, comme il y a trente ou quarante ans, aux temps de Claudio Abbado, de Paolo Grassi, mais même de Carlo Maria Badini et Cesare Mazzonis.
La Scala est à la fois un grand théâtre européen, et le théâtre italien de référence pour le répertoire italien, une saison à la Scala doit par force afficher les grands maîtres italiens, Verdi, Rossini, Puccini, les véristes et saupoudrer le reste de la saison par des productions d’œuvres d’autres répertoires.  Au contraire de Paris, qui n’a jamais vraiment assumé depuis Liebermann son rôle moteur dans la défense et l’illustration du répertoire français (même si Nicolas Joel a affirmé vouloir le défendre, on ne peut dire que le répertoire français soit si présent dans programmation actuelle), on ne peut concevoir la Scala sans un ou plusieurs Verdi ou Puccini dans la saison. Et c’est ce qu’attend le public scaligère, mais aussi le public étranger : la Traviata à la Scala reste pour un touriste de passage un moment presque obligé. Il y a aussi à la Scala un public de connaisseurs, peut-être moins nombreux que par le passé, ou moins bruyant (!) à qui on ne la compte pas. C’est un public qui n’a pas de préventions ou d’idées préconçues, même s’il a ses têtes : Freni et Domingo étaient adorés. Ricciarelli, Pavarotti beaucoup beaucoup moins ! C’est qu’afficher une nouvelle voix à la Scala attire les connaisseurs qui veulent juger, et qui peuvent en une soirée lancer un chanteur. C’est à la Scala qu’Alagna, en une soirée a fait sa carrière : je me souviens des réflexions lors de la première de Traviata : « abbiamo trovato un tenore ! ». Mais il a aussi payé le tribut des siffleurs lors d’une malheureuse Aïda. C’est à la Scala que Cecilia Gasdia a rencontré la gloire, remplaçant la Caballé au pied levé dans Anna Bolena.  Théâtre de tradition, la Scala a gardé encore une claque officielle pendant longtemps, et elle a aussi ses siffleurs patentés. Tant mieux : le théâtre doit vivre, et doit vivre aussi de contradictions, de batailles, de discussions. C’est bien là aussi l’identité de ce théâtre, et les manifestations de réprobation sont souvent, il faut bien le dire justifiées. Mais une Scala vivante, vibrante, batailleuse, une Scala qui explose en applaudissements, à se jeter du balcon, c’est le plus beau théâtre du monde.
Je sais bien que les directeurs actuels d’opéras n’aiment pas ces manifestations excessives, on préfère le consensus télévisuel mou et sans goût, mais dans un pays qui a un sang aussi lyrique que l’Italie, une Scala endormie sur des pseudos lauriers, c’est inquiétant, et pour l’opéra, et pour la programmation du théâtre.

Aussi observons la saison 2011-2012 :

On le sait, la saison de la Scala s’ouvre en décembre, pour se terminer en novembre de l’année suivante. Pendant longtemps, la saison d’automne était exclusivement symphonique, depuis quelques années, une partie de la saison d’opéra, et pas la moindre est programmée de septembre à novembre. La programmation automnale (saison 2010-2011) a de quoi attirer, mais ne surprendra pas un mélomane parisien :

–          Il ritorno d’Ulisse in patria (Dir.mus: Rinaldo Alessandrini, ms en scène: Robert Wilson) avec notamment Sara Mingardo

–          Der Rosenkavalier (Dir.mus: Philippe Jordan, ms en scène Herbert Wernicke, avec Anne Schwanewilms, Joyce Di Donato, Jane Archibald. Joli trio avec la suprême Joyce Di Donato dans la production de Paris avec Philippe Jordan au pupitre.

–          La Donna del lago (Dir.mus : Roberto Abbado, ms en scène : Luis Pasqual) avec Joyce Di Donato, Daniela Barcellona et Juan-Diego Flores. Vaut le voyage pour ceux qui l’auraient raté à Paris, puisqu’il s’agit de la production parisienne, avec la même distribution dans les principaux rôles.

On le voit, même si les distributions sont belles, il n’y a rien de particulièrement spécifique au théâtre, puisque les parisiens connaissent deux productions sur trois.

La saison 2011-2012 s’ouvre sur une nouvelle production de Don Giovanni ( Dir.mus : Daniel Barenboim, ms en scène : Robert Carsen) avec Anna Netrebko (Donna Anna) Barbara Frittoli (Donna Elvira), Peter Mattei (Don Giovanni), Bryn Terfel (Leporello) Kwanchoul Youn (Commendatore) etc…

Si l’on considère la distribution, la Scala, prudemment, affiche Anna Netrebko (pour la première fois) dans Donna Anna plutôt que dans un grand rôle du répertoire italien du XIXème. Effet d’affiche, car Anna Netrebko n’est pas forcément la plus grande des Donna Anna du marché. Pour les hommes, rien à dire, Mattei et Terfel (puis d’Arcangelo) sont actuellement parmi les tout meilleurs mais si vous voulez entendre Terfel, il vous faut réserver les premières représentations. Et puis Barbara Frittoli en Elvire est une valeur sûre, à défaut d’être une Elvire de rêve.

Si l’on considère la production, on ne s’est pas trop fatigué : Robert Carsen plaît à la Scala, comme partout, parce que son modernisme ne fait pas frémir :  à la Scala il a fait des productions qui ont été bien accueillies Katia Kabanova de Janacek, A Midsummer Night’s Dream de Britten. Mais je pense qu’un autre titre était prévu (Norma ?) sur lequel on est revenu (si effectivement c’est Norma, sans Norma convaincante, inutile de le programmer à la Scala…attendons Harteros…). Carsen-Barenboim, un duo qui devrait faire de cette première une soirée de 7 décembre lisse et sans histoires, à moins que les siffleurs ne veuillent se payer madame Netrebko, ce qui est toujours possible…Rappelons tout de même qu’il n’y a que 5 ans, la Scala avait affiché une nouvelle production du Don Giovanni dirigée par Gustavo Dudamel et mise en scène par Peter Mussbach. Il est rarissime de remettre sur le métier une production aussi récente, même si elle n’avait pas toujours convaincu (la précédente, de Strehler a duré de 1987 aux années 2000) ; c’est donc bien qu’il y a anguille sous roche dans ce nouveau Don Giovanni, comme si on avait dû faire quelque chose en urgence…

On affiche ensuite Les contes d’Hoffmann, dans la production de…allez, devinez…Robert Carsen, oui, celle de l’opéra de Paris et avec une direction musicale de Marco Letonja avec Ramon Vargas en Hoffmann alternant avec le clone de Villazon, un bon ténor (le Werther de Lyon), Antonio Chacon Cruz. Et Ildar Abdrazakov alternant avec le très bon Laurent Naouri dans Coppelius, Dappertutto, Lindorf, Miracle. Production de remplissage. Sans intérêt.

Enfin un grand Verdi, Aida, dans la mise en scène de Zeffirelli, non pas la dernière, de l’année 2006, qui en matière de kitsch valait son pesant de hiéroglyphes, mais celle de 1963, dans les décors de Lila de Nobili, qui fut l’une des grandes productions de cette époque. C’était alors le jeune Zeffirelli. L’idée est très séduisante, car cette production a vraiment marqué les mémoires.
Cette belle idée (qui ne coûte pas grand-chose, sinon une réfection des décors car je pense que depuis une cinquanttaine d’années, ils ont eu le temps de prendre la poussière) sera-t-elle accompagné d’une distribution musicale digne ? Le chef, le jeune Omar Meir Wellber, est vraiment un bon musicien (j’ai vu une Carmen qu’il a dirigée à Berlin) et des amis à moi l’ont entendu dans Aida, me disant que c’était un très bon travail. La distribution promet de belles batailles : le ténor Jorge De Leon est un jeune artiste assez valeureux, mais Oksana Dyka a déjà essuyé les huées du public cette année, méritées à mon avis. La reprogrammer en Aida tient du suicide. Pour les autres, à part D’Intino, Amnéris solide, une distribution sans rien d’intéressant. Ce n’est pas là qu’on trouvera la distribution idéale (quand je pense que les puristes en 1986 critiquaient le duo Luciano Pavarotti/Maria Chiara dans la belle production de Luca Ronconi). Ce sera en février mars…

Continuons sur le répertoire italien avec, en avril et mai, Tosca de nouveau dans la production de Luc Bondy déjà programmée l’an dernier avec Jonas Kaufmann. C’est Marcelo Alvarez (en alternance avec Alexandr Antonenko) qui lui succède, ce qui est intéressant. Cela se gâte avec Tosca, où l’on retrouve Oksana Dyka (qui se fera sortir…) en alternance avec Martina Serafin. Le chef sera Nicola Luisotti : un bon chef italien, qui a dirigé à Paris (notamment Otello) et qui la saison dernière a dirigé Attila à la Scala. Mais là aussi production de remplissage sur un titre qui attire les foules, les membres des congrès et les visiteurs des foires, mais dont on n’a pas soigné plus que cela le casting.

En juin, une nouvelle production de Luisa Miller, avec Gianandrea Noseda au pupitre et Mario Martone à la mise en scène, une équipe de vrais professionnels. Une distribution composée notamment de Marcelo Alvarez, encore lui, la duchesse confiée à Daniela Barcellona,  Wurm à Kwanchoul Youn, et une Luisa confiée à Elena Mosuc en alternance à Tamar Iveri, et là, je ne suis pas sûr que Madame Mosuc soit si bien accueillie par le poulailler. Il est vrai aussi que pire que l’accueil réservé en son temps à la Luisa Miller de Katia Ricciarelli dans cette salle, c’est difficile à trouver : elle en avait maudit le public, ce qui avait déclenché une de ces broncas dont la Scala a le secret. On reste quand même frappé de l’absence (ou presque) de chanteurs italiens sur la première scène d’Italie…

Passons sur le Don Pasquale de Donizetti réservé pour les solistes de l’Académie de la Scala, en juillet en fin de saison d’été pour nous réjouir en automne de la seule production de répertoire italien (en novembre 2012) qui semble promettre un peu plus d’intérêt : Rigoletto, direction Gustavo Dudamel, rare à l’opéra, et ce sera son premier Verdi dans une mise en scène de Luc Bondy, avec Vittorio Grigolo, Zeljko Lucic (le Macbeth de Muti à Salzbourg cette année) et Nino Machaidze, voix tout de même petite pour Gilda.

J’oubliais, avec Tosca, la Scala affiche enfin sa production de remplissage historique, il est vrai un grand symbole du théâtre, la Bohème, dans la production de Zeffirelli, où un effort net de distribution a été fait par une alternance Piotr Beczala/Vittorio Grigolo et Anna Netrebko/Angela Gheorghiu avec une direction musicale de Daniele Rustioni (quand on a quatre stars de ce calibre, le chef est-il si important… ?). J’ai eu la chance d’entendre le duo Beczala/Netrebko au MET il y a un an et demi, j’irai donc peut-être écouter Gheorghiu et Grigolo.  Mais attention, il y a une entourloupe. Netrebko en chante deux, Gheorghiu en fait quatre, et les cinq restantes sont confiées à Anita Hartig, une jeune chanteuse roumaine qui chante en troupe à Vienne (Pamina, Mimi, Zerlina, Frasquita) qu’on peut écouter dans le final de bohème sur you tube.
Comme on peut le constater, le répertoire italien n’est pas si bien servi : deux productions de remplissage (Tosca/Bohème), une reprise historique (Aida) sans vrai travail sur la dsitribution, un Don Pasquale pour des jeunes, et deux nouvelles productions dont l’intérêt peut se discuter, Luisa Miller et Rigoletto, toutes deux avec des équipes de production solides, et des distributions, comme d’habitude, un tantinet bancales (à cause des rôles féminins).

Restent les autres productions, répertoire français (Manon), allemand (Die Frau ohne Schatten, Siegfried, Le nozze di Figaro), anglais (Peter Grimes).
Dans la même saison donc, un nouveau Don Giovanni et les Noces éternelles de Strehler, désormais, c’est celles de la Scala qu’on voit à Paris, aucune surprise de ce côté : du côté musical, une distribution honnête (Fabio Capitanucci/Pietro Spagnoli, il conte/Dorothea Röschmann, la contessa/Aleksandra Kurzak, Susanna/ Ildebrando d’Arcangelo, Figaro/Katija Dragojevic, Cherubino et l’ex délicieuse Marie Mac Laughlin en Marcellina) mais la production permet sans doute de tester au pupitre Andrea Battistoni, le jeune et talentueux chef de 25 ans et c’est sans doute l’unique raison de monter ces Noces.

Du côté français, pour faire pendant aux Contes d’Hoffmann inutiles que nous signalions, une Manon (en juin/juillet) confiée à Laurent Pelly, qui permet le retour de Natalie Dessay à la Scala après le faux bond de la Fille du régiment, avec un Des Grieux mieux adapté à mon avis que celui de Paris, Matthew Polenzani, chanteur remarquable et  un chef italien qui fait enfin  ses débuts à la Scala après avoir dirigé dans le monde entier, Fabio Luisi. Je pense que la Manon de la Scala est plus intéressante que celle de Paris.
Du côté anglais, un Peter Grimes (mai/juin) qui permet d’entendre le jeune chef Robin Ticciati dans ce répertoire, mise en scène de Richard Jones, un bon metteur en scène anglais, dont on a vu à Lille Macbeth de Verdi et qui a mis en scène le fameux Lohengrin de Munich (Kaufmann/Harteros). Ce Peter Grimes sera chanté notamment par  John Mark Ainsley et Felicity Palmer (si, si)…A voir, certainement.
Il faut reconnaître que la Scala à la différence de Paris, n’hésite pas à afficher des chefs jeunes, et leur confier des productions importantes (Dudamel, Ticciati, Battistoni, Meir Wellber), je pense que Barenboim et Lissner tiennent à cet aspect important de la politique musicale.

Enfin last but not least, deux grands chefs d’œuvres du répertoire allemand, Die Frau ohne Schatten, dirigée par Semyon Bychkov, en mars 2012, mise en scène de Claus Guth (qui ne plaira sûrement pas à Milan, car trop « Regietheater ») avec une curieuse distribution faite de chanteurs à leur place et d’autres moins : Johann Botha en Kaiser, oui, cent fois oui. Emily Magee en Kaiserin, non, pas vraiment. Cette chanteuse n’a jamais été intéressante. Nourrice de Michaela Schuster, cela m’indiffère, Barak de Falk Struckmann, oui s’il est en voix, et la Färberin d’Elena Pankratova, très à la mode dans ce rôle mais qui ne m’a jamais convaincu. Intéressant néanmoins pour chef et metteur en scène .

Enfin, en octobre et novembre 2012, nous avancerons d’un pas dans le Ring puisque la Scala présente Siegfried, sous la direction de Daniel Barenboim et dans la mise en scène de Guy Cassiers. Inutile de revenir sur Daniel Barenboim dont on connaît la conception, et la qualité. C’est de toute manière un chef de référence pour Wagner, même si on peut aimer une approche plus originale (celle de Jordan par exemple). On ne sait ce que Cassiers va proposer pour Siegfried, tant la différence est grande entre Rheingold (très original, et passionnant), et Walküre, plus classique, mais assez belle esthétiquement. Quel choix pour Siegfried, le plus « théâtral » des quatre ? Cassiers sera aidé par une distribution de très haut niveau, Nina Stemme, Juha Uusitalo, Lance Ryan, Anna Larsson, un nouveau Mime (Peter Bronder). A voir évidemment…

Si vous avez un voyage à Milan à faire, choisissez Octobre/Novembre 2012, retour d’Abbado dans un concert Chopin/Mahler, Rigoletto avec Dudamel, Siegfried avec Barenboim…Bonne période.

J’ai essayé de regarder par le détail ces 13 productions, j’y ai constaté qu’en réalité, ce n’est pas le répertoire italien qui peut attirer (six productions souvent passe partout avec des distributions sans grand intérêt, ou alors avec des stars, pour les stars et pas forcément pour les rôles), mais les autres productions, qui sont plus dignes d’intérêt (Contes d’Hoffmann exceptés) pour le chef (Nozze) pour la mise en scène (Frau ohne Schatten, Peter Grimes) pour l’ensemble (Manon, Siegfried) et des deux nouvelles productions de répertoire italien (Verdi), l’une laisse un peu sur sa faim (Luisa Miller), et l’autre peut exciter la curiosité (Rigoletto).

Mais trois constats :

–          La Scala abuse actuellement un peu trop des chanteurs slaves, certes très en vogue aujourd’hui, mais est-ce ainsi qu’on va relancer la formation au chant en Italie et les vocations ? Et si ces chanteurs étaient tous remarquables, passe encore, mais abuser à ce point d’artistes comme Madame Dyka est vraiment problématique. Comme si l’idée était qu’on avait besoin de grandes voix et qu’il fallait à toute force nous les fournir. On a surtout besoin de bons chanteurs, et là nous n’y sommes pas toujours…

–          Sans doute pour des raisons financières, la saison table sur des valeurs d’encaissement sûres, sans doute à moindre prix (Bohème/Tosca, Contes d’Hoffmann, voire Aida) sans trop regarder à composer des distributions exemplaires. Les reprises n’ont de sens que si elles proposent d’autres équipes, qui puissent exciter la curiosité, notamment dans un théâtre aussi symbolique que la Scala. Il n’y a pas de proposition vraiment raffinée, on ne sent pas de recherche dans la composition des distributions, que devrait supposer le système de la stagione. Certaines soirées de répertoire de Vienne ou de Berlin sont plus intéressantes dans les distributions que ce que nous allons entendre dans le théâtre le plus sensible aux voix du monde. Il y a là quelque chose que je ne m’explique pas.

–          A part une politique de chefs assez positive, où est la Scala fer de lance d’une certaine vision culturelle? Où sont les propositions scéniques stimulantes (Guth et Cassiers exceptés) ? où sont les nouveautés réelles ? Où est l’imagination pour composer une distribution, notamment dans le répertoire maison ? Où est la ligne de la programmation ? Ouvrir sur un tel Don Giovanni, certes très honorable musicalement, mais tellement « déjà vu » au niveau scénique montre qu’à la Scala aussi, on cherche quelquefois à nous faire prendre des vessies pour des lanternes…

 

CHOREGIES d’ORANGE A LA TV: petite note sur l’AIDA 2011 avec Indra THOMAS et Carlo VENTRE

Juste une petite note sur quelques impressions fugitives de cette Aida.
La mise en scène de Charles Roubaud (qui transpose l’action au Caire en 1875 peu après la création, à l’occasion d’une guerre Egypte/Ethiopie) semble vue de l’écran intéressante et au moins originale. Pas d’Egyptomania galopante et c’est heureux. Impression positive, autant qu’on puisse en juger.
Du côté de la direction musicale de Tugan Sokhiev, une véritable approche marquée par une alternance de symphonisme et d’intimisme (rappelons qu’Aida a été créée dans un petit théâtre, et que sa réputation d’opéra “Zim boum boum” est totalement usurpée: rappelons aussi la mise en scène de Zeffirelli pour le minuscule théâtre de Bussetto: Aida est plutôt un opéra intimiste, où la scène du triomphe est la seule qui implique vraiment des masses, et encore: c’est Vérone qui fausse notre vision de l’œuvre). Une vraie direction musicale en tous cas, un vrai parti pris (autant que j’aie pu en juger à la TV). S’il y avait eu un cast à la hauteur…
Car du côté des chanteurs, c’est plutôt décevant, voire plus…Une Aida (Indra Thomas) totalement insuffisante, aussi belle (superbe) à voir que  pénible à entendre: manque de volume, aigus toujours courts, incapacité à les tenir, notes filées quelquefois très hésitantes, à la limite de la rupture, et beaucoup de problèmes de justesse et de respiration. Une erreur de casting.
Un Carlo Ventre en Radamès  qui s’en sort un peu mieux mais au style sans raffinement, au timbre affadi, à la tenue en scène particulièrement ridicule. Un Amonasro (Andrezj Dobber)  qui semble fatigué, à la voix prématurément vieillie, en tous cas sans l’éclat habituel dans ce rôle. Seule Ekaterina Gubanova en Amneris est magnifique, à la hauteur du défi et du lieu, couleur sombre, timbre riche et voix charnue, implication: elle est la seule à s’en sortir vraiment sur le plateau (avec un Ramfis de luxe, Giacomo Prestia comme toujours bien à sa place).
Une fois de plus, c’est la preuve que distribuer Verdi devient une gageure. Et Aida est un ouvrage dangereux: pas de grande Aida depuis trente ans (sûrement pas la Urmana), seules Freni (avec Karajan à Salzbourg, totalement bouleversante, et pourtant que n’a-t-on pas dit à l’époque sur ce choix qui apparaissait hasardeux: j’ai encore dans l’oreille Carreras et Freni dans le troisième acte…) ou la grande Leontyne Price, ou Martina Arroyo: de vraies voix et de vraies interprètes. Maria Chiara, chanteuse injustement ignorée des maisons de disques,  fut aussi une Aida très digne (voir la vidéo de la Scala avec Pavarotti).

Le rôle est difficile, il exige à la fois volume puissance et retenue, un grand contrôle vocal notamment dans la deuxième partie: en somme il faut un vrai lirico spinto (Radvanovsky?) avec une vraie couleur lyrique, qui sait ensuite donner du volume. Quant au ténor…beaucoup s’y sont frottés..et noyés…C’est un ouvrage qui n’a pas de chance,  car il est malheureusement souvent galvaudé (donné dans les Zenith et autres Stade de France) où l’on exalte seulement le spectaculaire et le tape à l’oeil alors que c’est plutôt un ouvrage d’une grande finesse (la deuxième partie est une succession de moments d’une délicatesse marquée). Dommage pour cette soirée, Orange nous avait habitués à être plus soigneux sur les distributions.

 

FESTIVAL D’AIX 2011: LA TRAVIATA, de Giuseppe VERDI, le 9 Juillet dir.mus: Louis LANGREE, ms en scène: Jean-François SIVADIER, avec Natalie DESSAY


© Pascal Victor / ArtcomArt

Une Traviata attire toujours les foules.
Dans l’offre très diversifiée du Festival d’Aix 2011, la production proposée (Mise en scène Jean-François Sivadier, avec Natalie Dessay, et le London Symphony Orchestra dirigé par Louis Langrée) a de quoi remplir les salles. De fait, une longue file de candidats aux places de dernière minute, serpente sur la place de l’Archevêché.
Mais cette Traviata ne sera pas le spectacle de l’année : malgré deux confirmations, d’une part que Natalie Dessay est une très grande artiste, d’autre part que Jean-François Sivadier un metteur en scène aux qualités éminentes.
La carrière de Natalie Dessay a explosé dans les rôles de soprano léger colorature, Olympia dans les Contes d’Hoffmann, La Reine de la nuit furent ses chevaux de bataille, Sophie (Le Chevalier à la Rose) qu’elle interpréta à Vienne sous la direction de Carlos Kleiber, Blondchen de l’Enlèvement au Sérail ou Lakmé, mais aussi Fiakermilli de Arabella ou Zerbinetta de Ariadne auf Naxos de Strauss, furent de très grands moments de sa carrière également. Elle y déployait des qualités à peu près uniques de précision et d’intelligence, mais aussi une voix très pure, qui semblait destinée à atteindre des notes aiguës inaccessibles. Mais Natalie Dessay  n’entendait pas construire toute une carrière sur des rôles qui la plupart du temps d’offrent pas de grandes possibilités dramatiques et l’intérêt qu’elle a toujours montré pour le travail théâtral  en scène plaidait pour un élargissement de son répertoire.   Evidemment les grands rôles de Bel canto romantique l’ont très tôt intéressée : mais là aussi, certains restent inaccessibles à cette voix tout de même assez petite, même si elle est capable d’acrobaties stratosphériques. On l’a entendue dans Sonnambula, dans Lucia (d’abord dans sa version française, puis dans sa version italienne) où elle continue de remporter de très grands succès. On l’a entendue aussi, plus surprenant, dans Musetta, où elle fut éblouissante scéniquement, devant se battre avec l’orchestre puccinien, et dans Ophélie de l’Hamlet d’Ambroise Thomas où elle fut bouleversante et plus récemment dans Manon de Massenet ou Mélisande. Elle s’est attaquée récemment à Traviata, dans le cadre du festival de Santa Fé en 2009.


© Pascal Victor / ArtcomArt

Inutile de souligner à quelle artiste nous avons affaire, elle se prête au jeu de l’intelligente mise en scène de Jean-François Sivadier, tour à tour star de salons un peu glauques, chanteuse de Music Hall, femme fragile dans la veste trop grande d’Alfredo, puis petit corps malingre dans un troisième acte tout à fait extraordinaire. Face à une interprétation d’une telle vérité, qu’importe que la voix ne soit pas tout à fait celle qu’on attend habituellement, que les notes soient souvent prise en dessous et qu’il y ait des moments vraiment très tendus, la couleur donnée est telle, la souffrance et la fatalité sont tellement présentes dans chaque note qu’on s’en moque.

© Pascal Victor / ArtcomArt

Charles Castronovo, qui est son Alfredo, a un timbre chaud et une belle couleur de ténor. Je l’ai déjà entendu dans Mireille, et dans Alfredo à Berlin avec Anja Harteros, autre Violetta d’exception. Il était alors visiblement plus à l’aise, car là aussi, quelques aigus sont tendus, voire carrément ratés, mais l’artiste a le physique du rôle s’il n’en a pas le relief. A côté de Dessay, il reste bien pâle.
Ludovic Tézier  campe un Germont plutôt  jeune il fait vaguement penser à Verdi. La rencontre avec Natalie Dessay et le long duo du deuxième acte est vraiment, au niveau de la mise en scène et du travail sur le rapport des deux personnages, un très grand moment. Son chant est comme toujours très contrôlé, très dominé (trop ?) avec une couleur vraiment adaptée au chant italien, mais on aimerait que la voix sorte un peu plus : elle est souvent « ingoiata » comme disent des italiens : elle reste en arrière gorge et il manque un peu de cet éclat qu’on aime chez les barytons de Verdi, encore que le rôle de Germont ne soit évidemment pas comparable à d’autres rôles de barytons verdiens (Luna ou Iago par exemple). On a revu avec plaisir Adelina Scarabelli dans Annina qui fit de somptueuses Despina de Cosi fan tutte sur les grandes scènes d’Europe dans les années 80. Le reste de la distribution est honorable, mais pas homogène. Bonne prestation du chœur « Estonian Philharmonic Chamber Choir » (direction Mikk Üleoja) qui est désopilant lorsqu’il chante le fameux air des gitanes, et qui se prête à cette interprétation plutôt «chambriste ».


En répétition © Pascal Victor / ArtcomArt

La déception pour ma part vient de l’orchestre, non que le LSO soit à critiquer, tout est évidemment en place, et c’est une chance d’avoir dans la fosse cette phalange de très grande tradition, même si cette tradition est plus symphonique que lyrique (encore que  le LSO  fut l’étourdissant orchestre de la Carmen d’Abbado, en scène comme au disque) mais la direction de Louis Langrée reste désespérément terne. D’abord, l’orchestre reste trop discret : on m’entend quelquefois à peine. Il y a certes fort à parier que le son est retenu pour permettre aux voix, et notamment à celle de Natalie Dessay, de s’épanouir sans risque d’être couvertes, mais tout de même, on ne sent ni rythme, ni palpitation, ni vibration à l’unisson de ce qui se passe en scène. L’univers verdien semble étranger à Langrée, alors que sa direction de Don Giovanni l’an dernier était vraiment convaincante et a laissé un grand souvenir. Cette année, c’est un raté pour mon goût et c’est dommage.
C’est d’autant plus dommage que la mise en scène de Jean-François Sivadier est d’une grande intelligence, avec des trouvailles captivantes, dans un dispositif scénique unique (une arrière scène, des coulisses, où un rideau tour à tour ouvert ou fermé sépare les êtres des apparences : l’entrée de Violetta, sorte de meneuse de revue qui étire ses membres avant l’entrée en scène est vraiment une idée tout à fait remarquable, tout comme l’isolement de Violetta ou des deux amants dans le cercle lumineux d’une poursuite comme dans un récital de chanteurs de variété. Jouant sur le monde du théâtre, de la danse (avec des allusions à l’univers de Pina Bausch), mais aussi à l’opéra (les mouvements du chœur des gitanes, renvoient à ceux des chœurs de Carmen), et Dessay porte en scène le destin de toutes les héroïnes broyées (Violetta, Mimi…) . L’idée de représenter le monde de Violetta comme celui d’un monde déjanté, où les hommes cherchent la chair fraîche, (la vision des hommes regardant la salle avant le début, comme cherchant les futures proies, est assez forte). Tout le deuxième acte est porté par l’intense dialogue Germont/Violetta, où Dessay fait merveille en enfant cherchant un père, perdue dans la veste blanche d’Alfredo, qui est une sorte de fil « rouge ? » témoignage de la présence de cet amour jusqu’au bout. Quant au troisième acte, il est encore marqué par la performance de la chanteuse, perdue dans ce vaste espace, debout devant le proscenium, sorte de mort d’Isolde avant la lettre. Sublime.

Ce spectacle ne satisfait donc pas tout à fait les attentes, mais est loin d’être un travail négligeable. Sans doute Natalie Dessay a-t-elle raison de ne pas chanter trop souvent Violetta, – Verdi n’est pas pour elle- sans doute aussi son partenaire n’était-il pas à la hauteur (à moins qu’on ait voulu souligner une différence d’âge et de maturité entre les deux, c’est réussi dans ce cas) sans doute enfin l’orchestre et surtout son chef n’étaient pas au rendez-vous. Mais enfin on a été souvent ému, quelquefois bouleversé, et le public debout a hurlé sa joie.

© Pascal Victor / ArtcomArt

OPÉRA NATIONAL DE PARIS 2010-2011: OTELLO de Giuseppe VERDI (mise en scène Andrei SERBAN, Dir.mus. Marco ARMILIATO, avec Renée FLEMING) le 14 juin 2011

Otello (Vladimir Galouzine) (2005) dans la production de A.Serban

L’intérêt de la reprise de cette production d’Otello réside dans la présence de Renée Fleming comme Desdemona. Renée Fleming est aujourd’hui une des stars du chant lyrique et le public est très largement venu sur son nom.
La production d’Andrei Serban est emblématique d’un certain type de spectacle, propre, assez jolie à voir (soleil, palmier, chaleur), mais pas trop dérangeante. Une vraie production de répertoire, construite pour durer et traverser les modes. Quelques vidéos (nuages et vagues) intervenant à point nommé pur illustrer la violence des sentiments et l’altération des âmes, et quelques  trouvailles à la fin: Otello le maure invente un rituel de sacrifice pour Desdemone (il se maquille le visage, tel un sorcier sacrificateur et fait du lit un autel entouré de branchages, bref, il retourne à la  culture de ses origines africaines)…Quant à Iago, il survit à tout le monde, comme Alberich à la fin du Ring et agite le mouchoir (il fazzoletto) en triomphateur…
Musicalement, on a assisté à une représentation honnête sans plus.  La direction de Marco Armiliato est assez rythmée, contrastée, mais ne dit pas grand chose, manque de tension et de poésie là où il en faut: les notes sont là, mais pas toujours la musique. L’ensemble m’est apparu assez superficiel, comme si l’orchestre, coincé entre le Crépuscule des Dieux  et un Cosi’ fan Tutte à venir, n’avait eu le temps de rentrer dans l’âme verdienne qu’en passant. L’impression est vraiment celle d’un travail initié mais pas approfondi. Les différents pupitres et les interventions des solos sont mis en valeur par une lecture très claire du chef, mais leurs interventions semblent plates, sans épaisseur. Peut-être de ce point de vue les dernières représentations en juillet seront-elles plus riches, après une dizaine de représentations.

L’Otello d’Alexandrs Antonenko, entendu en 2008 avec Muti à Salzbourg, est très solide. Aucun problème vocal, la voix est large, le timbre assez joli. Est-ce pour autant un Otello de référence: c’est un Otello sans vraie subtilité, sans déchirement, d’une violence extérieure non compensée par de l’émotion. Rien de nouveau depuis Salzbourg. Domingo fut l’Otello des trente dernières années, Vickers était bouleversant dès qu’il ouvrait la bouche. Antonenko ne fait pas partie de cette race, mais c’est quand même un artiste respectable, le meilleur (le plus demandé…) dans le rôle aujourd’hui.
Le Iago de Lucio Gallo m’a un peu déçu. Je l’ai toujours apprécié pour son intelligence du chant, son phrasé, son sens de la couleur. La voix a  perdu de son éclat et les passages sont quelquefois négociés difficilement (enrouement léger, problèmes de justesse). Le personnage est toujours bien campé, mais malgré une vraie présence scénique, on n’est pas vraiment convaincu.

Renée Fleming, je dois le confesser, n’est pas une de mes artistes favorites. La voix est supérieurement belle et pure, la femme est somptueuse en scène, mais ne provoque aucune émotion en moi. Voilà une artiste qui me laisse assez froid, même si j’en reconnais les qualités, notamment dans Strauss (j’avoue que le seul moment où elle m’a vraiment fait chavirer est dans Capriccio, à Vienne) .
Le duo du premier acte, qui peut être bouleversant, et qui requiert de la part des deux protagonistes une grande subtilité et une palette de couleurs très diverses, est ici inanimé, c’est à dire “sans âme” et la mise en scène n’est pas  des plus réussies à ce moment. Les moments dramatiques des actes suivants et notamment le troisième sont certes très en place et très “justes”,  mais ne secouent pas; quant au dernier acte, il a été naturellement très bien chanté, sauf que Renée Fleming, qui n’était pas dans sa forme optimale, a raté la note finale de l’Ave Maria, qui doit être chantée sur une note filée,  elle a manqué du souffle et de l’appui pour tenir la note.
Le reste de la distribution n’appelle pas de remarque particulière, le Cassio de Michael Fabiano est correct mais sans éclat (il est vrai que le rôle est ingrat), et l’Emilia de Nona Javakhidze se sort bien de son dernier acte.
Pour cet Otello il faut bien reconnaître que Nicolas Joel a réuni un des plateaux les plus brillants possibles aujourd’hui, avec un chef qui fait une belle carrière internationale, considéré  comme une valeur sûre dans Verdi.
Il reste que je ne suis pas convaincu, mais en la matière, je suis un enfant(?) très gâté, j’ai dans l’oreille Solti, Margaret Price, Placido Domingo et Gabriel Bacquier en 1976 sous une canicule mémorable , Jon Vickers dans un bouleversant second acte en 1977, Renata Scotto, Carlo Cossutta ,  avec Muti à Florence en 1980, où tout le 3ème acte tournait autour d’un extraordinaire Iago de Renato Bruson, une explosion dès la première mesure avec Kleiber à la Scala en 1987 (et un duo final du 1er acte à pleurer, avec Domingo et Freni), des dernières mesures bouleversantes de Domingo avec Abbado à Salzbourg.
Les confrontations sont donc difficiles, même si Fleming est aujourd’hui une référence comme Freni pouvait l’être alors. La vérité, c’est – et je le répète sans cesse – que nous ne traversons pas une période favorable au chant verdien, qui nécessite une vie, un bouillonnement, des émotions que nous n’avons pas retrouvés ici.
Quand palpiterons-nous de nouveau?

Acte III(2005)